La justice des grandes foules, chapitre I

Page 1

La justice des grandes foules

Ethel Karskens


2


Chapitre I La vie au temps de la PrĂŠhistoire

(citation)

3


Cerise sentit son ventre se débattre. Tandis que dehors éclatait un soupir, elle posa sa main sur sa nouvelle vie. Elle inspira. L'hiver mourrait. Sur la fenêtre, son reflet appartenait à la douceur des nouvelles saisons : des indices blanc coton flottaient, le froid était balayé par les brises, l'air était fait de promesses. Cerise avait un petit nez droit, assorti à des yeux noisettes qu'un homme avait un jour déclarés beaux. Des mèches brunes s'invitaient sur son visage au gré des pensées, lui rappelaient leur désordre, déclaraient la séance ouverte. Sur le balcon, des tentatives jardinières gisaient depuis plusieurs mois. La terre avait été laissée pour morte et Cerise s'amusait de la scène de crime. Elle lui rappelait l'effervescence qui l'avait traversée à l'automne, lorsqu'elle était arrivée, pour la première fois dans l’Appartement. Le besoin d’embellir était vital — la beauté étant l’unique antidote à la solitude des nouvelles vies. Il bougeait à nouveau. Elle se rassit, reprit son pinceau et continua l'oiseau qui lui était apparu en rêve. Un bleu, un bleu impossible à reproduire. Il fallait recommencer. Après les premiers coups de peinture, l'eau trembla. La voisine du dessus dansait en talons et hurlait l'amour à coups de mots que Cerise, par son éducation traditionnelle, ne comprenait pas. Le vase rose pâle, posé sur la table basse, bougeait vers le bord. Elle s'empressa de le mettre à la place réservée aux disputes, une caisse en carton près de la porte d’entrée. L'Appartement était modeste. La pièce centrale, celle qui accueillait le visiteur, comprenait les qualités du salon dans le coin à droite, l'odeur de la salle à manger près de la fenêtre, les cicatrices de l'atelier contre le mur qui séparait la chambre de Cerise du reste. Une autre chambre, en face de cette dernière, serait destinée au petit. Pour l'instant, elle était vide et sentait la couleur fraîche. Finalement, la cuisine, étroite mais équipée, était poussée à l'extrémité, prisonnière de la carence d'espace, symptôme connu des zones urbaines surpeuplées. Malgré tout, Cerise avait réussi à transformer le béton en nid. Des tapis, des photos et des peintures recouvraient les saillies ; des lampes orangées fleurissaient ici et là ; des trente-trois tours, une fois posés sous l'index du tourne-disque, répandaient leurs saveurs jazz sucré et blues amer. Lorsque les cris se calmèrent, Cerise commença un autre oiseau. Le bleu du précédent, à présent séché et plus clair, ne correspondait plus au bleu égyptien de la nuit dernière.

Il faut recommencer.

4


Les songes volatiles s'étaient posés avec les premiers mois de grossesse. Ils portaient avec eux l'espérance du fils, sa certitude puis son attente. Il se lovait dans l'amour maternel. Il appartenait déjà à cet univers. Il surgissait devant les pensées de Cerise. Ses boucles, son regard noisette, ses mots titubants. Martin. Martin et la naissance n'était qu'un pas insignifiant entre le monde de Cerise et la froide réalité qui la portait.

On sera bien à deux. Ils seraient bien à deux. Il naîtrait en plein été. Le vert des branches serait à son firmament ; les fenêtres seraient ouvertes ; les oiseaux s'égareront devant l'appartement pour les saluer ; la symphonie du matin viendrait les réveiller avec la douceur qu'on lui connaît ; des nuances inespérées s'immisceraient à l'entrée de leur amour.

5


En avril, Cerise ne pouvait déjà plus voir ses pieds. Les températures étaient balayées par l'un de ces vents poussés par les océans – naissait d’une secousse salée, du baiser d’un poisson-volant, surfait sur les tempête, enflait de kilomètre en kilomètre, s’asseyait à la table de marins et les assassinait d’un soupir, atteignait la terre pour remonter telle une danseuse étoile et embrassait les nuages pour assiéger les femmes et les hommes protégés par de misérables fenêtres.

Cette bourrasque inhabituelle enterrait les passants chez eux — à l'attente des jours meilleurs, à l’envie d’oublier les secondes terrifiantes de la solitude. Cerise restait dans le fauteuil, une antiquité cuivre à l’odeur de poussière, aux bras berçant, accueillant les angoisses maternelles de Cerise. Elle enfonçait ses ongles dans la peau du meuble, il gémissait.

6


Dans ces longues périodes de cloisonnement, seuls les rêves la nourrissaient. Ses économies avaient été réduites à néant par des calculs financiers foireux, son besoin de beauté instantanée, la peur de la mort. Ensuite, elle n'était plus en état de travailler. Marcher jusqu’à la boîte aux lettres requérait une force mentale surhumaine, tant pour la marche que pour l’angoisse désespérante de rencontrer des voisins et avoir à répondre à leurs questions (« Et alors, il vous reste combien de mois, ma petite dame ? » ; « Est-ce que votre mari vous aide un peu, quand même ? Hein, il ne faut pas faire tout toute seule ! … Ah, il n’y en a pas ? Ça commence mal pour le petit, dites-moi. » ; « Vous avez l’air épuisée, il faut mieux manger… Et de la viande, pas du sucre en permanence, ça gâte les dents et ça rendra le bébé anémique. » ; « Vous devriez venir un jour à la maison, je vous apprendrais tous les trucs de maman, comment changer le lange, comment faire ci, faire cela. » ; « Vous ne buvez pas au moins, dites-moi ? C’est mal de boire avec un môme dans le bidon, faut faire attention à ces choses-là, ça peut le marquer à vie. » ; « Un garçon, vous dites ? Moi, ma petite, je pense que c’est une fille. C’est mon instinct maternel qui me le dit ! » ; « On peut toucher ? Ça fait longtemps que… »)

Non, pas touche, madame déguelasse aux doigts sales et berk partout, les lèvres gercées et le mascara sordide, triste ! Mon ventre à moi, mon territoire, pas le petit des autres à ce que je sache, d’ailleurs il se débat quand vous posez votre main vernis sur MON ventre, il crie « Maman, maman, sa main est froide et fait mal… » Il dit maman, il dit maman parce c’est à moi, parce que c’est moi qui vomis dans les chiottes à ce que je sache, mon territoire que vous envahissez d’idées bien-pensantes.

7


Et Martin — Martin — caressait son front dans les demis de somme du jour et de la nuit. Lorsque Cerise, les joues réduites à l'inexistence, tremblait, c'était le sacrifice et non le froid, ni la fatigue. Plus la douleur la transperçait, plus l'enfant serait beau. Plus les délires la prenaient, plus la frontière s'agitait, s'envolait avec le vent dehors et Martin était bien là. Douleur apaisante dans un quotidien façonné de mains vernies et sourires estropiés, tous civils d’une nation où Cerise, réfugiée, gardait la tête de l’eau au réveil en pensant à son rêve. Éviter le soleil, vivre de nuit.

Vivre de nuit. Dans le noir, laisser aller le courant de mes rêves, penser à l’oiseau apporté par Martin, sauveur des temps modernes et de la grisaille ; mon sauveur. Je l’ai vu… Uniquement de nuit ! Me regarder dans le noir depuis le coin de la chambre, flotter… Mon petit ange, déjà froid dehors. Mais oui, tu peux rester au chaud dans mon ventre, si seulement. Pas d’hostilité là. Jamais. Marcher lentement pour te laisser respirer à ton aise ; inspirer le parfum de la boulangerie à l’aube avant de se coucher pour te raconter une pointe de beauté. Sucrée, savoureuse. Avant que les autres n’arrivent avec leurs voitures et leurs cris, tout détruire. Aller dormir, dehors le soleil, haut et grand. Pâle, malade.

8


Un soir de mai, alors que Cerise était transie d'amour et de souffrances, la porte se réveilla. La jeune femme, enroulée dans un gilet trop grand pour elle, tendit l'oreille. Est-ce que Martin était tombé à terre ? Est-ce qu'il s'était fait mal ? La lumière rose sombre du ciel diluait l'appartement dans une douce terreur. Les coups reprirent. Cerise tenta de s'asseoir. Sa tête tournait, elle savait qu'il lui serait impossible de se lever. Elle attendit que le cauchemar passe. Trois coups revinrent à l'attaque. Martin, dans la cime des arbres dehors. Ange fouetté par les attaques des nuages. Cerise tendait la main vers lui, le boucan s’intensifiait. Est-ce qu’il pleurait ? Ses larmes éclataient douloureusement sur la fenêtre. La porte enrageait, les cris de l’enfant s’éloignait. Une voix surgit : « Tu vas répondre, oui ?! » Cerise répondit des mots qui ne dépassèrent pas la frontière de ses lèvres. Les suivants s'agitèrent, sans atteindre la porte. Elle observait les tremblements de la poignée la menacer et décida de ne plus répondre. On finirait par se lasser, par reprendre son chemin. Pourtant, on criait son nom et le couple de syllabes se répandait dans le couloir, la pièce, le balcon, jusque dehors. Son nom – CE-RISE –, hurlé, dégobillé, prenait des allures d’arme à feu. Cartouches au sol dans le couloir, porte exténuée par la violence. Cerise, elle, le cœur au bord du précipice, pâle, transparente, attendait le coup de grâce. « CE-RISE ! CE-RISE ! CE-RISE ! ... » Elle détesta son prénom. Fruit-attaque-aux-dents, pourrit si vite au soleil, fait des tâches. Cet énorme noyau, coincé dans la gorge puis l’estomac, tueur silencieux, acidulé au cœur fatal. Et surtout – surtout, se murmura-t-elle –

C’est un nom de chien.

9


Elle chercha le visage de ses parents, accrochés quelque part sur le mur.

Près du vase vide trouvé dans la rue, la photographie révélait ceux qui pourraient être ses géniteurs. La femme, à gauche, avait les cheveux noirs de jais. Le père portait un chapeau et c’est tout ce qui comptait car le chapeau était très beau.

Dans la vie réelle, celle où elle était à genoux devant la porte, une fumée grise se glissait depuis le couloir et inondait le salon. Elle s'infiltrait entre les guirlandes de Noël que Cerise avait oubliées, embrassait ses dessins mort-nés, attrapa la jeune femme par le cou et l'étranglait. Elle toussa. « Ah ! Je sais que t'es là ! Ouvre-moi ! »

Ensemble, réunis à trois dans la pièce secrète de son esprit bipolaire, ils dansaient, elle les observait chanter, elle pensait voir l’état tangible de l’amour sous la main imaginaire de sa mère, posée sur l’épaule avec la tendresse que seules les mères comprenaient. Son père prenait sa main et ne la lâchait pas, gangster de ses jours, criminel de sa naissance, le grand chapeau pour seule arme.

10


Sa tête tournait. Les lampes du salon lui furent insupportables, lucioles terrifiantes, prêtes à l’attaquer au moindre éclat de cil. Le tamisé tranquille la dégoûtait et l’odeur de cigarette envahissait son oxygène lavande. La fumée donnait un corps au vacarme, Cerise y vit le monstre, là, dans son Appartement en majuscule, prendre forme, être le démon qui la hantait depuis petite, métamorphose des cauchemars sous le lit, boule difforme devenue titan – terreur gris-tabac, à un mot de l’achever.

Enfin, finissez-en ! Qui était ce monstre à la voix rouillée, dont seules des lèvres sèches, ensanglantées, pouvaient être la source. Comment l’inconnu savait la contraindre de se lever, de respirer son parfum infâme. Puis-ce qu’elle n’était toujours pas morte, que la voix n’abandonnait pas, elle renonça au confort de l’abandon. Cerise se releva avec précaution, s'appuyant sur la table basse à droite, s'équilibrant à gauche. Près de la porte, elle se tint à la poignée le plus doucement du monde et colla son oreille contre le vacarme. D'autres "ouvre-moi" avaient fait feu et permettaient à Cerise de se représenter le malfaiteur de son oreille. C’était une voix de vieux. Des nuances-toiles d’araignée, chevrotantes. Des croûtes sous chaque syllabe. « Cerise ! »

Cerise. Une voix de vieillard, autrefois homme, aujourd’hui tronc sans genre, à peine distinguable de son pendant féminin, si ce n’est la voix, elle, rauque, vestige masculin. Le vent retombait, ne restaient que les voitures somnambules et l'amour félin. La voix, elle aussi, finissait par s'affaisser. Elle toussait, inspirait, pensait tout haut. Cerise se demanda si tout cela n'avait pas été un rêve. Peut-être Martin lui jouait-il un tour et... « C’est Joe qui m’envoie. »

11


Le son l'effraya. Elle laissa échapper un hoquet qui fut aussitôt interprété comme un signe d'espoir par son cauchemar : « T'as bien entendu, mon petit. C'est ton Joe qui m'envoie.

- Ce n'est pas le mien. » L'évocation de Joe l'avait giflée. D'un sentiment d'impuissance, elle avait été propulsée vers une rage ancienne, vers la genèse de son état. Son cœur, pris dans l'assaut du passé, sautait des battements. Cerise entendit le râle fatigué. Oui, c'était un vieil homme, c'était peut-être même Joe revenu en vieillard pour la hanter, lui rappeler le temps qui passe. « Tu veux pas savoir?

- À propos de quoi ? - De Joe. - Non. - T'es sûre ? - ... Qu'est-ce qu'il me veut encore ? - Il est mort. »

Bien fait. « Quoi ?

- Je n’ai rien dit. »

Merde. Faut arrêter de penser tout haut. Foutu Joe. « Mort de quoi ?

- De chagrin. - Ce n'est pas banal. - C'est plus courant qu'on ne le pense.

12


- Vous étiez amis ? - Brièvement. - Il vous a dit ce qui le chagrinait ? - La vie en général. Et des petites choses comme l'amour, la dépression et le manque de luminosité. Il a causé de toi. » Cerise ne répondit pas tout de suite. Elle attendit le râle derrière la porte se calmer, s’acclimater au rythme de leur conversation devenue douce, murmure dans la nuit faite de vent et de solitudes. « Il parlait de moi… Pour quelle partie ?

- Les trois. - C'est vrai qu'on a peu de lumière en hiver. - Il a dit que tu dirais ça. - "Ça" quoi ? - "Ça" l'indifférence. - Il était de constitution fragile. - Il était amoureux. - Personne l'a poussé. - Si, moi. - Dans l'amour ? - Dans la mer. - Il vous a demandé ? - Il m'a supplié. » Le vent reprenait conscience. Tout le monde s'abritait et les branches s'épuisaient. Cerise eut envie d'ouvrir la porte. Avec le visage de Joe — les traits haïs, l’amour furtif —, elle avait oublié la cigarette, son état et les lumières. La voix reprit. « Tu l'as pourtant aimé, un jour.

- À peine…

13


- Ça compte. - Sans compter mon état. - Il n'a pas fait exprès. - C’est bien ça le problème. » Le dialogue était chuchoté – Cerise, par discrétion, la voix, par épuisement. La jeune femme continua. Elle avançait ces mots qu’elle avait longtemps pensés, formulés à l’avance — ressassés, nourris par l’isolement. « Cela vous paraît facile… » Elle se répéta pour s'assurer de l’ossature particulière de sa voix en cet instant qui lui paraissait fatidique, qu’elle avait attendu des nuits durant, à contempler dans le noir Joe et son foutu sourire sur le plafond de sa chambre minuscule, handicapée du cœur et du ventre, affalée sur le matelas trouvé en rue – des familles de misères entre les plumes, l’empreinte des corps perdus d’avance. Attendre Joe ou au moins l’annonce de sa perte. Ne pas penser trop fort pour ne pas effrayer Martin, son petit ange, la petite ordure que Joe avait oubliée, que Cerise protégeait comme elle pouvait de ses cauchemars – Ah, la nuit, les enfants sont supposés dormir, ne pas entendre les regrets ni l’injustice qui jaillit dans le noir, attirés par les ténèbres comme les insectes le sont par la lumière… Ah ! Dors Martin, murmurait-elle, dors, n’écoute pas ce que ta folle de mère raconte. « … Alors que je n'en voulais pas, moi. » Cerise rougit.

Faites que Martin n’entende pas. Quelques secondes bourdonnantes suivirent. Elle attendait une réaction mais rien ne vint. « Il m'a abîmée.

- Il aurait aimé rester, je t’assure, il me l’a dit avec les yeux.

14


- Pour qu'il me refasse un gosse ? Ah ça, non !... Je lui ai fait confiance une fois... Pas deux !... Me faire ça, après tout ce qu'il m'avait promis.

- Vous l'aimez pourtant, l'enfant ? »

Bien sûr, je l’aime par nature, je l’aime parce qu’il est aussi seul que moi, je l’aime parce que c’est le seul sentiment que les autres veulent bien me donner… L’amour. Je l’aime quand il bouge la nuit, après mes cauchemars, qu’il me dit qu’on est deux, que son image s’envole, petit ange des ténèbres, flotte au-dessus du lit, s’étend dans un coin, revient contre mon sein, chuchote l’amour. Bien sûr, il n’y a que des bien sûr. « Bien sûr, bien sûr que je l’aime. Je crois.

- T’avais le choix de… - Le choix d’être un monstre ou une bonne mère. - Ouvre-moi, enfin, Cerise. Je te comprends, je suis passée par là. Puis, j’ai la dalle, j’ai marché longtemps pour arriver jusqu’ici et venir te parler… À mon âge, j’aurais préféré rester chez moi et me laisser mourir à mon aise. » La poignée bougeait. Cerise la fixait sans y croire, déposant la main dessus une seconde pour sentir la force s’émouvoir de l’autre côté de la porte. Attirée par l’extérieure, une nouvelle puissance à l’opposé des mois à se protéger, hibernation sociale, poussée par l’échappatoire promis de sa solitude, un jeu de pesanteurs la ramener contre le bois plastique blanc de la sortie. Sentant la respiration du visiteur de l’autre côté, elle l’imagina une fois de plus, sans corps, sans sourire, des yeux d’amour, une main sur son épaule, une cigarette entre les lèvres. Elle l’aima terriblement, elle aima ce parent inconnu, cet étranger venu pour elle, pour l’aider, pour la sauver peut-être.

15


Cerise tourna la poignée et découvrit la voix : un vieux corps habillé d'un châle attendait sur le paillasson, une longue cigarette au coin des lèvres, les yeux perdus à l'autre extrémité du couloir. Cerise toussa pour faire remarquer sa présence. Le bout incandescent de la clope se contenta de rougir, sans changer de direction. Elle recommença, plus fort. Le visage lui fit face et lui montra une patience millénaire. Une femme, une vieille, puissante, douce dans les coins, minuscule, amère entre les doigts, le front bouffé par le culot. « Pas trop tôt. » Les traits avaient gardé un semblant de finesse et témoignaient d'une féminité passée — peutêtre oubliée. Malgré la prison de son regard, faite d'une rare malice et une once de sagesse, Cerise s'échappa jusqu'aux cheveux, blancs, poussiéreux. Elle retombait sur les mains squelettiques et finit aux chaussures — autrefois élégantes, à présent écartelés par les pas.

« Vous êtes une femme. » Cerise ne détacha pas son attention des chaussures. La vieille fit claquer sa langue pour attirer l’attention de la jeune femme. « Bon, tu me laisses rentrer ?

- En quel honneur ? » Elle avait repris ses esprits. Au souvenir des confessions récentes, elle rougit jusqu'aux oreilles. Sa voix chancela, elle posa sa main sur la poignée. « Celui de l'aide que je t'offre.

- Je n'ai besoin de rien. Vous pouvez repartir. - J'ai marché quatre jours pour venir jusqu'ici. - Je vous donnerai des biscuits pour la route. - Et de l'eau ? - Et de l'eau.

16


- Et je peux pisser aussi ? - N'abusez pas de mon hospitalité non plus. - Ça fait quatre jours que je me retiens. » La vieille prononça ces mots d’une audace enfantine. Elle termina sa cigarette et la jeta à terre — aux côtés d'autres mégots — cracha dessus et déposa le bout de son pied pour l'achever. « Ça ne se fait pas de cracher chez les autres.

- Je suis vieille, je ne compte pas. » Comme la clope était finie, l'attention de la visiteuse fut entièrement portée sur Cerise. Elle sourit sans montrer ses dents. « Tu ne vas pas me laisser dehors ? Ça crève vite, des choses comme moi.

- Pourquoi Joe veut encore m'embêter avec ses histoires ? - Il avait le cœur déchiré, il voulait quelqu'un pour t’aider. C'est tout. - Il n'a pas la conscience tranquille. - Vous étiez pourtant complice. - On ne m'a rien dit ! - Qui vous a éduquée ? - Les sœurs. - Vos sœurs ? - Non, les sœurs. Au couvent. » La vieille rigola doucement. Son regard dériva vers le bout du couloir, attiré par l'îlot de tranquillité — là-bas, loin de l'émoi juvénile. Elle se fixa une clope au bec, l'alluma avec le briquet coincé dans son soutien-gorge et tira un grand coup. En repensant à la dernière réponse de Cerise, elle rigola à nouveau. La jeune fille ne bougeait pas, figée dans le souvenir de son ancien amant et dépassée par l'instant. Elle pouvait encore refuser de la laisser rentrer, elle avait le droit, elle était chez elle, enfin chez elle. Un flux s'immisçait entre les possibilités

17


de la réalité — le magma de l'imaginaire et leurs embranchements. Devant la vieille, elle attendait que cela se passe. Pour ne pas avoir de regret. Pour ne pas y repenser. « Les sœurs, vous dites ?

- Oui. Qu’est-ce qui vous fait marrer ? Elles n'étaient pas si drôles que cela. - Ce ne sont pas elles qui me font sourire. Ce sont tes manières. Tout s'explique. - Je vous interdis d'expliquer mes manières. - Je me demande ce qu'il te trouvait... Un tel caractère. La gueule, sûrement. Et encore, seulement quand ça sourit. » Cerise claqua la porte. De rage, elle lui donna un coup de pied. Quelques cadres tremblèrent, un livre, posé en équilibre sur le bord de l'étagère, tomba. S'en suivit un tremblement de terre. Le sol s'inquiétait en exclamations, rafales de balais, insultes de la langue. La voisine du dessous reprenait vie et tenait à ce que Cerise le sache et l’imprime. « Non mais c'est pas bientôt fini ce bordel ?! Y a pas moyen de dormir dans ce foutu immeuble ! Merde ! Merde ! Si vous arrêtez pas, j'appelle les flics ! Je vous aurais prévenu, putain. » Les coups cessèrent. Cerise continua à regarder son sol, du tapis plein qu'elle essayait de garder propre. Elle remarqua une tache près du fauteuil et, pour un instant, en oublia la visiteuse. Une masse tomba devant sa porte. « Qu'est-ce que cela peut bien... » À l'instant où les premières lumières bleu froid du couloir s'immiscèrent dans l'appartement, elle reconnut l'encens au tabac. La seule différence à présent était que la vieille était à terre, inconsciente, peut-être morte. Cerise hésita. Son éducation lui revint comme une claque et elle regretta le couvent, prit la cheville avec dégoût et tira le corps inanimé de la femme jusque chez elle. Elle la laissa à terre, l'observa comme une nouvelle tâche sur son tapis et attendit. Peut-être aurait-il fallu lui mettre un peu d'eau sur le front, vérifier sa respiration, ce qu'il lui restait de cœur ou la température. Cerise n'en voyait pas l'intérêt. Ça se voyait que c'était la fin pour cette pauvre vieille qui ressemblait à un vieux et, surtout, elle venait de la

18


part de Joe. Le même Joe qui l'avait mise en cloque, la tristesse qui lui rongeait le ventre ; l'âme liée au cordon. Sans échappatoire sauf pour les rêves éveillés qui abîmaient sa réalité, l'espoir qui tout cela se finisse rapidement et que ce soit un garçon, un beau petit garçon, un Martin.

Putain de Joe. Mais moins fort, ma petite Cerise, moins fort pour Martin. Les ventres ont des oreilles. Presque. La vieille ne bougeait plus du tout, respiration invisible, battement de cœur oublié. Dans cet état, elle semblait encore plus fragile qu'elle ne l'était debout. Sous les châles se recroquevillait le squelette millénaire, le fossile recouvert de rides. Son visage n'exprimait plus rien, juste une moue boudeuse comme si elle se plaignait de quelque chose dans l'au-delà. Face à ce tableau, Cerise eut envie de dormir. Il était deux heures passées, elle aurait pu rester debout jusqu’à l’aube mais n’en avait plus la force. Par précaution, elle emporta un couteau de cuisine dans sa chambre, la ferma à double clef et tomba dans un sommeil sans rêve. Au réveil, Cerise aperçut le couteau, posé sur la table de nuit, la saluant du souvenir de la veille, du cadavre de la vieille et des secousses terrifiantes des murs, des portes, des fenêtres. Son ventre était toujours là. Elle le réveilla d'une caresse, s'assit, attendit que ses vertiges ne cessent, se releva et tourna la clef de sa chambre. Avant de tourner la poignée, elle prit le couteau et tendit l'oreille. Tout signait la mort, elle pouvait sortir. Le corps avait disparu. À sa place, Cerise trouva un châle posé sur sa chaise et une forte odeur de cigarette. Au balcon, le dos de la veille, recouvert d'un tissu plus fin mais aux couleurs similaires, était vivant. Elle salua Cerise d'un mouvement bref de la main droite et se replongea dans sa fumée. « Qu'est-ce que vous faites ?

- Je m'en grille une. - Je vous croyais morte. - Non, je dormais. C'est l'épuisement et l'âge, ça me tombe dessus en un éclair. - Vous pouvez partir maintenant.

19


- Ah, parce que tu veux bien de moi morte mais, une fois que je suis bien vivante, il faut que je me casse ?

- Comprenez et... » Cerise s'interrompit. Son ventre prenait vie, sa vie sous les coups de pieds. Martin, était-ce bien Martin qui s’éreintait la santé à démonter le petit nid fait pour lui, était-ce son ange ? Ou l’étranger de Joe ? « Saloperie ! » Elle releva son tee-shirt et observait cette peau tendue, prête à éclater, qui l'empêchait de voir ses pieds. Une première baffe vola en direction du nombril. Une deuxième atteint le côté droit. La troisième fut stopper au vol par la main glaciale de la vieille. « Ça ne va pas la tête ?!

- Laissez-moi ! Je vous dis de me laisser ! Je ne vous connais pas et... - Mon petit, je te préviens, j'ai fait une promesse à un mec qui allait crever... Je ne vais pas revenir dessus aussi facilement... Puis, vue ce que tu prépares au gosse, je me vois mal partir. Ne t’'inquiète pas, j'ai pas besoin de grand chose. Je dors dans un panier... J'ai amené le mien, il doit être quelque part dans le couloir... Pour ce qui est de la bouffe, je mange trois fois rien. Des toasts et du beurre parfois, du lait pour les grandes occasions... Y a plus trop d'appétit à mon âge... » La vieille continua à lui énumérer ses conditions et ses besoins. L'esprit de Cerise se perdait dans les méandres de son geste. Le dégoût la submergea, elle aurait voulu se donner des claques à n'en plus finir, se coucher dans le noir, attendre que cela se passe, que tout se passe, que son corps redevienne normal. Elle interrompit la vieille de larmes bouillantes et d’une à peine audible : « Je suis horrible.

- Mais non, tu ne sais rien de l’horreur. T’es trop jeune pour ça. - Je suis déguelasse. - On a vu pire...

20


- Arrêtez de fumer chez moi. » Cerise esquissa un geste en direction du visage de la visiteuse. La vieille fit un pas en arrière, prit une expression de surprise exagérée. Les sourcils et les bras en l'air, les yeux exorbités, elle recula jusqu'au balcon sans arrêter d'expirer le tabac. Dans d'autres circonstances, Cerise l'aurait trouvée amusante. Là, elle la trouvait ridicule. Sa visiteuse ressemblait à un enfant qui aurait arrêté de grandir, condamnée à traverser les années et leurs rides — coincé dans un corps déjà presque mort. Elle riait seule au balcon. Sa voix enrouée lui parut désagréable. La mauvaise herbe ne disparaîtrait pas. Tombée sur elle, comme les hommes, les bébés, les saisons. La décision revenait aux autres qui savaient toujours mieux ce dont elle avait besoin, ce qui la nourrissait, la blessait, la grandissait, l’émouvait. Les autres savaient mieux parce qu’ils étaient vieux, parce qu’ils étaient plusieurs, parce qu’ils étaient hommes et, ensemble, comme devant un feuilleton pathétique, observaient la jeune Cerise faire un chemin de vie sur des bouts de verre, incapable, irresponsable. Regardez-là, ils disaient, si on la laisse seule, elle s’oublie, elle ose ne pas aimer les autres, elle est violente, hystérique, sensible, incapable de penser, elle a ses hormones qui lui montent au cervelet et explosent pour créer une sauvage solitaire, elle est impossible, elle crache sur le trottoir, elle envoie des doigts d’honneur aux passants depuis son balcon gris, sans plantes ni vêtements de bébé tendus pour sécher tendrement, non, elle est en colère et ne sait pas faire pousser de fleurs, ni d’enfants – sorcière moderne, à policer de toute urgence ! Pour son bien, pour le bien de l’enfant, égoïste, sale femme seule. Cerise se murmurait leurs scènes insupportables :

Je suis une emmerdeuse, alors, oui, messieurs, mesdames, une chieuse de deuxième classe. Il suffit de demander aux voisins. Cerise regarda la fumée grise s’élever de la vieille sur le balcon. Elle eut terriblement envie de fumer.

21


Une salope, même les sœurs l’ont dit. Il ne faut pas croire que la chrétienté efface la poésie de leur langue, bien au contraire. C’est l’enfermement sacerdotale qui nourrit leur vocabulaire… Surtout lorsque leurs cibles ont le choix de s’enfuir. Est-ce que j’ai vraiment eu le choix de toute façon, est-ce que mon dogme à moi n’a pas été celui des grandes foules qui passent et passent et jettent un coup d’œil et lancent une remarque et défont le manteau que je me tue à tricoter…

22


Est-ce que j’ai vraiment eu le choix de toute façon, est-ce que mon dogme à moi n’a pas été celui des grandes foules qui passent et passent et jettent un coup d’œil et lancent une remarque et défont le manteau que je me tue à tricoter pour me tenir chaud, pour ne pas qu’on me voit, pour sortir de chez moi et être capable d’affronter le froid d’une vie de femme solitaire (c’est-à-dire une demi-vie, vraiment). Est-ce que jusqu’à présent j’ai amassé de la vie dans un seau troué, donnant sans savoir des bouts de moi aux inconnus qui flairaient l’affaire de loin… Petit chaperon rouge, en version plus con et dépourvue de jolie cap rouge sang et sans les vers de poésie qui sauvent la vie, vraiment… Imagine-toi Cerise, parler en vers et effacer ainsi la vulgarité du quotidien, peindre de nouveaux oiseaux avec Martin qui n’existera jamais, qui n’existera jamais.

23


Les premiers jours passèrent dans un semblant de tranquillité. La vieille parlait peu et dormait énormément. Les heures passaient avec l'aiguille des secondes qui ne marquait qu’une fois sur deux le temps ; les gouttes tombaient du robinet et s'éclataient avec grâce ; les nuits se déposaient entre les nuages de la visiteuse. Celle-ci observait les immeubles et les lampadaires qui cachaient l'horizon. Depuis le fauteuil, Cerise l'observait silencieusement. Des pulsions d'impatience la prenaient. Elle ouvrait alors la bouche une seconde, s'appuyait sur le bras du fauteuil, bougeait les orteils dans ses pantoufles qu'elle ne retirait plus. La seconde suivante, elle abandonnait. Elle se réinstallait. Elle attendait que cela vienne. Martin la visitait, surtout le soir. Si son physique ne changeait pas, l'expression de ses yeux noisette transportait une tristesse que Cerise ne lui connaissait pas. À la seule lumière de son être bouillonnant, elle l'apercevait et lui murmurait : « Qu'est-ce que tu as ? » Martin lui répondait par des "rien" ou par de vagues interrogations sur la présence de cette vieille femme — laide qui plus est. Cerise s'en amusait et répondait calmement : « Ne t'inquiète pas, mon amour. C'est une folle, une amie à papa... Pourquoi maman l'accepte ?... C'est compliqué. Tu vois, quand on a eu une éducation comme celle de maman, on ne peut pas laisser les gens à la rue... Il faut être gentil, il faut aider l’autre, son prochain ils disent… Le prochain quoi ? Personne ne sait, mon amour. Ce sont les mystères que nous a semés le Seigneur. » Elle prenait son air de femme du couvent, les yeux en cœur, joues rougies, tête penchée sur le côté et surtout sourire agréable, pudique et bien heureux ; voix douce par-dessus tout, articulation parfaite et tons mi-graves mi-aigus. Elle se signa pour mieux y croire, posa les deux mains sur les genoux et plissa légèrement les yeux – quelle joie discrète, comme c’est agréable –, elle se sentait en paix, seule, presque seule – accompagnée du ronflement de la vieille qui n’existait presque plus lorsque, lovée dans son panier, son corps minuscule disparaissait sous les couvertures et seule une légère odeur de tabac froid rappelait sa présence à Cerise. Pour marquer la fin de la soirée, elle prit le chapelet autour de son cou et murmura les prières qu’elle connaissait par cœur. Elle sentit son fils s’approcher et, avec elle, s’endormir dans les songes bibliques des pages trop fines.

24


Le cinquième jour, Cerise se leva plus tôt que d'habitude. La vieille était toujours endormie. Dans le panier, recouverte de l'éternel châle émeraude, la respiration presqu'éteinte, elle n’existait plus. Cerise aurait pu briser ses os d'une claque dans le dos. Elle pouvait lui jeter un verre à la figure et lui infliger des séquelles profondes, les laisser pourrir ; ouvrir toutes les fenêtres la nuit et pousser ce vent nocturne jusqu'aux confins de ses bronches, au creux de son cœur, pour qu'il s'y loge et la refroidisse ; ajouter de la mort aux rats dans les quelques bouts de pain qui traînaient à côté, l'observer pâlir depuis le sofa, impassible, tricoter des bonnets en attendant. Cerise effleura ces plans du bout de son imagination, sourit. « Qu'est-ce qui te fait marrer ? » Elle sursauta. Le visage de sa visiteuse était toujours fermé, seules ses lèvres étaient décollées, restaient entrouvertes en attendant la réponse de Cerise. « Je … Je ne savais que vous étiez réveillée.

- Je ne dors jamais, je somnole. - Je ne riais pas, je vous admirais dormir. - Pff. Tu dois vraiment t’emmerder, ma pauvre. » La vieille se releva lentement et épousseta les peluches vertes sur ses vêtements. Elle tâta le fond du panier avant de trouver son étui cuir, l'ouvrit, prit une cigarette roulée et alluma la journée d'un geste vide. Elle remarqua Cerise. « T'es encore là ?

- C'est ce qu'il vous a dit de faire, Joe ? De rester ici, dormir et fumer ?... Vous êtes à la rue, il vous a donné l'adresse d'une conne qui dirait oui… » La vieille fuma lentement — à reculons. Son battement de cœur, ensuite son corps, ralentit. Le nuage gris s'extirpa sans souffle — entre les dents, en mystère. En réponse, la nervosité de Cerise grandissait. Elle regarda par la fenêtre pour se tirer de cette lenteur insoutenable. De minuscules oiseaux noirs volaient d'un bout à l'autre, faisaient l'amour dans les airs avant de retomber sur l'herbe. Derrière, des voitures grises avançaient l'ombre des conducteurs et de leurs passagers sur la route du matin, inhospitalière — contrée obligatoire sur le chemin du

25


jour. Ce monde gris vivait à toute vitesse tandis que l'odeur de la cigarette enveloppait Cerise. Les secondes de la grande horloge s’espaçaient. La vieille semblait réfléchir mais,

Elle fait semblant. Il n’y a que de la fumée et de la poussière derrière ces pupilles délavées. Dans le faux silence matinal, entre les oiseaux qui se démènent et les rêves crevés d’une aiguille, la voix de la vieille s’extirpa enfin de ses souvenirs : « Non, j'ai une maison... Un petit chez moi, je dirais plutôt. Mais j'ai promis. Je n'ai pas grand chose comme morale, tu sais. Y a que les promesses qui me rendent humaine. Alors, bon, je ne vais pas les balancer si vite... Ne t'inquiète pas que j'aurais préféré prendre la rue à côté, l'habituelle, à la place de m'égarer près de cet homme... Le Joe, comme tu dis... Qui se baladait sur le grand mur, celui qui plonge sur la grande mer, celui qu'on interdit aux gosses quand ils jouent par là... Y a même des têtes de mort, des croix, tout ça... Mais je l'ai vu de loin, marcher de gauche à droite sur ce mur glissant... Je m'approchais, tu vois... Je ne voulais pas trop m'approcher mais je me suis dit que ce serait con de rien faire, que, si on pouvait éviter l'évitable, on le faisait. J'avançais lentement, avec mes petites jambes et la brise, ce n'était pas facile... Je voyais qu'il était jeune surtout. On n’a pas l'habitude de voir des gens de cette génération faire ça, tu vois, en général c'est des plus vieux, ceux qui se foutent de la violence de leur fin, ceux qui, disons, ont un peu tout vu... Bon, lui, c'était plutôt de ceux qui auraient fait ça net. Y a les trains, y a les cordes, y a le haut des immeubles... Pourquoi la mer, pourquoi la mer... La mer, c'est pour ceux qui n’ont pas peur d'imaginer leurs corps assommés par les vagues, se faire renifler par les poissons, attendre peut-être dix, vingt, trente minutes avant d'aller saluer les autres en haut, tu sais... C'est surtout le meilleur moyen de pas avoir de restes, donc d'enterrement et de cérémonie et tout ce bordel. De rester un mystère... Et tu sais pourquoi il faisait ça ? Je vais te dire ce que je pense, je crois qu'il a fait ça pour ne pas que tu puisses voir son cadavre, il a pensé que tu trouverais ça de mauvais goût. Il a préféré disparaître... J'arrivais près de lui, je ne m'étais pas pressée... J’aimerais te dire que c’est à cause de l’âge, de mes vieux os… Mais c’est surtout que cette histoire me faisait chier d’avance. Il m'a vue, je crois qu'il a souri, pas sûre... Il a dit bonjour mais je lui ai répondu par quelques insultes... Merde, mais qu'est-ce que tu fous là toi, je lui ai dit... Il a vite répondu, pas de réflexions, il a dit qu'il allait sauter, comme ça... Je lui ai demandé si c'était la meilleure

26


chose à faire, vues les conditions... Il a dit quelles conditions. Ben, le calme, là, tu vois pas ? Je lui fais qu'il aurait dû attendre une bonne tempête, que ce n'était pas des vagues de pédé qui allaient le tuer... Qu'il devrait attendre longtemps avant de crever comme ça... Il était un peu surpris mais il a dit pas grave, pas grave, je m'attacherai à un truc lourd, je plongerai droit dedans... T'as pas peur de changer d'avis quand t'y es ?... Non, non, il a dit, impossible, c'est décidé, c'est signé... Y a plus de solutions, c'est ce qu'il avait l'air de penser... Je voulais rentrer chez moi, je n'aime pas rester debout si longtemps, mais le petit il était pas à l'aise. Il continuait à me sourire comme un con, comme s'il espérait que je l'empêche de faire ça, comme si j'en avais quelque chose à foutre... Il me faisait penser à mon fils, tu sais, c'est un gosse ce Joe... J'ai fait d'accord, assis toi, qu'est-ce qui se passe dans ta petite tête... Là, tout est parti très vite, je ne me souviens pas de tout... Y avait ton nom qui est vite apparu... Cerise par-ci, Cerise par-là, sur le bout de la langue, là, comme une seconde nature de prononcer ton nom, une simple expiration, une évidence dans sa bouche… Tu l'avais chassé, c'était le cœur brisé qui parlait, marchait, enviait la fin... C'est triste, je veux bien moi, c’est triste, mais c'est qu’une mauvaise grippe... On en entend parler autour nous, on pense que ça n’arrive qu’aux autres, qu’il suffit de faire l’autruche, tête baissée dans nos habitudes pour ne pas avoir de chagrin d’amour… parfois ça passe avec du repos et du temps, parfois ça tue. La seule différence c'est que ça tue plus de jeunes que de vieux, pour une fois... Vous êtes des petites mauviettes, à vous emballer pour des riens, croire que le monde à votre âge, que c'est la grande catastrophe partout, que les guerres n'ont rien vu de ce que votre cœur a aperçu ; que la vie, elle n’est faite que d'amour, rien d'autres... C'est ce que je lui ai dit, qu'il était très con. Il savait, il a dit, il savait. Mais il n’y pouvait rien. Puis, il a confié qu'il avait toujours rêver de disparaître, surtout dans la mer. Qu’il rêvait de flotter, se laisser emporter et, une nuit, en pleine obscurité, alors qu’il aurait déambulé entre les poissons, entre ses souvenirs, sentir les rêves mordiller sa peau ridée, blanche, gonflée à l’eau salée, son visage seul salut, encore tout sourire à rêver de vous, léché par un tempête naissante, sentir son corps s’alourdir, voir la fin au clair de lune, le silence de l’humanité en dernière symphonie, l’eau devenue tiède à force d’infiltrer ses sens, dernière expiration – ah, dernière expiration, il disait, là, c’est lui qui raconte, sur son mur, dernière expiration – et mes membres deviennent enclumes, eux qui m’ont porté, qui en ont bavé pendant que j’apprenais à marcher, pendant que je me battais par fierté, par amour, pendant que je les oubliais, ivre sur le trottoir, que je les sacrifiais sur l’autel de mes déboires, là, ancres, prêtres de seconde zone pour mon enterrement marin, témoins éternels de ma descente aux enfers dans lesquels Cerise me semblait se dégager de la foule et m’apprendre à vivre normalement, m’abandonneront pour de bon, cette nuit-là, au

27


milieu de l’océan. C’est ça qu’il a dit, je lui ai répondu qu’il devait être camé pour raconter des conneries pareilles. Mais j'ai un peu compris ce qui se passait dans sa tête, je lui ai proposé une cigarette qu'il a acceptée. Le vent s'est un peu levé avec les vagues, une tempête se préparait. Il a observé cela avec sourire, presque bonheur... Je lui ai dit tiens, t'as vu, c'est comme si on préparait ta venue. Tout doucement... Il a dit oui... Il a dit oui... Il m'a fait promettre des trucs sans intérêt mais, surtout, il m'a demandé de venir te rendre visite... Il était tout inquiet pour l'enfant et pour toi... Qu'est-ce qu'elles vont devenir sans moi, qu'est-ce qu'elles seront qu'à deux... Cerise, elle est bien mais elle est sensible, elle est en colère, ça pourrait faire mal aller avec le gosse.

- Pourquoi il a dit "elles" ? - Ben, parce que c'est une fille... Il disait c'est une fille, c'est sûr et... » La vieille continuait à causer en long et en large. Le sourire de Martin, assis au sol, près de la porte, s'effaçait. Il devenait transparent, Cerise fit un geste en sa direction. « Non !

- Qu'est-ce que t'as encore ? - C'est un garçon, un petit Martin. Il n'a pas le droit d'en faire une fille. - Personne ne décide ces choses-là, tu sais. - Je ne l'ai pas choisi, je le sens. Ce ne sera pas une fille. Joe, il ne va pas tout faire rater j'espère... Pourquoi est-il si sûr de cela ?

- Il a confié qu'il avait prié. - Salaud ! - Ça vaut ce que ça vaut... Vous me faites marrer avec vos... » Martin disparut complètement. Ne restait que la porte bleue — atrocement bleue pour Martin qui ne vivrait jamais. « Il est hors de question d'avoir une fille.

- Ce n'est pas si mal, une gamine. Ça peut être plus doux, ça a plus d'empathie à ce qui paraît.

- Non, ce serait terrible. Les filles toujours sont en colère. »

28


À l'idée de faire naître une Martine, Cerise s'affala au sol. Elle était au niveau de la vieille dont la cigarette, entièrement consommée, restait coincée entre ses doigts maigres et jaunes. À sa hauteur, Cerise remarquait les yeux gris clair, les eaux profondes d’années salées près de la mer, délavées au soleil et au temps. La vieille lui parut humaine sur une fraction de seconde. « Vous avez les mêmes yeux que Joe.

- C'est un trait des gens de la mer... On perd le bleu dans les vagues, il nous reste le gris. » Un silence à repeindre, le regard de Joe. « C'est déguelasse de prier pour des choses pareilles.

- Qu'est-ce que tu n’aimes pas chez les filles ? - Ça fait du bruit, c'est méchant... Surtout, ça déteste les mères. Les garçons, eux, ils sont toujours amoureux de leur maman, c'est plus facile.

- Vous êtes une génération qui évite le conflit. - Je vous interdis de faire des généralités sur les gens de mon âge... - Et les vieux... - Les vieux, c'est différent. Ça s’effrite. » Plongée dans ses pensées, la jeune femme prit le paquet de cigarettes, sortit une clope et l'alluma sous l'indifférence de sa visiteuse. Le soleil s’était entièrement levé, debout, fier dans le ciel. Le ciel, aux habitudes blanches et grises, s’émouvait en halos bleus au-dessus d’une ville encore endeuillée par la nuit. L’écho de l’aube, sur la cime des arbres, donnait naissance aux perles infimes qui raviraient la coquetterie de ces végétaux qui, la mort dans l’âme, grandissaient sous les coups de couteaux des adolescents amoureux, en colère, impatients d’être éternels. Les oiseaux étaient repartis se coucher, seuls les moteurs restaient. Cerise toussa, elle n'avait pas l'habitude du tabac. Ce n'était pas bon mais cela faisait du bien lorsque, l'âme lourde, elle décidait de se plonger dans son spleen hollywoodien. Elle n'était pas sûre de la définition de ce mot mais le seul fait de l'avoir en anglais — en une syllabe —

29


de le lier aux auteurs cernés, fous, sombres, lui suffisait. Cela devait être le meilleur mot, le meilleur mot de tous, suivi d'une cigarette. Le bébé toussa. « On dirait que ta progéniture n’aime pas trop ça.

- Je veux qu'elle s'étouffe. - Pourquoi tu n'as pas avorté ? - Vous êtes folle ? C'est contre mon éducation. - Ces foutus principes... Au lieu de ça, on va tous en chier. - Vous aussi ?... Je vous rappelle que vous n'êtes pas obligée de rester. - Je n'ai plus le choix, j'ai dit oui. Ce que je donnerais pour n’avoir rien vu. - Qu'est-ce qu'il vous a demandé au juste ? - Ce que tout homme sur le point de crever demanderai t: des vœux impossibles, des trucs de chialeurs pour se donner bonne conscience en reportant la faute sur les autres, les vivants... Comme celui de garder un œil sur tes démons, comme celui de veiller – de loin ou de près – sur la petite... Ces jeunes, je te jure, ils croient que, parce que t'es à la retraite, tu n’'as plus rien à faire, que tu demanderais que ça, t'occuper de jeunes cons... Merde à la fin, ce que j'aurais donné pour être complètement bigleuse.

- Vous pouvez venir nous visiter une fois par an... Au moins, on ne s'entretuerait pas. - Pour que tu joues la comédie quand je me ramène ? Ne t’en fais pas, j'y ai pensé.... Ton Joe, il n’était pas tendre avec tes manières... Il sait bien que tu fais comme si tu priais, comme si t'avais eu une vraie enfance avec le Jésus, ses petites sœurs, l'amour et tout ce charabia... Il savait bien qu'elles t'avaient plutôt bousillé les valeurs... À force de te faire lire des vieux livres, te faire dire des conneries, parler des morts... Il savait tout ça. Pourtant, je peux t'assurer qu'il y tenait à ta personne… Ne me demande pas pourquoi, moi je me contentais d'acquiescer, de lui rappeler de pas tomber trop vite, tout ça... » Cerise écrasa la cigarette sur le sol. Le trou dans la tapis s'agrandit une seconde avant de s'étrangler. Des vagues souvenirs de leur rencontre, elle en gardait un trouble constant. Le visage légèrement effacé de son ancien amant, plus âgé qu’elle, les premières rides au coin des yeux, des pattes d’oie médaille de maturité, attendait aux portes de l'église, clandestin de son adolescence rangée et purifiée.

30


Les petites sœurs, habillées de bleu terne, regardaient au loin le péché s'immiscer auprès de leur protégée, leur pion en uniforme, gardée jalousement derrière les murs pastels en apparence, recouverts de débris de verre pour empêcher le vice de grimper, le vice affamé de jeunes filles en fleurs, innocentes gourmandises. Cerise ne les voyait pas, elle, lierre s’attachant à la liberté, espoir grimpant sur l’inconnu et l’espoir d’évasion qui se dégageait de son sourire lorsqu’elle courrait vers lui. Elle remontait alors sa jupe trop longue pour faire de plus grands pas, les chaussures noires cirés éclaboussées par la poussière que créait le désir à toute allure. La course s’achevait dans les bras de Joe, à la sortie du quotidien, après les murs recouverts d’armes anti-vies, après les chuchotements exaspérés des sœurs, trop vierges pour comprendre, trop petites pour voir leurs baisers mouillés, de l’humidité partout sur le visage, le cou, les oreilles, les joues, le front. Dieu merci, elles disaient, Dieu merci nous sommes trop petites, disaient-elles sur la pointe des pieds. La vraie Lumière, celle décrite dans les pages jaunies d’un vieux livre oublié dans son tiroir qui, lorsqu’on l’ouvrait, toussait l’enfermé, retrouvée dans les mains de Joe lorsqu’il pressait ses doigts contre le dos de Cerise – Providence adolescente, musique d’orgue dans le bas du ventre. Le gaspillage de son enfance à se faire gifler et fesser pour faire plaisir à monsieur le Seigneur, aujourd’hui recyclé sur le trottoir, un après-midi de printemps, une voiture avançant sur la désillusion d’une guitare, les lèvres en forme d’amour sur sa bouche qui, jusqu’ici, n’avait servi qu’à manger de la purée à la carotte et chuchoter des obscénités dans la chapelle. La chaleur de sa joue, à lui, sur la sienne – tiédeur particulière à la tendresse, tempe contre tempe, odeur d’une peau devenue parfum d’une rose rêvée il y a longtemps, à l’âge de la solitude – s’attachait à Cerise, toujours assise sur son tapis. Elle passait ses doigts sur la blessure du mégot, en dentelles noires, chaude, délicate. La vieille, sur le balcon, lui tournait le dos. L’ouverture de la porte déroulait le tapis à l’odeur de tabac froid, à la brise glacée qui grimpait sur le dos de Cerise et dessinait les rêves passés de dehors. Cerise annonça qu’elle sortait se promener, justifiant son envie soudaine par l’intensité amoindrie du vent. Elle murmura en vitesse pour éviter d’être entendue et être prise d’assaut par les questions pénétrantes de sa visiteuse. Cette dernière n’entendit rien et sursauta lorsque la porte claqua derrière elle. La vieille observa ensuite Cerise depuis le balcon, une main sur le ventre et l’autre sur le bas du dos, sortir de l’immeuble et marcher vers la rue sur ce bout de chemin, goudronné par endroit, dégommé un peu près partout, disparaître derrière le premier buisson, refaire surface sur deux temps, prendre à gauche sur le trottoir, s’envoler.

31


Le quartier de Cerise longeait le Canal. Cette longue étendue d'eau boueuse traversait la partie nord de la ville, entraînant dans sa chute vers la mer des déchets, des messages, des vêtements, des corps d'oiseaux et d’humains, souvent tombés par mégarde dans leur destin. On apercevait sur ses ponts les amoureux qui n'avaient pas trouvé de meilleures balades ; les âmes titubantes, versant de fausses larmes dans l'enfer de leurs pensées ; des badauds mortnés qui n'avaient pas conscience de la masse d'eau sous leurs pieds — qui avançaient d'un point à l'autre, les œillères sur le cœur, la guerre dans l'âme. Contre le quai, des rues à sens unique abritaient les façades bruyantes de faim, d’ennui et d’amertume. Les passants marchaient sous ces fenêtres en vérifiant le ciel, guettant la tombée certaine d’objets volants ; d’insultes face aux vents ; de crachats, célébrations de mots aiguisés contre les autres, les autres aux visages floutés dans la foule, les autres à la télévision, les autres qui rient à côté, les autres sur le mur de leurs chambres, les autres haïs, aimés, bétails de leurs illusions. Les autres, défigurés par leurs crachats, les autres en passants, en inconnus, sous leurs fenêtres, cibles idéales, regards apeurés – nous crachez pas dessus, on est avec vous, on est voisins, on n’est pas sur vos posters ni à la télévision. Tant pis pour la fraternité, molard ajusté sur les cheveux du frère car inconnu, car en colère. Pas le temps de demander pourquoi, pressé par de nouvelles salves. Cerise, seule, avançait sur ses trottoirs. En colère car enceinte ; en colère car personne ne comprenait ce que cela signifiait. Mêmes les femmes, mêmes les femmes ne peuvent rejoindre son camp, trop occupées à donner des leçons, à idéaliser le passé et prendre Cerise pour l’enfant qu’elle n’était plus. Les femmes, les traîtresses. Les hommes, les salauds. Ne restaient que les enfants et les vieux, incomplets donc touchants de vérité. Détachés des foules par leurs handicaps physiques et intellectuels. Aux marges de ces vagues lancées à bout portant par des armées bien-pensantes, ils attendaient, se saignaient en attendant que leur tour n’arrive pas, se portaient les uns les autres – les enfants avec leurs rêves, les vieux de leurs souvenirs. Cerise, seule, avançait sur les trottoirs, était prise d’une terrible pitié pour les vieilles assises sur des chaises en plastiques minuscules, desquelles ressortaient leurs peaux, leurs vêtements sombres et leurs graisses, inconfortables, sur le point de crever. Les petites vieilles endeuillées par la vie-même, qui égaraient l’oscillation de leurs pensées dans la paume des passages. Lueurs blanches dans les yeux, cataracte naissante, démence à l’horizon, main tendue vers l’enfant qu’elles pensent reconnaître, qui ne remarque pas, qui ne s’arrête pas. Les petites

32


vieilles qui chialent parce qu’oubliées. Et Cerise en colère, passait si près des chaises minuscules qu’elle frôlait les larmes sèches. Elle engueulait les autres, ceux qui ne remarquaient pas l’oubli dans les gouttières, sous la laine, doigts tendus – sentir la vie qui se dépêche parce que toujours en retard – ; Cerise engueulait tout ceux, là, sur les trottoirs de son quartier calciné d’avance, qui l’oublierait lorsqu’elle ne serait qu’une rien du tout. Elle les regardait droit dans les yeux, fusillades féminines, mitraillettes en plein cœur

– et tiens ! Meurs avant moi ! – ; elle leur prenait l’âme tant qu’elle pouvait, la secouait –

comme les citoyens, les adultes de mon pays, de mon quartier sont pathétiques de leurs manteaux trop grands, figures maigres, yeux vides et quand je secoue ça clinque presque rien, je veux être gosse un jour, encore, ne pas faire partie des salauds de seconde zone, pressés, fatigués. Cerise, seule, reine des trottoirs surpeuplés de son quartier oublié, derrière le canal, poussière sous le tapis, caché par cette distance qui, en temps de brouillard, s’épaissit et crée un paradis où tout le monde, tous ces matelots de vie – handicapés, dépressifs, en manque de désir – deviennent anges.

Je leur dis, moi,

se crie Cerise dans sa tête de folle, dans son minois que les filles envient mais qui se torture sous le poids de ses pensées,

33


je leur dis, moi, que nous ne somme pas nés pour se ghettoïser, pour se faire engueuler du bout du doigt par les saloperies de l’autre camp, qu’on se fasse une nouvelle révolution, qu’elle nous démange cette révolte quand on se retrouve tous, les uns sur les autres, ici, de l’autre côté du canal. De l’autre côté ! Parce que le vrai côté, on le sait tous, l’absolu, l’endroit où il faudrait être, c’est là-bas, si ose s’y aventure… Et ce n’est pas qu’on n’a pas le fric, on pourrait se prendre un truc petit, une chambre de bonne sur la grande avenue, perpendiculaire au canal, celle par laquelle je passe pour aller à la station de train en été, on pourrait se prendre un truc mignon et sympa, on pourrait, mais on ne le fait pas parce qu’ils nous reconnaîtraient direct. Ils le verraient à notre manière de parler que ce n’est pas notre place, ici, ils le verraient parce qu’on oserait poser notre cul sur les bancs publics et ce n’est pas un truc qu’on fait là, je vous jure, je l’ai fait un jour, c’était juste après être partie du couvent, c’était juste avant de prendre l’Appartement, c’était quand je ne savais rien, ni où, j’ai osé me promener pour prendre la température de la ville dont je ne sais rien, qui me paraissait être une

34


jungle de gris, de béton, je me suis assise sur le banc car fatiguée et les passants de La rive, m’ont tout de suite pas sentie, des policiers avec des masques terribles d’hommes gris se sont approchés pour savoir si mon haleine était alcoolisée, parce qu’ils ne voulaient pas que je m’asseye là, parce que ce n’est pas comme cela qu’on se tient au public, parce que la fatigue, elle se consomme en privé, parce que dédain, c’était le début de l’hystérie. Et pourtant… Cerise se tenait près du bord, tigresse en cage, les sombres silhouettes, en face, proies… Et pourtant, je vous envie, certainement, j’aimerais être considérée avec la même hauteur, j’aimerais savoir qu’il ne faut pas s’asseoir sur les bancs. J’aimerais qu’un homme m’empêche de sortir à cause de mon ventre, qu’il me dise « Eh, ne t’inquiète pas ma petite chérie, c’est moi qui m’occupe de tout maintenant parce qu’avec le petit dans ton bidou, il ne vaut mieux pas que tu bouges, que t’es fragile, que je vais m’occuper de toi, que tes hormones, ils te mettent en colère, toujours et que je ferai tout pour que tu sois heureuse dans cette tempête de maternité. Parce que c’est un peu ma faute si t’es comme si… Ah, si, si, n’insiste pas,

35


je te dis, je t’apporte tes pantoufles… » Et il m’apporte des pantoufles même s’il est beau et fort, même si c’est un dieu parce que sa putain de mère lui aura appris comment traiter les femmes, elle l’aura élevé sur la rive, sur l’absolu, sur le bord de la vraie vie, pas comme une raclure, ici et…

Tournis. Main contre l’arbre solitaire, branche penchées contre le canal, prêt à se suicider à la prochaine tempête. En attendant, confident des trembleurs de Cerise. Une attaque ? Le ventre chargé de mépris, prêt à exploser. Rentrer ? Plus de solitude, plus de chez soi. La vieille et son fantôme, aux aguets.

Fin du chapitre I

36


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.