La justice des grandes foules, chapitre II

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La justice des grandes foules

Ethel Karskens

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Chapitre II En attendant demain

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Errer. La délivrance des sans-vie. Si son ventre s’agitait, c’était bien fait. Ah, il fallait oser. Crier en silence, rien qu’avec la tornade des pas. Éclats d’obus sur le champ de guerre quotidien des lendemains-gueule-de-bois – flou bienvenu, écoulement des formes et des voix après les spiritueux de la veille comme les rêves ou les souvenirs, comme la nostalgie ou les drames pour les plus tristes. Cerise arpentait la fin du jour. Des enfants jouaient sur le quai, elle les envia pour la douce futilité de la marelle, cloche-pied sur le 4, retour en arrière, liberté de chanter les chiffres à tue-tête alors que dehors, la fin du jour, la fin du monde. Dans la cour, des enfants de son âge la fixaient. Ils étaient tous orphelins, dans les limbes du couvent, à attendre les couples transférer la liste exhaustive des qualités de leur future descendance :

quelque chose de mignon, les yeux pas trop écartés, un nez droit, un regard innocent – grandes pupilles brillantes, couleurs noisettes ou claires, cils extravagants, un petit enfant de cœur quoi, qui salit pas et dit merci… Saupoudrez-le de bonnes manières aussi, habillé en blanc pour notre première rencontre, pour faire effet « ange venu du ciel », qu’on chiale un bon coup lorsqu’on l’aperçoit, qu’on ressente quelque chose pour cet enfant que nous n’avons jamais porté, dont les parents sont décédés dans un accident de voiture, terrible nouvelle, don du ciel pour nous bien sûr… Il fera ses prières sans qu’on le lui demande en plus, avec vous… Vous qui savez comment les maintenir, les dresser, les rendre beaux sans péché ni attente extravagante… Policés à la sortie, pas les chichis 4


habituels. Des jouets en bois, pas besoin de sauce sur les pommes de terre, de la musique chrétienne, pas de bêtises musicales, … Les enfants regardaient Cerise, nouvelle recrue, cinq ans, peut-être six, personne ne savait. Trouvée dans la rue, incapable de dire où ni quoi, elle avait montré à des inconnus de passage la photo de ceux qu’elle pensait être ses parents. Plus tard, ils s’étaient aperçus que la photo avait prise d’un magazine et que les deux stars dessus n’étaient pas les parents de cette petite fille. Les policiers l’avaient gardée au poste. Assise sur le banc en bois verni, ses pieds ne touchaient pas le sol. La grande horloge indiquait le temps passer tandis que l’un des policiers lui posait des questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre : « Sais-tu où tu habites ?

- Dans une chambre rose. - Bien. Tu te souviens dans quelle maison est cette chambre rose ? » Cerise regardait le policier : plus jeune que les autres, une moustache noire et des yeux sympathiques, inquiets face à Cerise et son amnésie. « Une grande maison. Avec un jardin devant et une poule.

- Est-ce que tu as beaucoup marché pour venir jusqu’en ville ? - Je pense, oui. - Une heure ? Ou une journée ? - Plusieurs jours. - Plusieurs jours ? Où est-ce que tu dormais quand il faisait noir ? - Je me cachais pour par qu’on m’attrape. - Qui voudrait t’attraper ? » Les grands sourcils de l’interrogateur remuaient d’un bout à l’autre de son front. Était-il fâché ? Ou triste ? Il sentit l’hésitation de Cerise et insista doucement : « Tu es en sécurité ici, ne t’en fais pas. Dis-moi, qui te voulait du mal ? 5


- Les monstres. - Les monstres ? - Les monstres qui étaient sous mon lit à la maison. - Ah, et… Est-ce qu’ils étaient comme moi, les monstres ? Je veux dire, est-ce qu’ils étaient humains ?

- Ils vous ressemblaient un peu, oui. Ils n’avaient pas de moustache. » L’interrogatoire dura jusqu’à ce que la petite aiguille soit sur le 11. Cerise baillait et s’endormit en oubliant la présence des policiers. Elle s’affala sur le banc, une couverture se déposa sur elle, couvrant à peine les chaussures minuscules couvertes de boues. Les trois policiers lançaient des coups d’œil répétés au téléphone, espérant entendre la voix des parents qui auraient enfin entendu les avis de recherche répétés à la radio et à la télévision. Pour passer le temps, ils se rassemblèrent autour de la photo qu’elle avait tenue en main si longtemps. Les portraits des parents, visages craquelés, amoureux ; derrière, une publicité pour une maison…

La cour. Cerise, enfant aux grands yeux noisette, espérait trouver dans les regards inquisiteurs une amitié naissante, un sourire malgré la fatigue. Le ciel se couvrait au-dessus de leurs têtes, une brise froide rassembla les bras de Cerise autour de son corps. Pourquoi avait-elle atterri au milieu d’inconnus ? Elle qui était si bien dans l’errance, sans Genèse ni parents. Un nombril pourtant qui prouvait que, un jour, elle avait été attachée par un cordon ombilical à un être qui l’avait portée neuf mois dans son ventre et même si Cerise, cinq ou six ans, avait une idée 6


de la conception qui se limitait à ces deux chats de rue qu’elle avait vus se battre, elle savait qu’un papa devait l’attendre quelque part. Elle les avait vus dans un magazine. C’était au comptoir d’une épicerie. Elle s’y était arrêtée parce qu’elle avait froid, parce qu’elle avait faim et peut-être que le grand homme lui donnerait des bonbons pour calmer l’opéra discordant de son estomac. Sur la couverture du magazine élégamment disposé près des chewing-gums, elle les avait reconnus. Souriant, si souriant de voir Cerise. « Je peux t’aider ? » Le grand monsieur l’avait remarquée. « Je cherche… Je voudrais des bonbons, monsieur.

- Tes parents sont avec toi ? » Elle montra le magazine. Il répéta, elle pointa le sourire de sa mère. « Bon, t’as des pièces avec toi au moins ?

- Des quoi ? - Des pièces de monnaie. - Je ne sais pas. » Cerise chercha dans ses poches, incapable de savoir ce qu’elle était supposée trouver. Elle sortit des bouts de papiers, en interrogea la validité d’un coup d’œil rapide à l’air interdit de l’épicier qui, pour montrer son impatience, expirait plus intensément. Derrière, les bonbons de toutes les couleurs attendaient Cerise : les requins bleu fluo, plongés dans le sucre acide ; les fraises, grandes, dures à mâcher ; les grenouilles vertes, minuscules mais pleines de saveurs lorsqu’on les laissait fondre sous la langue et, surtout, les cerises bicolores, texture impeccable, ni trop dure ni trop molle, taille à la hauteur de la langue, perfection acidulée, explosion fruitée sur le palais de Cerise – cerise pour le plaisir, cerise pour le sucré, cerise pour les vitamines… « Tu t’appelles comment ?... Je vais devoir appeler la…

- Cerise. 7


- Cerise ? Tes parents t’ont appelé Cerise ? » Elle répondit d’un hochement de tête pour éviter la confusion. Oui, ne pas parler semblait préférable. « Reste ici, je reviens dans une seconde. » Son regard avait changé, Cerise avait remarqué une pointe de pitié qui ne présageait rien de bon. Pendant qu’il composait un numéro sur un téléphone fixe accroché au mur, Cerise recula de quelques pas avant de courir pour de bon, trop loin pour entendre les appels du grand homme.

Cerise, Cerise. Goût acidulé dans la rue, entre les passants barbares de sobriété – visages gris en quête de quête. Cerise, passée sous la trappe, démunie des souvenirs et courir dans la rue est sa genèse : se mettre à l’abris, échapper aux autres, prendre des tournants inconnus, éviter les mains qui se lèvent dans les airs. Au-dessus d’elle, le ciel gris s’assombrissait et dévoilait la face cachée des nuages qui, plus tôt, se formaient en animaux imaginaires. À présent, ils se regroupaient en masse difforme, menaçaient la quiétude des visages, torturés par le vent levant qui giflait leurs joues, leurs courses contre la montre et Cerise dans ce chaos n’existait plus. 8


La cour. Les années étaient passées et la voix de Cerise retentissait toujours plus fort.

J’ai donné au garçon une pièce en chocolat, je l’ai donnée pour qu’on devienne amis, il l’a prise et s’est enfui avec. J’en ai redemandé une à sœur Juliette qui m’a dit que c’était vilain la gourmandise, je lui ai dit que ce n’était pas moi la gourmande, elle a insisté que c’était mauvais de mentir, je n’ai pas répondu alors elle s’est énervé parce que l’arrogance, c’est pire que tout. J’ai dit que j’allais prier pour qu’elle me laisse tranquille, pour que tout le monde disparaisse une minute. Dans la chapelle, au fond de la cour de récréation, à la lisière de la « jungle » qui n’est en réalité qu’un amas de buissons oubliés comme tout ce qui se trouve au fond des jardins et des cours, dans la chapelle donc, personne. Froide. Des gravures sur les trois bancs mis à notre disposition, un portrait de Marie qui tient un enfant qui doit sûrement être Jésus, ou un autre – pourquoi pas, pourquoi oublier les frères et sœurs de Jésus, pourquoi ne seraient-ils pas sur la photo de famille, peut-être mes propres frères et sœurs, non cela n’a pas de sens Cerise, tu racontes n’importe quoi. Seule, seule. Mes pas sur le carrelage, seuls. Honteux. Destinés à prier 9


uniquement, mes genoux à terre, les mains ne faisant qu’un, relevé vers Jésus ou son jumeau et entouré de murmures dont je ne connais pas la signification mais dont la mélodie longe les murs, résonne sur la pierre froide et donne à cette chapelle terrifiante un écho de vie. La fin du monde prenait son temps. Cerise rentra sa clef dans la serrure de l’Appartement et sentit dès l’ouverture l’odeur de cigarette froide à laquelle elle n’avait toujours pas réussi à s’habituer. La vieille dormait ou faisant semblant. Sa respiration et le tressaillement des branches de l’arbre donnaient vie à la pièce principale. Perdue dans ses pensées, Cerise examinait distraitement son mur couvert de photos d’inconnus – des cartes postales en noir et blancs, des stars, ses parents – auxquels elle souriait par habitude.

C’est que je vous aurais pris dans mes bras, si je le pouvais encore, si je pouvais vous trouver. Ce que je rêverais de vous embrasser sur la joue, vous, le monsieur à moustache avec la veste en cuir… Oui, vous… Vous vous appelez Patrice, il paraît. Né en …, mort en …. Il avait tout pour plaire aux filles, Patrice, il jouait de l’harmonica et roulait en moto, comment ne pas résister. Cette photo, prise un après-midi d’automne dans un photomaton… Dans une ville pauvre, pluvieuse. Il en garde deux pour ses papiers et donne les autres à ses maîtresses… Elles les gardent dans leur soutien-gorge, comme cela, regardez… 10


Permettez-moi monsieur Patrice – oups, pourquoi est-ce que je vous donne du Monsieur à présent, vous êtes jeune après tout, on doit avoir le même âge, non ? – permets-moi de te prendre de mon mur et te montrer, là, voilà, je t’ai près du cœur, plus de jérémiades à demander où tu te caches encore. Triste nouvelle que celle de ta mort en moto, on t’avait prévenu pourtant que c’était dangereux ces machines-là, puis tu picolais… L’une des amantes, dix ans plus tard, égare le souvenir chéri de son ancien amoureux dans l’une des caisses de déménagement qui, elle-même se perd au coin de la rue, oubliée… Quelqu’un la reprend et essaie de vendre ce qu’il y a dedans… Des casseroles, des livres puants, des fausses porcelaines… Elle n’avait pas beaucoup de goût, la fille, elle avait surtout un beau sourire… On lui pardonne alors, ça oui, on lui pardonne… Et ta photo, Patrice, une larme de deuil sur ton nom écrit à l’encre derrière, ou une goutte de pluie ? Qui sait. Ta photo, pièce impossible à vendre car trop personnelle, ce n’est pas bon pour les affaires ces choseslà. On t’offre en bonus de deux tasses assorties, tiens les deux petites tasses de la brocante que j’ai transformées en 11


mini-pots à fleurs parce qu’elles avaient un goût bizarre, un goût de poussière impossible à décrasser. Mais je t’ai encore toi, tiens… Je te remets à ta place… T’aurais préféré rester là ? Arrêtez, monsieur Patrice, vous me faites rougir… On n’en trouve plus des comme vous… Peut-être que les hommes sont simplement plus beaux en noir et blanc, qu’en penses-tu ?... Je pense oui, cela les rend irréels, muets, parfaits. Cela les rend gentils, voyezvous. Un amoureux, moi ? Peut-être… Pourquoi cela vous intéresse ? Vous n’êtes qu’une photo, vous devriez vous en fichez… Par curiosité ? Simple curiosité ? N’osez donc pas y penser, regardez mon état… Mon ventre, là, encore un mois à ce qu’il paraît. Cela n’arrête pas de gonfler, comme une mauvaise piqure, je vous jure. Ça fait mal ? Non, c’est juste ennuyeux pour marcher. Je rêverais de rester toute la journée dans mon fauteuil, mais il y l’autre là… Chut, moins fort, vous allez la réveiller ! Cerise s’éloigna du mur et se baissa aux côtés de la vieille. L’odeur lui donna la nausée mais elle résista et tenta d’arborer une expression bienveillante, copie parfaite des peintures de Marie les yeux lisses, la peau claire de lune et des lèvres rouges, petites, presque sensuelles mais pas vulgaires.

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Peut-être avec la tête légèrement penchée, comme cela… Regard attendrissant, main sur le cœur, soupir… Ah… Oui, mon petit Martin, voici ta maman qui t’attend, sainte des saintes, mère de tous les mortels… Même les plus faibles, les plus laids, elle les prend sous son aile… Retiens-bien cette image de moi à la lumière de la lune, comme Marie… Ne manque plus que le voile, si possible bleu. Avec mon foulard, c’est rouge mais ça fait l’affaire, puis il fait presque noir. Là, tu me vois, à t’attendre et rependre la paix autour de moi… Caressez son front ? Berk… Je veux dire, oui mais cela la réveillerait… Elle dort si paisiblement, regardez sa petite crotte de nez qui pend à sa narine là, qui suit paisiblement son ronflement, quel bel accompagnement !... Deux heures, déjà ? Temps d’aller dormir, surtout toi. Moi, pas besoin, je préfère rester éveillée la nuit… Pour protéger mes poulains mais aussi être absente la journée, quand tout se passe… Regard mélancolique, encore plus de Marie dans mon expression, c’est fou. Temps d’aller dormir, allez zou. Demain, église, prière, tout le barda.

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Lundi. L’instant de gloire des plus fervents, ceux qui n'en avaient pas eu assez la veille avec toute la messe, toute la fumée et le vin. Ceux qui ne faisaient pas cela pour se montrer, pour papoter, parce qu'il n'y avait rien de mieux à la télévision. Le lundi commençait à l'aube et appelait les plus désespérés à se lever avant le soleil, se signer sans le café et commencer la semaine à genoux. Cerise n'était plus venue depuis longtemps. La vieille, bien qu'athée jusqu'à la moelle, avait tenu à l'accompagner. Elle s'était arrêtée à l'entrée, avait allumé un cierge et l'avait regardé longtemps, — sans doute trop longtemps pour quelqu'un qui se prétendait athée. Cerise avait continué son chemin jusqu'à sa place au deuxième rang, derrière celui des frimeurs et devant celui des somnolents. Eloignée de l'allée principale, elle sentait la froideur de la pierre mais l'encens passer — la sobriété et le mystique. Elle inspira un grand coup. Les paroles du prêtre glissaient entre les chaises, inondaient la pauvre lumière et faisaient remuer quelques têtes.

Oui, il a raison... La parole du Seigneur, oui... Je vous salue… La grande porte d'entrée avait claqué. La vieille était partie se fumer des cigarettes dehors, personne ne s'était retourné. Le débit apocalyptique s'intensifiait. Entre les rides émues des praticiens de la croix naissaient l'humidité et le remord. Les lèvres s'entrouvraient pour mieux avaler la bonne parole. La tête tournait, infernale, autour des horreurs qui arrivaient au galop, autour du corps, incapable devant la puissance du grand et... Ou peut-être était-ce

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l'encens et le manque d'aération et... Cerise se tint au dossier devant elle et ouvrit les yeux sur les dalles noirs et blanches du sol. Son ventre se débattit. « Pardonnez-moi, mon seigneur, j'ai pêché.

- Parlez, mon enfant, parlez donc. » La confessionnel avait été rénové et Cerise était confortablement installée sur une chaise aux coussins moelleux avec accoudoirs rembourrés. Une mélodie en mineur, exténuée en répétition, l'avait faite patienter en attendant que le prêtre ne revienne de sa pause cigarette. Une vitre teintée les séparait, ne laissant entrevoir que la silhouette de son interlocuteur. Dans le noir presque complet, Cerise s’exécuta. « Mon père, je ne veux pas avoir d’enfant.

- Mais personne ne vous y oblige. - C’est trop tard. - Que voulez-vous… (sa silhouette s’épaissit contre la vitre) Ah, je vois, oui. C’est un don du ciel.

- C’est ce que tout le monde répète. J’aurais pensé que vous seriez de mon côté. - De quel côté parlez-vous ? » Le prêtre demanda quelques détails techniques, contextuels et spirituels. Cerise s’exécuta sans émotion. Il y avait la rencontre avec Joe, les nausées, le renvoi du couvent et l’Appartement. Les voisins qui se mêlaient de ce qu’ils ne les regardaient pas et la vieille. « La vieille ?

- Oui, la vieille. - Comment s’appelle-t-elle ? - La vieille, elle est juste vieille. - Est-elle croyante ? - Sûrement pas. - Comme c’est étrange.”

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Le menton du prêtre se releva, regard haussé vers les réponses invisibles du ciel. Cerise examina le plafond du confessionnel, n’y vit que le bois plastifié blanc sur lequel quelqu’un avait tagué une obscénité qu’elle interpréta comme une faute d’orthographe. « Monsieur le prêtre, j’ai une autre question.

- Je vous écoute. - Est-ce que c’est grave si… - Je vous entends, n’ayez pas peur. - Si c’est une fille ? - Une fille ? Que craignez-vous d’une fille ? - La guerre. - Quelle guerre ? - Vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes un homme et n’avez même pas de femme. - Je suis un homme de foi, mais j’interagis, je rencontre, j’écoute. Je connais les histoires des hommes et des femmes et je peux vous assurer qu’il n’y a pas de guerre qui naisse avec les femmes.

- Vous les connaissez si peu pourtant… - Leurs bons sourires, leurs voix mélodieuses et leurs parfums à la rose… - … Perverses, jalouses, capricieuses… - … Les formes d’un vase millénaire, oreilles charmantes, poitrine ferme… - … Poison sur la langue et instinct animal, rien que de l’animal dans leur… - … Douce, étrange poésie qui entoure leurs… - … Salopes, souvent, presque toujours. Sauf si bien éduquées, alors juste pestes. Vous m’entendez, mon Seigneur ? » La silhouette de son confident était figée. « Il est vrai, il est vrai que... L'Ève est l'origine de tous les péchés, de toutes les... Tentations, n'est-ce pas... Pourtant, ma fille, n'oubliez pas que l'un des plus grands personnages de la bible est une femme et...

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- Parce qu'elle est vierge, qu'elle reste vierge et... C'est la mère. C'est moi la mère, mon enfant ne sera pas Jésus pourtant et...

- Que racontez-vous, mon enfant ?... J'ai du mal à vous suivre. - Rien, mon père. Je me perds. - N'oubliez pas que la perdition est un vice, mon enfant. - Depuis quand ? - Depuis le traité de Bartholomé au 18e siècle. - C'est dur. - C'est comme ça. » L’ombre du prêtre alluma une cigarette. « Vous m'en passez une, mon père ?

- Si vous saviez le nombre de fois qu'on m'avait demandé cela ici... Vous pensez que, le tabac, ça vient du ciel ! Vous vous porterez mieux sans. Allez, respirer l'encens si vous vous sentez d'humeur à vous enfumer. Revenons à nos moutons...

- L'enfant, mon père. - Ah, oui ! L'enfant. Il est où le problème ? - La fille. - Vouée au vice. - Vous pensez ?! - À la Marie-Madeleine, à la... - Comment est-ce possible ? » Cerise souffla ces mots de toute son âme. De la buée apparut sur la vitre teintée. Le prêtre prit une longue inspiration, sa silhouette s'effaça un instant avant de ressurgir dans le cadre. « Prouvé. Encore et toujours. Scientifiquement, évangéliquement. Dans les écrits, dans la rue, dans les journaux. Vous ne lisez pas ?

- Je n’ai plus le temps. - Personne n’a le temps pour une cure de vérité. 17


- Je ne m’attendais pas à une telle réponse de votre part, mon père. Je pensais sincèrement que vous pourriez me rassurer sur…

- Magnifiques, délicates, sucrées… Mais vouées au vice. » Le prêtre marqua une pause et écrasa sa cigarette. Un brouillard fin éclipsa un instant la partie inférieure du cadre. En attendant la réapparition du prête, Cerise se sentit très seule. « Et le Joseph, il est où ?

- Le Joseph ? - Le procréateur, le mari, le planteur de graines, le… - Il est… Loin. - Semer d’autres vies ? - Je ne sais pas. Tant qu’il ne revient pas. - Pourquoi cette rancœur, mon enfant ? » Cerise observa la silhouette du prêtre guettant la réponse formidable qui pourrait délivrer Cerise de tous ses péchés. « Pour l’enfant.

- Vous faites de vous une Marie des temps modernes… Candide, presque vierge. Aimée de tous, de loin. Cela fait rêver, non ?

- Vous pensez que, tout cela, je l’ai fait exprès ? Pour être vue comme une sainte ? - Non, non. C’est le bon Dieu qui vous a tapoté sur le front un matin et vous a murmuré quoi faire.

- Personne ne me dit ce que je dois faire. - C’est ce que vous pensez, ma petite Marie. - C’est Cerise. - Allons, il est temps de grandir. Préparez-vous à sa venue. - Laquelle ? - Celle du Seigneur. - Et l’enfant ? 18


- Ne vous inquiétez pas autant, les mères ont tendance à se rendre folle pour leur progéniture. Laissez les choses se faire, croyez en la sélection naturelle.

- Quelle sélection ? - La survie. » La fenêtre entre Cerise et son interlocuteur trembla et s’ouvrit, laissant passer les deux doigts fins et jaunis du prêtre, puis sa main, et ensuite son visage qui, sous les lumières bénies du confessionnal, portait les ombres d’une tristesse millénaire. Ses yeux, deux points noirs entre les peaux, fixaient Cerise d’un intense éclat, presque chrétien si la fumée de sa dernière cigarette n’avait pas contaminé la pupille. « Ma chère enfant, qu’allons-nous faire de votre petite âme ?

- C’est bien ce que je vous demande. - Il faudra être à l’écoute de Dieu, comprendre ses attentes… - Mais comment les connaître ? Il ne me parle pas… Je vois les autres lui répondre en prières, à genoux, debout, dans la rue ou à la télévision, je les vois lui prendre la main invisible, entre leurs doigts, la tête relevée vers lui, au plafond, au ciel, et moi, moi, quand je lève la tête, je ne vois que le plafond, mon père, je ne vois qu’un nuage avec une forme bizarre qui se dilue aussitôt que je le regarde. J’ai prétendu pour les sœurs pendant si longtemps, je pensais que ça viendrait, je leurs disais « oui, oui, amen » lorsqu’elle me demandait si je lui avais parlé, je leur disais « oui, il avait l’air fatigué aujourd’hui, grosse journée pour le petit père », je leur expliquais comme il me faisait penser au monsieur qui vend des glaces mais, mon père, rien ! Niet ! Du vent, du silence. Seulement les cris des enfants dans la rue qui jouaient, libres, arrivaient jusqu’à moi et, moi, incapable de me concentrer sur la voix inaudible du Seigneur, pense alors à toutes ces heures foutues en l’air…

- Je vous en prie… - Pardon… Ces heures, euh, mal faites, disons, à rester enfermer dans le quasi noir à blablater sur des histoires sans queue ni tête… Avec une morale, il paraît, mais une morale qui me passait bien au-dessus de la tête lorsque j’étais triste, lorsque j’avais faim, lorsque que je voulais sortir dehors. La musique par contre…

- La musique ? » 19


La main du prêtre, cruauté nourrie par le manque de viande autour des os, par les blessures bibliques sur les poignets, était affalé sur le bord, les ongles à quelques centimètres seulement du genou gauche de Cerise. Elle recula dans son siège catholique et inconfortable. « La musique… C’était beau, ces chants. Même si c’était cul-cul la praline, si vous voulez mon avis.

- Et le Seigneur ? - Le Seigneur ? - Vous le perceviez ? Lorsque tout le monde chantait ensemble, unis par le don de la vie ? - Est-ce qu’il a une moustache noire ? - Je… N-Non, je ne pense p-… - Alors non, je n’ai pas vu le Seigneur en chantant. Mais notre professeur de musique était aussi très gentil et souriant. » Le prêtre rigola doucement. « Vous êtes un sacré numéro.

- Sacrée… ? - Numéro. » Il avait gardé ses mains du côté de Cerise, mais les occupait à présent au roulage minutieux et quasi-professionnel d’une cigarette faite-maison. L’écho des pas dans l’église, au comptegouttes sur le silence suffocant de leur entrevue, rappela à la jeune femme le temps qui passait et la vieille qui vieillissait dehors. « Je devrais y aller. Merci pour vos réponses.

- Mais de rien, mon enfant. Vous êtes jeune, vous avez encore beaucoup à apprendre de la vie.

- Pas trop, quand même ? » Il tirait atrocement sur sa cigarette pour l’allumer, la partie incandescente, rouge infernal, illumina son visage sous l’angle tortionnaire. Les cernes portaient les yeux minuscules, 20


essoufflés. Finis, les pas salvateurs, à présent seuls au monde. Sa main prit celle de Cerise. Elle sentait le froid infini d’une vie à attendre entre la pierre, les vitraux pour seule lumière. Les doigts se serraient autour de son poignet minuscule et appétissant. La douleur s’intensifia, elle lâcha une exclamation, le prêtre retomba à terre. « La douleur sauve.

- Elle fait mal surtout. - Elle absout vos péchés. Lorsque vous serez encore coupable, souvenez-vous de la douleur comme de votre meilleure alliée. » Sans attendre une réaction de Cerise, le prêtre se retira et ferma la fenêtre de séparation. Sortie du confessionnal, elle tituba entre les bancs en bois glacé. Des croyants assoupis entre les allées donnaient au corps sans vie du bâtiment les formes d’une femme mystérieuse. Près de la porte d’entrée, au bout du couloir de vertiges, la vieille attendait en s’hypnotisant de cierges mourant. « T’as pas l’air dans ton assiette.

- Je dois prendre l’air. » D’une force inattendue, la vieille donna un coup de pied à la porte qui s’alluma de faisceaux blancs puis laissa la vie se dérouler sous le regard des dieux jeunes et moins jeunes, enfermés dans des cages de désespoirs ; ancrés sur le front des mi-croyants, athées et solitaires qui entendaient dans les cris urbains le soupir fatidique de leurs dogmes. La vieille pensa à sa maison près de la mer qui devait sentir bon le sel. Cerise tremblait et mit ses mains dans les poches. En marchant sur le trottoir, dans un courant d’inconnus expirant trop fort, Cerise se surprit à aimer la présence de la vieille. Silencieuse, le talon arrondi tapait le battement de son cœur sur le macadam recousu. Tap – tap – tap –tap… La vieille y reconnut le rythme exemplaire des vagues contre la digue, bien éduquées par la Terre et sa Lune, secouées sans excès par la respiration des fonds marins.

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J’ai le souvenir d’une matinée grise où les vagues crachaient sur les passants, comme il se doit, comme on leur doit, pas de quoi rendre un homme pressé fou, seules les femmes réagissaient et s’engueulaient avec la mer, le poing levé, comme cela, là, le majeur en avant pour les plus fatiguées… Et tap-tap-tap… Le vent contre le drapeau de notre pays… Tap-tap-tap pour hymne… Alors, oui, il faisait froid, moi fallait pas me demander par un temps pareil, j’avais senti la vieillesse s’immiscer pendant la nuit et torturer ma hanche. Alors tout doucement, sur la digue, à attendre les femmes s’engueuler avec la mer. Mais pas trop fort, juste chuchoter parce que grand respect pour les grandes eaux sombres qui ont emporté leurs ancêtres, qui leur ont donné les yeux gris, qui leur ont apporté les poissons qu’elles cuisinent le soir pour leurs marmots, ces petites choses qu’elles regardent grandir en espérant ne pas se tromper… Là, allez-vous-en les mômes, ne restez pas trop près de chez nous, près de la mer et son rythme insatiable, terrifiant, qui marque le temps qui passe… Mes hanches, ma figure, ma voix, ma cigarette, déjà consumées. Par terre. Elles arrivèrent dans le parc de l'immeuble. Son insalubrité frappa Cerise. Au-dessus de la triste façade, le ciel faisait la gueule avec ses nuages gris foncé. Deux adolescents assis sur le banc du petit chemin fixaient l'éternité à coups de grognements, descendaient les épaules sous le poids du jour. Elles passèrent devant eux, invisibles— la toux monstrueuse de la vielle ne

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suffit pas à les sortir de la léthargie pubère, une sombre maladie sans remède. L'entrée était partiellement barrée par les ordures qu'un renard ou un chien avait étalées. « T'as un problème ? » Cerise s'était rattrapée à la barre de l'escalier. Il faisait sombre mais une ampoule mal fichue affichait en intermittence le visage cireux fait de sentiers oubliés, de longues cigarettes et de méfiance. « Rien, j'ai eu un vertige.

- C'est ce putain d’encens. - Il nettoie les péchés. - Si c'était si simple. - Il permet de voir plus clair. » Ses paroles s'étaient échappées de sa bouche, sans consentement. Elle les observa flotter devant elle comme des étrangères. « T’y vois quoi ?

- Le Saint Esprit. » Devant la porte de l'Appartement, Cerise fut soulagée de retrouver sa poignée légèrement tordue — comme à son habitude. Rien n'avait changé ; la messe n'avait été qu'un mauvais rêve. Les bruits de sabots de la femme d’en-haut dansaient avec sa voix ; une musique au bout du couloir dont le rythme s'intensifiait avec les battements de cœur de Cerise ; l'odeur insupportable des murs s'égarait pour lécher leurs visages. Cerise précipitait la clef dans la serrure — celle-ci s’éclipsait sous ses coups répétés. La vieille finit par arracher le trousseau des mains de la jeune fille et ouvrit la porte. L'Appartement, plongé dans le noir, à l'odeur de cuisine froide et de poussière humide, l'accueillit et la sauva du dehors. Elle s'installa dans son fauteuil, s'oublia dans le vent qui se levait — encore — et s'endormit.

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La vieille regardait Cerise s’assoupir. Deux jours s'étaient écoulé depuis la messe et les seuls mouvements de la petite avaient été une visite aux toilettes et un verre d’eau à peine bu. Sans la regarder, elle se replongeait dans les bras du fauteuil éternel, gardait ses paupières à moitié fermées pendant quelques secondes et partait rêver. La nuit, en lui passant un gant humide sur le front, la vieille se promit de fumer dehors. Depuis son panier, quand elle n'arrivait pas à dormir, elle repensait à la môme, à la mer et sa petite baraque dans une ruelle près des dunes.

Il peut y faire froid en hiver, c'est vrai, mais on n’y est pas trop mal, merde à la fin. Dans sa chambre, il y avait son petit matelas au sol, à côté de l'évier jauni depuis vingt ans. Dans la petite pièce à côté, des livres déplumés et quelques photos d’avant attendaient depuis toujours.

Et c'était tout. Et c’était très très bien. Du temps de ma grand-mère, ça aurait été suffisant pour une famille de dix. Les toilettes et la cuisine, espaces communs, appartenaient aux autres rescapés de la vie, aux grands blessés des deux, trois, quatre grandes guerres. Elle évitait de s'y arrêter longtemps. La conversation du temps passé et de la météo la répugnait au plus au point. De toute façon, personne ne l’aimait et elle n'aimait personne — à part les visages sur ses vieilles photos ; à part les inconnus qui respiraient seuls l'odeur de l'eau le soir ; à part ceux qui, comme la petite, se retrouvaient abandonnés sur la chaussée quand les autres roulaient à toute allure. 24


Elle avait envie de dire à Cerise que tout cela n'était qu'un bout de vie, qu'il y avait encore de nombreux bouts à venir — des plus grands, des plus beaux.

La môme n'écouterait pas. La môme ne voudrait écouter que des voix qui n'avaient jamais existé — méfiante à l’égard des vivants. La vieille sortit dehors sur la terrasse et alluma une cigarette. Il faisait froid mais elle avait eu chaud à force de penser à tout cela et cette température lui fit du bien. La petite avait l'air de rêver — avec ses sourcils froncés qui gesticulaient furieusement, de la même façon qu'elle marchait, parlait, pensait.

Comme si elle était en combat permanent avec la vie. Ils lui ont apprit que le goût de la souffrance, ces pauvres cons. Dans le visage contracté de Cerise, elle entrevit la guerre éternelle de sa jeunesse, à laquelle ils avaient promis l’armistice dès la fameuse sagesse.

Juin arriva par surprise. Cerise l'avait aperçu à travers ses rêves. Durant ces semaines, elle avait laissé la vieille la nourrir certains matins. Les autres états de semi-réveils étaient dédiés à la découverte d'une nouvelle couleur dans le ciel, des feuilles qui accouchaient de petites pommes vertes, de son ventre qui ne cessait d'exister. La vieille lui offrait des tartines jusqu’à ses lèvres, elle les mâchait longtemps interrogeant du regard la présence de l'autre qui ne lui devait rien, qui restait. À plusieurs reprises, lorsque la vieille était partie faire les courses, 25


Cerise avait pensé se mettre sur le balcon et s'y pendre d'un bras, se laisser tomber sur le macadam. Dès qu'elle avait eu la force de mettre un pied dehors, elle reprenait conscience de la réalité et de la douleur qui entourait celle-ci, retournait se coucher et à ses rêves où elle mourrait en toute sérénité. Un jour, lorsque la douleur était à son comble, dans ses délires de tristesse, elle prit la bible qui avait trôné entre les livres de cuisines sur le comptoir. Cerise lut au hasard des passages qui pourraient la sauver. Il y avait des paroles et anecdotes qui ne lui disaient rien, d'autres avaient plus de résonance — par leur beauté et leur étrangeté. Celui-là, par exemple : "Son aspect était comme l'éclair, son vêtement blanc comme la neige. Les gardes tremblèrent de peur et devinrent comme morts." Ces mots formaient l'image secrète qu'elle se faisait du commencement de l'enfant, de cette terrible révélation faite au reste du monde. Le bouleversement de son intérieur qui ne lui appartenait plus, allait faire autant de morts et personne ne s'en doutait. C'était cet être mystique, inconnu, qui lui rongeait les intestins et la traînait dans le champ de sa démence. Elle s’interrogeait à voix haute. Personne ne répondait, la vieille était en vadrouille dans la survie, le murmure du dehors gazouillait, la réalité semblait si simple. Sur la route vers le marché, la vieille traversa le pont qui s'étendait d'une rive à l'autre du canal noir. Ils marchaient plus vite et avaient des vêtements sombres. Elle qui avait l'habitude d’être bousculée, elle laissa son corps se laisser tourmenter par les rafales de pensées individuelles, fixées sur une idée, le mètre devant, la vie à soi. Le marché, coincé sur une place les mardis et jeudis après-midis, servait de lieu d'échanges entre la partie fatiguée et abîmée de la population et une minorité intéressée par le goût véritable et l'odeur des campagnes — utopies racontées le soir au lit. Dans la première allée, la plus large de toutes, les boulangers arrosaient leurs produits d'un parfum de blé doré au four ; les fleuristes tuaient leurs bien-aimées à coups de sécateurs, pour des yeux plein de remords, pour des nouveaunés ou des rencontres éphémères ; le boucher, artiste à plein temps, tapait la mesure avec la tête du veau, accompagnait ses questions d'un do majeur : "Alors madame Machin, toujours pas de nouvelles de votre fils ?... Ah ! Et la sœur, elle va bien ?", et reprenait sa sérénade sanguinaire avec bonne humeur. Plus loin, c'était un bordel aux couleurs dépassées qui jonchaient les tapis, qui faisaient trébucher les passants endormis. On y trouvait des souvenirs sentimentaux dont des tresses, des dents de lait, des photos aux bords dentelés par les années, des autocollants de gens beaux et morts depuis longtemps, des pyjamas de bébé et même une urne sans nom — une simple date de naissance et de mort, des cendres jeunes. Heureusement, les acheteurs pouvaient toujours acquérir des objets moins vivants comme des 26


vases immondes, des livres de romance sexuelle auxquels il manquait certaines pages ou des lampes recyclées en vases. De sa petite taille, elle sentait les chemises et les manteaux lui caresser les yeux. Les voix au-dessus interpellaient les prix et les visages. Dans ce brouillard de monde, l'odeur de la nourriture et des fleurs, du plastique et des rots s'immisçait entre les pas et lui donnait un vertige d’excès — l'une de ces vagues qui faisait flotter le conscience un instant. Lorsque les alentours sont pris d'assaut par les grands courants marins, ceux qui naissent depuis l'autre côté du globe, qui s'engraissent en amassant ce qu'ils trouvent, qui s'éclatent sur les hommes, les femmes et la vieille. Elle se tint au manteau du premier venu, une femme aux yeux noirs profonds et à la fourrure proéminente. Celle-ci arracha rapidement son vêtement des mains maigres et jaunies et s'épousseta avant de reprendre son chemin. L'odeur du poulet rôti raviva la vieille.

Pour la petite. Ça lui fera pas de mal. Avec les quelques sous qu'elle avait trouvés sur la table, les mêmes qu'elle avait pensés garder pour elle au début, elle négocia un demi-poulet. Le plus maigre lui convenait. Son achat suant dans son grand sac en cire, elle continua jusqu'aux veines du marché. Désengorgées, elles offraient un instant de répit et laissaient les passants contempler la détresse des trottoirs et le visage qui les accompagnait. Les vendeurs pouvaient enfin suivre du regard et interpeller leurs sauveurs. "Mais venez !... C'est presqu'à donner, à ce prix-là !... Madame, ne soyez pas timide !... Essayez-le au moins, voyez... Là, il vole... Ce n'est pas magnifique cela, ma petite dame ?" L'avion de papier flotta un instant en l'air, observa le magma de gens crier et sentit le soleil se poser un instant sur ses ailes et retomba dans la rigole avant de mourir sous la semelle d'un bonhomme en hâte. Le vendeur alla chercher son art blessé et, sans tiquer, prit sa manche pour enlever la boue, lissa le papier et le remit en poche. "Il y en a plein, des blancs, des rouges, des bleus, des jaunes... Demandez votre couleur, demandez votre taille... Tout est possible, tout est faisable... À ce prix-là, mesdames, messieurs !”

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D'autres, plus silencieux, attendaient que la journée ne se fasse. Une vieille femme en manteau d'hiver, assise sur un tabouret, ne voyait plus les passages — juste une lumière lointaine lui parler doucement des années passées. Un murmure dont les syllabes n'avaient plus d'importance. À ses pieds, des lettres majuscules hurlaient "PÈSE-PERSONNE. 50 CENTS." La balance attendait comme sa maîtresse, dans une autre éternité — un instant insoupçonné. Finalement, avant la frontière de la place, le vendeur de fruits et légumes trop mûrs regarda la petite vieille arriver de loin, marcher de ce pas décidé et minuscule qui faisait sa signature — la tête baissée qui affrontait l'invisible et ses mains en squelette dépasser de ses longes manches. « Alors, bonjour madame ! Comment on va aujourd'hui ? » L'habitude avait enlevé tout entrain à ses salutations. La vieille se contenta d'un grognement et pointa les tomates ridées. « Et un kilo de tomates, un ! Voilà... Des poireaux, on voudra des poireaux ?... Je ne vous mets pas celui-là, il est trop... Bon, voilà, et si je vous fais encore un petit prix ?... En prime, le céleri, un peu de céleri qui pend, ce n'est jamais refus... Non, non, ça ne se goûte pas de toute façon, il ne faut pas se leurrer... C'est moins beau mais ça ne se goûte pas, certes... » Elle lui tendit le billet contre le paquet, fourra le tout dans le sac et trotta. Elle penchait à présent sur le côté droit, heurtait certains passant en contre-sens qui, eux, avaient senti un effleurement, se retournaient et ne voyaient pas la vieille. Le trajet du retour fut plus pénible. Le vent s'était levé et le ciel gris clair habituel qui s'élevait au-dessus de la ville avait viré au gris foncé. Les pas étaient remplacés par des voitures et leurs cris alarmant sur la chaussée. Le visage de la vieille rougissait ; elle fumait sans plaisir —le regard impassible et droit. Arrivée à l'Appartement, elle ouvrit doucement la porte pour ne pas réveiller la môme. Une seule lampe était allumée, celle de la table à manger sous laquelle Cerise était plongée dans l'étude d'un texte. « Qu'est-ce que tu fous ?

- Je lis.

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- Ça fait du bien de te voir levée. Tu te sens comment ? - Mieux, je crois. » La veille déposa le gros sac par terre et bougea son épaule droite. « C'est quoi ?

- Les courses. - Je n'ai pas faim. » Cerise avait employé une nouvelle nuance dans sa voix. Elle était rêche, loin de la tiédeur des autres jours de sa vie, sans colère non plus. Une certitude venue d’en-haut. Ses mots lui avaient donnée du courage, elle ne baissa pas les yeux devant l'expression interdite de la vieille. « Qu'est-ce que tu racontes encore comme connerie ?

- Tu n'es pas obligée de comprendre... Tout comme tu n'es pas obligée d'être là d'ailleurs. » Elle se rassit, reposa le doigt sous les phrases miniatures et continua sa lecture. Les mots reprirent : "... Le sacrifice a appris à Marie la montée vers les cieux... Auprès de Dieu, ses sacrifices furent récompensés et..." C'était bien cela. En faisant défiler son ongle abîmé sous l'encre, Cerise vit sa vision se dérouler. Les mots donnaient l'existence à cette voix infime — un instinct enterré. La solution avait été là, elle était dans le sacrifice. L'acte comme hygiène de l'âme. Cerise avait envie de se récurer le fond, de nettoyer ce qui n'allait pas dans sa tête. Dans ses moments de pleine conscience, lorsque le sommeil l'avait un peu supportée, lorsque la peur, épuisée, courbait son dos et lui laissait un répit temporaire, elle voyait la saleté qui alimentait son cœur. L’immondice de son âme qui l'empêchait d'aimer correctement, comme il se devait. Celle qu'elle reconnaissait dans les recoins du ciel de novembre, contre la rigole de sa rue — après que tous les sans-abris aient pissé. La saloperie dans le regard : cette chose sombre qui ne

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s'enlevait pas, s'attachait à ses pensées lorsque l'enfant y surgissait. Pourquoi ne pas l'avoir tué de ses mains, dégommer aux poings à travers la peau tendue de son ventre.

Le sacrifice comme unique remède. La contemplation et la lumière lui parurent être la première réponse. Elle s'enferma dans sa chambre, éteint la lampe et se coucha. Dans ses ténèbres lui apparurent clairement toute l'atrocité que ses entrailles couvaient.

Cette masse de chaire, qui pompe mon sang, ma vie... Le cancer de mes plus belles années — furent-elles belles. Elle quitta le noir pour une voie plus sombre : des souvenirs. Sur celle-là, elle remontait le chemin près du couvent, celui entouré de hauts buissons vert foncé, celui dont l'extrémité disparaissait derrière les branchages et la distance. Au-dessus des feuilles, la pointe du couvent transperçait le ciel — ténèbres déchirant les ténèbres. Le soleil s'achevait derrière les nuages. Depuis la chapelle, des voix aux tonalités porcelaine serpentaient dans l'air. Le doux écho emplissait la voûte céleste et Cerise se surprit à scruter ce ciel murmurer la gloire de Dieu, tentant d'y déceler une forme qui lui serait destinée ou une lumière particulière à ses désirs. Le jour disparaissait. Cerise ne connaissait plus le but de sa marche — comme souvent lorsqu'elle avait décidé de s’échapper. Elle avait trouvé un prétexte pour quitter l’église, échapper aux murs. Des pièces dans sa poche. Elle devait sûrement acheter quelque chose. Du sel, du sucre, du lait, ... Qu'est-ce que cela pouvait être ? En sortant du chemin elle arriva dans ce vaste océan qu'est la rue, faite de voitures au teint pâle, de filles en jupes courtes, de pas rapides. Surtout, depuis son lit, Cerise entendait ce bruit, la musique de l'univers dont les murs du couvent la protégeaient, ce que les sœurs appelaient la plainte du monde, les angoisses des sans Dieu, le sol mineur de l'existence. Les sorties de groupe organisées un samedi sur deux étaient encadrées par les sœurs et un curé qui, prenant leur rôle d'œillère à cœur, se dépêchaient de désapprouver les tourments de la société tels les regards longuets, les yeux maquillés. Lorsque l'attention d'une fille s'arrêtait sur le sourire d'un passant, la sœur mère lui demandait — d’un geste sec de la tête— de tendre ses doigts pour les saccager à

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coups de bâton. Les sorties individuelles, comme celle dans laquelle Cerise marchait, étaient rares. Elle sentait son cœur dans le cou détonner à chaque réalisation, à chaque appel, à chaque nouvelle odeur, au gré des coins de rues, dans le torrent de voix, visages, vies. Arrivée à l'épicerie, elle prit le temps de divaguer dans les deux rayons du commerce, observa les conserves et leurs ingrédients, sentit le poids et l'odeur des savons, s'extasia sur des aliments aux couleurs inimaginables. Elle finit par acheter du lait et du sucre, sans être sûre qu'il s'agisse là de la liste de courses qui lui avait été confiées. À la caisse, elle vérifia le compte plusieurs fois malgré l'impatience du commerçant, un homme engourdi dans les gestes et mots. Pour rattraper son manque d'aisance langagière, il soupirait fortement devant la concentration excédée de la jeune fille, pièces dans la main, chiffres sur les lèvres. Sortie du magasin, elle inspira le grand air de la liberté et hésita à s'enfuir. La vieille s’assit dans son panier et fixa la porte de la chambre. L'odeur de poussière, imprégnée dans les murs, avait ressurgi grâce à l'humidité croissante de l'été. On imaginait aisément les hommes et les femmes marcher sur le trottoir, les gouttes de sueur naissantes sur leur front ; on imaginait les pores de la peau éclore, se débarrasser, se plonger ; on les voyait, on les entendait, les enfants livrés à leur imagination dans les parcs, sur les quelques bandes d'herbe à côté des parkings, oubliant ce torride début d'été. Les vieux s'asseyaient et ne bougeaient qu'au prochain tracas, qu'au prochain souvenir. Ce parfum de temps la replongeait dans un monde lointain auquel elle s'empêcha d'assister. Elle fuma une autre cigarette. Son hypoglycémie liée aux lourdes doses de nicotine la calma et l'éloigna d'une frontière infranchissable. Elle entendit un bruit de couverture dans la chambre. « Cerise ? » Personne ne répondit. Les secondes de l'horloge en retard indiquaient le temps qui s'écoule, le quasi silence des murs et les battements du cœur de la vieille qui, après un léger soubresaut, avaient repris la mesure des lieux. Observant les détails de l'Appartement, la vieille se rendit compte de l'imposante lassitude de celui-ci. À la lumière de ces jours-là, les murs enfermaient, les murs cloisonnaient. La seule

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entrée vers l'extérieur était cette lumière. Le reste —les voix, les moteurs et le murmure de la vie—, caressait à peine les lieux.

On est comme des rats, ici, on est comme de foutus rats. La vieille s'enfila une autre couverture sur les épaules pour se protéger des pensées glacées.

Il peut bien faire chaud, on peut suer toutes nos pauvres gouttes... Je me taperai toujours des frissons dans ce trou. Il faut qu'on se casse... Il faut qu'elle sorte, qu'elle s'oblige... Le petit chemin qui la ramena au couvent était plus étroit que d'habitude. Les haies s'étaient dangereusement rapprochée les unes aux autre et laissaient à peine Cerise passer — sac à la main, regrets au cœur. Elle n'avait pas osé s'enfuir. En voyant les filles de son âge s'évader à vélo sur le rond-point, tourner en laissant leurs cheveux s'exiler vers d'autres galaxies et leurs genoux se tendre à chaque coup de pédale, elle avait eu la pulsion de leur courir après.

Emmenez-moi avec vous. Elle aurait trouvé les mots justes à sa libération. Il y eut ces voitures prenant la sortie de la grande avenue, celle qui menait tout droit à l'autoroute puis — qui sait — à la montagne, à la mer, à l'escapade. Suffisait-il de lever le pouce et, regard confiant, dévisager les vitres de voitures et l'ombre de leurs conducteurs. Faudrait-il sourire à l'inconnu ou, au contraire, ne montrer que l'élément brut de son âme, cette détermination froide, sans remords. Cette expression aféminine que les sœurs s’appropriaient — mais reprochaient aux autres jeunes filles — “Ah, mais souris à Dieu ! ” ? Un homme d'une cinquantaine d'années, devant le grand pouce de Cerise, avait ralenti. « Vous allez où ?

- Vous, vous allez où ? 32


- À la maison. - C'est où ? - À deux pâtés de maisons d'ici. Tu veux monter ? - Non, ça ira. - Allez, fais pas la timide. On va s'amuser. » L'homme avait pesté face au regard interdit de Cerise. Il avait ensuite redémarré et laissé place à une file d'indifférences motorisées, dont une camionnette qui avait ricané un coup de klaxon. Remarquant la lumière du jour se raréfier, elle perdit espoir et reprit le chemin du couvent. Les feuilles éprouvaient son visage de gifles végétales, un contact physique qui fit du bien à la jeune fille. Il faisait noir. Le temps avait accéléré comme dans une course contre l'instant et maintenant refermait le couvercle de la journée sur Cerise. De l'autre côté de ces haies, les jardins s'étendaient sur les choses. La nature avalait ce qu'elle pouvait comme les pots, les murs et les souvenirs de l'été. Cerise entendait les cloches de portes s'agiter au vent et aux escapades semi-nocturnes. Le ciel, bleu foncé, pénétrait chaque instant de l'air et enfermait la jeune fille dans un voile glacé, inconnu. Un frôlement inhabituel s'éleva devant elle. La présence s'immobilisa. Cerise avança plus lentement, tentant de déceler le type de danger auquel elle faisait face. Elle secoua des branches, l'ombre s'approcha. La collision était proche et toujours aucun indice sur le promeneur. Une respiration accélérée traversa les branchages jusqu'à elle — un souffle inhumain, fou, une autre espèce, inconnue des livres, de la bible et du jour.

Derrière ces branches. Cerise ne pouvait rien voir mais la sentait, dans son oreille, dans ses os. Elle fit un léger signe de croix — comme on le lui avait appris dans les instants de terreur, de jurons ou d’excès. Dans le doute de ne pas avoir été vue par le Tout-Puissant, elle répéta le geste plusieurs fois.

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La chose se faufila jusqu'aux genoux de Cerise et, à quelques centimètres de celle-ci, se révéla. Le renard, plus maigre que la normale, la fixait. Des torrents de salive débordaient de ses gencives, s'éclataient après en flaques sous l'animal ou pendaient aux feuilles innocentes. Face à l'effroi de Cerise, l'animal s'excita. D'un vif mouvement de la tête, il arracha la branche qui lui frottait la joue et la déchira. Le regard à nouveau ancré sur Cerise, il exhiba ses dents et fit un pas en avant. Elle n'entendit plus les cloches sonner. Le bleu ciel devint noir et seule la démence enflammée des pupilles illumina l'entretien. Même le clocher, ténèbres à lui seul, ne surgit plus au-dessus des haies. Il n'y avait plus qu'eux, dans l'enfer enragé.

Depuis combien de temps la petite est-elle enfermée dans sa chambre? Un jour, deux jours, trois jours.... Je veux bien, moi, c'est pas trop mon problème. Mais... L'eau, l'hygiène, l'air frais... Dans cette putain d'odeur de moisi d'ici. Est-ce que c'est bon pour le gosse, de respirer des particules pareilles?... Se créer des poumons avec un air aussi pourri que celui-ci... On devrait sortir, pourquoi pas... Non, elle accepterait jamais... Elle pense qu'à son cul, elle croit pas qu'elle doive faire quoi que ce soit pour son mioche... Que ça nait comme ça, tout beau, tout propre, frais, prêt... Qu'on devrait pas les préparer à toutes les saloperies... Elle pense qu'à l'église, qu'à son Saint Machin, à la bénédiction de, à la crucifixion de... Elle vit pas ici, voilà. Elle est ailleurs... Je devrais pas lui en vouloir comme ça... Non, non, tu devrais pas lui en vouloir d'être humaine, de s'enterrer quelque part... Mais son mioche, tout de même... 34


Faudrait au moins arrêter d'être humain pour neuf mois... C'est pas si long, neuf mois, dans une vie. Ça parait long sur le moment, ça oui, ça je dis pas. Mais dans une vie... Même si elle est toute jeune, je confirme. Elle a le temps de pas être humaine, de pas être si égoïste... Ce que j'aurais pas aimé, moi, qu'on me redonne... Enfin, faut pas penser comme ça, faut pas. Faut pas être humain quand on aide d'autres humains... Je sais pas si quelqu'un a déjà dit cela, mais quelqu'un devrait... Quelqu'un de plus connu que moi bien sûr, sinon tout le monde oublierait... Faut pas être humain quand on aide d'autres humains... Faut... Faut... Merde, je perds mes mots, encore. C'est encore cette connasse de vieillesse qui tape... Qui frappe, je veux dire. Putain... Elles sont où mes clopes?... Là... Ah, non, y en a plus qu'une... Ce que je veux pas aller dehors, moi, c'est humide, c'est pas bon pour les genoux ni la hanche... Et qu'est-ce qu'on fait pour la môme?... Je devrais la laisser crever là dans le noir?... Est-ce qu'elle respire, seulement? La vieille se leva difficilement du panier. Une main sur le mur, elle se redressa, le souffle haletant, avança jusqu'à la porte de la chambre, l'entrouvrit et tendit l'oreille au noir. Le rythme secoué d'un rêve traversait la pièce. Elle distingua une forme allongée, immobile sur le lit. « Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? » Couchée sur le lit de l'infirmerie, Cerise était bombardée de reproches voilés. Trois sœurs la dévisageaient sans remarquer les pleurs de la jeune fille, ni la violente morsure sur son bras 35


droit. De cette blessure, s'étaient écoulé sang et larmes. La douleur avait, à plusieurs reprises, poussé Cerise dans le monde chaotique d'un vertige gris brillant, le sol à la vertical, la conscience diluée. Elle s'était redressé sous la contrainte. Le buste droit mais tanguant, elle attendait son heure. Le purgatoire, à l'odeur immonde de chlore, avait les six yeux, petits et sévères, du tout-puissant. Cerise prit une inspiration et répondit en murmures : « Je... Je voulais aller acheter le lait et...

- Qui vous a demandé d'aller en acheter ? - Je ne sais plus, je crois… » Elle releva la tête vers la sœur au milieu, la sous-intendante qu'elle reconnaissait dans ses délires à l'aide de ce point de beauté proéminent qui lui dessinait un deuxième menton sur le premier. Elle remarqua la pointe craintive de celle-ci et osa ne pas douter de ses souvenirs. « Je ne me souviens plus qui m'a demandé... Mais tout s'est bien passé, à part...

- La question n'est pas de savoir si vous avez réussi à acheter ce que vous vouliez, avec je-nesais-quel argent qui plus est! Le problème, jeune fille, est que vous avez désobéi à l'ordre formel de ne pas dépasser les limites du couvent sans le reporter à sœur Bénédicte... Vous savez pourtant que... » Des mots continuèrent à s'échapper des fines lèvres de la sœur en charge. Bientôt, le déluge de syllabes dévala hors de portée du brouillard stagnant de Cerise. Une fièvre grimpa et étouffa sa bienséance. Elle put concentrer son attention sur cette bouche minuscule, asséchée par la prière, loin des baisers et des autres amours. Les phrases devaient être longues, brutales. La langue claquait contre ses petites dents — légèrement jaunies par le mauvais café servi au petit-déjeuner — par le temps, par des cigarettes secrètes.

Et les lèvres, les lèvres sont inexistantes, comme si on en avait arraché la chaire pour la chasteté, comme si, pour être pieuse, il fallait effacer la sensualité innée des lèvres… Une claque réveilla Cerise. 36


« On ne s'endort pas !

- J'ai mal. - C'est de votre faute. - Mais... Je n'y peux rien si... - Chut ! » La Mère supérieure dépêcha son doigt sur cette bouche. Ce geste devait rappeler aux filles de se reprendre lorsqu'elles risquaient de L'offenser et se répétait jusqu'à ce que celle-ci renonce à se défendre. « Mais comment, je...

- Chuuut ! - Je voulais juste... - Chuuut ! - Je… ! - Cessez de remettre la faute à l'Autre... Comprenez que vous n'êtes pas en position d'évaluer votre culpabilité. Vous avez attiré l'animal à vous...

- Je ne l'ai vu que lorsqu'il... - Si vous vouliez l'éviter, vous auriez pu partir plus tôt... Vous vous êtes infligée cela... - Je ne me souviens pas... » Le regard minuscule transperça l'âme de Cerise. Celle-ci se tut et essaya de revivre la scène malgré les forces qui continuaient à s'échapper de son bras. N’avait-elle pas reculé devant l'animal ? Elle n'avait pas cru au danger. Elle se sentit accablée par la honte. La scène lui réapparut plus clairement. Là, elle put distinguer le renard de loin. Elle aperçut son pelage, reconnut la démence habitant son regard. Elle n’avait pas reculé, elle l'avait attiré avec des claquements de langue. Le ciel s’était assombrit, personne n'y verrait rien. Elle avait tendu le bras.

Voilà.

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Des perles de sueurs assouvirent leur courte existence sur les traits tirés de la jeune fille. Depuis la racine des cheveux, depuis les tempes et le haut du front, elles s'éclipsaient jusqu'au nez, tombaient sur ses cuisses, son bras, le sol. Cerise les observait s’écraser. En examinant ses interlocutrices, elle remarqua qu'elles se frigorifiaient. La fièvre s'accélérait. Elle avait mal et voulut demander de l’aide mais se ravit. « J'ai péché. » À ces mots, les trois sœurs se signèrent et amarrèrent leurs prières au plafond. Cerise leva la tête vers le plâtre craquelé. Son cœur était descendu jusqu'à son bras et s'évadait. Elle perdit connaissance. Cerise dormait toujours. La lenteur de sa respiration avait à présent imbibé tous les murs de l'Appartement et la vieille. Elle s'était surprise à souffler trop fort dans la platitude des jours, dans la lourdeur des bouffées Cerisiennes. Il fallait se glisser en caméléon dans ce rythme, avoir les gestes plus lents, faire battre son cœur à la frontière du trépas et communiquer avec l'espace comme une particule de poussière. La vieille avait également fini par opter pour un sommeil prolongé. Après deux jours d’inertie, elle avait décidé de se lever, sentant que le peu de muscles qu'il lui restait allaient s'évaporer complètement si elle continuait ainsi.

Cerise dormait toujours. Au lieu de sortir, la vieille décida de ranger l'Appartement, aménager les tentacules grandissantes de l'espace. Sans bruit et avec une lenteur exagérée, elle avait commencé par la cuisine —ou plutôt, la partie de la pièce centrale qui était dédiée à la cuisine. Chaque tiroir avait son lot d'utilités et de babioles. Le grand — celui tout en dessous — contenait deux marmites dont l'une qui n'avait jamais été lavée, ainsi que quelques cuillères, 38


un morceau de fromage durci et les décombres d'un journal. Sur les deux plaques électriques, des taches de graisses s'étaient éternisées et permettaient à la vieille d'entraîner ses bras chétifs. Entre chaque corvée, exténuée, elle sortait sur le balcon pour s'allumer une cigarette, regardait la journée s'écouler et écoutait la respiration de Cerise. Elle commença un tas sur la table à manger — un tas fait de tous ses souvenirs, tickets, papiers, couleurs, mots, boutons, mines, plastiques, fers, tissus. La montagne s'agrandissait avec le rangement et, à la fin de la journée, lorsque ses poumons criaient à l'aide et que tout, à part la chambre de Cerise, avait été rangé, la vieille s'approcha du monticule de vies. Ces bribes solidifiées se déclinaient en divers fonds et formes dont un stylo à la pointe cassée, un brouillon souriant, une montre en retard, le portrait jauni d'une Cerise plus jeune, des lacets roses, un ticket de cinéma qui n'avait pas été déchiré, une croix au bras cassé ou une cuillère trouée. Éparpillés dans l'appartement, il lui avait donné l'aspect de boutique antiquaire à la rencontre d'une chasse au trésor. Dans leurs cachettes insolites, leur crasse devenait noble. Rassemblés sur la table, à la lumière du jour et du quotidien, ils étaient pathétiques. La vieille s'en rendit compte et eut honte de son geste malheureux. L'ordre pouvait tuer des vies. Elle replaça le plus vite possible les bricoles à leurs places. La respiration de Cerise, à travers la porte contre laquelle la vieille se collait, était plus puissante et irrégulière. Des charabias opaques émergeaient et replongeaient. À genoux devant la statue de marbre d'un Jésus en pleurs, Cerise comptait ses péchés et implorait le pardon. Le visage imperturbable du Christ, tourné vers le plafond de la chapelle, ne semblait pas remarquer les secousses de la pieuse. Les implorations fourmillaient dans l'air, grimpaient sur les murs irréguliers et s'arrêtaient à la charpente du vieux bâtiment. Son bras, immobilisé à l'aide d'un voile surusé, dégageait dans son corps des excès de douleurs et d'obscurité. Après s'être évanouie, elle avait été transportée chez le médecin attitré du couvent, un homme d'une cinquantaine d'années, apprécié pour son austérité et son dévouement à Dieu. Bien qu'il fut radié de l'Ordre de ses compères, il avait réussi à soigner la plupart des patientes, surtout les grippées, les dépressives et les hystériques. Ses remèdes étaient faits de psaumes, de signes de croix et, avec de la chance, de sirop contre la toux. Cerise s'était réveillée sous le visage gris du docteur Sébastien. Bien qu'elle l'avait déjà croisé auparavant, elle remarqua pour la première fois la cicatrice qui lui traversait le front, les multitudes de 39


vieillesses et ennuis creusés en saillis autour des yeux et de la bouche et, surtout, ce regard libidineux devant son corps en sous-vêtements. Il ne remarqua le réveil de Cerise qu'après plusieurs secondes et s'étonna de son propre décalage cognitif. Sans un mot, le docteur Sébastien se releva, fit quelques pas dans une direction et une autre. Cerise remarqua la saleté de son tablier blanc, une protection qu'il utilisait également pour la cuisine et la jardinerie. Il revint vers elle, s'assit sur le tabouret, prit un papier sur lequel étaient marquées des données sans rapport avec l'état de la jeune fille, s'éclaircit la voix et parla d'une voix mi-sérieuse mirêveuse : « C'est bien, vous êtes réveillée.

- J'ai dormi longtemps ? - Euh... Un peu plus d'un jour. - Je suis guérie ? Parce que j'ai encore m... - C'est normal. La morsure est profonde... On a fait un bandage et sœur Bénédicte a récité les psaumes de l'évangile selon Saint-Jean.

- Je n'arrive pas à le bouger... J'ai froid, je peux remettre mon pull ? - Pas tout de suite, je dois encore observer votre bandage. - Pourquoi ? » Le docteur Sébastien ne répondit pas tout de suite. Ses yeux étaient fixés sur le bras droit, coincé contre la poitrine de Cerise. À l'aide de l'éternel crayon qui était coincé dans la poche de sa blouse, il nota sur son rapport des pattes de mouches et grandes boucles diverses. Il s'arrêta brusquement, prit une large bouffée d'air et tourna son regard myope vers les yeux fiévreux de Cerise. « Avez-vous rêvé de quelque chose en particulier ?

- Je... Je ne me souviens pas vraiment. - Des rêves du Christ, de femmes, d'hommes ? Des rêves dramatiques, drôles, érotiques ? - Pardon ? - C'est pour mon rapport. - Je ne pense pas. - Parce que, moi, je rêve de vous. » 40


Le docteur annonça ses mots sur le ton le plus sérieux du monde. Sa tête lui faisait mal. Elle eut envie de se rendormir. « Combien de temps dois-je rester ici ?

- Autant de temps qu'il le faudra. Tant que vous n'êtes pas guérie, je vous garde en observation.

- Je pense que je vais mieux. - Non, votre température indique le contraire. - J'ai besoin de faire mes prières. - Vous avez un autel à votre disposition. » Il tourna sa chaise vers une table nappée d'une dentelle abîmée. Des bougies éteintes, un manteau de cire coagulée, légèrement penchées, attendaient le retour de Jésus sous une poussière de temps. La photocopie d'un vitrail épinglée au-dessus présidait le cabinet du docteur. « Moi aussi, ça m'émeut.

- Ah… - Un problème ? - Pourquoi ai-je si mal de tête ? - La tête ? Voyons. » Le docteur s'approcha de son crâne et l'inspecta entre les cheveux châtains. Celle-ci entendait les inspirations s'intensifier, les narines effleurer son cuir chevelu et ses paroles: « Vos cheveux sentent si bons.

- Assez. » Cerise se releva avec peine, poussa doucement le corps impatient du docteur, enfila son pull en évitant son bras et sortit du cabinet.

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Aux premières notes d'encens pontifical, Cerise ralentit le pas. Arrivée à la grande plaine qui séparait le bâtiment principal des cases réservées aux employés, elle marchait dans un calme profond — doux délire qu'elle confondait avec la paix intérieure. Avant de retourner aux dortoirs, elle s'arrêta à la chapelle. À genoux devant le marbre, devant les faces pieuses et épurées, elle rappela ses travers. Il n'y avait plus personne au milieu de la nuit. Seules des lumières provenant des grandes fenêtres à côté traversaient les vitraux et nourrissaient les murs de nouveaux talents. Elle demanda pardon, quelle que soit la faute. Les voûtes, hautes et puissantes, observaient la jeune fille sans y voir autre chose qu'un banc au cœur battant, qu'une chaleur grimpante et bientôt mourante. Un état de transe habitait Cerise. Elle leva les yeux sur l'univers édulcoré dans lequel elle avait grandi, qui lui avait toujours paru avoir un sens sous un certain angle et qui, à cet instant, n'était plus qu'un magma inquiétant de matières et de désirs. Le non-sens de la pesanteur, du dessus, du dessous, lui parut évident.

Où regardait cette statue ? Dans le chaos de son oreille interne, elle suivit les yeux vides, la direction des yeux de marbre et arriva sur le nid de pigeons endormis, coincé dans un coin de la charpente.

Bien sûr !... Dieu est un pigeon... Pourquoi ne pas y avoir pensé plus vite... Si les pensées de Cerise étaient claires, l'état de son encéphale l'empêchait d'émettre le moindre son cohérent. Le virus de la rage distillait ses premiers symptômes, avait atteint le cervelet. Malgré les demandes de pardon répétées à voix basse, malgré les croix et les chapelets, malgré les idées saintes de Cerise, la faux s'aiguisait au rythme de ses incohérences. Dehors, les lumières s'étaient éteintes. Ne restait plus qu'une lune sans éclat, à moitié couchée, témoin infâme de la justice. 42


Qu'est-ce qu'elle raconte encore ?... Faudrait que je la réveille, ça peut plus durer, merde... Elle rêve de trucs pas rigolos, ça c'est sûr... C'est parce qu'elle dort trop… Ça, ça lui bousille la raison. Dormir trop, c'est pas bon, non... Bon, j'ouvre la porte, j'allume la lumière. Voilà... Pas de mouvements. Je vais pas attendre pour toujours comme une... Comme une... Bah, je sais pas, moi, comme un cochon, comme une vache... Une vache, voilà ! Comme une vache qui attend le train... Et, moi, j'attendrais, que madame se réveille... J'ai la bougeotte, encore... Ça m'était plus autant arrivé depuis... Depuis... Bah, ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est le réveil... Voilà, c'est là où j'en étais. Le réveil !... Faut crier... Faut crier, d'un coup sec... « Cerise ! »

Elle bouge ! Elle se... Ah, non, elle ne fait que rouler... Elle parle moins… Y a dû se passer quelque chose dans son petit univers... Je lui dis quoi, quand elle se réveille ? Je fais comme si de rien n’était ? Comme si j'avais pas crié, que c'est son imagination... Elle me croirait, elle est pas de ce monde, la môme... Oh merde, faudrait pas que je profite, non, faut pas profiter des gens pareils... Tu le sais pourtant... Elle se réveille? Non, non, elle parle, elle 43


reparle... Ses mots... Ses mots, je comprends rien de tout ça. Une autre langue ? Cerise sentait la sœur de garde la tenir fermement par les aisselles. Bien qu'elle était âgée et que ses cordes vocales n'avaient plus donné signe de vitalité depuis plusieurs années, ses cris nourrissaient un large écho dans la chapelle. Ils s'échappaient vers l'extérieur grâce à l’isolement misérable des murs. « Cerise !... Cerise !... À l'aide ! » Deux autres sœurs arrivèrent au galop, habillées d'un peignoir aux couleurs de leurs robes, un bleu marine et un blanc épuré. Malgré leur vision troublée par le sommeil, elles comprirent rapidement la gravité de la situation devant le visage en nage de leur protégée. L'une d'entre elles fit allusion au docteur Sébastien mais fût vite repris par l’autre sœur. « Non, non... Nous devons l'emmener à l'hôpital. » Cerise, évanouie, sentait dans ses visions la présence d'êtres sous elle, le tendre siège en cuir fatigué de la coccinelle des sœurs, voiture attitrée du couvent. Elle crut naviguer sur les vagues brutales de l'asphalte, destinée à d'autres horizons. Une paupière se leva. Elle reconnut le plafond gris foncé d'une voiture mais ne savait pas laquelle, ni la raison de ce déplacement automobile, ni pourquoi elle ne s'extasiait pas à l'idée de sortir du couvent. Elle remonta dans le temps, petite fille, expédiée au couvent par la paresse, par la folie, par des mœurs violentes. Elle se vit frêle, en tresses, être épiée par les sœurs. Dès le premier jour, des lois établies par des inconnus avaient tracé ses heures et surveillé ses pensées. Dans le grand jardin, à l'air libre, dans un bel après-midi d'été, elle avait senti sur ses cheveux les péchés de ses géniteurs et, sur ses épaules, les mers de vices qui l'attendraient. La masse de sa vie ne lui avait alors jamais parue aussi écrasante. « Est-ce que je vais mourir ? » Personne ne répondit. Seul le vrombissement du moteur chaotique émettait à travers ses notes mineures la possibilité de s’éteindre. Dans d'autres états, la jeune fille aurait sûrement 44


versé l'une ou l'autre larme. L’idée de mourir, à tout âge, était une sentence terrible mais devenait injuste lorsqu'elle émergeait en plein printemps. Dans ses délires, elle s'en réjouissait. La douleur n'existerait plus. Le poids, qui n'avait quitté aucun membre de son corps depuis sa genèse, s'évaporait aussitôt que le cœur cesserait. Elle se voyait flotter tranquillement, loin des viscères de l'humanité, avec les oiseaux pourquoi pas. Une nouvelle chance s'ouvrait à elle, sans douleur, sans regard. Loin de la foule. « Aïe !

- Ah, enfin. » Cerise se releva de son lit, une main sur la joue. « Pourquoi vous m'avez giflée ?! » La vieille, satisfaite de son geste, ricanait encore. « Il était temps, tu sais. C'est pas bon pour toi, rester allonger comme ça.

- Je suis épuisée. Laissez-moi. - Hop, hop, hop, non... Vas pas te remettre sous les couettes. On sort, on va prendre l'air... Et tu vas bouffer quelque chose.

- Vous ne comprenez rien. » Malgré ces mots, Cerise se releva. Elle tituba légèrement aux premiers pas mais finit par reprendre l'équilibre à l'entrée de sa chambre. Elle aperçut le bleu ambiant du dehors et sentit ses épaules se rétracter. « Je ne sais pas si j'arriverais à marcher.

- Personne te demande de faire l'athlète. On ira au moins jusqu'au pont, là, celui à deux rues.

- Bon, si vous ne me laissez pas tranquille... - T'as pas vraiment le choix. »

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Cerise se laissa guider par la main de la vieille. Elle répugnait la jeune fille mais ne fût pas lâchée.

« Il fait lourd, hein ? » La vieille avait envie de parler. Après avoir vu les heures défiler pendant trois jours, elle avait oublié à quel point la petite pouvait être taciturne. Cerise ne répondit pas. En secret, elle essayait de se rappeler de ses rêves. « T'aurais pas encore pris du ventre, toi, pendant ton gros somme ? » La jeune fille baissa la tête et fût surprise de son état. « C'est vrai qu'il est énorme. Le bébé bouge moins, j'oublie. » Son regard s'élança au loin. Les mouvements de la ville étaient aussi lents que l'univers. Jeunes et vieux flânaient à reculons, s'appuyaient. Les voitures se morfondaient et les discussions avaient disparu. « On vit dans des temps étranges.

- Crois-moi, si j'avais gagné un franc à chaque fois que... - Vous ne trouvez pas ? - Tout est étrange. La normalité, surtout. » La vieille remarqua la nouvelle tonalité de la voix : un timbre reposé, une nuance flottante. Elle ne savait pas si elle devait se réjouir ou non de ce changement, qui pouvait aussi bien être symptôme d’abandon que de paix retrouvée. Cerise observait son ventre sous une nouvelle lentille. Elle posa sa main dessus. Au toucher, cet étranger lui parut plus sympathique qu’auparavant. Une ancre insoupçonnée avait vu le jour pendant ses nuits sans fond. 46


« De quoi as-tu rêvé ? » Cela faisait un moment qu'elles marchaient dans le silence. Sur le bord du canal, le calme de leur côté contrastait avec le frétillement humain qui avait lieu sur la rive opposée. Cerise leva les yeux au ciel, pour faire semblant. « Je ne me souviens plus.

- T'as beaucoup causé, tu sais ça. » Elle ne répondit pas et tourna son attention vers l'autre côté. Elle put changer de sujet. « C'est étrange, ce pont. Il ne devrait même pas exister. Vous ne les trouvez pas très bizarres ?

- Qui ça ? - Les gens, les choses, là-bas. - Pourquoi ? Vous savez, c'est pas si mal, là-bas. On pourrait y aller, des fois. Pour changer. - Mais vous ne les trouvez donc pas différents ? » La vieille se décida à les regarder à son tour. Malgré sa myopie croissante, elle put imaginer les contours de la foule, leurs ombres à l'arrêt par coups d'hésitations, de lacets, de contemplation. La vieille connaissait bien ce côté-là pour s'y être promenée, pour y avoir fait les courses lorsque Cerise, exténuée et autres états d'âmes, restait à l'appartement. Elle avait, là, l'impression d'appartenir à une véritable civilisation, au milieu de l'empressement, des manteaux de toutes les textures et couleurs; entre les visages assombris, les rêveurs, les fantômes; contre les briques lisses, presque tendres, des hauts buildings pas-si-hauts. « Je sais pas s’ils sont si différents, tu sais. Peut-être même que tu devrais aller voir, ça te changerait.

- J'y suis déjà allée, mais je suis vite revenue. - Et, ici, qu'est-ce qui te plaît tant ? - Je n'ai jamais dit que je me plaisais ici. - Mais tu préfères...

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- Je m'y sens mieux, oui... Je pense que j'aime notre désordre, notre liberté de faire des détours. Je ne sais pas, j'ai l'impression qu'on ne nous laisse pas ce choix là-bas. » La vieille s'assit sur le banc devant elle et Cerise la rejoint à ses côtés, mais tournée vers un autre horizon, vers l'Ouest, là où le canal se séparait, devenait farouche, appartenait enfin à la nature. Le lendemain, Cerise accouchait.

Fin du chapitre II

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