BIVOUAC
L’ÉMERGENCE ARTISTIQUE EN FRANCE ET SUISSE 20 mars 2014 Hôtel de Ville Dijon
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ouze intervenants, six fauteuils, une table basse, quelques mangedebouts et une centaine de personnes venues de tous horizons dans le public : acteurs du milieu culturel, artistes, responsables de salle, directeurs d’association, journalistes ou simples passionnés. Tous ont répondu à l’invitation des Eurockéennes de Belfort et de la Fondation CMA (Suisse), initiateurs de l’Opération Iceberg, le projet expérimental d’accompagnement qui suit actuellement neuf groupes émergents. À Dijon, aujourd’hui, il sera d’ailleurs également question d’explorer le modèle musical de notre voisin suisse qui, à l’instar du système français, a dû se repositionner avec l’explosion d’Internet dans les années 2000. Le Web, cet outil formidable peuplé de GIF et de lolcats, qui a permis de « créer du lien entre le fan et l’artiste », comme le souligne le journaliste Pascal Bertin, modérateur de la table ronde.
De nouveaux prescripteurs
Il fait environ 16 degrés ce jeudi 20 mars à Dijon. La lumière éclatante du soleil traverse les vitres de la salle de Flore, somptueuse galerie située dans la partie Ouest du Palais des ducs de Bourgogne. À l’intérieur, les gens s’affairent. Dans quelques minutes débutera la première table ronde organisée par l’Opération Iceberg, en collaboration avec La Vapeur, autour de l’émergence artistique en France et en Suisse. « Vous voulez un café ? » L’accueil est bienveillant. Les discussions de cet après-midi le seront aussi. Un temps de réflexion en deux parties où l’on s’intéressera aux différentes formes que peut prendre l’accompagnement des jeunes artistes, à ses perspectives mais aussi ses limites. Un défrichage exaltant avec au beau milieu de tout ça, Internet, des chandeliers du 18ème et Pedro Winter. 4
Le premier quintet d’intervenants semble d’accord à ce sujet. Pedro Winter (Ed Banger), Marc Ridet (Swiss Music Export), Vincent Ricordeau (KissKissBankBank), Christian Fighera (Two Gentlemen) et Jean-Vic Chapus (Rock & Folk) ont tous traversé la crise du disque à leur manière. « Une crise de l’industrie du disque, mais pas une crise artistique », précise le boss d’Ed Banger, qui estime que c’est à lui, patron de label, d’aller chercher de nouveaux artistes pour exciter le public et se réinventer. De son côté, Jean-Vic Chapus, chemise à carreaux sur le dos, se bouffe des réseaux sociaux avec appétit pour dénicher les futures perles. « Ce basculement me simplifie le travail. J’aime cette idée de média prescripteur, sur lequel je peux parfois recevoir de bien meilleurs conseils venant d’un inconnu, plutôt que d’un attaché de presse ». Dénonçant les relations parfois incestueuses entre les gros médias français et les maisons de disques, le journaliste se retrouve ainsi au même niveau « qu’un gamin de 14 ans ». Avec Internet, la hiérarchie tend à disparaître. « Le boulot de rock critic sera mort dans quelques années, et ça sera une bonne chose ». Adepte de la radio, « un média noble», Pedro Winter se réjouit lui-aussi de ce retour à une forme d’égalité dans l’accès aux informations. En Suisse, la radio Couleur 3 fait figure de soutien inconditionnel auprès des jeunes artistes, dans un pays libéral qui ne compte ni ministère de la Culture ni intermittent du spectacle. « On a tendance à voir d’un bon œil le modèle français, mais c’est très difficile pour un artiste suisse d’entrer sur le marché hexagonal », explique Marc Ridet, figure du monde musical helvétique.
Yann Rivoal, le directeur de La Vapeur (au micro), ouvre la table ronde aux côtés de Jean-Paul Rolland des Eurockéennes de Belfort.
L’artiste Verveine, bonnet rouge, micro à la main.
L’essor du financement participatif À côté de ça, de nouveaux modèles se sont mis en place. « Qui ne connaît pas le principe du financement participatif dans la salle ? », lance Vincent Ricordeau, fondateur de KissKissBankBank, la célèbre plateforme de crowdfunding créée en 2010. Aucune main ne se lèvera, preuve de l’importance qu’ont déjà pris ces techniques de levée de fonds pour les artistes. « Le financement participatif n’est pas un modèle économique en soi. C’est le moyen de démarrer un projet ou de le concrétiser, grâce à sa communauté au départ. La logique, c’est de se responsabiliser en tant qu’artiste. C’est la communauté qui décide si oui ou non elle valide », précise l’entrepreneur. Tout n’est pas rose, comme le soulève Fig, alias Christian Fighera, de l’agence de booking Two Gentlemen en Suisse : « Il manque l’expertise, la professionnalisation et l’encadrement, mais je reste attentif à ces plateformes ». L’artiste Verveine, jusque-là assise dans le public, chope un micro pour s’installer auprès des intervenants. Encadrée par l’Opération Iceberg, elle craint que le crowdfunding dévalorise les politiques culturelles et 5
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s’interroge : jusqu’à quel point la communauté va-telle soutenir un artiste ? « En tant qu’artiste, on a une légitimité plus grande lorsqu’on reçoit une subvention de notre pays », conclut la jeune femme. Les échanges sont nourris. Questions, réponses, ping-pong.
Le futur, c’est maintenant Quid de l’avenir ? Comment faudra-t-il gérer son début de carrière dans les années à venir ? Qui a une boule de cristal ? Qui reprendra un café ? Pedro Winter voit clair : « Malgré la technologie et les nouvelles façons de se financer, l’élément principal à retenir, c’est la patience. Une carrière, ça prend du temps. Et émerger, ce n’est pas facile. Fauve est une exception, c’est une belle histoire, mais il y a 12 millions de fauves en cage ». Punchline à l’appui. Plutôt rassurant, Jean-Vic Chapus s’enthousiasme plus sur de nouveaux groupes qu’avant. « Quand je rencontre des jeunes groupes, ils sont intelligents, ils connaissent les circuits traditionnels. Et surtout, le fait qu’il n’y a plus d’argent. Je trouve ainsi plus de pragmatisme et plus de curiosité chez eux.
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Pause clope au soleil. L’occasion de serrer des paluches et refaire le match entre confrères, partenaires ou nouvelles connaissances avant le début de la seconde table ronde. Un petit quart d’heure durant lequel on pourra aussi se délecter des moulures, ornementations et chandeliers d’époque de la salle qui nous accueille. Dijon, capitale de la culture.
Du soutien local à l’exposition nationale Les nouveaux intervenants prennent place. Johann Lagadec (Label Charrues), Mathieu Maire du Poset (Ulule), Nicolas Gyger (Affaires culturelles du canton de Vaud) et Jean-Damien Collin (Directeur de la culture au CG du Territoire de Belfort) donneront de la voix pour la suite de l’après-midi. Un temps rythmé cette fois plutôt du point de vue des politiques culturelles, tout en rappelant quelques points saillants concernant les nouveaux médias, facteurs d’émergence. Mathieu Maire du Poset, directeur de projets chez Ulule et ancien journaliste, en est le témoin. « La notion de média a changé. Elle était au départ très verticale, elle est très large à présent. On est chacun notre propre média, on a un blog, on est sur twitter, on exprime des avis, des opinions, on recommande. La capacité d’influence, de prescription, est plus forte parfois que celle d’un média
CARNET DE BORD par Pierre-Olivier Bobo photographies par Alexandre Claass
national ». Nicolas Gyger, du canton de Vaud, voit par ailleurs d’un bon oeil que les salles et clubs jouent un rôle dans l’émergence des artistes. « La découverte se fait au départ avec les scènes locales, grâce aux réseaux plutôt qu’aux médias traditionnels ». Pour lui, la collectivité doit aussi rapidemment jouer un rôle, afin d’assurer la pérennité d’une politique culturelle. Jean-Damien Collin, responsable de la culture au conseil général du Territoire de Belfort, partage le même avis. Selon lui, les labels locaux sont également fondamentaux, en soutien des artistes, véritables moteurs des territoires. Mais ce qui dénote en comparaison avec les années passées, c’est cette volonté d’aiguiller très tôt et au mieux les jeunes artistes. Les aider à se professionnaliser, à se faire connaître. En Bretagne, le festival des Vieilles Charrues a abandonné son tremplin musical pour créer Label Charrues, un dispositif visant à accompagner les artistes émergents de la région. « Il existe beaucoup de salles et de propositions artistiques en Bretagne, on fait donc un choix, on essaie de remettre l’artiste au centre de notre projet », assure Johann Lagadec. Il s’agit là de prendre en compte tout un tas de composantes. Quel est l’environnement de l’artiste ? Quel lien fait-on avec le public ? Dans quelles conditions met-on les artistes face à lui ? « Le public n’est plus spectateur, il a aussi un rôle d’acteur ». Un rôle que complètent les labels, tourneurs, salles et pouvoirs publics. Pour que l’énergie dépensée au niveau local se traduise par une exposition à l’échelle nationale. Voire plus, qui sait ?
Pierre-Olivier Bobo a fondé le magazine Sparse avec ses petites mains, un sourire Email Diamant et des valises pleines de cash. Il est également en charge de la communication de Radio Dijon Campus. Pierre-Olivier Bobo n’est pas un pseudo. Incroyable. C’est son vrai nom.
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