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si Je ne suis qu’un animal parmi les autres ?
Et si, l’artificialisation des sols était notre Nature ? Et si, je n’avais pas à donner la parole à l’autre ? Et si, je n’avais pas à penser à la place de l’autre ? Est-ce que je construirais toujours des passerelles pour les cervidés ?
L’intention de ce texte est de proposer un exercice de pensée, un changement de point de vue, un décentrage. L’intention est, par ce décentrage, de générer des questions nouvelles, des approches autres. Pour cela, ce texte est construit autour d’un « Et si » : Et si je regardais les choses plutôt comme cela ?
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La question qui m’est posée aujourd’hui est : comment considérer le non-humain dans ma façon d’appréhender l’espace ? Celle qui vient avant, de mon point de vue, porte sur ce qu’est cette considération. Qu’est-ce que je mets derrière ? Quelle est sa nature, sa motivation ? Je vois dans la considération le rapport aux autres, dont les non-humains. Et c’est, il me semble, en explorant ce rapport qu’on pourra voir apparaître d’autres façons de penser la construction architecturale. Et ce sont ces façons-là qui m’intéressent.
L’hypothèse que l’on va faire tout au long de ce texte, le « et si », est la suivante : aujourd’hui quand on considère l’autre (qu’il soit animal non humain ou encore végétal), c’est toujours en rapport à l’humain. Cette considération de l’autre « pondérée » par l’humain, nous enferme dans des questionnements qui nous excluent du reste du vivant et brident la créativité.
Cette considération pondérée par l’humain prend notamment la forme de la distance entre moi et l’autre. Parce qu’il a des capacités proches des nôtres ou non, je considère l’autre plus ou moins. On tiendra plus compte, par exemple, des espèces qui auraient les mêmes émotions que nous que des autres. Légalement, un chimpanzé et un insecte ne seront pas protégés de la même manière.
On va ensuite hiérarchiser l’autre en fonction de soi, notamment en lui attribuant une utilité (matérielle ou symbolique) ou une nonutilité. La considération varie entre les espèces en voie de disparition (utilité symbolique), par exemple le cerf élaphe, ou des espèces d’élevage (utilité matérielle), par exemple le daim, et celles dites nuisibles (sans utilité), comme par exemple le chevreuil. Ces trois espèces étant pourtant toutes des cervidés. Cette hiérarchisation est bien entendu une conséquence, une extension du premier point. Enfin, le dernier effet de cette considération relative à soi, à l’humain, sa dernière expression, est le « je me mets à la place de ». Par exemple, j’imagine ce que ça fait d’être un cervidé qui vit à côté d’une grande ville en lisière de forêt et je vais construire des espaces en fonction de ce que je pense que l’autre pense. C’est ainsi qu’apparaissent les passerelles pour que les cervidés puissent traverser la ville, la route, etc.
Pour dépasser ces trois écueils, je vous propose trois temps. Au cours de ces temps, nous allons repérer les principales questions issues du cadre de pensée « Nous Et les autres / Contre les autres/ En dehors des autres » et tenter d’aller vers le cadre de pensée « Nous Parmi les autres ».
Premier écueil : la distance de moi à l’autre Le premier écueil, celui de la distance à l’autre, trouve son expression dans la question de l’artificiel et du naturel. Se poser la question du naturel contre l’artificiel sous-entend que ce qui est relatif à l’être humain n’est plus naturel. On agit comme si lui et ses actions, ses impacts, n’étaient plus naturels. Cette question, en sortant l’humain de sa biologie, enferme la pensée. Architecturalement parlant, on restreint la réflexion à « quel impact ai-je le droit d’avoir sur mon environnement en l’artificialisant ? ». Pourtant, si je prends l’exemple du termite (Syntermes dirus), il va avoir un impact remarquable sur son environnement. Du haut de ses 1 cm de long, il génère des monticules de déchets faisant jusqu’à 2,5 m de hauteur, c’est-à-dire 250 fois plus grands que lui, ce qui à l’échelle de l’humain donnerait des monticules de 400 m de hauteur. Mais ce n’est pas tout, par le biais de ses galeries il restructure complètement le sol et en modifie la Nature Et si, comme pour le termite, on ne se pose pas cette question de l’humain qui artificialise le sol, mais plutôt de l’humain qui adapte son environnement en fonction de ses besoins ? Il apparaît alors que nos besoins sont relatifs à notre environnement et à ce qui nous entoure. La question se déplace de « comment tenir compte de contraintes de non-artificialisation d’un sol » à « comment je fais pour que ce sol me soit pérenne et me permette de vivre longtemps ».
Ce premier pas de côté n’est pas encore suffisant. Cette question reste bien trop anthropocentrée de par son approche relative aux besoins de l’humain et à sa pérennité. Nous sommes toujours dans « le Nous Et les Autres ».
Deuxième écueil : Au-dessus ou en dessous ?
Les autres sont à considérer. Mais quelle est la nature de cette considération ? Je vais prendre l’exemple de la considération de « minorités » dans notre société. Souvent on entend, par ceux qui détiennent déjà la parole, (et sont donc détenteurs d’un certain pouvoir) le fameux « Je vais donner la parole à ». Que font ces personnes ? Elles gardent le pouvoir en décidant, en considérant qui mérite d’avoir la parole, de s’exprimer. Or, en tant que femme, j’estime que j’ai la parole de fait La parole que j’ai, existe de fait. Elle n’est pas tributaire de la volonté de la considérer ou non de la part de celui qu’on dira puissant. On ne me donne pas la parole, je la prends. La question pour le puissant n’est alors plus « à qui je dois donner la parole » mais plutôt « comment je laisse la parole ? », « comment je me tais ? ». Ainsi, entendre que cette parole est de fait, c’est-à-dire qu’elle existe quoi que j’en pense, impose de passer de la question « comment je donne la parole et à qui » à « comment l’entendre ? » et donc « comment me taire et écouter ? ». Cela impose donc un nouveau décentrage. Dans la question de l’architecture et des autres espèces, cela pourrait se traduire du passage de « je considère que les pigeons et les chats n’ont rien à faire en ville » ou encore « je considère que les cervidés ont le droit de passer sur le pont » à, de fait, ces autres espèces existent. Elles existent dans cet espace alors, « comment je les laisse posséder et modifier cet espace ? », autrement dit « comment je fais pour me taire et les écouter ? ». Finalement, on passe d’une considération morale, éthique ou encore de droit, à une considération de fait, ce qui ouvre sur la question :
Qu’est-ce que cela veut dire en architecture qu’être en mesure d’écouter l’autre ?
Troisième écueil : à la place de Le risque de cette question, celui à éviter, est le troisième écueil de la pensée majoritaire, le « je pense à la place de ». Ne pas penser à la place de l’autre, pour ne pas tomber toujours dans ce même écueil de se dire qu’il n’existe pas vraiment sans moi, en dehors de moi. Me mettre à parler à sa place peut se traduire par « Untel aurait dit que ». Mais alors, comment je fais pour laisser un espace de parole à l’autre ? Surtout qu’ici l’autre est multiple, que je ne peux pas concevoir ces autres dans leur totalité et que certainement, certains de ces autres ne me conçoivent même pas ? Et même si j’arrivais à concevoir ces espèces, je ne peux pas penser à leur place : comment rendre belle une ville pour un pigeon ? Est-ce que déféquer sur la ville n’est pas une manière pour lui de l’esthétiser ? Ou encore de lutter, de protester contre cet aménagement de l’espace ?
Voici la proposition que je soumets : faire avec le Et si. Et si, plutôt que de me demander ce que pense l’autre, on se demandait quelles sont ses intentions ?
Les intentions – quelles que soient leurs formes – ce n’est pas l’individu lui-même, c’est une expression de lui à un moment donné. Cette temporalité, ce décalage, cette distance, lui laissent l’espace d’exister de fait. En architecture, quand j’occupe l’espace, j’ai un impact sur ceux qui vivaient, vivent et vivront là. On pourrait être tenté (notamment avec l’approche que l’on tente de déconstruire ici), de minimiser voire d’annihiler cet impact. Mais cela n’est pas possible, je finirais par ne rien faire. Et si, sachant que je vais avoir un impact, je me demande comment je laisse à l’autre le choix de réagir à cet impact-là ? Comment je fais pour laisser à l’autre la responsabilité de ce que je lui fais dans ma construction architecturale ? Autrement dit, comment je pense l’espace pour que l’autre puisse faire un choix, et puisse me l’exprimer ? Comment je crée des espaces qui me permettent d’entendre, de voir le choix de l’autre ? Si on reprend notre exemple de la passerelle, et si plutôt que de faire cette passerelle, je créais un espace où lorsque les autres espèces ont envie de venir, elles viennent, lorsqu’elles ont envie de modifier l’espace, elles le modifient ?
N’étant pas une architecte moi-même, je ne peux imaginer, sans tomber dans un des trois écueils décrits ici, quel(s) impact(s) ce texte pourrait avoir sur une réflexion architecturale. Cependant, je peux vous proposer encore un pas vers ce et si, en vous invitant dans l’espace de réflexion suivant :
■ Et si, je dois imaginer un dispositif qui laisse le choix à cette multitude – multitude que je ne peux pas imaginer réellement –de prendre part ou pas à ce projet ?
■ Et si l’élément clé de voûte d’un projet est « je laisse le choix à l’autre – quel qu’il soit, animal, végétal – d’accéder, de vivre et de modifier cet espace » ?
Dans cet espace, finalement, construiriez-vous une passerelle pour les cervidés ?
Et surtout, quels espaces (de réflexion) allez-vous inventer ?