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de l’architecture à l’épreuve de l’Anthropocène
En 1986, juste après la catastrophe de Tchernobyl, le sociologue allemand Ulrich Beck écrivait dans La société du risque : « Nous avons appris à répondre aux menaces de la nature externe en construisant des cabanes et en accumulant des connaissances. Mais nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces industrielles de cette seconde nature intégrée au système industriel.1 » Quel est le langage des cabanes de la seconde nature ? Est-il possible d’identifier des caractéristiques, un vocabulaire, voire un registre esthétique que mobiliserait l’architecture à l’épreuve de l’Anthropocène ? Ce texte propose d’explorer les conditions d’apparition de cette architecture du nouveau régime climatique2 et de saisir si celle-ci s’accompagne de la constitution d’un nouveau langage ou d’une nouvelle méthodologie de projet.
La difficulté d’un récit composite
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La question écologique s’affirme nettement dans la société à la fin des années 1980 : ce récit autour de l’environnement est alors aussi bien porté par différents événements mondiaux comme la création du GIEC fin 1988, la diffusion de son premier rapport en 1990, le sommet de la Terre de Rio en 1992, qu’il est exploré dans divers ouvrages, parfois dissonants, comme Les trois écologies de Félix Guattari (1989), Le contrat naturel de Michel Serres (1990), Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour (1991) ou encore Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry (1992). Ce récit écologiste est pluriel, largement polarisé autour de trois approches richement documentées par les historiens de l’environnement Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz3 , à savoir celle de la croissance verte, issue d’un capitalisme qui n’aurait pas renoncé au progrès ni à l’industrie et qui en proposerait une version écologique, celle de la décroissance rouge, ancrée dans une vision marxiste de la société et en rupture avec le monde néolibéral, et enfin celle de la collapsologie, portée par l’idée d’une eschatologie écologique certaine.
Dans le milieu de l’architecture, on observe cette même multiplicité dans l’appréhension de la question environnementale qui est aussi bien portée par des discours autour d’un développement durable vert et d’une ingénierie verte, qu’elle est défendue par des discours autour du remploi, de l’écologie urbaine ou de la mésologie. Au-delà de la question politique et du clivage croissance-décroissance, la question écologique en architecture est particulièrement composite de par les multiples approches possibles, aux enjeux parfois contradictoires. Prenons un exemple. Les recherches menées par la LPO, la Ligue de protection des oiseaux, et la Mairie de Paris, montrent que la capitale a vu sa population de moineaux chuter de 72% entre 2003 et 20164 . Une des causes identifiées est le manque d’anfractuosités dans la ville notamment imputable aux rénovations thermiques des bâtiments et à la généralisation de l’isolation thermique par l’extérieur. Pourtant, cette rénovation thermique est un des piliers d’un projet architectural vertueux en termes d’énergie. Dans ce cas spécifique, ce sont donc deux approches de l’écologie, celle de l’énergie et celle de la biodiversité, qui se retrouvent en contradiction, générant l’une et l’autre une résolution formelle ainsi qu’ un vocabulaire différent. D’une démarche technophile à une démarche low-tech, de la question de l’intégration au milieu à celle de l’énergie, l’architecture écologique est donc parcourue par des approches multiples et par une très grande hétérogénéité. Est-ce le caractère composite du récit qui rend difficile l’identification d’un langage ? Peut-être. Faisons un pas de côté et prenons l’exemple de l’architecture postmoderne.
Elle est elle-même très composite, diverse et multiple, c’est d’ailleurs en partie ce qui la caractérise. Pourtant, l’architecture postmoderne construit un langage, que Charles Jencks5 et d’autres critiques d’architecture ont largement documenté. Comment le postmoderne transforme-t-il l’hétérogénéité en langage quand la pluralité des démarches écologiques semble neutraliser toute identification formelle ?
On peut faire aisément l’hypothèse que le caractère composite de l’architecture écologique ne suffit pas à expliquer que nous éprouvions des difficultés à en établir le langage. Par exemple, l’architecture écologique qui a dominé les années 2000, l’architecture durable, se caractérise, en partie, par le fait qu’elle pénètre massivement l’ensemble de la production architecturale sans en modifier l’allure. Elle ne propose pas un nouveau langage : les dispositifs énergétiques qu’elle articule sont discrets et souvent sans implications formelles majeures. Seule peut-être la généralisation de l’isolation thermique par l’extérieur, comme le montre très bien l’article « Date de péremption, voir l’emballage6 » de la critique d’architecture Ariane Wilson, induit subtilement un langage légèrement différent.
Un récit sans théorie ?
Si nous poursuivons le parallèle avec l’architecture postmoderne, on peut émettre l’hypothèse que si celle-ci construit un langage, c’est peut-être aussi car elle construit en premier lieu un discours théorique fort et structuré. Ce discours est porté par des ouvrages majeurs de l’histoire de l’architecture, comme Le langage de l’architecture postmoderne de Charles Jencks (1979) ou encore De l’ambiguïté en architecture de Robert Venturi (1966), par des débats parfois houleux entre théoriciens du mouvement moderne et du postmodernisme et enfin par des expositions mettant en tension les divergences idéologiques et formelles entre néo-modernes et postmodernes. La théorie sur laquelle l’architecture postmoderne s’appuie est solide et dense, ce qui lui permet d’ancrer un langage fécond et facilement identifiable.
L’observation des conditions d’affirmation de la question écologique chez les architectes nous offre quelques pistes pour comprendre la fragilité de la théorie de l’architecture écologique. La considération pour l’environnement se développe dans le milieu de l’architecture des années 1990 et 2000 en deux temps.
D’une part par les pionniers, qui dès les années 1990 (et même souvent dans les décennies précédentes), s’engagent dans leurs discours comme dans leurs projets pour une architecture écologique : ces pionniers ne génèrent pas un débat théorique structurant dans le milieu de l’architecture, ou du moins celui-ci reste à la marge.
D’autre part, les sommets mondiaux sur le climat institutionnalisent la question écologique et participent au développement d’une réglementation énergétique qui touche fortement le bâtiment dès le début des années 2000 ; les entreprises du bâtiment et les maîtres d’ouvrage s’emparent de cette question : de nouveaux marchés se développent, et la question écologique, après avoir été institutionnalisée, est soutenue et portée par les constructeurs. Les différentes instances du milieu de l’architecture, notamment le Conseil national de l’Ordre des architectes, font alors de l’écologie une question majeure et inévitable : celle-ci investit massivement l’ensemble de la production architecturale dès le milieu des années 2000. Les conditions même de l’émergence de l’écologie chez les architectes ne sont pas propices à instaurer un débat théorique profond, l’écologie étant brutalement imposée aux architectes par les instances dominantes (politiques, financières, institutionnelles) sans qu’elle ait généré un débat d’idées au sein de la profession.
Une bifurcation de la méthode
Certes, il est difficile d’identifier le langage du récit composite que construit l’écologie dans le milieu de l’architecture. Certes, la théorie de l’architecture écologique est peut-être encore un peu fragile et encore assez peu structurée au regard de la théorie de l’architecture du mouvement moderne ou de la théorie de l’architecture postmoderne. Alors que fait l’écologie à l’architecture ? Si l’on observe les implications du nouveau régime climatique sur le projet d’architecture dans sa globalité, si l’on examine ce qu’apportent les différents travaux et outils des sociologues, historiens, anthropologues et philosophes de l’environnement à la conception architecturale, on peut constater alors quelques vacillements stimulants. C’est peut-être là, au creux de la méthode de projet, que se loge le vrai bouleversement qu’opère le récit écologiste. Les travaux du philosophe Bruno Latour, largement mobilisés dans les écoles d’architecture, dans les laboratoires de recherche comme dans les discours de certains architectes, semblent avoir participé à faire muter les outils de la conception architecturale7. Le philosophe, qui a profusément contribué à penser notre héritage moderne de même que la crise écologique, a aussi construit des dispositifs tout en proposant des méthodes pour penser le projet dans un monde soumis au nouveau régime climatique. La théorie de l’acteur réseaux, qu’il a construite avec Michel Callon et Madeleine Akrich dans les années 1980, est mobilisée dans le processus de projet pour en appréhender les ramifications, donner à lire le rôle des actants, et rendre compte de la complexité des situations. L’outil de la cartographie de la controverse, vision didactique de la théorie de l’acteur réseaux développée par Latour, est aussi déployé dans les séminaires et ateliers de projet de certaines écoles d’architecture, comme dans les agences de certains architectes. Si la pensée de Latour nourrit les questionnements du monde de l’architecture sur la crise des valeurs modernes et sur l’eschatologie écologique, elle percute surtout le projet d’architecture dans son processus de conception. Faire parler les actants, donner une voix aux populations de loutres, au trou de la couche d’ozone comme au ruisseau qui déborde, c’est opérer un décentrement dans la manière dont on pense et fabrique le projet. C’est également ce que proposent les philosophes et commissaires d’exposition Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff dans l’ouvrage Qui parle (pour les non-humains)8 en explorant les outils à mettre en place pour faire parler ces actants silencieux, par des dispositifs de traduction, de porte-parolat, des protocoles d’attention pour porter la voix de ceux qui n’en n’ont pas. C’est aussi la figure de l’architecte qui est interrogée, qui passe de l’architecte auteur à l’architecte enquêteur dont le rôle est de restituer, dans sa complexité, le territoire du projet et la diversité de ses habitants.
En 1988, l’architecte et professeur Anatole Kopp publiait l’ouvrage Quand le moderne n’était pas un style mais une cause9 , questionnant dans une époque postmoderne aux déploiements de langages gesticulants, le dévoiement des idées en style. Si la thèse de l’Anthropocène a bouleversé sans ménagement le monde de l’architecture, sa faible implication formelle est peut-être l’indice que le langage est encore en gestation ou que l’ancrage théorique sur lequel s’appuie cette architecture de la transition est encore fragile. C’est peut-être, et surtout, également l’indice que l’architecture à l’épreuve de l’Anthropocène interroge les conditions même de sa conception, de sa production et de sa réalisation, questionne ses méthodologies et affine ses outils. De ces outils, de cette méthode, vont peut-être émerger une architecture des actants, à l’affût des indices lui permettant de concevoir des lieux où cohabitent humains, vulpes, coléoptères, et bien d’autres.
1 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Traduction de Risikogesellschaft (1re éd. Suhrkamp Verlag, 1986), Aubier, 2001, p. 9.
2 Expression empruntée à Bruno Latour, qu’il déploie notamment dans Face à Gaïa, huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, 2015.
3 Voir notamment Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Le Seuil, 2013.
4 LPO Île-de-France (lpo-idf.fr) : https://lpo-idf.fr/?pg=do&sj=30
5 Voir Charles Jencks, Le langage de l’architecture postmoderne, Londres Academy, 1979.
6 Ariane Wilson, « Date de péremption, voir l’emballage », Criticat, n°17, 20160, pp. 89-113.
7 Margaux Darrieus, Léa Mosconi, « Bruno Latour ou le retour de la philosophie en architecture » AMC, annuel 2022, janvier 2023.
8 Kantuta Quiros, Aliocha Imhoff, Qui parle ? (Pour les non-humains), PUF, 2022.
9 Anatole Kopp, Quand le moderne n’était pas un style mais une cause, École nationale supérieure des beaux-arts, 1988.