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PASCALE GOUFAN Photographes Bill Fabre Ray Litsala Scénographe Léa Vidal Rédactrices Pascale Goufan Camille Razat Avalanche studios

PROJECT

NO GENDER


Mon père ne m’a jamais dit : « ma fille tu deviendras un homme. »

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L’homme de sexe féminin. Brutale, gauche, aventurière, étrange, négligée, voici quelques qualificatifs qu’utilisaient longtemps ma mère et ma grande soeur pour me ramener à l’ordre de la « féminité ». Comparée aux jeunes filles ordinaires, j’aspirais plus à la force, au pouvoir, et à la conquête, qu’a la coquetterie, aux contes de fée et à l’amour. Je suis née de sexe féminin et pourtant je ne me suis jamais réellement comportée en tant que telle. Ni ma mère ni mes soeurs ni mes tantes n’ont été un modèle pour moi. Mon frère avec lequel j’ai plus d’un an d’écart a été mon seul modèle. Je le suivais dans toutes ses cascades « testéronées ». On partageait la même passion : le foot. C’est sans doute cette passion qui m’a confronté pour la première fois à la question du « genre ». Dans une société ultrapatriarcale comme celle du Cameroun, j’ai d’abord réussi à imposer une équipe féminine dans un championnat d’un ghetto où la virilité faisait loi. Après avoir fini en demi-finale de ce championnat, mon insatiable quête de grandeur me poussa à vouloir organiser ma propre Ligue. Vous vous douterez bien que dans les années 90, en plein coeur d’un quartier populaire de Yaoundé, tout mon entourage cria à la folie. Comment une fille de 10 ans compte s’y prendre pour rassembler une dizaine d’équipes de garçons, sans compter les groupes d’hommes adultes à recruter pour l’encadrement et l’arbitrage. L’un de mes grands frères m’a interdit de le faire parce que, dit-il avec répugnance : « Tu n’es pas un garçon ! » Têtue comme une mule, obéir n’était pas une option envisageable pour moi. Faire marche arrière encore moins. Défi lancé, assumé et réalisé avec brio. De la phase de poules à la finale, du haut de mes un mètre quarante, et sans couille dans le pantalon, j’ai dirigé ce projet d’homme qui fût un véritable succès. Inconsciemment, j’ai multiplié les défis du genre tout au long des années qui ont suivi. J’ai dirigé et mené des chantiers « d’hommes » et pas des plus conventionnels : cerveau d’une équipe de dealers, leader d’une milice politique armée. Le fait de ne jamais me considérer comme quelqu’un d’ordinaire m’a toujours fait agir en dehors des normes représentatives des sexes. Ne voulant être ni un homme ni une femme, j’ai très tôt développé un schéma de pensée marginal. J’ai donc été la plupart du temps remarqué par mes propositions intellectuelles iconoclastes, plus que par mes attributs féminin et ce, quels que soient les milieux que j’ai pu fréquenter. Ceci étant dit, il serait malhonnête de ma part de passer à côté des doutes, des questionnements, des invectives qui ont façonné mon entité.

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« Tu as mangé des fesses de chien ma fille » voilà ce que me disait ma mère. « Tu as mangé des fesses de chien ma fille » voilà ce que me disait ma mère. En effet, contrairement à mes soeurs, j’ai toujours été attirée par l’extérieur au grand désarroi de ma mère. Mon foyer bien qu’aimant, a toujours été un territoire trop étroit, dans lequel je me sentais réduite de par ses règles et ses usages. Entre deux vaisselles, deux repas, deux lessives, je ne loupais aucune occasion pour m’échapper. La rue était mon terrain de jeu préféré, l’endroit de tous les possibles. Tout a commencé dans le rues de Yaoundé quand j’avais dix ans. J’adorais le foot et y jouait tout les jours avec mon frère. C’est d’ailleurs lui qui m’a emmenée voir mon premier match de foot dans la ligue annuelle du quartier. J’ai très vite voulu participer au championnat. Première désillusion : je ne pouvais pas jouer parce que j’étais une fille, il n’y avait pas d’équipe de filles. Je décide d’en créer une pour participer au tournoi. Quelques matchs plus tard, à la grande surprise de tous, nous avons fini sur le podium à la troisième place. Grâce à cette victoire, j’ai compris qu’en aucun cas le fait d’être une fille ne pourrait être un frein à mes ambitions. « Moi je veux devenir ce que j’aurai du être » - Lunatic Arrivée à Evry, c’est tout un autre environnement qui s’impose à moi. Les plus forts n’étaient plus les footeux, mais les dealers. Toujours assoiffée de conquête, il était nécessaire pour moi de faire parti de cette nouvelle équipe. A 17 ans, j’intègre un lycée de bourgeois qui passent leur temps à fumer des joints entre les cours. Je réalise qu’il y a un marché à conquérir. Je saisi l’opportunité et décide de rencontrer le grossiste de ma cité afin de lui servir de point de vente dans mon école. A ma grande surprise, il accepte tout de suite et me dit « en plus t’es une petite meuf, tu passes bien, tu n’oseras jamais me carotte ». Je comprends dès lors que même dans un milieu sexiste et exclusivement masculin comme celui de la drogue, il peut être avantageux d’être un fille. « Je passe bien. » Notre collaboration s’avère extrêmement fructueuse dès les premiers mois ; c’était au-delà de mes espérances. Après ma petite expérience dans le foot, c’était ma deuxième victoire importante dans mon parcours de rue.

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« Connais toi, toi-même » Socrate A l’école j’avais des facilités naturelles. Malgré tout, j’avais vraiment l’impression que la messe de l’Éducation nationale avait comme seul objectif, un moulage auquel mon esprit refusait de s’astreindre. L’ennui scolaire me pousse définitivement en marge de la société. Je décide de rejeter ce dogme et commence à questionner toutes les vérités que l’être humain prend pour acquis. Je m’applique à bouleverser ses repères, ses espoirs, ses totems et ses tabous. Jusqu’à mes 18 ans, j’errais dans la petite délinquance et la désobéissance civique. Petit à petit je romps tous liens avec ma famille, ainsi qu’avec la société. Moi qui ai fait du détachement une religion, paradoxalement, j’avais ce besoin intrinsèque d’appartenance à une communauté. Je rencontre alors Malik. L’importance de cette rencontre sur tout le reste de ma vie, constitue en elle seule l’argument ultime que le hasard n’existe pas. Malik était un marginal convaincu et assumé. Le premier à me servir enfin un argumentaire implacable sur la désobéissance, et l’insoumission au modèle de vie bien-pensant et anesthésiant de la société occidentale. Contrairement à beaucoup de garçons que j’avais rencontré jusqu’ici, il n’en avait rien à faire que je sois une fille et me considérait comme son semblable. J’étais son binôme. Je pouvais enfin assumer sans remords ma déviance. Toutes mes aspirations devenaient d’une évidence déconcertante.

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« Pas le temps pour les regrets les erreurs n’appartiennent qu’à nous-même. Né pour emmener ma part de progrès. » - Lunatic

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Entre passion et initiation, nous tombons amoureux et plongeons corps et âmes dans une relation fusionnelle. J’étais en admiration devant cet homme qui avait osé la liberté. Ce que j’aimais avant tout chez Malik, c’était son activisme. Il ne faisait pas partie de ces révolutionnaires de salon qui n’avait de révolutionnaire que leur masturbation intellectuelle. Critiquant le système occidental dans son ensemble, et par souci de cohérence, il décide de quitter définitivement la France avec six cents francs en poche. Malik n’étant plus là, je traînais avec des amis d’infortunes, ces amis du quotidien qui vous font oublier votre ennui le temps d’un joint, d’un verre, ou d’une rigolade. Je me sentais de nouveau vide. À mon tour, comme Malik, je devais avoir le courage d’embrasser mon destin sans compromis. Je cherchais en vain des signes dans les livres. Tous ces auteurs en quelques lignes, me semblaient bien plus proches de moi que mes propres parents, ils me montraient à travers leurs récits qu’un autre monde était possible. Je voulais être de ces gens qui marquent l’histoire en imposant leurs rêves et cauchemars. J’ai rencontré Socrate, Sartre, Platon, de Beauvoir, Breton, Gide, etc. Toutes leurs idées avant-gardistes avaient une telle résonance en moi que j’aurais pu les écrire, j’aurais pu vivre leurs vies. Et d’ailleurs c’est cette vie que je veux vivre. Une vie de détachement extrême de la norme, une vie en mouvement constant. En constante ré-évolution. Alors, je décide d’arrêter l’école. À quoi bon continuer à apprendre à marcher sans savoir où l’on va, encore moins d’où l’on vient. Pour rassurer mes parents, je fais un compromis, j’opte pour des études en alternance. Matheuse, je choisis la comptabilité. Je suis embauchée très rapidement dans un cabinet d’expertise comptable. Ma seule motivation pour me rendre dans cet abattoir de la pensée, c’était Maya une jeune Marocaine comptable qui était ma tutrice. Maya était tout le contraire de moi. Elle était terre à terre, musulmane très pratiquante, elle portait le voile. Nous sommes dans les années 2000, en pleine polémique sur le port du voile islamique, porter ce vulgaire bout de tissu constitue un acte politique, un acte de subversion. Rien que pour cet affront envers l’establishment, elle a directement attiré mon attention et forcé mon respect. Au fur et à mesure de longues discussions philosophiques et religieuses, je constatais que l’islam renfermait les notions d’appartenance communautaire que je recherchais depuis toujours, mais surtout, je retrouvais dans le Coran l’aspect guerrier et conquérant qu’il me manquait dans le Christianisme. Comme je ne fais rien à moitié, je lis le Coran en entier. Je me documente sur toute l’exégèse, et finis par mettre le voile. Pour une fois, je croyais fermement avoir trouvé la voie qui m’était prédestinée. Ma foi et mes convictions politiques se regroupaient en une seule idéologie. Nous y sommes, enfin.

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« Les doutes sont des graines de certitudes »

« Les doutes sont des graines de certitudes » Après deux ans de pratiques intégristes, prières 5 fois par jour, alimentation halal, port du voile au quotidien, toute ma vie était rythmée par les rites musulmans. Et pourtant, comme dirait le dicton, « Chasse le naturel il revient au galop ». Cette routine finit par me lasser. Mon esprit critique et mes doutes reviennent toquer à ma porte. Je commence à étouffer sous le bout de tissu qui couvre ma tête. Pire je questionne l’incontestable : « Dieu existe-t-il vraiment ? ». Je finis par oser parler de mes doutes à ma meilleure amie. Musulmane de naissance, sa famille et elle m’ont accompagné dans mon processus de conversion. Malgré la confiance profonde que j’avais en elle, j’avais peur qu’elle me juge. Contre toute attente, elle aussi était rongée par des doutes spirituels. Elle envisageait même d’enlever le voile. Par déni, c’est moi qui l’ai jugé. Je lui ai rétorqué d’un ton sec et moqueur : « ça commence par enlever son voile et ça finit par écarter ses cuisses à tout va. » En jugeant cette jeune femme qui voulait juste assumer ses pensées et choisir librement comme moi, je me suis rendue compte pour la première que j’avais intégré malgré moi tous les mécanismes de domination masculine. Je pensais trouver dans l’islam une idéologie subversive alors qu’en réalité j’étais devenu plus sectaire et conformiste que tous ceux à qui je ne voulais pas ressembler jusqu’alors. Je ne me reconnaissais plus. Je pensais être libre mais je m’étais enfermée dans un schéma de pensée uniformisée. Je pensais être en marge, mais j’étais devenue la femme qu’un groupe de personnes avait décidé que je sois.

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Je laisse tomber le voile et reprends où j’ai laissé ma quête. Quel est le véritable sens de mon existence ? Je reprends des études universitaires en psychologie sociale à Nanterre. Làbas, je fais la connaissance d’Humara un jeune révolutionnaire pro-black. Suite à un débat sur le communautarisme racial, dans lequel nous étions en désaccord, il me propose de l’accompagner à une conférence de Kemi Seba. Nous arrivons devant un bâtiment à Belleville, deux grand hommes noirs à barbes et cheveux bien taillés, d’une discipline implacable nous fouillent méticuleusement. En rentrant dans la salle une foule d’une centaine de personnes vibrent à l’unisson avec le discours virulent de leur leader. J’ai été frappé par l’atmosphère de communion qui régnait dans l’assemblée. Bien que je ne fusse pas d’accord avec toutes les thèses avancées par le maître de cérémonie, c’était la première fois en France que je voyais un groupe de personnes, d’apparence, organisée avec la volonté commune d’en découdre coûte que coûte avec le système. Séduite, je laisse mon numéro à l’un des lieutenants de Kemi Seba qui me rappelle quelques jours après. Très vite, j’intègre le mouvement.

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Je laisse tomber le voile et reprends ou je l’ai laissé, la quête du véritable sens de mon existence. Je reprends des études universitaires en psychologie sociale à Nanterre. Làbas, je fais la connaissance d’Humara un jeune révolutionnaire pro-black. Suite à un débat sur le communautarisme racial, dans lequel nous étions en désaccord, il me propose de l’accompagner à une conférence de Kemi Seba. Nous arrivons devant un bâtiment à Belleville, deux grands hommes noirs barbes et cheveux bien taillés, d’une discipline implacable nous fouillent méticuleusement. En rentrant dans la salle une foule d’une centaine de personnes vibrent à l’unisson avec le discours virulent de leur leader.

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Remarquée encore une fois par mon abnégation et ma détermination à toute épreuve, je suis la première femme qui intègre le cercle fermé des conseillers du leader noir, n’en déplaise aux anciens du mouvement, qui ont du mal à tolérer d’être dirigé par une femme. Je crée en périphérie de l’organisation une milice armée. Me voilà encore comme au foot, ou dans le deal, à la tête d’un groupe d’hommes. Je les dirige d’une main de fer. Ma garde rapprochée est constituée d’un groupe de quatre amis d’enfance inséparables. Tout se passe très bien jusqu’au jour où, l’une des têtes fortes du groupe et moi-même, tombons éperdument amoureux. Nous sommes tellement liés philosophiquement et physiquement que nous partageons absolument tout. Très vite, la jalousie et l’aigreur se font ressentir. Certains de ses amis ont l’impression que je leur ai volé leur frère. « On s’était juré que jamais une meuf n’interfèrerait entre nous. Il a changé. », « il fait le canard c’est Soum* qui porte la culotte de toute façon » disent-ils. L’atmosphère devient tendue au sein du groupe. Etant la seule fille je suis la cible facile et idéale. Heureusement, mon compagnon fait preuve d’une intelligence exceptionnelle. À aucun moment il ne cède à la pression des gars. Il reste mon fidèle allié. Il me dit qu’il est naturel pour lui d’avoir le rôle du second dans notre couple, bien que ce soit systématiquement la place réservée à la femme. Pour lui j’ai tous les attributs d’un leader que très peu d’hommes ont. Plus tard, notre mouvement sera dissous par décret ministériel du gouvernement Sarkozy. La même année je tombe enceinte. J’ai 24 ans , je suis amoureuse du meilleur homme que la terre ait pu porter selon moi. Il est naturel de le garder. D’autant plus, je pense que l’expérience de la maternité est necessaire pour l’accomplissement de la vie d’une femme. Je sais déjà que je ne veux qu’un enfant, avec un seul homme. Le fait que je n’ai jamais pris la pilule sans pour autant tomber enceinte auparavant, me conforte dans l’idée qu’il serait prédestiné à être le père de mon enfant. Nous vivions dans notre bulle. Seuls contre tous, nous étions heureux. J’étais à la fois sa femme, sa mère, la mère de son fils et sa meilleure amie. Nous étions aussi naïfs de croire que cet entre soi serait viable. Après l’accouchement, la fatigue, et les responsabilités de jeunes parents s’accumulant, le poids de l’isolement de mon compagnon se fit ressentir. Il était coupé de sa famille, de ses amis. J’étais la personne désignée comme responsable de son renfermement par tout son entourage. J’étais « la vilaine sorcière », qui s’est accaparée leur frère, leur fils et leur ami. La tension finit par gagner notre foyer. Plusieurs disputes éclatent. Ayant vu sa virilité remise en cause depuis toutes ses années, il ne supportait plus mon fort caractère.

À ses yeux, j’étais devenue la castratrice contre laquelle tout ses proches l’avaient mis en garde. Lors d’une violente dispute, il décide de s’imposer de la pire des manières. Par les coups. Il m’assène plusieurs coups de poing au visage, en sang je réussis à m’échapper de l’appartement et m’écroule dans la rue. Je suis partagée. Je lui en veux terriblement mais j’ai aussi conscience de toute la pression sociale qu’il a subie jusqu’ici. Je comprends pour la première fois le poids que la masculinité peut aussi représenter pour un jeune homme. Suite à cet évènement je réalise brutalement comment les représentations sociales liées aux différences de sexes peuvent conduire à des situations dramatiques, dès lors qu’on ne les respecte pas. Jusqu’ici, je vivais ma vie sans me soucier particulièrement des règles qui régissent les relations homme-femme. La féminité n’a jamais été une question pour moi. Je me comportais exactement de la même manière face à un homme que face à une femme. La violence que j’ai subie m’a ramené à la réalité. Un homme aussi brillant soit-il, ne peut échapper à son rôle social. Du moins il est très difficile pour les hommes d’assumer publiquement une inversion des rapports sociaux entre les sexes. Dès lors que son rôle de dominant se voit ébranlé ou remis en question, il n’en découle que frustration et violence. Si même l’homme qui me comprenait mieux que personne n’a pu supporter ma force de caractère en l’interprétant comme une atteinte à sa virilité, je ne vois pas quel homme le pourrait. Je commence donc à interroger ma sexualité, et mon futur amoureux. Jusqu’ici je me considérais comme hétérosexuel. Je me souviens de la relation Sartre-De Beauvoir. Je ne me suis jamais identifiée comme féministe considérant ce mouvement trop caricatural. Et pourtant, à seize ans je lis « Mémoire d’une jeune fille rangée » de Simone De Beauvoir. Elle a toujours été pour moi un rôle-modèle, sa vie et son couple incarnent un symbole de liberté. Ses relations amoureuses avec des femmes me revinrent à l’esprit. Je rentre dans une introspection sans précédent sur ma sexualité. Je constate que j’ai toujours naturellement occupé une place d’homme. Ce qui m’amène à penser que mon complémentaire conjugal devrait être une « femme».

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« On ne m’a jamais dit ce que j’allais devenir que mes démons fuiraient mais qu’ils allaient revenir. » Dans ce questionnement sur ma sexualité, des souvenirs enfouis dans les ténèbres de ma mémoire resurgissent. Parmi eux, le souvenir de plusieurs abus sexuels que j’ai subi dans mon enfance. La pudeur des familles africaines ne m’a jamais permis d’en discuter véritablement avec mes parents. Du moins, pas avec mon père. La première fois que je suis victime d’une agression sexuelle, il s’agit d’un cousin de mon père qui vivait sous notre toit. À onze, douze ans, je ne réalisais pas vraiment ce qu’il venait de se passer. Étant donné que je ne m’étais pas débattue, j’étais persuadée d’avoir choisi ce qui m’arrivait. J’avais honte. Je pensais avoir fait quelque chose de mal et si je décidais d’en parler, soit personne ne me croira soit on me punira pour avoir couché avec un garçon. Je voulais vite oublier et faire comme si de rien était. Mais, hélas, le scénario se reproduisit à plusieurs reprises. Chaque fois que le prédateur constatait que j’étais isolée, il me rejoignait et frottait son pénis à mon vagin jusqu’à ce qu’éjaculation s’en suive. Je sentais mon coeur s’entacher et mon innocence s’envoler. Je finis par le menacer de tout dévoiler à ma mère. Il me proposa de l’argent pour acheter mon silence. Je refuse.

Un soir, alors que nous étions avec mes frères et soeurs dans la salle à manger en sa présence, je décide de tout dévoiler. Personne ne m’a cru, il a tout nié en bloc et mes frères et soeurs l’ont pris à la rigolade « qu’est-ce que tu inventes encore ? ». Je décide donc d’en parler à ma mère. Elle convoque mon oncle pour une confrontation. Ce dernier nie de nouveau. Ma mère me traite de menteuse. Je suis anéantie. Comment la parole d’une fille de 12 ans peut-elle être remise en cause aussi brutalement? Après cet oncle, j’ai été abusé au moins une dizaine de fois par plusieurs autres hommes de mon entourage familial. Je n’ai compris plus tard, que ma mère plus jeune, avait subi les mêmes sévices. Dans un environnement sexiste au sein duquel la sexualité et surtout celle des femmes est taboue, elle avait été contraint à garder le silence. Je lui en ai longtemps voulu. Mais avec du temps et du recul, je finis par avoir de l’empathie pour elle. Ma mère est ce qu’on appelle communément une « femme forte ». Il a été très difficile pour elle de survivre avec ce caractère dans un milieu hostile à toute émancipation féminine.

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Malgré les coups, les viols et les humiliations, elle a toujours réussi tant bien que mal à affirmer ses choix. Mais, passé la cinquantaine, elle n’avait plus la force de se battre contre des moulins à vent. La majorité des sociétés civiles africaines sont des systèmes sclérosés par des moeurs moyen-âgeuses. La femme y vit encore sous la tutelle de l’homme. Même si je n’ai jamais voulu laisser mon environnement définir la femme que je suis, aujourd’hui je suis forcée d’admettre que tous ces évènements ont eu un impact sur mon psyché. Donc, forcément sur mon rapport au monde, aux hommes, aux femmes, et bien évidemment sur ma sexualité . Un jour ma mère me dit qu’elle a rêvé que je faisais un court métrage sur les femmes des Années 50. Mon côté mystique y voit un signe. Nous sommes en pleines polémiques sur la prétendue « théorie du genre » que Najat Vallaud Belkacem aurait prévu d’intégrer dans les manuels scolaires. Je me dis que je tiens peut être un sujet en phase avec l’actualité. Je décide donc de me lancer dans l’écriture d’un scénario portant dans un premier temps sur l’évolution du combat féministe entre les années 70 et les années 2020. Au fur et à mesure de ma documentation préparatoire, je découvre les études sur le genre (genders studies) avec des auteurs comme Monique Wittig ou Judith Butler. Leurs textes font écho avec mon vécu. Ils me rassurent sur le fait que la masculinité et la féminité sont des constructions sociétales et ne sont en aucun cas définis par des principes physiologiques. Je décide donc d’intégrer mon film court sur le féminisme, à un projet d’envergure traitant de la question du genre. C’est la naissance du « No Gender Project » Part I. Cette première partie s’intéressera donc au genre féminin. Par ailleurs, par souci d’objectivité, j’envisage de m’intéresser au genre masculin en partant également d’un film traitant de la virilité.

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« Si l’homme est le synonyme d’être humain, qu’est donc la femme ? » - LILOU À travers une exposition nous tenterons l’expérience de « mutation » des images de féminités traditionnelles. Nous exposerons des photos de femmes mises à nu. L’idée étant que leurs apparences ne définissent pas la complexité de leurs pensées multiples et variées, nous légenderons chaque tableau avec des témoignages, textes ou citations proposant des représentations sociales du genre inversées. Afin de questionner les À priori du public, les légendes seront toutes contradictoires avec l’image de la femme renvoyée par le tableau. Nous proposerons également des extraits de vidéos, contenant : un débat virulent entre un leader d’un mouvement féministe des années 70 et une journaliste réactionnaire, le monologue d’une jeune catholique mariée ayant eu recours à l’avortement, le récit d’une adolescente nymphomane et l’histoire d’une jeune fille victime d’un viol.

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« Elles » Nous ne nous sommes imposés aucun critère de sélection particulier mis à part, une certaine authenticité. Nous souhaitions raconter avec une série de photos l’histoire de femmes iconoclastes, qui incarnent notre époque à travers leurs postures, leurs combats, leurs regards, leurs voix et leurs silences. Nous avons posé un regard sur les corps, notamment sur les imperfections et les seins, afin d’observer le rapport que les sujets entretiennent avec leurs « défauts » esthétiques et leur nudité.

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Nous n’avions pas la prétention d’avoir une sélection représentative de toutes les femmes de France, mais sans calcul nous avons tout de même réussi à avoir plusieurs générations devant nos objectifs. Toutes les protagonistes ne se revendiquent pas forcément en tant que féministe, mais elles ont toutes un rapport singulier à la féminité. Notre exposition se veut être une ode à la femme de tous types, de tout âge et de tout milieu social. Une exhortation à se définir, se présenter ou se représenter soi-même.

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Marina Tomé

Faire disparaître les femmes de 50 ans à l’écran c’est les faire disparaître dans la vie. C’est pour ça que j’ai tenu à inviter Marina et Catherine qui au sein de la commission AAFA-Tunnel des 50 dé- noncent la mise au banc des comédiennes cinquantenaires.

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Catherine Piffaretti

Dans une époque où le jeunisme fait loi, la représentativité de femmes de plus de quarante ans est essentiel pour pouvoir déconstruire les préjugés sur les femmes d’un certain âge. Notamment les préjugés sur la forme physique et la sexualité.

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Eloïse Bouton

Ex-femen, seule femme condamnée pour exhibition sexuelle en France pour une action seins nus dans l’église de la madeleine en 2014. Elle a subi par la suite une campagne de diabolisation de la « Facho-sphère » suivie de plus de deux ans de cyber-harcèlement. Elle est également militante LGBTQ+, journaliste indépendante. Elle travaille pour Causette, le Parisien, l’Obs et Brain Magazine. Elle a monté son propre média Madame Rap visant à valoriser les femmes dans le hip-hop. Eloïse incarne pour moi l’activisme authentique, la liberté de ton et de pensée et incontestablement une féminité courageuse si ce n’est « viril».

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Fatou Biramah

Journaliste chez Africa N°1 , chroniqueuse chez Styliste France, auteur de deux ouvrages. Orphe- line, elle décrit dans ses livres comment elle a dû se construire toute seule dans un milieu d’hommes entre viol et trafique de drogue. La France entière l’a connu au côté de Joey Star dans l’émission 60 jours 60 nuits. Elle lui déclarera la guerre quelques années plus tard en publiant un livre contenant plusieurs révélations polémiques sur le rappeur. Dans son ouvrage Négresse et sur ses réseaux sociaux elle n’hésite pas à parler ouvertement de sexualité souvent dans un langage cru, habituellement masculin. J’ai tenu à ce qu’elle face partie de l’aventure car elle incarne une certaine modernité féminine.

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MĂŠlanie Robert

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camille razat

Toutes les deux modèles et comédiennes, elles ont l’image de ses filles de magazines que tout le monde convoite. Il était important pour moi de voir représenté ce type de femmes dans l’exposition pour aller à l’encontre d’un certain discours caricatural selon lequel, être belle, sexy, jeune et jolie ferait forcément le jeu de la société hétéro normée et du patriarcat. Une femme n’a pas à rougir d’être jolie, d’être fine, sous prétexte que son image ferait le jeu de la société de consommation qui lui impose à travers la publicité un seul modèle de beauté. Plusieurs féministes que j’ai rencontrées tout au long de la préparation ont d’ailleurs été surprise par ce choix. Je l’assume pleinement, trouvant encore une fois discriminatoire de réduire l’histoire d’une femme à ses attributs physiques.

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Fatou

Célia

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Paula

Cette dernière série est consacrée aux « teens ». Nous avons photographié trois profils d’adolescentes qui incarnent dans leur stylisme, leur désinvolture, leur audace la génération Z. Je voulais que soit représentée cette jeunesse qui se met en permanence en scène sur les réseaux sociaux sans complexe. Mais surtout, l’androgynie que reflètent leurs looks et leurs attitudes.

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Nogenderproject@gmail.com


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