NOUVELLES DE LA JEUNESSE
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1 re é di t io n de s I nfai ll i ble s ! Festival dédié à la jeunesse
Le mot de La Faïencerie À la Faïencerie - scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire - c’est un challenge d’écriture que nous avons lancé aux jeunes de nos villes avec 1 thème : l’engagement. Les 8 finalistes ont accepté de se faire accompagner dans leur écriture pour proposer ces 8 nouvelles. Nous espérons que chacun de ces textes vous fera voyager autant que nous. Nous avons été touchés par la diversité des idées, des récits et les attentions toutes particulières pour chacun des personnages. Quel plaisir de découvrir le regard amusé, parfois, grave tantôt, investi inlassablement, des participants du premier concours d’écriture du festival des Infaillibles. Pour cette première édition du festival à destination des 12-25 ans, sobrement intitulé Les infaillibles, nous avions donc décidé de travailler autour de la notion de l’engagement. Parler d’engagement en cette année 2021, c’est s’interroger ensemble sur ce qui nous entoure, ce que l’on souhaite défendre,
condamner ou préserver. S’engager à écrire aussi et aller au bout de son imagination, de son histoire et de sa création, c’est une magnifique preuve de confiance en soi. Bravo à nos 8 finalistes ! Nous sommes fières d’avoir pu accompagner ces jeunes aussi créatifs sur le territoire du sud Oise. Le concours d’écriture a accueilli 21 jeunes dont 8 nous ont rendu les textes brillants que vous allez lire. Permettre des rencontres lors des ateliers, des échanges en visioconférence et une écoute collective dans l’écriture de chacun a été inspirant, drôle et épatant pour les participants. Nous tenons vivement à remercier Mona El Yafi, autrice en infusion au théâtre de La Faïencerie. Son travail, sa bienveillance, son écoute et son humour auprès des jeunes ont permis de les guider avec une grande pédagogie dans la construction de leur texte. Un grand merci à chacun des membres du jury, Violaine Hannon, Claire Lesobre et Laurent Contamin qui ont donné de leur temps pour lire les nouvelles et découvrir la plume de chacun des participants. Enfin, nous tenions à remercier grandement Pauline, Maëva, Fadimata, Warda, Salim, Adèle, Aber et Charlie pour leur investissement, leur courage et leur intelligence. Cela a été un plaisir de vous rencontrer et de vous accueillir. Bonne lecture et à bientôt à la Faïencerie, Joséphine Checco, Directrice Cloé Franchet, chargée de la médiation culturelle et coordinatrice du festival Les infaillibles.
Le mot de Mona, autrice en infusion Qu’est-ce que veut dire « s’engager » ? Promettre une chose et s’y tenir ? Mais, si un jour on a plus envie de faire cette chose-là, est-ce qu’il faut la faire quand même sous prétexte qu’on s’est engagé ? Qu’est-ce qui donne de la valeur à nos engagements ? Comment anticiper, au moment où l’on s’engage, toutes les conséquences de notre engagement ? « Engagement », ce thème a suscité beaucoup de questions, de discussions entre les membres du groupe de l’atelier. On a tiré des fils ensemble, taillé nos crayons et déverrouillé nos claviers, puis chacun avec ses mots et son imaginaire, a inventé une trame, des personnages, et, petit à petit, sont nés les textes que vous allez lire. Un désengagement radical avec chat et brin d’herbe, des serments qui mènent au pire, des regains inattendus de fidélité à soi, des dilemmes cruciaux de porte en porte ou un parchemin lumineux à la main, l’invention d’une nouvelle forme de gouvernance… ce voyage dans leurs pays de l’engagement vous fera, cela est certain, découvrir des jeunes personnes engagées dans leurs écritures. Les participantes et participants ne se connaissaient pas, mais, immédiatement, ils se sont reconnus : ils étaient les membres d’une même communauté, une communauté rare et précieuse, celle des adolescents qui choisissent de consacrer une partie de leur temps libre à l’écriture. « Pourquoi tu es là ? », « Parce que l’écriture c’est ma vie. » /« Tu écris depuis longtemps ? » , « Oh oui ! J’adore ça ! » / « C’est important d’écrire pour toi ? », « Oui, j’en ai besoin ». Ces jeunes écrivains m’ont fait le cadeau de leur investissement, et par les temps qui courent cela fait le plus grand bien. L’atelier ne peut se faire en présentiel ? Très bien, nous écrirons
pendant trois heures en visio. Des problèmes d’ordinateur ? De caméra ? De réseau ? Pas grave, ils trouvaient des solutions et … écrivaient. De séance en séance, leur concentration était sans faille et l’entraide constante. Et, si leurs personnages sont souvent désabusés, désespérés, contraints à la violence, eux ont indéniablement une flamme qui fait des rugosités de notre époque une matière littéraire qui donne de l’espoir. Alors merci au club des écrivains engagés, et si vous voulez bien me faire une petite promesse, continuez d’écrire, moi je veux continuer à vous lire ! Mona El Yafi, autrice en infusion à La Faïencerie
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Le journal d’une renommée par Fadimata ASKIA
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« LE PEINTRE »
par Charlie CHESNEAU
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Listen before I go par Adèle GATTESCO
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT. par Warda LASSIR
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Les trois portes
par Aber LMOUGHIT
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Engagements absurdes par Salim MAHIEDDINE
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La guerre et ses bienfaits
par Pauline MEGROT
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Un temps sans temps par Maëva ROZIER
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LE JOURNAL D’UNE RENOMMÉE par Fadimata ASKIA
Le 29 décembre 2010, Paris
Je me nomme Louise de la France, Louise Delépine de mon ancien nom. Avant mon incroyable expérience, j’étais une femme comme les autres dans la classe moyenne, je vivais en Bretagne dans une ferme éloignée de la ville dans laquelle je revendais mes produits. À ma connaissance je n’ai pas de famille et vivais simplement parce qu’il le fallait. Le 16 janvier 2009, deux membres de la garde royale toquèrent à ma porte, choquée par cette visite et ne sachant pas quoi faire ma première réaction fut de me défendre assurant que je n’avais rien fait et n’étais pas sortie de chez moi depuis 2 semaines. Une fois mes esprits retrouvés, ils m’annoncèrent que le Roi Louis XX était à présent décédé et que j’étais désormais la reine de France. Par la suite, ils me firent prononcer un discours d’engagement et signer des contrats :
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Le journal d’une renommée
Cher journal,
Moi, Louise Delépine m’engage à devenir reine de France et jure fidélité à ma patrie et ses citoyens. Je m’engage également à changer mon nom pour Louise DE LA FRANCE.
Le journal d’une renommée
Par ma demande, la garde Royale qui était désormais mienne m’expliqua son procédé ; Sur une carte de la France, Louis XX y avait jeté un dé qui se positionna précisément sur mon lieu d’habitation. Je ne sais pourquoi, mais sur l’instant, je fus assez déçue d’avoir été choisie par le hasard, cela me faisait me sentir moins importante.
À la fin de la journée, mes valises étaient bouclées et nous priment la direction de Paris. Ce voyage fut mémorable pour moi, car j’avais l’habitude de souvent marcher ou de rouler en bicyclette en empruntant de petites routes alors que là, nous passions par les grandes voies publiques dans une énorme voiture noire sans vitres avec les insignes du Palais Royal sur chaque côté. La foule m’acclamait en criant « Vive la Reine !!! » et moi je me cachais derrière mon panier en osier tressé, car je n’avais jamais reçu aucune marque d’attention auparavant. En effet à ma naissance, je fus mise dans un orphelinat, car ma mère – qui était fille unique - était décédée à l’accouchement et de ce fait personne n’avait aucune information sur mon père. Dans ce foyer qui n’était pas plus grand qu’un appartement, nous étions 25 enfants il n’y avait pas assez de nourriture, de place et de produits de premières nécessités pour nous et nous étions traités comme de simples animaux. C’est pour cela que j’ai décidé de m’enfuir à l’âge de 14 ans, et depuis ce jour, je vécus seule sans tendresse ni but.
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Le journal d’une renommée
Depuis le premier jour de mon règne, les choses avaient aisément changé. Je mangeais désormais à ma guise et avais complètement changé de style vestimentaire ; cheville découvertes, épaules et bras également. Celui-ci fut d’ailleurs très apprécié par les femmes, car il était différent des tenues qu’elles portaient habituellement. Ainsi donc, ma première action en tant que reine fut sans le faire exprès de changer le style vestimentaire des femmes. Ce qui n’a pas changé par rapport à ma vie d’avant est le fait que je sorte très peu, mais, lorsque cela se produisait, je fus sujet d’acclamations et de grands rassemblements autour de mon escorte. Au cours de son règne, Louis XX fit des erreurs que la France encaissait encore aujourd’hui comme par exemple la loi qui autorise le vol à condition qu’il n’y ait pas de blessé ou de mort. Dans le but de réparer cette erreur, mon conseiller, qui comme les autres membres du personnel était devenu mon ami, me suggéra de supprimer cette loi. Sans hésiter je le fis et en plus de cela dédommagea toutes les personnes que cette loi fit souffrir. Malheureusement, mon geste de bonté se retourna contre moi, car en faisant cela j’ai sans m’en rendre compte vidé considérablement les caisses du royaume… Un jour sortant de nulle part, un homme de 35 ans, Dorel Roy fit apparition dans ma vie et chamboula le paisible calme de la France. Il était d’origine anglaise, blond, très grand et s’habillait toujours élégamment. C’était un homme têtu et très idéaliste, pour lui j’étais une mauvaise reine. Ce qu’il souhaitait c’était que le pouvoir revienne à un homme né dans une famille aisée et réputée, qui imposerait des règles de fer, manipulerait et vêtirait les citoyens de manière uniforme pour qu’ils soient tous semblables et obéissants. Grâce à ses idéologies et sa renommée, Dorel Roy réussit à créer un parti
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nommé Les Uniformistes. Les partisans de cette idéologie étaient tous vêtus d’une chemise longue noire et d’un pantalon en lin rouge ainsi qu’un chapeau melon pour compléter. Ces milliers d’hommes parcoururent les rues de la France revendiquant les idées de Mr Roy et arborant à quel point il ferait un bon roi et qu’une femme ne pouvait pas diriger un pays. Fatiguée de ce mois tourmenté, je pris la décision d’accueillir celui qui était pour moi un fauteur de trouble à discuter calmement en tête à tête le 28 Juillet. Longtemps, je me suis préparée à sa venue, par crainte d’un coup d’État – ce qui était à envisager vue la situation – je fis doubler la garde du royaume et tripler celle qui m’était personnelle. Vu que nous étions tout de même de haut rang, je fis préparer un merveilleux buffet par les meilleurs traiteurs du pays. En dehors du royaume, la France entière s’était préparée à cette rencontre ; des affiches étaient placardées dans les rues, certains marchants créèrent le nom « L’affront » et l’utilisèrent comme publicité pour leurs produits. Le jour de L’affront arrivé, le peuple se confina dans les maisons et immeubles pour laisser le passage à Dorel Roy et son escorte. Sans extravagance, il était dans une limousine entourée de petites voitures noires et les partisans de son idéologie le suivaient par milliers. Mr Roy arrivé au palais, je descendis l’accueillir, mais, lorsque son chauffeur ouvrit la portière, nous découvrîmes avec horreur l’anglais allongé, les mains autour du cou et le visage complètement violet. Urgemment, je fis appeler mon docteur personnel qui tenta de le sauver, mais le déclara mort. Les habitants du palais, nos gardes personnels, la France entière et moi-même étions secoués par cette mort si soudaine. Certes le pays était désormais en ordre et sous mon total contrôle, mais il a également perdu un homme cultivé, important, intelligent et
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qui aurait certainement pu trouver de bonnes solutions à mes côtés pour mieux diriger la France. Les experts affirment que Dorel Roy a été victime d’une intoxication alimentaire. En effet avant son trajet il avait bu une forte quantité de vin contenant donc du sulfite plus communément appelé souffre, produit auquel il était allergique.
Laurent s’occupe de gérer tout ce qui est finance, magasins, impôts, etc. Adélaïde gère les territoires et l’agriculture et Hortense préfère gérer la santé, la culture et la solidarité. Adrien prend un grand plaisir à contrôler l’armée et la relation avec les autres pays. Moi dans tout ça je me sens plus à l’aise avec la justice et la relation entre les citoyens. Après 3 mois gouverné par le GG, la France avait repris un cours normal et Laurent réussit même à réparer mon erreur financière.
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Plusieurs mois après le décès de Dorel Roy, je me rendis compte que cet engagement de diriger un Pays, seule était beaucoup trop lourd pour moi et après des jours et des nuits de réflexions décida de créer le GG (Groupe Gouvernemental), où comme le roi, je choisis à l’aide de dés lancés sur la carte de la France au hasard 4 personnes qui durent comme moi prononcer un discours d’engagement et diriger la France au même titre que moi. Parmi ces personnes, il y avait ; – Hortense Chapô, 34 ans mère célibataire de 2 enfants ; Pays de la Loire – Adrien Duchamps, 37 ans mariés sans enfants, vit dans un pavillon en Normandie – Laurent Delcourt, 22 ans, célibataire et vit en Limousin – Adélaïde Ledriant, 20 ans, vit avec son père en Corse
Un soir où nous étions tous en train de siroter du thé dans le salon, Adélaïde émit l’hypothèse de faire choisir au peuple nos prochains successeurs. Suite à cela, le GG décida de faire élire tous les 5 ans un nouveau Groupe Gouvernemental sur inscription et ainsi le peuple choisira selon leurs campagnes. Aujourd’hui notre chère patrie vit désormais en paix, Laurent devint mon mari et nous eûmes même des jumeaux ; Adeline et Joévyn. Nous organisons actuellement les prochaines élections et après avoir vu les candidatures je sais à présent que la relève sera bien assurée.
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Louise DE LA FRANCE
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« LE PEINTRE » par Charlie CHESNEAU
Il était soudain comme pris de nostalgie, il repensait à la précieuse innocence de son enfance où les problèmes n’existaient pas. C’était ce fameux parfum des années mortes. S’il avait alors su que sa vie allait prendre cette tournure, il ne se serait peut-être pas engagé à suivre ce rêve fou. Ce rêve fulgurant qu’il avait eu étant jeune.
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« LE PEINTRE »
Jean était assis devant son chevalet, il donnait quelques retouches sur la ligne d’un sourire figé, son trait était si délicat qu’il n’aurait pu abîmer un pétale. Il était seul, dans une pièce étroite plongée dans le noir. Cependant, on pouvait y distinguer grâce aux lueurs des néons du dehors, un amas de toiles usées, des taches de toutes couleurs ici et là, des croquis froissés, éparpillés sur le sol, ainsi que des lignes de poèmes entrelacées sur les murs de pierres. Il y avait aussi des livres entassés les uns sur les autres aux quatre coins de la pièce et des œuvres d’arts abandonnées à la pénombre. Les fenêtres étaient négligées et la mèche d’une bougie à son heure d’arrivée, propageait une odeur chaleureuse. Il regardait dans le vide les toiles qu’il avait soigneusement peintes et à cette lecture, les visages et paysages revenaient à ses souvenirs.
Il se rappelait parfaitement ce jour, ce jour où il avait choisi cet autre chemin. C’était lors d’un concert, où les gens riaient, dansaient, à en perdre leurs jambes au rythme de la musique.
« LE PEINTRE »
Jean s’était dit à cet instant qu’il voulait peindre chaque mouvement, chaque émotion, chaque visage, il voulait graver ceux-ci à jamais sur des toiles. Une passion ardente venait alors d’éclore en lui. Cet instant d’euphorie, il l’avait vécu avec Minori, cette fille aux cheveux de toutes les longueurs et qui ne se préoccupait pas du regard des autres. À l’époque, elle n’avait peur de rien et avait envie d’évasion, elle voulait partir seule, voyager, et écrire. Minori avait grandi avec lui et avait été son amie, ils s’étaient tout partagés, et ainsi soit-il, ils s’étaient aussi promis l’un à l’autre de réaliser leurs rêves, peu-importe les tournants et les tourments de leurs vies. Mais au fil du temps, en suivant chacun leurs rêves ils s’étaient perdus de vue. À cet instant, il se demanda, ce qu’elle était devenue. Jean eut beaucoup de difficultés à suivre cette route. La vie était devenue de plus en plus dure pour les artistes face à ce corps social où la consommation excessive du tout et du rien, s’avançait au premier plan. Avant même que quiconque ne prête attention à la misère qui recouvrait les rues. On en revenait petit à petit au « Peuple d’en bas » qu’avait si bien décrit Jack London deux siècles plus tôt. Mais Jean obstiné tel qu’il était, continua de marcher tout droit, sans peur. Il en oublia de profiter des plaisirs de la jeunesse, il
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avait même fini par renoncer aux gens qu’il avait pu aimer, ses amis, sa famille, Minori…
« Si j’avais su. »
Jean se releva de son tabouret, se dirigea vers sa porte, et sorti. La nuit d’une encre bleutée était tombée, et les lumières s’étaient allumées dans Paris. Il aimait contempler les splendeurs nocturnes.
Mais ce soir-là, un homme âgé avec une élégance étonnante, venu à sa rencontre : « Bonsoir, excusez-moi de vous déranger … demanda le vieil homme hésitant. - Vous ne me dérangez pas. Répondit Jean - J’ai remarqué que vous faites de la... peinture... - C’est mon métier, pourquoi ? - J’aime votre travail, et je voulais vous demander si vous seriez disponible pour peindre des affiches ? - De quelles affiches s’agit-il ? - Des affiches publicitaires. » Évidemment, toujours la publicité, il dit qu’il aime mon travail mais ne le respecte pas, se dit Jean.
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« LE PEINTRE »
Chaque jour il marchait le long des rues, du matin au soir, et ce depuis toujours, telle une boucle incessante. Imaginant la vie des personnes qui passent sur son chemin. D’un mouvement rapide de la main, il esquissait au crayon, pour dessiner, les personnages de ce monde qu’il tentait de deviner le temps d’une seconde.
Il n’avait aucunement envie d’accepter sa proposition, car la publicité avait détruit à petit feu l’art de toutes les manières possibles. C’était une dictature de consommation, au sens propre du terme. Le bonheur n’était qu’imagination, l’espoir qu’il revienne un jour faisait vivre ceux qui se souvenaient de l’ancien temps.
« LE PEINTRE »
Comme à l’habitude les publicités recouvraient la réalité qui nous entourait et l’on demandait aux artistes de répondre présent pour les embellir, c’étaient là, leur seule possibilité de gagner leur pain. Jean aurait voulu lui répondre tout ce qu’il se disait à lui-même, mais il n’y arriva pas, il ne put pas, il avait des dettes à rembourser, il avait faim, il devait se nourrir, peu importait la façon dont il obtiendrait cet argent. À contrecœur, il accepta. L’homme âgé lui tendit sa carte de visite. Avant de partir il lui dit :
« Venez quand vous serez disponible. »
Puis il se retourna et s’en alla. Jean continua à marcher sur les durs trottoirs de la ville, sans se soucier du lendemain. Il regarda les hommes et les femmes courant de droite à gauche. Peut- être pour contrer l’aiguille qui file à toute vitesse ; le contre la montre comme toujours. Ils n’ont plus le temps, se disait-il. En cause : cette société où les écrans prennent le dessus. Cette société où les gens ne s’écoutent plus et ne regarde pas où ils vont...
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Le lendemain, il se rendit à l’adresse indiquée sur la petite carte de papier buvard. Il toqua sur une grande porte en bois massif. Personne ne vint ouvrir, il regarda autour de lui et vit un interphone, il sonna donc ; puis la porte s’ouvrit.
« C’est toi le peintre ? lui demanda-t-elle - Oui c’est moi. »
Par un geste de la main, elle lui demanda de la suivre. Ils montèrent tous deux un escalier, trop petit pour que l’on puisse poser son pied entièrement sur la marche. Ils entrèrent à la suite l’un de l’autre dans un bureau qui ne dégageait aucune émotion, aucun sentiment. Elle s’assit, et lui dit de faire de même. « C’est moi qui m’occupe de la paperasse. Mon patron est venu à ta rencontre pour que tu puisses t’occuper de nos affiches publicitaires… - À vrai dire… Je ne suis pas certain de vouloir… »
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Il longea un couloir spacieux qui donnait sur une salle, elle aussi, spacieuse. Il vit l’homme âgé qu’il avait vu la veille, et à son côté, c’était une de ces jolies filles dont il n’arrivait pas à cerner les traits du visage. Un bruissement dans son dos l’interpella, c’était une femme dont on ne pouvait déterminer l’âge, ses cheveux étaient délavés, et elle possédait un regard triste au fond de ses yeux couleur d’amandes. Il éprouva une sensation étrange, car les traits de son visage lui rappelaient ceux de Minori.
Il ne put finir sa phrase, car sans crier gare, elle se mit à pleurer. « Je suis désolée mais je n’arrive pas à me contenir. Il faut que je crie au scandale ! Dit-elle en larmes. » Jean hésitait, il se demandait s’il ne valait pas mieux s’en aller, mais il lui répondit « Ça ne me dérange pas ».
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Et avec stupéfaction, elle lui déballa, à grande vitesse, ce qu’elle n’avait jamais eu le courage de dire auparavant : « Cela fait des années que je cherche à chaque coin de rue, du travail, pour pouvoir me sortir de la misère dans laquelle je vis chaque jour. J’ai l’impression de jouer à un jeu sans en connaître les règles, comme les échecs, je n’y comprends rien ! Je cherche le moyen de gravir les montagnes qui me font tant rêver depuis gamine, ce but que je me suis toujours fixée, et que je n’arrive pas à atteindre. Il me semble, que Paul Va-la-ry comme dirait Boris1, a dit que la liberté est un état d’esprit, mais aujourd’hui avec la situation actuelle ; le mot « liberté » n’existera peut-être bientôt plus. Et puis, j’en ai marre de toute cette science qui ne cesse d’avancer sans en observer toutes les conséquences que cela engendre, car on a besoin de toujours plus, tout le temps, pour tout ! Quand on aura enfin trouvé une voiture non polluante, il nous en faudra une volante ! Et puis quoi encore ! Cette société de consommation qui nous pousse à acheter la dernière nouveauté ; me rend dingue. On ne regarde plus les beautés simples de la nature, on ne prend plus le temps de regarder la chorégraphie des nuages dans le 1
Boris Vian
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ciel ; et rêver. Moi-même je ne rêve plus… Hier, il y avait un gosse qui avait jeté un sac en plastique par terre et ses parents l’ont laissé faire… J’ai pleuré… parce que tout le monde se fout de la planète ! Et à la fin du siècle, selon l’objectif des scientifiques, on vivra sur Mars ? C’est ça la vie qui nous attend ? Nous sommes aveuglés par le décor et les figurants, des quelques jolies atrocités à venir… Et je n’en peux plus. »
Il ouvrit la porte de son minuscule appartement, il regarda autour de lui et il était comme pris, tout à coup, d’une rage, d’une colère incontrôlable. Le temps l’avait rattrapé, tout était vrai, ce monde n’avait plus de sens. Au fond des abysses il hurla, avec toutes les forces qui étaient en lui, il ne supportait plus cette vie, il ne serait jamais reconnu et ne pourrait jamais retourner en arrière, jamais, car le temps est assassin.
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Jean ne savait que dire, il n’était pas le genre de personne qui était douée pour les mots, il se serait mieux exprimé s’il avait pu dessiner ce qu’il ressentait sur du papier. Il resta silencieux. La femme d’une ressemblance étonnante avec son amie d’enfance sortit de la pièce en sanglots. Ce qui laissa Jean seul, isolé, déconcerté. C’était une scène de théâtre dans laquelle il était spectateur qui venait de se jouer devant ses yeux. Puis il sortit à son tour, de cette pièce glacée. Avant de partir, il alla expliquer au vieil homme, qu’il ne voulait pas s’occuper du travail que celui-ci lui avait proposé la veille.
Il s’empara de ses toiles et de ses croquis, les brisa, les déchira, fracassa ses châssis. Jean se laissait guider par cette rage, il ne voulait plus être en lutte. Il s’empara d’un briquet et le reflet d’une flamme scintillante s’éteignit dans ses yeux, puis il brûla ses œuvres. Cela ne lui fit rien. Son engagement ne tenait plus, il n’y arriverait pas.
« LE PEINTRE »
Les années passèrent, une à une. Et Jean vieilli avec. Ce n’était plus l’homme au goût monstre des couleurs, il s’était comme métamorphosé. Ses mains travailleuses s’étaient adoucies. Ses rides, tracées à coup de fusain, se creusèrent petit à petit. Son amertume l’avait ravagé. La folle promesse qui était en lui, avait soudainement disparu. Comme il en faut peu pour vous perdre en route. Tout peut basculer en un claquement de doigts. Le rêve qu’il avait eu, pendant une durée interminable, était devenu une illusion, un mirage, un souvenir lointain. La société, s’était quant à elle aussi, métamorphosée, elle avait évolué en sens inverse. Les manifestations ne faisaient que croître, ainsi que les injustices. Et un jour, un mur fut construit. Le gouvernement avait pris cette initiative pour séparer les plus démunis de la haute société. Pour séparer l’homme formaté des marginaux. Il y eu d’innombrables victimes qui tentèrent de franchir le mur, espérant vivre sans peur. Mais il n’y eu aucune pitié. Quand, au hasard des jours, les sirènes aveuglantes et l’alarme
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assourdissante se déclenchèrent, Jean se réveilla. Quelqu’un devait essayer à son tour de passer de l’autre côté du mur. Il s’agissait souvent d’une question de survie de personnes qui n’avaient plus le choix. L’alarme et les sirènes cessèrent, et Jean décida de se changer les idées. Il sorti donc dans la nuit fraîche d’été. Il n’y avait personne, aucun bruit, pas un chat. Mais on dit que parfois, le silence se fait mélodie. Cela faisait bien longtemps que la vie avait cessé de battre, personne n’avait d’opinion, en cause, la peur du jugement des autres, ou n’osait plus sortir, de peur se faire prendre en flagrant délit.
Personne ne savait ce qu’il se passait réellement de chaque côté du mur. Les communications étaient bloquées pour éviter les représailles, et les déplacements limités aux premières nécessités. Le monde n’avait plus grand-chose d’humain à son goût. Au loin, Jean, vit quelqu’un l’observer, tapi dans l’ombre. Il stoppa sa route nette. Une voix timide sortit à son tour de la même direction.
« Le peintre ? dit-t-elle. »
Il s’agissait de la femme, qu’il avait rencontré à une certaine époque, elle qui avait changé sa vie. C’était comme un fantôme,
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« LE PEINTRE »
Du côté de la haute société c’était un autre univers. Il s’y trouvait soi-disant, une harmonie parfaite, fondée sur la haine redoutable de l’hypocrisie.
venu l’envahir de toutes les parcelles de son corps.
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« Comme tu as changé ! - À qui la faute ? Dit-il d’un air ironique. - Que veux-tu dire ? - C’est toi qui m’as ouvert les yeux ! - Je ne t’ai pas ouvert les yeux, du moins, pas plus que tu n’en avais besoin. Tu voyais déjà toutes les misères du monde. Et après tout, ce n’était pas mon intention. Tu as donc arrêté de peindre… C’est désolant, comme quoi, tout est fragile. - Je ne pouvais plus continuer. - Si, tu aurais pu, tu as fait ton choix. - Il est trop tard pour retourner en arrière. - Encore une erreur… Ils se regardèrent, impassibles. Et elle s’éclipsa. Il reprit sa route, l’aurore était à son heure, l’air et les parfums s’élevèrent et il écouta les souvenirs qui faisaient écho en lui, les chants, les rires, les gueulantes, les palabres interminables. Jean se sentit léger puis il commença à courir, il ne voulait plus être envahi par les regrets, il voulait arriver au point final de sa promesse. Quand il arriva chez lui, il s’empara d’une vieille boîte recouverte de poussières. Il en sortit son matériel. Puis il repartit à toute hâte en direction du mur. Il en repeint les moindres détails, certaines personnes s’arrêtèrent pour faire de même, ainsi que la fille aux yeux d’amandes.
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Chacun était en extase. C’était le sursaut de résistance qui refit jaillir le courage et les consciences. C’était le sursaut de résistance, qui refit jaillir le soleil éclatant. Jean se dirigea vers la fille étrange qui l’avait bousculé dans toutes les directions.
Sur ces paroles elle continua son chemin sous le ciel de diamant.
« Minori ? -Oui ? -Merci. »
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« LE PEINTRE »
« Tu es venue ? - Il y avait des rumeurs qui couraient. Et je voulais le voir de mes yeux. - Il existe des personnes qui utilisent les mots pour dynamiter la violence, moi j’utilise les couleurs, car l’antique rue était devenue trop morte pour rêver. - Donc tu as réalisé ton rêve. - D’une certaine manière, je présume. - Et moi j’ai fini par voyager, avec mon écriture. »
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LISTEN BEFORE I GO par Adèle GATTESCO
Le 28 septembre 2001, Claude est officiellement divorcé, sans emploi et en dépression. Suite à cela, il commence une thérapie. Ça ne marche pas, il essaye donc des médecines parallèles, hypnose, homéopathie. Il se met même au sport, il alterne running, yoga et Tai-Chi. Malheureusement rien n’y fait. Claude a tout essayé, sa vie n’a plus lieu d’être. Le 14 juin 2002, Claude prend une décision.
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Listen before I go
Claude est un trentenaire dynamique, marié, banquier dans une grande multinationale. Un soir en rentrant chez lui, il trouve ses placards vides et un mot : « Claude, je t’ai aimé. Tu le sais. Seulement… ». Avant de finir de lire, il déchire le papier et le jette. L’homme sait ce qui est écrit. Seulement, le lire, c’est au-dessus de ses forces. Le lendemain, il ne va pas au travail, le jour d’après non plus. Tout ça dure deux mois, deux longs mois durant lesquels ses seuls contacts humains sont la caissière de la supérette et son avocat. Claude n’a pas la force de se battre. Ni contre sa femme qui lui prend tous ses biens, ni contre son patron qui le licencie sans indemnités.
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Il descend dans la rue, distingue au loin une voiture blanche, le véhicule arrive à sa hauteur, il s’élance sur la chaussée. Quand il ouvre les yeux, il distingue de très fortes lumières blanches. Claude n’a jamais vraiment été très croyant, mais il se dit qu’il se trouve peut-être au paradis. Après la vue, il retrouve peu à peu l’ouïe. L’homme distingue un brouhaha puis des mots « Monsieur, monsieur, vous m’entendez ? Vous êtes à l’hôpital, vous avez été renversé par une voiture mais ne vous inquiétez pas, tout va bien. ». Cette voix est plutôt rassurante, elle appartient à un médecin. Le médecin a menti. Tout ne va pas bien, sa jambe gauche et son bras droit ont été touchés, pour retrouver sa mobilité, il a dû faire de longs mois de rééducation. Le 14 octobre 2002, alors qu’il se rend à sa séance de rééducation, il se retrouve dans l’ascenseur avec une bénévole qui venait voir des enfants. Voir cette femme avec cette blouse rose lui fait comme un électrochoc. Sur le coup, il ne comprend pas trop, mais ne s’en soucie pas. Il se dirige normalement à sa séance de rééducation puis rentre chez lui sans y repenser. C’est le soir, lors de son insomnie quotidienne qu’il y repense. Il essaye de comprendre pourquoi il a eu cet électrochoc. Cette femme bien que belle n’est pas son style, trop jeune, trop blonde. Il se demande alors s’il ne l’a pas déjà vue quelque part, est-elle connue ? Non, il n’a aucun souvenir d’elle. Après quelques heures de réflexion, il comprend. Ce n’est pas par la femme qu’il était attiré, mais par sa blouse. Quand il se disait qu’il avait tout essayé pour sortir de sa dépression, c’était faux, sa psychologue lui avait à de multiples reprises proposé de donner son temps pour une cause quelconque.
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Il avait toujours refusé, elle se disait que les associations n’avaient pas besoin de quelqu’un comme lui, quelqu’un qui ne voyait la vie qu’en noir. Il avait tort, et il le comprit à ce moment-là. Le lendemain, à la première heure, il se rend à l’accueil de l’hôpital où il fait sa rééducation pour s’inscrire en tant que bénévole. Le 15 octobre 2002, la flamme de Claude est ravivée.
Le 12 mai 2003, Claude peut vivre de sa passion. Il est le plus heureux des hommes pendant quinze longues années. Chaque jour, même routine, il arrive à neuf heures, se prépare jusqu’à neuf heures trente. Après s’être vêtu d’une perruque jaune, d’une chemise verte, d’un pantalon rouge et de chaussures bleues, il se dirige vers la porte de la chambre de son premier ami. Dans chaque chambre, même routine. Il salue l’enfant, prend son lecteur CD, puis met de la musique selon les goûts musicaux de chacun. Il se met à danser, chanter, rigoler, parfois même, il se contente de discuter durant trente minutes. Claude s’occupe des enfants de deux à dix ans, mais avec Alice c’est différent. Pour Alice, il a obtenu une dérogation. Alice, c’est
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Claude a enfin un but dans sa vie, redonner un sens à celle des patients de l’hôpital. Il prend un malin plaisir à tenir la main de ceux qui se sentent bien seuls dans leur chambre couleur vert pistache décorée de fleurs à moitié fanées par le temps. Ses journées se résument à errer dans les services pédiatriques et palliatifs de l’hôpital à la recherche d’âmes joueuses pour passer du bon temps en jouant aux petits chevaux. Quelques mois plus tard, on lui propose même un vrai emploi, clown du service pédiatrie. Il ne réfléchit pas une seconde et accepte.
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une jeune fille de dix-sept ans mince comme un fil de fer, avec un teint pâle comme neige et des yeux vert émeraude. Auparavant, son crâne était surplombé de beaux cheveux dorés, seulement ils ont disparu en même temps que ses kilos. Si Claude aime tant cette petite, c’est parce que c’est son amie la plus fidèle. Ils se connaissent depuis son premier jour en tant que bénévole, depuis ce matin d’octobre où elle était venue pour des examens médicaux, et depuis ce jour, ils ne se sont plus jamais quittés. Au fil des ans, une vraie relation s’est liée entre Claude et Alice. Claude est la figure paternelle qu’Alice n’a jamais eue. Alice est toujours le dernier nom sur la liste de Claude car elle adore avoir la visite du clown en dernier pour pouvoir parler pendant des heures avec lui sans avoir la tristesse d’autres enfants sur la conscience. Le 18 décembre 2018, alors que Claude se rend dans la chambre d’Alice, une voix l’appelle, c’est celle de la directrice de l’hôpital. « M.Chezeer, s’il vous plaît. - Oui madame ? - Pouvez-vous me suivre dans mon bureau s’il vous plaît ? - Pourrais-je vous voir après ma dernière patiente ? - Non, je n’ai pas beaucoup de temps, mon mari vient me chercher dans dix minutes et je ne peux pas le faire attendre. - Très bien madame, je vous suis. » Une fois arrivée dans une grande pièce meublée d’un bureau en bois massif, la directrice commence à parler : « Bon écoutez monsieur, je ne vais pas être longue nous n’avons pas beaucoup de temps. - Très bien madame, allez-y. - L’hôpital est en déficit, nous ne pouvons pas nous permettre de faire des dépenses inutiles. C’est pour cela que
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nous sommes obligés de nous passer de vos services. » Pendant plusieurs minutes, la directrice continue de parler en détaillant les modalités de renvoi. Claude n’entend plus rien, il est ailleurs, il se remémore un à un tous les enfants qu’il avait vus dans ce service. En sortant du bureau, Claude retient ses larmes, il doit rester joyeux pour Alice, pour lui dire au revoir. Quand il arrive dans sa chambre, Alice dort. Alors qu’il s’approche d’elle, il comprend que son amie ne rouvrira jamais les yeux. Désemparé, il regarde tout autour et distingue une enveloppe qu’il met dans sa poche. Il la prend, la met dans sa poche de pantalon et sort de l’hôpital en courant.
Dans le tram il craque, il explose en sanglots. Il repense à tous les bons moments qu’il a passés dans cet hôpital. Son seul but dans la vie était de rendre heureux les enfants de l’hôpital, de parvenir à leur faire oublier leur maladie pendant quelques minutes. À quoi sert la vie si nous n’avons pas d’objectif ? C’est la question qu’il se pose durant tout son trajet. Les gens autour ne comprennent pas pourquoi un homme habillé en clown est en train de pleurer comme si la fin du monde débutait. Les enfants ont peur en le regardant. Il décide donc de sortir du tram et de continuer son trajet à pied pour ne pas effrayer les plus jeunes. Pendant plus d’une heure, il marche au bord de la route, dans un froid total. En marchant, il se souvient de cette conversation qu’il avait eue avec Alice il y a quelques mois : « Bonjour Alice comment vas-tu ? - Bof. Je me sens faible, je ne comprends pas pourquoi ils s’obstinent à me foutre des tas de produits dans le corps,
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Le 18 décembre 2018 à 18h40 Claude a perdu son goût pour la vie.
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alors qu’ils savent pertinemment que je vais clamser dans deux mois. - Mais ne dis pas ça tu vas t’en sortir ! - C’est toi qui vas arrêter de dire n’importe quoi. Tous les adultes me mentent ! Chaque minute qui passe ici, j’entends que je vais guérir. En attendant je suis toujours ici ! Depuis que j’ai six mois, je suis ici entre ces quatre murs verts dégueulasses ! Des fois, je sors d’ici pendant deux mois, c’est la joie, on fait la fête, on se dit que ça y est le calvaire est fini. Mais non vous me renfermez de nouveau pour une putain d’année ! Tout le monde sait que je vais mourir. Tout le monde bordel ! Les médecins, les infirmiers, ma mère, toi, même mon clébard sait que je vais mourir ! Alors laissez-moi sortir d’ici merde ! Ça sert à quoi de me laisser là ? - Ça sert à te garder en vie ! dit Claude avec les larmes aux yeux. - À me garder en vie ! Vraiment ? Vivre, c’est aller au lycée, avoir des amies, aller au cinéma, à la mer, voyager. C’est pas rester branchée à des putains de machines qui te pompent toute ton énergie. Je ne vis pas là, tu le sais ! - Je ne sais pas quoi dire... Dit le clown de plus en plus désemparé. - Et bah ne dis rien parce que la vérité c’est que vous êtes tous des putains d’égoïstes. Vous préférez me laisser là, à me faire chier et à penser à la mort en permanence au lieu de me sortir d’ici et de me laisser vraiment vivre. Et pourquoi ça ? Pour m’avoir plus longtemps avec vous. Je préfère vivre un court instant que de survivre longtemps. Tiens regarde je vais mettre ça là, c’est pour toi. Elle désigne une enveloppe fermée. Quand je mourrai, tu la prendras. Tu écriras ce qu’il y a marqué sur Youtube et tu trouveras ma lettre d’adieu. Claude veut prendre la parole mais Alice le coupe.
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- Ne dis rien. Je suis fatiguée, laisse-moi maintenant. » Claude se souvient être resté muet. Il savait que la jeune fille ne l’écouterait pas. Il s’était juste dirigé vers le vestiaire dans lequel il s’était mis à pleurer à chaudes larmes. Pourquoi Claude aimait autant cette jeune fille ? Personne ne le savait. Tout le monde la trouvait méprisante, arrogante et espiègle. Lui, Claude ne voyait en elle qu’une fille un peu paumée qui savait dire ce qu’elle pensait. C’était son petit talent à lui, de ne toujours voir que le positif chez une personne. Le 18 décembre 2018 à 19h37 Claude comprend qu’il ne reverra plus jamais Alice.
Le 14 mars 2019, après avoir passé son badge, Claude ne se dirige pas vers le banc devant l’hôpital. Non, ce matin-là, au lieu de sortir de l’hôpital, Claude se rend dans le service pédiatrie et se fait passer pour un parent un peu perdu face à l’immensité du bâtiment. Il veut simplement les voir, ces enfants à qui il n’a pas pu dire adieu. Il veut simplement les
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Claude n’a pas la force de dérégler son réveil. Tous les matins, il continue de se lever à sept heures du matin, de s’habiller, de prendre son petit déjeuner et de se raser. Tous les matins, à huit heures, il continue de marcher pendant dix minutes, de prendre le RER, puis le tramway. Tous les matins, il continue de monter les marches devant l’hôpital. Tous les matins, il continue de passer son badge pour accéder aux vestiaires. Et tous les matins, ce badge n’est pas détecté. Tous les matins, il sort, s’assoit sur un banc et regarde les pigeons pendant des heures et des heures. Tous les soirs, à dix-huit heures, il se dirige vers l’arrêt de tramway pour rentrer chez lui.
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voir une dernière fois. Claude sait qu’il ne pourrait pas leur parler. Mais quand il voit les visages des enfants, il voit des émotions qu’il n’a jamais vues. Ces visages, d’habitude si joyeux, sont à présent marqués par la tristesse et l’ennui. Il voudrait tellement leur dire bonjour et voir leur expression s’éclairer, mais il sait qu’en faisant ça, il les frustrerait plus qu’autre chose, alors il s’abstient. Il découvre de nouvelles têtes et meurt à l’intérieur en se disant qu’il ne connaîtra jamais ces enfants. En passant devant la chambre 205, la chambre d’Alice, il voit une jeune fille mince comme un fil de fer, avec un teint pâle comme neige et des yeux vert émeraude, sa tête est surplombée de beaux cheveux dorés. Claude ne peut supporter cette vision. Comment l’hôpital a pu remplacer Alice ? Tout de suite il sait qui est le coupable de cette offense, c’est la directrice. Pour elle, la vie des gens est pareille à un jeu, à peine a-t-elle fait échec et mat qu’elle rejoue avec d’autres pions. Claude ne peut pas laisser passer quelque chose d’aussi gros. Il sort du service, prend l’ascenseur, descend, et va trouver son ancienne employeuse. Claude se trouve face à elle, il veut lui montrer à quel point sa manière de fonctionner est immonde, à quel point cette femme n’a pas de cœur : « M.Chezeer quel bon vent vous amène ? » Le pouls de Claude s’accélère, il devient écarlate, mais n’arrive pas à articuler un seul mot. La directrice qui perçoit la gêne se dépêche de finir la conversation. « Bon, écoutez je n’ai pas beaucoup de temps, je dois vous laisser. Mais ce fut un plaisir de vous revoir. » Claude ne comprend pas, il voulait lui dire ses quatre vérités, il était prêt à le faire. Et maintenant, il se sent bête. Il se sent bête d’avoir pensé avoir assez de cran pour défier la directrice. Il se sent bête d’être retourné dans cet hôpital. Il se sent bête d’avoir continué de venir devant l’hôpital pendant près d’un an.
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Il se sent bête d’avoir pleuré la mort d’une jeune fille qu’il savait condamnée. Il se sent bête de ne pas avoir continué à vivre, à sortir, à voir du monde. Il se sent bête d’avoir apporté autant d’importance à un métier. En sortant de l’hôpital, il se rend à l’arrêt de tram pour partir le plus vite possible de cet hôpital.
Le 12 novembre 2019, alors qu’il regarde BFM TV, il tombe sur l’hôpital de Bobigny. Au bout de quelques secondes, il comprend que l’hôpital, son hôpital, vient d’être officiellement fermé. Pour lui c’est un choc. Il est obligé d’y retourner. Cet hôpital l’attire comme un aimant. Il met son costume de clown, sort de chez lui, prend le RER, le tramway et arrive devant l’hôpital. De l’extérieur rien n’a changé, mais on ne peut pas en dire autant de l’intérieur. L’accueil, centre névralgique de l’hôpital, est vide. Il ne voit personne, ni Sylvie ou Laure, les réceptionnistes, ni Jacques le SDF qui avait élu la salle d’attente comme résidence. L’électricité a été coupée ce qui lui permet de rentrer dans les vestiaires sans problème. L’ambiance le met très mal à l’aise, pas un bruit ne vient couper
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En rentrant chez lui, il s’effondre dans une oasis de larmes et continue de pleurer comme cela pendant des semaines et des semaines. Les seules fois où Claude arrête de pleurer, c’est pour se nourrir. Quand ses voisins viennent pour prendre de ses nouvelles, il ne se donne même pas la peine de se lever. Claude se sédentarise de jour en jour. Il se lave une fois par semaine, juste avant de faire ses courses. Son appartement est devenu une véritable porcherie, l’homme ne nettoie plus ses vêtements. Il se nourrit uniquement de boîtes de conserve froides et passe ses journées à regarder BFM TV pour tenter de se convaincre que sa vie n’est pas horrible, qu’il y a pire ailleurs.
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ses songes. Quand il arrive dans le service pédiatrie, tous ses souvenirs remontent, les rires, les pleurs, les crises de nerfs, aucun souvenir n’épargne Claude. Le clown se dirige dans la chambre la plus proche des escaliers. Avant son licenciement, cette chambre était habitée par Raphaël, un petit brun de six ans qui demandait toujours de mettre des musiques de Stromae. Il reste dans cette chambre pendant plusieurs heures en se rappelant de tous ces amis qui ont occupé tour à tour cette pièce, Timothy, Théo, Lucas, Elise, Simon, Océane, Sybille, Tom, Lucie, Quentin, il se remémore leurs visages, leurs goûts, leurs passions, leurs rêves, leurs voix, leurs rires. En sortant de la chambre, il rentre dans celle d’en face et y reste encore une heure. Il passe dans toutes les chambres. Il laisse la chambre 205 pour la fin. Quand il passe la porte, il se dirige vers le lit. Pendant plus de trois heures, il se mit à parler comme si Alice était allongée dans le lit à lui raconter sa vie. Il sort de la chambre, va chercher un scalpel puis retourne dans la chambre d’Alice. Il sort de sa poche une enveloppe, l’ouvre à l’aide du scalpel. Claude déplie un papier à moitié déchiré sur lequel sont inscrits les mots Listen before I go. En allant sur Youtube, il trouve une musique de Billie Eilish. La mélodie de Listen before I go commence à remplir la pièce. Et, lorsque la dernière note se fait entendre, la faucheuse passe une seconde fois au-dessus du lit de la chambre 205.
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT. par Warda LASSIR
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
L’engagement d’un poète est de veiller à garder amarrer l’humanité entre les hommes. Josian Coeijmans, poétesse, écrivaine, 1966.
L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
Prologue, Adara : 2222, nous ne sommes que deux êtres insignifiants. Notre terre est déshumanisée. Quelque chose sème le doute en nos engagements, en nos sentiments. Et rien, ne redeviendra normal. Comment je le sais ? Le monde est chaotique, figé, d’étape en étape. Toute forme de sens a disparu. Je fais une promesse aujourd’hui : croire en moi et tenir mes engagements. « Je jure de croire en moi et de toujours tenir mes engagements. Je le jure. ». Rien n’est possible pour ces déshumains ils n’ont plus la notion des sentiments et de tout ce que l’on peut engager. Le monde n’est que hasard et grand bazar. Désormais, j’ai 22 ans et je viens de découvrir que je dois trouver une façon d’arrêter tout cela aux côtés de la personne que j’aime plus que tout au monde. Je suis Adara et je me suis engagée. Prologue, Kalona : 2222, nous ne sommes que deux êtres insignifiants. Notre terre est déshumanisée. Quelque chose sème le doute en nos engagements, en nos sentiments. Et rien, ne redeviendra normal. Comment je le sais ? Adara me l’a dit. Elle a vu le monde devenir chaotique, d’étape en étape. Toute forme de sens a disparu. Je fais une promesse aujourd’hui : croire en moi, en mon amour et tenir mes engagements. Je le jure. Rien n’est possible pour ces déshumains. Ils n’ont plus la notion des sentiments et de tout ce que l’on peut engager. Le monde n’est que hasard et grand bazar. Désormais, j’ai 22 ans et je suis aux côtés de la personne que j’aime plus que tous au monde et qui est prête à tout pour sauver le monde. Je suis Kalona et je me suis engagé.
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22/02/2220, Adara.
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
Le jour de mon départ, jour de mes vingt ans, je venais à peine de poser un pied en dehors de l’orphelinat qu’une main robuste s’empara de mon bras, et je ne pu que retenir mon souffle. Détournant mon regard, tel un félin, de la main d’homme qui s’est emparé de moi, je posais mes yeux dans ceux d’un autre aussi noir que le néant… « Alors tu t’échappes ? Même pas un petit bisou pour ton âme sœur ? - Ton ton arrogant ne me plaît pas, évite, je ne suis pas ton âme sœur. » Lui c’est Kalona, plus beau et attirant que lui tu meurs ! Il a des yeux d’un noir tellement intense que tu as l’impression de te perdre dedans. Ses cils sont longs. Je ne peux pas rivaliser avec lui. Ses cheveux sont courts avec de fines ondulations qui tombent sur son front et ses tempes. Il fait un bon mètre 85 et il a une carrure de soldat, épaule large, buste fort, hanches… « Eh, ça va ? Je ne dirais à personne que t’es sortie par là, mais en échange tu me donnes un... - Chut ! Même pas en rêve ! Je n’ai pas de temps à perdre si quelqu’un part dans ma chambre et ne me trouve pas. Ils vont mal prendre le fait que je ne veuille pas assister à ma propre fête de départ. - Mmh… - Je te retrouverais Kalona, je m’y engage. » Je pris les devants en traînant ma valise sur le sable, direction l’aéroport, je m’engage, mais j’espère ne plus jamais penser à lui, à toi… L’avion dans lequel j’embarque direction le Japon est immense, mais dommage que je sois assise entre une gamine de 5 ans qui va pleurer dès que l’avion va bouger, et un homme d’affaires qui
est focus sur un site pas très légal. Je vais vachement m’amuser avec ces 12 heures de vol.
L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
22/02/2220, Kalona. Elle est partie, elle m’a juré qu’elle me retrouverait « Je te retrouverais Kalona, je m’y engage. ». Mais j’ai peur. Peur de quoi ? De tout. Qu’elle m’oublie, qu’elle rencontre un autre homme, qu’elle me mente… Non il faut que je lui fasse confiance. Et si dans 1 mois je n’ai pas de nouvelle d’elle, je ferais le tour de tous les pays du monde pour la retrouver. Où qu’elle soit. Je m’y engage. Je le jure. Car je l’aime plus que tout au monde.
22/02/2222, Adara. Aujourd’hui je suis directrice d’un bâtiment haut de 25 étages et d’environ 150 employés. Je fais 5 millions de chiffre d’affaires et je dirige 2 autres bâtiments aux États-Unis et en Russie. J’ai assez bien repris en main mon avenir, qui au début se basait sur l’orphelinat. En 2 ans, j’ai su me bâtir une personnalité, bâtir mon propre monde. Je suis ce que les autres ne sont pas et j’ai toujours cru en ce que les gens ont décidé de ne plus croire, c’est comme ça que je me suis forgée. Tenir mes engagements et croire en moi. Et pas même un jour je le regrette. Mais lui je le regrette… Ça va faire 2 ans que je ne l’ai pas contacté, souvent je pense à lui, souvent je le méprise et me dit qu’il a sûrement trouvé son
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âme sœur. Mais, j’ai TOUT à disposition, des dizaines d’hommes me font la cour et je reste bloquée sur l’image d’un garçon que j’ai tant essayé d’oublier. Il ne faut pas que j’y pense. Pour la première fois, je ne vais pas tenir mon engagement. Je ne n’y arrive pas. Je suis désolée.
23/02/2222, Adara.
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
Dehors pas un bruit. Mais nous sommes au Japon ?! Personne, personne, personne... Mais que se passe-t-il ? Un monde aussi calme ne peut pas exister, pas pour moi, serais-je en plein rêve, en plein cauchemar ? Le centre-ville, personne, mais des oiseaux, beaucoup d’oiseaux. Que se passe-t-il ? Une alerte cette nuit que je n’aurais pas entendue ? Un tsunami arrive, une apocalypse, un séisme ? Il faut que je regarde les infos sur le net ! Rien, ils ne disent toujours rien, et pourquoi n’y a-t-il que des articles d’hier, tout s’arrête à minuit ! Ce n’est pas possible, le monde se serait arrêté ? Sans moi ? Je trouverai sûrement quelqu’un qui m’expliquera ce qu’il se passe. Quelqu’un… Kalona… Mais je n’ai aucun contact avec lui… Je ne le connais plus… Plus aucun humain ne diffère des autres, leurs émotions sont figées. C’est bizarre, de plus en plus de personnes vivent dans la rue. Les postes de police ne travaillent plus, les hôpitaux et centres médicaux ne sont plus. Des millions de personnes meurent d’un coup sous vos yeux et personne ne réagit. D’autres s’arrêtent pour mieux avancer ou les détourner.
L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
23/02/2222, Kalona. La France n’a jamais été plus calme qu’aujourd’hui, et ce n’est pas pour me déplaire. Les gens sont tous pareils. J’aurais bien aimé que la vie soit comme ça dès le début. Pas de prise de tête. Pas de stress. Juste la vie, tout cour. Cela fait le 22e pays que je fais sur 194 et je suis loin d’avoir fini… Si ça se trouve je l’ai loupé… Adara… Tu me manques tellement. Pourquoi ne m’as-tu pas retrouvé, tu avais promis, tu t’y étais engagée… Dois-je comprendre que c’est fini ? Même au bout de deux ans ? D’accord. Je m’y résigne.
16/03/2222, Adara. Comment expliquer ce retournement de situation. Personne ne se parle, cela va faire 22 jours que je n’ai pas vu de sourire, de moue dubitative, de grimace, de peur ou de colère, de pleurs… Plus d’émotions, plus de sentiments. Ils n’ont plus mal, plus peur : de vraies machines. J’ai vu, rien qu’aujourd’hui, deux personnes mourir devant mes yeux en se faisant écraser, les personnes qui marchaient autour n’ont même pas détourné leurs regards, n’ont même pas poussé de cris horrifiés, et la voiture qui les a écrasés s’est arrêtée, a fait marche arrière et a tourné le volant de façon à faire en sorte que les roues ne touchent pas la victime. Les voitures derrières ont fait de même sans prêter la moindre attention au corps qui gisait par terre. C’était une fille, elle avait tout au plus cinq ans, comme celle qui se trouvait dans le même avion que moi il y a deux ans. Qu’est devenu notre monde ? Car ce n’est pas que le Japon croyezmoi c’est le monde entier. Dans chaque parcelle de notre planète,
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il n’y a plus d’humain qui ait de sentiments, plus personne ne s’engage à rien. Car les sentiments c’est notre humanité, car l’engagement fait notre civilité. La terre a été déshumanisée. Je n’ai pas d’autre explication. Alors pourquoi moi et pas une autre ? Je dois trouver Kalona, ça a été idiot d’abandonner. Pourquoi a-t-il fallu que je ne tienne pas mon engagement ? Il faut que je le cherche, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire.
16/03/2222, Kalona.
24/03/2222, Adara. Je sais que Kalona peut être mort, mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il est peut-être là à m’attendre… Dire qu’il m’appelait son âme sœur, et moi qui ne pensait qu’être sa sœur. Je l’avoue, je n’ai fait que penser à lui, à ses yeux sombres, à ses longs cils… Je ne suis peut-être pas la femme parfaite, mais il m’a aimé. Il a aimé mes yeux gris transparents, mes cheveux couleur feu de bois, ma petite taille, et mon regard sévère. Je te retrouverais Kalona, je m’y engage. Ma voix intérieure me le répète inlassablement. Je lui ai fait la pire chose qu’il soit. Je l’aime encore, pourtant je suis incapable de tenir ma promesse… « Adara, j’ai trouvé votre homme. » L’annonce de mon assistante change la donne. Le numéro de
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« Japon, place 222 vol AK-2. -Merci madame. » Le dernier voyage. Promis après je ne te chercherais plus si c’est ce que tu veux.
téléphone était inscrit sur la fiche… Faut-il que je l’appelle maintenant ? Demain peut-être… Non. Tout de suite.
L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
22/05/2222, Kalona. Deux mois au Japon, et même pas un indice qui me prouve qu’elle s’y trouve. Mon téléphone n’a pas de batterie. Je vais devoir le charger pour pouvoir retourner à Phoenix. 22 appels en absence. Et du même numéro ! Je vais le rappeler c’est peut-être important. « Moshi ! - Kalona. - C’est qui ? Une femme. - Si tu savais comme je suis contente que tu m’aies rappelé, je sais que tu dois être bizarre et ne plus avoir de sentiments comme les autres, que tu dois haïr toute sorte d’engagements et que tu dois totalement t’en ficher de moi, mais… - C’est qui ?! Je ne suis pas les autres moi, jamais. - C’est Adara. - Où es-tu ? - Japon, centre de direction Akatsuki j’ai… »
22/05/2222, Adara. J’ai reconnu sa voix, mais j’ai bien peur qu’il soit comme les autres. Serait-il au Japon ? Ou aurait-il reconnu l’indicatif des numéros japonais pour me dire Moshi ?
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Ditidim Ditidim- bruit du portail « - Oui ? - Adara, c’est Kalona. - Lui ? Je… - Je suis en bas. - Étage 22, bureau rubis. » Après les 12 minutes les plus longues de ma vie…
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À peine ses pieds posés sur le parquet gris qui orne le sol de mon bureau, il se précipite dans mes bras en m’enlaçant de manière non conforme à ceux qui n’ont plus de sentiment. Je lui rends son baiser de la même manière sans me rendre compte que des larmes coulent abondement de mes yeux, mouillant son tee-shirt gris. Il n’est pas comme les autres, ça, je le sais depuis longtemps. Son corps, ses mots ne ressemblent en rien à ceux d’autrui. Il est unique et il est pour moi. Mais est-ce toujours le même vu la situation actuelle ? « Adara ? Dis-moi que tu n’es pas devenu comme ces êtres insipides ? » Il me pose cette question telle que je devine que des larmes coulent également de ses yeux. Il ne m’a pas relâchée et n’a pas non plus desserré son étreinte. Non, au contraire il la resserre comme s’il ne voulait pas que je m’échappe ni que je disparaisse. « Non je ne suis pas comme eux, je n’ai pas perdu mes sentiments et je crois encore aux promesses de l’engagement, et toi ? Les suis-tu, leur ressembles-tu ? - Non je suis toujours moi-même. Mais pourquoi ? - Je ne saurais te dire. Mais ce que je peux t’affirmer c’est que je suis très heureuse de t’avoir près de moi une nouvelle fois. D’avoir cru en nous et de m’être battue pour tenir mon
L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
engagement et de t’avoir retrouvé malgré les doutes. J’avais si peur que tu sois devenu comme eux. Que tu ne croyais plus en toi, que tu mourrais de la même façon horrible que n’importe qui s’aventurant trop près des autres. J’ai eu si peur... - Respire mon amour. » Son rire m’emplit d’un sentiment que je n’avais plus ressenti depuis deux ans. Depuis mon départ… Depuis lui… « Comment ai-je pu te laisser partir il y a 2 ans ? Comment ? me déplore-t-il. - Ne regrette rien, je suis devenue celle que j’ai tant voulu être. Mais aujourd’hui je m’engage à toujours t’aimer et je m’engage à… » En même pas un mot prononcé, un séisme se déclencha. Ce n’est pas normal, personne n’a été prévenu, personne ne nous a prévenu. Il faut sortir d’ici au plus vite. Kalona et moi prenons les escaliers en direction du toit. Au téléphone, mon pilote me dit que tout est prêt et qu’il pourra décoller dès que nous serons dans l’hélicoptère. La porte n’était même pas fermée que l’hélicoptère décolla. Je vois le monde comme si j’étais en dessous, alors que je suis au-dessus. Comment tout peut basculer, comme ça d’une minute à l’autre ? Alors qu’il n’y a même pas sept mois, j’en faisais encore partie, j’en étais même presque en son centre. On ne peut pas oublier une personne comme ça. Pas moi. « Madame Adara, je vous dépose où ? Le séisme semble s’être arrêté et votre bâtiment a tenu, mais j’ai peur que l’hélicoptère soit une charge en trop. - Posez-vous sur la place centrale, cela fait combien de temps que nous volons ?
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- 4 heures madame, il ne me reste pas beaucoup d’essence. - Très bien posez-vous. »
À chaque pas, à chaque acte, ils meurent, souffrent et ne disent mot. Mais que se passe-t-il ? Dans l’hélicoptère Kalona et moi avons échangé tellement de mots et de phrases que nous connaissons la vie de l’autre dans les moindres détails. N’estce pas cela des âmes sœurs ? Nous nous aimons et sommes les seuls à être normaux, à être nous. Fallait-il que tout cela arrive, que la population soit détruite de l’intérieur pour que nous nous réveillions enfin ? Que faire maintenant ? Vivre parmi les morts ou vivre parmi les cieux ?
22/12/2225, ensemble. Trois ans et toujours un monde aussi chaotique, mais je pense avoir découvert ce que les cieux ont voulu que nous sachions. Ce que je m’apprête à faire est la pire des choses. Kalona n’approuve pas, mais si c’est la seule manière pour retrouver un semblant de vie je dois le faire, pour lui, pour moi et pour nos enfants. « Adara c’est du pur délire, tu rigoles j’espère ?
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
Kalona et moi descendons de l’hélicoptère et le regardons s’envoler. Je n’ose pas poser mes yeux sur les habitations, les trous au sol, les débris recouvrant des corps sans vie. Aucun secours présent, ni média. Qu’est devenue notre terre ? Qu’allons-nous devenir maintenant ? Seul. Mais amoureux. Ensemble.
L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
- Non. C’est le seul moyen, ne veux-tu pas que le monde ait de nouveau une vie normale ? - Si bien sûr, mais pas de cette manière. Tuer le monde entier, enfin ce qu’il reste de lui… Les tuer tous ce n’est pas une bonne idée, je t’assure. Laisse-moi te raisonner, laisse-moi te convaincre de ne pas le faire. - Non, je suis obligée mon amour. Je me suis engagée à donner le meilleur pour mes enfants et c’est la seule manière que j’ai trouvée de leur donner un monde et des rêves pour lesquels ils se battront. - Adara reviens ! Ne me fais pas ça, pense à nos enfants ! Pense au monde ! - Je le fais pour eux… Pour le monde et pour mes enfants. » 1/01/2226, Adara, seule de nouveau. 2226, nous ne sommes que quatre êtres insignifiants. Notre terre est déshumanisée. Quelque chose sème le doute en nos engagements, en nos sentiments. Et rien, ne redeviendra normal. Comment je le sais ? Le monde est chaotique, figé, d’étape en étape. Toutes formes de sens a disparu et cela va de pire en pis. J’ai fait une promesse il y a quatre ans quand ma vie a commencé. Croire en moi et tenir mes engagements. Rien n’est possible pour ces déshumains, ils n’ont plus la notion des sentiments et de tout ce que l’on peut engager. Le monde n’est que hasard et grand bazar. Désormais, j’ai 26 ans et je viens de découvrir que le seul moyen de vivre de nouveau est de créer une nouvelle humanité. Pour cela il faut que chaque personne peuplant ce monde meurt, de ma propre main. Car je suis la seule qui ait une raison, une conscience. Je ne laisserai pas mes amours faire ce que je dois faire, ce qui est
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en mon devoir de faire. Mon homme et mes enfants, je les abandonne, mais pour une cause qui m’est chère. J’ai retrouvé Kalona et le laisse au côté de deux nouvelles entités qui me sont encore plus chères, mes enfants. Je suis la faucheuse et je me suis engagée.
« Mon amour, nous sommes 2, 2 créations, 2 êtres, 2 normes, 2 rêves. Et pour reconcevoir le monde nous n’avons besoin que d’être 2, 2 entités, 2 individus, 2 moitiés qui ne forment plus qu’un pour forger un autre monde où les sentiments l’emporteront, où les sentiments gagneront et où toute sorte d’engagements fera place à un rituel qui sans cesse tiendra… Je t’aime et je m’en vais te créer un Nouveau Monde pour Mahin et Chesna, nos deux petits. Adara. Ton feu et ta joie. »
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L’AMOUR, LE CHAOS, LA MORT.
Épilogue
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LES TROIS PORTES par Aber LMOUGHIT
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Les trois portes
Il faut trouver sans doute le courage de tout dire, de remonter au premier soir. De revenir à l’instant où tout a commencé. Ce soir-là, je rentre d’une longue et épuisante journée passée à la fac. Il n’y a personne dans la maison, un silence confortable, c’est tout ce que j’entends. Je décide alors de prendre un bain pour me détendre. L’eau est chaude et relaxante cela m’oblige à fermer les yeux et à entrer dans un état méditatif. C’est à ce moment-là que je commence à penser à pourquoi je suis si frustrée, pourquoi ? Ce sentiment me poursuit, j’ai l’impression de sombrer dans un abysse de désespoir et d’insatisfaction. Tous ces sentiments me bouleversent et cela me fait peur. Je réalise que je porte un poids sur mes épaules, celui d’une promesse, une promesse que je n’ai plus la certitude de pouvoir maintenir. Il y a longtemps, j’ai promis à ma mère de devenir médecin tout comme ma mère l’a été. Je ne voulais pas la décevoir, ainsi j’ai essayé d’étudier de la médecine et de faire de mon mieux. Cependant si avant j’étais capable de maintenir cet engagement maintenant je ne sais plus si j’en suis encore capable. Toute mon attention est tournée vers mes pensées, je n’avais pas remarqué qu’il y avait plus de lumière dans la salle de bain et que l’eau dans la baignoire était devenue tiède, presque froide. Venu de nulle part, un bruit sec remplit la pièce, mon visage prend une autre couleur et tout mon corps est en alerte
Les trois portes
parce que j’ai peur et je ne sais pas quoi faire. Je m’habille rapidement et je m’apprête à ouvrir la porte pour découvrir ce qui se passe de l’autre côté. En ouvrant la porte de la salle de bains, je tombe dans le noir le plus profond. Je continue de marcher pour chercher l’interrupteur en glissant ma main sur le mur pour me guider, bizarrement il ne se trouve pas à sa place. Malgré cela je continue à marcher jusqu’à voir une lumière qui m’éblouit. En la poursuivant, je me retrouve dans une chambre complètement blanche. Je panique parce que je ne sais pas ce qui se passe. Une minute plus tôt j’étais dans ma baignoire et maintenant je me retrouve dans cette salle étrange. Effrayée, je remarque que trois portes se présentent devant moi. La première porte a une forme régulière très géométrique, elle semble être faite en marbre blanc avec les classiques motifs de ce matériel. La poignée est une sculpture d’une main qui semble prête à serrer la main à quelqu’un. La deuxième porte a une forme moins régulière que les autres. Elle est faite en bois, et, à chacune de ses courbes, autant de roses de plusieurs couleurs et de petites fleurs sont sculptées. Cependant sa poignée est entourée d’épines. La dernière et troisième porte est grise foncée, je n’arrive pas à comprendre de quelle matière elle est faite, mais je sais que son heurtoir est fait en métal. Je le trouve fascinant, car dans ce heurtoir il y a une sculpture qui représente une déesse. Je pense qu’il s’agit d’Éris, la déesse de la discorde.
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La première porte
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Les trois portes
Tout d’un coup j’entends une voix me répéter « choisir », « choisir », « choisir ». Avec un air confus, je décide de rentrer par la première porte et tout le décor change complètement. Je vois mon salon et une silhouette se démener dans la cuisine, probablement celle de ma mère. Suis-je de retour à la normalité ? Je ne peux pas m’empêcher de me poser cette question. En restant calme, je joue le jeu et je me comporte comme je le ferais d’habitude bien que mes pensées défilent à toute allure. Je salue mes parents et après avoir dîné ensemble je m’enferme dans ma chambre. Tout semble normal alors qu’est ce que c’était cette hallucination délirante ? Le jour d’après je reprends ma vie comme si rien n’était. Je dois faire les courses parce que je me suis rendue compte de ne plus avoir de déodorant, donc je me prépare pour sortir et attendre le bus. Cela me permettra de prendre l’air. Le bus arrive, à l’intérieur il n’y a que quelques personnes. La première chose qui me vient à l’esprit est où vais-je m’asseoir ? Il y a tant de place libre, mais laquelle choisir ? Peut-être la place à côté de la fenêtre à l’avant du bus ? Ou encore celle à côté de la vieille dame avec son petit chariot de courses à motif floral ? En fin de compte, je m’assois au fond du bus où il y a une multitude de places vides. Le trajet n’est pas long, mais je regrette de ne pas avoir ramené avec moi mon portable ou du moins un livre. Pour ne pas risquer de m’ennuyer, je tourne le regard vers la fenêtre pour admirer un paysage que je connais comme la paume de ma main. Lors d’un arrêt, je remarque une affiche collée sur le tableau d’affichage pour apprendre le japonais : « Apprends le japonais pour réaliser tes rêves ! Le premier cours est gratuit ! ». Ma curiosité s’éveille en lisant ces mots, mon envie d’essayer ce cours me force à apprendre par cœur l’adresse et la date de la première leçon. Le
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jour-J arrive et j’assiste au cours de langue à l’insu de ma mère, tout simplement parce que je sais qu’elle serait contraire. En fin de compte le cours me plaît, le professeur est sympa et les gens aussi, il y a une fille qui me plait particulièrement, j’espère qu’on pourra devenir amies. En rentrant à la maison, ma mère semble être fâchée contre moi, évidemment quelque chose la perturbe. Elle me demande pourquoi j’étais en retard et où j’étais pendant tout ce temps. Je lui dis la vérité et visiblement elle n’aime pas que je participe à ce cours. J’ai tout essayé pour la convaincre à accepter ma nouvelle passion, mais rien ne la rassure malheureusement. Que faire ? Dois-je continuer à poursuivre ce cours ou arrêter ? Une voix qui ne m’est pas inconnue ne cesse pas de me répéter « choisis, choisis, choisis ». Je ne veux pas décevoir ma mère, je sais qu’elle souhaite le mieux pour moi alors je lui promets que j’arrêterai dès que possible. Elle semble soulagée, cependant moi je le suis moins. Hélas le temps passe et ma vie retourne à la normale, désormais je suis devenue médecin, enfin après toutes ces années de dur travail j’ai réussi. Je devrais être heureuse n’est-ce pas ? C’est ce que ma mère m’avait promis « Une fois médecin tu seras heureuse crois-moi. ». Pourquoi je ne le suis pas ? Jusqu’à quand devrais-je attendre pour le devenir ? Je ne peux pas m’arrêter de me remettre en question. Le rythme de mon cœur ne fait que d’augmenter. Une crise d’angoisse est inévitable à ce point là. « Inspire » et « respire » je me répète en vain, mais mon corps ne suis pas mes pensées, j’ai l’impression de m’étouffer je ne respire plus je porte mes mains sur mon cou comme pour demander de l’air et je ferme mes yeux...
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La deuxième porte
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Les trois portes
J’ouvre mes yeux et je me retrouve dans la chambre des portes, la seule différence, c’est qu’il n’y a plus seulement trois portes, mais une vaste infinité de portes. Cependant, devant moi se présentent toujours les mêmes trois portes, le reste des portes n’ont pas de poignées j’estime alors qu’elles n’ont pas d’importance... pour l’instant. « Choisis, choisis, choisis » la mystérieuse voix du début ne tarde pas à résonner. La première fois j’ai choisi la première porte et j’ai eu une vie remplie d’accomplissements, mais misérable. Cette fois je ne referais pas les mêmes erreurs. La porte numéro deux s’ouvre à moi, et avec un air confiant je rentre, même si je ne comprends encore très bien tout ce qui se passe. Je me retrouve dans mon salon tout comme la première fois : tout se passe comme prévu. Le jour d’après, impatiente je me dépêche pour prendre le bus, car j’essaye d’avoir les mêmes conditions que la première fois pour ne pas changer l’avenir. Je rentre dans le bus, je m’assois et j’attends de voir l’affiche du cours de langue, ma mère m’avait interdit de le poursuivre et c’est aussi la seule fois où j’ai entendu la voix mystérieuse. Ce ne peut pas être une simple coïncidence. L’affiche apparaît juste devant mes yeux et, me réveillant de mes pensées, je mémorise le lieu et la date du premier cours pour pouvoir m’y rendre. Tout comme la première fois le jour j’arrive et impatiente je me présente au cours. Le cours se passe extrêmement bien et le reste de la journée de même, jusqu’à que je rentre à la maison parce que je sais exactement ce qui m’attend. Ma mère m’attend.
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Je choisis de lui dire directement où j’étais cet après-midi. Elle est contrariée et furieuse : le scénario se déroule de la même façon avec la petite différence que mon choix est déjà fait. Ma mère me prie de l’écouter, me dit que si je l’écoute, je ne vais pas le regretter parce qu’elle ne veut que le mieux pour moi. Le regard perçant dirigé vers le sien, je lui dis avec un ton confiant que je veux suivre ce cours. Toute de suite une expression déçue se montre sur sa figure, une expression que je n’avais jamais connue auparavant. Cela me fait peur, mais tôt ou tard elle comprendra qu’il vaut mieux accepter et tourner la page. Je l’espère. Je poursuis les cours de langue comme prévu tout en continuant mes études de médecine, ma motivation et mes efforts font de moi une des meilleures participantes. Je fais connaissance avec toute la classe, mais je sympathise davantage avec une fille en particulier, je pense que cela s’explique par le fait que nous avons le même âge. Les semaines et les mois passent tellement vite que je ne me rends même pas compte que la fin de l’année approche. Notre amitié est chaque jour plus forte et solide. Jusqu’au jour où ma meilleure amie ne me dit qu’elle est tombée malade « J’ai développé un cancer » me dit-elle. Les mots me manquent lorsque je réalise ce que cela veut dire. Choc, frustration et peur passent par mon esprit. Je ne sais pas comment réagir. Elle tente de me rassurer, m’assure qu’elle ne cherchait pas à me faire de la peine, elle avait juste pensé que je méritais de savoir. Mon pire cauchemar se réalise l’année successive, ma meilleure amie manque les cours, car la maladie a pris le dessus sur elle. Une partie de moi s’éteint aujourd’hui et une douleur glaciale a pris la place de mon amie, comblant ce vide que je garderai avec moi pour longtemps. Je rencontre ses parents lors des funérailles. Ils ont l’air d’être aussi gentils et merveilleux qu’elle. Je garde le contact avec sa famille comme le font d’autres camarades
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dans la classe. Lors d’un dîner tous ensemble, ses parents nous révèlent que leur fille adorait apprendre le japonais et que son rêve était d’étudier à l’étranger. Ils nous demandent si nous, ses amis de la classe de japonais, pourrions le faire pour elle. Je savais très bien de quoi il parlait, elle m’avait avoué qu’elle rêvait d’aller au Japon. Nous décidons de leur promettre de faire de notre mieux pour réussir. Je passe donc un semestre au Japon. C’est exactement comme elle me l’avait décrit. Je décide alors de finir mes études et de déménager au Japon. Cela fait 10 ans depuis sa mort, aujourd’hui je vis au Japon en enseignant ma langue natale à des enfants et je sais que ma chère amie veille sur moi. Bien que je vis une vie paisible, mon esprit dérangé a toujours des pensées intrusives et indésirables. « Être si heureux quand elle ne peut plus l’être ? N’est-ce pas égoïste de ma part ?Je lui ai volé son rêve je ne pense qu’à moi-même... Si ma vie ne m’appartient pas, suis-je vraiment heureuse... ? » Une marée de pensées défile dans ma tête, je n’arrive plus à les contrôler, je commence à transpirer et j’ai l’impression de faire une crise d’angoisse. C’est bien le cas, l’air me manque et je n’arrive pas à respirer proprement voire pas du tout et là mes yeux se ferment...
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La troisième porte Je rouvre mes yeux et je me retrouve encore une fois dans la salle des mille portes. Que faire maintenant ? Les trois portes se présentent à moi à nouveau ainsi que la voix qui ne cesse pas de me dire de choisir. Bien qu’il y ait plusieurs portes, la seule que je puisse ouvrir est celle avec le heurtoir en métal, c’est-à-dire la troisième porte. Cette fois, j’ai l’air hésitante parce que je ne veux pas souffrir comme les deux premières fois. Préoccupée, je me décide à rentrer. Le même processus se déroule, une lumière m’éblouit et je me retrouve dans mon salon. Je mange et je me couche juste après, mais je n’arrive pas à dormir, car cette fois je suis perplexe, je ne sais pas à quoi m’attendre. Le jour d’après je me prépare comme d’habitude pour prendre le bus, en rentrant je vois que le siège au fond du bus ne me convient plus, car il y a beaucoup trop de soleil et cela me dérange étant donné ma migraine causée par la nuit blanche d’hier. Je me dis que changer de place ne changera pas mon avenir tant que ça… donc je change de place et je ne fais pas trop attention où je m’assois. Après deux arrêts, un homme rentre dans le bus et comme par hasard il s’assoit à côté de moi, son apparence est désagréable et son odeur l’est encore plus. Incapable de tolérer cela je quitte le bus dès le prochain arrêt. En sortant, je me rends compte que je n’ai pas vu l’affiche pour m’inscrire au cours de langue, impossible donc de me rappeler de quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant. Je cours pour pouvoir arriver à l’arrêt de bus et retrouver l’ affiche, mais elle n’était plus là quand je suis arrivée. Déçue et abattue, je me rends au supermarché pour faire les courses. Sur le chemin du retour, je ne sais pas comment me comporter, je ne sais pas ce que je suis censée faire. La voix mystérieuse résonne et me prie de faire un choix, d’engager ma vie dans une direction précise,
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mais je n’y arrive pas, la crainte de faire un mauvais choix et d’en souffrir me paralyse. Je commence à devenir obsédée par mes choix de vie, qu’il s’agisse des plus fondamentaux, ou de ceux qui, en apparence, n’ont aucune importance. La voix mystérieuse apparaît à plusieurs reprises au cours de ma vie, mais je ne l’ai jamais écouté car faire un choix et faire des promesses me coûtent toujours des grands sacrifices. Je ne suis pas prête à cela et c’est pour cette raison que je ne ferais plus jamais de choix et encore moins de promesses. Je mène ma vie ainsi, malheureusement cela n’a pas l’effet que je l’espérais. Il s’avère qu’une vie sans prendre d’engagement est autant terrifiante, voir plus misérable, qu’une vie ou l’engagement est omniprésent. Des pensées chaotiques et délirantes me traversent l’esprit à une vitesse anormale, je reconnais les symptômes cette fois je sais ce qui m’attend. Je ne le combats pas et je ferme les yeux…
Les trois portes
Acte final J’ouvre enfin les yeux, et encore une fois je me retrouve dans la chambre des mille portes. À nouveau la mystérieuse voix me commande de choisir, la peur et la crainte me paralysent et je n’arrive toujours pas à faire ce que je suis censée faire. Frustrée et irritée j’adresse la parole à cette voix mystérieuse qui depuis le début ne m’accorde le droit qu’à un seul mot : « Choisis ». « Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu veux ? » Elle ne me répond pas. J’attends et j’attends jusqu’à qu’elle décide de me parler enfin. Elle ne me dit pas qui elle est ou quel est son but. Elle n’a pas le droit. Alors je décide de la laisser parler librement et lui demande de me dire ce qu’elle peut me dire. Tout d’abord, elle me demande ce que je ressens. Je lui réponds que j’ai l’impression de n’avoir commis que des erreurs et maintenant qu’importe le chemin que j’entreprends, je serais paralysée par l’indécision. Je croyais que l’indécision me permettait d’avoir plusieurs possibilités, d’avoir plusieurs portes qui restent ouvertes si jamais je voulais les ouvrir, mais il s’avère que l’indécision et l’absence d’engagement est aussi un choix en soi, et généralement cela nous empêche de vivre librement et de nous épanouir complètement. Toutefois, vivre dans un monde dominé par la présence d’une seule et unique promesse, comme je l’ai fait avec ma mère ou encore quand je l’ai fait avec les parents de ma meilleure amie m’empêche également de vivre librement, car cette promesse ne m’appartient pas, l’illusion du temps me fait croire le contraire. Éventuellement, je serais forcée de vivre une vie qui n’est pas la mienne. D’autre part, bien que j’ai vécu plusieurs « vies ». Je suis toujours autant déchirée entre quel chemin choisir. Il vaudrait mieux que je choisisse de décevoir ma mère ou de ne jamais rencontrer une personne qui changerait ma vie et qui
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deviendrait très chère à mes yeux ? Faudrait-il que je choisisse de vivre une vie insatisfaisante ou serait-il mieux de supporter la terrible souffrance et douleur que l’on peut éprouver quand on perd un être cher pour le reste de notre vie ? Je n’arrive pas à trouver un équilibre et à me décider à sacrifier certaines choses pour d’autres. Je suis coincée. La voix me répond alors : « Voir le dénouement de différentes possibilités ne t’a pas permis d’avancer. Tout comme ne pas être consciente des possibles conséquences, car l’indécision aussi a ses propres conséquences. À terme, nous ne connaîtrons jamais les répercussions de nos choix. La seule possible conclusion à en tirer c’est que nous ne pouvons pas ne pas faire d’erreurs. Tout est censé être. Une promesse est une promesse seulement si elle est soutenue par des raisons créées par nous même et non par des raisons qui sont dictées par d’autres. Toutes les portes sont les bonnes portes et en même temps aucune d’entre elles ne l’est vraiment. Ces portes t’ont montré un futur hypothétique. Il pourrait se réaliser, mais rien n’est certain. Toutefois deux choses seulement sont certaines : la première c’est qu’une fois le choix fait les autres possibles portes disparaissent, car elles n’ont plus de sens ou d’importance. Le temps peut avancer, mais ne peut pas revenir en arrière, c’est pour cette raison qu’il n’y a pas de porte par rapport a tes choix passés, mais simplement ceux de ton futur. La deuxième chose, c’est que tout le monde vit des moments de grands regrets, où on a l’impression que notre vie passe entre nos mains, des moments de tristesse où on ne désire rien d’autre que d’avoir une deuxième possibilité. Cela est inévitable tout comme l’est de ressentir de la joie, de l’amour et de vivre des moments de bonheur. » La voix s’arrête. Curieusement je me sens rassurée par ces mots. Les trois premières portes sont toujours devant moi, elles attendent mon choix. « Je ne veux pas choisir en connaissant l’avenir
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alors j’ai décidé de faire un choix qui ne m’est pas présenté parmi ces trois portes » J’ai dit cela à voix haute en espérant recevoir une réponse par la voix mystérieuse. Mais elle se tait. Alors, je prends une grande respiration, je tourne le dos à ces trois portes et je m’approche de la porte derrière moi, celle par laquelle je suis rentrée. Elle est toute simple. Rien ne la distinguait des autres, c’est pour cela que je ne l’avais pas remarqué au début. Je décide d’ouvrir cette porte et de rentrer. Je m’attendais à une lumière éblouissante comme d’habitude, mais pas cette fois. Cette fois j’ai ouvert les yeux et j’étais dans ma baignoire dans le noir. N’était-ce qu’un rêve ? C’est ce que je me dis, jusqu’au moment où j’entends la mystérieuse voix pour une dernière et ultime fois qui me dit : « à toi de jouer maintenant... ».
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ENGAGEMENTS ABSURDES par Salim MAHIEDDINE
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Engagements absurdes
Elle tombait lentement. Elle tombait très lentement. Assez lentement pour qu’il ait le temps d’espérer. Et splatch. Elle était encore tombée du mauvais côté. Les tartines tombent toujours du mauvais côté, contrairement au chat qui retomba mollement sur ses pattes pour venir lécher la confiture. Alors, le jeune homme regarda le chat. Le jeune homme n’était pas serein, trop de pensées futiles inondaient son esprit, il voulait ne penser plus à rien, mais il n’y arrivait pas, le silence entre les tic-tac réguliers du réveil l’en empêchait. À chaque tic, une nouvelle pensée inutile. À chaque tac, une autre idée insignifiante. Soudain le chat miaula et lui rappela qu’il devait aller travailler. Il bondit de sa chaise, et manqua de se cogner au plafond, quand il vit l’heure sur le petit réveil qui faisait exprès de se faire tout petit pour qu’on ne le voie pas. Zéphir, comme le vent, était en retard. Il devait aller à son travail, à l’usine. Il n’avait vraiment pas envie d’y aller. Mais combien de fois on lui avait dit qu’il ne pouvait pas laisser tomber ses camarades parce qu’il s’était engagé. Il sortit précipitamment de son petit appartement et ne nettoya pas la tartine tombée à terre. En chemin, il se demanda qu’est-ce qu’ils allaient lui faire faire aujourd’hui, à son travail, à l’usine. En effet Zéphir ne savait même pas c’était une usine de quoi. Un jour il devait resserrer des boulons sur une portière de voiture, le lendemain il devait vérifier que tous les pots de
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cornichons étaient bien difficiles à ouvrir ou compter le nombre de poils sur des brosses à dents. Mais ce qu’il savait, c’est que, quand il demandait au contremaître à quoi ça servait et pourquoi l’usine changeait si vite, le contremaître lui répondait en hurlant gentiment dans son haut-parleur « C’EST LE MONDE QUI CHANGE VITE. DONC TRAVAILLE PLUS VITE ». Voilà tout ce que le jeune homme réussit à penser avant que le bruit de la ville qui se réveille l’empêche de penser correctement. Quand il arriva ce matin-là, la douce voix rocailleuse du contremaître grinçait déjà. Quand il repartit le soir, elle résonnait encore. Ce jour-là, il avait dû vérifier avec son doigt si des aiguilles à coudre piquaient bien. Et oui, elles piquaient bien. Avant de rentrer chez lui, il devait passer à l’association, pour donner un coup de main. Le jeune homme ne savait même plus pourquoi il faisait partie de cette association, mais il savait qu’il devait aller donner un coup de main. Il n’avait vraiment pas envie d’y aller. Mais il y alla quand même parce que ça faisait longtemps qu’il n’y était pas allé, et en plus, que dirait-on de lui s’il n’y allait pas alors qu’il s’était engagé ? Quand ce fut fini, en rentrant chez lui, il aurait bien aimé dire qu’il était content de lui et de ce qu’il avait fait, mais il ne savait même pas ce qu’il avait fait. Soudain, il se rappela qu’il avait à peine le temps de rentrer chez lui car il avait rendez-vous avec ses amis. Il ne savait même plus pourquoi il était ami avec des gens à qui il n’avait rien à dire. Mais, il savait qu’il allait encore passer une soirée rasante à parler pour ne rien dire. Zéphir préférait ne rien dire pour parler. Il n’avait vraiment pas envie d’y aller. Mais que penserait-on s’il ne tenait pas ses engagements ? Même si ce n’était que pour un petit moment, même s’il ne savait pas vraiment ce qu’il avait fait de sa journée, il était bien content de rentrer chez lui - jusqu’à ce qu’il rentre chez lui et marche sur la tartine qu’il avait laissée par terre. Il dit au chat
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en montrant la tartine : « Tu aurais pu la nettoyer. - Pourquoi ? Répondit le chat. - Parce que ça aurait été gentil. - D’accord, mais si je n’avais pas envie de le faire ça n’aurait pas été gentil pour moi. - Oui et moi tu crois que j’ai envie de la nettoyer cette tartine. Pourtant je vais le faire. - Pourquoi ? - Parce que je suis bien obligé. - Ah bon par qui ? - Par personne. - Alors je ne comprends pas pourquoi tu t’embêtes à faire des trucs que tu ne veux pas faire. - Parce qu’on m’a dit de prendre des engagements pour vivre sereinement. - Drôle de mantra ! Il y a cinq secondes, « personne » ne t’y obligeait et maintenant c’est « on ». Tu changes vite. À moins que « on » et « personne » ne revienne au même ? Et dans ce cas-là il n’y aurait plus que toi pour t’interdire t’obliger ou t’engager… » Comme le jeune homme n’avait rien à répondre, il ne répondit rien. Il avait compris que le chat avait raison, que la seule chose qui l’empêchait de se sentir libre c’était ses engagements. Il s’assit sur son petit lit qui prenait les trois quarts de l’unique petite pièce. Il n’y avait que lui, pour décider de ses engagements. La tartine encore collée à son pied ne le dérangeait finalement pas plus que ça. Donc, il n’y avait que lui pour l’empêcher d’être libre. Son téléphone sonna, il ne décrocha pas, parce que c’était ses « amis » qui s’impatientaient. Il prit alors un engagement, un seul, il s’engagea à ne plus jamais s’engager. Puis comme il avait envie de dormir, il s’endormit.
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Il se leva en même temps que le soleil, dans sa chambre qui avait la forme d’une cage. Il enfila ses semelles de vent. Avant de sortir, le chat lui demanda : « Où est-ce que tu vas ? » Il répondit avec un petit sourire : « Si je te le disais, ou même si j’en avais la moindre idée, ce serait m’engager. Si tu veux, viens avec moi. » Le chat se leva et ils partirent ensemble droit devant eux. Ils marchèrent longtemps, dans la ville, sans parler, tranquillement. Enfin pas tout à fait tranquillement : Les bruits qu’on n’entend pas, qu’on n’entend plus, les bruits de la ville pressée, des voitures qui courent, des gens qui roulent vite, les gens qui mangent sur un coin de table et qui se cognent au coin de la table. Tout ce bruit juste parce qu’ils sont en retard. Et dans tout ce bruit Zéphir qui n’avait pas l’esprit tranquille, qui se demandait comment ils allaient, lui et le chat, faire pour manger, pour dormir, pour vivre sans prendre d’engagement. Il se triturait l’esprit, mais il n’osait pas poser ses questions au chat qui avait l’air de trouver ça normal. Le jeune homme demanda quand même : « Comment on va faire pour manger ? Parce que si on ne prend pas d’engagement on ne peut pas travailler, et si on ne travaille pas on ne gagne pas d’argent, et si on n’a pas d’argent on ne peut pas manger. - Tu te compliques trop. Le but ce n’est pas de se poser plein de questions. Le but est de se poser le moins de questions pour enfin être serein. - Alors, le but c’est une sorte d’introspection pour comprendre ce qui est réellement important ? - Tu racontes vraiment n’importe quoi. - Ce n’est pas n’importe quoi j’essaye de comprendre. - De comprendre quoi ? Il n’y a rien à comprendre il faut simplement se laisser aller. Et ne surtout pas se poser de
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questions. » Le chat allait continuer, quand la grande horloge devant laquelle ils passaient se mit à sonner si fort que même le chat n’entendait plus ce qu’il disait. Le chat attendit que l’horloge finisse de sonner, mais comme elle ne s’arrêtait pas le chat se tourna vers l’horloge et haussa le ton pour que l’horloge puisse l’entendre et il dit : « Tu vois bien qu’on est en train de parler, tu ne veux pas arrêter ? - Oh que oui je voudrais bien arrêter. Répondit l’horloge. - Alors où est le problème ? Arrête si tu veux arrêter. - Je me suis engagé auprès des hommes pour sonner à chaque heure. - N’importe quoi. - Ce n’est pas n’importe quoi, ça me tenait vraiment à cœur, au début. - Au début... » Alors l’horloge s’arrêta un instant puis les aiguilles se mirent à tourner à l’envers. Et toutes les aiguilles de toutes les horloges du monde se mirent à tourner à l’envers. Et toutes les horloges du monde remercièrent le chat en même temps. Et le chat ne répondit rien. Puis, le jeune homme et le chat reprirent leur route. Ils sortirent de la ville, avancèrent dans la campagne, mais Zéphir ne se sentait toujours pas totalement serein malgré son total désengagement. Il n’avait pas l’esprit tranquille à cause des bruits de la campagne, qui étaient très différents de ceux de la ville, le vacarme assourdissant d’une fourmilière où des centaines de fourmis travaillent est bien pire que n’importe quel ronflement d’un ronfleur qui ronfle. Mais, il n’avait pas l’esprit tranquille aussi parce qu’il se torturait l’esprit à se demander s’il devait garder ses vêtements. C’est vrai que porter des vêtements, c’est
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un engagement quotidien. Mais il n’osait toujours pas demander son avis au chat qui n’avait vraisemblablement jamais pris aucun engagement tellement il trouvait ça bizarre. Puis, comme le chat était fatigué de marcher, il s’arrêta. Le jeune homme avait envie de continuer, mais comme il avait plus envie de rester avec le chat que de marcher, il s’assit à côté du chat sur une grosse pierre au milieu d’une grande pâture verte, toute verte parce que l’herbe était aussi verte qu’elle pouvait. Enfin c’était plus un trou de verdure très vert. Le jeune homme et le chat ne se parlaient pas, mais le chat sentait bien que le jeune homme n’était pas serein il lui demanda alors : « Tu te poses encore des questions. Tu n’as vraiment rien compris. Qu’as-tu peur de mal faire ? Tu ne dois pas avoir peur de mal faire quelque chose puisque tu t’es débarrassé de tes engagements pour « être libre » et « être libre » c’est avant tout être libre de ses peurs et les peurs sont juste des questions auxquelles on n’a pas de réponse, et comme tu ne veux plus prendre d’engagement tu ne devrais pas te poser de questions et donc ne pas avoir peur. - C’est vrai. - Le soldat qui part à la guerre n’est pas serein, car il a peur de mal faire la guerre autant que l’enfant qui se fait interroger par le professeur a peur de mal répondre. Alors heureusement qu’il y a le déserteur et le cancre pour ne plus penser à ce qu’ils pourraient rater et faire juste ce dont ils ont envie. Regarde le soldat là-bas il n’est pas là où il devrait être et il a l’air tellement serein. - Tu as raison, on ne peut pas être plus serein que ce soldat là-bas. - Tout ça pour dire que faire quelque chose qu’on n’a pas envie de faire, c’est stupide. » Une petite brindille très verte s’adressa alors au chat.
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« Tu veux dire que si je n’ai plus envie d’être verte je peux ne plus être verte ? Tu veux dire que si j’ai envie d’être rouge je peux être rouge ? Mais c’est insensé on n’a jamais vu de l’herbe rouge. Affirma le végétal. - Mais, si tu veux pourquoi ne serais-tu pas rouge ? - Mais si on n’a pas envie d’être rouge ? intervint une autre brindille. - Eh bien tu ne seras pas rouge, c’est toi qui choisis. - Et si on veut rester vert ? demanda encore une autre brindille. - Décidément vous non plus vous ne comprenez pas le désengagement. Faites les choses comme elles vous viennent, sans les réfléchir. » Alors d’un seul coup toutes les brindilles d’herbe du monde changèrent de couleur, et toutes les pelouses devinrent multicolores. Alors le jeune homme dit : « Le monde est plus beau sans tous ces engagements ridicules. » Quand ils furent assez reposés, le jeune homme et le chat reprirent leur route en avançant toujours droit devant eux. Il faisait presque nuit quand ils se heurtèrent à un mur. C’était un gros mur gris bien épais. Ils essayèrent de le contourner, mais il était trop long alors le chat dit au mur : « Pourrais-tu nous laisser passer ? - Non. - Ah et pourquoi ? - Parce que je suis une frontière, et je ne dois pas laisser passer les gens. Répondit le mur inflexible. - Pourquoi tu ne dois pas laisser passer les gens ? - Parce que je me suis engagé auprès des hommes pour ne pas laisser entrer les gens dans leur pays. - Ah je vois, et pourquoi t’es-tu engagé ?
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- Parce que les hommes ont trouvé que j’avais la bonne carrure. - Et ça te plait ? - Je ne me suis jamais posé la question. - Tu pourrais te la poser et te rendre compte que tu t’es trompé. - Non je n’ai pas envie. - Tu préfères rester là ? - Non je préfèrerais partir pour voir du pays. - Alors, vas-y, qu’est-ce qui t’en empêche ? » Alors la frontière s’en alla et comme toutes les frontières du monde se touchent, toutes les frontières du monde s’en sont allées pour voir du pays. Mais comme il n’y avait plus de frontières, il n’y avait plus de pays et les frontières ne pouvaient donc plus voir de pays, alors elles sont parties pour voir le monde. Puis le chat et le jeune homme reprirent leur route. Il faisait parfaitement nuit, mais comme ni l’un ni l’autre n’était fatigué, ils continuèrent de marcher. Le jeune homme et le chat marchèrent encore longtemps avant de se rendre compte qu’il n’y avait plus aucun bruit nulle part. Tout était silencieux. Tous les bruits de toutes les villes du monde s’étaient arrêtés parce que plus personne n’avait l’heure donc personne ne pouvait être en retard. Toutes les fourmis du monde préféraient regarder cette herbe de toutes les couleurs plutôt que continuer à travailler. Et le monde lui-même était déconcerté d’être à nouveau plus qu’un seul. Tout était silencieux. Tous s’étaient passé le mot « À quoi bon faire quelque chose qu’on n’a pas envie de faire ? » Tout foutait le camp. Les frontières avaient parlé aux murs qui ne voulaient plus soutenir les toits, et aux toits qui ne voulaient plus couvrir les murs. Tout se barrait. Les herbes avaient parlé aux arbres qui ne voulaient plus être soufflés par vent et le vent ne voulait plus souffler dans les arbres. Tout était parti. L’horloge
avait parlé au Temps qui s’était arrêté pour se reposer un peu. Tout s’en allait. Les téléphones, les associations, les usines. Plus aucun engagement. Plus de sonnerie, plus de coup de main à donner, plus de travail. Tous étaient contents. Même plus de tartines à nettoyer. Seul l’homme sous la lumière de la lune continuait à se poser des questions.
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LA GUERRE ET SES BIENFAITS par Pauline MEGROT
Le monde dans lequel ils vivaient était compliqué. En vérité, c’était une île. Une île immense, mais petite à la fois. Une prison dont on ne pouvait pas partir à cause du dictateur et de la guerre. Quelle guerre ? LA guerre. Celle qui oppose cette île : Largos, à une autre île très proche de cette première : Isla. Ces deux îles se faisaient la guerre depuis que le monde est monde. Depuis que des humains ont foulé cette terre. Mais jamais ce ne fut allé aussi loin. Le jour où Isla décida de larguer une bombe sur Largos. Cette bombe fut interceptée de peu. D’extrême justesse. Un peu plus et elle aurait détruit l’île et des centaines de milliers de personnes. Ce fut à ce moment que le dictateur décida de créer l’ODG. Organisation de Défense Gouvernementale. Une organisation composée… D’enfants. Des enfants enlevés à leur
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Elle est enfermée là depuis des heures. Des jours. Des années. Le temps semble être ralenti, figé. Alex entend le battement régulier des gouttes qui s’abattent au sol. Seul bruit dans ce silence pesant. Les relents de l’humidité parviennent à son odorat, alors qu’elle est immobile sur sa chaise. Attachée, les mains et les pieds liés, elle ne peut esquisser un mouvement. Ni même voir. Ses ravisseurs ont pris le soin de placer un bandeau sur ses yeux. Alex entend brusquement une porte s’ouvrir. Elle sait pertinemment qui c’était. Et encore plus ce qui l’attend.
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famille afin d’être formés pour devenir des soldats. De véritables soldats. Sans âme, sans cœur. Un décret passa. Chaque premier enfant d’une famille devra être envoyé dans l’EMF. L’École Militaire de Formation. Cette école qui allait apprendre aux enfants à arrêter de penser, à devenir de bons petits soldats. Des pions obéissants. Par la suite en fonction de leurs résultats certains iraient directement au front. D’autres iraient dans l’école des Officiers. D’autres encore intégreraient une école invisible. Secrète. Dont personne ne connaissait l’existence. Une école qui n’avait même pas de nom. Tout ceci formait donc l’ODG. Alex marchait sur les dalles froides, pieds nus. Elle avait à présent dix-sept ans. Elle se trouvait dans l’école invisible. Autrefois elle était allée dans une autre école. L’EMF. Mais c’était le passé. Aujourd’hui elle était dans l’école sans nom, depuis deux ans. Elle se rendit dans la salle d’entraînement mal éclairée vu l’heure. Elle observa sa montre qui se trouvait à son poignet droit. Oui le droit. Pas le gauche. Minuit. Logique qu’il n’y ait personne. La jeune fille prit sa dague et commença à frapper. Frapper. Frapper. Frapper. Le mannequin en paille était en morceaux disparates sur le sol lorsque quelqu’un entra dans la pièce. Alex l’entendit immédiatement, en bonne tueuse elle avait une ouïe hors du commun. Elle lança son arme vers l’ombre qui se tenait sur le seuil. Sans surprise, cette dernière rattrapa l’arme avant qu’elle ne se plante entre ses deux yeux et s’avança à pas lents vers Alex. Ce ne fut seulement que lorsque la lune éclaira l’ombre que l’adolescente le reconnut. « Cyra. Dit-elle au jeune homme de son âge qui venait vers elle. Il esquissa un grand sourire. » Cyra était un jeune homme de taille haute, plus grand qu’elle d’une demi-tête. Il avait les cheveux bruns, toujours ébouriffés et de grands yeux noisette. Il avait également des traits
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fins, une coiffure militaire et des vêtements sombres. Comme tous les assassins ici. « Toujours aussi accueillante Shadow. La salua-t-il en retour. » Ah oui. « Shadow ». Shadow était le nom de code de Alex. Personne ne connaissait le prénom de personne ici pour des raisons de sécurité. Aussi ne connaissait-elle pas le véritable prénom de Cyra. Et c’était sûrement mieux ainsi. Le jeune homme s’approcha d’Alex, toujours ce sourire charmeur aux lèvres. Il s’arrêta, les mains dans les poches de son pantalon de combat noir et pencha la tête sur le côté. « Stressée pour demain ? Demanda le jeune homme. Alex, pour toute réponse, secoua la tête. » Demain ça serait la cérémonie de Passage. Ils allaient faire leur serment envers leur île et envers leur mission. Moment décisif pour tous. « Non. Ce n’est pas comme si on avait le choix. Répondit Alex. » En effet. Aucun choix. Soit ça passait, soit ça ne passait pas et si ça ne passait pas, ils disparaissaient. Exactement comme pour Boule. Cette fille qui avait décidé d’abandonner la formation. Un jour avant son départ officiel, elle avait disparu et personne ne l’avait jamais revue. Mais personne n’était dupe. Elle avait été tuée par leurs supérieurs. « Et toi ? Ajouta-t-elle d’un ton morne. - Non plus. Répondit Cyra sans se formaliser de son ton. » Sûrement avait-il l’habitude qu’elle réponde de la sorte. Après tout il était vrai qu’Alex n’avait aucun ami ici. Son surnom n’était pas là pour rien. Shadow. Une Ombre. Rapide. Efficace. Personne ne la voit et pourtant elle est là, fondant sur sa victime. « On se prépare pour ça depuis deux ans. On va assurer. Toi t’as aucun souci à te faire. T’es première de la promotion. »
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Alex hocha la tête aux propos de Cyra. Il avait raison. Elle était première, aussi ne craignait-elle pas d’être refusée. Cyra non plus à vrai dire. Il était juste après elle, deuxième de la promotion. Il aurait lui aussi des missions ardues. « On ferait mieux d’aller dormir. Proposa Cyra en s’approchant d’Alex. » Cette dernière hocha la tête d’un air distant. Elle le contourna et lui donna un coup de coude dans les côtes dans un geste affectif. « On va assurer. Répéta la jeune femme avant d’abandonner son ami sur place. »
Le lendemain Alex se réveilla à l’aube. Elle était habillée, préparée, seuls ses cheveux blancs étaient toujours en bataille, incapable de les coiffer. Elle patientait avec toutes les autres recrues, les mains dans les poches de son pantalon de combat. Elle était adossée au mur, aux côtés de Cyra qui triturait une cordelette, montrant à quel point il était stressé. Une femme entra finalement dans la pièce, une pile de feuilles dans les mains. Elle regarda les recrues une à une. « Je vais vous appeler par ordre décroissant de classement. Expliqua la femme en prenant sa première feuille. Elle plissa les yeux et releva la tête. - Le douzième. Alwinn. » Alwinn se leva et nous regarda avec anxiété avant de suivre la femme. L’attente était horrible. Puis, finalement, au bout de longues minutes la femme revint, sans Alwinn. « Le onzième. Artémis. » Artémis suivit la femme en frémissant, craignant le pire. Puis ça continua ainsi. La femme revint, appela le dixième et
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Le souvenir se forma dans son esprit. Alex était une jeune fille qui ne vécut que deux ans avec ses véritables parents. Avant d’être envoyée dans l’EMF. Deux ans. Autant dire qu’elle était
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repartit. Les recrues disparaissaient une à une, sans revenir, puis finalement la femme appela Cyra. Alex releva la tête et regarda son ami se lever, le visage impassible. Cyra tourna la tête vers elle et lui fit un clin d’œil pour lui assurer que tout allait bien. Puis, disparu avec la femme qui referma la porte. Alex se retrouvait donc seule, triturant le bout de corde que Cyra avait laissé à son intention. Elle l’enroula et le déroula autour de son poignet, tentant de dissimuler son stress. Puis, la femme revint enfin. Alex avait trouvé que ça avait duré plus longtemps que d’habitude. Pourtant la femme semblait calme. Elle l’appela et Alex se leva, ayant l’impression d’être dans l’un de ces films où le héros se jette dans la gueule du loup. Elle suivit la femme et se retrouva dans une pièce blanche avec un fauteuil. La femme lui ordonna de s’asseoir dedans et en bon petit soldat, Alex obéit. Elle regarda le verre teinté, les traits crispés. Elle savait qu’ils la voyaient, la regardaient. Cependant elle détourna les yeux et observa la femme revenir avec une seringue épaisse. « Qu’est-ce que c’est ? Demanda Alex d’une voix neutre. - Ton traceur, répondit l’infirmière. » Elle prit le bras de Alex et lui injecta le produit qu’elle ne pouvait pas voir. Alex ne cilla même pas. Puis, la femme revint avec une autre seringue. « Ça, ça nous permet de voir tes… souvenirs. » Puis, avant qu’Alex puisse protester, elle lui injecta le produit. Alex blêmit et s’immobilisa sur sa chaise. Elle revécut tout. Tout son passé, ses désirs, ses goûts, ses sentiments… Son âme était mise à nue alors que tout se déroulait comme dans un film sur le petit écran à côté de son siège.
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orpheline. Ses parents lui sourirent avant de l’embrasser sur le front, l’envoyant dans le bus. Le bus scolaire jaune. Comme si elle allait dans une véritable école. Alex ne comprit pas. Elle se laissa emmener, confiante envers les soldats qui s’occupaient d’elle. La route fut affreusement longue. Bien trop longue. Affreusement longue. Les soldats passaient dans les rangs, rassuraient les enfants, leur donnaient des friandises, leur chantaient même des berceuses. Puis le bus entra dans l’enceinte, fortement gardée. Elle pouvait voir des soldats partout, des barbelés autour pour leur « protection ». Soyons réalistes. C’est pour les empêcher de sortir. Ils firent descendre les enfants du bus, tenant les plus jeunes par la main, dont Alex faisait partie. Ils l’emmenèrent dans une pièce blanche, aveuglante. Elle passa divers tests, pour la plupart psychologiques. Après tout que vouliez-vous faire faire à un enfant de deux ans ? À la suite de cela, on lui donna une blouse bleue, bien trop grande. Alex fut emmené dans une chambre d’enfants, qu’elle partageait avec quelques autres enfants de son âge. Elle ne posa pas de questions. Durant les huit premières années ici, elle ne fut formée que dans la théorie, apprenant les parties du corps humain, les poisons, tout ce qu’elle avait à savoir. Elle faisait également un peu de sport, dans une moindre mesure, mais un peu de tout. Gymnastique. Judo. Karaté. Tennis. Tir à l’arc, à la carabine. De tout. Ce fut seulement à ses dix ans qu’elle entama le véritable programme militaire. Le jour de l’Évaluation arriva bien trop vite à son goût. C’était la journée décisive. Si elle obtenait dans les meilleurs résultats, elle serait envoyée dans une école d’Officier. Si elle obtenait des résultats moindres, au front. Rapide. Efficace.
Le souvenir se modifia encore. Elle était à présent dans
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une pièce sombre. Elle était assise au milieu de tant d’autres, le visage impassible et attendant simplement son heure. « 5067 » C’était elle. Ils l’appelaient. Alex se leva de son siège et s’approcha à pas lents vers LA porte. La porte de son avenir. Elle la franchit et observa ce qui se trouvait derrière. Il y avait un jury composé de deux hommes et une femme, assis dans des sièges. En face d’eux se trouvait une table avec diverses fioles ainsi que quelques appareils de sport et un tapi. À droite se trouvait une arme. Un M16. Un fusil d’assaut rien que ça… À côté divers couteaux, des poignards et en face une cible. Les hommes l’invitèrent à avancer et Alex obéit, en bon petit soldat. Elle passa les épreuves une à une. Les poisons ? Rien de plus simple. Elle avait toujours été douée pour ça. Le sport ? Catastrophique. Enfin sauf peut-être la gym. Elle était souple après tout. La musculation ? Plutôt crever. Elle vit la femme mettre un zéro en face de la catégorie muscu. Quelle surprise. Elle s’approcha ensuite des armes. Elle détestait les fusils. Pour elle, c’était une arme de barbares. Elle ignora donc le fusil, sachant qu’elle aurait un beau zéro dans cette catégorie aussi. Elle ne dérogerait pas à ses principes pour une bonne note. Plutôt crever. Cependant elle prit les couteaux et les lança avec une précision redoutable sur sa cible. Tous dans le centre. Ensuite vinrent les questions de théorie. L’anatomie. Toutes les abréviations existantes. Les différentes armes et leurs points faibles et points forts. Puis l’entretien se termina. Alex retourna dans sa chambre, sachant parfaitement ce qui l’attendait. Le front. Cependant ce ne fut pas cela qu’il se passa. Alex fut emmenée dans une autre école. Une école qui n’existait pas. Une école d’assassin. Son école. Ses résultats concordaient, ses caractéristiques psychologiques également. Une véritable meurtrière qui n’a pas peur de mourir…
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Elle était à présent devant la porte de sa nouvelle école. Un garçon se tenait à ses côtés, les mains dans les poches, et lui adressa un sourire éclatant. Il avait les cheveux bruns ébouriffés et les yeux noisette. « Salut, dit-il en la regardant. » Avant qu’Alex ne puisse répondre, un homme s’avança vers eux. Grand, musclé, blond aux yeux verts, il se présenta à eux comme le sergent instructeur Mike. « Avant de commencer, nous allons vous attribuer des noms. Ça sera plus convivial que des chiffres. » Il s’avança vers Alex en premier. Il la regarda avec attention et ouvrit la bouche. « Mika. » Mika ? Alex haussa un sourcil. Ce fut le garçon aux cheveux bruns qui intervint. « Moi je l’aurais appelé Shadow m’sieur. » L’homme s’avança vers lui d’un ai menaçant. « Tu as parlé gamin ? - Oui sergent, répondit le garçon en se redressant dans une forme de garde-à-vous. - Shadow hein… » Il regarda Alex et hocha la tête. Shadow. Shadow était née grâce à ce beau parleur qui devint par la suite Cyra. Alex ouvrit lentement les yeux et un affreux mal de tête vrilla son crâne. Cependant la femme souriait. Sûrement avaitelle réussi, sans savoir comment. D’un geste, elle l’invita à sortir de la salle. Alex tremblait un peu, mais elle obéit. L’infirmière la suivit et l’emmena jusque une autre salle qui, elle, n’était éclairée que par quelques bougies. Pas de lumière électrique. Alex s’arrêta et regarda le cercle de jury qui se formait autour
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Ce serment était à présent sa vie. Toute sa vie. Sa vie ne se concentrait que là-dessus. Cinq ans passèrent. Alex était la tueuse la plus douée de sa promotion… Voir de tous les meurtriers. Elle était au service du gouvernement. Son pays. Elle avait pour mission d’éliminer en silence les espions d’Isla,
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d’elle, comme prise dans un étau. Un homme s’avança vers elle. Le directeur de l’institut. Elle ne l’avait vu que rarement dans les couloirs. C’était un homme grand, des cheveux noirs bien coiffés et des yeux d’un bleu glacial. Il esquissa un sourire et l’invita à s’avancer vers lui. La jeune fille obéit et se planta à moins d’un mètre de l’homme. Ce dernier posa une main sur son épaule, sans la quitter des yeux. « Si tu es ici, c’est que tu as réussi la première épreuve, dit-il de sa voix grave et douce. » Alex se retint de frémir et hocha lentement la tête. L’homme lui tendit un couteau. Le message était très clair. Un pacte de sang. Lorsqu’ Alex se fit une coupure au creux de son poignet, le sang se mit à s’égoutter de ce dernier et l’homme semblait satisfait. « Fais ton serment. » Alex le connaissait par cœur. Elle l’avait appris et réappris. « Je suis une ombre. Je ne suis née que pour tuer et tuer je ferai, récita-t-elle d’un ton impassible. Je servirai mon pays car mon pays je dois servir. Je ne suis qu’un soldat et soldat je resterai. Ingénieuse je suis car ingénieuse je dois être. Caméléon parmi les caméléons, personne ne peut me voir ni m’entendre. En cas de désespoir et si désespoir il y a, une seule issue est possible. La fin de toutes les fins qui signe l’arrêt de ma vie auquel je recourrai sans broncher. Meurtrière je suis et meurtrière je resterai. » Ce fut là qu’elle devint une véritable meurtrière.
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ou parfois même aller sur l’île pour éliminer des gens plus ou moins importants. Aux yeux de tous, Shadow était la tueuse la plus reconnue. Elle commençait même à se faire une renommée sur Isla. Caméléon, seuls ceux avec qui elle travaillait connaissaient son véritable visage. Elle en venait-elle même à ne plus savoir qui elle était. Vivre dans des faux semblants, vivre sous des visages, des habits, des attitudes et des caractères différents a des effets secondaires. On en vient nous même à ne plus savoir qui nous sommes. Qui nous sommes réellement. Et ce fut le cas de Shadow. Lorsqu’elle redevenait Alex, et que Shadow n’avait pas de mission, elle ne savait plus que faire, ni quelle attitude adopter. Elle ne savait plus qui elle était et ce qu’elle était censée faire. Tout se perdait dans sa tête jusqu’à ce qu’elle trouve une autre mission. « Shadow. Tu es demandée au quartier général, l’informa Dave. » Dave était l’une des recrues à avoir été mutées avec elle. Elle n’avait pas revu Cyra depuis qu’elle avait passé l’initiation. Ça l’inquiétait un peu, après tout il était son seul ami. M’enfin. Il était sûrement quelque part… la base était immense. Il était possible qu’ils ne se soient pas encore croisés malgré les trois ans qu’elle était ici. La jeune femme hocha la tête et se leva de son lit. Elle était habillée dans une simple tenue de combat noire et ses cheveux blancs comme la neige étaient noués sur sa nuque dans une tresse lâche. Elle se dirigea droit vers le quartier général et s’arrêta devant la porte. Elle hésita quelques instants puis soupira et finit par entrer. Quelle ne fut pas sa surprise de voir… Cyra. Il était adossé contre le mur, les bras croisés sur son torse et un sourire en coin aux lèvres. Elle tourna la tête et aperçut Ringer. Ringer était celui qui s’occupait de donner des missions à tous les mercenaires de la base. Il hocha la tête à sa vue et expliqua
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d’une voix lasse. « Nouvelle mission. Elle vient du gouverneur lui-même. » Du gouverneur ? Première mauvaise nouvelle. « Selon nos espions, Isla projette de lancer une bombe. Toi et Cyra avez-vous mission d’infiltrer le palais durant le bal et de tuer le dictateur d’Isla. » Il fallut du temps à Alex pour assimiler toutes ces informations. Comment ça Cyra et elle ? « Je travaille seule. Répondit Alex d’une voix impassible. Jamais en équipe. - Tu vas pourtant devoir faire une exception. Toi et Cyra êtes nos meilleures recrues. » Alex remarqua la légère grimace de Cyra lorsque Ringer termina sa phrase. Elle l’ignora, plongée dans ses pensées. A vrai dire, Alex était heureuse de revoir Cyra. Elle en était presque venue à croire que son ami était mort… Cependant bien qu’il fût son seul ami, Alex avait des principes. Toujours se reposer que sur elle-même. « Je refuse cette mission. L’informa Alex. - Tu ne peux pas. Répliqua Cyra qui ouvrait pour la première fois la bouche depuis le début de l’entretien. - Je ne travaille pas en équipe. Même si c’est toi. - On ne te demande pas ton avis. - Je m’en fiche. Je refuse. - Tu ne peux pas. - Bah tiens. Tu veux voir si je ne peux pas ? Alex se dirigea vers la porte à grands pas. - Lâche. - Ta gueule - Ça suffit. Intervint enfin Ringer qui suivait l’échange depuis quelque temps. Shadow, tu n’as effectivement pas le choix. Nous ne pouvons placer que vous deux sur cette mission.
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Si tu la refuses, tu devras en payer les conséquences. - Avec plaisir. Rétorqua Alex d’un ton cinglant. - Tu n’es qu’une gamine Shadow. Se plaignit Cyra. Accepte merde. T’aurais pu tomber sur pire que moi. Si tu refuses, nous sommes tous morts. T’es au service de ton pays non ? Alex demeura silencieuse. Elle posa ses yeux d’un bleu électriques dans ceux noirs de Cyra. Puis, lentement, au bout de plusieurs secondes, elle s’écarta de la porte et croisa les bras sur sa poitrine. - Vous avez intérêt à avoir un bon plan. » Un jour et quatre heures plus tard après l’annonce du plan, Alex était dans cet hélicoptère, assise à côté de Cyra. Elle portait une tenue de combat noire, de la boue dans ses cheveux pour dissimuler leur éclat blanc. Ils survolaient la mer à basse altitude afin d’être hors de portée des radars. Puis ils survolèrent enfin Isla. L’hélico alla se poser dans une plaine inhabitée. Alex sauta de l’appareil avec Cyra, tenant son sac fermement contre elle alors que l’hélico s’envolait. Ils étaient seuls sur cette putain d’île. Cyra se tourna vers elle avec un grand sourire. « La grande Shadow qui travaille enfin avec quelqu’un d’autre qu’elle-même. Incroyable non ? » La jeune femme lui répondit par un simple et magnifique doigt d’honneur avant de s’éloigner. Elle commença à marcher vers la ville à grands pas, tout en essuyant la boue de ses cheveux. « Le palais est à trois heures de marches. - Parfait. On va savoir si le grand Cyra sait fermer sa gueule pendant trois heures. Rétorqua Alex avec un sourire ironique. » Au bout des trois heures, le château était effectivement visible. En plein milieu d’une plaine, plus loin les habitations démontraient leur présence grâce à la fumée des cheminées qui se disséminaient dans l’air. Alex s’arrêta auprès d’une rivière et
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commença à se déshabiller sans la moindre gêne. Elle vit Cyra se détourner et faire de même, les joues rouges. Alex esquissa un sourire amusé puis s’enfonça dans l’eau glacée pour retirer la crasse et la boue de ses cheveux. Puis, quelques minutes plus tard elle ressortit et noua ses cheveux en un chignon majestueux et sortit la robe bleue du sac. Elle grimaça, mais la revêtit avant de prendre le petit sac à main et la veste assortie. « Mon dieu je déteste ce genre de trucs. Marmonna-t-elle en fourrant les papiers d’identité dans son sac. » Marquise Victoria Déprès. La véritable marquise avait été sûrement arrêtée. Ou tuée. Elle s’en foutait en vérité. Alex sortit un miroir de son sac et s’appliqua du maquillage sur ses paupières ainsi qu’un peu de parfum. Ceci fait, elle glissa les poignards dans les poches secrètes de la robe puis jeta le grand sac noir dans un buisson. Elle se tourna vers Cyra et fut surprise par son allure. Costard. Cravate. Chemise blanche, cheveux enfin coiffés. Il n’y avait pas à dire. Il avait la grande classe, mais semblait… terne. « Qu’y a-t-il ? Demanda Alex en voyant son expression. - T’en as pas marre de tout ça ? Murmura Cyra, les lèvres serrées. » Alex haussa un sourcil de surprise. « Que veux-tu dire ? - Je veux dire qu’on n’a jamais eu le choix. Je veux dire que moi j’aurais voulu être le deuxième et pouvoir vivre ma vie comme tous les autres. » Alex le regarda d’un air impassible. Elle était touchée par ses paroles, mais tâcha de ne pas le montrer. « Et alors ? T’es le premier. Point. Alors inutile de te plonger dans des « si ». » Cyra la regarda en penchant la tête sur le côté. « Et si on partait Shadow ? Loin. Très loin. »
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Alex garda le silence un long moment. Ses yeux bleus étaient fixés dans ceux bruns de Cyra avec une telle insistance que le jeune homme baissa les yeux. À vrai dire Alex était tentée de dire oui. Elle ne sentait pas cette mission. Rien que le fait de travailler en équipe la stressait. Mais aussi, comme Cyra, elle en avait marre. Elle ne voulait plus tuer, plus ôter de vies dans cette guerre qui n’était pas la sienne. Mais… « Le serment, lui rappela Alex d’une voix sans appel. Nous leur appartenons Cyra. Fais-toi une raison. » Elle ne sut pas si elle parlait à Cyra… ou bien si elle tentait de se convaincre elle-même. Ce dernier resta dans cette expression morose un long moment avant de finalement lui tendre le bras, un sourire forcé aux lèvres. « Miss Victoria Déprès, un bal nous attend. - Mr.Aiden Déprès, ne les faisons pas patienter plus longtemps. Dit-elle en se composant un grand sourire tout en prenant le bras de son « frère ». Cyra se mit en marche avec Alex droit vers le château qu’ils voyaient au loin. Caméléons parmi les caméléons.
Elle est enfermée là depuis des heures. Des jours. Des années. Le temps semble être ralenti, figé. Alex entend le battement régulier des gouttes qui s’abattent au sol. Seul bruit dans ce silence pesant. Les relents de l’humidité parviennent à son odorat, alors qu’elle est immobile sur sa chaise. Attachée, les mains et les pieds liés, elle ne peut esquisser un mouvement. Ni même voir. Ses ravisseurs ont pris le soin de placer un bandeau sur ses yeux. Alex entend brusquement une porte s’ouvrir. Elle sait pertinemment qui c’est. Et encore plus ce qui l’attend. Les pas résonnent dans la pièce. Elle l’entend tourner
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autour d’elle avant de susurrer à son oreille. « Bonjour Shadow. » Il lui arrache son bandeau et Alex n’est guère surprise en le voyant. Ses yeux papillonnent quelques secondes, tentant de s’habituer à la blancheur de la pièce si vive après le noir dans lequel elle était plongée. Elle pose ses yeux bleus sur lui, le visage impassible. « Bonjour Cyra. » Tout s’était si bien passé au départ… mais ensuite... Cyra… son magnifique profil, ses bras musclés qui l’avaient poussée avant qu’elle ne puisse asséner le coup fatal. Elle avait échoué. Non. Cyra l’avait fait échouer. Il avait détourné son arme au moment même où elle allait l’abattre sur le dictateur conformément à la mission. Ce ne fut que lorsque Cyra lui murmura « pardonne-moi » avant de lui asséner un coup sur la tempe qu’elle avait compris. Son Cyra, son seul ami l’avait trahie pour l’ennemi. Lorsqu’il lui avait asséné ce coup, elle avait immédiatement sombré dans les vapes, ne se réveillant que des heures plus tard en ce lieu. « Pourquoi ? Demande-t-elle en soutenant sans peine son regard, secouant légèrement la tête pour émerger de ses souvenirs. » C’est à ce moment qu’elle l’aperçoit. La lumière de folie qui habite son regard. Celle qu’il s’était tant appliqué à lui dissimuler. « Pourquoi ? Tu demandes pourquoi Shadow ? NOUS SOMMES LEURS JOUETS NE COMPRENDS DONC TU PAS ? S’exclame le jeune meurtrier. » Alex tente de défaire ses liens. Peine perdue. C’est Cyra qui a fait les nœuds. Impossible à défaire. « Nous sommes à eux. Répond Alex d’un ton impassible. Je servirai mon pays car mon pays je dois servir. Lui rappelle-t-
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elle. » Le visage de Cyra se ferme brusquement. « Cesse donc avec ce putain de serment. ARRÊTE ! Hurlet-il en se prenant la tête dans les mains. - Tu es un traitre Cyra. Dit-elle, toujours avec cette même froideur. - Cyra. Répète-t-il. Je ne m’appelle pas Cyra. Je m’appelle Till. C’est ça mon vrai prénom. Tu ne vois donc pas qu’ils nous ont lavé le cerveau ? » Alex le regarde durement. Infailliblement. Cette mission a foiré, c’est vrai. Mais son pays elle doit servir. C’est ce pourquoi elle est née. Elle est à eux et elle est consentante. « Nous n’avons jamais eu le choix. Sa voix se brise un peu, mais ça ne semble pas émouvoir Alex. Ah oui j’oubliais. La grande Shadow ne ressent rien. Elle n’a peur de rien ni de personne. » Il caresse la joue de la jeune femme presque avec tendresse. Alex éloigne son visage de sa main d’un geste dédaigneux. « Ne me touche pas. » Cependant, Cyra ne semble pas l’entendre. Il est perdu dans son monde, dans ses souvenirs. Dans sa souffrance. Il est hors d’atteinte. « Je vais te libérer Shadow. Murmura Cyra. Je vais te faire souffrir. Te faire oublier ce pays, cette guerre. Te faire souffrir jusqu’à ce que tu reconnaisses que tu es emprisonnée. Je vais ouvrir cette cellule, libérer ton esprit. Je vais faire sortir le petit oiseau de sa cage d’acier. » « Il est fou. Complètement fou. » Songe Alex en le regardant de cet air toujours aussi insensible, voir vide. La folie dans le visage de Cyra disparaît lorsque la porte s’ouvre à nouveau. À la place de voir le dictateur, comme s’y attend Alex, c’est un homme blond aux yeux verts, vêtu tout de
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noir qui entra. « Ah oui parfait, dit Cyra d’un air perdu, lointain. Je te la laisse. Essaie de ne pas trop l’amocher. » Cyra chope la nuque d’Alex et lui pose un baiser sur les lèvres avant de sortir. Alex le regarde partir, impassible, avant de poser ses yeux bleus glaciers sur l’homme. Ayant un sourire enfantin au visage, il s’approche d’elle. Il commence alors par lui donner des coups au visage. Sûrement pour l’affaiblir sans risquer de riposte. Alex est attachée et ne peut qu’encaisser. Elle ne cria pas. Ne pleura pas. Ne fit rien, se contentant d’endurer en silence et en se vidant l’esprit. Tout cela à cause d’une guerre qui n’était pas la sienne. À cause d’une guerre qui avait rendu son seul ami fou à lier. Lorsqu’elle fut à la limite de l’inconscience, l’homme s’éloigna d’elle. Il semble lui parler, mais Alex n’entend plus rien. Elle sent seulement le sang chaud couler le long de son cou, de son oreille… L’homme s’approche à nouveau d’elle, tenant quelque chose entre ses mains sans qu’Alex ne puisse voir ce que c’était. En vérité elle n’essaya pas. Les yeux perdus dans le vague, elle se concentre sur ses souvenirs. Sur le vide qui l’emplit. La douleur survint. Elle ne sait pas exactement où. Mais c’est horrible. Elle ne crie pas. « Je suis une ombre. » Deuxième douleur. Au ventre cette fois-ci. Redoutable. « Je ne suis née que pour tuer et tuer je ferai. » Troisième souffrance. Elle grogne de douleur alors qu’une larme coule sur ses joues. Cette fois elle voyait ce que c’était. Des fourmis. L’homme lui posait des fourmis sur le corps. « Je servirai mon pays car mon pays je dois servir. » Ça lui revient maintenant. La Paraponera. La douleur fuse sur sa nuque et un cri de douleur survient, plus terrible encore que la précédente. Pourtant elle ne dit rien. Ne supplia pas.
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« Je ne suis qu’un soldat et soldat je resterai. » Encore. Encore et encore. L’homme s’éloigne et revient avec un autre bocal. La douleur survient cette fois dans sa main. Elle hurle de douleur alors que des larmes plus nombreuses dégringolent sur ses joues. « Ingénieuse je suis car ingénieuse je dois être. » Encore une piqûre. Plus violente. Elle sent le sang couler de son bras alors qu’elle tremble de tout son corps. « Caméléon parmi les caméléons, personne ne peut me voir ni m’entendre. » Cette fois le hurlement lui déchira la gorge. Le tortionnaire semble avoir changé de tactique. Une marque au fer rouge en dessous de son épaule. La marque d’appartenance à Isla. Un serpent. « En cas de désespoir et si désespoir il y a, une seule issue est possible. » L’homme la regarde avec attention. Elle est sur le point de s’évanouir. Il s’éloigne alors, mais Alex avait défait l’un des liens qui retenaient sa main droite. Elle fit un mouvement furtif, à peine visible. L’homme sortit, sûrement pour aller s’enquérir de l’avis du Dictateur ou de Cyra. Alex baisse la tête. Elle flotte dans une sorte de monde sombre, des étoiles altèrent son champ de vision. Ses yeux papillonnent et se posent sur le couteau qu’elle a subtilisé. « La fin de toutes les fins qui signe l’arrêt de ma vie auquel je recourrai sans broncher. » Elle fit un simple mouvement. Mouvement d’une facilité et d’une complexité déroutante. À la fois courageux et lâche. Le geste qu’elle doit faire et qu’elle accomplit. Elle est à l’ennemi. Son corps s’affaisse sur la chaise, le sang s’écoulant de sa gorge tranchée, alors qu’elle regarde la lumière blanche venir à elle et l’envelopper, comme une mère enlace son enfant. Mère qu’elle
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n’a jamais connue. Mais mort qu’elle regarde en face, droit dans les yeux. « Meurtrière je suis et meurtrière je resterai. »
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Je marchais patiemment dans la cour de récréation espérant voir des roses séchées à chaque tour, des roses séchées, symbole de notre club et marque éternelle du temps. Pourquoi je ne voyais pas notre signe de ralliement ? Je ne le sais toujours pas. Je décide de me réfugier aux toilettes. Je cours, je pousse la lourde porte, je vais jusqu’au dernier battant que je ferme immédiatement à clé derrière moi après y être rentrée. Je glisse ma main dans la poche intérieure de mon manteau, j’en extrais le papier, je le déroule et je récupère ma montre. Je regarde d’abord le couvercle, il est vert émeraude comme le sol dans le studio. Je me vois dans son reflet, le bleu sur ma joue m’interpelle mais la hâte de l’ouvrir prend le dessus. Je le fais, les nombres se mettent dans l’ordre, mes yeux sont attirés par le quatre et le trois. Je me souviens que, la première fois que je l’ai eu dans la main, je ne comprenais pas comment sentir cette énergie. Je me souviens comme si c’était hier de cette journée où l’on m’avait donné la liste en parchemin et la montre. On était venu nous chercher comme convenu à côté de l’armoire dans la salle principale. Sirius me rassurait, comme il sait si bien le faire. Il m’avait acheté un chocolat chaud, je lui confiais ce que je ressentais. Pourquoi je sais ce qu’il s’est passé avant que je me réveille ? Comment je me souviens que l’on nous avait donné rendez-vous ? Il me répondait simplement que c’était
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une partie du protocole. C’était comme si je sentais que ma vie allait changer, j’entendais des mots que je comprenais alors que jamais personne ne les avait prononcés. Je ne sais toujours pas qui hurlait « hier », « demain », « engagement » et « temps ». C’était peut-être la petite fille en moi qui criait, cette petite fille qui pensait que les bleus sur son corps lui servaient à savoir à quel point ses parents l’aimaient. Des souvenirs apparaissaient, un parc, un toboggan, un banc, des goûters. C’était comme l’une de ces leçons que l’on apprenait dans une salle où tout le monde regardait le professeur un casque sur la tête. Je crois que j’avais compris, j’avais des souvenirs. C’était ça ! On nous a toujours dit que c’était quelque chose que l’ancienne société avait connu. Cette chose qui nous hante à jamais, cette chose interdite. Depuis notre entrée au lycée on nous a dit qu’on ne serait plus rien, juste une personne avec une mémoire que l’on brancherait pour apprendre nos cours. L’un de ces cours que l’on apprend dans une salle où nous sommes rangés par ordre alphabétique, assis devant une table en bois avec uniquement des fils dessus. Des câbles que l’on doit brancher à nos cerveaux. Une fois que cela est fait, nous attendons la sonnerie pour pouvoir aller dans la cour. Mais avant d’y accéder, il faut montrer patte blanche, on ne sait jamais, on aurait pu réfléchir par nousmêmes au lieu de se laisser manipuler par la voix du surveillant. Une fois le test passé, nous empruntons un long couloir qui ne semble jamais se finir. Il est semblable à un couloir d’hôpital, personne ne parle, mes regards sont plus pesants que l’atmosphère et parfois des pleurs surgissent de ce silence. Enfin, après quelques minutes de marche la cour n’est plus qu’à quelques pas. Dès que l’on entre dans l’établissement, tout le monde a l’air de s’être robotisé, dépourvu de toute émotion et incapable de penser de lui-même. Heureusement, Sirius a rapidement vu mon humanité dans mes yeux. Je pense d’ailleurs que c’est le
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seul qui avait compris ce que c’était. Nous sommes rapidement devenus amis, nous sommes souvent restés cachés. Lui et moi avons franchi beaucoup d’interdits, être amis ; participer à la chaîne de radio ; faire des recherches sur le temps et sûrement plein d’autres sans en avoir conscience.
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Je regarde ma montre, je l’imagine avec des aiguilles, apparemment elles étaient comme ça avant. En tous cas, c’est ce que l’on nous a dit. Je me demande de quoi vont parler les autres. Je reprends mon papier, souriant car il ne s’est pas allumé. J’espère ne plus jamais devoir vivre ça. Un soir d’automne, j’étais allongée dans mon lit regardant le plafond. Un instant plus tard, Henry était torturé et était enfermé dans une chambre avec des dizaines d’autres personnes. À ce moment, tous les membres de notre radio ont vu leurs feuilles s’illuminer en vert. Heureusement, Henri n’a rien dit. Le jour suivant nous avons appris ce qui lui était arrivé. Le jour suivant ? Encore une formule que je ne connaissais pas. J’ai tout appris le deuxième jour à la radio. Une fois que nous étions sûrs de vouloir continuer, un vieil homme nous a tendu une feuille à signer. Il nous a dit qu’une fois la feuille signée, nous serions engagés pour toujours. Sirius a ri, d’après lui, j’avais fait une tête bizarre en entendant « engagement » et « toujours ». Je ne sais pas pourquoi mais ces mots ne lui semblaient pas étranges. J’ai tout de suite demandé un explication. Au début, je pensais que c’était une tenue, un peu comme un uniforme avec un pull de la couleur des yeux de Sirius, un bleu profond qui nous noie si l’on y plonge trop longtemps. Et puis, on m’a expliqué. On m’a révélé que comme je connaissais maintenant le passé, j’étais apte à comprendre. On m’a dit que l’engagement était quelque chose que l’on faisait et que l’on devait continuer pendant une certaine période dans le futur. Le futur c’est l’opposé du passé, ce qui suit le présent.
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La période choisie était « toujours », un futur qui ne s’arrête jamais, que l’on emporte dans notre tombe. J’étais sceptique, je ne comprenais pas comment cela était possible. Sirius l’a signé, j’ai fait de même. Je vérifie l’heure, je dois encore attendre. Je pense à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de savoir ce qu’est le temps, l’engagement et que l’on peut se servir de sa mémoire sans avoir besoin d’un casque. Je pense à toutes les fois où je me suis réveillée en ne connaissant que quelques lieux. Ma chambre, je pense toujours l’avoir connue, enfin je n’en suis pas sûre. Je ne sais plus ce que c’est de ne pas avoir de souvenirs, ou quasiment pas. Ma salle de cours, où les heures toutes plus ennuyantes les unes que les autres se succèdent. Comment tout a pu me revenir si vite ? C’est comme si je l’avais toujours su mais que, n’ayant aucun mot pour décrire toutes ces choses, je ne pouvais pas les remarquer. C’est comme si l’on avait coupé l’accès à notre mémoire ou peut-être que seules certaines personnes ont cette capacité. Mais pourquoi ? Pourquoi certaines personnes auraient ce privilège tandis que d’autres devraient se contenter de vivre le moment présent et d’oublier tous les bons moments qu’ils ont vécus ? Je sais que savoir tout cela me met en danger mais j’ai envie qu’ils aient tous la chance d’avoir connaissance de tout ce qu’on leur cache depuis des années. Je sais qu’avant tout le monde savait ce qu’était le temps et tout ce qui en découle mais il a suffi d’un simple « non » pour changer le cours de l’histoire. Avant, le temps était une chose normale mais depuis que l’Empereur a supprimé le temps rien n’est plus pareil. Il a pensé que c’était la meilleure solution pour ne plus souffrir des mensonges des autres. Il a suffi de supprimer le temps et plus aucune promesse n’existait, plus de risque de promesse non tenue, l’engagement
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n’existait plus. Je ne sais pas comment j’aurais réagi à sa place, sa fiancée lui avait dit non, elle a fait demi-tour, traversé le palais en courant et était rentrée dans son cottage d’enfance.
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Cela ne veut pas dire que personne ne peut rien faire pour rétablir le temps. Au contraire, les sélections des nouveaux membres de la Ligue continuent. Ou plutôt devrais-je dire les chroniqueurs. Faire passer la Ligue pour un simple club radio est sûrement la seule chose que les anciens membres ont réussi. Eux aussi voulaient rétablir le temps, alors ils ont créé une Ligue. À mon gout, ils n’ont pas servi à grand-chose, ils distillent trop les indices pour contourner la censure. Ils savent uniquement recruter de nouveaux membres, quoiqu’au début ils ne savaient pas faire ça non plus. Ils pensaient qu’aller voir ceux qui avaient la marque du temps et leur dire directement le but de la Ligue était la meilleure façon de faire. Très peu de personnes acceptaient. Ils ont alors prétexté qu’ils voulaient ouvrir une radio au lycée pour faire découvrir la culture aux jeunes. Le directeur ne savait rien de leur véritable intention et leur a proposé un studio. Maintenant, ils proposent à ceux qui ont la marque du temps de participer à la radio lycéenne et, une fois que nous avons signé le papier d’engagement, ils expliquent l’objectif de la Ligue. Ma marque du temps ! Il y a longtemps que je ne l’ai pas observée, elle est légèrement boursouflée telle une colline placée dans un champ qu’est mon bras. Elle ne fait même pas quelques centimètres mais c’est sûrement elle qui va définir mon avenir. Une petite cicatrice qui signifie que mes parents sont membres de la Ligue, qu’ils n’ont jamais rompu de promesses et qu’ils m’ont chanté des comptines sur l’engagement lorsque j’étais toute petite afin de faire naître en moi inconsciemment une envie de révolte.
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Depuis que je le sais j’ai envie de crier, crier sur un toit afin que tout le monde connaisse l’engagement et le temps. Leurs vies doivent être si tristes, dépourvues de sens, ils n’ont aucun but, aucune chose de prévue. Comment ils font sans engagement ? Ils n’ont aucun objectif, ils se lèvent tous les matins en sachant que l’on choisit pour eux. Ils se lèvent sans but chaque matin. Mais j’étais comme eux avant ! Juste quelqu’un qui suit ce que tout le monde fait sans chercher à rien comprendre. Quelqu’un qui reste assis, qui subit sans se soucier de rien. Bête, j’étais vraiment bête, quelqu’un qui ne servait à rien. Cette vie devait être nulle, dépourvue de sens. Je range ma montre, je vois qu’il est déjà cinq heures, je dois y aller vite. Je range tout, j’ouvre la porte, je sors des toilettes et je cours jusqu’au studio. J’arrive devant la porte, je tape deux fois, j’attends deux secondes et je retape cinq fois. On m’ouvre la porte, je vois Sirius et je lui fais un signe de la main. Je m’assois pour reprendre mon souffle et je salue tout le monde. J’attends mon tour en pensant à ce que je vais dire. Comme toujours je m’y suis prise à la dernière minute. Cette fois, je n’ai aucune idée. J’entends mon prénom, je me lève et je commence à parler. Je lance une musique, encore trois minutes pour réfléchir. Les dernières notes retentissent, c’est à moi. Ma jambe tremble, les regards sont rivés sur moi, je sais que je vais faire une erreur. Je regarde une dernière fois Sirius, son regard me semble triste, ce n’est pas dans ses habitudes. Je lui souris, il me sourit en retour. Je me lance, je n’ai plus de souvenir de ce que j’ai raconté mis à part mes dernières phrases : « Renseignezvous, bravez les interdits, commencez par des choses simples comme par exemple engagez-vous à porter un pull quand il fait froid ou donnez-vous des rendez-vous. Je sais que vous allez avoir peur mais il faut regarder la vérité en face. On va le faire
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tous ensemble on va y arriver. C’était Galina en direct de la ville de Lyon ». Toutes mes paroles me sont venues naturellement. Les mots s’enchaînaient pour briser les chaînes que toute notre société portait. J’en avais marre de juste utiliser des codes que nous étions les seuls à comprendre pour que les gens fassent leurs recherches. J’en avais marre de ne donner que des indices qui n’avaient même pas de sens à mes yeux. Par exemple, dire que lire la liste des mots commençant par la lettre T dans les vieux registres étaient une passion ... Et puis dans tous les cas, ils n’auraient jamais pu lire le mot « temps » car il avait été effacé de tous les écrits quand le temps a été éliminé. Avec du recul, j’ai réalisé que donner des informations me concernant était une très mauvaise idée.
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Sirius s’est levé, a bafouillé quelques insultes en pleurant et est parti en courant dans les toilettes. Je me souviens des regards de chacun. Je me suis levée et j’ai couru le rejoindre. Tant pis pour les autres, ils se débrouilleront. Et puis ils n’avaient qu’à me suivre. J’ai brisé cette soi-disant solidarité, j’aurais dû rester sagement assise. Cette même solidarité qui disait qu’ils auraient dû m’aider. Cette solidarité que nous avions créée afin de ne pas sombrer comme les autres. Alors j’ai couru, j’ai couru jusqu’à la porte des toilettes laissant mon point de côté sur le côté. Je l’ai vu, il était là, allongé sur le sol. Il était là, à demi-conscient couvert de sang. J’ai arraché ma chemise, tant pis pour l’élégance cette fois elle ne nous aurait pas sauvé, puis je m’en suis servi comme pansement. Un pansement pour couvrir son sang, ma voix pour les larmes arrêtées qui coulaient lentement sur ses joues. Il a repris ses esprits, il m’a dit avoir voulu rentrer dans le miroir et basculer dans un autre monde. Il m’a maudite, il s’en est voulu. Évidemment, je m’en voulais, j’essayais comme je le pouvais d’arrêter son sang.
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Une heure est passée, son état s’était amélioré et nous avons décidé de nous enfuir. Nous avons couru des heures durant sans s’arrêter, puis à la nuit tombée nous nous sommes cachés derrière une botte de paille. Nous nous sommes blottis l’un contre l’autre et nous sommes restés dans le silence quelques instants. Je sentais sa respiration d’abord saccadée puis qui se ralentissait jusqu’à atteindre un rythme normal. Il a rompu le silence et m’a dit qu’il était désolé, qu’il ne voulait juste pas que je me fasse arrêter par la police et ne jamais me revoir. Il m’a dit qu’il resterait avec moi coûte que coûte et que nous devrions sûrement rester en cavale plusieurs semaines. Dès que nous entendions une sirène se rapprocher, nous entrions dans le foin afin d’être suffisamment cachés. Les jours passaient, nous marchions la nuit, puis nous dormions le jour. Nous avions rencontré plusieurs fois la police, mais heureusement, nous avions eu le temps de nous procurer de faux papiers. Notre objectif était d’aller à Dublin rejoindre l’un des groupes de résistants les plus puissants. Nos plans ont échoué quand le voisin d’un jeune homme qui nous hébergeait temporairement nous a dénoncé. Nous avons vu les policiers arriver, notre hébergeur nous a ordonné de partir par la petite porte. Nous nous sommes exécutés et nous sommes restés cachés une demi-heure. Quand la voiture bleue est partie, une personne qui n’était pas là à son arrivée était assise sur la banquette arrière. Nous avons vite compris et nous avons continué notre route. Tout se passait plus ou moins bien mais quand nous sommes arrivés à Lille, des militaires nous ont emmenés dans leur camionnette avant même que le train annonce que nous étions arrivés à destination. Le chemin a été long et mouvementé. La route était en mauvais état et Sirius se cognait la tête à la fenêtre à chaque bosse. Quand nous sommes arrivés, des militaires sont sortis de la voiture qui nous suivait depuis un
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Nous avons recommencé une nouvelle vie, nous avons de nouveaux noms, de nouveaux prénoms. Le jour où nous avons reçu nos nouveaux papiers, Sirius et moi étions sûrs que personne n’aurait pu savoir qui nous étions avant. Cela fait maintenant trois ans que notre fille est née. Elle a les yeux de son père, et les mêmes cheveux que moi. Je ne veux pas lui chanter des comptines sur l’engagement, je ne veux pas qu’elle fasse la même chose que moi. J’ai réussi à convaincre Sirius et il partage maintenant la même opinion que moi. Elle ne saura jamais ce qu’est le temps ni l’engagement même si c’est ce qui nous a fait survivre Sirius et moi. Nous ne voulons pas qu’elle subisse les mêmes choses que nous, ni les arrestations en pleine nuit alors
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carrefour. Ils nous ont ouvert la portière en nous tenant les bras. Nous sommes entrés dans un petit commissariat de campagne puis nous nous sommes fait enfermer dans une cellule où il y avait déjà un détenu. Il est parti en même temps que le soleil et quelques minutes après un policier nous a donné du pain rassis. Le lendemain matin, dès l’aube, nous avons dû reprendre la route pour aller dans une plus grande ville. Nous avons été transférés dans plusieurs prisons durant deux ans. Puis, il y a maintenant cinq ans, un juge nous mit dans un appartement sous surveillance, partagé avec un autre couple. Nous avons eu cette chance car, d’après ce que l’on a compris, l’État a ordonné de faire de la place dans les prisons sans pour autant relâcher les condamnés. En effet, nous étions dans une prison en attendant notre condamnation à mort. Au bout, d’un an, nous avons fui avec l’aide de l’autre couple. Notre seconde cavale n’a duré que quelques semaines. Cette fois nous nous étions mieux informés et tout s’est relativement bien passé malgré quelques petits incidents comme la fois où Sirius a failli se tromper et donner ses véritables papiers d’identité.
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que nous n’étions que des enfants, les bleus que nous faisait la police en les faisant passer pour des marques d’amour de nos parents... Dans tous les cas demain elle ne se souviendra plus de nous. À cette heure, nous serons attachés à une chaise dans une salle obscure au sous-sol d’une maison qui semble banale en surface. Cette situation reflète bien notre société, on cache juste la réalité en l’embellissant. Tout est beau en surface, tout va bien et fonctionne parfaitement. Mais quand nous découvrons la réalité, tout est toujours plus sombre et tout se découd sous nos yeux. On est condamné à vivre la vie que quelqu’un a choisi pour nous sans broncher juste parce que l’Empereur n’a pas supporté que l’on brise la promesse la plus chère à ses yeux. Un monde sans couleur qui tue toute personne qui en aurait, qui n’aurait pas le bon avis. Un monde où les dénonciations pleuvent. L’honnêteté n’existe pas, je suis sûre que si tout le monde connaissait l’engagement, tout ne serait qu’hypocrisie et mensonges. Demain, nous attendrons l’arrivée d’un homme qui nous tirera une balle dans la tête. L’homme qui a réussi à nous démasquer puis qui nous a dénoncé, c’est lui qui nous tuera. C’est aussi lui que nous avons pris pour notre ancien mentor. Un jour, il a frappé aux portes et s’est fait passer pour un membre de la Ligue. Nous nous sommes laissés duper, tout semblait cohérent, il connaissait même tous nos messages codés. C’est en fait lui qui nous enlèvera la vie demain. D’ici là, nous avons encore le temps de profiter de notre grand lit et l’un de l’autre. Pour une fois, nous ne pouvons pas admirer le ciel étoilé parce que les ombres des policiers rôdant autour de la maison m’effraient, alors j’ai décidé de fermer les volets. Nous pleurons tous les deux en souriant, ou nous sourions en pleurant, je ne sais pas. Nous savons que notre mort est certaine, que nous allons nous faire
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torturer pendant de longues minutes et que demain sera le pire jour de notre existence. Néanmoins, j’ai l’impression que nous sommes soulagés de savoir que nous avons sûrement touché des personnes, il y a quelques années maintenant, et que nous avons rempli notre mission. C’est la dernière fois que je peux poser ma tête sur son torse pour sentir sa respiration. C’est la dernière fois que je peux sentir sa main effleurer mes cheveux, c’est la dernière fois que je peux sentir son souffle dans ma nuque. J’entends le craquement des escaliers, des bruits de pas comme si quelqu’un voulait se faire discret. Le cœur de Sirius s’emballe. La porte s’entrouvre, je sursaute, je ne vois qu’une ombre, j’ai peur qu’un policier nous enlève nos derniers instants d’intimité. La porte s’ouvre d’un coup, je ne vois personne et me redresse. Je suis soulagée de voir notre fille mais à la fois prise d’un étrange sentiment de mélancolie. Elle entre, nous fixe quelques secondes puis s’assoit au bout de notre lit et nous demande « Papa, maman ! On fait quoi demain ? ».
Publication avril 2021, dans le cadre du concours d’écriture « J’écris, Tu écris, Nous écrivons... ! » de la première édition du festival Les infaillibles 2021. Éléments graphiques :
Conception : Laure PUBERT - La Faïencerie - Théâtre Typographies : Source Sans Pro par Paul D. HUNT, RBNo 2 par René BIEDER Imprimerie : Imprimerie Bédu 30 Rue des Repas, 60270 Gouvieux
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