Rick Poynor « La loi du plus fort. La société de l'image » Vilém Flusser « Petit philo du design »
Mémoires et thèse Anthony Masure « Le design des programmes, des façons de faire du numérique » Louise Drulhe « Design fluide » Xavier Klein « Libérons l’informatique ! »
Revues Mé
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Après/Avant #2 revue Les Rencontres de Lure, mai 2014. ir
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Design Quarterly n°142
Chris Anderson « Makers, la nouvelle révolution industrielle », [trad.] Michel le Séac’h, éd. Pearson, 2012. Fred Turner « Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture. Stewart Brand, un homme d’influence » Gilbert Simondon « Du mode d'existence des objets techniques » Jean-Hugues Barthélémy « Design sociale : une analyse critique », John Maeda « Maeda & Media, journal d'un explorateur numérique », éd. Thames et Hudson, Massachusetts, juillet 2010. Josef Müller–Brockmann « La philosophie de la grille », [1981] Le graphisme en textes, Pyramid, Paris, 2011 Làszlô Moholy-Nagy « Le design pour la vie », dans Peinture Photographie Film Lev Manovich « Le Langage des Nouveaux Médias »
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L' u t i l i t é pu bl i q u e d e l ' ou t i l pa rt a g é er
Etapes n°215 n° 220 ch
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Graphisme en France 2014
Marshall Mc Luhan « Pour comprendre les médias »,
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Médium site officiel, [En ligne] https://medium.com/ er
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Nicolas Bourriaud « L'esthétique relationnelle »
Owni site officiel [En ligne] http://owni.fr/
Im ag e, Fa
LE DESIGN DU PARTAGE
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Slate site officiel [En ligne] http://www.slate.fr/
Pierre-Damien Huyghe « Design, moeurs et morale » Pierre Delprat et al. « Systèmes DIY »
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Strabic blog [En ligne] http://strabic.fr/
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Mé mo i re d e ma s t e r en d es i g n g ra ph i q u e à la Fonderie de l'Image, 2015, tutoré par Anthony Masure.
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Dans de nombreux pays du monde, il n’existe pas de mot pour traduire le terme « innovation », si populaire en Occident. Au contraire, presque toutes les cultures ont
Le Design du partage
un terme pour désigner l’ingéniosité humaine. Pour paraphraser René Descartes,
l’ingéniosité autant que le bon sens sont les choses les mieux partagées. Non seulement .
15 l’ingéniosité est une qualité universelle mais elle est essentielle à l’accomplissement 20 de r rie
f év chacun. Une ingéniosité commune nous rassemble donc au sein de communautés. La « e, ma
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l'i cité », pour Aristote[1], est un fait de nature humaine ; ainsi la politique, issue du grec de er i
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d polis[2], consiste à la gestion de ces communautés en vue de réaliser le bien commun. on aF l à e Créée par l’Homme et pour lui-même, la gestion de la cité nc en est nécessairement la f ér
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on sienne. Ainsi, les valeurs de partage et de complémentarité, sous-entendues, lui ,c « La n eu t ra l i t é n ’ exi s t e pa s ,rnardpa s pl u s permettent de se réaliser en tant qu’être humain. Par essence, nous serions des êtres Be re q u e l a t ra n s pa ren c e dPes ier s ys t èmes d e politiques ingénieux. s i g n es . C’ es t d ’ a i l l eu rs a u s s i pou rq u oi
l es s ol u t i on s d e c ommu n i c a t i on d e ma s s e Au XXe siècle, les structures et processus industriels de l’après-guerre (production de s on t l e pl u s s ou ven t i n a d éq u a t es et masse et budgets colossaux) ont graduellement occulté l’ingéniosité humaine au profit q u el q u e peu f a s c i n a n t es . En prét en d a n t d’un système d’innovation visant à industrialiser le processus de création. ParL' « u t i l i t é pu bl i q u e s ’ a d res s er à t ou s , el l es s ’ a d res s en t d e industrialisation », nous entendrons un processus complexe qui vise à la moi n s en moi n s à c h a c u n . Si mpl i f i c a t i on s rationalisation et la hausse de la productivité des entreprises. La mise en place de de et n orma l i s a t i on s s ou ri a n t es , el l es marchés innovants et productifs, avant d’être qualitatifs ou inventifs, contribue sans a g i s s en t c omme u n rou l ea u c ompres s eu r s u r doute au déclin généralisé de l’ingéniosité dont nous sommes dotés. Appuyé sur les l ' ou t i l pa rn os éc h a n g es pos s i bl es , i ma g i n a bl es ou écrits de Walter Benjamin[3], Anthony Masure[4] nous présente l’invention, telle que « rêvés [ 1 ] . » la création par un ou plusieurs individus d’une technique ou d’un procédé technique qui n’existait pas auparavant ; ainsi de la photographie ou d’Internet. L'invention est rarement financée par du capital (de l’argent investi) car elle est le fait d’un petit nombre de personnes qui ne savent pas ce qu’il y a à faire avec. Son caractère inattendu s’oppose à l’investissement. L’invention, en tant qu’idée singulière,
1 - L'outillage du designer en numérique
n’est pas pensée dans le cadre d’un marché économique ou d’un progrès[5]. » Incitant à
la surconsommation, la pensée du modèle capitaliste dans lequel nous évoluons nous a a - La typographie, un processus d'avant-garde conduit au gaspillage[6], à la dégradation de notre environnement et a généré un [7]. b - Quelsaccroissement outils numériques ? des inégalités socio-économiques 1 - L'outillage du designer en numérique
Git, du développeur au designer [1] Pierre Bernard, retranscription de conférence à la Fonderie de l'Image, 18 février 2015.
Adobe, les outils du monopole a - La typographie, un processus d'avant-garde Modélisation créative
b - Quels outils numériques ?
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P. 6
0 – Introduction
I – L’économie du partage, P. 11
de l’industrie innovante à la fabrication inventive
1 - Apologie critique des industries innovantes
P. 14 P. 21
2 - Quel(s) partage(s) ? 3 - Vers une pensée des biens communs
du partage,
P. 27 P. 35
4 - Figures
ante à la fabrication inventive
II – L'Internet et le Web,
e critique des industries innovantes quelles perspectives citoyennes ? partage(s) ?
e pensée des biens communs 1 - Aux origines d'Internet, que reste t-il des utopies ?
P. 38 P. 39 P. 46
2 - Le Web depuis 10 ans, l'émancipatin du libre
le Web,
3 - Design du Web, contribuer à un système ouvert
P. 58
4 - Figures
P. 67
es citoyennes ?
ines d'Internet, queIII reste t-il des en utopies ? – Mettre forme
le partage,
P. 71
depuis 10 ans, l'émancipatin du libre être designer graphique dans une société numérique
du Web, contribuer à un système ouvert
P. 73
1 - L'outillage du designer en numérique
P. 73
a - La typographie, un processus d'avant-garde b - Quels outils numériques ?
III – Mettre en forme le partage,
Git, du développeur au designer être designer graphique dans une société numérique Adobe, les outils du monopole
P. 77 P. 77 P. 79 P. 82
Modélisation créative 1 - L'outillage du designer en numérique Glitch art ou l'artefact de l'erreur a - La typographie, un processus d'avant-garde b - Quels outils numériques ?
P. 84
Modélisation créative a - L'héritage du fonctionnalisme
Glitch art ou l'artefact de l'erreur
5
Nouvelle typographie un héritage conceptuelle
2 - Le partage, du design à la réinvention sociale
Bauhaus moralité, générosité de la franchise
b - La conception de site web a - L'héritage du fonctionnalisme Du maquettage pré-défini
2 - Le partag
Nouvelle typographie un héritage conceptuelle Bauhaus moralité, générosité de la franchise
P. 90
2 - Le partage, du design à la réinvention sociale b - La conception de site web maquettage pré-défini a - L'héritage duDu fonctionnalisme
P. 90 P. 92
Nouvelle typographie un héritage conceptuelle Bauhaus moralité, générosité de la franchise
P. P. 97
b - La conception de site web
P. 98 P. 101 IV – Conclusi P. 105
Du maquettage pré-défini Google par défaut ? c - Design social, design actif
P. 109
3 - Figures
IV – Conclusion
V – Annexes
Figure
P. 113
Entret
V – Annexes
Retran
P. 119 P. 119
Figures Entretrien avec Pauline Thomas
P. 131
Retranscription d'entretien Ne Rougissez pas
VI – Bibliographies VII – Remerciements
VI – Bibliogra P. 123
VII – Remerci
P. 135 P. 141
Modélisation créative 6
Glitch art ou l'artefact de l'erreur
Introduction Dans de nombreux pays du monde, il n’existe pas de mot pour traduire le terme « innovation », si populaire en Occident. Au contraire, presque toutes les cultures ont un terme pour désigner l’ingéniosité humaine. Pour paraphraser René Descartes, l’ingéniosité autant que le bon sens sont les choses les mieux partagées. Non seulement l’ingéniosité est une qualité universelle mais elle est essentielle à l’accomplissement de chacun. Une ingéniosité commune nous rassemble donc au sein de communautés. La « cité », pour Aristote [1], est un fait de nature humaine ; ainsi la politique, issue du grec polis [2], consiste à la gestion de ces communautés en vue de réaliser le bien commun. Créée par l’Homme et pour lui-même, la gestion de la cité en est nécessairement la sienne. Ainsi, les valeurs de partage et de complémentarité, sousentendues, lui permettent de se réaliser en tant qu’être humain. Par essence, nous serions des êtres politiques ingénieux. Au XXe siècle, les structures et processus industriels de l’après-guerre (production de masse et budgets colossaux) ont graduellement occulté l’ingéniosité humaine au profit d’un système d’innovation visant à industrialiser le processus de création. Par « industrialisation », nous entendrons un processus complexe qui vise à la rationalisation et la hausse de la productivité des entreprises. La mise en place de marchés innovants et productifs, avant d’être qualitatifs ou inventifs, contribue sans doute au déclin généralisé de l’ingéniosité dont nous sommes dotés. Appuyé sur les écrits de Walter Benjamin [3], Anthony Masure [4] nous présente l’invention, telle que « la création par un ou plusieurs individus d’une technique ou d’un procédé technique qui n’existait pas auparavant ; ainsi de la photographie ou d’Internet. L’invention est [1] Aristote [trad.] Pierre Pellegrin, « Les Politiques », Paris, C.F Flammarion, 1999. [2] « Polis », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Polis [9] [3] Philosophe, historien d'art, traducteur, critique littéraire et artistique allemand du XXe siècle, biographie, [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Benjamin [4] Doctorant en Esthétique et Sciences de l’Art, spécialité Design, 2014. [5] Walter Benjamin, « Authenticités : inauthenticités de l’innovation », Anthony Masure, Le design des programmes, thèse [En ligne] http://www.softphd.com/these/walter-benjamin-authenticites/inauthenticites-innovation, Université Paris 1 PanthéonSorbonne, 2014.
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rarement financée par du capital (de l’argent investi) car elle est le fait d’un petit nombre de personnes qui ne savent pas ce qu’il y a à faire avec. Son caractère inattendu s’oppose à l’investissement. L’invention, en tant qu’idée singulière, n’est pas pensée dans le cadre d’un marché économique ou d’un progrès [5]. » Incitant à la surconsommation, la pensée du modèle capitaliste dans lequel nous évoluons nous a conduit au gaspillage [6], à la dégradation de notre environnement et a généré un accroissement des inégalités socio-économiques [7]. Après avoir contribué à l’essor économique de l’Occident, les organisations industrielles sont aujourd’hui en panne puisque trop coûteuses en ressources financières et naturelles. Confrontés à d’énormes défis socio-écologiques, il est urgent de proposer une nouvelle forme d’ingéniosité collective problématisée autour d’une réelle économie démocratique. Au contraire de la ramification du capital où l’invention rime avec « innovation » et où les décisions ne sont prises que par une chaîne de valeurs pyramidales, nous étudierons l’émergence d’une économie « horizontale ». À l’opposé des chaînes de valeurs contrôlées par quelques grands groupes [8], cette nouvelle conception de l’économie aurait vocation à introduire des comportements créatifs au travail. Elle s’appuierait sur des écosystèmes en réseaux orchestrés par des consommateurs ingénieux co-créant de la valeur. Les « fablabs » participent déjà à cet essor [9]. Particulièrement actifs en Espagne [10], ils questionnent par leurs pratiques des enjeux technologiques, politiques et artistiques. Nés de l'impulsion du Center for Bits and [6] Jorge Furtado, « L’île aux fleurs », vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=cVDxctavOEo, 1989. Le court-métrage a reçu l’Ours d’argent au festival de Berlin en 1990 et, le prix de la presse et prix du public lors du Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand en 1991. [7] Branko Milanovic et Christoph Lakner, « Global income distribution, from the fall of the Berlin wall to the great recession », courbe des évolutions de revenus mondiaux entre 1988 et 2008, p.31 [En ligne] http://elibrary.worldbank.org/doi/pdf/10.1596/1813-9450-6719 [8] Symbolisé par les grands groupes de la Silicon Valley, article de Reynald Fléchaux, Silicon, « Google, Apple, Facebook et Amazon, 10 choses à savoir sur les GAFA », [En ligne] http://bit.ly/1FNLiQE , décembre 2014. [9] Wiki Fab, « Portal:Lab », présentation d’une carte du monde des fablabs [En ligne] http://wiki.fablab.is/wiki/Portal:Labs [10] IAAC Barcelona, [En ligne] http://www.iaac.net/fab-lab/intro [11] FacLab, « Les FabLabs, un concept né au MIT », Université de Cergy-Pontoise, cours [En ligne] http://bit.ly/1ET0tZu [12] MIT, « The Fab charter », site officiel [En ligne] http://fab.cba.mit.edu/about/charter/, octobre 2012. [13] Fred Turner, [trad.] Laurent Vannini, « Aux sources de l’utopie numérique », Caen, éd. C&F , 2012. [14] Wikipédia, « Culture libre », définition [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_libre [15] Programmeur militant du logiciel libre, « Richard Stallman », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Stallman [16] FIDH, Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, « Stallman : logiciels libres, droits de l’Homme », [En ligne] http://bit.ly/1HwOsZv
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Atoms du MIT à la fin des années 1990 [11], ces laboratoires de fabrication numérique [12]
défendent, par leur existence, des valeurs révolutionnaires aux sources des utopies
d’Internet [13]. Militant de la culture libre [14], Richard Stallman [15] considère par exemple qu’avoir le contrôle de son matériel informatique est un droit humain [16]. Depuis une dizaine d’année, les structures dites “participatives“ explosent en Europe [17].
Avec la pratique « d’outils libres », elles témoigneraient d’une envie d’intégrer un
nouveau système de valeurs plus adapté à nos échanges numériques. Avec une culture du libre essentiellement basée sur des contributions de passionnés, comment pouvonsnous développer un système d’échanges démocratiques à l’image des valeurs défendues par Stallman ? L’utopie participative, dont nous faisons référence, semble s’inspirer des idéaux Marxistes du XIXe siècle. Ainsi l’équité des échanges [18] et l’utopie de la lutte des classes [19] sont rendues possible grâce au tissage mondial de la toile connectée. Agora moderne, défendue pour le rester, le World Wide Web devrait être un espace public de libre expression. Sur ce terrain technique sans précédent où se croisent une multiplicité de classes sociales, comment l’information circule-t-elle ? Comment la percevons-nous ? Et par quels moyens est-elle rendue visible et accessible ? Le designer graphique est justement le metteur en scène formel et organisationnel de ces informations [20]. Dans ces circonstances, quelle place y a-t-il pour les designers graphiques dans une société basée sur le partage ? Àcteur et critique de l’image, le designer graphique peut-il ou non s’accommoder d’un choix moral dans sa création ? Se limite-t-il à une commande ou peut-il lui aussi devenir un acteur de la société ? De quoi son métier est-il devenu l’objet ? [17] Michel Bauwens, « En route vers de nouveaux territoires économiques », vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=XAZnv4IEo9g [18] Karl Marx, « Le Capital », [En ligne] http://digamo.free.fr/capital63.pdf [19] Pierre Dardot et Christian Laval, « Je lutte des classes ! », [En ligne] http://institut.fsu.fr/Je-lutte-des-classes-par-Pierre.html [20] Infographie et statistiques des comportements utilisateurs sur le web, [En ligne] http://www.13pixels.be/blog/article/12-statistiques-sur-le-webdesign [21] Vilème Flusser, « Petit philo du design », éd. Circé, p. 7 à 13, 2002.
9
De manière générale, le design se rapporte aux signes, c’est à dire à tout ce qui indique, se reconnaît et s’envisage. Dans un contexte social donné, il est vecteur de sens et de repère culturel, il met en forme l’artificiel c’est à dire tout ce qui est fait par l'être humain. Si le mot design a pris une place essentiel dans le discours commun aujourd’hui, c’est que nous commençons à prendre conscience qu’être humain est en soi une prédestination contre nature [21]. Bouleversant les schémas de pensées établis depuis le début de l’ère industrielle, les nouvelles technologies permettent de concrétiser des utopies sociales. Défendus par les hippies dans les années 1960 et 1970, le partage, l’authenticité, la connexion des êtres et la transparence font de la technique « Internet » la représentation (et le moyen) de toute une révolution de pensée. En quelques dizaines d’années, Internet est devenu un espace de communication inédit où se croisent un nouveau langage (binaire) et un réseau de « transmission horizontale ». Au travers de ce mémoire de recherche, nous essayerons d’apporter quelques éclairages historiques, économiques et politiques d’une « société de partage » en pleine mutation. Nous justifierons l’utilité du design au sein d’une société contributive en construction. En particulier nous insisterons sur la nécessaire maîtrise des outils mis à disposition du designer graphique (logiciels, langages, diffusions et réceptions) avec la présentation de quelques productions graphiques. Pour cela, nous devons d’abord penser l’écosystème des pratiques. Pour assurer leurs développements, ils doivent s’accompagner d’un climat économique adapté. Du fondateur Nicholas Negroponte, au MIT Media Lab aujourd’hui représenté par le MIT Center bits and atoms, est née la distinction entre le « logiciel » et le « matériel », entre les technologies de l’information et le reste du monde constitué du système d’organisation des atomes. Ici débute une transformation des manières de penser ce qui nous entoure. Cette distinction nous permet d’affirmer que nous ne sommes qu’au début d’une mise en
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connexion de nos rapports humains. D’abord les machines puis les téléphones, les montres et les lunettes, les objets personnels se sont progressivement équipés de contenus électroniques. Toujours plus connectés se dessinent maintenant ce que l’on pourrait appeler un « Internet des objets », celui qui collectent des données sur nos vies privées. En quoi cette perspective bouleverse le moteur de l’économie (industrielle) mondiale ? Et comment a pu émerger une économie collaborative ? Surtout comment se comporte t-elle ?
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I – L’économie du partage, de l’industrie innovante à la fabrication inventive « Fabriquer des choses », l’Homme serait né pour faire d’après Chris Anderson. De l'enfance à l'âge adulte, nous fabriquons des choses. Des jouets aux objets, nous rassassions notre soif d'invention et de bricolage au travers l'auto-fabrication. Adulte, nous sommes inventifs lors de nos passe-temps, et créons des choses avec passion. Après ses journées de travail, ma mère, par exemple, a ressenti ce besoin et a trouvé une occupation créative. Elle a d’abord appris les techniques associées à l'encadrement, puis a proposé ses propres inventions. Mon père, aussi, bricole la mécanique, jardine et développe des solutions pour avoir des légumes de meilleur qualité chaque année. Il déteste l’avouer mais il adore ça, car il se réalise et développe sa créativité. Jardiner, cuisiner, bricoler, ce sont des idées et des rêves de milliers de gens ! Chacun à notre manière nous inventons selon nos envies et nos besoins et connectées au réseau Internet, ces petites fabrications personnelles multiplient leur visibilité et in fine leur utilité collective. Ainsi quand on partage nos idées, elles se répandent et grandissent. Les idées deviennent des inspirations pour d’autres et des opportunités de collaboration. La technique a évolué, et nos réseaux d’échanges se sont multipliés. Ainsi les nombreux créateurs d’entreprise, formant le « mouvement maker » décrit par Chris Anderson, sont en train d’industrialiser l’esprit du bricolage et du Do it yourself
[22].
En novembre 2013, une étude du TNS Sofres [23] a démontré que 48% des
français ont une pratique régulière de consommation dite "collaborative". Est-ce une tendance anodine ou un engagement plus intime ? Les premiers Systèmes d’Échanges Locaux [24] (SEL) naissent en 1990, sous la forme de réseaux physiques locaux. Échangeant biens et services, ces systèmes ont progressé jusqu'à la naissance de la plateforme web eBay en 1995, qui popularisera les systèmes d’échanges entre particuliers par le monde. [22] Chris Anderson, [trad.] Michel le Séac’h, « Makers, la nouvelle révolution industrielle », éd. Pearson, p.10, 2012. [23] « Les français et la consommation collaborative », observatoire de la confiance de La Poste [En ligne] http://www.tns-sofres.com/etudes-etpoints-de-vue/observatoire-de-la-confiance-de-la-poste-nov-2013-les-francais-et# [24] « SEL », http://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_d%27%C3%A9change_local
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Lors d'un voyage en Islande en 1999, l’étudiant Casey Fenton [25] contacte 1500 étudiants de l'université de Reykjavik via une liste de diffusion. Il lance une demande d’hébergement à titre gracieux afin de rencontrer les habitants de la région. Il reçoit une centaine de réponses positives. Convaincu qu'il existe toute une communauté méconnu de personnes pensant un voyage plus humain, il cofonde en 2004 l'association Couchsurfing avec Daniel Hoffer, Sebastian Le Tuan et Leonardo Bassani da Silveira. Il y insère des fonctionnalités particulières assurant un minimum d’honnêteté des utilisateurs via un système de notation et de réputation. S’en suit de la création du premier site de partage de voitures Zipcar, en 2000, à Boston aux États-Unis. Depuis la naissance du couchsurfing, le style de vies collaboratifs n’est plus à la marge de la consommation moyenne. Il est devenu un vrai marché des échanges (puisque la demande augmente). Le diminutif « co », de collaboratif, s’accorde à de multiples activités telles que le Coworking, le Colunching, le Cohébergement, le Costockage, etc. En 2004 Covoiturage.fr, le premier site de ridesharing français proposent la location de places en voiture pour des trajets donnés de particulier à particulier. En 2008, les États-Unis et l’Europe sont frappés d’une crise économique redoutable. Les consommateurs sont devenus méfiants face aux grandes entreprises et au système économique. La crise donne un second grand souffle à la consommation collaborative, et entraîne les consommateurs à optimiser les ressources, à les monétiser lorsqu’elles sont inutilisées. Poursuivit par la création de la plateforme Airbnb, cofondée par trois jeunes étudiants d’Harvard ou de l’École de Design de Rhole Island, Nathan Blecharczyk, Brian Chesky et Joe Gebbia [26]. Le site de location d’hébergement chez l’habitant connaîtra un essor fulgurant par le monde, puis suivra TaskRabbit, une plateforme de services à la maison aux États-Unis. En 2011, le succès des sites lié à l’économie collaborative commence à intéresser les investisseurs. On assiste alors à plusieurs levées de fonds dans le secteur avec plus de 90 millions de dollars [27] pour Wimdu, le clone français d’Airbnb... [25] « Casey Fenton », http://fr.wikipedia.org/wiki/Casey_Fenton [26] Site officiel, « Airbnb », [En ligne] https://www.airbnb.fr/about/founders
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Fonctionnant sur la contribution, l’économie du partage désigne un modèle économique où l'usage prédomine sur la propriété [28]. Cette optimisation de l'usage est une réaction à la sous-utilisation supposée des biens, des services et des privilèges. Elle fonctionne au travers le partage, l'échange, le troc, la re-vente ou la location. Système par lequel Internet et son essor depuis les années 2000 a permi l'échange d'informations connectées en direct. D’immenses places de marché publiques ont vu le jour, telles que des services de location entre particuliers (eBay, Leboncoin), d'hébergement (Airbnb, Couchsurfing et WWOOF), de prêt entre particuliers (Kisskissbankbank, Ulule), d'auto-partage (Blablacar, Uber) et d'échanges de savoirs entre particuliers (Wikipédia). Par la remise en cause des comportements d’achat, l’émergence de la « consommation collaborative [29] » (nouveau secteur d’industrialisation dite "innovante") bouscule le modèle économique dominant sans nécessairement prendre racine en une source d’invention nouvelle. « L’invention désigne la création par un ou plusieurs individus d’une technique ou d’un procédé technique qui n’existait pas auparavant ; ainsi de la photographie ou d’Internet. L’invention est rarement financée par du capital (de l’argent investi) car elle est le fait d’un petit nombre de personnes qui ne savent pas ce qu’il y a à faire avec. Son caractère inattendu s’oppose à l’investissement. L’invention, en tant qu’ idée singulière, n’est pas pensée dans le cadre d’un marché économique ou d’un progrès [30] »
[27] Christopher Fargere, « Wimdu, profil de société », [En ligne] http://fr.slideshare.net/cfargere/wimdu-profil-de-socit, septembre 2012. [28] « Propriété privée », définition [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Propri%C3%A9t%C3%A9_priv%C3%A9e [29] Antonin Léonard, « La consommation collaborative en 10 infographies », article [En ligne] http://consocollaborative.com/2044-consommation-collaborative-10-infographies.html, janvier 2012. [30] Anthony Masure, « Walter Benjamin authenticités. Inauthenticités de l’innovation », Le design des programmes, des façons de faire du numérique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, [En ligne] http://bit.ly/1NG0Laj, 2014.
14
Le modèle collaboratif semble donc se séparer en deux directions : un démocratie représentative où règne une élite entrepreunariale consciente des volontés d'un nouveau marché florissant, et une démocratie participative revalorisant la participation comme bien d'échange. Directrice du centre de loi d'économies durables en Californie, Janelle Orsi défend la nécessité de créer un nouveau système d’affaires afin de résoudre le déséquilibre des richesses que pointe l’économie du partage. « Vous ne pouvez pas vraiment remédier aux problèmes économiques d’aujourd’hui en utilisant les mêmes structures d’entreprises qui ont créé les problèmes économiques que l’on connaît. [31] ». Désormais, la capitalisation du monde des industries semble laisser de plus en plus de place aux échanges collaboratifs, ceux-là qui nous proposent d'autres organisations que celle du capital.
1 - Apologie critique des industries innovantes « Quand une industrie s'arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque là l'objet d'une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d'un bien qui consomme beaucoup d'énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d'une valeur d'usage surabondante (la capacité innée de transit) [32]. »
Là où il y a monopole, nous dit Ivan Illich, il y a restriction. Au coeur de la jeunesse entrepreunariale, la capitalisation des systèmes d’échanges partagés démontre d'abord la volonté d'une économie collaborative, mais comment s'applique t-elle ? Uber [33] pour le co-voiturage, Airbnb pour la co-location et Google Drive pour le stockage en ligne, quelques grandes structures semblent monopoliser cette économie en devenir, quelles sont leurs motivations ? 31] Janelle Orsi, « The sharing economy just got real », article [En ligne] http://www.shareable.net/blog/the-sharing-economy-just-got-real, Oakland, Etats-Unis, septembre 2013 [32] Ivan Illich, « Énergie et équité [1975] », infokiosques, éd. Marée Noire, [En ligne] https://infokiosques.net/IMG/pdf/Ivan_Illich_Energie_et_equite.pdf, Nancy, avril 2005. [33] Amanda B. Johnson, « Uber, la preuve d’un mouvement décentralisé dévoilée », [En ligne] http://cointelegraph.com/news/112758/lazooz-the-decentralized-proof-of-movement-uber-unveiled, octobre 2014.
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Comme le compare Antonio Casilli [34] lors d’une entrevue avec Ania Nussbaum et Florian Reynaud : « L’"Uberisme" est un "thatchérisme" [35]. Les entreprises comme Uber font exactement les mêmes promesses que les ultralibéraux dans les années 1980 : être plus efficace, être moins cher pour le consommateur et relancer la croissance économique. Le "thatchérisme" en angleterre n’a tenu aucune de ces promesses. Comme [Margaret] Thatcher, Uber prétend s’attaquer au corporatisme, celui des taxis. Mais il s’attaque en réalité aux emplois. Le secteur des taxis n’est pas parfait – mais les chauffeurs jouissent d’une protection sociale qu’Uber est en train de détruire [...] finalement, bosser pour Uber et avoir un petit complément de revenus devient intéressant. Mais personne ne pose la question : pourquoi avons-nous besoin d’un complément de revenus ? Pourquoi notre salaire ne suffit-il plus ?
[36]
»
Sûrement par aveuglement ou désintérêt de l’emploi sollicité à son usage personnel, de nombreux utilisateurs apprécient la flexibilité de ce type de service pair-à-pair [37]. « La flexibilité est le mensonge ultime. Sans protection syndicale, sans minimum salarial, sans assurance. Qui paie en cas d’accident ? Que se passe-t-il si un tasker de TaskRabbit vient installer chez moi une crémaillère et détruit mon mur ? Qui va payer ? Les entreprises se déresponsabilisent en disant qu’elles ne font que mettre en relation des personnes ».
Ainsi, Casilli dénote l’omission politique de cette nouvelle vague de services dits "collaboratifs". Par une fidélisation fulgurante du nombre d’adhérents aux États-Unis et en Europe, ces services officialisent une révolution sociale, en marche, liée à l’usage des nouveaux moyens d’échange d’informations, particulièrement visible en Occident. Comment pouvons-nous mesurer cette soif collaborative ? De quoi sont-ils l’ouverture ? Ou plutôt, à quelle opposition font-ils l’objet ? Est-ce une résistance de forme ou représentent-ils une réelle révolution des systèmes d’échanges ? [34] Maître de conférences en sociologie à Télécom Paris-Tech et auteur des « Liaisons Numériques, vers une nouvelle socialité ? », [En ligne] http://www.liaisonsnumeriques.fr/, 2010. [35] Référence à la politique économique et sociale de Margaret Tatcher, premier ministre du Royaume-Uni entre 1979 et 1990, qui fut attachée de conservatisme politique, de libéralisme économique et de traditionalisme sociale. [36] Antonio Casilli, interview par Florian Reynaud, Kaléidoscope Le mag, [En ligne] http://www.kaleidoscopemag.fr/luberisme-est-un-thatcherisme/, janvier 2015. [37] Wikipedia, « pair-à-pair », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Pair_%C3%A0_pair
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Conscient d’une nécessaire proximité du consommateur pour leur réussite, les services, cités ci-dessus, s’intruisent des besoins soulevés par une majorité (citoyenne) afin de développer de nouveaux marchés financiers. « Cette capitalisation d’un secteur repéré a pour conséquence de retirer du domaine public ce qui était auparavant disponible gratuitement ou à moindre coût. Il en est ainsi, par exemple, des sociétés dites “de services”, qui investissent progressivement toutes les bribes de l’espace social [38]. » Là où Anthony Masure nous éclaire, il dénonce l’exploitation financière du déficit social par des services dit “collaboratifs“. Les termes « économie collaborative » semblent d’autant plus utilisés que leurs usages erronés. Cette économie ressemble davantage à un marché de location qu’à un réel système d’échanges de contributeur à contributeur. Mis en exergue par David Lartet, Fred Wilson soutient ceci « L'économie de location a remplacé l'économie du partage. Personne ne partage rien. Les gens font de l'argent, purement et simplement. La technologie a simplifié l'acte de location (même en temps réel), de la même manière que l'achat il y a une décennie. [39] » Loin de remettre en cause l’objet du partage, ce nouveau marché économique est seulement en train de modifier notre façon d’acheter. Oubliant l’essence même des termes proposés, il en résulte des projets sociaux creux mais « innovants ». Lors de la conférence « Innovation, maître mot » à l’ENSCI, Pierre Damien Huyghe soulève le problème lié au concept d’innovation brandit à toute cause et pour tout faire. À ce titre, il cite « l’Encyclopédie raisonné des sciences, des arts et des métiers » de Jean Le Rond d’Alembert et Denis Diderot pour traité de l’invalidité du mot « innovation ». « Innovation, nouveauté ou changement importants qu’on fait dans le gouvernement politique d’un État contre l’usage et les règles de sa constitution, ces sortes d’innovations sont toujours des difformités dans l’ordre politique. Des lois, des coutumes bien affermies et conformes aux génies d’une nation sont à leur place dans l’enchaînement des choses. Tout est si bien lié qu’une nouveauté qui a des avantages et des désavantages et que l’on substitue sans une mûre considération aux abus courants ne tiendra jamais à la tissure d’une partie usée [40]. » [38] Anthony Masure, « Walter Benjamin, authenticités. Inauthenticités de l’innovation », Le design des programmes, des façons de faire du numérique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, [En ligne] http://bit.ly/1NG0Laj, 2014. [39] David Larlet, « What just happened », « The “sharing economy” was outed as the “rental economy.” nobody is sharing anything. people are making money, plain and simple. technology has made renting things (even in real time) as simple as it made buying things a decade ago. » [En ligne] https://larlet.fr/david/stream/2015/01/02/, décembre 2014
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À remarquer qu’au milieu du XVIIIe siècle, le terme « innovation » s’intégrait à des problémes politiques, et non techniques ou économiques. Dans le cadre de la société industrielle depuis les Lumières, cette mutation de champ s’est opérée telle un prétexte pour commercialiser la notion d’invention. Faisant acte d’une notion positive dans la société actuelle, elle s’apparente à une autorité de foi. Avec l’interprétation de Huyghe sur la philosophie de Spinoza, l’innovation comme « maître mot » comblerait les défaillances de la pensée, puisque la composition du terme n’est plus interrogée juste appliquée. L’injonction est acceptée sans réflexion particulière. La croyance engage des pratiques innovantes. De son étymologie in et novation, respectivement « à l’intérieur de » et « nouveau », l’objet de l’innovation serait donc de « mettre du neuf dans ». Majoritairement appliquée à la chaîne de production industrielle, l’innovation expliquerait une quête a priori sans limites vers le « progrès financier » et l’enrichissement personnel à défaut d'explorer un nouveau système d'invention problématisé autour des causes sociales et économiques. « Pour le journaliste Annand Giriharadas du New York Times [41], les entreprises de l’économie du partage, comme Uber ou Lyft, Airbnb ou Task Rabbit sont des entreprises « dans le déni d’être ». Des entreprises qui refusent d’être des entreprises. Elles se projettent comme des plateformes de partage, des communautés, de simples répertoires… Leurs employés non salariés sont des indépendants qui doivent pourtant suivre à la lettre les règles qu’elles édictent. Des positions qui leur permettent de contourner la législation du travail, la réglementation, les licences, les impôts [42]... » [40] Pierre Damien Huyghes, conférence [En ligne]http://bit.ly/1C7To8v, Paris, octobre 2013 [41] Annand Giriharadas, « The pros and cons of sharing, start-ups like Lyft and Airbnb raise questions about markets and regulation », New-York Times, [En ligne] http://www.nytimes.com/2014/06/24/technology/start-ups-like-lyft-and-airbnb-raise-questions-about-marketsand-regulation.html?_r=0, juin 2014. [42] Hubert Guillaud, « Qu’est-ce que l’économie du partage, la régulation en question », [En ligne] http://bit.ly/1k5e3fp, juillet 2014.
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Canards gavés sans consentement, la population est supposée accepter ce nouvelle échelonnage du consommable. Et c'est au travers une dogmatisation du bonheur comme le souligne Gilles Lipovetsky, qu'elle réussit son tour de magie : « Sous-tendu par la nouvelle religion de l'amélioration continuelle
fig1, couverture du magazine Forbes, janvier 2013.
des conditions de vie, le mieux-vivre est devenu une passion de masse [43] ». Sous le dictate économique, ces envies communes réprésentent une « doctrine de l’hyper-consommable ». L'exploitation des travailleurs est guidée, sans nulle cachotterie pour qui cherche (fig1), à des fins commerciales et financières. La pertinence de ces entreprises aux « services innovants » reposent sur des analyses comportementales des utilisateurs d'Internet. Antonio Casilli et Yann Moulier-Boutang évoquent, d’ailleurs, un consensus social qu'ils
nomment Digital Labor [44]. Sans équivalent français, le terme « Digital Labor » désigne un simple travail de recherche sur Google, ou de billets, postes mis en ligne sur Twitter ou Facebook, d’évaluation ou de commentaire sur un produit Amazon par exemple. Ces comportements utilisateurs archivés sous la forme de mégadonnées sont devenus la propriété des entreprises qui en font le commerce et ce, sans le consentement des internautes si ce n'est par leur inscription ou utilisation de service dit "gratuit" [45]. La production de valeur
fig2, Amazon Mechanical Turk, capture, février 2015.
telle qu’elle s’envisage sur ces réseaux d’activités peut donc s’assimiler à du travail, sans contrainte a priori que du bénéfice à qui la possède et la manipule. En terme d’études numériques, cette formidable main d’oeuvre permet l'analyse d'une quantité colossale de comportements, et ce dans toutes les brives de l'espace sociale. Celle-là même qui est exploitée par quelques grandes entreprises, lesdits "GAFAM" [46], cultivent sans maux dires des plateformes d’externalisation massives du travail, par la [43] « Le bonheur paradoxal », Paris, éd. Gallimard, 2006 [44] Pour en savoir plus sur l’émergence du terme Digital Labor lire Trevor Scholz, « Digital Labor, the Internet as playground and factory », éd. Broché, octobre 2012. [45] Antonio Casilli et Yann Moulier-Boutang, « Digital Labor : portrait de l’internaute en travailleur exploité », France Culture, émission radio mené par Xavier de la Porte, [En ligne] http://bit.ly/189vZWw, décembre 2012. [46] Microsoft a récemment été intégré au quatuor Google, Apple, Facebook et Amazon.
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prolétarisation participative [47]) telle qu'Amazon Mechanical Turk [48] (fig2) nous le propose déjà. Antonio Casilli se positionne comme un chercheur numérique et interroge notre position citoyenne dans cet espace, qui peine à s'assumer démocrate : « Comment ce "travail numérique" réinterroge la notion même du travail et de la (co)production de la valeur ? Peut-on vraiment parler d’exploitation ? Nos vieux cadres d’analyse nous permettent-ils de penser, voire de définir les contours d’un "capitalisme cognitif" [49] ? »
Pour répondre à ces questions, les propos recueillis par la rédaction de « Silicon.fr » semblent défendre à juste titre les enjeux économiques liés à la gestion des données numériques : « Le Big Data est un outil extraordinaire pour découvrir, mais non pour inventer. La naissance des idées est de l’ordre du concept et non du chiffre. Tout le problème aujourd’hui, c’est que l’on manque de concepts. [...] Une machine ne peut pas conceptualiser, elle ne peut pas oublier sa propre mémoire ou alors elle est programmée pour le faire : elle ne peut pas créer son propre programme [...] il faut sortir de la question de savoir si le Big Data est bien ou mauvais, c’est bien et mauvais. C’est à l’utilisateur de se positionner [50]. »
De Brahandère ébauche une première réaction contre ce fichage comportementale. Selon lui, c’est d’abord par le consommateur, le citoyen, l'internaute que les choses, si elles doivent changer, changeront. Puisque l’émergence d’une « consommation collaborative » semble être le résultat d’une analyse cognitive approfondie. Elle continuera à proposer des solutions innovantes et restrictives toujours plus proche (des créations) de besoins consommables. Là ou l’utilisateur mécontent (aussi et surtout consommateur) émet des données critiques sur sa consommation et ses possibilités, il contribue à un nouveau marché saisi par de jeunes entreprises en proie à la réussite [47] Wikipédia, « crowdsourcing », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Crowdsourcing#cite_note-2 [48] Amazon Mechanical Turk, site officiel, [En ligne] https://www.mturk.com/mturk/welcome [49] Antonio Casilli, « Qu’est-ce que le digital labor ? », [En ligne] http://www.bodyspacesociety.eu/2013/03/26/slides-quest-ce-que-le-digital-labor/ [50] Luc De Brahandère, mathématicien et philosophe économique, interview par Silicon, [En ligne] http://www.silicon.fr/luc-brabandere-big-data-outil-decouverte-pas-dinvention-95129.html#va4PtHrgg2cKaHKU.99, juin 2014.
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économique. Mais la consommation collaborative c’est encore de la consommation ! Elle est une nouvelle étape de la marchandisation des rapports humains, elle-même facilitée par le résea Internet et l’archivage d’informations personnelles en ligne. Quand on vend une part de repas, sur les sites Super-marmite, ou Gobble son équivalent américain, on vend la part du pauvre. Ces nouveaux modèles collaboratifs ne changent strictement rien aux rapports sociaux établies depuis quelques siècles. Du prêt de canapé des couchsurfers, il n’y a qu’un pas pour glisser à la commercialisation de la chambre Airbnb. Les auto-stoppeurs deviennent des co-voitureurs payant leur écot pour voyager. En réalité, le marché du capital a horreur du commun. Le marché a besoin de biens ou de services onéreux pour se maintenir en vie, puisque seule la rareté prend de la valeur financière. Le système de production entre particuliers est récupérée par des groupes qui ont pour unique motivation l'argent, le capital. Facebook sera notre premier exemple. Il est une plateforme qui n’aurait aucune valeur sans l'interaction régulière de ses membres. Ce sont précisément ces interactions qui lui permettent de générer des revenus. Sur un modèle d'échanges pairà-pair, l’objet de son contenu demeure commercial, centralisé et contrôlé à des fins souvent indésirables par l'internaute. Cette capture de la valeur est la grande problématique de l’émergence du P2P au sein d'un capitalisme financier. Elle détourne à grande échelle les enjeux sociaux d'une telle pratique. Malgré cette assignation factice bien rôdée, les entreprises pair-à-pair n’ont pas le beau rôle dans toutes les villes. À New-York et à San Franscico, les locations Airbnb sont illégales moyennant une location inférieure à trente jours [51]. Réaction protectionniste des industries déstabilisées par ces nouveaux marchés, cette interdiction profite davantage aux structures en place (hôtels) qu’aux usagers (locataires). Et ça continue, Uber, [51] Hubert Guillaud, « La régulation de l'économie collaborative en question », [En ligne] http://internetactu.net/2013/01/31la-regulation-de-leconomie-collaborative-en-question/, janvier 2013. [52] Antonin Léonard, « Le blog de la consommation collaborative », site officiel [En ligne] http://consocollaborative.com/ [53] Aurélien Viers, « Oubliez Airbnb : l’économie du partage va s’étendre bien au delà », NouvelObs [En ligne] http://bit.ly/1wXM0JS, décembre 2014 [54] « pair-à-pair », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Pair_%C3%A0_pair [55] Catherine Bracy, « Silicon valley’s problem », article [En ligne] http://bit.ly/18cDZ9c, San Franscico, décembre 2012
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avec sa morale arrachée à la volée et son escalade foudroyante des prix, s’enrichit même des catastrophes climatiques. Elle a bon dos « l’économie collaborative » quand les ravages de l’ouragan Sandy usurpent les biens et les services collaboratifs ! Mais ces entreprises nous ont aussi ouvert les yeux sur l’attitude capitaliste que symbolise l’entrepreunariat collaboratif. Uber et Airbnb ne sont que des exemples à grande échelle d’une vague de services visant à rapprocher les acheteurs et les vendeurs. Les plateformes de consommation collaboratives [52] se démultiplient par le monde, s’immiscant dans tous les secteurs possibles [53]. Le problème est qu’ « aucune de ces entreprises P2P [54] n’a commencé par s’attaquer à un problème social bien établi et n’a travaillé à rebours à partir de là [55] », souligne Catherine Bracy dans un billet au vitriol sur l’incapacité des entreprises de la Silicon Valley à comprendre les problèmes politiques. Ainsi ces entreprises dudit "partage" ressemblent davantage à un capitalisme de catastrophe qu’à une réelle révolution des rapports d’échanges, si bien défendus dans leur approche théorique. Nous apercevrons alors l’autre pan du mur, celui qui parle d'authenticité, celui sur lequel la collaboration inventive s’instruit d’un partage réel.
2 - Quel(s) partage(s) ? « Partager n’est pas voler » pourrait être une exclamation courante de Richard Stallman. Programmeur militant du logiciel libre, il dénonce, depuis sa démission au MIT dans les années 1980, la dictature des marchés par le copyright. Un ordinateur ne pas lire sans copier un fichier localement. Lire c’est copier, vouloir empêcher la copie d’un code source, et au sens large le partage de ce dernier, revient à interdire le droit de lecture. Amorcée par Stallman fin des années 1980, une guerre sourde s’accorde à privilégier la « propriété » ou la « liberté ». L’information [56] issue [56] CNRTL, « information », [En ligne] http://www.cnrtl.fr/definition/information [57] CNRTL, « forme », [En ligne] http://www.cnrtl.fr/lexicographie/forme [56], partie I. « Ensemble de traits caractéristiques qui permettent à une réalité concrète ou abstraite d'être reconnue » [58] Jimmy Wales, fondateur de Wikipedia, « Imagine a world in which every single person on the planet is given free access to the sum of all human knowledge », citation [En ligne] http://fr.wikiquote.org/wiki/Jimmy_Wales, juillet 2004. [59] Wikipedia, « [Nouvelles] technologies de l’information et la communication », [En ligne] http://bit.ly/1fIS3Zg [60] Ars industrialis, association à but non-lucratif, site officiel [en ligne] http://www.arsindustrialis.org/les-pages-de-bernard-stiegler
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du mot « informer » est l’action de donner ou de recevoir une forme [57]. Dans une approche holistique de l’accessibilité sur Internet « Imaginez un monde dans lequel chaque personne, où qu’elle soit dispose d’un libre accès à la somme de tout savoir humain [58] » semble tout à fait probable au regard du nombre d’usagers sur Wikipédia. L'information semble être devenue la nouvelle richesse du XXIe siècle, celle-là qui laisse entrevoir une société de la connaissance. Ainsi, le « libre » est défendu comme une valeur essentielle à l'avènement de la micro-informatique, telle qu’elle est naturelle et devrait profiter à tout le monde. Qu’en est-il aujourd’hui de la perception des secteurs dérivés ? De quel partage (d‘informations) pouvons-nous parler en économie et en politique ? Porté par des mutations de société et, particulièrement, les développements technologiques (TIC et NTIC [59]), Bernard Stiegler philosophe en lutte, dénonce depuis 2005 un capitalisme consumériste pulsionnel et addictif aspirant le sens de nos existences. En réponse à ce « capitalisme malade », l’association Ars Industrialis [60], dont il fait partie, propose une économie de la contribution inspirée par des comportements liés à l’ère numérique, et en particulier à celui du logiciel libre [61]. Acté par la Commission européenne en 2012, le libre accès aux données, aux matériels et aux logiciels (libres), au moins dans le domaine de la recherche scientifique, ne seront plus des pratiques marginales mais au contraire des expériences numériques dominantes [62]. Cette déclaration a pour but d'établir un environnement de recherche ouvert et collaboratif basé sur la réciprocité des échanges. Stiegler contextualise et généralise cet état de fait : « Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel déprolétarisant (écrire du code, c’est éminemment industriel). Les processus de travail à l’intérieur du libre [61] Geek politics, « Bernard Stiegler : Le temps est venu de passer d’un consumérisme toxique à une économie de la contribution », article et vidéo [En ligne] http://bit.ly/1aHo3H0 [62] Commission européenne, « Recommandation de la Commission relative à l’accès aux informations scientifiques et à leur conservation », article 13 et 14, pdf [En ligne] http://bit.ly/1ahEDgG, p. 4, juillet 2012. [63] Op. cit., Bernard Stiegler. [64] Wikipédia, « Ivan Illich », [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Illich#cite_note-12
23 permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing [63]. »
Ainsi les processus de travail en programmation pourraient nous servir de modèles, plus équitables, plus inventifs. À noter que le terme « hacker » désignait au départ celui qui est apte à faire fonctionner différement un mécanisme pour lequel il a été conçu [64]. Ces dernières décennies, le développement d’infrastructures contributives sur Internet s'est quasi-entièrement reposé sur la participation des utilisateurs. Il a notamment permis la naissance de Wikipédia et, plus largement de substituer la dualité producteur, consommateur pour un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-là même qui créent et échangent leurs savoirs en ligne, développent des « milieux associés » où se façonnent un réel jugement personnel. Pour Stiegler, cette capacité nouvelle à penser par soi-même est constitutive d’un fonctionnement démocratique. Il dénote ainsi une perte des savoir-faire professionnels induite par un capitalisme productiviste (prolétarisation progressive du début du XXe siècle) et dans un second temps l’égarement de notre savoir-vivre par un capitalisme consumériste (marketing et publicité). Fondateur et président du groupe de réflexion philosophique Ars Industrialis, Stiegler dirige également depuis avril 2006 l'Institut de Recherche et d'Innovation [65] (IRI) au centre Georges-Pompidou. Dans le but d’adresser des appareils et des espaces critiques pour le public (amateurs), il y développe un domaine de recherche des technologies culturelles et cognitives afin d’émanciper le citoyen, l’internaute vers un espace de réflexion et de construction démocratique. En ce sens plusieurs designers ont d’ailleurs commencés à développer des outils faisant l’objet d’une pratique engagée. Parmi eux, Elliot Lepers [66], designer activiste qui se dit avocat de l‘open source [67], développe depuis son entrée à l’Ensad en 2009 un design [65] Wikipédia, « IRI, Institut de recherche et d’innovation », définition [En ligne] http://bit.ly/1C2NZ0Z [66] Portfolio, [En ligne] http://getelliot.com/ [67] Youtube, « What is Open Source explained in Lego », vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=a8fHgx9mE5U [68] Elliot Lepers, « La fabrique de l’engagement », article sur Médium, décembre 2014, [En ligne] http://bit.ly/1IguuAZ [69] Extension téléchargeable sur Chrome [En ligne] http://bit.ly/1B21EzQ
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d’outils connectés et socialisés. Voici sa vision du monde politique : « Il ne fait plus de doutes qu’une crise profonde est installée. Ce qui est moins clair, c’est ce que nous, citoyens, nous pouvons faire. Même si je reste persuadé qu’il y a d’abord un premier travail de pédagogie à effectuer pour faire évoluer la perception que l’on a du confort (la demande), il y a également un important travail à fournir pour être en mesure de donner les outils de la transition concrète (l’offre). Dans tous les domaines, l’usage de la citoyenneté reste à concevoir, et c’est un chantier essentiel du design pour les années à venir : le XXe siècle a été celui de la prise de conscience, le XXIe doit être celui de la mise en pratique. Et c’est à notre génération de porter la transition. Amazon Killer est un exemple d’extension concret qui facilite l’entrée en transition de centaines de citoyens. Et si nous sommes convaincus que la solution ne viendra pas des partis [politiques], il nous incombe de montrer le chemin de la transition concrète [68] ».
Là où Elliot Lepers est juste, il nous froisse. La transition vers une économie du partage, si tant est la volonté de la majorité, devra s’effectuer par et pour nous, actuels consommateurs. L’émancipation des technologies numériques offre des opportunités d’échanges horizontaux plus aisés qu’à l’époque de Karl Marx. À son échelle, Amazon Killer [69] tend à répondre
fig3, Amazon Killer,
à une meilleure visibilité des possibilités d’achats. Incorporée
capture du site, février 2015
directement sur le site Amazon (fig3), l’extension permet de court-circuiter l’achat en ligne au profit des librairies locales (issu du réseau de la Place des libraires [70]). La dé-localisation des productions industrielles et la mondialisation des échanges ont contribué au soulèvement d’un mécontentement généralisé des consommateurs. Déplorant une non-visibilité des conditions de production et de livraison, les consommateurs ne connaissent plus l’origine des produits consommés. Face à cette méconnaissance du consommable, des [70] site officiel [En ligne] http://www.placedeslibraires.fr/ [71] « La monnaie », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Monnaie
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coopératives, naissantes en France, envisagent une nouvelle approche monétaire et par là même une meilleur visibilité de leur achat par une re-localisation de la richesse. Pour en saisir les enjeux, tournons-nous vers une définition : « La monnaie est un instrument de paiement spécialisé accepté de façon générale par les membres d’une communauté en règlement d’un achat, d’une prestation ou d’une dette. [...] Une monnaie se caractérise par la confiance qu’ont ses utilisateurs dans la persistance de sa valeur et de sa capacité à servir de moyen d'échange. Elle a donc des dimensions sociales, politiques, psychologiques, juridiques et économiques [71] ».
La méfiance généralisée du processus monétaire actuel, liée davantage à ses ambitions "adémocratiques [72]" qu’à sa stabilité, de nombreuses monnaies ont vu le jour ces dernières années. Malgré l'unification de monnaies historiques dans des processus tels que l'Euro [73] en 1999, la monnaie semble converger vers une logique de multiplication. « De quelques monnaies jusqu’en 1984, nous en sommes à plus de 5 000 en 2009 [74]. »Justement en 2009 naît le bitcoin [75]. Une monnaie numérique (fig3), sans précédent
fig4, Bitcoin, capture du site, février 2015
cryptée et décentralisée, sonne le glas d'un système économique vieux de plusieurs siècles. Défiant les logiques monétaires en place, une crypto-monnaie est « une monnaie électronique pair-à-pair et décentralisée dont l’implémentation se base sur les principes de la cryptographie pour valider les transactions et la génération de la monnaie elle-même ». La gestion de ses transactions et la création de bitcoins est prise en charge collectivement par le réseau qui se veut libre et ouvert. Public, personne ne possède ni ne contrôle Bitcoin et tous peuvent s'y joindre. En d’autres termes, c’est une monnaie numérique que tout le monde peut créer pour faire des transactions, ensuite validées par un système de cryptage. Ce [72] Thierry Burgevin, « La dimension adémocratique du pouvoir des élites économiques et politiques », fichier [En ligne] http://bit.ly/1B28TaV, Paris, 2010. [73] Wikipédia, « Euro », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Euro [74] Jean-Michel Cornu, « L’innovation monétaire », article InternetActu [En ligne] http://bit.ly/1Mrf9BH, novembre 2010. [75] Frederic Cavazza, « Bitcoin, la première étape d’une révolution monétaire et économique », mars 2014, article [En ligne] http://www.fredcavazza.net/2014/03/26/les-bitcoin-ne-sont-que-la-premiere-etape-dune-revolution-monetaire-et-economique/ [76] Owni, « Bitcoin : de la révolution monétaire au ponzi 2.0 », article, juin 2011 [En ligne] [77] Clubic, « Deux sénateurs américains veulent interdire la monnaie virtuelle : le bitcoin », juin 2011, [En ligne] http://bit.ly/1BoTjew
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système a l’avantage de ne pas être réglementé par une banque centrale. À la fois une force et une faiblesse, l’anonymat du système laisse la porte ouverte aux échanges nondéclarés. Le site illégale de vente en ligne Silk Road a justement adopté le bitcoin comme unique moyen de paiement [76], en font un prétexte évident en vue de son interdiction [77]. Ce problème purement législatif n’est pas sans inconvénient pour un utilisateur lambda. Une fois l’argent transféré, il est impossible de remonter à la source du compte. Certes il tend à responsabiliser les opérations de transaction, mais il devient contraignant dans les cas de piratage de données. Pour un volume d’environ 130 millions de dollars d’échanges [78] en 2011, le système demeure intéressant pour des échanges électroniques ou des achats en ligne, mais il est encore très loin de présenter une valeur de confiance. Né en 2009, il est un premier système d’échanges décentralisés [79] à grande échelle effrayant banques et gouvernements. Cependant, cet exemple complexe ne doit pas occulter d'autres changements radicaux déjà parmi nous ; tels que PayPal (intermédiaire entre un vendeur et une banque), les microtransactions (Allopass, Rentabiliweb), les banques en ligne (Simple.com, Bankin), le financement participatif (plateformes de crowdfunfing comme Kickstarter ou Ulule), les prêts entre particuliers, la mise en place de monnaies complémentaires (Sonantes, Sol-Violette), etc. En 2014, lors d’un workshop sur les monnaies complémentaires à la Fonderie de l’Image, notre groupe s’est ouvert à une collaboration d’intention graphique avec le fondateur d’une nouvelle monnaie pour la région île de France. Etienne Hayem nous a présenté sa vision de la monnaie, matérialisée par le projet Symba : « Convaincus que les citoyens et les entreprises ont leur rôle à jouer dans le développement et l’avenir de leur territoire, nous créons une société coopérative pour permettre aux humains de reprendre le contrôle sur le pouvoir de l’argent et de décider collectivement de leur avenir [80]. »
À échelle humaine, et donc à forte pertinence sociale, cette création monétaire [78] Ibid, Frederic Cavazza. [79] Wikipédia,« Bitcoin », créé anonymement en 2009, [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin [80] Site officiel, [En ligne] https://www.symba.co/
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nécessite une prise de conscience de l’acte de contribution. Des échanges pair-à-pair frôlent désormais une économie locale et citoyenne fondée sur une valorisation de la démocratie. Aux abords d’une reconstruction monétaire, les initiatives à l’oeuvre manquent encore cruellement de visibilité, et ne permettent pas encore de développer un schéma de confiance considérable à l’échelle nationale, même si elles le sont parfois à l’échelle communale. À quel procédé oublions-nous presque systématiquement de faire référence quand il s’agit d’un retour à l’authentique ? Que manque t-il à l’invention pour qu’elle soit transmise et acceptée sans être capitalisée ? Anthony Masure semble en mesure de nous éclairer à ce propos « Les discours visant à « retrouver de l’authentique » dans les dispositifs numériques nous semblent inadaptés car ils échouent à penser ce qui, dans la technique, diffère de la « transmission et l’acceptation de méthodes achevées de travail ». Dans cette logique, le design serait alors compris comme une opération seconde visant à « découvrir » l’invention en tant qu’invention, « ce besoin de trouver l’endroit invisible où […] niche aujourd’hui encore l’avenir, et si éloquemment que, regardant en arrière, nous pouvons le découvrir ». Cet avenir qui reste à découvrir est une façon de faire du numérique que le designer peut se donner comme tâche de travailler [81]. » Ce qui est soulevé ci-dessus nous révèle qu’au delà des prouesses techniques, pour qu’une invention, toute qualité gardée, puisse s’accorder à la connaissance d’une majorité elle ne doit pas négligée le processus de transmission qui permettra son consentement. Nous pensons que ce processus est la tâche principale du designer. Ainsi la monnaie, en complète transformation, semble un champ de réflexion nouveau à mener par ces derniers. Développé par Stiegler, le « partage » par essence s’oppose au système capitaliste productiviste et consumériste. La prolétarisation généralisée et l’uniformisation par le marketing et la publicité empêche le développement de l’individu dans ce qu’il a d’ingénieux. Basé sur la réciprocité des échanges, une société de la connaissance telle un environnement de recherche mutualisé (ouvert et collaboratif) permettrait un réel développement communautaire démocratique (juste et équitable). [81] Op. cit, Anthony Masure, thèse.
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3 - Vers une pensée des biens communs Comme nous avons commencé à l’aborder, le champ des organisations collaboratives est vaste. Entre les systèmes de consommation participative, les hébergements collaboratifs, les espaces de travail partagés, le covoiturage, les modes de vie collaboratifs, le financement participatif, les monnaies cryptées ou complémentaires, le Do-It-Yourself, la culture libre et les fablabs, tous convergent selon une même pensée collective mais dans quel but ? Qu’apporte la mutualisation des savoirs et des compétences à la société ? Fondée sur la participation, les citoyens s'organisent en réseau ou en communauté. Grâce à une mutualisation des espaces et des outils, ils prennent des décisions par consentement mutuel, et ce de manière « horizontale ». Cette forme d’organisation favorise les échanges transversaux : « Il n’y a plus dissociation des producteurs et des consommateurs, mais association des destinataires et des destinateurs produisant une nouvelle forme de socialité et un nouvel esprit du capitalisme [82] » Les économies horizontales présenteraient trois qualités majeures : la pérennité s'appuyant sur une économie du partage et une réutilisation opérante des ressources [83]; l’ouverture impliquant toute la population dans la co-création de valeur ; et enfin l’agilité satisfaisant les besoins locaux avec pertinence et rapidité. En co-créant de la valeur (issus de biens et services), les laboratoires de fabrication numérique s’ouvrent un champ d’action inventif quasi-infini. D’abord parce qu’ils multiplient les échanges de compétences et de matériels, ensuite parce qu’ils adoptent, pour la plupart, une démarche citoyenne contributive. Le kit Smart Citizen [84] pour la ville de Barcelone [82] Bernard Stiegler, « Ars industrialis », association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit, « Individuation », [En ligne] http://arsindustrialis.org/individuation [83] Pierre Delprat, « Systèmes DIY », éd. Alternatives, 2013 [84] Site officiel, [En ligne] https://www.smartcitizen.me/ [85] « Arduino », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Arduino [86] Code source, https://github.com/fablabbcn/Smart-Citizen-Kit [87] « Logiciel de gestion de versions », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_de_gestion_de_versions [88] « Git », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Git
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en est un bon exemple et des plus aboutis. En connectant les données aux personnes et à la connaissance, les outils distribués servent à la réappropriation collective de la ville par et pour ses habitants (fig5). Système monté d’une carte Arduino [85] et équipé de capteurs (son, pollution, humi-
fig5, Smart Citizen, capture du site, février 2015.
dité, température), chaque citoyen détenteur peut capter et confronter les données enregistrées dans son quartier. Ainsi les habitants participent activement au développement de la ville. Fonctionnel, mais encore à l’état de test, son code source est ouvert et disponible gratuitement sur GitHub [86] (service d'hébergement et de gestion de développement de logiciels, utilisant le logiciel de gestion de versions [87] Git [88]). Au fablab IAAC Barcelona, conception numérique et travail collectif cohabitent en vue de produire localement tout ce dont une ville aurait besoin à son évolution. Une fabcity en somme où plusieurs petits pôles de fabrication sont déjà installés dans les quartiers de la ville [89].
Michel Bauwens nous précise lors d’un interview mené par le magazine en ligne
WeDemain « Au XIXe siècle, les paysans, chassés de leur terre, se retrouvent exploités dans les villes. Ils développent alors mutuelles et coopératives, s’engagent dans des syndicats et partis politiques avec une idéologie collectiviste. Aujourd’hui nous assistons à un mouvement inverse de déprolétarisation. De plus en plus de jeunes sont exclus du salariat et deviennent freelance. Ce sera le cas, selon le Bureau International du Travail [90], de la moitié d’entre eux d’ici 2020. Face au chômage et à la multiplication des contrats de travail précaires, les anciens systèmes de solidarité ne fonctionnent plus vraiment. On observe donc une mutualisation des lieux de travail [91],
avec les espaces de coworking, les hackerspaces et les makerspaces, mais aussi du travail
lui-même, avec les projets open source [92]. Ce travail en réseau est un antidote à l’individualisme dont souffrent les sociétés capitalistes. On est passés d’un mode d’organisation trop [89] Camille Bosqué, « Etapes, co-design », éd. Pyramyd, juillet et août 2014, p. 78-79. [90] Site officiel, [En ligne] http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/who-we-are/international-labour-office/lang--fr/index.htm [91] Wedemain, « Sans bureaux fixes à Paris ? La carte des incontournables », [En ligne] http://www.wedemain.fr/Sans-bureau-fixe-a-Paris-La-carte-des-lieux-incontournables_a299.html [87], août 2013. [92] Wikipédia, « Open source », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Open_source [93] Wikipédia, [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Pair_%C3%A0_pair [94] Michel Bauwens, interview par Wedemain, [En ligne] http://bit.ly/18yVfpa, novembre 2013. [95] site officiel [En ligne] http://www.electrolab.fr/2013/06/30/fablab-or-hackerspace/
30 collectif et holistique, à un autre trop atomisé. Comme le socialisme fut l’idéologie des travailleurs ouvriers, le P2P [93] est l’idéologie des travailleurs de la connaissance [94]. »
Les hackerspaces, quasi réservés aux initiés, travaillent principalement sur des projets informatiques et développent des logiciels libres. Le « hacking » est une pratique de détournement de matériel ou de logiciel. La modification du code source lui apporte des fonctionnalités imprévues dans le design d'origine. [95] Les laboratoires de fabrication numérique, quant à eux, sont des lieux ouverts au public. Inspirés des hackerspaces, ils ont développé un champ plus ouvert de mise en partage de moyens : espaces, machines, projets et savoir-faire. « Alors que les hackerspaces existent depuis plus de trente ans, le phénomène des fablabs prend de l’ampleur à l’échelle internationale depuis une dizaine d’années. Nous pouvons compter 300 fablabs sur la planète. Souvent présentés comme le lieu de l’amateur plus que du designer, ces ateliers se développent de manière protéiforme. On peut ainsi trouver des fablabs adossés à des universités, des bibliothèques, des cafés, des entreprises. Ces espaces sont ouverts à tous et pour tout faire. Ils mettent en avant une forme d’interdisciplinarité, chaque participant apportant son expertise au service des autres. Faire ensemble ou faire côte à côte permet d’avancer plus rapidement et de nourrir de nouvelles idées [...] la possibilité de reproduire, d’exporter, d’adapter les projets réalisés à un coin de la planète pour le refaire ailleurs, la force de l’open source facilitant la diffusion des plans et concepts [96] ».
Une nouvelle forme de fabrication inventive se multiplie donc à travers la démocratisation des technologies numériques, de l’interdisciplinarité, de la diffusion des savoirs et des pratiques. Un flot généralisé de tiers lieux de laboratoire de [96] Ibid, Camille Bosqué, Etapes n° 220, p. 77. [97] « Fablab inventory », carte non-exhaustive des fablabs en France, [En ligne] https://www.google.com/maps/d/edit?mid=zrIrBNsQ7Ugs.kWZr0Y_i6DyU&msa=0 [98] « Bien commun », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Biens_communs#cite_note-2 [99] « Licence libre », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_libre et Aful, « Licence libre », [En ligne] https://aful.org/ressources/licences-libres [100] Schéma de classification des licences, voir annexe. [101] Site officiel, [En ligne] https://wiki.creativecommons.org/4.0
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fabrication numérique se développe ainsi en France [97] et dans le monde ; une quête collective semble engagée vers ce qu’on peut désormais appeler le bien commun [98]. Mais alors comment pouvons-nous diffuser des projets ouverts, légaux et gratuits ? Pour qu’un code source soit diffusé librement et légalement, il doit s’identifier à une « licence libre [99] ». Initié par la notion de copyleft et opposé au copyright, les systèmes juridiques ouverts à la mise en partage sont multiples [100]. Ils concernent les plans d’objets autant que les créations techniques aux langages divers (HTML, CSS, Javascript, vectoriels, etc.). Il existe de nombreuses licences pour la libre diffusion, elles se sont multipliées en trois branches principales : Creative commons [101], Peer production licence [102] et les licences réciproques [103]. Leurs singularités n’ont pas permis un accord unique sur la libre diffusion des créations, toutefois, elles s’accordent sur la remise en cause de la propriété. Sous licence creative commons, Wikipédia est l'une des création les plus réussies sous le concept du copyleft. Créé par Jimmy Wales et Larry Sanger en janvier 2011, l'encyclopédie multilingue s'enrichit des savoirs des contributeurs et de l'interaction de ses hôtes ; pour qui a un compte il est très simple de modifier la quasi-totalité des articles. Wikipédia est le sixième site le plus fréquenté sur Internet, il constitue le plus grand et le plus populaire des ouvrages de références générales, véritable espace de connaissances communes. En février 2014, il y comptait presque 500 millions de visiteurs par mois pour près de cinq millions d'articles en anglais. Si le XIXe siècle a permis la démocratisation de l’État, la démocratisation de la valeur sera le grand chantier du XXIe siècle. Les nouvelles formes de production et d'organisation « en réseau » ont cette capacité à révolu-tionner nos rapports d'échanges, elles ouvrent des portes vers une justice sociale plus équitable. Cependant les récupérations immorales de ces médiums par les politiques et le com-
[102] P2P foundation, « License », [En ligne] http://p2pfoundation.net/Peer_Production_License [103] Hypothèses, Sciences communes,« Rendre aux communs le produit des communs : la quête d’une licence réciproque », [En ligne] http://scoms.hypotheses.org/category/licence-reciproque [98], septembre 2014. [104] Wedemain, « Le peer-to-peer est l’idéologie des travailleurs de la connaissance », [En ligne] http://www.wedemain.fr/Michel-Bauwens-lepeer-to-peer-est-l-ideologie-des-travailleurs-de-la-connaissance_a366.html
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merce visent à détourner cette liberté. Détournant l’investissement public sous l’effigie du financement participatif, d’après Michel Bauwens, l’État pourrait aussi se réduire à des fonctions régaliennes : « Plus de bibliothèque ? Les citoyens actifs n’ont qu’à s’organiser pour réunir leurs livres. Plus de piscine ? Les parents n’ont qu’à financer sa rénovation par un financement participatif. C’est de la rigueur déguisée, il faut se méfier de l’horizontalisme absolu qui cache parfois un anarcholibéralisme. Une transition politique P2P nécessite un État partenaire et de vraies politiques publiques [104]. »
Selon Bauwens, il faudrait une véritable révolution des institutions publiques pour que qu’une réelle économie collaborative se mettent en place. Dans ce cas, pourquoi le pair-à-pair est-il une solution adaptée aux économies futures [105] ? Le pair-à-pair informatique, de son origine, désigne la capacité des ordinateurs à être en contact les uns avec les autres, sans autorité régulatrice centrale. Par extension, la dynamique sociale P2P permet à des gens du monde entier de s’auto-organiser en réseau pour produire de la valeur en commun. Cette contribution volontaire porte en elle une demande d’universalité par l’engagement à produire, par exemple, un logiciel disponible pour tous. L’émergence d’un système de travail contributif s’oppose, quasi dans sa totalité, à la forme de travail telle qu’on n’a pu la concevoir jusqu’ici matérialisé par l’emploi. Le problème est le suivant « Dans vingt ans, l’emploi aura disparu [106] ». L’investigation du modèle économique et politique actuel tel qu’établi par Roosevelt [107] dans les années 1930 aux États-Unis (concilié par Keynse) et reposant sur le partage des
fig6, Linux Foundation, capture du site, février 2015.
fruits de la croissance représenté par le pouvoir d’achat et redistribué sous forme de salaire serait terminée. [105] Fransceca Musani, « Peer-to-peer, la clef de voûte pour les économies futures ? », [En ligne] http://adam.hypotheses.org/1143, décembre 2011. [106] Bernard Stiegler, « L’emploi est mort, vive le travail », podcast [En ligne] http://bit.ly/1pWTgwJ, avril 2014. [107] « New Deal », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/New_Deal [108] Ibid, Bernard Stiegler. [109] Site officiel, [En ligne] http://www.linuxfoundation.org/ [110] Wiki, Media foundation, [En ligne] http://wikimediafoundation.org/wiki/Accueil et CNRTL, « travail »
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« L’automatisation va se généraliser et mettre fin à la notion d’emploi […] mais c’est le début du travail [108] ! »
fig7, Wikimédia France,
À titre d’exemples, les fondations Linux [109] (fig6) ou
capture du site, février 2015.
Wikimédia [110] (fig7) et les projets open source réalisés ou en cours de réalisation (avec par exemple la voiture Wikispeed ou la maison Wikihouse) entrent en rupture avec la distribution traditionnelle du travail. C’est à dire qu’il n’y a plus d’emploi à pourvoir mais des tâches à effectuer selon les affinités et les compétences de chacun. Dans cette démarche, les hiérarchies de commandement a priori n’existeraient plus que pour laisser place à la distribution des pouvoirs unis par le « travail [111] ». La crise des Subprimes en 2008 a démontré l’insolvabilité du modèle actuel. Reposant sur les gains de productivité tayloriens, le modèle consu-mériste d’aujourd’hui n’est plus adapté à nos ressources et à nos besoins. Le renver-sement des systèmes de productions par l’automatisation et la robotisation doit imaginer une nouvelle manière de produire de la valeur et de redistribuer les gains de productivité. N’étant plus redistribuable sous forme de salaire puisque l’emploi est remplacé par le robot et l’algorithme (qui lui ne consomme pas), cette nouvelle productivité doit s’accom-pagner d’un revenu contributif [112]. Sur une base forfaitaire allouée à tout le monde, il permettrait de vivre correctement (manger à sa faim et dormir sous un toit, avoir une vie sociale, etc.), de s’éduquer et de développer des formes de savoirs ou de « capacités [113] ».
[111] CNRTL, « travail » [En ligne] http://www.cnrtl.fr/lexicographie/travail, concerne la partie II. A-1, « travail : l'acte par lequel l'homme se produit lui-même. » Lacroix, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 32. [112] Ibid, Bernard Stiegler, podcast. [113] Amartya Sen, « Capabilité », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Capabilit%C3%A9t [114] « FLOK Society Project », [En ligne] http://p2pfoundation.net/FLOK_Society_Project, juin 2014. [115] « Formation en ligne ouverte à tous », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Cours_en_ligne_ouvert_et_massif [116] « Open data », [En ligne] http://en.wikipedia.org/wiki/Open_data#Open_data_in_government
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En ce sens, Michel Bauwens a proposé un nouveau cadre législatif national basé sur le bien commun en Équateur : le « FLOK [114] ». Afin d'imaginer un pays animé par la connaissance ouverte, cette politique P2P se constituerai sur la base de connais-sances mutualisées (techniques et savoirs) disponible pour tous grâce à des outils open source pour : l’éducation avec l’Open course MOOC [115] et la gouver-nance avec l’Opengovernement data [116]. Qu’il soit viable en l’état ou en recherche, une nouvelle structure de société est en train de se former. L’économie du partage dominante s’est construite sur l’opportunité d’un nouveau capital des besoins. Justifiée par la simple mise en relation des personnes, l'élite entrepreunariale, avant d’être collaborative, est avant tout capitaliste. Les entreprises se dé-responsabilisent ainsi naturellement des enjeux socio-politiques de leurs services là où elles pourraient développer un nouveau modèle de société. Au contraire, elles ont pour conséquence la restriction des libertés acquises en ôtant du domaine public ce qui était disponible gratuitement ou à moindre coût. Quant à elle, la réelle logique de démocratie participative, revalorisant l’échange et le partage des savoirs comme biens communs, est en train de s'outiller en numérique. Envisageable avec Internet et le Web, elle est un système nouveau où la liberté prédomine sur la propriété.
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4 - Figures
fig2, Amazon Mechanical Turk, capture, fĂŠvrier 2015.
fig1, couverture du magazine Forbes, janvier 2013.
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fig6, Linux Foundation, capture du site, février 2015.
fig7, Wikimédia France, capture du site, février 2015.
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fig4, Bitcoin, capture du site, fĂŠvrier 2015.
fig5, Smart Citizen, capture du site, fĂŠvrier 2015.
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fig bis, capture du site Amazon killer, février 2015.
fig3, « Acheter en librairie », Amazon Killer, capture du site Amazon, février 2015.
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II – L'Internet et le Web, quelles perspectives citoyennes ? Au début des années 1960, les premiers réseaux informatiques naissaient au sein du MIT [117], ils n’avaient à l’époque qu’une portée limitée pour mettre en communication des micro-ordinateurs, périphériques ou instruments de mesure. Décentralisés, les réseaux informatiques [118] ne sont apparus qu’une dizaine d’années après, on suivit l’invention du World Wide Web [119] par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau. Ce dernier système a, notamment, contribué à son émancipation grand public. En facilitant la navigation par un système hypertexte matérialisé avec des pages web elles-mêmes reliées d’hyperliens. Le web a rendu accessible la lecture des protocoles de transfert de données jusqu’ici manipulés par une poignée d’initiés. Contrairement à ce que peuvent prétendre des organismes engagés et mal référencés tel que l’Open Internet coalition [120], la première publication technique d’Internet de 1981 [121] ne mentionnait pas de notion « d'ouverture du réseau ». Rédigé par l’Internet Architecture Board [122] (organisme indépendant du gouvernement américain) en mars 1992, le concept d’ouverture s’officialise avec le document The Internet Standards Process [123] y décrivant un ensemble d’attributs d’Internet. « Vingt ans après la conception des fondements techniques d’Internet par Vinton Gray Cerf et Robert E. Kahn, Lyman Chapin (président de l’IAB) fut le premier à lier explicitement les technologies d’Internet aux valeurs culturelles et procédurales de l’ouverture [124]. » [117] Massachusetts Institute of Technologies, [En ligne] http://web.mit.edu/ [118] « Réseau informatique », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9seau_informatique [119] « World Wide Web », littéralement « la toile (d’araignée) mondiale », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/World_Wide_Web [120] « the Open Internet », compte Twitter de l’organisation, [En ligne] https://twitter.com/theOpenInternet [121] « Internet protocol », [En ligne] https://www.ietf.org/rfc/rfc791.txt, septembre 1981. [122] Actuel comité de surveillance et de développement de l’Internet, désigné par l’ISoc, Internet Society, pour plus d’informations voir [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Internet_Architecture_Board [123] « The Internet standard process », [En ligne] http://www.ietf.org/rfc/rfc2026.txt, octobre 1996. [124] Andrew L. Russell, [rad.] Yann Champion, « L’Histoire d’Internet n’est pas aussi ouverte que vous l’imaginez », Slate, [En ligne] http://www.slate.fr/economie/87721/histoire-internet-ouverture, juin 2014.
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Durant les années 1990 lors de l'avènement grand public de l’Internet et des systèmes ouverts GNU ou UNIX, les références devinrent fréquentes. En 1994 apparaît les premières critiques journalistiques de la technologique, le quotidien Newsday pointait un « Internet grand-ouvert » (Wide open Internet) peu sécurisé laissant place aux piratages de données personnelles (vols de mots de passe). Rapidement, les membres de la Federal Communications Commission [125] réalisèrent que la rhétorique de l’ouverture permettrait le détournement des demandes en faveur de puissants groupes d’intérêts privés. « Dans les années 2010, des campagnes visant à protéger « l’Internet ouvert » contre les monopoles, la censure ou l’espionnage sont devenus monnaie courante et en 2014 la FCC [Federal Communications Comission, gouverment américain] fait face à des pressions sans précédent lui demandant d’agir avec fermeté [126]. »
Si l’ouverture d’Internet n’est pas réellement dessinée, les tensions entre les réseaux demeurent. Et toute une génération de hackers idéalistes semble déterminée à construire de nouveaux outils de gestion des réseaux qui feront progresser les droits humains et la justice sociale.
1 - Aux origines d’Internet, que reste t-il des utopies ? « Au milieu des années 1990, quand l’Internet et le World Wide Web ont émergé dans la sphère publique, on a vu fleurir le mot révolution dans toutes les conversations [...] tout semblait frémir des prémices d’une mutation imminente. [...] l’Internet s’apprêtait à « aplanir les organisations, mondialiser la société, décentraliser l’autorité et favoriser l’harmonie entre les humains » [...] écrivaient Negroponte et des dizaines d’observateurs avec lui, l’Internet entraînerait l’avènement d’une « génération numérique » nouvelle (enjouée, autosuffisante, dotée d’un psyché propre) qui s’organiserait, à l’image du réseau lui-même, en réseaux collaboratifs de pairs indépendants [127]. » [125] La « Commission fédérale des communications » est une agence indépendante du gouvernement des États-Unis, créée par le Congrès américain en 1934. Elle est chargée de réguler les télécommunications ainsi que les contenus des émissions de radio, télévisée et Internet. La plupart de ses commissaires sont nommés par le président des États-Unis. [126] Ibid, Andrew L. Russell. [127] Fred Turner, « Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture. Stewart Brand, un homme d’influence » [2006], [trad.] de l’anglais par Laurent Vannini, Paris, C&F, 2012, p. 35.
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Le réseau Internet n’en est pas moins une prouesse technique qu’il ne fût pas suffisant à une appropriation généralisée de l'ordinateur personnel. Malgré ses finesses techniques, en 1965 la population américaine était loin d’imaginer qu’il permettrait la réunion de personnalités si distinctes dans leurs pratiques et leurs idéaux. « Aux yeux des membres du Free Speech Movement [128], comme pour beaucoup de leurs concitoyens tout au long de la décennie, les ordinateurs incarnaient la menace des technologies de déshumanisation, l’existence d’une bureaucratie centralisée rationalisant la vie en société et in fine, la guerre au Vietnam. Pourtant dans les années 1990, ces mêmes machines qui avaient été les fers de lances de la technocratie de la guerre froide devinrent des symboles même de sa métamorphose. Vingt ans après la fin du conflit dans le sud-est asiatique et la dissipation du mouvement de contreculture aux États-Unis, étonnamment, les ordinateurs semblaient devenus capables de donner vie au rêve contre-culturel d’un individualisme créateur, d’une communauté coopérante et d’une communion spirituelle. Comment la perception culturelle des technologies de l’information a-t-elle pu basculer aussi radicalement [129] ? » Là où la révolution technique n’a pas suffit à rassembler les utopies d’une révolution sociale, Stewart Brand aura jouer un rôle essentiel. Par la construction d’un réseau hétéroclite, il fût à l’initiative d’une série de rencontres entre les milieux bohèmes de San Francisco et technologiques de la Silicon Valley, matérialisée par un ouvrage de référence : le Whole Earth Catalog (fig1). En 1968, le catalogue est considéré comme un dispositif d’évaluation et d’accès à l'information. L’utilisateur peut estimer ce qui lui semble nécessaire d’acquérir et comment l’obtenir. Se pose ici le problème de l’inclusion des objets intégrés dans le recueil, comment sont-ils évalué ? Cinq critères ont été déterminés : l’utilité de l’outil, la pertinence dans le processus d’autoapprentissage, la haute qualité ou le bas prix, la méconnaissance du grand public, et la livraison par colis. L’expérience et les suggestions des utilisateurs ont permis l’actualisation continu des informations présentées [130]. [128] Mouvement pour la liberté d’expressions défendu par les étudiants à l’université de Berkeley entre 1964 et 1965. [129] Op. cit, Fred Turner, p. 48. [130] Op. cit, Fred Turner, p. 158.
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Sept ans plus tard, ce recueil encyclopédique migre sur Internet. Ils permettent l’extension du dispositif en ligne avec un système de conférence électronique en temps réel : le WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link’). Apprivoisant les défaites politiques du changement
fig1, couverture du Whole Earth Catalog, 1968.
utopique, un héritage complexe fusionne dès lors autour d’un outil révolutionnaire qui ne fera qu’ouvrir des possibilités. Appuyé par les personnalités telles que Kevin Kelly, Howard Rheinglod, Esther Dyson, et John Perry Barlow, la création du magazine Wired en 1993 donne à voir les traces d’une vision contre-culturelle de l’Internet, si bien dévoilée par Fred Turner [131]. Il rassemblait des citoyens tous profondément attaché à la communauté du Whole Earth mais également des industriels, républicains, conservateurs ou libertaires, comme le souligne Turner : « Stewart Brand et le réseau Whole Earth continuèrent à élaborer les contextes intellectuels et pratiques au sein desquels les « habitants » des deux mondes pourraient se retrouver et se légitimer mutuellement. [...] Les ordinateurs, la communication informatisée, et les idéaux d’une société égalitaire au sein de la contre-culture sont devenus des traits essentiels d’un mode de vie, de travail et d’individuation sociale et culturelle, toujours plus connecté [132]. »
Aspirés par la croissance du capitalisme [133], les idéaux révolutionnaires de la génération d’après guerre semblaient avoir servis à leur détournement, notamment avec la propagande publicitaire des grandes industries guidant vers une culture de la consommation. Avec les écrits de Norbert Wiener ou de Marshall McLuhan considérant la réalité matérielle comme un système d’informations interconnectées, les jeunes américains découvrirent une vie cybernétique appréciable où l’harmonie globalisée pouvait s’envisager de manière très concrète. Cette génération qui avait grandi dans un monde en proie aux affrontements militaires et à la menace de l’holocauste [131] Op. cit, Fred Turner, p. 39. [132] Op. cit, Fred Turner, p. 44-45. [133] Ken Knabb, « Secrets publics », éd. Sulliver, extraits « De la misère en milieu hippie », [En ligne] http://www.bopsecrets.org/French/hippies.htm, octobre 2007. Pour débattre avec un exemple voir la situation d’Auroville, une ville indienne aux organisations expérimentales. Julien Boyer, « Capitalisme vs utopie hippie », article [En ligne] http://fr.bibiontheroad.net/capitalisme-vs-utopie-hippie/, janvier 2014.
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nucléaire, les politiques contestataires et le développement personnel crié par les révolutionnaires hippies ne se sont pas dissoutes si simplement, au contraire elles migrèrent au sein d’un « monde numérique ». En septembre 1939, quand l’Àllemagne envahit la Pologne, les organisations scientifiques et d’ingénieries, semi-indépendantes au pouvoir politique et jusqu’ici financées par des universités ou des industries, furent projetées au sein de collaborations interdisciplinaires et inter-institutionnelles. Rassemblant universitaires, industriels et militaires aux États-Unis, l’année 1940 voit la naissance du National Defense Research Committee [134] rebaptisé Office of Scientific Research and Development [135] l’année suivante. Les « têtes chercheuses » du pays collaborèrent pour donner naissance à l’arme nucléaire et aux ordinateurs. Par diligence, ce fourmillement créatif d’intellects a révélé une nouvelle forme de travail défiant toute efficacité. Symbolisée par la « collaboration », préconisant l’audace, l’interdisciplinarité et l’absence de contraintes, il est un processus ouvert prévalant de nombreux autres. Preuve en est d’un climat de recherches et de développement de matériels non-hierarchisé à l’opposé d’une autorité de commandement central des ressources de gestion bureaucratique. Là se dessine deux branches organisationnelles qui seront le fondement des césures de notre temps. Cette opposition fonctionnelle (échanges verticaux versus échanges horizontaux) repose sur la considération des organismes de recherches américains pendant les guerres du milieu du XXe siècle. Dans les années 1970, les codes sources développés par les ingénieurs étaient communément libres d’accès pour les différents laboratoires de recherche. En 1980 naît une anecdote qui sera le fondement d’un positionnement politique progressiste. Le département de recherches sur les Intelligences Artificielles reçoit gratuitement la dernière imprimante laser de la marque Xerox, mais le pilote (driver) de la machine fonctionne mal. À l’époque, il suffisait d’ouvrir le code source et de l’améliorer mais l’entreprise ne l’avait pas fourni [136]. Plus tard, Richard Stallman (fig2), brillant hacker du MIT, apprend qu’à l’université [134] A l’initiative de Vannevar Bush, Roosevelt créa un Comité National de Recherche pour la Défense (NDRC). Op. cit, Fred Turner, p. 56. [135] Bureau de recherche et de Développement Scientifique, OSRD. [136] Conférence de Richard M. Stallman, Université Paris 8, retranscription Frédéric Couchet et Sébastien Blondel, [En ligne] http://www.linux-france.org/article/these/conf/stallman_199811.html, 1998.
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de Carnegie Mellon à Pittsburgh aux États-Unis un programmeur possède le code source de l’imprimante. Stallman se déplace pour
fig2, portrait Richard Stallman, site officiel.
récupérer le code source, le programmeur refuse. Il aurait passé un accord de non-diffusion avec Xerox lui interdisant la libre diffusion du code source. Véritable trahison, Stallman se rend compte que les choses changent. Les chercheurs entament la « monétisation » de leurs services aux entreprises de logiciel, s’en suit la mise en place de brevets propriétaires. La réduction d’un code source à l’exclusivité marchande est une démarche contre-productive pour Stallman, preuve en est de l'obsolescence programmée des productions industrielles. L’avantage du code était initialement perçu comme un langage de développement technique ouvert à la réinvention et l’amélioration. Enfermant la pratique et le développement des logiciels à la volonté des quelques ayants droit, les brevets ont verrouillés l’accès, du moins la rediffusion des programmes, et par là même l’intérêt public associé. En privilégiant leur attrait personnel à court terme, les informaticiens vendant leurs codes sources sont remarqués par Stallman comme des ennemis de l’humanité retardant les avancées technologiques. Il les considère comme des « privateurs » de liberté. Il décide de réagir, démissionne de son poste au MIT et fonde la Free Software Foundation [137] en 1985. La notion de logiciel libre est officialisée par la fondation et respecte quatre libertés fondamentales : Liberté 0
La libre d’exécution d’un programme informatique Le logiciel peut-être acquis facilement, les développeurs font en sorte qu’il soit utilisable sur le maximum de systèmes d’exploitations différents (Windows, Mac Os, GNU/Linux) de versions différentes. Il n’y a aucune restriction du nombre de copies ou du nombre d’utilisation. Le logiciel peut-être une solution payante, le problème se pose essentiellement sur la facilité et la rapidité d’accès aux logiciels par l’utilisateur. [137] Site officiel, [En ligne] http://www.fsf.org/about/
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Liberté 1
La libre modification du code d’un programme informatique. L’étude d’un code source par des tiers est facilité car il est accessible, lisible et modifiable. Pour les initiés, elle permet des retours d’expérience rapides et précis sur des problèmes de fonctionnalités. Pour les non-spécialistes, le code peut être étudier et modifier pour l’apprentissage ou pour un simple état des lieux fonctionnels.
Liberté 2
La libre redistribution des copies d’un programme. Sans contrainte de diffusion du logiciel, chaque utilisateur devient une plateforme de distribution. Plébiscités par les usagers, les logiciels connus sont nécessairement réussis.
Liberté 3
La libre modification et redistribution de ses propres versions d’un programme. Le premier exemple estimable d’appropriation d’un programme libre est le célèbre système d’exploitation GNU [138] développé par Stallman en 1983. Lui-même reprend le code source UNIX, un système d’exploitation multi-tâche et multi-utilisateur créé en 1969 par Kenneth Thompson. Répandu dans les milieux académiques au début des années 1980, alors dépourvu de toute notion de propriété, ce code fut utilisé par plusieurs jeunes start-ups. Ces multiples appropriations ont donné naissance à la « famille UNIX » avec par exemple les systèmes Android, iOS, OS X et GNU/Linux. Ce dernier est le résultat d’un premier couplage réussi entre les noyaux GNU et UNIX. Dans les années 1990, l’étudiant Linus Torvalds récupère le code source du système GNU pour en développer une amélioration personnalisée. Il le nommera d’abord Linux, puis GNU/Linux (pour la visibilité du fork [139] réclamé par Stallman) et sera distribué sous la GNU Public Licence [140] (GPL). Initialement conçues pour légaliser la pratique du hacking (bidouillage, bricolage) de logiciels, les valeurs du libre telles que défendues par Stallman ont permis le rassemblement d’une communauté ouverte à la contribution. Depuis la création de la FSF, de multiples définitions dérivées du libre se sont développées. On y retrouve notamment une ambiguïté entre les notions du free et de l’open source. Problématique que nous avons déjà soulevé aux abords [138] GNU signifie en anglais « GNU’s Not UNIX », soit en français « GNU n’est pas UNIX », pour en savoir plus https://www.gnu.org/gnu/about-gnu.html [139] Wikipédia, « fork », définition [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Fork_(d%C3%A9veloppement_logiciel) [140] « GNU/GPL », termes et conditions [En ligne] http://www.gnu.org/copyleft/gpl.html]
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d’une économie collaborative, quand l’un déploie un système d’organisation sociale l’autre se limite à la pratique. En somme avec le développement du système d’exploitation GNU, Stallman aura
fig3, copyleft ou copyright, [En ligne] http://bit.ly/1BuLfri.
permis la création d’un système libre, GNU/Linux, du concept copyleft (fig3) et d’une licence ouverte GNU/GPL. Là où il ouvre une brèche de discussion des pratiques sociales d’autres en généralisent les ambitions : « Les avancées technologiques et les aspirations individualistes à l'expression ont enchaîné l'avènement d'un nouveau type de communication décentralisée, axée sur l'interopérativité et l'utilisation en réseau. Non plus la dépossession de soi par l'écran-spectacle mais une volonté de réappropriation, par les sujets des écrans et des instruments de communication [141]. »
Avec ces mots, il est aisé d’imaginer que la culture du libre ne se suffira pas à la conception de logiciels dans les décennies à venir. Répertoriés dans le Whole Earth Catalog, la promotion de la micro-informatique intégrée aux solutions de vie en communauté auront permis la mutation d’un idéal participatif. Le WELL fut l’un des premiers espaces Web où conversèrent pour la première fois développeurs, ingénieurs et marginaux (hippies). Grâce aux initiatives de Steward Brand, les nouvelles technologies et le concept de Do It Yourself fusionnèrent en un médium commun. Parallèlement au sein des recherches militaro-industrielles américaines du XXe siècle naîtront le concept d’une contribution transversale. Dans les années 1980, une césure s’établit alors entre les pratiques de développement « libre » (copyleft) et les pratiques propriétaires (copyright). Dans l’optique de faire progresser les droits humains et la justice sociale, la génération de hackers idéalistes, initié par les actions de Stallman, développe des outils libres de développement et de gestion en réseaux, ceux-là qui favorisent les échanges transversaux et le partage des savoirs. [141] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, « L'écran Global », éd. du Seuil, 1997, p. 287.
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2 - Le Web depuis 10 ans, l’émancipation du libre Tant du point de vue des standards que des protocoles employés, l’espace technique, théorique et pratique d’Internet renverse les concepts des droits humains acquis ; liberté et gratuité jusqu’alors préconisés par l’État. La quasi-absence de contrôle des gouvernements, liée à leur méconnaissance d’Internet justifie leur redoutable (et inquiétante) autorité dans la gestion des droits des internautes. D’abord parce qu’Internet a contribué à l’essor d’une pensée libriste, celle-là même défendue par les hippies et par la communauté du logiciel libre à son avènement, ensuite parce qu’il a permis une remise en cause du pouvoir vertical. Les gouvernements sont anxieux et dépourvus de solutions globales, il en résulte des comportements liberticides, hypocrites et approximatifs. Les restrictions à la liberté ne sont a priori pas les prérogatives des pays en voie de développement. Là où les droits humains semblaient être les composants essentiels des sociétés démocratiques depuis (au moins) la révolution française de 1789 et la Déclaration d’Indépendance des États-Unis en 1776, nous verrons ici que ce qui semblait acquis est encore loin d’être appliqué. Comme le prouve l’affaire WikiLeaks [142] en 2011, l’organisme s’apprêtait à dévoiler environ 250 000 télégrammes confidentiels de la diplomatie américaine [143] quand les comptes bancaires du groupe ont été endigués de toutes transactions, doublés par une attaque en justice du fondateur du site Julian Assange [144]. Faisant suite à une diffusion en octobre 2010 de nombreux documents secrets sur la guerre en Irak et en Afghanistan (400 000 dépêches militaires fournies par Chelsea Manning [145]), les pressions bancaires des entreprises (et du gouvernement ?) n’ont pas suffit à l’arrêt des publications. Malgré l’arrestation d’Assange (accusé d’agressions sexuelles en Suède), les « câbles diplomatiques » ont été publiés en septembre 2011 sur WikiLeaks [146]. [142] Depuis 2006, WikiLeaks a publié des dossiers détaillés des conditions de détention de Guantanamo, des informations sur plus de 2000 comptes en banque domiciliés dans des paradis fiscaux, publié 250 000 télégrammes diplomatiques, « Wikileaks », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/WikiLeaks#cite_note-120 [143] « Wikileaks Cablegate », [En ligne] [144] Informaticien, cybermilitant australien et cofondateur des WikiLeaks. [145] Ancien analyste militaire de l’armée des États-Unis qui a participé à la guerre en Irak de 2009 à 2013, et condamné à 35 ans de prison. Un comité de soutien a été créé pour sa défense civile, [En ligne] http://www.chelseamanning.org/
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Ils seront filtrés et relayés par cinq principaux organismes de presse en Europe et aux États-Unis (The Guardian, The New-York Times, Dier Spiegel, Le Monde, El Paìs). Le filtrage par les médias confère aux révélations un style journalistique plus facile à appréhender, et occulte d'éventuelles mentions dangereuses pour les citadins. Sont ainsi révélés des rapports de terrain sanglants ; plus de 100 0000 victimes en Irak, la plupart sont des civils contre seulement 3% issu de l’alliance américaine. Les conditions de détentions à Guantanamo sont officialisées. Elles dénoncent un traitement des détenus bafouant les droits humains, et bien d’autres événements justifiant débats et jugements judiciaires jusqu’alors étouffés. L’ensemble de ces publications révèle de nombreuses injustices menées par le gouvernement améri-cain, et pour la plupart méconnues des citoyens du monde. Le droit à la connaissance des faits est proclamé comme un droit universel. Malgré la disponibilité de ses informations, l’information telle qu'elle est présentée sur WikiLeaks est brute (fig3) et difficile à digérer en l'état. C'est aussi pourquoi la revue s'est entouré de plusieurs autres médias pour diffuser et interpréter l'information dérobée. Par là nous entendons la nécessité d'un design simplifiant la lecture des informations de manière à la rendre visible et lisible par tous Engagé, le collectif néerlandais Metahaven [147] né en 1997 use justement de leur savoir-faire professionnelle pour mettre en forme des informations politiques. Les co-fondateurs, Vinca Kruk et Daniel Van der Velden, pratiquent un design graphique politisé. À l’image des combats menés par la génération précédente, celle-là même qui a vécu la révolution de mai 1968, Pierre Bernard [148] résume la pratique du graphiste comme un acte nécessairement politique [146] Site officiel, [En ligne] https://wikileaks.org/ [147] Site officiel, [En ligne] http://www.metahaven.net/Site/Metahaven.html [148] Ambassade de France, « Pierre Bernard, graphiste français, lauréat du prix Erasme 2006 », [En ligne] http://www.ambafrance-nl.org/Pierre-Bernard-graphiste-francais
fig4, capture du site « WikiLeaks », février 2015
49 « En 1968, pendant la révolte étudiante en France, un slogan m’avait alerté : "Tout est politique" ! En conséquence, se dire « apolitique » c’était devenir objet de la politique et de fait, la laisser s’occuper de votre vie et de tout le reste [...] Presque cinquante années plus tard, ces idées ne m’ont pas quitté. Tout acte socialisé reste pour moi porteur de « politique » et j’ajoute volontiers avec certitude, que pour s’opposer au courant dominant, nos munitions de graphiste sont essentiellement culturelles et parfois même artistiques. Qu’on le veuille ou non, nos images participent à l’émancipation ou à l’aliénation de nos concitoyens [149]. »
Fondé il y a huit ans avec l’intention d’associer au design la recherche et non pas une réponse stricte à une commande, Metahaven défend ce que Pierre Bernard dessine dans son positionnement professionnel. Partageant l’intérêt aux questions géopolitiques et au nouveau outil technologique (Internet), le collectif s’est proposé de gérer le surcroît d’informations publié sur WikiLeaks afin de la rendre visible, intelligible et accessible à tous. Le collectif a
fig5, « Nulpunt », capture,
publié le site Nulpunt [150] (fig5) avec pour slogan « La démo-
Metahaven, février 2015.
cratie sans les secrets » (Democracy without secrets). La consultation des documents facilitée par une mise en forme adéquate a permis leur partage et leur discussion via des annotations (à l’image du site Medium [151]). En Novembre 2010, WikiLeaks a présenté ses activités de la façon suivante : « Les principes généraux sur lesquels notre travail s'appuie sont la protection de la liberté d'expression et de sa diffusion par les médias, l'amélioration de notre histoire commune et le droit de chaque personne à créer l'histoire [152]. » [149] Pierre Bernard, conférence, Fonderie de l’Image, Bagnolet, février 2015. voir [En ligne] http://bit.ly/1KSnS2p [150] Site officiel, [En ligne] https://nulpunt.nu [151] Médium, article en exemple de contribution de l’internaute [En ligne] [152] « The broader principles on which our work is based are the defence of freedom of speech and media publishing, the improvement of our common historical record and the support of the rights of all people to create new history. We derive these principles from the Universal Declaration of Human Rights. », « About Wikileaks », [En ligne] http://www.wikileaks.nl/about.html, consulté le 6 décembre 2010.
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Depuis 1948, ces principes s’appuient sur un héritage commun celui de la Déclaration universelle des droits de l'Homme [153]. Au regard du travail de la revue, l’article 19 de la déclaration défend que : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit [154]. »
En octobre 2011 soumis à des problèmes techniques et financiers, le site suspend ses activités éditoriales afin de mobiliser ses ressources contre le blocus financier orchestré à son encontre depuis décembre 2010 (VISA, Mastercard, Bank of America, PayPal et Western Union). Ce blocus aurait détruit 95 % des revenus de l’organisme [155]. La parade WikiLeaks aurait été d’accepter les dons anonymes et intraçables en monnaie électronique bitcoin. Soutenus par de nombreux organismes indépendants, à partir d’août 2010, WikiLeaks est hébergé [156] gracieusement par le Parti pirate suédois [157]. Ainsi en 2012, WikiLeaks reprend la diffusion d'informations sensibles avec notamment les « fichiers de la Syrie [158] » et les « Politiques des détentions [159] » des ÉtatsUnis. L’objet des révélations sur l’Irak, par exemple, n’était pas de fournir des éléments constitutifs contre l’armée américaine pour les terroristes mais plutôt de mener l’ébauche d’une révolution du droit à l’infor-
fig6, « Meutre Collatéral »,
mation et à la négociation. En révélant des meurtres à l’aveu-
diffusion WikiLeaks
glette d’une douzaine de personnes (journalistes anglais et civils irakiens) dans la banlieue du Nouveau Bagdad, la vidéo classifiée « Meurtre collatéral [160] » (fig6) démontre des injustices meurtrières menées par l’armée américaine dans cette guerre. [153] Wikipédia « Déclaration des droits de l’Homme », [En ligne] http://bit.ly/1gkXD4X [154] Nations Unies, site officiel, [En ligne] http://www.un.org/fr/documents/udhr/#a19 [155] The Guardian, « WikiLeaks suspends publishing », [En ligne] http://bit.ly/1HwfCzD, octobre 2011. [156] MacWorld, Mikael Ricknäs, « Swedish Pirate Party to host Wikileaks servers », [En ligne] http://bit.ly/188UiEc, août 2010. [157] « Pirat partiet », site officiel [En ligne] http://www.piratpartiet.se/, pour plus d’informations voir la définition Wikipédia. [158] « Syria files », [En ligne] https://wikileaks.org/syria-files/, juillet 2012. [159] « Detainee Policies », [En ligne] https://wikileaks.org/detaineepolicies/, juillet 2012. [160] « Collateral Murder - WikiLeaks - Iraq », [En ligne] http://collateralmurder.com/, avril 2010.
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À l’occasion d’une émission Arte diffusée en 2012, Daniel Domscheit-Berg, porte-parole de WikiLeaks, défend la légitimité de ces diffusions : « Nous avons besoin d’être informer de ce type d’incidents pour pouvoir nous faire une opinion sur ce genre de conflit. Il ne s’agit pas simplement de savoir si nous approuvons cette guerre ou pas. Il s’agit simplement de comprendre que deviennent les hommes qui ont été engagés trop longtemps dans une guerre [161] . »
Le débat est lancé : doit-on exiger une transparence totale de l’état ? Assange défend ce questionnement comme suit : « La censure, si elle est condamnable, est aussi un motif d’optimisme. La censure trahit la peur des réformes via les connaissances [162]. » Cloîtré à l’ambassade d’Équateur à Londres depuis deux ans, Assange est aujourd’hui enfermé dans un tourbillon politique entre l’Angleterre, la Suède et l’Équateur. Plus convaincu que jamais de la légitimité de ses actes médiatiques, Julian Assange présente son interprétation sur la pratique du journalisme. Pour ne pas risquer un journalisme de propagande, il faudrait qu’il devienne une pratique scientifique. Afin de laisser au lecteur la liberté de les interpréter et de construire son propre opinion, le journalisme devrait être une pratique référencée. D’une certaine façon, la censure politique de cess pays s’applique de manière tout aussi autoritaire que dans les pays totalitaires [163]. Plus il y a d'informations sensibles dissimulées (souvent immorales), plus les États censurent et condamnent. « Il ne peut y avoir Révolution que là où il y a conscience » disait Jean Jaurès dans les Études socialistes de 1901 [164]. Dans cette optique, la « neutralité » d’Internet comme un espace de libre circulation du savoir est défendue comme une valeur nécessaire à la prise de conscience élémentaire de nos droits humains. La neutralité garantit l'égalité de traitement de tous les flux de données [165] sur Internet. Àinsi il exclut toute discrimination à l'égard des sources, [161] Arte, « WikiLeaks secrets et mensonges », [En ligne] http://www.youtube.com/watch?v=c92ryYyp35E, Angleterre, février 2012. [162] Op. cit, Julian Assange. [163] Justine Lau, « A history of Google in China », [En ligne] http://www.ft.com/cms/s/0/faf86fbc-0009-11df-8626-00144feabdc0.html [145], juillet 2010. [164] Wikisource, « Études socialistes. Grève générale et révolution », [En ligne] http://bit.ly/1GopLNO, 1901. [165] « Flux de données », article [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Flux_de_paquets_(r%C3%A9seau_informatique)
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de la destination ou du contenu de l'information transmise sur le réseau. Les négociations pour un « accord sur les commerces de services [166] » sur Internet ont notamment été mises en lumière par une publication WikiLeaks en avril 2014. Considérant les plus importants échanges commerciaux du globe (soit cinq pays pour environ 70% du marché des services [167]), l’accord Trade In Services Àgreement [168] (TISA) est en négociation depuis 2012 par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Aussi flou qu’indéterminé, en 2009 le projet consistait à remettre en cause le « maintien du caractère ouvert et neutre de l'Internet, en tenant pleinement compte de la volonté des co-législateurs de consacrer désormais la neutralité de l'Internet et d'en faire un objectif politique et un principe réglementaire que les autorités réglementaires nationales devront promouvoir [169] ». Internet semble être devenu le terrain de jeu d’une « guerre froide » entre les gouvernements en proie à un contrôle exacerbé par le numérique et un peuple défendant une neutralité des échanges, lui-même issu du fonctionnement technique d’Internet. Dépourvu en principe d’un centre régulateur, le fonctionnement de la technologie Internet s’oppose au mécanisme fonctionnel
fig7, « Réseaux Minitel et Internet »
des gouvernements en place, qui consiste à réintroduire une altération, un contrôle des données échangées de manière verticale et unilatérale. Benjamin Bayart [170] renomme cette approche « Minitel 2.0 [171] ». Outil commercialisé en France entre 1980 et 2012, la technologie Minitel [172] (Médium Interactif par Numérisation d'Information TELéphonique) fonctionnait sur un déploiement de données centralisées autour d’un serveur unique. Pour Bayart, elle est le reflet d’un nouveau système technique (Internet) s’efforçant à récupérer l’ancien (Minitel) (fig7 [173]). [166] « Accord sur les commerces de services », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_sur_le_commerce_des_services [167] Data gueule, « Neutralité du net », vidéo [En ligne] http://www.youtube.com/watch?v=hZnq3xg-PRM, janvier 2015. [168] Le conseil des canadiens, « TISA leak reveals US demands would impact net neutrality, data protection », article [En ligne] http://canadians.org/blog/tisa-leak-reveals-us-demands-would-impact-net-neutrality-data-protection, décembre 2014. [169] Eur-Lex, Communication de la commission au parlement européen, au conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions « L'Internet ouvert et la neutralité d'Internet en Europe », [En ligne] http://bit.ly/1AdTnd3, 2009 [170] Benjamin Bayart a présidé pendant 15 ans la French Data Network, FDN, premier opérateur des télécommunications françaises, site officiel, [En ligne] http://www.fdn.fr/ [171] FDN, « Internet libre ou minitel 2.0 ? », [En ligne] http://www.fdn.fr/internet-libre-ou-minitel-2.html [172] INA global, « Du Minitel à l’Internet », article [En ligne] http://www.inaglobal.fr/telecoms/article/du-minitel-linternet, mars 2012. [173] « Réseaux Minitel et Internet », inspiré du graphique de Xavier Klein, « Libérons l’informatique ! », mémoire DSAA, p. 18, 2013.
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Progressivement absorbés par le monopole de quelques fournisseurs d'accès, il condamne les tendances d'un nouveau marché régi par des distributeurs de services. En l’absence d’autorité régulatrice, le fonctionnement du réseau Internet, tel qu’il est conçu techniquement, permet une neutralité des diffusions et des échanges (espaces d’expression individuel équitable et diffusion du savoir illimité puisque sans but lucratif). « Si on libère le code, on libère l'informaticien, si on libère la donnée, on libère l'utilisateur [174]. » Et si on libère l’utilisateur, on libère l’espace social si cher aux institutions du pouvoir. En France, le débat d’un internet neutre aura été mis en exergue avec la loi HADOPI [175]. Révélé par la Quadrature du Net [176] en mars 2010, le décret 2010-236 [177], déposé par la Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur internet, a omis le consentement de ses collaborateurs, ARCEP [178] et la CNIL [179], avant l’application du décret conformément à l'article L.36-5 du Code des postes et communications électroniques. Benjamin Bayart, ancien président du FDN (French Data Network), dépose un recours pour « vice de forme [180] » en mai 2010 auprès du Conseil d'État concernant le décret pour manquement à ses obligations de consultation qui aurait pu exercer une influence sur la décision [181]. Le Conseil d'État rejette en octobre 2011 l'intégralité de ses recours [182]. Le fichier HADOPI permet de relever les adresses IP de pirates présumés transmis à la Haute Autorité par les ayants [174] « Benjamin Bayart, logiciel libérateur », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Benjamin_Bayart [175] « Loi relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur internet », définition [En ligne] http://bit.ly/199z8Ha [176] « Hadopi », [En ligne] http://www.laquadrature.net/HADOPI [177] Legifrance, « décret 2010-236 », relatif au traitement automatisé de données à caractère personnel autorisé par l'article L. 331-29 du code de la propriété intellectuelle dénommé « Système de gestion des mesures pour la protection des œuvres sur internet » [En ligne] http://bit.ly/1BtIKpd, 5 mars 2010. [178] Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, autorité administrative indépendante du gouvernement, site officiel [En ligne] http://www.arcep.fr/ [179] Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés, institution publique, site officiel [En ligne] http://www.cnil.fr/ et voir Numerama, « HADOPI, la CNIL ne s’oppose à la loi mais... », article [En ligne] http://bit.ly/1b0cC4b [180] Guillaume Champeau, « Hadopi : un vice de forme attaqué devant le Conseil d'Etat ! », article [En ligne] http://www.numerama.com/magazine/15679-hadopi-un-vice-de-forme-attaque-devant-le-conseil-d-etat-maj.html, mai 2010. [181] Blog FDN, Recours devant le conseil d’État contre le décret 2010-236, [En ligne] http://bit.ly/1wqslCN [182] Conseil d'État, « Le Conseil d’Etat rejette les requêtes des sociétés Apple Inc. et French Data Network contre les décrets Hadopi », site officiel [En ligne] http://bit.ly/1E3H7Nn, octobre 2011, Wikiwix [archive] http://bit.ly/1Hwaj3s.
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droit et les données de connexion des fournisseurs d'accès à Internet. Le fichier doit ainsi permettre la sauvegarde d’un historique des infractions présumées pour constater la récidive, et ainsi obtenir l'identité des abonnés suspectés en vue de leur transmettre des messages d'avertissements. Les réseaux P2P, jusqu’alors seuls espaces neutres sur internet, sont désormais soumis aux lois strictes et spécifiques de la propriété intellectuelle (opposé au concept du copyleft défendu dans les parties précédentes). Là où nos libertés en ligne s’amoindrissent la politique française contribue à mettre en place illégalement des lois liberticides. En 2010 le porte-parole du gouvernement français, François Baroin a considéré les publications du site WikiLeaks comme une menace envers les gouvernements. Il a ainsi déclaré que la France est « très solidaire de l'administration américaine [183] ». Cela même qui a été confirmé par la diffusion dans les télégrammes de correspondances diplomatiques, et atteste la politique de Sarkozy en accord avec celle des ÉtatsUnis [184]. L’ancien président français aurait envisagé une coalition militaire en Irak [185]. En mars 2012 lors de sa campagne de réélection, Sarkozy proposait la mise en place d’un projet de loi sanctionnant la « lecture régulière de sites terroristes » : « Désormais, toute personne qui consultera de manière habituelle des sites Internet qui font l’apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine et à la violence, sera punie pénalement [...] Il faut combattre les manifestations criminelles de cette idéologie de haine par le renseignement, la surveillance des réseaux, la coopération policière internationale. Mais il faut aussi la combattre à sa racine intellectuelle, dans les prisons, dans les prêches de certains prédicateurs extrémistes, ou encore sur les sites Internet [186]. »
Qu’est-ce qu’un site terroriste ? Au bout de combien de lectures sommes-nous susceptibles d’être hors la loi ? Une liste d’interdiction de site sera t-elle créée ? Loin d’être un cas simplement isolé, il s’applique déjà. Et voilà que dans mon quotidien nous en faisons l’expérience. Après une récidive de téléchargement [183] Libération, « Wikileaks : Juppé dénonce un procès irresponsable et scandaleux », article [En ligne] http://bit.ly/1E9tr60. [184] « Politique française », Wikileaks Cablegate [En ligne] http://bit.ly/1E3GP9t [185] Le Monde, « Wikileaks : Nicolas Sarkozy, l’Américain », article [En ligne] http://bit.ly/188SuLg. [186] Owni, Pierre Alonso, « La loi contre les web terroristes », [En ligne] http://bit.ly/1B1nPGt, avril 2012.
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en P2P (anonyme donc pas d’étudiant coupable en particulier),
fig7, « Sophos », captation
un pare-feu a été installé sur la connexion de l’entreprise enfin de
d'une censure de site de
mon école, celle où j’étudie le graphisme. Le pare-feu Sophos (fig7) a censuré l’accès d’un peu plus du tiers des sites sur lesquels nous faisons nos recherches d’études, c’est à dire l’interdiction d’accèder
téléchargement (légal) de typographie libre de droit, Campus de la Fonderie de l’Image, février 2015
aux ressources (souvent) indispensables à nos recherche. Une remise en cause donc du droit de lecture sur Internet un peu rapide, un peu flou, surtout très mal justifié semble orienter une politique française vers la restriction de libertés individuelles. D’autant plus importants qu’après les événements de Charlie Hebdo, la peur généralisée s’alimente d’une apologie critique du terrorisme, celle-là même assouvit par la censure de nos droits. À l’image des rigidités opérées dans les médias des années 1950 et 1960 se (re)dessine une société autoritaire, pour ne pas dire totalitaire : « Les underground comix sont apparus d’abord en réaction à la rigidité
fig8, « Fête du Graphisme 2 »,
de la société, aux États-Unis, dans les années 60 ! Sans oublier l’influence
photographie de l’exposition
de Krazy Kat, voire de Little Nemo. J’aime à penser que les comix
au Centre International des
underground sont apparus en réaction à la création du comic code en 1954.
Arts, Paris, février 2015.
Du jour au lendemain, les mots horror ou terror furent bannis des titre. Furent ainsi interdits des thèmes comme le cannibalisme, le vampirisme, le satanisme, la sexualité et la violence (...) La conséquence en fut tout d’abord un déclin de la création aussi bien scénaristique que graphique. La censure en bonne et due forme [187] ! (fig8) » [187] Frédéric de Broutelles, « Fête du graphisme 2 », extrait d’entretiens, éd. du Limonaire, Paris, 2014 et voir (fig7), photographie de l’exposition « Fête du Graphisme 2 » au Centre International des Arts, Paris, février 2015.
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La cerise sur la gâteau : l’histoire d’un des plus brillant hacker du début XXIe siècle, Aaron Hillel Swartz [188] m’aura fait bondir de dégoût. Dans le documentaire biographique The Internet’s Own Boy [189] publié début 2015, Swartz est présenté comme le bouc émissaire ingénieux de l’administration américaine pour avoir rendu public ce qui l’était déjà : « Petit génie de l’informatique pris à l’adolescence sous l’aile de l’inventeur du World Wide Web, la liste des contributions d’Aaron Swartz à l’accès libre sur le net est impressionnante : il a co-créé le flux RSS, le site de partage Reddit, l’organisation Creative Commons (sans qui le copyright des œuvres sur le net ne serait pas le même) [avec Lawrence Lessig [190]], la première grande librairie virtuelle gratuite et Demand Progress, réseau social activiste qui regroupe 1,5 millions de militants. C’est avec ce réseau qu’il a pris la tête du combat contre la loi antipiratage aux Etats-Unis, l’équivalent de la loi Hadopi en France. Il a contribué à faire passer ce projet de loi liberticide à la poubelle tout en dénonçant à tour de bras la surveillance du net, avant les révélations d’Edward Snowden [191] sur les écoutes de la NSA [nous y reviendrons plus tard]. Charismatique et médiatisé, il rentre dans le collimateur de l’administration américaine qui veut en faire un exemple et requiert à son encontre des charges totalement disproportionnées [192]. »
En janvier 2013 pris dans une spirale judiciaire interminable (encourant jusqu’à 35 ans de prison), Swartz se suicide dans son appartement à New-York à l’âge de 26 ans. Il fut mené en justice pour avoir hacké le serveur d’une des plus prestigieuse université scientifique américaine [193] afin de rendre accessibles toutes les publications universitaires. Initialement, les documents appartiennent au domaine public, mais dont l’accès en ligne est payant aux États-Unis. La question d’un Internet démocratique, donc ouvert, est au centre des débats. Swartz reste une figure emblématique [188] Informaticien américaine, écrivain politique et militant d’Internet, biographie [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Aaron_Swartz [189] « The Internet’s own boy », [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=7ZBe1VFy0gc, juillet 2014. [190] Co-fondateur de l’organisation Creative Commons, « Lawrence Lessig », biographie [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=7ZBe1VFy0gc [191] Biographie, « Edward Snowden », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Snowden [192] Arte tracks, « Hacker d’alerte », [En ligne] http://tracks.arte.tv/fr/hacker-dalerte, janvier 2015. [193] Massachussets Institute of Technology
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du droit à l’information et de la protection des libertés civiles. Peu de temps avant sa mort, il posera la synthèse du combat qui aura orienté toute sa vie, et qui devrait orienté toutes les nôtres : « D’un côté, internet c’est une liberté formidable et de l’autre, une atteinte catastrophique à notre vie privée, un moyen de nous espionner de contrôler ce que nous disons. Je pense que les deux aspects sont réels. Internet c’est tout ça et c’est dingue. Anous de décider lequel des deux aspects va l’emporter sur l’autre à long terme [194]. »
Aux abords d’une société où l’information est en passe d’être mutualisée, l’humanité frôle une surveillance exacerbée par l’« exploration des données » (datamining). Ainsi la peur et le sentiment d’insécurité servent de catalyseurs politiques justifiant surveillance et contrôle en tout lieu. Ancien employé de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la National Security Agency (NSA), l’informaticien Edward Snowden a révélé en juin 2013 plusieurs programmes de surveillance de masse britanniques et américains. Parmi eux, le système informatique Boundless Informant [195]
de la NSA permet de connaître en temps réel le niveau de surveillance appliqué à
chaque pays du monde. Réfugié politique en Russie, il est un autre défenseur de droits humains, lui aussi en cavale. Par commodité, si nous n’agissons pas chacun à notre échelle, chacun avec nos compétences, la surveillance et le contrôle détenus par quelques uns s'accroîtront. Et nombreux sont ceux qui appréhendent les narrations science-fictives de George Orwell (« 1984 »), Ray Bradbury (« Farhenheit 451 ») et Aldous Huxley (« Le meilleur des mondes ») pas seulement comme des avertissements mais comme des prédictions. [194] Ibid, Arte tracks. [195] Wikipédia, « Boundless informant », [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Boundless_Informant
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Depuis plus de dix ans, les engagements pour un internet ouvert s’amoncellent. Pionnier de la culture libre, Richard Stallman mène toujours aussi activement son combat aux réelles valeurs démocratiques pour un informatique libre. Des organismes non-lucratifs, tels que la Quadrature du Net [196], se battent contre le lobbying et le respect des internautes. WikiLeaks révèle au monde des injustices censurées par les gouvernements. Edward Snowden divulgue la puissante surveillance de la NSA sur les individus du monde. Aaron Swartz oeuvre pour un internet libre avec le développement de solutions citoyennes (ouvertes et contributives). S’il fallait faire une liste de choses en vue de « démocratiser » l’espace Internet, il faudrait des médias libres et référencés qui n’accumulent pas de données sur notre vie privée ; penser des outils numériques fonctionnant sur des logiciels libres pour que la base informatique soit contrôlée et contrôlable par tous ; concevoir du matériel libre sans obsolescence programmée ni espionnage et garantir la neutralité des échanges sur Internet par des bandes passantes libres. Les opérateurs par exemple n’ont aucune légitimité à « fouiner » les échanges entre utilisateurs. Un site à lui seul, WikiLeaks, réussit à publier les terreurs d’un gouvernement soit disant « démocratique » qui camoufle ses actes de barbaries, véritable « recel de malfaiteur [197] » haut placé. Ce genre de comportement révèle, au delà du caractère contre-productif, une inconsidération profonde des capacités de sa population, à nous d’agir en conscience de cause. Il n’y aurait pas eu de notion de liberté sur Internet si Stallman s’était plié à la loi du marché. Les ingénieurs informaticiens se sont munis d’outils militants afin d’entrevoir leurs droits, à nous en tant que citoyens et professionnels de « designer » les nôtres. Pour « designer » quelque-chose, c’est à dire penser et créer en système, il faut comprendre le contexte et l’objet du système étudié. En ce sens, il nécessite une [196] On aurait pu citer l’April, Framasoft, l’Aful, la Fédération des Fournisseurs d’Accès à Internet (FFDN), la Free Software Foundation ou encore Telecomix. A l’initiative du réseau Framasoft, un projet luttant pour un web ouvert est mené, [En ligne] http://degooglisons-internet.org/ [197] C’est quoi, « recel », définition [En ligne] http://c-est-quoi.fr/fr/definition/recel
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analyse approfondie des besoins de la société et des techniques à sa disposition. Dans les parties précédentes, cette étude a été amorcée par la mise en exergue des problèmes socio-politiques des sociétés dites “développées“. En Occident particulièrement, nous avons remarqué la place déterminante qu’occupent les nouvelles technologies, et leur majeure méconnaissance du grand public. Désormais, il semble nécessaire d’y ajouter une réflexion sur l’organisation des informations de la connaissance de manière à rendre accessible et lisible ce qui est possible. Et nous pensons que le designer graphique a des solutions à apporter sur ce sujet.
3 - Design du web comprendre et contribuer à un système ouvert Le terme anglais « design » désigne à la fois « intention, dessein » et « forme, structure ». Cet anglicisme se rapporte aussi à « desseing » du vieux français signifiant à la fois « dessin » et « dessein ». Du latin, il contient le substantif signum, soit le signe, dont la très lointaine racine est aussi celle de l’allemand Zeichen. En tant que verbe « to design », il signifie « simuler, ébaucher, donner forme » et à la fois « procéder de façon stratégique », issu du latin il exprime aussi « représenter » et « désigner ». Ainsi le « design » porte une double casquette ; celle de l’organisation par la forme (structure) et celle du fond qui désigne l’intention de la mise en forme. En cela, il s’oblige à naviguer en permanence entre des actions globales et singulières, entre une pensée (dessein) et une pratique (dessin). Cette démarche se rapproche de la pensée systémique développée par Hegel [198] où le système de tout savoir suit une logique dialectique. Par là, le design ne cherche pas à accumuler des savoirs mais à créer des liens logiques entre des choses (flux, concepts, images, symboles, etc.). Le designer se différencie donc des pratiques de l’artisan car il n'est pas spécialiste d'une matière : bois, métal, plastique, etc., et de celle du technicien par le fait qu'il n'est pas [198] Wikipédia, « Georges Wilhelm Friedrich Hegel », [En ligne] http://bit.ly/1GCdOHS
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seulement le spécialiste d'une technique. Il ne s’apparente pas non plus à celle de l'ingénieur puisqu'il navigue dans plusieurs domaines du savoir : technique, science et société. Par l’analogie d’une discipline transversale et appliquée, on pourrait le rapprocher du chef d'orchestre ou du réalisateur de cinéma. Étudiée au début du XXe siècle, la nécessité d’une pensée globale dans les disciplines de la création émerge bien avant la naissance d’Internet. Au début du XXe siècle au coeur des réflexions systémiques du design industriel, Laszlô Moholy-Nagy pensait que : « Faire du design c'est utiliser des matériaux et des processus de telle manière que leur organisation soit la plus productive et la plus économique possible et que tous les éléments nécessaires à une fonction donnée y soient intégrés de façon harmonieuse et équilibrée. Le design n'est donc pas une simple question d'apparence. Il renvoie en réalité à l'essence des produits et des institutions ; il exige une démarche à la fois pénétrante et globalisante. Il représente une tâche complexe qui nécessite d'intégrer aussi bien des critères technologiques, sociaux et économiques que des données biologiques et les effets psychophysiques produits par les matériaux, les formes, les couleurs, les volumes et les relations spatiales. Faire du design, c'est penser en termes de relations. [...] Le designer doit être formé non seulement à l'utilisation de divers techniques et matériaux mais aussi à une réflexion concernant leurs fonctions organiques [199]. »
Articulé entre l’art, les sciences, la technique et la société, le design s’associe à un champ d’applications aussi variées que généralisables. Là où l’art pointe des problèmes de fonctionnement, le design cherche à produire une réponse méthodique par un système spécifique. Cité par Nicolas Bourriaud, selon Nietzsche « la fonction de l’art, par rapport à ce phénomène, consiste à s’emparer des habitudes perceptives et comportementales induites par le complexe technico-industriel pour les transformer en possibilités de vie ». Autrement dit renverser l’autorité de la technique afin de la rendre créatrice de manière de penser, de vivre et de voir [200]. Accompagnée d’une [199] Laszlô Moholy-Nagy, « Le design pour la vie », dans Peinture Photographie Film, ré-éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, pages 277 à 279, 1993.
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société basée sur des « technologies libres » commencerait à émerger les façons d’un design social [201]. Hormis les utilisateurs du peer-to-peer, le web est communément considéré comme un système d’échanges « centralisé » à l’image du réseau Minitel. Dépourvu d’un régulateur central, le fonctionnement du réseau Internet s’oppose par définition au mécanisme centralisé du Minitel. Rappelons-le Internet, le réseau des réseaux informatiques, permet l’élaboration de nombreuses applications telles que le courrier électronique, la messagerie instantanée, le peer-to-peer et le World Wide Web. Reprenons l’exemple des échanges de données en P2P : pour mener à bien un téléchargement, l’ordinateur va récupérer plusieurs morceaux du fichier recherché sur différents ordinateurs connectés (ceux-là même qui auront mis à disposition les données en réseau). Le téléchargement ne s’effectue donc pas directement d’un unique serveur à l’ordinateur considéré mais au contraire s’en affranchit vers ce qu’on appellera une « mutualisation des données » entre les machines, ainsi s’opère une vraie coopération entre les internautes. La viabilité du stockage est un second avantage non négligeable du P2P. Si un internaute supprime le fichier torrent de son ordinateur ou l’enlève du protocole de téléchargement, les données ne partiront pas en fumée comme un livre au bûcher. Au contraire, elles seront conservées par les quelques autres ordinateurs qui les auront mis à disposition de la même façon. Ainsi une mutualisation par la donnée informatique assurerait la pérennité et l’accessibilité au savoir basée sur la transmission en partage. Au regard de l’affaire MegaUpload, le service en ligne, créé en 2005 par Kim Dotcom, centralisait l’hébergement de toutes sortes de fichiers sur un serveur unique. En 2012 après la perquisition par la justice des États-Unis d’environ 25 péta octets (1015 octets) de données, Dotcom fut arrêté pour remise en cause du copyright. Avec la fermeture du site, les utilisateurs ont perdu toutes leurs informations stockées, soit des internautes fragilisés par leur méconnaissance de leurs outils. Face aux outils numériques, cette méconnaissance dessert les citoyens, les internautes en proie à de nouvelle organisation de société plus [200] MultimediaLab, extrait de « L'esthétique relationnelle », la technologie comme modèle idéologique [1998], Nicolas Bourriaud, pdf [En ligne] http://www.multimedialab.be/doc/projections/doc_program_13.pdf, p. 50. [201] Jean-Hugues Barthélémy, « Design sociale : une analyse critique », colloque ESAD valencienne, p. 2, avril 2014.
L
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équitable. Elle contribue ainsi à l'extension des organisations verticales dominant les échanges. Marshall Mc Luhan posait déjà en 1968 le problème d’une mutation des prises de conscience collectives par les technologies : « À mesure que la prolifération de nos technologies créait toute une série de nouveaux milieux, les hommes se sont rendus compte que les arts sont des « contre-milieux » ou des antidotes qui nous donnent les moyens de percevoir le milieu lui-même. En effet, comme l’a expliqué Edwerd T. Hall [anthropologue américain spécialiste des rapports interculturels], les hommes ne sont jamais conscients des règles fondamentales des systèmes et des cultures qui constituent le milieu où ils vivent. Aujourd’hui, les technologies et les milieux qui en résultent se succèdent les uns aux autres à un tel rythme qu'un milieu nous rend conscients du suivant. Les technologies commencent à jouer le rôle que jouait l’art et à nous rendre conscients des conséquences psychiques et sociales de la technologie [202]. »
Là où la technique a remplacé le rôle de l’art, elle dévoile l’ignorance des systèmes dans lesquels les citoyens sont régis et rassemblés. L’inversement de ces rôles a jus-
Co
tement pour objet une prise de conscience individuelle et sociale de la technologie, et par là même de ces possibilités au sein d'une société. Du surf à la participation, le web se pratique à différents niveaux d’après Benjamin Bayart. Il dépend du stade d’apprentissage de l’utilisateur, qu’il détaille en six points [203] :
Acheteur.
Acheteur.
Stade dans lequel Internet est un prolongement facilité des tâches quotidiennes (achat de billets de train, météo, comptes bancaires, etc.). Pour les adolescents, il est une plateforme d’échanges de vidéos ludiques et humoristique. Il s’apparente à une découverte de l’outil et de l’interface. Une étape logique dans la mesure où la plupart des services publics ou privés sont sur Internet. Il facilite notamment les activités administratives autrefois pénibles. [202] Marshall Mc Luhan, « Pour comprendre les médias », extrait de l’introduction, ré-éd. Points Essais, Paris, p. 13, 1997. [203] Xavier Klein, « Libérons l’informatique ! », mémoire DSAA, p. 21 à 22, 2013.
A
Lecteur.
63 Lecteur.
À force de navigation, l’internaute croise diverses sources d’informations de la presse. Il prend conscience d’une lecture transversale. Chose inédite sur le web, l’internaute a la possibilité de s’enrichir des actualités au travers plusieurs sources. Par exemple, un lecteur du journal Libération n’achèterait certainement pas le Figaro en kiosque. Pourtant sur Internet, il se met à traîner sur « lefigaro.fr ». Le lecteur est alors confronté à des contradictions non soumises à l’acte d’achat. Ce qui entraînera des lectures transversales le guidant vers des sources d’informations uniquement visibles en ligne (Médiapart, OWNI, etc). Ainsi démarre une nouvelle logique de navigation
Râleur.
adaptée à des sujets spécifiques. Râleur.
En lisant les commentaires des articles en ligne, le lecteur dévient réactionnaire. Il se met alors à réagir par simple protestation, il devient un « râleur », un troll en langage internet. L’acte de commenter change le comportement des lectures provoquant une attention critique. L’internaute se déplace ainsi de sites en sites pour construire peu à
ommentateur.
Commentateur.
peu son jugement, plus juste et surtout mieux référencé. Il adopte une position active par la correction d’erreurs factuelles et par l’argumentation contradictoire. Benjamin Bayart considère qu’à ce stade, l’internaute fait de la démocratie. Véritable agora moderne, le commentateur échange des points de vue avec les autres et partage des avis avec des étrangers. Il commence à développer un regard critique, et un positionnement sur l’information devenu disponible.
Auteur. Auteur.
Le commentateur réalise la lenteur des échanges par commentaires. Il réalise qu’il pourrait avoir son propre espace de débat. Il devient alors auteur de blog, et ne
Animateur. Animateur.
commente plus les articles mais les écrit. Ce dernier stade concerne les « blogueurs confirmés », ceux-là qui deviennent une référence dans leur domaine et fédèrent une communauté d’internautes, soit un réel espace démocratique supprimant les intermédiaires.
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Le concept de représentation de la démocratie est remise en cause par ce dernier état. Si toute la population était à même de donner son avis sur Internet, les démocraties occidentales ne seraient certainement plus pensées verticalement avec un président en haut de la pyramide, des ministres de l’élite, des députés du savoir, des maires de l’application et en dernier la population. « L’animateur » renverse complètement ce schéma d’organisation puisqu’il n’est plus simplement le bon citoyen ignorant qui vote, il est surtout un « citoyen-acteur » qui pense. Internet s’envisage comme une agora gigantesque où la population peut réfléchir par elle-même. Le manque d’adaptation des gouvernements vis à vis de ces considérations est déplorable. Il est d’ailleurs particulièrement visible dans le domaine du droit informatique français. Lors du débat sur la loi HADOPI, les législateurs de la Haute Autorité ont prouvé leur ignorance sur Internet, ses pratiques et son fonctionnement. De nombreux experts de l’informatique dont les lobbys industriels (Apple Inc. et iTunes SARL [204]) et la FDN sont montés au créneau pour expliquer aux parlementaires qu’ils faisaient fausse route. La condamnation sans jugement préalable par la loi HADOPI (jugée liberticide) est inappropriée vis à vis des pratiques réelles des internautes. La légitimité des représentants actuels semblent inadaptés aux besoins et aux pratiques de la population. L’intérêt d’une réelle expertise citoyenne semble donc à considérer. Le site WikiLeaks d’Assange dévoile des publications de documents gouvernementaux secrets. Il lève un rideau mondial sur les secrets d’État et milite pour une transparence totale des gouvernements. Swartz contribuait au développement d’un partage du savoir ouvert (disponible pour tous gratuitement). Snowden dévoile l’ultra-surveillance de l’État américain sur la population de la planète. Comme toute nouvelle technique, Internet modifie nos rapports à l’apprentissage et au savoir. Pour la première fois dans l'histoire la technique nous donne les moyens de renverser un schéma politique inégalitaire. Alors quand les élites gouvernementales ripostent c’est qu’elles sentent leur contrôle s’affaiblir. Défendre une société qui a [204] Ibid, Legifrance, voir les recours du décret 2010-236.
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conscience de sa collectivité en tant que source d’invention contributive, libre et altruiste (partageuse), c’est soutenir une société solidaire qui remet la créativité au coeur de « l’accomplissement personnel » et des échanges sociaux. Les graphistes sont justement des agents des rapports sociaux et culturels, et la créativité est la base de leur engagement. Ils semblent donc totalement légitimes à préconiser l’organisation d’une telle société. S'il doit jouer un rôle, lequel occuperait-il ?
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4 - Figures
fig1, couverture du Whole Earth Catalog, 1968.
fig5, « Nulpunt », capture, Metahaven, février 2015.
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fig4, capture du site « WikiLeaks », février 2015
fig6, « Meutre Collatéral », diffusion WikiLeaks
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fig7, « Réseaux Minitel et Internet »
fig8, « Fête du Graphisme 2 », photographie de l’exposition au Centre International des Arts, Paris, février 2015.
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fig3, « copyleft ou copyright », [En ligne] http://bit.ly/1BuLfri.
fig2, portrait Richard Stallman, site officiel.
fig7, « Sophos », captation d'une censure de site de téléchargement (légal) de typographie libre de droit, Campus de la Fonderie de l’Image, février 2015
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III – Mettre en forme le partage, être designer graphique dans un société de l'information En Occident, la nature est décrite et quantifiée par des moyens scientifiques. Le discours logique chiffré par un code alphanumérique assure une certaine compréhension de la nature et du monde dans lequel nous évoluons. La science occidentale est devenue un moyen rationnel pour décrire ce qui nous entoure. L’héritage de cette pensée s’est d’abord développée dans la philosophie d’Aristote. Ce n’est qu’avec Descartes au XVIIe siècle qu’elle est devenue « opérationnelle ». Avec les règles de l’écriture (langage anglais), la pensée linaire s’est construite sur un principe de division d’un phénomène permettant l’étude simple d’une causalité vers une étude complexe (si, alors). Par la démonstration récurrente d’un phénomène et la réfutation d’hypothèses, le principe de réduction est à l’origine des méthodes scientifiques [205]. Par l’étude quantitative de chacun des facteurs d’un phénomène, la pensée linéaire vise à décortiquer les phénomènes complexes laissant de côté l’interprétation en système : « tant que la science a eu pour objet des relations causales linéaires, univoques et progressives, des phénomènes fort importants sont restés à l’extérieur de l’immense territoire conquis par la science depuis les quatres derniers siècles [206]. » Or voilà que la « pensée informatique » s’appuie désormais sur des codes numériques. Dans une approche systémique, cette nouvelle pensée s’est construite avec un langage binaire. La « pensée informatique » s’est développée sous la forme d’un système de numération utilisant la base deux [207]. De l'anglais binary digit, « chiffre binaire » que l’on nomme couramment « bit », désigne les chiffres de la numération. Le bit est ainsi conventionné par deux valeurs possibles : 0 et 1. Cette simplicité apparente n’en annule pas moins la complexité de sa notation, et les systèmes d’algorithmes développés par les ingénieurs sont particulièrement efficaces en terme [205] Christine Partoune, « De la pensée linéaire à la pensée systèmique », Hyperpaysages [En ligne] http://www.hyperpaysages.be/spip/spip.php?article5, juillet 2008. [206] Watzlawick et al., « Théorie générale des systèmes » [éd. Dunod, Paris, p. 24 et 25, 1972], Hyperpaysages [En ligne] http://www.hyperpaysages.be/spip/spip.php?article5, juillet 2008. [207] Wikipédia, Base (arithmétique), [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Base_(arithm%C3%A9tique)
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d’automatisation et de génération de données. Si bien qu’en 1989 Muriel Cooper [208] définissait déjà les contours d’une pratique graphique nécessaire à la gestion de cet espace : « Dans notre environnement électronique, le volume d’informations en temps réel va dépasser notre habilité à la traiter. L’utilisation du graphisme comme d’un filtre pour cette information complexe, comme un moyen de la rendre à la fois signifiante et expressive, est le défi principal de la recherche dans notre atelier [209] [Visible Language Workshop au MIT]. »
Le volume d’informations généré sur Internet tend à dépasser notre entendement de gestionnaire de données. Selon Cooper pour que l’information reste intelligible, il faudra que le design y retrouve
fig1 et fig2, Lisa Strausfeld, étudiante à Visible Language Workshop, « Points de vue financiers » (Financial
une place signifiante. En ce sens le rôle du designer graphique
viewpoints), visualisation
peut être pensé en fonction des besoins de gestion de l’information
continue des données de la
(sur-investie en informatique). Cooper percevait le design comme la création d’environnements dans un espace donné. Selon elle,
bourse, navigation possible pour l’utilisateur, 1995.
l’information sur Internet pouvait être pensée en un système fluide [210]. Abolissant les habitudes de conception stricte, unique et statique, l’information pouvait désormais s’utiliser dans toutes ses possibilités d’orientation dans l’espace (fig1 et fig2). Tout au long de sa carrière (de recherche et de pédagogie), Muriel Cooper a cherché à démontrer l’influence que le graphisme pouvait avoir dans un monde numérique. Àu plus proche de Nicholas Negroponte, directeur du MIT Media Lab, elle aura exploré au plus près les possibilités techniques et l’influence des ordinateurs sur le métier du graphiste. [208] Pionnière des processus et outils de conception du design digital, Muriel Cooper fut directrice artistique au MIT Media Lab dont elle est co-fondatrice. A l’initiative de Visible Language Workshop au MIT, elle fut largement inspirée par le mouvement Bauhaus dans ses publications sur le design graphique à l’ère du numérique. Nolwenn Maudet, « Muriel Cooper, beyond window », article [En ligne] http://strabic.fr/Muriel-Cooper, janvier 2015. [209] « In an electronic environment, the volume of real-time information will outstrip our ability to process it. The use of graphics as a filter for this complex information, as a means of making it both meaningful and expressive, is the critical research challenge of the Workshop. », Design Quarterly, « Computer and Design », revue n°142, pdf [En ligne] http://walkerquarterly.s3.amazonaws.com/DQ-142_Computers_and_Design.pdf, p. 22, 1989. [210] Voir le mémoire de Louise Drulhe, « Design fluide », [En ligne] http://louisedrulhe.fr/designfluide/#sommaire
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À 52 ans, plutôt que de se complaire en une technique qu’elle maîtrisait (l’imprimé), elle a su exprimer les mutations techniques liées à sa pratique au travers une (re)définition du graphisme. « Ce monde nouveau demande un nouveau type de designer qui créera des opportunités, des chemins et des modalités pour un utilisateur plus indépendant, un designer qui créera des structures riches pour des utilisateurs qui seront capables d’acquérir, d’explorer et de collecter l’information dans leurs propres termes [211]. » « Il est impératif que nous passions moins de temps à ignorer ou défier la menace des ordinateurs, que nous nous éduquions nous-mêmes et que nous participions à la direction de ce média polymorphique. [...] Beaucoup d’écoles d’art se demandent comment introduire les ordinateurs dans leurs programmes. Elles commenceront typiquement comme utilisateurs des logiciels existants et, à un certain niveau, elles joueront un rôle sérieux en demandant du graphisme de meilleure qualité [212]. »
1 – L'outillage du designer en numérique a - La typographie, un processus d’avant-garde Que ce soit par l’intervention ou la découverte de programmes, ou par la simple prise en compte des alternatives qu’offrent les interfaces, l’outil Internet (en tant que réseau d’échanges) a encouragé la création de sites participatifs (Reddit, Medium, GitHub, etc.) enrichis au gré des amateurs et/ou des activistes [213]. C’est dans de la création typographique que cette pratique semble être devenue la plus naturelle. Rappelons-le, une forme typographique est d’abord un outil, un outil d’aide à la lecture d’une information (par la formation d’un mot par exemple). Prévalant sur l’esthétique [211] Muriel Cooper, « This New World », Frieze Magazine, n° 151, article [En ligne] http://www.frieze.com/issue/article/this-newworld/, mars 2014. [212] Strabic, « Muriel Cooper », [trad.] Nolwenn Maudet, citation [En ligne] http://strabic.fr/Muriel-Cooper, janvier 2015. [Muriel Cooper, « Art and Technology in the Information Age », Insights Design Lecture Series, [En ligne] http://www.walkerart.org/channel/1987/muriel-cooper-insights-lecture, 64:47, 1987. [213] Anthony Masure, « #Lure2013 : Jour 1 (lundi 26 août 2013) », compte rendu Storify aux rencontres de Lure, [En ligne] https://storify.com/anthonymasure/lure2013-jour-1-2, Lurs, Alpes-de-Haute-Provence, août 2013.
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de la lettre, ce premier aspect utilitaire aura certainement contribué à l’élaboration d’une production transversale. Depuis l’impression de la Bible de Gutenberg [214] au XVe siècle, les façons de créer et de produire n’ont pratiquement pas changé en quatre cents ans (sur cinq) d’histoire typographique. De la conception à la fabrication, il fallait prendre en considération de nombreuses étapes techniques et manufacturières. Elles sous-entendaient une grande contribution d’acteurs aux savoir-faire complémentaires, ceux-là même qui contribuaient à une collaboration transversale des disciplines. Depuis plus d’un siècle, les moyens de productions ont radicalement évolué ; d’abord par l’industrialisation (usage du pantographe, graveur automatisé sur les ponçons d’acier) et ensuite par la numérisation. Ainsi l’usine s’est transformée en ordinateur renversant la place de l’individu dans la création. À lui seul, l’individu est devenu capable de réaliser les tâches né6 cessaires à la création d’un caractère typo- graphique. L’ordina6
fig3, « Use and modify », sélection typographique par Raphaël Bastide
teur a donc rendu possible la conception et le développement des polices (Fontlab et Fontforge) mais aussi faciliter leur publication (Fontsquirrel, Dafont) et leur réappropriation (Use and modify [215] (fig3), Interstices [216], GitHub [217]). Bouleversant nos rapports à la technique, « l’amateur », rencontré à Lure en 2013, peut désormais créer ses propres « bidouilles » : « Avis aux amateurs ! [...] Aimer voir, aimer faire. Celui qui organise sa pratique autour du plaisir est dit amateur. Dilettante, rêveur, curieux, bidouilleur, connaisseur, collectionneur, aventurier, cette figure de l’ombre méritait un portrait au moment où les outils de création, de partage et de diffusion numérique de masse bousculent toutes les spécialités. Capable du pire quand il se contente de l’approximation, quand croyant bien faire, il s’enfonce dans ses manies, ses obsessions, ou quand, voulant singer les savants, il se fait imposteur. Mais dévoilant le meilleur quand, détaché des contraintes des conventions, des intérêts, il contribue à préserver un patrimoine négligé ou découvre seul des territoires inexplorés, quitte à transgresser tous les [214] Les premiers écrits imprimés sont réunis dans la Bible à quarante-deux lignes réalisée par Johannes Gutenberg. Analogie récupérée par les éditions B42. [215] Use and modify, site officiel, [En ligne] http://usemodify.com/ [216] Interstices, site officiel, [En ligne] http://interstices.io/ [217] GitHub, site officiel, [En ligne] https://github.com/ [218] Les rencontres internationales de Lure, « Après/Avant #2 », revue, p. 3, mai 2014.
75 protocoles, voire s’écarter du droit. La fabrique autonome de soi est une condition risquée qui peut mener à échouer lamentablement dans l’imitation ou à renouveler les usages et libérer les
pratiques [218]. » À partir de processus numériques « ouverts », les spécialistes distinguent deux directions au travers lesquelles « l’amateur » pourra se développer. La première position est celle d’un créateur peu référencé et peu rigoureux, traduit par une conception maladroite souvent imitatrice : « il se fait imposteur ». L’autre, celle qui nous intéresse, use de l’ouverture des processus comme un puissant moyen co-créatif, risqué mais conscient de l’histoire de sa pratique.
fig4, « Johnston », Edward
Ainsi « il contribue à préserver un patrimoine négligé ».
Johnston, abécédaire.
Dans le domaine typographique, le « processus de co-création » se pratiquait déjà bien avant l’avènement des outils numériques. Le caractère « Gill sans » publié en 1928 en est un bel exemple (fig4). Au début du XXe siècle, le typographe Eric Gill s’inspire du célèbre caractère « Johnston » (fig5) dessiné pour l’identité du métro
fig5, « Gill sans », Eric
londonien par son ami Edward Johnston. Il est un premier exemple
Gill, abécédaire.
de qualité pour présenter ce que la réappropriation (forkage) peut produire de meilleur. Avant d’approfondir le sujet, j’aimerais ajouter une distinction, soulevée par André Gunthert et Anthony Masure, du sujet « amateur » qui n’est autre qu’un « activiste » dans sa position nouvelle et transgressive (fig6). Aux Rencontres, l’intervenant André Gunthert [219] a présenté son regard sur « l’amateur » dans la création, le design sous le chapeau :
fig6, Anthony Masure, tweet du 26 août 2013.
« Ne parlons plus des amateurs », retranscrit par Anthony Masure, en voici son résumé : [219] Né en 1961, André Gunthert est enseignant-chercheur, spécialiste des cultures visuelles et des cultures numériques. Maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine. Il a fondé en 1996 la première revue scientifique francophone consacrée à l’histoire de la photographie, « Etudes photographiques », puis en 2009 le média scientifique collaboratif « Culture Visuelle ». Jusqu’en octobre 2014, il publiait ses travaux sur le blog L’Atelier des icônes, [En ligne] http://culturevisuelle.org/icones/ [220] Ibid., Anthony Masure,« #Lure2013 : Jour 1 », compte rendu Storify aux rencontres de Lure.
76 « L’une des principales promesses des outils numériques était de faire de chacun de nous un auteur, un créateur, un producteur culturel. Selon cette utopie, le renouvellement de la culture devait s’opérer par l’émergence d’une offre autoproduite par les amateurs. La révolution numérique a certes favorisé une expansion sans précédent des activités créatives. Mais elle a surtout contribué a transformer les dynamiques culturelles elles-mêmes. Issue des nouvelles pratiques sociales en ligne, l’esthétique de l’appropriation modifie les fondamentaux de la culture établis depuis la Renaissance [220]. » « Pour Gunthert, l’amateur est l’œuvre des institutions et experts qui « sabotent » tout ce qui n’est pas de leur sein en disqualifiant ce qui leur est extérieur. « Ne parlons plus des amateurs » car plus personne ne croît aux récits héroïques d’émancipation. On confond démocratisation et extension, refusant souvent de prendre en compte dans nos analyses les personnes et facteurs hostiles aux changements, les « saboteurs ». Il nous faut réinventer la possibilité de créer des œuvres collectives et anonymes, ce qu’on savait faire avant la Renaissance. Gunthert propose pour finir de remplacer « amateurs » par « activistes », pour mieux qualifier la dimension subversive de ce que fait l’amateur aux productions culturelles [221]. »
Là où le numérique favorise une extension des pratiques créatives, il remet en cause tout un écosystème culturel instauré depuis le XVe siècle. Défendue par la culture du libre au travers le concept de copyleft, les processus d’appropriation produisent donc des situations conflictuelles, entraînant la remise en cause du droit de propriété. Basé sur la contribution et l’appropriation, le « libre » (en tant que culture numérique) implique le partage des connaissances et des compétences. D’un usage passif, l’utilisateur d’outils libres devient contributeur et acteur du développement des outils qu’il pratique. In fine il participe à leur amélioration, et par là même aux créations qui en découleront. Ce qu’appellerait Bernard Stiegler, dans ce cas précis, une forme de coindividuation [222] où la collectivité prend conscience de chacune des individuations [223] qui la compose. [221] Anthony Masure, « Rencontre de Lure 2013 : amateurs et typothèses », article [En ligne] http://strabic.fr/Rencontre-de-Lure-2013-amateurs-et.html, septembre 2013. [222] Ars Industrialis, « Amateur », [En ligne] http://arsindustrialis.org/amateur [223] Ce qui fait qu’un individu diffère d’un autre.
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b - Quels outils en numérique ? Git, du développeur au designer Créé et développé d’après le noyau Linux de Linus Torvalds en 2005, Git [224] est un logiciel permettant la gestion décentralisée des versions d’un programme informatique. Conçus pour les développeurs, les codes mis en ligne sont partagés par tout le monde et pour tout le monde, soit un espace « démos-kratos » où le « pouvoir » s'exerce par le « peuple ». Toutes les versions d’un programme peuvent ainsi servir à l’enrichissement de projets connexes et ce dans toutes les directions. En proposant un système de gestion des améliorations d’un projet par l'archivage des documents et la création de déclinaisons (forks), le logiciel propose la redécouverte d’un système d’échanges participatif et gratuit pour des pratiques professionnels et les amateurs. Diffusé en open source, le programme a permi le développement de l’interface en ligne GitHub [225]. Véritable extension sociale de Git, depuis 2008, il facilite les échanges entre les collaborateurs du service d’héber-
fig7, capture « Explore »,
gement et de gestion. Avec l’opportunité de commenter, de mettre
GitHub, février 2015.
des favoris et de suivre des utilisateurs, GitHub (fig7 et fig8) est devenu un réseau social professionnel pour la culture du libre. Simplifiant les échanges en ligne autour des versions d’un projet par l’interaction de ses membres, le réseau s’est petit à petit répandu à des pratiques voisines, et tout particulièrement dans les domaines du design. Le collectif bruxellois Open Source
fig8, capture
Publishing [226] (OSP) s’est justement inspiré de ce fonctionnement
« Visual culture », Projet
afin de proposer aux designers une extension du système Git au service de leur profession. Depuis 2006 le collectif de designers travaille uniquement à partir de logiciels libres. Régi par une logique d’horizontalité, il respecte une charte [227] proche du concept copyleft appliqué juridiquement par la licence libre GPL. Dans cette optique, [224] Git, site officiel, [En ligne] http://git-scm.com/ [225] Ibid, site officiel, [En ligne] https://github.com/ [226] Open Source Publishing, site officiel, [En ligne] http://osp.kitchen/ [227] Open source publishing, « About », [en ligne] http://www.osp.constantvzw.org/about
OSP, GitHub, février 2015.
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le collectif a lancé une demande de financement collaboratif sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank [228] afin de développer le projet Visual Culture (fig9). La centralisation des données archivées et le manque de visualisations des fichiers graphiques [229] (fontes UFO, fichiers vectoriels SVG, bitmaps, PSD, Ai, etc.) sur GitHub les ont conduit à repartir
fig9, capture « Visual Culture », projet Kiss Kiss Bank Bank, février 2015.
du programme Git (à l’origine installé localement sur l’ordinateur des utilisateurs). Cette liberté d’actions proposée par la visualisation de l’ensemble des fichiers d’un projet permet son étude et son évaluation avant l’envoi aux collaborateurs (clients). Véritable équipement sur-mesure, il offre, à d’autres collaborateurs potentiels, l’appropriation des fichiers comme matière ou inspiration pour des projets connexes : transformer les versions d’un même poster en une animation, servir de base de données pour alimenter automatiquement un site web, modifier une fonte en injectant des variables directement dans son code source, etc, nous précise Anthony Masure sur Strabic. « Si la plupart des solutions collaboratives (Dropbox, Google Drive, etc.) utilisent une logique de centralisation (notamment par le cloud), Git et Visual Culture offrent un modèle dans lequel la création s’opère dans l’espace privé, sur l’ordinateur de l’utilisateur [en local] ; c’est l’échange des versions qui se fait à travers Internet [échange décentralisé]. L’existence de plusieurs versions parallèles d’un même projet (plusieurs forks) est facilitée par le programme et permet de se retrouver facilement dans les diverses modifications des productions [230]. »
En plus d’un stockage fiable, autonome et partagé, Visual Culture propose aux designers graphiques de se libérer des contraintes techniques régies par les logiciels propriétaires dominants. Toutefois si le projet n'a pas rempli les objectifs de financement participatif, c'est certainement que la campagne de communication autour du projet n'était pas à la hauteur : une vidéo de présentation linéaire, et presque antipathique ; un titre peu éloquent sans démonstration fonctionnelle ni comparatif visuel (avant/après). Voilà donc un champ d'action à designer plus sérieusement. [228] Kiss Kiss Bank Bank, « Visual culture, a tool for design collaboration (with Git) », [En ligne] http://bit.ly/1GpBBXZ [229] Visualiser l’évolution d’un projet de design, Eric Schrijver, membre de OSP, « Using Git to visualize a poster’s design process », vidéo [En ligne] https://vimeo.com/108390676, novembre 2014. [230] Anthony Masure, « Visual Culture : Open Source Publishing et le design graphique », Strabic [En ligne] http://strabic.fr/OSP-Visual-Culture#nb11-1, novembre 2014.
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Adobe, les outils du monopole Au début des années 1980, de nombreuses inventions liées à la technologie numérique annonçèrent l'entrée en matière des logiciels WYSIWYG. D'abord, Douglas Engelbart inventait la souris et le système hypertexte, puis Bill Atkinson sortit MacPaint (le premier logiciel de traitement d'image), ensuite IBM développa le système Script avec les logiciels QuarkXPress, puis suivit Adobe avec les logiciels Postscript. Ils façonnèrent le WYSIWYG (tel écran, tel écrit) et s'investissent des problématiques de la micro informatique. L’arrivée des interfaces graphiques et la généralisation des polices intéropérables aux imprimantes et aux systèmes d'exploitation ont permis aux traitements de texte d’évoluer vers le WYSIWYG. Véritable nouveauté à l'époque puisque les lettres s’affichaient invariablement avec la même police, la couleur était l'unique indicateur de sens formel (graisse, italique, etc.). Dôtées d'interface de prévisualisation, ces logiciels donnent l'impression de voir le document créé tel qu'il sera publié. Acronyme anglais « What you see is what you get » signifie littéralement « ce que vous voyez est ce que vous obtenez ». Intuitif, l'accès aux fonctionnalités est facilité de sorte que l'utilisateur ne soit pas contraint à la mémorisation de commandes techniques pour réaliser un traitement d'image ou de texte, il s'adapte aussi au taille des supports envisagés. Le premier logiciel WYSIWYG a été développé par la compagnie Hewlett Packard en 1978, suivirent LisaWrite d'Apple Lisa en 1983 et MacWriter de Macintosh en 1984. Investi dans le marché des arts graphiques, la Publication Assistée par Ordinateur a beaucoup changé aujourd'hui. Par la location du logiciel, les graphistes sont rapidement devenus l'objet financier des outils WYSIWYG, processus que Nicolas Taffin nomme le syndrome de l’imposteur [231]. Syndrôme émancipé par la valorisation d'une « identité » du créatif, la chaîne graphique continue à se disloquer dans un cloud computing contrôlé par le dominant créatif, Adobe. Tour de main majestueux, l'ignorance généralisée de cette domination [231] Nicolas Taffin, « Polylogue », article [En ligne] http://polylogue.org/la-vie-nest-pas-une-creative-suite/, décembre 2014.
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présomptueuse semble doucement ériger le graphiste en une position prolétariale. À l'image de la révolution industrielle, c’est quand l’outil n’est plus la propriété de l’artisan qu’il devient ouvrier, désormais accomodé en réseau. Avec sa « suite créative » auto-alimentée, Adobe réussit un tour
fig10, captation d'une
de magie efficace enfermant la pratique des logiciels créatifs dans
interface, Anthony Masure,
une « logique de sélection » (fig10). Dans l’ouvrage « Le Langage
« Adobe, le créatif au pouvoir »,
des Nouveaux Médias [232] », Lev Manovich y analyse le mode
Strabic, juillet 2011.
d’existence contemporain des logiciels par la « sélection » d’actions au sein de menus prédéfinis. Adobe conçoit justement la richesse de ses programmes sur l’accumulation de fonctionnalités à sélectionner dans des menus déroulants. Dès lors l’imagination du designer se limite à ce que la liste des menus fonctionnels lui propose. Dans un souci d’efficacité, ces fonctionnalités pré-établies visent à simplifier et à organiser la conception de l’utilisateur. Tel un processus mécanique (productif) et infantilisant (assistant), la création devient attrait à la paresse (sans effort), à la distraction (pas de résistance) consenties par la soumission des pratiques desdits “logiciels”, aussi subtiles soient elles. Si tout au long de sa vie Ivan Illich a dénoncé la servitude des hommes aux machines, nous nous efforçons de penser qu'à sa mort en 2002 les enjeux numériques (liés à la « machine Internet ») n'avaient pas encore pris la direction dans laquelle nous sommes aujourd'hui ; au coeur d'un affrontement conceptuel, social et politique (la liberté contre la propriété). Les outils conviviaux, qu’ils opposent aux machines, sont pour lui dotés d’une expression libératrice dans le sens où ils ne doivent pas créer d’inégalité [233]. L’outil convivial serait donc un moyen pour renforcer l’autonomie de chacun et accroître l’action de l’utilisateur sur le réel. Alors, si la suite créative d’Adobe développe des solutions pré-configurées pour les créatifs, nous admettrons un assistanat contreproductif d’une création monopolisée [234]. Le designer endosserait alors le rôle de [232] Lev Manovich, « Le Langage des Nouveaux Médias », éd. Les Presses du Réel, 2010. [233] Claude Alphandéry, Geneviève Ancel, Ana Maria Araujo, Claudine Attias-Donfut et al., « Manifeste convivialiste », éd. Le Bord de l'eau, p. 48, 2013. [234] Wikipédia, « Ivan Illich : contre-productivité », [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Illich
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technicien (de l’image), abruti par la production d’un résultat pré-déterminé. Ainsi les conditions matérielles sont rassemblées pour accomplir une action donnée. Hors ce positionnement (productif) néglige l’utilité de l’erreur chez le créatif. Il omet de considérer l’imprévisible, celui qui constitue justement l’une des attentes singulières du design. Voici comment Rick Poynor, critique et graphiste anglo-saxon, envisage la pratique du designer : « Les designers qui restent ouverts à l'étrange, à l'imparfait et, parfois à la simple erreur, mettent en branle un processus et créent les conditions pour que le spectateur fasse des rencontres vraiment inattendues avec le design, qui font partie de ses plaisirs les plus intenses, les plus humains et un de ses plus grands intérêts [235]. »
Ce qui caractérise la pratique du designer n’est pas la maîtrise d’une technique ou d’un outil. Bien qu’elle aie son importance dans l’élaboration d’un produit fini, c’est plutôt l’inattendu à savoir les défaillances et les imperfections que produisent les artefacts computationnels (interactions de l’homme et de la machine) qui importent dans son processus de travail. Une alternative pourrait être de l'ordre d'un apprentissage de l’écriture numérique graphique, celle qui a précédé le WYSIWYG et qui est proposé par le logiciel libre. Au détriment de la diversification, l'ignorance de son existence par les professionnels est sûrement la cause des outillages pré-mâchés des industries propriétaires vantant les mérites suffisants d'un outil créatif facile à prendre en main. [235] Rick Poynor, « La loi du plus fort. La société de l'image », éd. Pyramyd, Paris, p.219, 1992.
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Modèlisation créative Issu du langage LaTeX créé par Leslie Lamport en 1983 et développée pour des logiciels de type WYSIWYM « What You See Is What You Mean » (LyX par exemple), la programmation graphique a, avant toute chose, précédé la PAO. Séparant la forme du contenu, elle privilègie la création du sens de la forme, avant la création de forme elle-même. Ainsi la « pensée graphique » est concentrée sur un processus de création, là où les logiciels de traitement visuel ne s'attarde que sur le résultat graphique. Basée sur des standards de balisage, l'échange collectif et l’interopérabilité, elle fût rapidement adoptée pour la création typographique, elle reste néanmoins très peu pratiquée chez le designer graphique. Habitué au rapport synchrone du texte et de l'image en numérique, c'est un mécanisme inhabituel pour le designer qui ne visualise plus son travail en temps réel. Il ne s'agit pas ici de transformer le designer en développeur, il s'agit d'une part de garantir l'autonomie du travailleur créatif, et d'autre part de formaliser l'information de données numériques. Cela nécessite un apprentissage des langages informatiques, de la même manière que nous avons appris à tenir un crayon de tel sorte qu'il nous permette de dessiner nos idées. Si le designer a le rôle d'un metteur en scène de l'information, il se doit d'être préoccupé par la donnée informatique telle qu'elle est nombreuse et considérable dans notre société. Ainsi dans les années 1990 Muriel Cooper pensait déjà à l'importance du designer dans la gestion de données : « Notre objectif est de faire de l’information une forme de communication, ce que l’information seule n’est pas. L’information en elle-même n’a pas le degré de filtrage que le design lui donne. Je suis préoccupée par ce qu’est la nouvelle définition du graphisme, et quel rôle il joue par rapport à l’information. Si vous prenez un livre, dans sa forme traditionnelle, ou un magazine,
83 un quotidien, ou un journal télévisé, l’objet a été filtré à travers plusieurs contraintes technologiques. Le graphisme peut être vu comme un processus de filtrage. Les matériaux vous viennent d’un éditeur, d’un écrivain, d’un photographe, etc… Le graphiste filtre ces éléments existants [236]. »
Ainsi en tant qu'outils de gestions de l'information (de données), la programmation nous permet de développer des prototypes interactifs (soit dessiner d'idées) générateurs de formes et in fine de sens. Du noeud de chaussures au fonctionnement des systèmes politiques, la vie de l'homme s'est toujours organiser en système de pensée. Du plus simple au plus complexe, ces systèmes s'expriment par delà des modèles de réprésentation. Le code est ainsi perçu comme une matière à modèler à l'instar d'un bloc de texte ou d'une feuille de papier. En 1984, April Greiman, une des première graphiste française à utiliser l'ordinateur personnel, exprimait déjà cet état de fait : « L’ordinateur, explique Greiman, est un second crayon [237] ». Cependant la distorsion entre conception et visualisation entraîne des surprises graphiques à l'export visuel. Dérivées du contenu, ces surprises indéfinies par avance sont autant d’ouvertures formelles que nouveautés graphiques, dans le sens premier
fig11, couverture
du terme. Programmer c’est ainsi composer en système d'instructions
« A programming handbook
à la donnée (fig11). L'essentiel n'est donc pas le résultat, si convoité
for visual designers »,
par les logiciels WYSIWYG, mais le processus logique qui nous amène à ce résultat à l'image de la programmation sous Processing [238]. Comme l'a présenté Nolwenn Maudet dans son article « Muriel Cooper, Beyond window » : « Le design, par nécessité, deviendra l’art de concevoir des processus [239] ». [236] Muriel Cooper, « Conversation with Ellen Lupton », [En ligne] http://elupton.com/2010/07/cooper-muriel/, mai 1994. [237] Indexgrafik, « April Greiman », article [En ligne] http://indexgrafik.fr/april-greiman/, novembre 2013. [238] Processing est une libraire de programmation Java et un environnement de développement graphique libre, site officiel [En ligne] https://processing.org/ [239] Ibid, Nolwenn Maudet, Strabic.
Carey Reas et Ben Fry, éd. MIT Press, décembre 2014.
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Glitch art, ou de l'artefact de l'erreur Du latin ars et factum, un artefact est un effet artificiel, il est le résultat indésirable de faits expérimentaux de l'homme sur la machine. Ami-chemin entre le langage de programmation et les sciences cognitives, un artefact computationnel informatique est un élément défectueux (programme, script, image, jeu vidéo, page web, etc.) matérialisé par une génération aléatoire de pixels (bug visuel). Dans une large mesure, la pensée computationnelle, quant à elle, s'intéresse à la résolution de ces parasites. Postulée par Seymour Papert en 1996 [240], alors professeur au laboratoire d'intelligence artificielle du MIT, la pensée computationnelle est le processus réflexif impliqué dans la formulation de problèmes et de solutions s'appuyant sur les concepts fondamentaux de l'informatique théorique [241]. Pour en déterminer les grandes lignes, les artefacts computationnels sont habilités par l'étude contextuelle du système en relation avec d'autres, le développement de résolution imaginé, la modélisation d'un système fonctionnel, l'analyse du système et de ses relations internes, une formulation adaptée à son éventuelle réappropriation (par les agents de traitement informatique notamment) et la collaboration avec des pairs. Après cinq ans d’expérience dans la recherche scientifique et industrielle, Nicolas Enjalbert décide d’orienter sa carrière com-
fig12, logo « Laptop », terrain de jeu pour freelance, site officiel.
me codeur créatif en free-lance (fig12). Lors de son intervention au Laptop [242] courant février 2015, il y a présenté un retour d’expérience entre les pratiques du design et de la programmation. Pour lui, le développeur cherche à résoudre les erreurs dans un but déterminé, là où le designer le considérera pour l’évolution de son projet. Le glitch est justement un résultat démonstratif de l’appropriation de la défaillance informatique comme source d’inspiration nouvelle. Souvent associé au bug (qui est son synonyme le plus proche), le glitch correspond initialement [240] Seymour Papert, « An exploration in the space of mathematics educations », International Journal of Computers for Mathematical Learning, Vol. 1, Massachusetts, article [En ligne] http://bit.ly/1ESHGxm, p. 95 à123, 1996. [241] Wikipédia, « Théorie de l'informatique », [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Informatique_th%C3%A9orique [242] Le Laptop est un espace de co-working parisien et une « agence » à géométrie variable depuis février 2012, site officiel [En ligne] http://www.lelaptop.com
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à une instabilité dans les circuits électroniques ou à une coupure de courant. Il entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique occasionnant des répercussions sur les logiciels. D’un point de vue technique, ces petits dysfonctionnements n’ont pas de grande importance, c’est plutôt au sens artistique qu’il aura une dimension notable. Courant dans les jeux électroniques, le glitch s’apparente à des comportements erronés où la représentation d’un objet « se gèle dans la matrice » ; un personnage peut ainsi traverser un mur a priori infranchissable et se téléporter à un endroit inattendu dans le jeu. Il questionne ainsi les dimensions du possible dans le monde informatique. Diffusée sur la chaîne Corridor Digital, la vidéo « The Glitch [243] » s’inspire de cette défaillance pour en créer un scénario à mi-chemin entre le monde physique et le monde numérique. Un ton humoristique mais surtout une imagination dépossédée des contraintes métaphysiques si bien que Sam et Niko, les co-auteurs, iront jusqu’à développer un concept de téléportation dans une seconde vidéo
[244].
Le glitch art, ou l’esthétique de l’erreur,
s’inspire donc des formes que peuvent prendre une défaillance
fig13, capture blogspot
informatique. Ce mouvement manisfeste, pour nous, un ima-
« Rosa Menkman »,
ginaire d’artefacts aux inspirations aussi remarquables qu'infi-
février 2015.
nies. Qu'importe la forme, l'erreur dans ce qu'elle a d'inattendue devient une source d'inspiration illimitée. Quand une spécialiste du Glitch art (fig13), Rosa Menkman [245], présente son travail et celui de ses partenaires, elle nous dirige vers un (re)questionnement des médias : « Il s’agit d’utiliser et de détourner les médias et de sortir du cadre [...] Créer des glitchs, pour moi, c’est avant tout un moyen pour ouvrir la boîte noire [246]. Ça me libère, je suis une rêveuse et je veux changer la façon de penser des gens [247]. » [243] Corridor Digital, « The Glitch », vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=8Q2P4LjuVA8, décembre 2012. [244] Corridor Digital, « Portal Trick Shots », vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=OhCQeFX9GSg, décembre 2012. [245] Théoricienne et plasticienne hollandaise spécialisée dans le Glitch art. site officiel [En ligne] http://rosa-menkman.blogspot.nl/ [246] Nous penserons ici à l'écho de la boîte de Pandore et l'intrépration d'Ivan Illich dans « Ivan Illich », Un certain regard, entretien [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=K-eauppsNf0, juillet 2014. [247] Arte Tracks, « Glitch », émission [En ligne] http://www.arte.tv/fr/glitch/7524184,CmC=7503936.html [214], juin 2013.
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Ainsi Menkman s'investit d'une tâche profondément morale. S'affranchissant de l'objectif d'un résultat fini, elle développe un processus de recherche basé sur l'erreur informatique ; un design singulier à mi-chemin entre l'art, le code et la recherche. En socialisant son art, la production artistique de Menkman s'envisage comme une méthode d'émancipation du sens commun, un moyen pour libérer les façons de penser et de faire en numérique : « Toutes les technologies possèdent en elles leurs propres erreurs et accidents. Le mouvement du Glitch art embrasse ces erreurs comme une nouvelle forme esthétique. Dans cet atelier [Vernacular of file formats], l'artiste Rosa Menkman nous guide par la théorie et les idéaux de cette nouvelle forme d'art impétueux [...] Le data bending (courbure de données) est le piratage créatif des données numériques stockées sur un disque. Tous les fichiers, images, sons et vidéos sont stockés sur votre ordinateur dans un flux presque infini. L'ordinateur saisit la signification de ce flux de données en l'organisant en morceaux. Ainsi chacun des fichiers a son propre code binaire, et donc chacun est unique. Nous appelons cela des morceaux de fichiers (chunks files) [248]. »
C'est par l'analyse technique et la décortication des fichiers numériques que s'est développée le mouvement du glitch. Alors si
fig14, « Langue vernaculaire
le site de Rosa Menkman ressemble a priori à un chaos organisé,
des formats de fichier »,
c'est d'abord parce qu'elle privilégie un modèle de création (organisé) Rosa Menkman, octobre conçu sur l'erreur informatique (chaos). Comme courant artistique
2011.
le glitch art se manifeste au travers une esthétique visuelle singulière. Imagé ici par l'installation de Rosa Menkman (fig14), une décomposition de l'image s'opère au travers de couleurs criardes (RVB) et formes glissantes. Si l’esthétique du glitch art n’est plus à déterminer, elle inspire l’approche de nombreuses créations numériques. Du logiciel au vidéo [249] en passant par le montage audio [250] et l’image fixe, l’anomalie numérique semble une inspiration transversale de l'outil et son approche. [248] Freemote, « Vernalucar of file formats / The Glitch Moment(um) », festival des arts et de la co-création électroniques, présentation [En ligne] http://www.freemote.nl/node/139, décembre 2011. [249] Voir l'exemple Chairlift, « Evident Utensil », vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=mvqakws0CeU, octobre 2009. [250] Dans les années 1990, la musique électronique avait déjà démontré son intérêt pour l’erreur, glitch, à travers la composition de sons abstraits générés par les outils informatiques.
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Elle est d'ailleurs particulièrement considérée par les designers hollandais. Ici, c’est la méthode qui nous importe plus que l’esthétique glitch art, celle d'une création inspirée de l’erreur. Alors si OSP accorde autant d’importance à la relation que nous entretenons avec nos outils informatiques, c’est sûrement qu’il puise dans la pratique de l'expérimentation de l’accident une source d’inspiration aussi riche que nécessaire. « À l’opposé de l’industrie des logiciels propriétaires standardisés, ces outils ouverts permettent une étude et une modification approfondies, la plupart du temps en collaboration avec la communauté : nous pensons qu’il est important d’avoir une relation intime avec nos outils [251]. »
Après quelques dizaines d’années de design « en numérique », les techniques informatiques demeurent mystérieuses pour une majorité des praticiens. Si l’appel au financement du projet Visual Culture n’a pas abouti au résultat escompté, il dénote une certaine méconnaissance de l’outil numérique au regard de ce que nous avons essayé de démontrer jusqu’ici. Trop peu de designers graphiques osent se confronter à de réelles expériences numériques. Jusqu’ici j’en faisais partie ; et ces recherches m’amènent justement à vouloir changer cette situation pour le plus, aliénante et pour le moins, inconfortable. Comme le théorisait déjà Gilbert Simondon en 1958 : « La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture
[252].
»
Au XIXe siècle les relations qu’entretenaient le graphiste avec la technique sont relativement similaires à celles que nous entretenons aujourd’hui avec le numérique [253]. En réaction à l’industrialisation généralisée, William Morris et le [251] Ibid, Anthony Masure, « Visual Culture », Strabic. [252] Gilbert Simondon, « Du mode d'existence des objets techniques » [1958], ré-éd. Aubier, Paris, 2012. [253] Pierre-Damien Huyghe, « Design, moeurs et morale », Azimuts 30, entretien de Emmanuel Tibloux, p. 33, mai 2010.
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mouvement britannique des Arts and Crafts défendaient une création intimement liée à la production artisanale. Poète, dessinateur et réformateur britannique, Morris est l’un des principaux représentants du mouvement Arts and Crafts à l'origine du développement de l'Art Nouveau en Europe et aux États-Unis. Artiste engagé, Morris fut largement influencé par le réformateur John Ruskin (lutte ouvrière), esthétiquement et socialement. Il opposait l’artisanat à la production industrielle, cette dernière pratique qu'il considérait inadaptée à l'épanouissement des ouvriers [254]. À l'origine des arts mineurs (artisanat) et des arts majeurs (peinture, sculpture et architecture), il pensait à une forme de dé-hiérarchérisation des disciplines en faveur de l'émancipation des travaux manuels et de l'individu artisan. Le Moyen-âge était pour lui l'époque la plus intègre pour ces pratiques, il deviendra un fervent défenseur des guildes médiévaux (coopérations professionnelles et interdisciplinaires). Du début à la fin de la production, la maîtrise des outils était revendiquée comme nécessaire pour une pratique sociale autonome et diversifiée [255]. Morris endossait ainsi à la fois les compétences d’un imprimeur, d’un calligraphe, d’un typographe et d’un graveur de poinçons, c’est-à-dire tout ce à quoi son métier pouvait le confronter techniquement. « William Morris était proche des préraphaélites, reprend Houellebecq. L'idée fondamentale des préraphaélites, c'est que l'art avait commencé à dégénérer juste après le Moyen-âge, que dès le début de la Renaissance il s'était coupé de toute spiritualité, de toute authenticité, pour devenir une activité purement industrielle et commerciale. À l'exemple de ce petit groupe de peintres formé en 1848 [à l'origine des Arts and Crafts], Morris a traversé l'existence animé, selon ses propres mots, par la haine de la civilisation moderne
[256].
»
Aujourd'hui l'uniformisation des productions graphiques en numérique reflète ce que les Arts and Craft redoutaient certainement, une méconnaissance dommageable et généralisée des outils propres à la profession. Toutefois si leurs processus théoriques respectifs se rapprochent, leur esthétique et leur technique s'opposent radicalement ; [254] Pour imager le propos voir Youtube, « Factory work », Charlie Chaplin, vidéo [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=DfGs2Y5WJ14 [255] Kevin Donnot, « Code = Design », Graphisme en France, article [En ligne] http://www.cnap.fr/code-design [256] Xavier De Garci, « William Morris, qui fait éclorer la beauté de l'Angleterre victorienne », Télérama, [En ligne] http://www.telerama.fr/scenes/william-morris-qui-fit-eclore-la-beaute-dans-l-angleterre-victorienne,74662.php, novembre 2011.
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une enluminure médiévale n'a a fortiori aucun rapport avec un programme forkable. Elle reflète pourtant ce que notre génération a dû mal à saisir, un « savoir-faire technologique » nécessaire à l'émancipation de la création. Pour déjouer cette linéarité productive, quelques initiés ouvrent les portes d'une pratique transversale entre technologie, partage et prise de risque. Par l’utilisation de logiciels libres, les collectifs OSP et Lakfon participent à l’élaboration d’un écosystème créatif autonome, contributif et diversifié. Des fichiers sources à la documentation, Lakfon, tout comme OSP, mettent en ligne un espace dédié aux versions de leurs productions [257]. Ce sont des interfaces de dépôt peu esthétiques et peu lisibles car, comme sur Git, elles manquent d’images de pré-visualisation. En page d’accueil du site OSP un texte incite le visiteur à aller « fouiller » dans leur archives, à télécharger leurs projets, les étudier, les améliorer et les redistribuer. L'intégralité des fichiers numériques qui composent leurs projets y sont accessibles.
fig15, capture « OLA », Outils libres et alternatifs, février 2014.
Initiée par les méthodes de travail des informaticiens, l’association OLA (Outils Libres et Alternatifs), quant à elle, s’occupe de la promotion d’outils libres et alternatifs souvent méconnus des praticiens. Développée par Raphaël Bastide, Sarah Garcin et Bachir Soussi Chiadmi, elle participe à l’émancipation d’une culture ouverte et transversale : « Par le partage d'informations, la diffusion de savoir-faire et l'intervention de spécialistes, Outils Libres Alternatifs vise à créer une dynamique favorable à l'émergence de synergies dans le champ de la création. Cette initiative s’adresse à des professionnels, des étudiants, des enseignants, et plus largement à des « faiseurs » souhaitant se défaire des réflexes et habitudes de production [258]. » [257] « Le « dépôt forkable » est un miroir en ligne de l'environnement de production local des recherches et développements de Lakfon. Il héberge toutes les bases de nos projets codés, y compris les sources, les modifications et la documentation. », site officiel [En ligne] http://research.lafkon.net/projects/the-forkable-repository/ [258] Site officiel [En ligne] http://www.outilslibresalternatifs.org/
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Par la revalorisation du partage et de l’erreur, le concept de la culture libre renverse nos façons d’échanger et de collaborer. Il contribue à l’émancipation de la diversité des pratiques créatives par l’affranchissement du logiciel propriétaire et l’autonomie contributive. Si cette culture revendiquée par quelques uns abrite un potentiel nonnégligeable dans les rapports que nous entretenons à la création et à la société, son processus de travail, adapté au métier de designer graphique en numérique, n’en est qu’à ses balbutiements pratiques. Tant du point de vue éducatif que professionnel, ces prototypages fonctionnels n’en soustraient pas moins leurs qualités morales. Si les précurseurs d’une pratique juste (avec justice et justesse) et ouverte aux nouvelles technologies sont plus souvent allemands ou hollandais, c’est sûrement qu’ils sont résolument plus proche du mouvement Bauhaus (à l'origine d'un design fonctionnaliste) qui fait défaut à notre éducation française [259]. 2 - Le partage, du design à la réinvention sociale a - L'héritage du fonctionnalisme Fondé en 1919 par Walter Gropius, le Bauhaus était d'abord l’un des plus grands instituts pédagogiques des arts et des métiers d'Allemagne. Installée à Weimar, l'école enseigne de nombreuses disciplines créatives : l'architecture, le design, la photographie, la danse et l'art du costume. Gropius était spécialement animé par la nouvelle esthétique industrielle celle qui, pour lui, réconcilie l'art et l'artisanat sous ce que l'on appelle désormais le design. « Le but final de toute activité plastique est la construction ! […] Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n'y a pas d'art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture
[260]
».
[259] Ibid, Pierre-Damien Huyghe, « Design, moeurs et morale », p.33. [260] Wiki art contemporain, « Bauhaus », [En ligne] http://fr.contemporain.wikia.com/wiki/Bauhaus#cite_note-2 [Magdalena Droste, « Bauhaus Archiv », [trad.] par Marie-Anne Trémeau-Böhm, éd. Taschen, p. 6, Cologne, Allemagne, 2013.]
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En 1925 l'extrême droite gagne les élections à Weimar, la ville décide de fermer l'école qui prend alors refuge à Dessau [261]. Sous la direction de Walter Gropuis naîtra l'un des plus grand complexes artistiques en un temps résolument minime, se mêleront ainsi de nombreuses disciplines : métallurgie, menuiserie, tissage, peinture, théatre, danse, etc. Des films expérimentaux aux objets industriels, le Bauhaus c'est avant tout « l'art de construire ». Le fonctionnalisme sous-entendu par
fig16, captation de vidéo, plan de l'école Dessau « Le Bauhaus de Dessau1 », Daily Motion
cette dénomination s'exprime assez clairement dans la nouvelle structure de l'institut. Gropius opte pour un emboîtement massif volontairement asymétrique reliant les six bâtiments constitutifs à la vie de l'école comme un vase communicant et transdisciplinaire. Avec rigueur (voir même rigidité), il fût influencé par des enjeux exclusivement pragmatiques (fig16). La transparence des bâtiments y est un concept largement développé avec la façade vitrée des ateliers ; partout on voit, et partout on est vu. Les interprétations sont nombreuses, nous y verrons alors soit un espace de liberté soit le reflet d'une oppression vulgaire où toute intimité serait bannie. Toutes choses dites, il est à souligner le fourmillement créatif d'avant-garde que cette école aura suscité pendant huit ans, et inspiré de nombreux autres bien après sa fermeture. Par l'exclusion de tout style d'ornementation, la forme se laisse guider par la fonction de l'objet. L'usage de formes minimalistes (rond, carré, triangle) illustreront clairement le concept du fonctionnalisme présent dans l'approche bauhausienne, à savoir la franchise des formes Ces principes fondamentaux laissent encore aujourd'hui une large empreinte dans le design. Quand Ruedi Baur précise : « Rendre lisible, c'est rendre accessible au plus grand nombre [262] », nous pensons assez naturellement à l'optimisation des transmissions du savoir opérée par Gropius. Après la prise du pouvoir des nationaux-socialistes, les pressions gouvernementales débutent par le licenciement d'Hannes Meyer en 1930, accusé d'être partisan au [262] Vivien Philizot, entretien avec Ruedi Baur, Graphisme en France 2014, p. 43, 2014. [261] BNF, « Bauhaus, construire avant les ruines... », pdf [En ligne] http://www.bnf.fr/documents/biblio_bauhaus.pdf, novembre 2009.
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« communisme », et l'école du Bauhaus, sous la direction de Ludwig Van der Rohe, est dissolue en 1933 par l'Allemagne nazie. Au cours de ses 14 ans d'existence, « le Bauhaus est devenu l'abréviation de la modernisation radicale de la vie et de ses phénomènes secondaires positifs et négatifs [263]. » De l'expressionnisme de Weimar au constructivisme de Dessau, de Gropius, Hannes Meyer à Mies Van der Rohe, il existe aujourd'hui de nombreuses publications constituant des sources essentielles à l'histoire de l'architecture et du design, et de leur pédagogie. De l'Europe aux États-Unis, de Kandinsky à Moholy-Nagy, le mouvement dit "fonctionnaliste" eut et demeure une influence artistique essentielle en Occident. « Alors que l'historiographie a fortement suivi la représentation du Bauhaus transmise par Gropius jusque dans les années 60 et 70, les enquêtes critiques se sont multipliées au cours des dernières années. [...] Le Bauhaus n'a nullement cessé d'avoir de l'effet et son histoire récapitulative n'est pas encore écrite
[264].
»
La nouvelle typographie, un modèle conceptuel
À la fin du XIXe siècle, William Morris tente de ressusciter les caractères de Jenson avec le « Golden Type ». Avec l'imprimerie Kelmscott Press, il publie des ouvrages d’une grande finesse basés sur les premières compositions du XVe siècle. Les caractères étant trop imposants, la production artisanale devient trop coûteuse. C'est alors qu'au début du XXe siècle les créations fonctionnalistes prirent l'avantage productif. Promoteur du design moderniste, Jan Tschichold est un typographe engagé. Com-muniste d'origine allemande, il est naturalisé suisse en 1933. En 1925, il synthétise un manifeste explorant les pratiques constructivistes et le Bauhaus dans « Elementare Typographie ». Il consolide en 1928 ses idées dans le livre « Die neue Typographie » où il y réaffirme la « supériorité » des caractères sans empattements, avec la [263] Magdalena Droste, « Bauhaus archiv », [trad.] Marie-Anne Trémeau-Böhm, préface de Peter Kahn, éd. Taschen, Cologne, Allemagne, p. 6, 2013. [264] Op. cit, Wiki art contemporain, « Bauhaus ».
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présentation de la police « Akzident Grotesk », et des compositions asymétriques facilitant l’accès à l’information pour le lecteur. Privilégiant la forme au sens, la typographie traditionnelle est considérée inflexible et décorative. C'est alors qu'il plaide en faveur d'une standardisation des formats de papier plutôt qu'une standardisation de la composition. Le graphisme suisse des années 1960 a poursuivi la voie d'un fonctionnalisme pur, tout en continuant à rejeter l'ornementation. En France à la fin des années 1950, Adrian Frutiger poursuit la logique d'un caractère fonctionnel avec la célèbre typographie : « Univers ». C'est dans le livre « Grid Systems in Graphic Design » (1961) de Josef Müller-Brockmann que sera écrit les fondements d’un design graphique rationnel au système de grilles de mise en page complexe, théorisé de la façon suivante : « L'usage de la grille implique la volonté de systématifier, de clarifier, la volonté d'atteindre à l'essentiel, de distiller, la volonté de cultiver l'objectivité plutôt que la subjectivité, la volonté de rationaliser les processus de création et de production, la volonté d'intégrer les éléments chromatique, formels et matériels, la volonté d'une maîtrise architecturale de la surface et de l'espace, la volonté d'adopter une une attitude positive et porteuse d'avenir
[265].
»
Née au début du siècle, les complexes militaro-industriels auront favorisé la tendance aux productions de masse. Visant à réconcilier l’art, l’artisanat et l’industrie, les constructivistes envisagent la mécanisation comme une réponse à la pauvreté des masses, et la rationnalisation des objets sera une réponse à la surcharge décorative. Pour Tschichold, la typographie doit s’adosser aux recherches de la peinture moderne en matière de rythme et de proportion afin que chaque élément composé acquiert une utilité particulière. Révélant la fonction dans la forme, l’art élitiste du XIXe siècle est mis dans l'ombre au profit d'une « beauté utile ». À l'aune d'une démarche fonctionnaliste, un design graphique se dessiner en faveur de la lisibilité de l'information. Ce premier pas fondammental contribuera à la prise de conscience généralisée d'une [265] Josef Müller–Brockmann, « La philosophie de la grille », [1981] Le graphisme en textes, éd. Pyramid, Paris, 2011
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nécessaire lisibilité du monde et de ses nombreuses informations (et/ou données), celle-là même défendue pour une libre circulation du savoir. Bauhaus, moralité : générosité de la franchise Si le fonctionnalisme fût un moyen déployé à outrance en vue d'une production industrielle massive, il a aussi questionné notre capacité à produire des objets et des formes selon une méthode. Déterminée par la fonction des choses, cette méthode s'attarde sur l'aspect des choses et leur franchise. Quelle perception plus juste existe t-il d'un objet que l'illustration formelle de son usage ? Si la forme suit la fonction alors l'objet sera perçu tel qu'il est. Alors si Google n'est pas perçu de la même manière qu'il est conçu, c'est qu'il
fig17, capture « Duckduckgo », moteur de recherche, février 2015.
offre un confort d'usage ergonomique. Contrairement à l'offre anonyme Duckduckgo, par exemple, le moteur de recherche s'attarde à faire correspondre des contenus de qualité contrairement à la quantité. Chacune des propositions de recherches sera ainsi mise en relation avec des sites sélectionnés pour la qualité de leur contenu et pas seulement pour la quantité de postes ou de visites qu'ils auront émis. Aussi en cryptant nos données de recherche, Duckduckgo (fig17) peut assurer la confidentialité de nos comportements sur les sites lesquels nous aurons cliqué. Alors si Google a le monopole sur ce marché, c'est qu'il offre un ensemble d'applications additionnelles qui en font une offre singulière. Indissociable de la réception des choses, l'aspect devrait donc être le résultat de ce qui est vraiment proposé par le service, de manière à rendre visible l'offre telle qu'elle est. Et nous pensons que c'est aussi le rôle du designer de s'engager à mettre en valeur la vérité et la puissance des choses [266] plus qu'à simplement déguiser l'ergonomie d'une interface. Là où l'industrie collaborative fonctionne, elle élabore donc une ergonomie esthétique efficace et confortable. Tandis qu'elle délaisse [266] Ibid, Pierre-Damien Huyghe, « Design, moeurs et morale », p. 39.
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un « design artistique », elle relève davantage de la supercherie que de la franchise. Jean-Hugues Barthélémy, professeur en philosophie, développe justement l'opposition qui réside actuellement entre « design social » et ergonomie : « L’ergonomie se définit d’une part comme "l'étude scientifique de la relation entre l'homme et ses moyens, méthodes et milieux de travail", d’autre part comme l'application de ces connaissances à la conception de systèmes "qui puissent être utilisés avec le maximum de confort, de sécurité et d'efficacité par le plus grand nombre". [...] elle est cependant animée par un souci d’efficacité, là où le design social est prioritairement animé par un souci de convivialité. On pourrait dire que l’ergonomie privilégie les milieux de travail, pendant que le design social privilégie les milieux de vie sociale [267]. »
Ainsi le croisement des disciplines, design et ergonomie, donnerait lieu à un « confort moral » partagé entre l'efficacité et la convivialité. Au Danemark, nous présente Barthélémy, les designers de MindLab [268] sont devenus des consultants de l'administration nationale, ils y accomplissent des tâches variées ; de la conception de formulaires clarifiés aux systèmes d’encodage performants, et aux plateformes web facilitant la mise en contact des employeurs et des demandeurs d’emploi. « Gilbert Simondon [...] : la conscience humaine ne peut se développer qu’en étant pour ainsi dire faite par ces objets qui pourtant sont fabriqués par elle. [...] En d’autres termes, le vivant, dans sa finitude, a besoin de béquilles pour se mettre à penser vraiment, et c’est pourquoi tous nos artefacts extérieurs sont, très paradoxalement, ce qui nous fait dans notre intériorité pensante elle-même [269]. »
Dans le texte « Design social, une analyse critique », Barthélémy désigne un design social possible par une prise de conscience humaine (et collective) de l'environnement dans lequel il évolue. Si l’homme admet qu'il est construit par ce qu’il construit, alors, pense Barthélémy, il sera en mesure d'accepter et surtout de vouloir un design social. [267] Jean-Hugues Barthélémy, « Design sociale : une analyse critique », colloque ESAD valencienne, p. 2 et 3, avril 2014. [268] MindLab, site officiel [En ligne] http://mind-lab.dk/en/ [269] Op. cit, Jean-Hugues Barthélémy cite Gilbert Simondon, p. 5.
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C'est à dire un « design de société » bâtie sur des technologies nécessairement politisées (puisque socialisées) servant des individus interdépendants. Si le design réconcilie l'art (le beau) et l'industrie (l'util), le social est assujeti à la vie des hommes en communauté. « À la différence de la politique, mais au service de cette dernière, le design social consiste à créer des environnements ou des milieux non seulement confortables mais aussi conviviaux, c’est-à-dire susceptibles de favoriser le partage et la participation de chacun à la vie sociale [270]. »
Autrement dit les environnements artificiels nous détermiment en tant qu'individu social (soit en tant qu'individu d'une société), et le social à proprement parler s'apparente à ce qui entoure les humains. Le social ne considère pas seulement l'homme, mais plutôt les relations de l'homme au système dans lequel il évolue. Alors si le design social tend à mettre en forme ce qui est, et pas ce qu'on voudrait montrer (soit des artifices), c'est dans les pays nordiques d'Europe qu'il s'applique le plus. En 2012 le designer hollandais, Jonathan Puckey a publié des fluctuations d'informations journalistiques générées par Fox News entre 2007 et 2010. Son projet « The quick brown [271] » met à disposition des modificiations de contenus dans le temps ; modifications à l'origine invisibles par l'internaute. Quand « Fox News » fait preuve d'efficacité dans sa super-
fig18, capture du site « The quick brown », formalisation des flux sur
vison rédactionnelle, les titres d'article sont modifiés à grande vitesse
un titre d'article de Fox
(fig18). Hormis les nombreuses corrections orthographiques et syn-
News, janvier 2010.
taxiques, l'interface dénonce assez peu de choses, là où cet outil aurait eu plus de pertinence à collaborer avec WikiLeaks par exemple. L’ensemble de nos productions techniques serait donc le reflet de ce que nous sommes « au plus profond de notre être [272] ». Pour un design social, et pour ce que nous nommons ici le design du partage, [270] Ibid, Jean-Hugues Barthélémy, p. 2. [271] « The quick brown », [En ligne] http://www.thequickbrown.com/ [272] Op. cit, Jean-Hugues Barthélémy,
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il est nécessaire de considérer l'espace Internet comme une « dimension numérique » de notre société. Si la société n’est pas un moyen mais un but, alors cette dimension numérique n'est pas de l'ordre de l'utilité mais de la nécessité de vivre ensemble. « La fonction de l'art, par rapport à ce phénomène, consiste à s'emparer des habitudes perceptives et comportementales induites par le complexe technico-industriel pour les transformer en possibilités de vie, selon l'expression de Nietzsche. Autrement dit renverser l'autorité de la technique afin de la rendre créatrice de manière de vivre et de voir [273]. » b - La conception de site web L'ordinateur, d'abord comme un nouvel espace d'expression visuel, a contraint le designer à penser sur écran, une dimension nouvelle ; celle d'un objet puissant à la surface plate. Ses affichages multiples et interactifs ont complexifié le rapport du designer à l'image. Sur le modèle du visionnage cinématographique, un film en salle ne s'apprécie pas de la manière que sur nos écrans à la maison. Bien que plus complexes sur ordinateur, les variables sont relativement similaires. Les affichages potentiels sur écran se sont multipliés selon des variables [274] de taille d'écran, de résolution, de fenêtre, de navigateur, etc. Le designer doit organiser l'information en optimisant ces variables. Il fait alors appel à un design adaptatif (responsive), le site web est conçu de manière à optimiser les expériences de lecture et de navigation sur une large gamme d'appareils (tablette, smartphone, ordinateur, TV). La création d'un site web s'effectue à partir du développement HTML (Hyper Text Markup Language) des pages. Ce langage sémantique sera interprété par les navigateurs afin d’assurer l’affichage des pages sur nos appareils. Cet affichage prendra une forme variable (régie par le style CSS) selon le navigateur, le système d’exploitation, la résolution de [273] Nicolas Bourriaud, « L'esthétique relationnelle », éd. les Presse du Réel, 1998. [274] Nous penserons ici au site de Jonas Lund, « What you see is what you get », [En ligne] http://whatyouseeiswhatyouget.net/ Le projet souligne la multitude d'affichages possibles à l’ouverture d'un site web. Lors de votre connexion, une captation de la taille de votre écran est réalisée et ajoutée aux autres, soit une multiplicité d'affichages incalculables.
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l'écran, etc. Il est donc essentiel de considérer le codage (HTML/CSS) au même titre (ou presque) que le décodage de ce langage par la machine et ses fonctions. Cette incapacité à contrôler absolument le résultat final de la création est un bouleversement historique radical pour les pratiques graphiques et typographiques. Dans les années 1990, la multiplication des usages du CSS [275] (feuilles de style en cascade) dans la conception de site Web a précipité leur prise en compte par les navigateurs. Dans les années 2000, nous assistons à une césure entre la conception formelle et la conception architecturale du contenu. S'il est plus complexe d'associer la forme à une fonction, il est techniquement assez facile de changer la formalisation d’un contenu avec le langage CSS. De type Square Space ou Wordpress, les interfaces préfabriquées en CMS [276] (système de gestion de contenu) ont largement contribué à l'émancipation de ce langage en une apparence minimaliste, celle là qui voudrait véhiculer de la neutralité. Cette « religion » de la neutralité formelle est sans nul doute un illogisme visuel pour qui travaille sur l'image. Voici donc la parole française d'un prêcheur du graphisme engagé sur le sujet : « La neutralité n’existe pas, pas plus que la transparence des systèmes de signes. C’est d’ailleurs aussi pourquoi les solutions de communication de masse sont le plus souvent inadéquates et quelques peu fascinantes. En prétendant s’adresser à tous, elles s’adressent de moins en moins à chacun. Simplifications et normalisations souriantes, elles agissent comme un rouleau compresseur sur nos échanges possibles, imaginables ou rêvés [277]. »
Cette quête de la neutralité, comme l'esthétique d'une transparence factice, asphyxie les possibilités d'un design ouvert à la diversité des points de vue et des réflexions sociales. Avec la participation des internautes initiés ou curieux, le site Zen Garden [278] de Molly Holzschlag tente tente une approche distincte. Dans un but à la fois technique et pédagogique, le site vise à démontrer l'hétérogénéité formelle de ce [275] Wikipédia, « CSS, Cascading Style Sheets », définition [En ligne] http://fr.wikipedia.org/wiki/Feuilles_de_style_en_cascade [276] Wiki CMS, « CMS, Content Management System », définition [En ligne] http://wiki.cmsmadesimple.fr/wiki/Cms_(Definition) [277] Ibid, Pierre Bernard, conférence, février 2015. [278] CSS Zen Garden, site officiel [En ligne] http://www.csszengarden.com/tr/francais/
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puissant langage en dévoilant ses capacités, communément restreintes. Ces modélisations du CSS aspirent à l'exploration et à la réutilisation d'un langage peu exploité dans sa vraisemblance. Le site Site Inspire quant à lui prouve, en montrant chaque jour de nouveaux sites présentant une esthétique léchée, que la maîtrise du langage web permet une certaine émancipation de la création en numérique, tout en considérant les contraintes techniques. Si les CMS ont tant de succès c'est aussi parce qu'ils permettent un travail transversal et collectif. La structure d'un contenu personnalisable (FAQ, documents, blog, forum, etc.), la hierarchérisation des utilisateurs (administrateur, contributeur, anonyme, etc.) et parfois la gestion de versionning facilitent largement l'organisation du travail en ligne. Donner du sens à ces moyens techniques est cependant une autre question. Gratuits et faciles à prendre en main, les systèmes de blog (Flickr, eBay, MySpace, Instagram, etc.) permettent aux utilisateurs de produire chacun son propre site web, sa boutique en ligne ou de diffuser textes, photos, et vidéos. Ainsi la simplication de la conception d'espace web personnelle ou professionnelle ont dirigé les commanditaires à vouloir toujours plus de contrôle sur le contenu (fond) et le contenant (forme). Le designer graphique doit ainsi envisager son travail autrement, vers des responsabilités adaptées aux moyens mis à disposition des internautes. Cette récente demande de contrôle des commanditaires sur le produit fini est en partie le résultat d'escroqueries financières orchestrées par quelques premières agences web. Avant les années 2000, la sur-facturation des moindres modifications sur les sites mis en ligne ont contribué à la quête d'autonomie du client. [279] voir les offres de création de sites web pour 200 euros tout compris : base de données, gestion de forum, newsletter, blog, etc. Web Rank Info, site officiel [En ligne] http://www.webrankinfo.com/annuaire/site-27002.htm
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Du maquettage pré-défini Des modèles (« mock-up ») aux maquettes (« templates ») personnalisables, ces outils pré-fabriqués ne permettent pas l'appropriation du langage, ils se limitent à quelques écritures possibles comme le résultat d'interfaces lissées et pratiques dans un but pré-déterminé. À l'image de la creative suite d'Adobe, le designer est sollicité pour des actions purement esthétiques [279] (jolies) qui n'ont pas beaucoup d'intérêt ni de valeur tant d'un point de vue qualitatif (sens de la forme) que d'un point de vue quantitatif (financier). Avec la suite « I Life [280] », le discours d’Apple nous éclairera tout à fait à ce sujet. En proposant des milliers de « templates » pour faire des sites web, des vidéos ou des DVD, l'entreprise permet aux utilisateurs de créer une interface (pré-établie) en un clique. Bien qu'elle permette au plus grand nombre d'avoir un espace personnalisé en ligne (extension de l'être), elle dénature complétement l'essence même du langage numérique, délaissant les recherches créatives et pragmatiques qu'elle sous-entend. Depuis une dizaine d'année, les grands succès du web se sont entourés de firmes envahissantes dictant les principes des pratiques en numérique telles que Google, YouTube, Amazon, Facebook, Instagram, Twitter, Uber et Airbnb. Cette mise en relation nous per-
fig19, couverture « The Bauhaus », Muriel Cooper, 1969.
met d'affirmer que leur esthétique s'organise sur l'experience utilisateurs (UX). Ces interfaces adoptent donc un positionnement fonctionnel de la forme, comme énoncé par le Bauhaus (fig19) il y a un siècle et poursuivit par l'atelier de Muriel Cooper au MIT Media Lab : [280] Apple, site officiel [En ligne] http://www.apple.com/fr/ilife/ [281] « If the Bauhaus workshops were an attempt to come to terms with the conditions of industrialized production, then the Visible Language Workshop was an attempt to confront informationalized production. » David Reinfurt, « This stands as a sketch for the future », Muriel Cooper and the Visible Language Workshop, [En ligne] http://cavs.mit.edu/MEDIA/Thisstandsasasketchforthefuture.pdf, p. 6. [282] Artiste, designer, enseignant et chercheur, John Maeda est d'abord un mathématicien de formation. Son travail visuel fut d'abord encadré par Muriel Cooper au MIT, avant d'être former au Japon à l'University Institute of Art and Design. Il aura marqué les premiers pas d'un design en numérique. Deux de ses anciens étudiants, Benjamin Fry et Casey Reas, ont notamment conçu le très célèbre logiciel Processing ; un environnement de design interactif très prometteur, basé sur la plate-forme Java. [283] Architecte de l'information numérique, pour en savoir plus voir « Lisa Strausfeld, Keynote », vidéo [En ligne] https://vimeo.com/20359257
101 « Si les ateliers du Bauhaus étaient une tentative de prise en compte des conditions de la production industrialisée, alors le Visible Language Workshop a été une tentative de confrontation à la production informationalisée [281]. »
C’est notamment à travers les productions de ses élèves que l’on perçoit l’importance de son atelier d'avant garde, parmi eux : John Maeda [282], Lisa Strausfeld [283] ou encore les créateurs de Processing. L'organisation, telle qu'elle fût pratiquée au MIT sous la direction de Nicholas Negopronte, préconisait une collaboration intime entre l'ingénieur et le designer. Celle-là qui est présentée comme un nouveau modèle culturel, John Maeda, pionnier en la matière, l'expose ainsi : « Admettre que la collaboration entre l'artiste et le technologue est le seul modèle de la technologie artistique revient à faire reposer tout l'avenir de notre culture sur une pratique qui grefferait métaphoriquement les yeux et le sens de l'artiste directement sur les mains et l'esprit du technologue. J'ai du mal à défendre une approche qui reposerait uniquement sur les joies du hasard [284]. »
Ainsi le designer serait l'acteur aux points de confluence numérique des arts et des sciences, celui-là qui maîtriserait suffisamment la technique pour exprimer sa sensibilité (morale, esthétique et psychologique). Là où l'ingénieur ne propose qu'une esthétique par défaut, le designer développe de la nouveauté.
Google par défaut ? L'esthétique par défaut est née sur Internet de la relation computationnel entre l'homme et la machine. En informatique, « par défaut » est la valeur telle qu'elle est définie au démarrage de l'exécution d'un programme. L'affichage de l'interface est [284] John Maeda, « Maeda & Media, journal d'un explorateur numérique », éd. Thames et Hudson, Lexington, Massachusetts, p. iv, juillet 2010.
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donc initialisé au démarrage par défaut. Issu du vieux français « défaute » (défaillir), le terme signifierait « faillir dans » ou « manquer à ». Ainsi l'esthétique par défaut s'apparenterait à un design « défaillant », soit qui manque de personnalisation. Si bien que sur certaines de ces interfaces par défaut, l'esthétique pénalise l'utilisateur à l'identification (lisibilité) des propriétés de l'outil (logiciel ou site web). Figées dans une charte ergonomique, les applications Google présenteraient donc une surface d'Internet voilant la profondeur de son arborescence. Les interfaces par défaut laissent ainsi la machine se représenter d'elle-même produisant des codes culturels directement liés techniques. Pourtant le Web est un espace collectif, il génère des interactions entre l'homme et la machine, et ce sont ces interactions sociales qui doivent intéresser le designer. Au delà des logiques d'apparence commerciale, la situation par défaut néglige les compétences critiques d'un design réconciliant la beauté et l'utile dans un contexte social. Le design est celui qui permet de rendre lisible et intelligible par la nouveauté esthétique. Comme le disait Oscar Wilde avec justesse : « [...] c’est la faculté de critiquer qui invente des formes nouvelles [...] Une époque qui n’a pas de critique est une époque où l’art est immobile [285]. » Fonctionnelle et intuitive, l'application Google Maps nous
fig20, capture « Snazzy
propose une navigation quasi en temps réelle sur une carte
Maps », février 2015.
du monde. Seule l'apparence minimum de l'API (interface de programmation) est disponible, ainsi l'identité graphique se limite à l'expression ergonomique de l'interface. Toutefois notons que l'application Google maps est « customisable » à condition de l'intégrer sur un site externe, les styles appliqués sur l'interface sont donc modifiables à l'image d'une conception de site séparant la forme et du fond (HTML/CSS). Ainsi de nouveaux services gratuits [285] Oscar Wilde, « The Critic as Artist » [1890], éd. Collins, 1957.
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ont mis à disposition d'autres styles formels que le standard proposé par Google, nous pensons ici à Snazzy Maps (fig20). Face à ses anciens concurrents (moteurs de recherche complexes et évasifs), cette nouvelle attitude esthétique standard fit le succès de l'entreprise Google. Dépouillée à son maximum, les interfaces de Google restituent l’essentiel des contenus sans perdre l’attention de l’utilisateur. Ainsi l'activité technique a suffit à conceptualiser son identité. Courtisant ainsi l'utilisateur, elle est perçue comme la représentation des applications gratuites aux technologies de pointe. Cette esthétique de l'accès gratuit aux technologies s'oppose directement aux identités d’Apple, de Microsoft ou d'Adobe qui, toujours plus sophistiquées et encadrées, proposent des produits et des applications finies et payantes. Sur le modèle d'un ReadyMade numérique, les applications Google se restreignent pourtant à la démonstration et à la récupération de données (émis par l'internaute) plutôt que de générer une réelle utilité des interactions, qui pourraient en créer de nouvelles à chacun et pour tous. L'ergonomie de Google Maps reste intuitive à condition de se limiter à une balade virtuelle ou à la recherche d'un lieu précis. Il est par conséquent presqu'impossible d'interagir avec cette base d'informations en vue d'une personnalisation d'un lieu ou d'un parcours. L'application ressemble davantage à un produit florissant pour les ingénieurs qui détiennent les informations générées par les internautes qu'à un réel outil d'utilité publique. Alors si Google maps se limite à la navigation sur une carte du monde, ses interactivités semblent se limiter à la recherche (ou à la découverte) d'un lieu. Ainsi l'offre de Google semble limiter l'accès à ses outils dits "publics" (car gratuit) dans l'optique de pourvoir le marché des comportements utilisateurs. Si bien que si leurs applications sont disponibles gratuitement, c'est que l'utilisateur, ou plutôt, ses comportements sont examinés comme des « produits consommables ». Comme le présentait déjà John Maeda dans son livre « Maeda & Media » en 2000, les opportunités d'outillages en informatique sont si ambitieuses qu'elles s'intègrent nécessairement dans une démarche conceptuelle : [286] Ibid, John Maeda, p. iii.
104 « Les vrais formes numériques sont éphémères, elles n'existent pas au sens physique. Pour réellement les apprécier, nous ne devons pas perdre de vue leur dimension invisible, afin de pénétrer la conscience électrique de l'ordinateur et son caractère expansif. Si nous voulons comprendre ses schémas de pensée multidimensionnels, il nous faudra explorer en profondeur la nature même de l'informatique [...] Nous devons nous rendre à l'évidence : l'ordinateur est en réalité une masse conceptuelle [286]. »
Cette démarche, vous l'avez compris, s'intégre ici dans un propos démocratique ; là où l'utilité publique des nouvelles technologies détermineront la place et l'implication du citoyen au sein d'une société numérique. De manière générale l'uniformisation des conceptions de site web, par delà les domaines les plus divers (santé [287], jurisprudence [288],
portfolio [289], éducation, commerce [290], etc.), exhibe un système d'expérience
utilisateur unique (menu horizontal, skroll vertical, etc.). Ces gabarits répétés à l'infini nous présente un tendance au design prédéfini. Du site de vente de sous-vêtements à la prévention du Sida, ces identités visuelles se limitent à la sélection d'éléments animés, colorimétriques voir typographiques (grâce au CSS) parmi des maquettes préétablies de type Bootstrap [291]. Pour le reste, je vous laisse le plaisir de découvrir le point de vue d'Etienne Mineur sur cette question : « Au niveau ergonomie et navigation, on applique des règles toutes faites énoncées par des pseudos gourous du web rassurant tout le monde. Et pour finir ce tableau idyllique, les développeurs font du copier-coller de codes pré-existants (on peut les comprendre) [292]. » [287] France Psoriasis, « Points Psoriasis », site officiel [En ligne] http://www.points-psoriasis.fr/ [288] One Law, site officiel [En ligne] http://onelaw.fr/index.html [289] Bootstrap, « Design my life », [En ligne] http://designmylife.co.in/quick-v1.3.1/demos/quick-dark/index.html [290] « Etsy », site officiel [En ligne] https://www.etsy.com/ [291] « Get Bootstrap », site officiel [En ligne] http://getbootstrap.com/ [292] Etienne Mineur, « Peut-on encore être graphiste au pays des templates », blog My-OS, article [En ligne] http://www.my-os.net/blog/index.php?2007/08/08/564-peut-on-etre-graphiste-au-pays-des-templates, août 2007.
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In fine, le site est fonctionnel : les éléments s'affichent correctement selon les tâches définies (au clique la vidéo se lance ou l'image s'affiche, etc.). En réalité, ces interfaces ne présentent aucune réelle réflexion graphique digne d'un designer dont la profession est, rappelons-le depuis le Bauhaus, l'objet du rapprochement entre l'art et l'industrie. Et il semblerait que ces « prototypes techniques » réalisés par des UX designers n'aient rien d'artistique. Certaines interfaces présentent en effet une architecture d’information plutôt intuitive (ou guidant vers ce qui est jugé essentiel par l’éditeur du site) mais délaisse parfois l’aspect artistique au profit d’un design purement UI (User Interface, orienté utilisateur). Les internautes, eux aussi, n'y verront bientôt plus qu'une uniformisation, biensûr plus fonctionnelle que les sites des générations antérieures, mais qui leur suffiront à admettre la suffisance du web dans cet état.
c - Design social, design actif. Si les ouvriers de l'image (maquettistes) aux langages marketing et publicitaire se sont multipliés, il existe plusieurs formes de graphisme en opposition à ce langage. Nécessairement engagé, nous y retrouvons la grande famille du graphisme culturel telle que les organisations : Formes Vives, l'Atelier de Création Graphique, Vincent Perrottet, Ruedi Baur, Ne rougissez pas, etc. Ajuste titre, leur méconnaissance des outils numériques participe à leur positionnement, ils privilégient donc des médias imprimés qui ont aussi leur importance sociale (signalétiques, éditions, affiches, etc). Confortée par la maîtrise traditionnelle du résultat fini (choix typographiques, matériels, formats, couleurs, etc), ils refusent de perdre le contrôle de leurs productions aux titres de l'exporation technique. Alors si Pierre Bernard a des difficultés à nous proposer des solutions nouvelles et subversives, comme il en a eu le plaisir quasi tout au long de sa carrière, c'est sûrement parce qu'il omet un champ de production qui ne lui est pas familier [293]. [293] Pierre Bernard, conférence, [En ligne] http://www.campusfonderiedelimage.org/agenda/conference-de-pierre-bernard, La Fonderie de l'Image, Bagnolet, février 2015.
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L'exploration autonome et l'expérimentation collaborative en numérique semblent pourtant des solutions adaptées contre une linéarité graphique. Sous la forme d'un « hacking design », nous retrouvons là une nouvelle liberté d'action créative. Sa flexibilité et son ouverture vers l'indéfini autorisent la prise de risque celle-là qui d'aileurs oriente vers la nouveauté. Et à ce titre, nous ne résisterons pas à citer une avant-dernière référence de R.U.Sirius, réconnu pour ses écrits cyberculturels : « C’est important d’acquérir une connaissance sophistiquée de ces outils. Il n’est pas possible de simplement tourner le dos et ignorer, il faut apprendre à utiliser le cyberspace, cet espace où nous sommes. Et si nous sommes concernés par la politique et les considérations sociales qui régissent ce monde, il faut agir au mieux dans cet espace. C’est notre territoire, celui que nous devons assumer et dont nous devons préserver la liberté [294]. »
Alors investir son temps dans la découverte d'un langage numérique me paraît un moindre effort pour garder nos droits à la liberté d'expression, et d'action d'autre part. Effectivement le designer graphique pourrait perdre le contrôle définitif sur la formalisation des choses, mais il gagnera en puissance par la recherche, la collaboration et la découverte de nouveau processus. Le studio de création Moniker, dont fait désormais partie Jonathan Puckley, illustrent ce propos avec justesse. Le processus mis en place dans leur installation Your line or mine [295] consiste à mettre en place un système participatif simple où chaque fig21, capture « Your line or visiteur peut se prendre au jeu. Plusieurs piles de feuilles A4 colo- mine », Moniker, février 2015. rées et pré-imprimées sont mis à disposition (fig21). Sur chacune d'entres elles il y a de courtes instructions, tel que relier des points sur la feuille et scanner le résultat à l'aide d'un photocopieur au centre de l'installation. Le fichier numérique est immédiatement projeter à l'écran parmi les autres fichiers. Ainsi l'assemblage de ces dessins singuliers en une animation créée une unité cohérente. Chaque dessin est valorisé par l'épaisseur, [294] Ibid, Etienne Mineur, « Peut-on encore être graphiste au pays des templates » [295] Moniker, « Your line or mine », site officiel [En ligne] http://yourlineormine.com/ [296] « With our projects, we explore the social effects of technology, how we use technology and how it influences our daily lives. Often, we ask the public to take part in the development of our projects. The resulting projects expand and grow like plants, displaying their inner organisational process. », Moniker, « About our studio », site officel [En ligne] http://studiomoniker.com/
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la rigueur ou les formes graphiques choisi par le dessinateur. Au coeur de la démarche, le designer a préparé un processus de travail participatif avec un ensemble de règles déterminant approximativement le résultat final, voici leur approche globale : « Dans nos projets, nous explorons les effets sociaux de la technologie, comment utilisons-nous la technologie et comment influence t'elle nos vies au quotidien. Souvent, nous demandons au public de participer au développement de nos projets. Les projets s'améliorent et grandissent comme des plantes, affichant ainsi leur processus organisationnel intérieur [296]. »
Ainsi le designer graphique n'est plus nécessairement auteur de ces créations mais le metteur en scène d'idées, de processus de création. Il s'enrichit de ce que la collaboration et la particiaption peut lui apporter de nouveau en développant des outils à manipuler (interface, site web, application, etc). Le designer graphique devra de plus en plus s'affranchir de l'image finie et figée afin de mieux considérer leur usage par le(s) récepteur(s) (souris, stylet, écran tactile, etc). Ainsi il produira des systèmes d'informations volontairement participatifs afin d'initier le récepteur à des interactions nouvelles. L'image numérique est désormais manipulée et manipulable, ces premières interactions réconcilient donc le design graphique au design d'espace ou d'objet. Ce rapprochement logique entre les disciplines créatives pourrait se présenter comme un graphisme en numérique où se profilerait des designers d'environnement intéractif et des architectes de l'information. L'aspect [297] technique et l'ergonomie sont désormais au coeur des problèmatiques du design graphique il faudra donc s’impliquer techniquement afin de mieux appréhender les capacités de ces nouveaux moyens pour une réelle diversité dans la création. L'interactivité, comme nouvelle situation sociale, nous engage à quelques questions préalables essentielles : que faisons-nous de l'interactivité numérique, pourquoi et comment ? L'influence des technologies numériques sur la création graphique a débuté dans les années 1980, pour beaucoup [297] Le design c'est trouver des formes évidentes à des fonctions : pas dans l'apparence, mais dans la logique de l'aspect. Pierre-Damien Huyghes, « Etapes : 215 », éd. Pyramyd, p. 30, octobre 2013. [298] Processing est un environnement de développement dans le prolongement logique de l'apprentissage de « Design by numbers » développé par John Maeda au MIT MediaLab. [299] Circuit imprimé en matériel libre, initialement destiné (principalement mais pas exclusivement) à la programmation multimédia interactive pour l'animatio. Son interface de programmation est d'ailleurs issu de Processing.
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utilisées dans un cadre pré-déterminé, les technologies numériques sont devenues des outils ordinaires. Les capacités de ce langage technique sont toujours à l'étude, elles favorisent d'ailleurs des pratiques non-conventionnelles, nourries par un dialogue fertile entre les arts et les sciences comme jamais auparavant. Les intitiatives telles que GitHub, Processing [298] ou Arduino [299] ont développé de véritables réseaux de collaboration entre ingénieurs et designers ; leur espace d'action s'intitule « culture libre », celle qui promeut le travail collectif et l'intéropérabilité, du code aux disciplines.
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3 - Figures
fig9, capture « Visual Culture », projet Kiss Kiss Bank Bank, février 2015.
fig4, « Johnston », Edward Johnston, abécédaire.
fig8, capture « Visual culture », projet OSP, GitHub, février 2015.
fig5, « Gill sans », Eric Gill, abécédaire.
fig7, capture « Explore », GitHub, février 2015.
fig3, « Use and modify », sélection typographique par Raphaël Bastide
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fig10, captation de l’interface d'une Adobe, Anthony Masure, « Adobe, le créatif au pouvoir », Strabic, juillet 2011.
fig1 et fig2, Lisa Strausfeld, étudiante à Visible Language Workshop, « Points de vue financiers » (Financial viewpoints), visualisation continue des données de la bourse, navigation possible pour l’utilisateur, 1995.
fig6, Anthony Masure tweet du 26 août 2013.
fig12, logo « Laptop », terrain de jeu pour freelance, site officiel. fig11, « Langue vernaculaire des formats de fichier », Rosa Menkman, octobre 2011.
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fig16, captation de vidéo, plan de l'école Dessau « Le Bauhaus de Dessau1 », Daily Motion
fig19, couverture « The Bauhaus », Muriel Cooper, 1969. fig13, capture blogspot « Rosa Menkman », février 2015..
fig20, capture « Snazzy Maps », février 2015.
fig11, couverture « A programming handbook for visual designers », Carey Reas et Ben Fry, éd. MIT Press, décembre 2014.
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fig18, capture du site « The quick brown », formalisation des flux sur un titre d'article de Fox News, janvier 2010.
fig15, capture « OLA », Outils libres et alternatifs, février 2014.
fig17, capture « Duckduckgo », moteur de recherche, février 2015.
fig21, capture « Your line or mine », Moniker, février 2015.
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IV – Conclusion L'utilité publique de l'outil Internet Internet, cet espace gargantuesque où réside la richesse des interactions du monde pourrait devenir à terme un véritable outil d'utilité publique, émancipant les capacités de chacun pour le bien de tous. Après l’arrivée de l’ordinateur personnel dans les années 1980, la naissance d'un Web collaboratif et interactif (espace-temps) a complexifié la technologie tout en la rendant abordable par la simplication des usages. Les internautes sont devenus apte à contribuer et à interagir (c'est à dire à partager et à échanger) avec l'information aussi bien dans leur aspect que dans leur contenu. L'utilisateur est devenu un acteur du numérique, à l'image d'un individu actif dans une société. Le Web et Internet sont des modèles d'échanges nouveaux, comparable à aucun autre. En favorisant la connexion des savoirs par le monde, ils sont des moyens favorables à la mise place d'une réelle société démocratique. Nous pensons que ce changement, s'il doit s'opérer, se fera par l'utilisateur lui-même, conscient de sa contribution sociale en numérique. Et cette prise de conscience, qui amenerait à un environnement plus juste, peut s'effectuer grâce à un design dit "fonctionnel". Ainsi de manière à rendre visible ce qui est équitable et juste en numérique, la forme poursuivrait l'essence de l'information. Les rouages du capitalisme tendent à défavoriser la visibilité de ces contenus en prédéterminant ce sur quoi nous aurons un intérêt financier, est-ce vraiment le but final d'une démocratie ? Au XXe siècle, les structures et processus industriels de l’aprèsguerre ont graduellement occulté l’ingéniosité humaine au profit d’un système d’innovation visant à industrialiser le processus de création. La mise en place
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de marchés innovants et productifs, avant d’être qualitatifs ou inventifs, ont contribué au déclin de l’ingéniosité humaine. Notre précieuse « démos kratos » est avant tout régie par un bien marchand inégalitaire, le pouvoir du peuple ne peut plus s'exprimer que par du capital qui s'acquiert (compétition). L'interaction de ses acteurs est donc réduit à une valeur quantitative (soit financière), là où elle devrait être qualitative (soit partagée). Au contraire d'une chaîne de valeur pyramidale, nous avons découvert une économie « horizontale » portée par des ingénieurs et théoriciens partisans du pair-à-pair. Ces théoriciens dénoncent une prolétarisation généralisée et l’abrutissement social par la propagande publicitaire, enfermant l'individu dans un périmètre d'actions pré-définies. À l'ouvrage, ce nouveau prototype économique modèlise un schéma du travail contributif basé sur la connaissance. Elle sous-entend des échanges transversaux ouverts et gratuits à l'image des prouesses techniques d'Internet. Une société de la connaissance comme un environnement de recherche mutualisé (ouvert et collaboratif) permettrait la mise en place d'une économie démocratique, juste et équitable. Proche des valeurs défendus par la culture libre, la co-création serait la source des révolutions en marche depuis mai 1968. Au sein des recherches militaro-industrielles du XXe siècle naîtront aux États-Unis le concept d’un travail transversale et contributif, celui-là qui se dissipera en deux concepts adverses : le copyleft et le copyright. La guerre des libertés individuelles et collectives débutent dès lors. La réduction d’un code source à l’exclusivité marchande est considérée comme contre-productive. Ainsi, le libre est défendue comme une valeur essentielle à l'avènement de la micro-informatique. Tel qu’il devrait profiter à tout le monde, le libre échange de savoirs s'est rapidement étendu dans les strates sociales d'Internet si bien que la naissance de Wikipédia officialisera l'efficacité d'une libre circulation du savoir. L'information est devenue la nouvelle richesse, celle-là qui laisse entrevoir une mutualisation de la connaissance.
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L’espace technique et théorique dans lequel une telle société s'envisage n'est pas sans se confronter au conservatisme des pouvoirs en place. D’abord parce qu’Internet a contribué à l’essor d’une pensée libriste défendue par les hippies en proie au justice sociale, ensuite parce qu’il remet en cause le pouvoir vertical des élites gouvernementales et entrepreunariales. Alors quand WikiLeaks publie la carte de la transparence gouvernementale, le peuple découvre l'injustice et l'instabilité de son cadre politique. Dépourvus de solutions globales pour régir les droits des internautes, les gouvernements se comportent en inadéquation avec la culture numérique puisque elle nécessite de jouer carte sur table. Agora moderne, défendue pour le rester, le Web est le seul espace public commun de libre expression. Ainsi Internet révolutionne nos rapports au savoir et à l'apprentissage. Du MOOC à l'Opengouvernment, il n'y a que quelques pas pour contribuer à une société solidaire qui remet la créativité au coeur de l’accomplissement personnel et des échanges sociaux. Défendre une société qui a conscience de sa collectivité, c'est privilégier des échanges co-créatifs, libres et altruistes. Née au XXe siècle pendant l'entre-deux guerre, l'industrie a favorisé la tendance au production de masse. Visant à réconcilier l’art et l'artisanat, la rationnalisation des objets sera une réponse à la surcharge décorative opérée par le mouvement des Arts and Crafts. Révélant la fonction dans la forme, l’art élitiste du XIXe siècle est mis dans l'ombre au profit d'une « beauté utile », le design. Ce premier pas fondammentale contribuera à la prise de conscience généralisée d'une nécessaire lisibilité (transparence) du monde et de ses nombreuses informations, celle-là même défendue pour une libre circulation du savoir. Développé au début du XXe siècle par l'école du Bauhaus, le « design fonctionnaliste » a contribué à l'essor d'une lisibilité des formes au service de la fonction d'un chose. La logique de l'aspect, comme signifiant d'une fonction, a pour avantage de révèler la justesse des choses là où l'esthétique de
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l'apparence ne fait que tromper par l'épure et la réduction des formes. L'avénement de l'informatique au milieu du XXe siècle a bouleversé le champ des pratiques du design, à l'image de l'artisanat et de l'industrie il y a un siècle. Aujourd'hui la révolution a changé de visage, elle est devenue numérique. Ainsi le designer serait l'acteur aux points de confluence numérique des arts et des sciences, celui-là qui maîtriserait suffisamment la technique pour exprimer sa sensibilité. Là où l'ingénieur ne propose qu'une esthétique par défaut, le designer développe de la nouveauté là où l'environnement technique lui en donne la liberté. Plus qu'avant, ses environnements artificiels nous détermiment en tant qu'individu social. L'interactivité numérique fait partie intégrante de nos vies et la mutation des marchés financiers ne cesse de s'immiscer dans cet espace de liberté. Acteurs de l'image collective, les graphistes y ont un rôle déterminant quant à la lisibilité d'un espace d'informations surabondantes, celle-là qui manque à la culture libre. L'influence des technologies numériques sur la création graphique a débuté dans les années 1980. Pour beaucoup utilisées dans un cadre pré-déterminé, les technologies numériques sont devenues des outils ordinaires. Les capacités de ce langage technique sont toujours à l'étude, elles favorisent d'ailleurs des pratiques non-conventionnelles nourries par un dialogue fertile entre les arts et les sciences comme jamais auparavant. Les intitiatives de GitHub et Processing ont développé de véritables réseaux de collaboration complémentaires entre ingénieurs et designers. Là où l'ingénieur ne décrit les choses que par le langage qui lui a permi de les découvrir, le designer a cette capacité à décrire les choses dans un langage compris par tous. Une passerelle s'est donc installée pour un travail interopérable et co-créatif. L'aspect technique et l'ergonomie sont maintenant au coeur des problèmatiques du designer graphique qui devra constituer l'interactivité comme une épreuve sociale des possibles.
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Après l’accès généralisé à Internet au début des années 1990, la naissance d'un Web collaboratif et la démocratisation des outils de programmation au début des années 2000 ont constitué une pratique du design plus proche des problématiques scientifiques. Les commandes assujetis aux designers ne sont plus les mêmes qu'au début de l'ère numérique, et ressemblent de plus en plus à une conception d'outils fonctionnels (sites adaptatifs et modifiables) qu'à des objets finis. Désormais le client souhaite avoir la main sur le contenu et son organisation. Le designer graphique doit donc se prémunir d'une pensée en système de navigation plus qu'à une version définitive de ses créations. Le designer endosse alors le rôle d'indicateur en érigeant un système de programmation vers un ensemble de fonctions graphiques. Il perd la main sur la finalité de son travail mais conçoit avec ces imprévus en prenant des risques afin de développer de nouvelles formes d'interaction. Avec les nouveaux sites Web et applications interactives, le designer perd peu à peu son contrôle sur la forme finale de sa création, mais transforme cette incertitude en capacité. Voilà donc les concepts d'un hacking design assujetti à l'exploration et à la recherche de système interactif. Entre architecte de l'information et designer de l'interaction, c'est de la plus naturelle des façons que le designer s'empliera des problémes de programmation pour ses créations. Contrairement à la Hollande, ce chemin des possibles est encore très peu pratiqué en France. L'éducation des écoles se restreigne à l'usage d'outil propriétaire, là où il pourrait ouvrir à des pratiques nouvelles et transversales aussi et surtout disponibles gratuitement. Il privilègie le confort de l'usage et la logique d'un marché créatif figé. Toutefois la culture du libre s'enrichit des interactions des contributeurs, par ici nous entendons le besoin d'une contribution large et régulière pour l'amélioration des outils libres. À noter que la plupart des projets libres (développés par des ingénieurs) sont caractérisés d'un design par défaut, ainsi il n'y a pas d'encouragement formelle là où l'internaute l'attend. Alors si le projet Visual Culture est tombé dans l'oubli c'est qu'il a manqué de design ; une erreur qui ne pardonne pas quand on
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s'adresse à des designers, qui plus est pour améliorer leur pratique aussi légitime soit elle. Quelques autres designers français s'atèlent à une telle promotion des pratiques collaboratives aux outils libres tel que nous avons remarqué Raphaël Bastide, mais aussi Sarah Garçin, Elliot Lepers et plusieurs étudiants Louise Druhle, Xavier Klein, Carine Bigot, Etienne Ozeray, Antoine Gelgon, etc. Ainsi les pratiques d'un design libre débute en France, reste à dessiner ce que nous appelons un design du partage, celui-là qui fait défaut à la culture libre en général et qui a fortiori mériterait d'être privilégié à un design commercial.
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V – Annexes Figures
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ÂŤ licences Creative Commons Âť, codification des droits d'auteur, [En ligne] http://creativecommons.fr/licences/les-6-licences/
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« Low Res », Zuzana Licko, co-fondatrice de la revue Emigre, création de caractères pour écran entre 1985 et 2001.
« Modulator », modulateur typographique, capture Metaflop.
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Entretien avec Pauline Thomas Pauline Thomas est la fondatrice de l’espace de co-working et de l'agence Laptop à Paris, depuis février 2012. Nous nous sommes rencontrées en janvier 2015. 1 - Laptop, espace de co-working FB : Pouvez-vous nous présenter le fonctionnement du Laptop en tant qu’espace de co-working ? PT : L’idée de créer un espace de co-working est venu de manière tout à fait naturelle. Freelance, j’ai eu besoin de trouver un espace de travail stimulant et dans l’idéal hors de ma sphère privée. Là m’est venue l’idée de concevoir un espace de travail mutualisé. Cette mutualisation de l’espace permettait d’apprendre plus vite et mieux, dans un climat de travail harmonieux. Aujourd’hui, nous sommes près de 14 résidents en open-space, il y a 5 places consacrées aux travailleurs de passage, et environ une dizaine de places pour accueillir des ateliers. La conception du Laptop s’est donc basée sur ce double schéma nomade et sédentaire à la fois. Il n’y a pas d’obligations, chacun peut poser ainsi ses affaires, venir et partir selon ses besoins. FB : « Je ne suis jamais entré dans un bureau sans me demander comment m’en échapper. » Je cite Jacques Sternberg depuis votre site en ligne. L’image est forte ! Que viennent chercher les professionnels au Laptop ? Sûrement y a t-il un lien avec le Terrain de jeu pour freelance dont vous faites référence sur votre logo ? PT : Un climat de confiance et d’aisance s’est installé avec le temps, et nous avons réussi à créer en quelques sorte une communauté où les gens se sentent bien et ont envie de travailler ensemble. Chacun apporte sa grille de compétences et enrichit les projets de manière naturelle. Peut-être parce que nous sommes un open-space pas trop grand, les gens se respectent d’eux-mêmes et travaillent chaleureusement. C’est exactement ce que je cherchais ! Plus jeune, j’étais extrêmement malheureuse au
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boulot, alors que j’adore travailler ! Je pense qu’on ne devrait pas vivre toute notre vie sous le calvaire d’un job, l’enfer ! Aujourd’hui, je vais travailler et je suis heureuse d’y aller. Plusieurs paramètres ont été rassemblés pour que cela fonctionne : un endroit sympa, des gens studieux et intéressants. On se sent bien et on est productif. FB : Au Laptop, les professionnels ne sont pas seulement des designers graphiques. Se croisent ici des auteurs-écrivains, des dessinateurs, des experts du digital. Comment communiquent tous ces acteurs de la création ? Sont-ils plus souvent des freelances ou des start-ups ? PT : Naturellement, les compétences se croisent puisque les profils sont variés, et complémentaires. Ce sont les affinités qui finaliseront la constitution d’équipes de travail. Nous ne sommes que des indépendants et formont lors de projets des équipes qui pourraient définir une sorte d’agence. Les start-ups nous consultent essentiellement pour du conseil. À partir de leurs idées, nous les aidons à construire un projet viable sur le marché. Au travers de systèmes méthodologiques, nous problématisons leur projet afin de satisfaire au mieux les publics ciblés. 2 - L'agence à géométrie variable, Laptop FB : Comment vous est venue l’idée d’y associer une agence à géométrie variable ? PT : Quand les gens arrivent au Laptop c’est mon rôle de stimuler les rencontres. Tout d’abord pour faire en sorte que tout le monde rencontre tout le monde, et ensuite pour nous permettre de travailler ensemble. Nous parlons de nos projets en free et avec l’agence ce qui permet de nous rapprocher en équipes de travail variables selon l’année, tout comme les projets, les envies et les besoins de chacun. Pour nous, il est devenu essentiel de médiatiser le travail de chacun. Ensuite il y a l’expertise. Bien que ce soit surtout les personnalités qui importent, certains sont débutants dans un domaine. Et si le courant passe avec les autres résidants nous essayerons de les faire évoluer ensemble ; quitte à tenter, à « risquer » de les lancer sur un projet. J’ai plusieurs fois pris ce risque et c’est valait le coup !
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C’est un pari qui aboutit souvent à un projet enrichi par la combinaison des uns et des autres. Et quand un client paye il veut quelque chose de sûr, et il attend souvent une réponse très formaté. L’idée est donc de ne pas promettre quelque chose mais de le construire ensemble, d’abord dans l’équipe et ensuite avec le client. On gère donc nos projets par itération en partant d’un cœur de projet simple, on développe un processus avec plusieurs étapes de remises en question. Sinon j’ai un peu de mal avec le mot « agence » mais c’est vrai que l’on peut le nommer ainsi ! En fait, c’est une équipe à géométrie variable. Je ne pense pas que tout le monde soit bon pour tous les projets, et c’est normal. On préfère donc ne pas fixer de rôle à l’avance, tout dépend du projet ! Ici, il y a un lieu de travail et un lieu de vie commune où les opportunités s’agencent et se structurent. Il y a des vrais projets sur le papier avec un planning. Nous avons les mêmes acteurs qu’une agence classique mais sous une trame différente. Chaque acteur qui travaille sur un projet est un expert, une personne jugée la plus apte à répondre à une tâche. Nous préférons utiliser une ressource qui coûte plus cher et dont c’est le métier que de surcharger par exemple un stagiaire qui n’est pas forcément expert en la matière, afin de rendre la réponse cohérente et à la hauteur du résultat attendu. Avant, j’avais tendance à donner du boulot à mes amis. Effectivement ils pouvaient faire techniquement le job, mais je me suis rapidement demandé s’ils étaient vraiment les mieux placés. C’est un système qui n’a pas duré longtemps. Mon rôle a ensuite été de rechercher du monde (au Laptop et ailleurs) et de les mettre en relation autour de projets. Le Laptop, c’est aussi la composition d’équipes en vue de répondre aux attentes des clients (entreprises, agences, etc.) qui recherchent des talents. Dans ces cas là, nous ressemblons à un recruteur de conseil spécialisé. Les compétences sont au cœur de la recherche ce ne sont donc pas nécessairement des résidents du Laptop qui sont choisis. Cette initiative nous permet de faire le pont entre l’agence, l’espace de co-working et les acteurs extérieurs susceptibles de s’intéresser à notre organisation. Les nouvelles
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personnalités choisis pour ces équipes découvrent en même temps l’espace du Laptop (si ce n’est pas déjà le cas) et souvent, ils se rendent compte qu’ils ont tout intérêt à revenir pour favoriser les échanges et créer des opportunités. FB : Sur le site du Laptop, j’y ai trouvé quelque chose qui ressemble à une devise : « Pas de contrainte, ni obligations, juste le soin d’apporter une expérience de travail heureuse et productive. » En est-elle ? PT : Effectivement il faut arrêter de penser que le travail est contraignant et désagréable. C’est l’environnement de travail qui l’est le plus souvent. Au Laptop, c’est justement tout l’opposé. Le cadre est ouvert, je le vois comme un terrain de jeu où il y a des règles qui permettent l’amusement. Il n’y a pas vraiment de perdant, même si tout le monde ne peut pas forcément jouer en même temps sur les projets. Mon expérience du voyage m’a aussi beaucoup apporté dans cette approche. J’aime visiter et découvrir des lieux de co-working qui me semblent intéressants, et qui tendent à partager le même modèle que celui que l’on développe. En leur présentant celui que nous avons à Paris, je les rencontre en leur proposant d’organiser des expositions ensemble afin de créer des échanges entre les résidents sous la forme de partenariat. Les événements qui marchent peuvent ainsi se dérouler au Laptop, mais également à Tokyo ou à Londres. C’est la diversité des cultures qui m’intéressent ici. Celles qui adoptent un esprit d’enrichissement mutuel. C’est important pour moi que Le Laptop ne soit pas seulement franco-français, j’essaye donc de l’enrichir par l’échange avec d’autres espaces à l’étranger. 3 - Activités professionnelles, logiciels et culture libre FB : Le climat de travail dans lequel vous êtes semble vous rapprocher de la culture libre. Qu’en pensez-vous ? Vous est-elle familière ? PT : Le libre est pour moi une notion assez abstraite. Les initiatives libres qui marchent sont sans arrêts « reprises » et détourner ; l’origine de la démarche s’en
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retrouve noyée par toutes les autres qui ne cherche plus à travailler ensemble. Le Laptop, par exemple, était l’un des premiers espaces dédiés au co-working à Paris en 2012. Depuis qu’il est né, il a vu se multiplier les espaces de « co-working » que l’on voit un peu partout maintenant. Cette nouvelle tendance n’a pas du tout favorisé les échanges entre les acteurs, c’est simplement devenu un nouveau marché. Au départ nous répondions à un besoin (non pas à une tendance), nous nous sommes sentis un peu dépossédés avec tous ces nouveaux espaces. On ne savait pas ce qu’on allait devenir. Doit-on craindre ces systèmes ouverts qui absorbent tout le monde ? Est-ce qu’on doit davantage développer la spécificité du Laptop ? Ici, on essaie de créer une « alliance » pour tenter d’établir des règles communes afin ne pas se marcher dessus, une sorte de guide pour un travail harmonieux. FB : En parallèle de ces activités, vous travaillez actuellement dans une entreprise, Adobe à ce qu’on m’a précisé. Comment arrivez-vous à concilier autant d’activités en même temps ? C’est un réel challenge. PT : En effet je bosse en parallèle pour Adobe sous la forme de télé-travail, d’ailleurs j’ai une audio-conférence avec eux juste après ! C’est une méthode plutôt efficace, cela me permet entre autre de gérer le Laptop sur place bien que depuis début 2015 je sois assistée par une personne. Elle m’aide à faire ce que je fais mal ! C’est un réel investissement, même un challenge qui me fait gagner beaucoup de temps. J’ai dû développer des moyens pour aménager mon emploi du temps en fonction des formations et des événements du Laptop. Tout a été très rapide ces trois dernières années, il a fallu être très rigoureux pour que le fonctionnement se pérennise. Thomas me soutient donc au quotidien en gérant les facturations, les arrivées et sorties des résidents, etc. C’est l’organisation des événements (apéros, expos) et des formations qui occupent le plus de temps. Les projets quant à eux arrivent assez naturellement, et maintenant la communauté de « travailleurs » évolue par la simple interaction des résidants, par elle-même.
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FB : A terme, quels sont vos objectifs pour le laptop ? PT : Au Laptop, chacun attend de moi que j’agrège les uns et les autres pour faire avancer le grand projet Laptop. Nous nous efforçons d’avancer dans une même direction et ça nécessite un temps assez incroyable. Pour le moment je le paye ce temps. La prochaine étape sera de développer ce projet « d’agence à géométrie variable » en m’y consacrant à 100% ! J’aimerais faciliter l’accès à la communauté en intégrant toujours plus de personnalités nouvelles pour que le Laptop devienne un lieu de vie encore plus agréable avec des ateliers plus réguliers. Nous avons réalisé récemment des travaux dans la salle d’atelier où nous sommes, et la refonte de notre site est aussi un nouveau point de départ pour améliorer cette visibilité. Et un jour j’aimerais pouvoir dire aux clients à l’image de Jacques Sternberg : « vous ne travaillerez plus jamais comme avant ». Notre démarche s’appuie beaucoup sur le conseil, nous nous intégrerons tout doucement dans le processus du client afin de mieux les accompagner dans le développement de leur projet, et parfois nous nous frayons des chemins communs vers d’autres projets. Pour moi, l’objectif est aussi d’essayer d’aider toutes ces grosses organisations bloquées qui n’arrivent plus à avancer. Lorsque je donne des formations d’UX design, j’essaie de faciliter le travail en équipe, en collaboration transversale afin de résoudre le vrai problème.
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Retranscription d'entretion avec Ne Rougissez pas Le collectif Ne rougissez pas! se présente comme une cellule de création chimérique formée par divers profils : graphiste, illustrateur, architecte, régisseur et photographe. Léa Bernard a interrogé le collectif, en voici ma retranscription. NRP : Nous sommes un atelier collectif de création, composé de quatre cellules fondatrices ayant chacune une spécificité dans l’expression visuelle. Nous allons sur des terrains d’expérimentations assez larges et envisageons les commandes sous des points de vues différents. Ainsi nous pouvons réfléchir à des approches graphiques sous l’apport de la mise en espace ou de l’image animée. Notre méthode de travail est simple, nous fonctionnons par deux biais : la création pure et la réponse aux commandes. Pour le premier, quelqu’un vient avec une idée, une envie et les autres rebondissent dessus, ça avance cahin-caha, en essayant de trouver une date de sortie afin de pas être dans l’expérimentation permanente mais de pouvoir faire un produit fini. En même temps nous recherchons les possibilités de valoriser ce qui est produit. L’organisation d’ateliers est située au coeur de notre démarche. Nous pensons que l’éducation populaire se doit d’être présente autant que faire se peut. Il y a toujours quelque chose à apprendre de l’autre. Nous arrivons avec un dispositif afin de faire démarrer le jeu, mais nous ne voulons pas penser au résultat final. Ce que le public va amener va faire évoluer ce dispositif, et la conclusion en découlera. Pour plateau d’été, l’envie d’interroger la (future) place publique au milieu d’un chantier nous est venue dans cette idée de passé-présent-futur. Nous avons voulu ainsi intégrer deux éléments (sérigraphie et presse typographique) permettant de redonner une possibilité à l’expression citoyenne. La sérigraphie, outil permettant de faire de la multiplicité à bon marché, est un procédé spectaculaire et permet de redonner sens car il est compréhensible par les visiteurs.
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Nous cherchons à sensibiliser les visiteurs sur la notion d’être, cette notion de « je suis et je peux m’exprimer » et non de « je suis, je vais et je suis d’accord ». Nous préférons l’activité manuelle car nous aimons travailler avec ce que nous contrôlons ; le numérique est une bonne chose, il est accessibilité à tous ; mais toute une partie du fonctionnement nous échappe. À la main, nous nous sentons maîtres de ce que nous faisons, sans passer par le prisme du concepteur de logiciel. La valeur manuelle est le retour au savoir, comme l’explique très bien Bernard Stiegler. Il ne faut pas aller jusqu’à dénigrer un médium. C’est le sens qui construit la cohérence de la production. Nous suivons la ligne de Patrick Bouchain dans cette idée « l’esthétique provient du sens ». La tendance du fait-main ou DIY marque un retour au savoirfaire, cette envie de vouloir savoir et connaître comment se fabriquent les choses. L’idée est d’entretenir et de cultiver une « écriture » qui nous est propre et qui fait sens par rapport à la situation dans laquelle elle est visible. Le comment n’est pas très important si le pourquoi se comprend.
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« WikiLeaks secrets et mensonges » Oussama Benkadi [En ligne] http://www.youtube.com/ watch?v=c92ryYyp35E, Angleterre, février 2012.
« Ivan Illich : un certain regard » Michel Croz [En ligne] https://www.youtube.com/ watch?v=cVDxctavOEo, 1989
« L’île aux fleurs » Jorge Furtado [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=cVDx ctavOEo, 1989. « Lisa Strausfeld, Keynote » Lisa Strausfeld, [En ligne] https://vimeo.com/20359257
« En route vers de nouveaux territoires économiques » Michel Bauwens, [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=XAZn v4IEo9g
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Remerciements
J e t i en s à remerc i er t ou t pa rt i c u l i èremen t mon t u t eu r d e mémoi re An t h on y Ma s u re pou r l a f i n es s e d e s on ori en t a t i on ; Pi erre Pi c ou l ea u pou r s a rel ec t u re et s on a i d e à l a t ra d u c t i on ; Al i z ée Deh ed i n pou r s a pa t i en c e et l es d i s c u s s i on s préc i eu s es q u e n ou s a von s eu ; Nol wen n Ma u d et pou r s es réf éren c es es s en t i el l es ; Ra ph a ël Ba s t i d e pou r s es en g a g emen t s ; Pa u l i n e Th oma s pou r s a s i n c éri t é ; Ma ryl i n e Bret on pou r l es c orrec t i on s ; et s u rt ou t à t ou t c eu x q u i on t s u pport é mon i n d i s pon i bi l i t é pen d a n t c es d eu x moi s d ' éc ri t u re i n t en s i ve.
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Gap Sans par Etienne Ozeray et Alexandre Liziard CMU Concrete par Donald Ervin Knuth I n t erva l
par Alex Chavot
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The design of the sharing Pu bl i c u t i l i t y of t h e s h a ri n g t ool
In many countries, there is no equivalent for the word “innovation”, though quite popular in western ones. On the contrary, nearly every culture has a term refering to human ingeniosity. It is not only a universal quality but is also essential to everyone’s achievement. This shared ingeniosity gathered us all within communities, societies which have been spreaded out on the Internet. Internet, this gigantic space where lives the interactions richness of the world, could come a real public interest tool. In opposition to a proprietary culture, the free software claimed by Richard Stallman at the first hours of computer science considerably contributed to the emancipitation of a collaborative and independant culture, that is today supported by designers. The influence that is set by digital technologies upon graphic design started in the 80s. Much used in pre-defined settings, digital technologies quickly became simple and day to day creation tools. Yet computing language abilities are huge and still evolving. It is this state of uncertainty that boosts like never before unconventional practices provided by a fertile dialogue between arts and science, which leads us to a social design in digital exploration.
Adobe, Airbnb, Google, Wikipedia, Bitcoin, GitHub, Processing, Muriel Cooper, Richard Stallman, Aaron Swartz, Julian Assange, Bernard Stiegler, Walter Gropius, Benjamin Bayart, Metahaven, Raphaël Bastide, OSP.
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Le design de partage L' u t i l i t é pu bl i q u e d e l ' ou t i l pa rt a g é
Dans de nombreux pays du monde, il n’existe pas de mot pour traduire le terme « innovation », si populaire en Occident. Au contraire, presque toutes les cultures ont un terme pour désigner l’ingéniosité humaine. Non seulement elle est une qualité universelle mais elle est essentielle à l’accomplissement de chacun. Cette ingéniosité commune nous a rassemblé au sein de communautés, de sociétés, celles-là même qui se sont déployées sur Internet. Internet, cet espace gargantuesque où réside la richesse des interactions du monde, pourrait devenir un véritable média d'utilité publique. En opposition à une culture propriétaire, le logiciel libre défendu par Richard Stallman au début de l'avènement de la micro-informatique a largement contribué à l'émancipation d'une culture collaborative et autonome, qui est désormais soutenue par des designers. L'influence des technologies numériques sur la création graphique a débuté dans les années 1980. Pour beaucoup utilisées dans un cadre pré-déterminé, les technologies numériques sont devenues des outils de création simples et ordinaires. Pourtant les capacités du langage informatique sont colossales, et en constante évolution. C'est par cette incertitude qu'elles favorisent, comme jamais auparavant, des pratiques nonconventionnelles nourries par un dialogue fertile entre les arts et les sciences : nous voilà en présence d'un « design social » en exploration numérique
Adobe, Airbnb, Google, Wikipédia, Bitcoin, GitHub, Processing, Muriel Cooper, Richard Stallman, Aaron Swartz, Julian Assange, Bernard Stiegler, Walter Gropius, Benjamin Bayart, Metahaven, Raphaël Bastide, OSP.