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HOROSCOPE

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LÉGALISATION DU CANNABIS : LE GOUVERNEMENT COUPE L’HERBE EN DEUX

Le gouvernement renonce à la légalisation du cannabis récréatif par une vente contrôlée en magasin. La réforme inscrite dans l’accord de coalition de 2018 est victime des retards pris dans son élaboration en raison de la crise sanitaire, mais aussi de pressions internationales. Le projet n’est pas tout à fait abandonné puisque les amateurs de pétards seront à l’avenir autorisés à cultiver quatre pieds de cannabis à leur domicile pour un usage strictement privé. Une première en Europe.

TEXTE : FABIEN GRASSER

UNE DÉCISION EN DEMI-TEINTE

Cinq ministres et un enterrement : le 22 octobre, le gouvernement a déployé les grands moyens pour dire qu’il renonce à légaliser la vente de cannabis à usage récréatif. Dans un format tout à fait inédit pour une conférence de presse, les ministres de la Justice, de la Sécurité intérieure, de la Santé, de l’Éducation nationale et des Affaires étrangères ont tour à tour pris la parole pour justifier devant les médias l’abandon de cette mesure qui apparaissait comme la grande réforme sociétale de cette législature. Le projet était inscrit dans l’accord de coalition conclu en 2018 entre DP, LSAP et déi gréng. En lieu et place de la légalisation promise, les ministres ont présenté un paquet de 27 mesures intitulé « problématique de la criminalité liée aux stupéfiants ».

Pas de fumée blanche donc pour une production locale et la mise en place de points de vente sous contrôle public, comme cela était initialement pressenti.

Pour autant, la reculade n’est pas totale puisque les adeptes du pétard seront autorisés à cultiver un maximum de quatre pieds de cannabis dans leur logement ou leur jardin pour un usage qui devra se faire exclusivement à domicile et dans le cercle privé. Si la revente de cette production domestique est interdite, il sera tout à fait possible de partager un joint en famille ou entre amis tant qu’il n’est pas fumé sur la voie ou dans un lieu public. Le commerce des graines sera en revanche autorisé. La détention de cannabis dans une limite de 3 grammes ne fera plus l’objet de poursuites devant les tribunaux correctionnels, mais d’une amende comprise entre 25 et 500 euros (contre 251 à 5.000 euros actuellement) et la police continuera à saisir la drogue. Au-delà de 3 grammes, le détenteur sera considéré comme dealer potentiel. Aucune date n’a été avancée pour l’entrée en vigueur de ces mesures qui devront être formalisées par une loi. Le gouvernement a donc choisi une voie médiane entre les opposants à la légalisation et ceux qui l’appelaient de leurs vœux, sachant qu’un quart environ de la population luxembourgeoise âgée de 15 à 64 ans fume ou a déjà fumé de l’herbe.

Le 22 octobre, les ministres ont avancé plusieurs motifs pour expliquer l’abandon d’une légalisation telle qu’elle apparaissait au fil de confidences distillées par des membres du gouvernement et des fonctionnaires. Il y a d’abord le retard pris en raison de l’épidémie de covid-19. « C’est un dossier complexe à traiter, car il implique de nombreux échanges entre plusieurs ministères et cela prend vraiment du temps », avance une source au ministère de la Justice. Le sujet ne faisant pas l’objet d’un consensus absolu dans la société, la coalition aura également voulu, à moins de deux ans des prochaines législatives, ménager la part de l’électorat qui y est hostile.

« Je fume un joint chaque soir à la maison et cela ne m’empêche pas de mener une vie normale. » Thomas, conseiller en communication et père de famille

DIPLOMATIE OBLIGE

Au cours de leur conférence de presse, les ministres ont aussi évoqué les « relations diplomatiques » et les « contraintes internationales » pour motiver leur reculade et ce point a sans doute été le plus déterminant. Les pays voisins ont vu dans la légalisation la porte ouverte à un tourisme de la drogue, craignant de voir le Luxembourg se muer en nouveau paradis des fumeurs de chanvre et servir de plateforme pour le trafic. Pour prévenir cette dérive, le projet initial prévoyait de limiter la vente en quantité réduite aux seuls résidents, et cela dans une quinzaine de magasins dédiés, se fournissant auprès de producteurs locaux agréés. Cela dit, il aurait été facile pour une partie des 200.000 frontaliers qui viennent chaque jour au Luxembourg de se fournir en herbe par l’intermédiaire de collègues ou amis résidant dans le pays. « Nous avons pour mission d’intercepter les détenteurs de stupéfiants, mais avec plus de 100.000 frontaliers cela devenait mission impossible à moins que nous ne fassions plus que cela et à condition qu’on augmente nos effectifs de manière exponentielle », soutient un douanier français.

Si l’Allemagne et la Belgique ont, ces dernières années, assoupli leurs législations pour les consommateurs, il n'en va pas de même pour la France dont la politique en la matière demeure particulièrement sévère, à rebours des tendances observées aujourd’hui dans la majorité des pays. Ces derniers mois, Emmanuel Macron et son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ont de surcroît lancé une véritable croisade contre le cannabis, ciblant expressément les consommateurs, le président de la République jugeant qu’ils sont « complices » des trafiquants.

Une légalisation du cannabis récréatif au Luxembourg aurait dès lors sonné comme un désaveu pour la vision défendue par la France. Pour Paris, le choix de la politique la plus répressive en Europe de l’Ouest est pourtant un échec cuisant au vu des statistiques qui font des Français les plus gros consommateurs d’herbe et de haschisch dans l’Union européenne (45% de la population adulte consomme ou a consommé du cannabis).

Au niveau mondial, l’échec de la répression contre les drogues est acté depuis une trentaine d’années par les professionnels, y compris des policiers et magistrats submergés par les procédures contre de simples consommateurs dont les dossiers engorgent commissariats et tribunaux. En 2019, les stupéfiants figuraient pour près de 15 % des infractions enregistrées au Luxembourg et représentaient la première cause des détentions préventives (33% des détenus).

DES CONSOMMATEURS TOUJOURS PLUS NOMBREUX

La loi actuelle, datant de 1973, réprime indifféremment consommateurs et trafiquants et ne distingue pas les drogues douces, comme le cannabis et le haschisch, des drogues dures, comme l’héroïne ou la cocaïne. Cette approche réduit les fumeurs de joints au statut de délinquant sans que cela ait le moindre impact sur leurs habitudes, leur nombre tendant au contraire à augmenter au fil des ans. C’est aussi ce constat qui a poussé au changement de la loi. Parmi les arguments mis en avant dans l’accord de coalition en 2018, le gouvernement entendait également « éloigner les consommateurs du marché illicite » et réduire les risques psychiques et sociaux liés à la fourniture sur le marché clandestin. Une légalisation strictement encadrée aurait de plus coupé l’herbe sous le pied du crime organisé pour qui la drogue est synonyme de profits colossaux (le marché est évalué entre 300 et 500 milliards de dollars par an dans le monde). Pour le Premier ministre, Xavier Bettel, ces mesures sont une « première étape » dans un processus plus long, a-t-il déclaré dans un entretien à Luxembourg Times, répétant qu’il s’agit de permettre aux fumeurs « de savoir ce qu’ils consomment » tout en leur évitant de soutenir « des activités criminelles ». Dans l’opinion publique, cette « première étape » est néanmoins accueillie négativement, selon un sondage TNS-Ilress publié mi-novembre. À la question « approuvezvous la mesure validant l'autorisation de cultiver 4 pieds de cannabis ? », 60% des personnes interrogées ont en effet répondu non. Le gouvernement serait donc déjà allé trop loin en autorisant la production domestique pour une consommation privée. L’avis n’est évidemment pas partagé par les fumeurs de cannabis réguliers ou occasionnels qui en attendaient davantage. « Je suis assez déçu, car je pensais que la légalisation avec une vente en magasin était acquise », dit Thomas*, un quadragénaire qui avoue consommer de l’herbe depuis le lycée. « Je fume un joint chaque soir à la maison et cela ne m’empêche pas de mener une vie normale », poursuit ce conseiller en communication et père de famille. Il ne compte pas se lancer dans la plantation à domicile « car j’habite en appartement et je ne vois pas très bien comment je pourrais l’expliquer à mes enfants ».

Il continuera donc à se fournir auprès d’une « connaissance, en évitant au maximum d’acheter dans la rue, car on ne sait jamais sur qui on va tomber et puis on risque d’être interpellé par la police ». Pour sa part, Benoît n’exclut pas de se « lancer dans le jardinage » à terme. Mais dans l’immédiat, « je ne vais rien changer à mes habitudes et je vais continuer à passer par la personne à qui j’achète du cannabis depuis pas mal d’années », précise ce juriste qui espérait également une légalisation plus étendue. Ne connaissant aucun dealer, Sarah, une trentenaire qui fume « de temps en temps pour faire la fête », se fournit sur le darkweb : « C’est un copain qui m’a montré comment y commander du cannabis et cela fonctionne plutôt bien, le colis est livré assez rapidement. » Mais ce mode d’achat comporte le danger de tomber sur un produit de mauvaise qualité ou encore d’attirer l’attention des forces de l’ordre, alors que ce type d’activité est intimement lié au crime organisé. En somme, tous les travers qu’une légalisation aurait permis de déjouer.

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