Dossier pedagogique la force des choses

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1961 1967 1958

Le Chant du styrène Alain Resnais

La Sixième Face du Pentagone Chris Marker

L’Amour existe Maurice Pialat

L Y C É E N S

A U

C I N É M A


SOMMAIRE LES RÉDACTEURS AVANT-PROPOS Mode d’emploi

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LE CHANT DU STYRÈNE GENÈSE LE RÉALISATEUR ANALYSE ANALYSE DE SÉQUENCE FILMER... en scope et en couleur Atelier TEXTE TRANSVERSAL 1 - Anachronismes Piste pédagogique, Atelier

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LA SIXIÈME FACE DU PENTAGONE GENÈSE LE RÉALISATEUR ANALYSE ANALYSE DE SÉQUENCE Atelier FILMER... l’événement Atelier TEXTE TRANSVERSAL 2 - Les chemins qui bifurquent Piste pédagogique, Atelier

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L’AMOUR EXISTE GENÈSE LE RÉALISATEUR ANALYSE ÉTUDE SUIVIE D’UNE FIGURE DE MONTAGE Atelier FILMER... en travelling Atelier TEXTE TRANSVERSAL 3 - Le mode hypothétique Piste pédagogique, Atelier

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EN MARGE RÉFÉRENCES

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Programme distribué par

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Photos de tournage du Chant du styrène.

LES RÉDACTEURS Rédacteur en chef : Francisco Ferreira, ATER cinéma à l'université de Poitiers, formateur dans le cadre de Lycéens au cinéma et rédacteur dans diverses revues (La Licorne, Otrante, Simulacres), prépare une thèse sur le montage métaphorique chez Faulkner, Burroughs et Godard. Rédacteurs des dossiers : Cyril Béghin est doctorant à l'UFR Cinéma et Audiovisuel de l'université de Paris III et rédacteur dans diverses revues (Balthazar, Cinergon, Théorème). Jean-François Buiré, formateur dans le cadre de Lycéens au cinéma et auteur de textes pour diverses revues (Trafic, Génériques, Simulacres, Eclipses), a également des activités de programmation, d'enseignement et de réalisation. Yann Goupil est programmateur à l'Agence du court métrage et rédacteur au magazine du court métrage Bref. Rédacteur pédagogique : Thierry Méranger, professeur agrégé de Lettres modernes, est formateur dans le cadre de Lycéens au cinéma en région Centre, responsable d'une option Cinéma et Audiovisuel et d’un atelier artistique. Directeur de publication : David Kessler - Propriété : CNC (12 rue de Lübeck, 75784 Paris Cedex 16, tél. 01 44 34 36 95, www.cnc.fr) - Directeur de collection : Jean Douchet - Rédacteur en chef : Francisco Ferreira - Auteurs des dossiers : Cyril Béghin (L’Amour existe, « Texte transversal »), Jean-François Buiré (Le Chant du styrène), Yann Goupil (La Sixième Face du Pentagone), Thierry Méranger (rédacteur pédagogique et fiche élève), Francisco Ferreira (« En marge ») - Conception et réalisation : Atelier de Production Centre Val de Loire (24 rue Renan, 37110 Château-Renault, tél. 02 47 56 08 08, fax 02 47 56 07 77, site : www.apcvl.com). APCVL, coordination éditoriale : Luigi Magri - Conception graphique : Dominique Bastien - Conception multimédia : Julien Sénélas Documentalistes : Fanny Marc, Romain Derenne, Marie Perrin - Les textes sont la propriété du CNC - Publication septembre 2003 Dossier maître et fiche élève sont à la disposition des personnes qui participent au dispositif sur : www.lyceensaucinema.org L’APCVL remercie les Films du Jeudi (Laurence Braunberger), Chris Marker, l’Agence du court métrage, Jacques Kermabon, Argos Films (Florence Dauman), Les Grands Films Classiques, Flammarion, la Bibliothèque du Film (BIFI).

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AVA N T- P R O P O S

Une mémoire en cour(t)s 1958. Ce qu’on désignera bientôt sous le nom de “modernité cinématographique“ est en train de prendre son essor, en France, à travers les premières œuvres de la Nouvelle Vague (Les 400 coups de Truffaut, Le Beau Serge de Chabrol, Les Amants de Malle), laquelle réunit quelques jeunes critiques des Cahiers du cinéma, mais aussi des réalisateurs venus du court métrage : Louis Malle est de ceux-là, tout comme Agnès Varda, Jacques Demy et Alain Resnais. Après Le Chant du styrène, ce dernier réalise coup sur coup deux œuvres magistrales : Hiroshima mon amour (1959) et L’Année dernière à Marienbad (1961). Pendant ce temps, Chris Marker signe son premier long métrage, Lettre de Sibérie (1958), qui marque l’avènement du documentaire à la première personne, tandis que Maurice Pialat navigue entre peinture et théâtre, puis entre cinéma et télévision (comme assistant), avant de réaliser L’Amour existe (1961). 1967. Marker, avant d’attaquer La Sixième Face du Pentagone, réunit Godard, Ivens, Klein, Lelouch, Resnais et Varda pour faire Loin du Vietnam : le cinéma militant des années 70 s’apprête à émerger (la même année, Godard met en scène La Chinoise et Week-end). Pialat, toujours à l’écart, multiplie les documentaires et les courts métrages, mais son premier long n’arrivera qu’en 1968 (L’Enfance nue). 1958-1967. Pierre Braunberger, producteur depuis les années 20, soutient tout ce que le cinéma français compte de talents : Marker, Pialat et Resnais, donc, mais aussi Godard, Reichenbach, Rouch, Truffaut et Varda. La modernité passe aussi par des producteurs inspirés. Le programme de films étudié ici réunit donc trois œuvres témoignant d’une effervescence créatrice singulière dans l’histoire du cinéma français, qui décide alors d’aller à la rencontre du réel, sans renoncer pour autant à des exigences esthétiques fortes ; trois documentaires de création, échappant aux classements les plus vains en faisant du monde qu’ils arpentent le foyer d’un imaginaire nouveau ; trois films courts parfaitement maîtrisés, récusant l’idée répandue que le court métrage est le lieu d’une création encore incertaine, balbutiante, inachevée, qui trouverait seulement son essor dans le long ; trois œuvres sur la mémoire (mémoire de la matière, mémoire politique ou mémoire sociale) qui pourraient parfaitement constituer les premiers jalons d’une mémoire du cinéma moderne pour les lycéens qui les découvriront. Nous avons pris soin de souligner dans ce livret chacun de ces aspects, désireux de passer aux passeurs que sont les enseignants un relais certes fragile, mais fermement tenu. Francisco Ferreira, rédacteur en chef

MODE D’EMPLOI Ce livret est découpé en deux grands niveaux. Le premier est le texte principal consacré à chacun des films et rédigé par un critique de cinéma ou un universitaire. Il se partage entre des parties informatives (la genèse du film, un « document » utile à son étude, la présentation du réalisateur) et d’autres plus strictement analytiques (l’analyse du film, l’analyse de séquence, l’étude d’un aspect de la mise en scène). Le second niveau, signalé par les zones grisées et rédigé par un enseignant, propose des pistes d’exploitation pédagogique et des ateliers directement déduits du texte principal. Les filmographies sélectives de Resnais et de Pialat, également présentes dans la zone grisée, reprennent uniquement les films cités dans le texte principal et rappellent l’argument de chacun d’entre eux. Celle de Marker se concentre sur trois films consacrés à la mémoire. Un texte transversal (« Un goût de futur ») s’ajoute à ces deux niveaux : il est divisé en trois parties, chacune d’elles venant conclure le dossier consacré à un film. Enfin, la rubrique « En marge » explore plus librement une question non exploitée dans les autres textes (les mentions graphiques à l’écran). Les références données en dernière page du livret ne reprennent pas les ouvrages cités dans les différents dossiers, elles suggèrent d’autres lectures et indiquent d’éventuels " outils " pédagogiques disponibles sur différents supports (manuels de cinéma, sites internet, VHS et DVD). On trouvera également sur le site internet www.lyceensaucinema.org d’autres compléments (textes intégraux des commentaires en voix off, bibliographies), ainsi qu’une version en ligne du livret pédagogique. ☞ Ce pictogramme indique un lien direct avec la fiche élève.

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Le Chant du styrène A partir d'une commande des usines Péchiney, Resnais réalise une enquête poétique sur les origines du plastique : de l'objet fini à la matière première, en passant par toutes les étapes de la fabrication, le mythe du styrène défait malicieusement le mythe industriel.

FICHE TECHNIQUE France - 1958 - Couleur Durée : 14 minutes Format : 35 mm, 1/2,35 Réalisation : Alain Resnais Texte : Raymond Queneau Narrateur : Pierre Dux Image : Sacha Vierny Son : Marignan Musique : Pierre Barbaud Montage : Alain Resnais Producteur : Pierre Braunberger Production : Les Films de la Pléïade Distribution : Les Films du Jeudi

1. Jean-Luc Godard, “Chacun son Tours“, in Cahiers du cinéma n° 92, février 1959 ; repris dans Godard par Godard, les années Cahiers, Paris, Flammarion, coll. “Champs Contre-Champs“, 1989, p. 183. Voir aussi « Documents ». 2. Propos de Pierre Barbaud dans L'Arc n° 31, Alain Resnais ou la création au cinéma, Paris, Editions Duponchelle, avril 1967, p. 84. 3. Propos de Raymond Queneau dans Gaston Bounoure, Alain Resnais, Paris Editions Seghers, Coll. “Cinéma d'aujourd'hui“, 1974, p. 81. 4. Lettre de J. Massis à P. Braunberger, datée du 14 janvier 1958 (archives des Films du Jeudi). 5. Propos d'Alain Resnais dans “Un cinéaste stoïcien“ (entretien), Esprit n° 6, juin 1960, repris dans Premier Plan n° 18, Alain Resnais, Lyon, SERDOC, octobre 1961, pp. 57-58. 6. Propos d'Alain Resnais dans “Sacha Vierny ou l'élégance“, Positif n° 488, octobre 2001, repris dans Alain Resnais (anthologie), Paris, Gallimard, Folio, 2002, p. 499. 7. Lettre de J. Massis à P. Braunberger, datée du 15 janvier 1957 (archives des Films du Jeudi).

GENESE

En partant de l’objet retrouvons ses aïeux ! 1958-59. Le Chant du styrène est présenté au Festival de Venise, puis à celui du court métrage de Tours. Bien que très critique à l'égard de la vogue du court métrage (lequel n'aurait « pas le temps de penser »1), Jean-Luc Godard, rédacteur aux Cahiers du cinéma, y admire le film d'Alain Resnais. En salle, le film est projeté en première partie de Moi, un Noir de Jean Rouch. Suite au Prix Mercure d'Or remporté à Venise, on soumet à Resnais plusieurs projets du même type : ainsi, sur le verre teinté de Saint Gobain. 1958. Pierre Barbaud compose la musique du Chant du styrène, un an après celle du Mystère de l'atelier 15 du même Resnais. « Dans son esprit, la partition devait ressembler aux musiques de film “à l'américaine“. Il m'avait cité L'Homme au bras d'or, de Preminger. Il m'a remis un minutage très précis, car le film était déjà totalement monté, le commentaire enregistré, et il ne pouvait être question de modifier le montage des images en fonction de la musique. Resnais voulait des synchronismes parfaits, des mouvements précis. Il avait insisté, par exemple, sur la “valse des tours”, et je savais qu'à cet endroit, il n'y avait pas de texte. » 2 Hiver 1957-58. Resnais demande à l'écrivain Raymond Queneau de rédiger le commentaire du Styrène. « Quand il me proposa d'écrire le commentaire, le montage était terminé. Ce qui ne facilitait pas mon travail à venir, c'est que le montage était rétrograde : on partait de l'objet pour remonter les différents stades de la fabrication jusqu'à la matière première, charbon et pétrole . Enfin, le commentaire devait être une cantate. Je réussis à convaincre Resnais de se contenter d'alexandrins. Mais il regrette toujours sa cantate ! […] Même la lecture du texte [par Pierre Dux] fut soumise à mon approbation. Jamais je n'ai eu l'impression d'avoir aussi entièrement collaboré à un film…»3 Cependant, cette contribution n'est pas du goût de Péchiney qui, en tant que commanditaire du film, adopte auprès du producteur Pierre Braunberger un ton menaçant, par la voix de son chef du service publicité : « […] Nous n'avons jamais été consultés sur le principe d'un commentaire versifié, lequel vous le savez bien, n'aurait pas reçu notre accord. […] Et je ne puis en aucune façon vous assurer que Péchiney soit disposé à endosser les conséquences matérielles de l'initiative qui a été prise. »4 Deux ans plus tard, Resnais dira à ce sujet : « Péchiney avait fait écrire un commentaire classique, sobre, mais à l'expérience on s'est aperçu qu'on comprenait vaguement quelque chose dans la version Queneau, tandis qu'avec un commentaire classique la suite des transformations chimiques était encore moins perceptible. Maintenant Péchiney diffuse la version Queneau » 5 — après avoir toutefois retiré un temps son nom du générique. Fin 1957. Tournage du Chant du styrène. Alain Resnais utilise la couleur pour la seconde fois, pour la première l'écran large et la grue, qui permet d'obtenir d'amples mouvements d'appareil. Autre première : jusqu'alors assistant de Ghislain Cloquet (le chef opérateur des précédents courts métrages de Resnais),

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Sacha Vierny s'installe à la caméra. Resnais lui demande « de figurer dans un plan, d'être le seul humain qu'on voit vraiment, de face en plan ceinture », car « il était très photogénique. »6 22 juin 1957. Signature d'un contrat entre Péchiney, compagnie de produits chimiques et électrométallurgiques, et les Films de la Pléiade, société de production dirigée par Pierre Braunberger, qui a déjà produit quatre courts métrages de Resnais. Objet : la réalisation par celui-ci d'un film sur le polystyrène. En janvier, un avant-projet de Péchiney précisait: « Nous ne désirons pas réaliser un film de technique appliquée à l'usage des milieux scientifiques et professionnels, mais un film de propagande industrielle, susceptible de provoquer un mouvement d'intérêt que nous voudrions le plus large possible en faveur des matières plastiques et des activités industrielles qui s'y rattachent. […] Nous désirons que ce film que doit présenter notre Compagnie à l'Exposition Universelle de Bruxelles, puisse avantageusement soutenir la comparaison avec des films analogues émanant de firmes étrangères dont les activités sont comparables aux nôtres. »7

DOCUMENTS « Alain Resnais a inventé le travelling moderne » « Jamais, je crois, depuis ceux d'Eisenstein, un film n'a été aussi scientifiquement médité que Le Chant du styrène. Un exemple suffira. Robert Menegoz se promène dans les raffineries de Lacq qui lui ont commandé un court métrage. Il croise des ouvriers en combinaison rouge et avec un masque à gaz sur le visage. Il se dit aussitôt : « Oh! mais ça fait très science-fiction, il faut absolument que je mette ça dans mon film. » Le même jour, ou presque, Alain Resnais était en train de se promener dans les raffineries de Péchiney qui lui avaient commandé un court métrage. Et il croisait aussi des hommes au masque à gaz. Et comme Menegoz, il les filma en pensant à la science-fiction. Mais là s'arrête l'analogie. En réfléchissant au sentiment qui l'avait poussé à filmer ces ouvriers de notre planète Mars, Resnais s'aperçut qu'il pouvait encore renforcer ce sentiment. Comment ? En coupant au montage les hommes au masque à gaz, alors que Menegoz les gardait. La force d'Alain Resnais est de toujours faire un pas de plus que les autres. Voilà pourquoi les travellings de Molinaro dans un autre court métrage, Les Alchimistes, dans la même usine Péchiney, autour des mêmes cuves, le long des mêmes tuyaux, voilà pourquoi ils ne sont rien à côté des travellings d'Alain Resnais. Tout simplement parce qu'Alain Resnais a inventé le travelling moderne, sa vitesse de course, sa brusquerie de départ et sa lenteur d'arrivée, ou vice versa.» Jean-Luc Godard, “Chacun son Tours“, op. cit., pp. 191-192. © Éditions Flammarion, 1989.


LE RÉALISATEUR

Le moule à gaufre « Je suis comme un moule à gaufre. On y met la pâte, et elle se répand librement »1. Cette définition d'Alain Resnais par lui-même est à rapprocher de trois de ses caractéristiques bien connues. Primo, l'amour de la bande dessinée (il s'agit d'une des insultes favorites du capitaine Haddock). Secundo, la constante modestie dont le cinéaste fait preuve vis-à-vis de l'apport de ses collaborateurs, qu'il estime toujours minimisé. Tertio, la façon dont son cinéma se nourrit en effet de l'apport en question, qu'il s'incorpore littéralement. C'est particulièrement vrai de l'écriture du commentaire et du scénario de ses films, pour laquelle, afin que la pâte soit de première fraîcheur et non préfabriquée, Resnais a souvent préféré s'adresser à des écrivains extérieurs au cinéma plutôt qu'à des scénaristes professionnels : Dubillard, Eluard, Cayrol, Queneau, Duras, RobbeGrillet, Semprun, pour ne citer qu'eux. Autre garantie de fraîcheur : Resnais leur demande de créer un matériau original au lieu d'adapter une œuvre préexistante, à de rares exceptions près. DE LA FORMATION… Un moule, cela se forme. La jeunesse d’Alain Resnais, de sa naissance à Vannes en 1922 à ses premières réalisations dès 1946, fut marquée de passions diverses et de cet amour de la collection que l’on retrouve dans certaines successions de plans de ses films (le cinéaste amateur de Muriel dira : « Je ne fais pas du cinéma, j’accumule des preuves »). Le dénominateur commun de ces passions, dont le caractère synthétique, prises dans leur ensemble, explique la conception qu'aura Resnais du cinéma comme spectacle total, c'est un intérêt quasi exclusif et largement autodidacte pour l'art contemporain du 20ème siècle, qu'il s'agisse de littérature, de théâtre, de musique, de peinture ou de bande dessinée, laquelle compta pour beaucoup dans son éducation visuelle ; il affirme en effet qu'« avant le cinéma, les bandes dessinées ont changé le format et inventé le Scope » et qu'« elles savent utiliser la couleur à des fins dramatiques, mettre un personnage en évidence en le détachant sur un fond uni. »2 Ce goût du contemporain, que Resnais partage avec le “Groupe des Trente“ (collectif dont, en 1953, il cosigne la Déclaration, visant à préserver la qualité de « l'Ecole française du court métrage » et « l'ambition de ses sujets »), l'amène à réaliser des films, courts puis longs, “sur“ des artistes de son temps (Van Gogh et Gauguin exceptés), des problèmes de son temps, “grands“ — le massacre de civils (Guernica), le colonialisme (Les Statues meurent aussi), le système concentrationnaire (Nuit et brouillard), la bombe atomique (Hiroshima mon amour), la torture (Muriel), l'activisme (La Guerre est finie) — ou “petits“ : les conditions de travail dans l'usine moderne (Le Mystère de l'atelier 15), l'accumulation vertigineuse des ressources culturelles (Toute la Mémoire du monde), l'origine mécon-

nue d'une matière omniprésente (Le Chant du styrène), la biologie du comportement (Mon Oncle d'Amérique). … AU FORMALISME Les guillemets qui précèdent sont ici de rigueur tant Resnais, malgré son côté bonne pâte de prime abord (« Il a longtemps considéré […] qu'il n'était devenu réalisateur que sous la pression des producteurs et toujours en réponse à une commande, ce qu'il dit encore — boutade ? — de ses longs métrages d'aujourd'hui»3) a souvent déçu, contrarié ou irrité la commande, les attentes, la vision arrêtée de ce que doivent être, par exemple, un “film d'art“ ou un “film engagé“ : idéologisant trop le premier (Guernica, Les Statues meurent aussi) ou formalisant trop le second (Hiroshima mon amour, Muriel qui évoque la guerre d’Algérie par la bande), ou encore, dans le cas du Chant du styrène, sur-stylisant par le choix d’un commentaire versifié ce qui ne devait être au départ qu’un « film de propagande industrielle ». Le formalisme resnaisien est d'ailleurs loin de se cantonner au cinéma en tant qu'“art plastique“, mais s'applique également au domaine narratif, lui aussi infiniment plastique à ses yeux, d'autant que Resnais ne se laisse pas contraindre par l'esclavage du son synchronisé, qu'il annule dans ses courts métrages ou morcelle et décale, ad libitum, dans ses premiers longs. Il a toujours rêvé d'un film « dont on ne saurait quelle est la première bobine », et son inclination pour les récits à rebours trouve un écho dans la façon dont, praticien d'une part très large de la fabrication technique d'un film dès son adolescence, il a commencé son apprentissage professionnel du cinéma par le montage : « C'est en quelque sorte parce qu'il a commencé par la fin (des opérations de fabrication d'un film) que Resnais a pu avoir une représentation en perspective compacte, ramassée, du travail du réalisateur depuis l'origine d'un projet jusqu'au film fini. »4 En un paradoxe qui n'est qu'apparent, Resnais, dix ans durant, éprouve cette plasticité narrative dans un cadre uniquement documentaire, de Van Gogh au Styrène, loin de ses petits cousins de la Nouvelle Vague qui ne rêvent quant à eux qu'à entrer en fiction. 1. Propos d'Alain Resnais dans L'Arc n° 31, op.cit., p. 3. 2. Propos d'Alain Resnais dans Eveline Bonnet, Une Approche d'Alain Resnais, révolutionnaire discret (émission télévisée), TF1, 1980. 3. Alain Fleischer, L'Art d'Alain Resnais, Paris, Editions Centre Pompidou, 1998, p. 19. Rappelons les deux visages contradictoires que Resnais se donne, si l'on en croit Robbe-Grillet (scénariste de L'Année dernière à Marienbad) : d'une part le faiseur, l'excellent artisan aux bornes de l'académisme, d'autre part le révolutionnaire, le créateur de formes narratives et plastiques nouvelles. 4. Ibid., p. 24.

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FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE La carrière professionnelle de Resnais a débuté avec des films sur l’art, parmi lesquels Van Gogh en 1948, Gauguin et Guernica en 1950, Les Statues meurent aussi en 1953 (un documentaire sur l’art nègre réalisé avec Chris Marker). Nuit et Brouillard (1955). Documentaire sur les camps nazis. Toute la mémoire du monde (1956). Documentaire sur la Bibliothèque Nationale. Le Mystère de l’atelier 15 (1957 ; co-réalisé avec André Heinrich). Enquête documentaire sur l’origine du mal mystérieux dont est atteint un ouvrier d’usine. Hiroshima mon amour (1959). À Hiroshima, une comédienne tombe amoureuse d’un Japonais et se souvient d’un autre amour, partagé avec un soldat allemand pendant la guerre. L’Année dernière à Marienbad (1961). Dans un hôtel, un homme veut convaincre une jeune femme qu’ils se sont aimés l’année précédente à Marienbad. Muriel ou le Temps d’un retour (1963). Tandis qu’une jeune veuve cherche à revivre une passion de jeunesse, son beaufils est hanté par le souvenir de Muriel, une jeune femme torturée en Algérie. La Guerre est finie (1966). Réflexion politique sur la résistance armée à partir du portrait d’un militant du PC espagnol engagé dans la lutte anti-franquiste. Mon Oncle d’Amérique (1980). Récit des destinées de trois personnages structuré à partir des explications du professeur Laborit sur les pulsions inconscientes.


A N A LY S E

Beau comme la rencontre d’une nymphe et d’une usine sur une table de montage Tout commence par un jeu de mots. Le Chant du styrène rappelle celui de Syrinx, nymphe d'Arcadie aimée de Pan. Poursuivie par le dieu, elle se transforme en roseau. Pan, écoutant le vent siffler dans les roseaux, a l'idée d'unir des tiges de longueur inégale, et crée ainsi une flûte qu'il appelle syrinx en souvenir de la nymphe. D'emblée, ce titre pose une polarité essentielle dans toute l'œuvre de Resnais, la réunion de deux contraires : noble/trivial, savant/populaire, qui s'incarne ici en Syrinx/styrène, roseaux/tuyaux, mythe arcadien des origines/origine de la matière plastique, œuvre d'art/court métrage de commande. D'ailleurs, dès 1957, Roland Barthes note dans son texte sur le plastique qu'il porte des « noms de berger grec ».1

1. Roland Barthes, “Le plastique“, in Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957, p. 171. 2. Raymond Queneau, Loin de Rueil, Paris, Gallimard, coll. “Folio“, 1993, p. 35. 3. Cf. Alain Resnais dans “Un cinéaste stoïcien“, op.cit., repris dans Premier Plan n° 18, op.cit., p. 58 : « On ne me demandait pas d'expliquer la fabrication du styrène mais simplement de montrer que c'était une matière noble, puisque sa fabrication était très complexe et demandait des tas de connaissances. » 4. Mis à part le premier moule aux yeux de métal qui se balance insolemment au bout d'un câble, plus humain que les humains à venir. 5. Cyril Neyrat, “Point, ligne, zone“, in Vertigo n° 23, 2003, p. 60.

Le jeu des contrastes se prolonge par la succession d'une citation respectueuse, en exergue du film, d'un poème de Victor Hugo (« Ce Siècle est grand et fort », qui ouvre Les Voix intérieures) et d'une adaptation triviale, au début du commentaire de Queneau, d'un vers du Lac de Lamartine, autre poète romantique. Puis ce jeu se retrouve partout, Resnais n'étant pas pour rien un admirateur fervent du surréalisme. Ainsi le commentaire est-il composé d’alexandrins aux rimes suivies, comme dans la tragédie classique, dont il épouse les effets et la rhétorique (inversions, litotes, etc.), tout en arborant des relâchements stylistiques incongrus (« Faut un catalyseur comme cela se nomme ») ou en soulignant la conscience de son contexte de production (le dernier vers) ; de plus, ce classicisme est contredit par l'immixtion d'un vocabulaire technique qui lui est a priori étranger. Autre contraste, celui entre musiques “grandes“ ou non : Debussy est lointainement évoqué par le biais de Syrinx, à laquelle il consacra une sonate, mais c’est de la musique des films hollywoodiens que Resnais demande à Pierre Barbaud de s’inspirer. Toutefois, quelque chose de la douceur debussyenne se retrouve dans la partition, comme de Bartok et de Stravinsky, ou encore de cette forme cantate que le cinéaste voulait initialement donner au commentaire. Le mot “jeu“ est à entendre selon deux sens. Ludique tout d'abord, ces contrastes procédant d'un humour qui va contre l'ennui traditionnel des « docucus » de commande, ceux-là mêmes qui firent écrire à Raymond Queneau en 1945 dans Loin de Rueil : « Les gosses, ça les emmerde le docucu, et comment. »2 Mécanique ensuite, comme on dit de deux pièces qui ne s'emboîtent pas parfaitement qu'elles ont du jeu et, du coup, “travaillent“. Au final, la valeur que Péchiney souhaitait voir associée à la matière plastique grâce au film qu'elle a commandé n'est plus seulement un présupposé3 mais le résultat d'un “travail du film“, d'une énergie produite par le jeu d'emboî-

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tements séduisants conservant néanmoins une marge de friction irréductible que la fluidité induite par tous les raccords, synchronismes et travellings du monde ne suffirait à totalement gommer. C'est ainsi que la surface lisse et sans aspérités du plastique acquiert une épaisseur historique et concrète. Dans le texte qu'il lui consacre, Roland Barthes conteste la moderne mythologie de cette nouvelle matière, l'apparence « naturelle », universellement acceptée, de son « éternité » et son « ubiquité ». Loin d’aboutir à la réconciliation du plastique et de l’intemporalité cosmique, Resnais et Queneau, tout en faisant mine de remonter sans heurts à ses origines naturelles immémoriales et d’inscrire ce mouvement dans un cadre mythique (celui du “sublime“, qu'il soit antique, classique ou romantique), rendent finalement cette quête dérisoire (« Question controversée… obscures origines… ») pour mieux affirmer, au bout du chemin qui les a menés, de l'intérieur à l'extérieur de l'usine, jusqu'au pétrole et au charbon en passant par le polystyrène, le styrène et l'éthyl-benzène, que le plastique est avant tout le produit d'un travail au présent, voire au futur (« Il en est d'inconnus qui attendent encore un travail similaire »). Ce travail, un film documentaire ne saurait à son tour le rendre que par un labeur constant, œuvrant par adjonction, raffinage et catalyse des éléments hétérogènes que le réel immédiat, la culture et l'imagination lui fournissent. Cependant une ombre s'étend sur le film à mesure qu'il avance, faisant taire par moments la bonhomie du texte : du travail, il y a, mais de l'humain fort peu, et fort peu agissant. Le seul visage qu’on voit nettement dans Le Chant du Styrène est celui d’un ouvrier spectateur 4 et c’est d’ailleurs celui du chef opérateur, “l’œil“ du film (voir « Genèse »), alors même que les travellings qui parcourent ce dernier sont faussement subjectifs — ils ne portent aucun regard identifiable. « Le film commence par une explosion de couleurs vives […]. Plus on remonte vers l'origine, plus s'éteignent les couleurs du film, qui s'achève dans la grisaille des bâtiments et des fumées d'usine »5, dans cette cendre de mort où s'anéantissent Guernica, les corps incinérés de Nuit et brouillard et ceux irradiés d'Hiroshima mon amour. L’usine du Styrène, dont les ouvriers ne forment plus qu’une grappe de spectres anonymes et muets passant derrière une grille, apparaît comme un possible avatar de la « peste concentrationnaire » que déplore le commentaire de Nuit et brouillard, semée d’enclos sériels et de circonvolutions cérébrales dénuées de corps. Nous revient alors le dernier quatrain du poème d’Hugo cité en ouverture du film : « Mais parmi ces progrès dont notre âge se vante, / Dans tout ce grand éclat d'un siècle éblouissant, / Une chose, ô Jésus, en secret m'épouvante, / C'est l'écho de ta voix qui va s'affaiblissant. »


A N A LY S E D E S É Q U E N C E

L’aube de la plasticité 8

APRÈS LA CATASTROPHE Au commencement, Dieu créa les cieux, la terre… et la matière plastique. C'est en effet sur fond de ténèbres primordiales que s'ouvre Le Chant du styrène, sous l'égide solennelle de Victor Hugo. Sourde ironie d'un film qui prétend revenir progressivement aux origines tout en peignant dès le départ une création du monde — une recréation, plutôt, où l'on assiste au retour de la vie après l'Apocalypse. « L'herbe nouvelle est venue à nouveau autour des blocs », entendait-on dans Nuit et brouillard, sauf qu'ici, en l'absence de soleil, ce n'est plus de photosynthèse mais de chimiosynthèse qu'il s'agit, faisant se déployer des semblants de fougères, de branches de conifères, de fleurs des champs, de touffes de chiendent, qui se dressent comme les fleurs s'ouvrent en accéléré dans les films scientifiques (1 à 4). Seul un fantôme de soleil se montre à l’écran, un cercle rouge sang qui suscite fugitivement, via le souvenir du drapeau japonais, celui d’une catastrophe que Resnais abordera dans son film suivant : le fléau atomique (2). Végétaux irradiés, plantes mutantes ? La question, bientôt, ne se posera plus, toute possibilité d’analogie avec le monde végétal disparaissant au profit d’une abstraction croissante. LE PLASTIQUE, C'EST FANTASTIQUE La dualité abstrait/concret constitue le moteur expressif de cette séquence inaugurale, qui ne cesse d'alterner plongées dans l'inconnu, à la limite du fantastique, et effets de reconnaissance. Et même si Le Chant du styrène tend glo-

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balement vers une inquiétante désertification, sensible dès les suites de plans d'usine vides de commentaire, cette oscillation se retrouve tout le long du film : ainsi le texte, après avoir parlé de « la matière abstraite qui circulait sans fin, effective et secrète », présentera-t-il le pétrole comme un bon vin, « un liquide magique qu'on trouve de Bordeaux jusqu'au cœur de l'Afrique » ; ainsi hésitera-t-on constamment entre l'usine comme lieu identifiable ou comme paysage abstrait, barré de lignes sans fin. Le surgissement du premier plan, accompagné au son de stridences atonales, a de quoi étonner, avant que l'analogie végétale vienne rassurer un temps, d'autant qu'on l'associe au dernier vers de l'exergue (« Tremblent comme frissonne une forêt au vent »). Mais à partir de 5 les objets présentés ne sont plus assimilables, et glissent dans l'abstraction. L'effet de profondeur, qui séparait nettement le premier plan des “plantes“ du second plan stylisé, s'estompe pour donner l'impression d'une pure surface graphique, impression accentuée par la largeur horizontale du format Scope. Toutefois, cette abstraction finit elle-même par sembler familière, les plans successifs évoquant d'assez près ce que, dans la première moitié du 20ème siècle, on appela précisément « peinture abstraite », en particulier les tableaux de Kasimir Malevitch (mêmes couleurs pures, mêmes formes géométriques élémentaires, même travail du rapport forme-fond). Cette référence avait d'ailleurs été préparée par les vignettes bariolées du générique de début1 dont les couleurs — fonds noir,

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jaune, vert et bleu des vignettes, rouge des lettres du titre — annoncent celles de 1 à 15. Enfin, les objets en plastique présentés, après avoir perdu leur caractère analogique et s'être fondus dans l'abstraction générale, deviennent à nouveau reconnaissables, non plus cette fois par analogie mais en tant qu'ustensiles du quotidien : portes, récipients, raquettes (5 à 12), jusqu'à l'objet le plus banal, celui qui s'oublie depuis l'enfance dans la répétition des petits déjeuners, à savoir le bol, que le montage rappelle à nos yeux en lui consacrant trois cadres successifs toujours plus serrés, enchaînés par raccords dans l'axe (13 à 15). CONNAÎT-ON (VRAIMENT) LA CHANSON ? Mine de rien, grâce à cette première “collection de plans“ du Styrène (il y en aura d'autres : les moules, les granulés, les joncs, les tours, les tuyaux, etc.), Alain Resnais met d'emblée en avant le double principe qui préside au film de commande : rendre connu ce qui ne l'est pas, tout en faisant sentir à quel point ce que l'on croyait connaître était en fait très mystérieux. Il est beau que cette conscience du travail à accomplir s'exprime sans platitude ni résignation, mais avec ce mélange de rêverie, d'humour et de gravité typique de celui que le critique Serge Daney désigna comme le « sismographe de la modernité »2.

1. Bien qu'il s'inspirât tout autant des génériques des comédies musicales hollywoodiennes des années cinquante : autre exemple de jeu sur le populaire et le savant (voir « Analyse »). 2. Cf. Serge Daney, “Resnais et l’écriture du désastre“, in Ciné journal, vol. 2, 1983-1986, Paris, Cahiers du cinéma, coll. “Petite bibliothèque“, 1998, p. 28.


FILMER…

En scope et en couleur Dans l'avant-projet établi par Péchiney en janvier 1957, il est stipulé que ce qui deviendra Le Chant du styrène doit être réalisé en Eastmancolor. Le contrat de juin ajoute à la mention de la couleur celle du Dyaliscope, procédé français d'écran large utilisant le film standard 35 mm et un dispositif anamorphoseur afin de comprimer verticalement l'image à la prise de vues et de la réaplatir à la projection. Son nom, comme celui de maints procédés analogues, s'inspire de celui du premier brevet historique d'écran large : le CinemaScope américain (quoiqu'il exploite l'invention d'un savant français, le professeur Chrétien). En 1957, aussi bien la couleur que l'écran large, a fortiori la conjonction des deux, sont un luxe que peu de productions européennes peuvent se permettre, alors que la trichromie s'est répandue à Hollywood dès 1935, et l'écran large en 1953. Même si, dans le cas de la couleur, l’on n’est plus au temps du Technicolor tripack, qui nécessitait le défilement de trois négatifs différents au sein d’une caméra monumentale pour n’obtenir en fin de compte qu’un seul film, « au début des années 60, la sensibilité de la pellicule couleur 35 mm est encore relativement faible : 50 ASA, et nécessite en intérieur des sources de lumière puissantes. En conséquence, tourner en couleur alourdit deux fois le budget : la chaîne chimique (pellicule et frais de laboratoire) est nettement plus chère ; au tournage, il faut beaucoup plus d'éclairage, donc de matériel, d'espace et de personnel. »1 Mais qu'importe le coût, Péchiney veut son film de prestige, et lui assure ces deux signes extérieurs de richesse auxquels la plupart des longs métrages français de l'époque ne peuvent prétendre. Alain Resnais, de son côté, ne saurait cantonner des facteurs esthétiques aussi cruciaux à cette fonction d'épate… L'ALEXANDRIN ET LE CINÉMASCOPE 2 Le cinéaste aborde l'écran large pour la première fois et ne le retrouvera que pour un seul autre film, trois ans plus tard : L'Année dernière à Marienbad. Outre que le caractère horizontal de ce format permet de souligner la picturalité abstraite de certains plans (voir « Analyse de séquence ») et met en valeur le sens de la composition resnaisien, il s'accorde à l'idée de trajectoire et de mouvement, épousant l'étirement longitudinal des joncs de polystyrène puis des innombrables tuyaux de l'usine filmée, et conférant aux nombreux travellings qui scandent le film une ampleur spatiale qu'ils n'auraient pas eue dans un format plus restreint. Inversement, cette horizontalité est source de dynamisme visuel lorsqu'elle s'oppose aux éléments verticaux de l'usine, cuves, tours et escaliers divers. Resnais dit dans un entretien : « Je sentais confusément qu'il existait un rapport entre l'alexandrin et le cinémascope »3, et ce n'est pas qu'une jolie formule, car l'allongement des vers et la largeur du cadre concertent de manière en effet extrêmement harmonieuse. GORGEOUS EASTMANCOLOR 4 Avant Le Chant du styrène, Resnais a une première fois quitté le noir et blanc pour tourner en Pologne les quelques plans contemporains de Nuit et brouillard.

Autant, dans ce cas, il a restreint la couleur à un rendu “naturel“ de la réalité filmée, autant dans le Styrène il travaille à l'intensifier, et cela dès l'ouverture du film où les couleurs des objets en plastique et des formes géométriques éclatent sur fond noir, culminant avec le rouge presque saturé du bol vedette. A l'instar de l'écran large, la couleur permet d'accompagner le mouvement qui est au fondement du film et, selon Roland Barthes, du plastique lui-même, lequel serait « moins objet que trace d'un mouvement »5. C’est pourquoi le stade des objets colorés est rapidement dépassé : les couleurs pures migrent de ceux-ci vers des aplats monochromes visibles derrière les diverses machines, puis vers les granules de polystyrène multicolores qui fourmillent « tout heureux d'un si beau colorant » avant de disparaître dans les trous du tamis pour mieux se retrouver dans les joncs « de toutes couleurs, teintes, nuances, tons ». Nous est ensuite montrée l'origine même de leur couleur (« Des perles colorées de toutes les façons. / Et colorées comment ? Là devient homogène / le pigment qu'on mélange à du polystyrène »), le styrène pour sa part n'étant « qu'un liquide incolore ». La relative déception liée à la découverte de ce dernier correspond au moment où l'on sort de l'usine pour passer aux plans d'extérieur, qui vont réduire les couleurs vives au seul rouge avant de privilégier le gris, l'incolore, enfin le noir du charbon final (voir « Analyse du film »). Ainsi, à la fin du Styrène, peut-on vraiment parler de spectre chromatique.

1. Alain Bergala, “Techniques de la Nouvelle Vague“, in Cahiers du cinéma, hors-série “Nouvelle Vague, une légende en question“, p. 41. 2. Le mot “cinémascope“ a fini par valoir pour tous les formats larges : on l’écrit alors avec un accent sur le “e“ et sans majuscules pour le différencier du nom du brevet américain (CinemaScope). 3. Alain Resnais dans “Un cinéaste stoïcien“, op.cit., repris dans Premier Plan n° 18, op.cit., p. 57. 4. Les lignes suivantes s'appuient sur le chapitre consacré par Gabrielle Hachard au Styrène dans son mémoire de Maîtrise d'études cinématographiques : “Essai sur la couleur dans quelques films d'Alain Resnais“, soutenu en 1995 à l'Université de Paris III. 5. Roland Barthes, «Le plastique», op.cit., p. 171.

ATELIER Si le rapprochement du styrène et de Syrinx permet d'expliquer le choix du titre du film (voir « Analyse »), d'autres hypothèses, reposant elles aussi sur des jeux de mots se référant à l'Antiquité, peuvent être avancées. Remarquons que l'expression choisie fait également écho au chant de Silène : chez Virgile (VIè Eglogue), des bergers obligent un ivrogne ventru et ridicule à chanter, alors qu'il n'était pas disposé à le faire. En outre, le titre renvoie évidemment aux chants des sirènes de L'Odyssée : les voix de ces femmes-oiseaux démoniaques attirent les marins et provoquent leur naufrage. Il est bien question d'aller audelà des apparences pour percevoir la réalité, fût-elle décevante.

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T E XT E T RA N S V E R S A L

PISTE PÉDAGOGIQUE

Un goût de futur

Le Chant du styrène peut constituer une introduction pertinente à l'œuvre de Queneau. Il est en effet impossible de comprendre la commande que lui passe Resnais sans connaître le texte fondateur qu'est la Petite Cosmogonie portative (1950). L'auteur, imitateur du De natura rerum de Lucrèce, y célèbre en six chants la naissance du monde et prône l'exploration de contrées désertées par la poésie :

1. Anachronismes Quelque chose a eu lieu : une manifestation politique (La Sixième Face du Pentagone), la fabrication industrielle d'objets (Le Chant du styrène), l'édification de la banlieue parisienne (L'Amour existe). Si ces événements ont des durées et des fréquences différentes, ils déterminent néanmoins tous trois un passé absolu documenté par les films. On va nous montrer ce qui s'est passé, d'où on est parti, où nous sommes arrivés. Mais un trouble s'installe — ces récits ne parviennent pas à respecter leur temps, ces passés ont un étrange goût de futur, et guère de présent. C'est d'abord, pour chaque film, une morale plus ou moins explicite : la manifestation a forgé les consciences de jeunes gens qui continueront la lutte, la banlieue réserve des frustrations et des rages qui finiront par éclater, et le plastique, lui, n'est que le chant futur du styrène... Au-delà des morales bouclant ces formes courtes sur un effet de reconnaissance esthétique (le conte, le document militant), l'art du court métrage se définit ici comme celui de la torsion temporelle. Les commentaires, les mouvements de caméra et le montage ne cessent de produire confusions, permutations et différences brisant les chronologies pour transformer, dans des temps suspendus, ce qui a eu lieu en ce qui arrivera. Les films se définissent d'emblée par une sorte de “positionnement“ chronologique, la voix off annonçant très vite un registre temporel que les images infirment et suspendent doucement. Dans La Sixième Face du Pentagone, l'urgence de l'actualité — la guerre du Vietnam — entraîne un commentaire au présent, qui multiplie les

« en ce moment… » et autres « maintenant... », tout en donnant déjà les signes d'un travail d'historien sur la manifestation de Washington. L'action est précisément datée, découpée en tranches horaires (« le matin... », « à 16 heures... », « la nuit... »), mais peu articulée : les images restent confuses, aucun personnage n'est dégagé de la masse des manifestants, le mouvement semble n'avoir aucun décideur, aucune tête, rien qui puisse donner plus de consistance au récit historique. Et, comme pour accentuer cette inconsistance, Marker multiplie dans le commentaire les références anachroniques : un proverbe zen, les nazis, Azincourt, les Croisades, le docteur Spock... Dans L'amour existe, c'est la référence à la fameuse phrase introductive de À la recherche du temps perdu qui donne une première tonalité temporelle : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » devient « Longtemps, j'ai habité la banlieue ». Mais ce registre de la mémoire individuelle est vite mêlé de considérations sur l'actualité sociologique (les logements, les transports) et d'allusions historiques (les guerres mondiales, la Commune de 1870) qui redoublent l'indétermination temporelle des paysages urbains et l'angoisse du futur refusé (« Il ne doit rien rester qui perpétue la misère »). En ouverture du Chant du styrène, c'est le célèbre « Ô temps, suspends ton vol » qui devient un comique et programmatique « Ô temps, suspends ton bol » — le film va dérouler à l'envers la fabrication des objets en plastique et affirmer ainsi le primat d'un principe chronologique transformant un fait passé en événement futur du film. Les premières images sont elles-mêmes inversées : pour montrer la levée magique des forêts de plastique, il a fallu en réalité faire fondre les objets, puis remonter le cours du temps.

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« On parle des bleuets et de la marguerite alors pourquoi pas de la pechblende pourquoi ? on parle du front des yeux du nez de la bouche alors pourquoi pas de chromosomes pourquoi ? on parle de Minos et de Pasiphaé du pélican lassé qui revient d'un voyage du vierge du vivace et du bel aujourd'hui on parle d'albatros aux ailes de géant de bateaux descendant des fleuves impassibles d'enfants qui dans le noir volent des étincelles alors pourquoi pas de l'électromagnétisme ? » Il est facile de montrer que les vers du Chant du styrène appliquent à la lettre les consignes de cet Art Poétique.

ATELIER

Echos, passerelles, liens, analogies… Les jeux d’images de la fiche élève invitent à mettre en rapport des plans qui n’appartiennent pas forcément au même court métrage. Les pistes ci-dessous peuvent aider à établir plusieurs parcours. La géométrisation de l’espace est l’une des caractéristiques du film de Resnais qui vise à la constitution de tableaux abstraits. Une telle préoccupation esthétique n’est pas étrangère à certains plans de Pialat. Les formes géométriques correspondent davantage chez Marker à des surfaces qu’il faut investir, à l’image du Pentagone lui-même. Soulignons aussi l’importance de la notion de série ou de collection chez Resnais. Aucun plan du Styrène n’est réellement autonome ; chacun peut être défini comme la variante du précédent. Remarquons que l’ensemble des plans tournés constitue en soi une série cohérente qui repose sur le principe-même de la transformation industrielle. On pourra se demander si Pialat et Marker proposent eux aussi de semblables collections. Les photogrammes interrogent enfin la place de l’humain dans les films. Absentes du Styrène qui leur substitue des plans de granulés colorés, les foules jouent des rôles importants dans L’Amour existe et La Sixième Face du Pentagone. Par ailleurs, l’un des points communs des films est la mise en scène de disparitions : exclusion du narrateur chez Pialat, absence des ouvriers chez Resnais ou dissimulation des autorités politiques chez Marker.


La Sixième Face du Pentagone

GENÈSE

21 octobre 1967. Washington. Les opposants à la guerre du Vietnam marchent sur le Pentagone. De nombreux cameramen et photographes sont présents, parmi lesquels Chris Marker et François Reichenbach. Des images qu'ils rapportent, Marker tire un film ouvertement partisan, qui propose une réflexion sur le pouvoir politique et sur le sens de l'engagement.

Dans le générique imaginaire du film imaginaire L'Amérique rêve (1959), Chris Marker écrit: « Ah ! il faudrait un producteur supersonique... Pierre Braunberger, voyons ! [...] Enfin, comme cameraman, je crois que j'aurais engagé François Reichenbach. »1

FICHE TECHNIQUE France - 1967 - Couleur Durée : 28 minutes Format : 16 mm, 1/1,37 Réalisation : Chris Marker, François Reichenbach Image : François Reichenbach, Chris Marker, Christian Odasso, Tony Daval Commentaire : Chris Marker Narrateur : Henri de Turenne Son : Antoine Bonfanti, Harald Maury Montage : Carlos De Los Llanos Producteur : Pierre Braunberger Production : Les Films de la Pléïade Distribution : Les Films du Jeudi

1. Chris Marker, Commentaires, Paris, Seuil, 1961. 2. « Je crois bien que c'est cette histoire fabuleuse et longtemps ignorée [...], qui sous-tend une grande part de mon travail, peut-être la seule cohérente après tout. Essayer de donner la parole aux gens qui ne l'ont pas, et quand c'est possible les aider à trouver leurs moyens d'expression. » Chris Marker, Libération, 5 mars 2003. Le cinéaste a réalisé deux films autour d'Alexandre Medvedkine : Le Train en marche (1973) et Le Tombeau d'Alexandre (1993).

Sur les pas d’Alexandre

Ce n'est donc pas un hasard de retrouver les deux hommes dans l'aventure de La Sixième Face du Pentagone en 1967. Dans le générique de ce dernier, voici les noms qui s'inscrivent : « Un film SLON produit et réalisé par Marker, Bonfanti, Carlos, Reichenbach, Daval, Harald, Odasso, Tandé, Riboud, Catherine, Braunberger, Valérie, Snoopy, Turenne, Labro, Luntz, Véronique, Arnaud, Dany, manifestants, US Marshalls, you, me. » Chris Marker tient à partager avec les noms qui côtoient le sien la mise en œuvre du film. Il ne se dissocie pas non plus de celles et de ceux qu'il a filmés ce jour-là. Ce parti pris se retrouvera dans le carton sur lequel se ferme le générique du Fond de l'air est rouge : « Les véritables auteurs de ce film, bien que pour la plupart ils n'aient pas été consultés sur l'usage fait ici de leurs documents sont les innombrables cameramen, preneurs de son, témoins et militants dont le travail s'oppose sans cesse à celui des Pouvoirs, qui nous voudraient sans mémoire. » En 1967, Chris Marker fédère autour de lui cinéastes et techniciens pour élaborer un film contre la guerre. Ce sera Loin du Vietnam (1967), où se côtoient plus d'une centaine de techniciens autour de cinéastes tels que Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Joris Ivens, William Klein, Alain Resnais, Michèle Ray et Claude Lelouch. Chris Marker écrit quelques parties du commentaire et monte le film en mêlant parfois les images des uns avec les sons des autres et vice-versa. Varda explique la genèse de ce conflit ; Ivens filme la fabrication des abris de fortune dans les rues de Hanoi avant les bombardements ; Godard, quant à lui, nous invite à être envahis par le Vietnam mais aussi par l'Afrique et l'Amérique du sud. On découvre, dans ce film, des images (tournées en avril 1967 par William Klein) de manifestations contre la guerre aux États-Unis anticipant la marche d'octobre sur le Pentagone. Cette expérience donne naissance au groupe SLON (Société pour le Lancement d'Œuvres Nouvelles, mais aussi “éléphant“ en russe), qui va produire et diffuser (jusqu'à aujourd'hui, bien qu'il ait été rebaptisé ISKRA) des films où n'est jamais mise en avant la notion d'auteur, mais toujours celle de collectif. Après La Sixième Face du Pentagone, Chris Marker réalise avec Mario Marret le film À bientôt j'espère (1968) sur les ouvriers en grève de l'usine Rhodiaceta de Besançon. Ce film enjoindra les ouvriers à réaliser à leur tour des films sur leur lutte quotidienne

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avec le soutien et le conseil des techniciens et des réalisateurs du groupe SLON. Ils créeront le groupe Medvedkine (un autre se créera à Sochaux dans les usines Peugeot) en hommage au cinéaste russe qui, dans les année trente, à bord de son ciné-train, tournait, développait et montait de nombreux films, du jour au lendemain, afin de débattre avec les personnes qu'il filmait de leurs conditions de travail 2. La Sixième Face du Pentagone et À bientôt j'espère ont été produits en étroite collaboration avec Henri de Turenne (qui dit le commentaire du premier) et Philippe Labro, les producteurs de l'émission Caméra Trois de la deuxième chaîne de l'ORTF (1964-1968). La Sixième Face du Pentagone y fut diffusée le premier novembre 1967, soit une semaine après le tournage.

DOCUMENTS ☞ Extrait du commentaire du Fond de l’air est rouge « À relire ce tournage, on repère assez bien le genre de tours que nous jouent les pouvoirs. Le cordon de troupes était pratiquement infranchissable pour des manifestants désarmés. Derrière nous, les bâtiments du Pentagone, désignés comme but d’une action directe par les tracts des organisateurs. Et à l’heure prévue pour cette action, surprise : plus un seul soldat, plus une seule baïonnette, plus un seul bidon de ce redoutable Mace anti-émeute qui vous brûle les yeux et la gorge. Seulement quelques policiers tout de suite débordés par la masse des manifestants qui hurle sa joie d’avoir franchi une frontière que personne ne leur disputait plus. Et tout s’est stabilisé là, sur les marches, après une tentative de pénétration plutôt symbolique. Les flics avaient vraiment peur — on n’avait pas dû les prévenir. J’ai filmé ça, et je l’ai présenté, histoire de piper les pipeurs, comme une victoire du Mouvement... Mais en revoyant ces images, en les comparant au récit des policiers qui racontent comment ils ont mis le feu eux-mêmes dans les commissariats de mai 68, je me demande si un certain nombre de nos victoires des années soixante n’étaient pas exactement du même ordre. »


LE RÉALISATEUR

Chris Marker ou l’égalité du regard Une rumeur persistante veut que Chris Marker et le chat Guillaume-en-Égypte aient coulé à bord du Titanic. (Photo Wim Wenders)

TROIS FILMS-PHARES DE CHRIS MARKER SUR LA MEMOIRE « Chez nous un soleil n'est pas tout à fait soleil s'il n'est pas éclatant, une source, si elle n'est pas limpide. Ici, mettre des adjectifs serait aussi malpoli que de laisser aux objets leurs étiquettes avec leurs prix. La poésie japonaise ne qualifie pas. Il y a une manière de dire bateau, rocher, embrun, grenouille, corbeau, grêle, héron, chrysanthème, qui les contient tous. » Pour une approche de Chris Marker, il faudrait abandonner les adjectifs, les qualificatifs et les étiquettes, comme ici le commentaire de Sans soleil (1982) nous y invite. Abandonner donc “invisible“, “inclassable“, “engagé“, qui attestent plus d'un désir de prise, de saisie, qu'ils ne touchent véritablement à celui dont il est question. Il faudrait admettre que le cinéaste ne soit ni éclatant ni limpide et donner sa langue au chat, en l'occurrence le chat Guillaume, compagnon de route de Marker et guide d'Immemory (1997) — le cd-rom dans l'index duquel on retrouve le mot “Pentagone“ à la lettre P, renvoyant à un photogramme extrait de La Sixième Face du Pentagone et à une photo inédite prise lors de la marche. Chris Marker : une manière de dire cinéaste, essayiste, philosophe, vidéaste, écrivain, photographe, voyageur qui les contiendrait tous ? Oui, mais cette liste serait insuffisante et ne ferait pas battre le cœur comme les listes de Sei Shonagôn, dame japonaise du XIème siècle qui inventa le juihitsu (« écrit au fil du pinceau ») : « Elle eut un jour l'idée d'écrire la liste des “choses qui font battre le cœur“. » (Sans soleil). Quelques titres, peut-être, feront battre, sinon le cœur, du moins le rythme du passage de l'œuvre de Marker dans la vie d'un individu parmi d'autres : La Jetée (1962), Le Joli Mai (1963), La Sixième Face du Pentagone (1967), À bientôt j'espère (1968), L'Ambassade (1974), Le Fond de l'air est rouge (1977), Sans soleil (1982), A.K (1985) , Berliner ballade (1990), Le Tombeau d'Alexandre (1992), Le 20 heures dans les camps (1994), Videos Haiku (1994), Casque bleu (1995), Level Five (1996), Immemory (1997), Une Journée d'Andreï Arsenevitch (2000), Un Maire au Kosovo (2000).1

Il faudrait aussi dresser la liste des hétéronymes (chers à Pessoa) ou celle des supports utilisés pour esquisser ce portrait impossible (à la gouache peut-être 2). Comment donner ici une présentation linéaire — d'un point de départ à un point d'arrivée — d'un itinéraire dont la dispersion compose avec le hasard et la nécessité, le calculable et l'aléatoire. Une phrase, néanmoins, trouvée dans le livret qui accompagne le cd-rom d'Immemory , nous donnerait un indice pour l'approche : « Que le sujet de cette mémoire se trouve être un photographe et un cinéaste ne veut pas dire que sa mémoire est en soi plus intéressante que celle du monsieur qui passe (et encore moins de la dame), mais simplement qu'il a laissé, lui, des traces sur lesquelles on peut travailler, et des contours pour dresser ses cartes. » Marker serait un arpenteur, un topographe de la mémoire, c'est-à-dire tout le contraire d'un conservateur. Il l'invente, la crée, la construit 3 (à fleur d'“immémoire“, toujours débordée par elle) en laissant ou en relevant des traces (témoignages, documents, commentaires, voix, archives…) qu'il monte, démonte, remonte, non pour produire quelque effet de réel, mais pour relancer chaque fois le regard sur le réel. Un égard, en somme, comme lorsqu'il parle de « l'égalité du regard. Le seuil au-dessous duquel tout homme en vaut un autre, et le sait » (Sans soleil). 1. Liste qui correspond aux œuvres que j'ai rencontrées. 2. Le seul support dont Marker dit, non sans humour, qu'il ne l'a pas utilisé pour ses œuvres (cf. Libération, 5 mars 2003). 3. Ce qui permet à Jacques Rancière d'écrire à propos du travail de Marker qu'il s'agit de « fiction de mémoire », en définissant la fiction comme « la mise en œuvre de moyens d'art pour construire un “système“ d'actions représentées, de formes assemblées, de signes qui se répondent. » (La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001). De gauche à droite, le chat Guillaume, La Sixième Face du Pentagone, Sans Soleil.

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La Jetée (1963). Après la Troisième Guerre mondiale, les survivants doivent se terrer dans des abris souterrains. Pour sauver le présent, des savants envoient des émissaires dans le passé et le futur. L'un de ces derniers est obsédé par un souvenir d'enfance, celui du visage d'une femme voyant mourir un homme sur la jetée d'Orly. Le Fond de l'air est rouge (1977). Le cinéaste interroge et revisite dix années de l'histoire mondiale (1967-1977) à travers un montage d'images documentaires divisé en deux parties : “Les mains fragiles“ et “Les mains coupées“. Level Five (1996). Essayant de terminer un jeu multimédia sur la bataille d'Okinawa, dont le développement a été interrompu par la mort de l'homme qu'elle aimait, une femme mène, face à l'écran de son ordinateur, une réflexion subtile sur le deuil, le souvenir et l'oubli.


A N A LY S E

Les mains négatives1 « We (Democrats) tend to see six sides to the Pentagone » 2 En 1967, l’administration américaine a déjà envoyé cinq cent mille hommes au Vietnam depuis 1965, date de son entrée “officielle“ en guerre. Elle s’est impliquée dans les affaires de ce pays depuis les années cinquante et, lorsque les français quittent l’Indochine après la défaite de Dien Bien Phu, elle va s’y maintenir pour lutter contre l’ennemi communiste. Les Papiers du Pentagone, publiés par le New York Times en 1971, confirmeront cette logique anti-communiste appliquée, depuis l’origine de la présence américaine, dans l’ancienne colonie française. Dès 1965 et l’envoi des troupes, des manifestations vont essaimer à travers le pays pour prendre toute leur ampleur à partir de 1967 (déclarée « année du Vietnam » par Fidel Castro, comme le souligne le générique du film). 21 octobre 1967 : plutôt que de jalonner un parcours de dates et de repères dans un index à la fin d’un ouvrage historique, cette date permet de retenir — et c’est tout le sens du proverbe zen qui ouvre le film (« Si les cinq faces du Pentagone te paraissent imprenables, attaque par la sixième ») — un passage, entendu dans les deux sens du mot : l’endroit par où passer et l’action de passer. Mais, comme tout passage, la marche sur le Pentagone (ou les marches du Pentagone) ne peut être fixée, ni identifiée (comme le serait une victoire ou une défaite). Sitôt que nous essayons de lui assigner une place, le passage se dérobe (il est dérobement), nous laissant avec mille impressions, avec le sentiment d’avoir touché et d’avoir été touchés par quelque chose. Quelques impressions parmi ces mille : - dans les préparatifs de la marche sur le Pentagone, nous assistons plus à un fighting-pot qu’à un melting-pot (idéologie qui étouffe la pluralité dans la notion vague de mélange). C’est une mêlée : étudiants, professeurs, religieux, hippies, représentants de la défense des droits des Noirs américains, anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et — déjà — de la guerre du Vietnam. C’est de cette mêlée que pouvait jaillir l’invention d’une “volonté commune“ : « Être-avec, être ensemble et même être “unis“, c’est tout justement ne pas être “un“. ».3 - cameramen et photographes devraient être pris aussi dans cette mêlée. Chris Marker côtoie d’autres professionnels de l’image au milieu des manifestants. Jusqu’à présent les médias américains (presse et télévision)

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ont été très partiaux et manipulés par les services d’information du Pentagone. Le 22 octobre 1967, la plupart d’entre eux condamnent la violence et la provocation des manifestants, ainsi que la couleur “communiste“ qui en ressort. C’est ici que nous pouvons mettre en relief le travail de Marker, en opposition avec le travail de l’information. Qu’elles surabondent ou qu’elles fassent défaut, les informations sont dans le règne du présent4. Une information chasse l’autre dans un tout homogène où il n’est pas question de tisser des liens ou des passerelles, de faire entrer l’hétérogène. Or, c’est au contraire dans ce tissage (qui n’efface pas les accrocs) que s’inscrit Marker. - le commentaire est une lecture qui implique une relecture, des relectures ; c’est pourquoi, bien qu’il nous fasse la lecture (comme on dirait la leçon), le cinéaste sait combien elle est fragile : « Quel effet tout cela aura-t-il sur la guerre d’abord, sur l’évolution de la société américaine ensuite ? Il peut paraître dérisoire de le mesurer aujourd’hui. » - le 21 octobre 2967 (mais y aura-t-il encore des calendriers ?), lorsque quelqu’un découvrira (peut-être dans une ambassade5, mais y aura-t-il encore des ambassades ?) les images de mains brûlant des livrets militaires, ces mains tremblantes — tremblement de celui qui décide de brûler son livret aussi bien que tremblement de la pellicule dans son défilement — seront-elles perçues comme les mains négatives de la grotte Cosquer ? Surgira peut-être alors le tracé de l’étrangeté de l’être pour les unes et la trace d’un geste politique pour les autres — mais quel sens aura alors le mot “politique“ ?

1. Cf. les deux parties du Fond de l'air est rouge : “Les mains fragiles“ et “Les mains coupées“ (voir « Trois films-phares de Chris Marker sur la mémoire »). 2. « Nous (les Démocrates) avons tendance à voir six faces au Pentagone », déclaration récente de James Carville (directeur de campagne de Clinton). Je remercie Chris Marker de me l’avoir soufflée. 3. Jean-Luc Nancy, “Éloge de la mêlée“, in Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996. 4. Lire à ce sujet Jacques Rancière, “La fiction documentaire : Marker et la fiction de mémoire“, in La Fable cinématographique, op.cit. 5. C’est l’argument d’ouverture du film L’Ambassade (1975) : “un film Super-8 trouvé dans une ambassade“.


A N A LY S E D E S É Q U E N C E

Regards Les dernières images du film sont constituées d’un montage de photographies prises dans l'après-coup de la marche sur le Pentagone. Ces photographies font écho au film La Jetée, construit, à l'exception d'une image, sur un procédé similaire1. Deux séries de photogrammes sont ici mises en regard, afin d’essayer des ricochets possibles entre les photographies de La Sixième Face du Pentagone et quelques images de La Jetée. 1. En gros plan, un jeune homme regarde fixement l'objectif. Le regard caméra (cinéma ou photo) est récurrent chez Marker qui, dans Sans soleil, exprime l'absurdité de l'effacer : « Franchement, a-t-on jamais rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l'enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ? » Peut-être que cet interdit a un rapport avec ce que dit Roland Barthes du regard : « [...] le regard est toujours virtuellement fou : il est à la fois effet de vérité et effet de folie. » 2 Si l’on compare le regard du jeune homme avec celui d’un protagoniste de La Jetée (J1), on retrouve bien ici cet effet de folie…

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2. Cette photo raccorde par le regard avec la précédente. Nous sommes dans un camion de police derrière la grille duquel nous découvrons un homme arrêté, observant l’objectif avec la même intensité. La grille, déjà présente en 1, occupe désormais toute la surface du cadre, au premier plan, désignant ainsi l’emprisonnement du regard lui-même. 3 à 7. Dans un dortoir, nous distinguons des jeunes gens gagnés par la fatigue après la nuit blanche passée soit au poste, soit aux alentours du Pentagone. 6 et 7 montrent deux femmes endormies avec, entre les deux plans, une différence d'échelle. Il est difficile de ne pas penser ici aux fondus enchaînés de la femme endormie de La Jetée (J2 et J3) qui conduisent à l'ouverture des yeux (la seule image en mouvement du film). Le sommeil définit un temps suspendu, hors de l’événement, presque hors du monde. 8. Le tremblement de la projection nous fait quasiment sentir ici la naissance d'un mouvement. Le jeune homme, dans une attitude de réflexion (mais peut-être pense-t-il à tout autre chose qu'aux événements de la nuit), accompagne le commentaire qui dit l'impossibilité de mesurer les conséquences de la marche. Comme dans La Jetée (J4), image et commentaire se rejoignent pour signifier le doute. 9, 10 et 11. Parmi les événements de la nuit, des rencontres amoureuses ont pu faire irruption. 9 nous le laisse deviner en faisant écho au couple de La Jetée (J5). La question sera désormais pour ces jeunes gens d'être fidèles à l'irruption de ces deux événements mêlés. C'est toute la fragilité des mots prononcés par une jeune femme de quinze ans et que

recueille le commentaire le long du zoom qui vient suspendre le film sur le visage d'un jeune homme (11A et 11B) : « J'ai changé ». C’est donc sous l’emprise du discours et, surtout, du regard d’une femme porté sur un homme que le film se conclut. De même, c’était le regard d’une femme qui guidait l’émissaire du futur dans La Jetée (J6). L’entrelacement de l’individuel et du collectif, du geste intime et de l’action publique, glisse alors, d’un film à l’autre, pour dire l’espoir que représente cette nouvelle jeunesse américaine. Mais la fin tragique de La Jetée laisse planer un ombre sur celle, plus optimiste, de La Sixième Face du Pentagone : il ne faudra pas se contenter de cette impression de changement.

1. En fait, dans La Jetée, Marker aurait utilisé à la fois de véritables photographies et des images gelées, ces dernières permettant de composer un plan figé en isolant et en multipliant un photogramme unique. Voir sur ce point l'article de Philippe Dubois, “La Jetée ou le cinématogramme de la conscience“, in Théorème n° 6, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, pp. 9-45. 2. Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Seuil, 1980.

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Les onze derniers plans de La Sixième Face du Pentagone constituent un jeu d’image permettant de travailler la notion de raccord. On peut ainsi s’attacher à mettre en évidence les éléments qui permettent de passer d’une photographie à l’autre : jeux sur les regards, associations implicites de personnages, échelle des plans, progression d’ensemble. A partir de cette étude, plusieurs travaux sont possibles. Ainsi, l’élève peut proposer un ordre différent pour les photogrammes sélectionnés. Quels sont les effets produits si l’on conserve le même commentaire ? Par quels plans faut-il terminer le film pour donner une autre valeur au « J’ai changé » final ? Quelle progression peut-on construire pour créer un film défavorable aux manifestants ? Une variante de l’exercice consiste à utiliser les plans à rebours et à écrire, si nécessaire, un nouveau commentaire. Dernière possibilité : tenter d’intégrer à la série proposée deux ou trois plans qui lui sont étrangers (tirés, par exemple, de La Jetée).


FILMER…

L’événement « L'événement, soit la plus forte intensité historique existante, rompt l'Histoire, il est ce qui dit qu'il faut la rompre et la couper pour la faire. Aussi est-il sans doute en son essence ce qu'il y a de moins racontable, de moins visible, ce qui ne peut se raconter ou se montrer qu'en éclats. »1 “Filmer l'événement“ : cette proposition dit un impossible. Comment, en effet, filmer ce qui n'est pas donné, mais surprend, arrive en éclats ? Parmi ces éclats, on peut relever, dans La Sixième Face du Pentagone, la jeune femme à la fleur qui défie les soldats (elle est photographiée par Marc Riboud) ou les livrets militaires brûlant au bout des doigts de leurs propriétaires, qui risquent cinq ans de prison pour ce geste. Si nous restons sur les bords de cet impossible — après tout, « [c']est sur le bord que se posent toujours les plus déroutants problèmes de topologie »2 —, c'est pour esquisser ce qui a travaillé l'époque et l'œuvre de Chris Marker3. Filmer l'événement, pour donner une analogie qui nous permette de comprendre l'impossible dont nous parlons, ce serait comme vouloir filmer la pensée… Pas plus le son synchrone (qui lança le cinéma direct au début des années soixante) que les caméras numériques d'aujourd'hui ne permettent de le faire. Il s'agit chaque fois d'un effleurement, d'un frottement sur les bords de l'événement. La Sixième Face du Pentagone ne nous livre pas l'événement pris sur le vif, c'est-à-dire la marche sur le Pentagone elle-même, mais une tentative d'approche de ce qui a fait la singularité de cette marche. Le seul moment où la caméra et son opérateur sont au milieu des affrontements entre manifestants et soldats, elle et il vacillent, se retrouvant tantôt derrière les manifestants, tantôt derrière le cordon des soldats 4. Dix ans plus tard, dans Le Fond de l'air est rouge, Chris Marker revient sur les rushes du film et les commente (voir « Documents »). Tout le tact de Marker se retrouve dans cette reprise, cette relance du regard, dans cette relation singulière du texte et de l'image : « Toute l'enluminure est là : Image enrobe Texte qui se dérobe à elle, Texte dévore Image qui en ressort intacte. » 5 Quelles traces, quelles marques laissent les événements ? À Paris, en 1962, dans Le Joli Mai, Chris Marker interroge quelques personnes sur

leur appréhension des événements. Il est confronté à des opinions (l'opinion apparaît comme une rupture avec la rupture de l'événement, c'est une sorte de trahison) qui, dans la trame du film, disent l'impossibilité de garder la force irruptive de l'événement devant le continuum de la vie. Il questionne alors les visages : « Qu'est-ce qu'il y a, visages ? [...] Est-ce, comme on le dit beaucoup, que vous pensez trop à vous ? Ou n'est-ce pas plutôt qu'à votre insu, vous pensez trop aux autres ? » Ces visages font écho à ceux des jeunes gens de la marche sur le Pentagone. Le texte de 1967 répond à la question de 1962 : « ces gosses livrés à eux-mêmes vont créer entre eux quelque chose qui ressemble à une volonté commune : celle de tenir le terrain, d'organiser les initiatives, de faire aux soldats une conférence sur la guerre du Vietnam. » Il y a dans cet échange à distance 6 le point nodal de l'œuvre de Marker, une question qu'il ne cesse de reposer d'un film à l'autre : qu'en est-il de notre être-ensemble, de notre être-à-plusieurs, de notre être-au-monde 7? Marker se tient sur la brèche ouverte par cette question prise dans la tresse événementHistoire-mémoire-monde. Il ne s'est jamais agi d'autre chose que de la question de l'être-en-commun et de son invention — invention militante des étudiants dans La Sixième Face du Pentagone, volonté de changer la société du travail dans À bientôt j'espère, les mêmes fleurs « aux funérailles des hommes et à celles des bêtes » dans Sans soleil — ou de son escamotage : coups d'états, répression policière, guerre, communautarisme, individualismes, libéralisme, communismes dits réels. Le film est pris dans la coupe, la césure de l'événement. Ni en retard ni en avance, il est dans le vertige et l'apesanteur de ce qui vient « fermer un passé et ouvrir un futur. »8 Si Marker revient sur cette séquence de l'Histoire, il ne conteste pas cette fermeture/ouverture, mais il en dit la fragilité et nous garde de toute mésinterprétation quant à ce sur quoi elle ouvre. 1. Jean-Christophe Bailly, “Lointains d'Octobre“, in Panoramiques, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2000. 2. Jacques Derrida, Résistances, Paris, Galilée, 1996. 3. Époché signifie “suspens“ en grec. 4. Un écho aux images tremblantes montées et interrogées dans Le Fond de l'air est rouge ; lire à ce propos le texte de Cyril Béghin, “Des images en sursis“, dans Théorème n° 6, op. cit., pp. 158-165. 5. Jean-Luc Nancy, “L'oscillation distincte“, in Au fond des images, Paris, Galilée, 2003. 6. Mais c'est entre tous les films que l'échange est relancé, comme dans une sorte d'entretien infini. 7. « [...] Mais comment font les gens pour vivre dans un monde pareil ? D'où ma manie d'aller voir “comment ça se passe“ ici ou là. », Chris Marker, Libération, 5 mars 2003. 8. Jean-christophe Bailly, “Lointains d'Octobre“, op. cit.

ATELIER Plusieurs longs métrages anti-militaristes ont durablement marqué l'histoire du cinéma américain. Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket de Stanley Kubrick (1957 et 1987), Johnny s'en va-t-en guerre de Dalton Trumbo (1970), Platoon et Né un 4 juillet d'Oliver Stone (1987 et 1993) ou Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino (1978) sont aujourd'hui devenus incontournables. Recherche possible : parmi ces films, lesquels ont été consacrés à la guerre du Vietnam? Quand ont-ils été tournés ? Quel(s) point(s) de vue adoptent-ils ?

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T E XT E T RA N S V E R S A L

PISTE PÉDAGOGIQUE

Un goût de futur

La Sixième Face du Pentagone est un film militant qui fait cause commune avec les manifestants qu'il nous présente. On peut relever, dans le commentaire, les preuves de cette adhésion, à travers l'incise (« à l'exception des cimetières »), la litote dépréciative (« regrettables spécimens ») ou l'onomastique (“Coffin“ = cercueil). L'image, elle aussi, trahit cette sympathie. Si le cadreur est le plus souvent placé du côté des pacifistes, plusieurs plans dont on peut facilement analyser la portée symbolique prouvent l'antimilitarisme de Marker : la femme à la fleur, les inquiétants soldats filmés à contre-jour ou les reproductions d'affiches anti-guerre affirment son point de vue avec éloquence.

2. Les chemins qui bifurquent La structure de chacun des films est déterminée par un trajet, un fil de chaîne sur lequel viennent se tramer des digressions, des retours, des chemins rebroussés. La marche de La Sixième Face du Pentagone, le circuit industriel dans Le Chant du styrène, les trajets entre Paris et la banlieue dans L'Amour existe sont autant de parcours dont on nous donne les bornes, les débuts et les fins, les substrats et les résultats, mais pas la continuité spatiale. Sans cesse, les chemins bifurquent, l'espace devient labyrinthique et la logique temporelle qui en dépend se trouve, elle aussi, défaite. Il est intéressant d'observer que cette altération n'est pas produite par abstraction ou manque d'images ; c'est au contraire le trop-plein — de mouvements, de corps, de lieux — qui entraîne la perte des repères et la double impression d'un surplace spatial et d'une suspension temporelle. Les mouvements cinématographiques sont de deux ordres : ceux des corps, ceux de la caméra. Dans Le Chant du styrène et L'Amour existe, les longs travellings s'enchaînent interminablement, longeant des tubes ou des rues, sans autre but que celui de mimer la glissade inconsciente d'une matière ou d'un affect désespéré. Dans le film de Resnais, il y a trois grands états du mouvement correspondant à ceux de la matière : un état solide, où les corps s'entrechoquent et se moulent ; un état liquide, exprimé par la fluidité de la caméra ; un état gazeux, lorsque charbons et fumées tourbillonnent et envahissent l'écran. Cette succession défait la matière au lieu de la former comme dans le trajet industriel normal, et impose à celui-ci un

découpage étranger aux réalités techniques mais entièrement voué aux expressions spatiales cinématographiques. Dans le film de Pialat, le trajet normal du train est soit contrarié par des mouvements perpendiculaires, soit repris à l'excès dans des travellings routiers indiquant la direction d'une sortie jamais atteinte, qui se trouverait à la fois partout et nulle part — et peut-être, paradoxalement, au cœur même de l'espace infiniment parcouru. Chez Resnais et chez Pialat, l'absence de corps ou leur très grand éloignement confère aux mouvements de caméra, comme par transfert, une présence accrue : ils sont des entités tentant de se déplacer, pour les corps absents, là où ces derniers n'ont jamais pu aller — à rebours de la matière, hors de l'histoire et de l'espace éternellement recommencés de la banlieue, en mouvements utopiques et anachroniques. L'utopie est précisément ce que La Sixième Face du Pentagone prend en charge dès son titre ; que les manifestants se dirigent vers cette sixième face est ce que le film suggère en donnant très peu d'indications sur les lieux de rassemblements et en multipliant les indications contradictoires de mouvements. Dans les plans d'ensemble, la foule semble devenue un état général du monde, où des groupes se déplacent plus ou moins vite, dans toutes les directions, en réclamant : « Peace now ! », « La paix maintenant ! » — comme une impossible injonction temporelle que vient actualiser tout à coup la suspension filmique de tous les mouvements, de tous les désordres : un plan fixe, une photo de Marc Riboud, montre une femme tendant une fleur aux soldats du Pentagone.

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ATELIER

Echos, passerelles, liens, analogies… Les jeux d'images de la fiche élève invitent à mettre en rapport des plans qui n'appartiennent pas forcément au même court métrage. Les pistes ci-dessous peuvent aider à établir plusieurs parcours. Le film de Marker, bien que rendant compte d'une manifestation pacifiste, met en scène l'antagonisme et la violence. La désignation préalable d'une cible (le Pentagone), présentée initialement, vue d'avion, comme un objectif stratégique à conquérir, a rééquilibré le rapport entre militaristes et pacifistes. De même, l'aspiration à l'arrêt (de la guerre ou de la manifestation) constitue une des caractéristiques communes des deux camps. Rien d'étonnant alors à voir des corps, euxmêmes bloqués, faire obstruction à d'autres corps. En comparaison, les photogrammes de L'Amour existe témoignent aussi d'une certaine violence. Présente à l'intérieur du plan ou perceptible dans une juxtaposition d'images qui exhibe les contrastes, elle est l'un des moteurs du film de Pialat, dont la caméra semble parfois réduite à la symbolique de son viseur. Le Chant du styrène, quant à lui, oppose violemment les couleurs en proposant des contrastes d'ordre esthétique. Pourtant, il est permis de se demander si l'affrontement le plus manifeste ne réside pas chez Resnais dans le traitement que l'homme, souvent caché et réduit au rôle de guetteur, fait subir à la matière dans son désir de transformer le monde.


L’Amour existe Entre évocation nostalgique de l'enfance et constat désabusé des ravages de l'urbanisme, un documentaire sur la banlieue des années soixante qui vaut aussi comme leçon de mise en scène sur le point de vue cinématographique.

FICHE TECHNIQUE France - 1961 - Noir et blanc Durée : 19 minutes Format : 35 mm, 1/1,66 Réalisation : Maurice Pialat Narrateur : Jean-Loup Reynold Image : Gilbert Sarthre Musique : Georges Delerue Montage : Kenout Peltier Producteur : Pierre Braunberger Production : Les Films de la Pléïade Distribution : Les Films du Jeudi

GENÈSE

L’amour insiste « Je vous supplie de secouer votre nonchalance. Vous avez beaucoup de talent. Prenez-en conscience mais aussi rendez-vous compte qu'il est important qu'un film se fasse rapidement. » Dans une lettre qu'il adresse le 8 décembre 1960 à Maurice Pialat 1, Pierre Braunberger, producteur depuis plus d'un quart de siècle de tout ce que le cinéma français compte d'important (Jean Renoir, René Clair, Marcel L'Herbier) et de plusieurs courts métrages essentiels des années 50 et 60, laisse aller sa colère. Lorsqu'on lui demandera plus tard pourquoi, malgré le Prix Louis Lumière et le Lion de Saint-Marc remporté à Venise par L'Amour existe, il n'a pas produit les films suivants de Pialat, il expliquera simplement qu'il lui était impossible de travailler avec le réalisateur : incompatibilité d'humeurs. L'Amour existe est la première expérience de Maurice Pialat dans l'industrie du cinéma. Il a déjà réalisé plusieurs courts métrages amateurs, avec la caméra qu'il s'est achetée en 1951 : Isabelle aux Dombes, le burlesque Drôles de bobines en 1957 et L'Ombre familière en 1958. Avec son ami Claude Berri, il engage une collaboration qui ne donnera qu'un seul film, le court métrage de fiction Janine, réalisé juste après L'Amour existe (avec Evelyne Ker, alors compagne de Berri et que l'on retrouvera 20 ans plus tard dans A nos amours, film dont elle écrit le scénario et qui évoque la famille de son ex-mari). Ces années d'amitié sont néanmoins l'occasion pour les deux hommes de réfléchir au cinéma qu'ils désirent, dans une volonté de proximité immédiate avec la réalisation. A la différence des jeunes réalisateurs de la Nouvelle Vague, Pialat n'est jamais passé par l'activité critique, n'a jamais écrit dans les revues ou publié d'ouvrage théorique. Il a, par contre, quelques expériences de comédien, de l'assistanat pour le théâtre et la télévision — et, depuis son adolescence, il peint, et continuera de peindre jusqu'à la fin de ses jours, en évoquant toujours le regret de n'avoir pas su en faire son métier. Ses premières armes forgées avec Braunberger lui permettent de rassembler pour L'Amour existe quelques excellents techniciens appartenant à l'écurie du producteur : l'opérateur Gilbert Sarthre, qui a travaillé avec René Clair et Jacques Becker ; le compositeur Georges Delerue ; l'acteur Jean-Loup Reynold, qui prête sa voix au commentaire du film. La réalisation du film prend plus de temps que prévu par Braunberger : Pialat n'est pas toujours disponible, les lieux de tournage se multiplient (une vingtaine de villes de banlieue), il faut des autorisations pour filmer sur la voie publique, dans les gares, sur les chantiers... Une fois le film achevé, un problème de distribution se pose : à quel genre appartient cet étrange court métrage ? Est-ce un documentaire sociologique, comme, à la même

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époque, La Crise du logement de Jean Dewever, ou une chronique autobiographique ? Pour régler le problème, Braunberger imagine simplement — comme en témoignent de nombreux courriers adressés au CNC et à Pialat, alors que le film est achevé depuis plusieurs mois mais n'a toujours pas connu de sortie 2 — d'en changer le titre : le film s'appellera dorénavant Banlieues de Paris... Cette substitution de titre n'a finalement pas lieu et le film sort en première partie de Vivre sa vie de Jean-Luc Godard, le frère ennemi de Pialat, en septembre 1962, presque trois ans après le lancement de sa production. Il rencontre immédiatement un grand succès critique : François Truffaut soutient le film et participe, dix ans plus tard, à la production du premier long métrage de Pialat, L'Enfance nue. 1. Archives des Films du Jeudi. 2. Ibid

DOCUMENTS Lieux de tournages Paris : cour de Rome, St Lazare ; Bois de Vincennes : avenue du Polygone ; Puteaux : place de la Défense ; Colombes : rue Mozart, rue de l’Egalité ; St Denis : place de la Gare, avenue du Colonel Fabien ; Noisy : avenue de Brazza, sentier du Clos Poutray ; Vincennes : avenue de Paris, avenue de Nogent ; Nanterre : Chemin Latéral, rue Marcelin-Berthelot, boulevard des Provinces Françaises, rue de Courbevoie, rue Noël ; Champigny : avenue de Cœuilly ; Rosny : rue du Docteur Charcot ; Fresnes : avenue de la Division Leclerc ; Aubervilliers : avenue Jean Jaurès, avenue Paul Vaillant Couturier ; Levallois : quai Michelet ; Vitry : rue des Contes de Fées ; Pantin : quai Canal de l’Ourcq, avenue du Général Leclerc ; Le Bourget : la gare, avenue de la Division Leclerc ; Les Lilas : rue de Romainville ; Neuilly : pont de Neuilly, île Grande Jatte ; Courbevoie : place de l’Eglise, place de la Défense ; St Maur : squares. Archives des Films du Jeudi


LE RÉALISATEUR

À son corps défendant

FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE

« Il faut tuer le père ! » Lorsqu'on lui demandait ce qu'il pensait de son influence sur un grand nombre de réalisateurs du cinéma français des années 90 (Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Cedric Kahn), Maurice Pialat ne pouvait que répondre par la formule qui semble avoir guidé toute son œuvre 1. Tuer le père, brûler le chemin derrière soi, nier l'influence ou l'héritage tout en les travaillant de l'intérieur, ont été les leitmotivs de films repoussoirs qui, de L'Amour existe jusqu'au Garçu, se sont élaborés dans des relations contradictoires avec des genres, des styles, des auteurs ou des méthodes consacrés. Métaphorisant ce double travail de dénégation et d'hommage, l'univers narratif de Pialat est tissé de confusions identitaires (Police), d'amours-haines (Nous ne vieillirons pas ensemble), de va-et-vient affectifs (À nos amours, Loulou) et de désespoirs spirituels (Sous le soleil de Satan, Van Gogh) — tout un grand masochisme où les personnages, comme leur auteur, élèvent des monuments passionnés à ce qu'ils prétendent détester. C'est d'abord à travers sa vaste relation au naturalisme que l'œuvre peut se définir : chaque film prend place dans un milieu précis dont il semble respecter la réalité sociale, pour en dériver des comportements et des psychologies. Dès ses premiers films, Pialat a été érigé en portraitiste désenchanté de la France ordinaire, de la petite bourgeoisie de banlieue et des impasses de la vie de couple. “Réalisme“ et “psychologisme“ sont ainsi deux grandes déterminations esthétiques contre lesquelles les films s'arc-boutent : si l'introduction documentaire de L'Enfance nue ou les détails réalistes de Police, les crises d'À nos amours ou la lente chute suicidaire de Van Gogh, servent bien des descriptions véristes, brutales, ils ouvrent aussi sur une constante recherche de l'excès, de la rupture ou de l'étrangeté par lesquels les personnages, littéralement, “s'échappent sur place“, en affirmant le caractère définitif d'un désir, d'une colère, d'une liberté. Ces échappées, qui contrarient le naturalisme en l'exacerbant, sont les effets de soudaines “surprésences“ des acteurs comme de montages privilégiant l'ellipse et le manque. Dans Sous le soleil de Satan, par exemple, les automutilations de Donissan, le jeune prêtre interprété par Gérard Depardieu, sont prétexte à des

séries de vacillements, d'évanouissements, de gestes vagues ou inachevés qui permettent à l'acteur de créer une “masse“ corporelle autiste et irréductible — tandis que Mouchette, lors de brusques raccords, apparaît parfois en sauvageonne, parfois en jeune campagnarde, parfois en femme bourgeoise, sans que rien ne nous prépare à ces transformations. Ce rapport contrarié au naturalisme est un des aspects de la position polémique de l'œuvre dans l'histoire du cinéma. Du grand-oncle Jean Renoir et du naturalisme de La Chienne (1931) ou de La Bête humaine (1938), Pialat conserve la liberté des acteurs, la profondeur de champ, les circulations tourbillonnantes et le goût du dialogue. Et tout en récusant violemment, au nom de leur élitisme, les films de ceux qui s'en sont dit les principaux héritiers — les cinéastes de la Nouvelle Vague comme Jean-Luc Godard ou Jacques Rivette, totalement antinaturalistes — il partage avec eux un travail de sape du récit, un art du faux raccord et une idée morale de la prise de vue. C'est aussi dans sa relation ambiguë avec la production et l'académisme qu'apparaissent les parentés entre Pialat et ses frères ennemis de la Nouvelle Vague. Comme Godard, il exprime ainsi dans de nombreux entretiens son regret authentique de n'avoir jamais eu l'occasion de tourner un film à gros budget, dans un contexte de production normal, pour faire « ce qu'il y a de mieux »2. Mais lorsque les occasions lui en sont données, avec Sous le soleil de Satan et Van Gogh, il réalise, au bout d'aventures conflictuelles, des films-monstres qui sous l'apparence d'un récit linéaire se révèlent brisés, fragmentés, parcourus de références plastiques à Renoir, Bresson ou Dreyer, et tout entiers concentrés sur les déchirements de grands solitaires qui, comme à leur corps défendant, se laissent glisser vers leur perte — manière de dire, sans pudeur, la vraie pente de son cinéma. 1. “Sur la colère“, entretien avec Maurice Pialat, par Charles Tesson, Cahiers du cinéma n° 550, octobre 2000, pp. 56-74. 2. Ibid., p. 72.

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L’Enfance nue (1968). Récit des tribulations, de familles adoptives en centres de redressement, d’un enfant de l’Assistance publique. Nous ne vieillirons pas ensemble (1972). Description d’une liaison amoureuse et des déchirements qu’elle provoque. Loulou (1980). Histoire d’un amour impossible entre une petite bourgeoise et un jeune marginal. À nos amours (1983). Portrait d’une adolescente de quinze ans, partagée entre ses aventures sexuelles et ses difficultés familiales. Police (1985). Mensonges et tromperies : le quotidien d’un policier et de la maîtresse d’un trafiquant de drogue. Sous le soleil de Satan (1987). Adaptation du roman de Bernanos décrivant la lutte d’un curé de campagne contre le mal et la tentation. Van Gogh (1991). Biographie du peintre servant une réflexion plus générale sur la création artistique. Le Garçu (1995). Le dernier film de Pialat, qui traduit avec justesse les souffrances liées à une séparation conjugale, la hantise de la mort et l’émotion de la paternité.


A N A LY S E

Faits et gestes Documentaire à la première personne du singulier, portrait d'enfance tissé dans un état des lieux social de la France du début des années soixante, géographie imaginaire d'une banlieue grise, sans fin ni centre — L'amour existe est un objet non identifiable, fuyant comme ses travellings et fuguant comme une mélodie aux thèmes inextricablement mêlés. Du documentaire, il emprunte à la fois un dispositif esthétique (le commentaire off) et un goût pour la concision des images et des informations : les faits sociologiques sont datés ou chiffrés, démontrés par les vues de paysages urbains ou d'intérieurs ; les gestes correspondant directement à ces faits sont minimaux : ce monde est presque désert, les personnages sont rares, lointains et muets... C'est qu'un seul s'y cristallise dans toute sa complexité, mais par défaut : le narrateur invisible, dont la présence est exprimée par d'autres faits et d'autres gestes qui insufflent aux premiers des suppléments d'âme inattendus — en perturbant les chronologies, en faussant les topologies et en venant hanter, d'une déviation ou d'une association lyriques, quelques mouvements et raccords.

années soixante une sorte d'uchronie, un non-temps suspendu entre les vaet-vient d'une mémoire individuelle (« Longtemps, j'ai habité la banlieue »), la torpeur détestée de la petite bourgeoisie (« Vies dont le futur a déjà un passé et le présent, un éternel goût d'attente »), et la volonté de dresser un monument aux marges de l'histoire officielle (« Il ne doit rien rester qui perpétue la misère... »). Le film est magnifique lorsqu'il réussit à entrecroiser l'ensemble de ces dimensions avec peu d'effets et dans un minimum de durée, pour créer de soudaines concrétions temporelles abstraites. Ainsi à la fin de la première partie, tandis que la voix off récite : « Les châteaux de l'enfance s'éloignent. Les adultes reviennent dans la cour de l'école comme à la récréation. Puis des trains les emportent », la caméra passe d'une vue lointaine des moulins de Pantin (les châteaux) jusqu'à des trains à l'arrêt sur des rails partant à l'infini, en un panoramique qui semble un trait horizontal barrant sèchement le cours normal du temps.

Le film se divise en trois grandes parties à l'intérieur desquelles se mélangent trois types d'indications temporelles : le rythme de la journée, les âges de la vie, l'histoire récente du pays. La première partie s'ouvre sur le retour du travail, évoque des souvenirs de la petite enfance et le contexte de la Seconde Guerre, pour s'achever sur un rapide travelling qui, en une sorte de pulsion suicidaire, se précipite contre un mur ; la deuxième montre la vie quotidienne dans les pavillons de banlieue, se concentre sur le présent historique, l'âge adulte, et des adolescents en train de se battre, dans un geste de violence muette équivalent à la fin de la première partie ; la dernière débute par la description des transports au petit matin puis montre des retraités désœuvrés, avant une référence à la Commune de 1870 et un ultime geste de violence statufiée.

Lorsqu'il s'agit de lieux ou d'informations statistiques, une même logique du raccourci et de la concrétion invente des rapports où s'expriment une brutale mélancolie (les sièges du cinéma d'enfance raccordent avec les bennes d'une drague en action) ou une critique sociale cynique (la juxtaposition du nombre de microbes dans un mètre cube d'air et du nombre de frappes d'une dactylo). Les faits ne vont ainsi jamais sans un “geste“ pathétique qui, à la tétanie des habitants de la banlieue, bien métaphorisée par l'étrange “maison-bus“ immobile, oppose des associations, des raccords et des mouvements de caméra comme autant de mouvements d'humeur et de libertés. Dans un premier projet, le titre “L'Amour existe“ était précisément évoqué pour une « séquence de montage composée de plans pris à l'improviste » 1, qui n'apparaît pas dans le film actuel. « Le Quartier, les Copains, la Bande, le Café, la chaleur des vitrines » 2 : de cette libre litanie sentimentale, il ne reste qu'un titre provocant, premier geste pour tous les faits à venir.

Ces indications sont données à la fois par la voix off et par des images qui ne sont jamais du domaine de la citation ou de l'archive : tout comme le narrateur émaille son discours de souvenirs d'enfance, les strates temporelles du paysage de la banlieue sont directement mises à nu. Pialat filme du Paris des

1. Note d'intention pour L'Amour existe ; document Les Films du Jeudi, sans date, sans pagination, sans indication d'auteur. 2. Ibid.

Page précédente : de gauche à droite, Sous le soleil de Satan, Van Gogh, À nos amours.

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É T U D E S U I V I E D ' U N E F I G U R E D E M O N TAG E

ATELIER

Un simple changement d’angle

La réflexion sur le film de Pialat peut naître, avant même la projection, de l'analyse du titre et des attentes qu'il crée. L'Amour existe apparaît ainsi comme une assertion catégorique et optimiste que la découverte du court métrage rendra paradoxale, voire antiphrastique, tant les motifs de désespérance, faciles à recenser, semblent nombreux. Il est pourtant possible de se demander, à l'aide des séquences liminaires, si le titre, loin d'être ironique, ne doit pas être conçu comme une revendication, d'autant plus salutaire qu'elle semble s'opposer au contenu du film. Dans le plan initial, l'agressivité de la bande-son et l'interdiction manifestée par le signal lumineux y sont littéralement oblitérées par l'apparition du titre qui vient très exactement cacher, sur la gauche de l'image, la mention « Accès interdit ».

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« Des plans d'ensemble de la banlieue. Elle sert à tout. » 1 La banlieue de L'Amour existe est un espace composite, un monstre de montage qui, comme on vient de le voir 2, rassemble ou même confond l'individuel et le collectif, le proche et le lointain, le statistique et le pathétique. « Elle sert à tout » : les possibles s'y côtoient et s'y pressent en s'ignorant, comme les corps serrés dans le métro du début du film ou les bidonvilles « à trois kilomètres des Champs-Élysées », et il suffit donc d'un « simple changement d'angle » pour changer radicalement d'époque, de classe ou d'affect. Ancien décor des films français, de Méliès à Carné, elle devient ici un territoire du cinéma moderne, “miné“, troué par la possibilité constante d'une saute, d'un “faux raccord“ qui nous emmène loin, mais toujours dans la banlieue. Raccord 1. C'est d'abord la logique du souvenir qui déstabilise le montage : après le générique, un travelling avant vers une fenêtre raccorde de façon violente avec un travelling arrière dans le même espace, montrant un même train passant au lointain. Est-ce une simple coupe à l'intérieur d'un même plan et d'un temps homogène ? Ou les deux images sont-elles infiniment éloignées ? Rien ne peut en décider, et c'est le va-et-vient incertain de la mémoire elle-même qui se trouve ainsi exprimé : saute “mentale“ du temps qui produit une sorte de diffraction de l'image. La diffraction devient littérale avec ce raccord entre une vue des Moulins de Pantin (1) et le même bâtiment reflété dans un fragment de miroir, posé sur un très symbolique amoncellement de verres brisés (2) — alors que rien ne permet de conclure à la proximité réelle des deux espaces. Le montage n'enchaîne plus des faits ou des actions mais sert à casser une image pour en emporter un morceau, un fétiche diffracté sur le cristal de la mémoire.

enfants jouant contre le mur d'une cave d'immeuble (4). Le montage organise à ce moment une continuité spatiale troublante qui, comme dans l'exemple précédent, confond par l'identité d'un détail deux scènes éloignées, non plus sous l'expression d'une mémoire individuelle mais d'une sorte d'aléatoire collectif : un simple changement d'angle, un passage de l'autre côté du mur, et on glisse du riche au sordide, des modernes années soixante à une pauvreté intemporelle. L'effet devient encore plus brutal avec le toboggan : les enfants, de dos, montent sur fond d'immeuble neuf (5) et glissent, de face, sur une pente de terre (6). Au plus haut point de leur trajectoire, le raccord a opéré une bascule sociale et une sorte de dévoilement du mensonge des apparences — passage de l'autre côté des ombres, vers les corps “réels“.

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Raccord 4. La continuité spatiale est cette fois réelle, mais l'hétérogénéité des scènes qu'elle enchaîne confère au raccord la même valeur de saute que précédemment. La piscine et la jolie plongeuse, en contrebas du métro, sont la représentation directe d'un “trou“ dans l'espace et de la contiguïté scandaleuse de réalités sociales s'ignorant mutuellement. Un panoramique vertical nous fait passer de la ligne de banlieue (7a) vers la piscine (7b), puis le raccord nous plonge dans l'espace aquatique autiste comme dans un monde à part (8), tandis que le commentaire organise lui aussi deux “faux raccords“ : « Plongée dans le métro tiède [...]. Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs.»

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Raccord 5. Pialat énonce clairement son système avec un ultime raccord transformant la main d'une statue « qui ordonne » (9) en main qui implore (10) : le montage diffracte encore les apparences pour faire jaillir l'affect réel, que l'on ne savait pas voir, et affirmer le moment du raccord comme celui de la révélation d'un scandale, d'une colère et d'une mélancolie.

10

Raccords 2 et 3. Les ombres de deux enfants filmées depuis l'autre côté d'une paroi translucide, dans une école (3), raccordent avec deux autres

1. Note d'intention pour L'Amour existe, op. cit. 2. Voir « Analyse ».

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LES RACCORDS La notion de raccord renvoie à tout élément de continuité entre deux plans (raccord maquillage, raccord de position des acteurs, etc.). Dans un sens plus étroit, les raccords sont des figures spécifiques qui déterminent l’enchaînement entre deux plans : le raccord de direction (un déplacement qui a lieu dans un plan se poursuit dans la même direction sur l’écran dans le plan suivant) ; le raccord sur un geste (fondé sur le raccord de direction : un geste ébauché dans un plan se poursuit dans le plan suivant à la même vitesse et dans la même direction) ; le raccord dans l’axe (juxtaposition de deux plans de grosseurs différentes filmés selon le même axe) ; le raccord sur le regard (il lie un plan de quelqu’un qui regarde à un plan de ce qu’il regarde). Le faux raccord produit une discontinuité notable entre deux plans enchaînés qui sont censés être contigus dans le temps et/ou dans l’espace. Les faux raccords peuvent être involontaires : par exemple, un personnage dont un vêtement change de couleur d’un plan à l’autre, ou bien un même déplacement qui se fait dans deux directions différentes selon le plan. Mais certains cinéastes utilisent volontairement le faux raccord pour jouer de la rupture entre les plans et produire des effets de sens.


FILMER…

En travelling Au début de Van Gogh, Maurice Pialat a placé une sorte d'image-exergue dont la singularité formelle contraste avec la sécheresse du reste du film : il s'agit d'un court panoramique suivant, au ralenti, un pinceau déposant un pigment bleu sur une toile, le geste du peintre étant comme doublé par la caméra. Le son non diégétique d'une vague se brisant sur une rive accompagne cet écho entre les deux mouvements et, tout en contribuant à leur confusion, amplifie l'impression de poids, d'inertie et de soudain vertige — une puissance physique définitive, bien éloignée de celle que l'on attribue habituellement à un pinceau, et que seul le cinéma saurait nous montrer, et seconder. La question de Pialat est ici programmatique : comment trouver un “geste“ de cinéma ? Est-ce que dans l'équivalence simpliste entre le geste du peintre et le mouvement de caméra, quelque chose ne passe pas, qui serait du domaine de l'événement formel et du style ? L'œuvre de Pialat est souvent commentée à travers l'idée d'une grande rigueur de cadrage et d'une immobilité des plans. Mais s'ils privilégient effectivement les mouvements des acteurs sur ceux du cadre, ses films sont ponctués, comme ceux de Bresson ou de Dreyer, de travellings et de panoramiques autonomes et puissamment expressifs. L'Amour existe est à ce titre très surprenant : la première partie est presque entièrement constituée de mouvements complexes, qui reviennent par intermittence jusqu'à la fin sous forme de longs et rapides travellings avant, comme pour transpercer la chape d'immobilité de la banlieue et affirmer le désespoir d'une sortie de ce territoire. Le travelling est précisément, par son étymologie, “ce qui voyage“. Les premiers travellings de l'histoire du cinéma montraient des décors qu'il s'agissait autant de décrire que de longer, pour le pur plaisir du mouvement, ainsi qu'on le rapporte depuis l'expérience inaugurale de Promio (un opérateur Lumière) filmant les rives du Grand Canal de Venise depuis un vaporetto. Le travelling n'est devenu une figure de style que plus tardivement, dans la deuxième moitié des années 10, pour suivre un personnage, se rapprocher d'un motif important, décrire une scène, établir des liens signifiants entre plusieurs éléments d'un décor. Dans les années 20 et 30, entre Gance,

Murnau et Vertov, la caméra se déchaîne et les travellings non motivés par le récit trouvent leurs pleines expressions affectives et mécaniques ; les transports modernes, trains, voitures, deviennent les métaphores d'un cinéma défilant devant les images autant qu'il les fait défiler — le train de banlieue qui passe régulièrement au fond des plans de L'Amour existe est précisément désigné comme le “mauvais travelling“ contre lequel Pialat organise des mouvements perpendiculaires antagonistes. Le cinéma classique hollywoodien combine souvent l'arbitraire et la motivation du mouvement (voir, par exemple, le travelling du début de La Soif du mal d'Orson Welles, 1958) ; avec le cinéma dit “moderne“, dont l'œuvre de Pialat est une part, les mouvements autonomes font un grand retour, mais ils ne mènent nulle part, semblent n'avoir ni début ni fin, ne viennent plus cadrer que le vide... Représentant capital de cette modernité, Alain Resnais a achevé Hiroshima mon amour et entame L'Année dernière à Marienbad au moment où débute le tournage de L'Amour existe. Avec ces films et ses précédents courts métrages, il a réinventé le travelling : libérés des simples contraintes descriptives comme des faciles tentations du vide moderniste, les mouvements d'appareil semblent devenir le sujet principal des plans, ce par quoi l'image “consiste“. Héritant du maître français des travellings, Max Ophuls, un art riche des variations de vitesses, des changements de direction et d'angle, ses mouvements solitaires expriment l'exploration de consciences fantomatiques et transforment tout décor en labyrinthe mental : les travellings dans Hiroshima semblent autant parcourir une impossible mémoire qu'une ville réelle. C'est exactement du même geste que participent les avancées interminables de L'Amour existe, en leur ajoutant souvent une brutalité ou une immédiateté physique (le travelling fonçant contre un mur, celui qui suit la moto) — cette hybridation lyrique restera la marque forte du style de Pialat. De haut en bas, le troisième photogramme est issu de La Soif du mal, les autres de L’Amour existe.

ATELIER Impossible d'entendre la voix off du narrateur de L'Amour existe sans évoquer le modèle proustien (« Longtemps, j'ai habité la banlieue »). La comparaison avec l'incipit de Du côté de chez Swann est éclairante : le « train de banlieue » qui passe chez Pialat renvoie au « sifflement des trains » qu'évoque le premier paragraphe de Proust. Les constatations des narrateurs (qui ne se présentent sous aucun nom) sont identiques : si, chez Pialat, « La mémoire et les films se remplissent d'objets qu'on ne pourra plus jamais appréhender », Proust conclut le premier volume de À la recherche du temps perdu en relevant « la contradiction que c'est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire ».

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T E XT E T RA N S V E R S A L

PISTE PÉDAGOGIQUE

Un goût de futur

L'Amour existe permet d'évoquer le montage du son. Pialat évite le plus souvent les traditionnels effets de redondance et joue même parfois sur la contradiction entre bruitages, voix off et image. Ainsi, un chariot tapageur parcourt rapidement des rues « lentes et silencieuses ». « Un regard encore pur » s'oppose ailleurs à un plan d'eau sale. A l'occasion, le décalage dit la fuite du temps : l'abattage des arbres est entendu et ses conséquences seules apparaissent à l'écran. Carillons et cloches, extradiégétiques, annoncent l'arrivée de la mort. A l'opposé, presque imperceptible, le son prétendument “in“ d'une émission radiophonique commente la situation de la ménagère présente à l'écran.

3. Le mode hypothétique Pour donner au passé que ces films sont censés documenter ce que nous avons appelé “un goût de futur“, il suffit aux cinéastes d'altérer les fins normales et d'en redistribuer les effets dans l'ensemble de leur structure. C'est un travail d'hypothèse : au-delà des effets d'anachronisme délivrés par le commentaire ou les images, au delà de la métaphore spatiale des trajets tortueux et des chemins qui bifurquent, il faut supposer aux faits des fins différentes de celles que l'histoire a donnée (La Sixième Face du Pentagone), de celles définies par une certaine logique historique (L'Amour existe) ou par le déterminisme technique (Le Chant du styrène). Chaque film s'affirme comme un anti-destin en laissant sourdre continuellement des images et des montages hypothétiques, niant la vérité historique au profit d'utopies, détournant le passé pour désigner un futur. La manifestation de Washington est d'abord représentée comme un rassemblement énorme, débordant, dépassant les contestations et les contre-mouvements, traversé réellement par des rêves fous que le commentaire donne à égalité avec des faits exacts (« Les hippies ont demandé l'autorisation de faire léviter le Pentagone à 300 mètres au-dessus du sol, ils ne l'ont obtenue que pour 10 mètres »). La simple inversion de la chaîne de fabrication des objets en plastique mène à une question sublime (jusqu'où remonter dans les origines de la matière, et comment la représenter ?) qui devient une critique implicite de la raison technique et reverse dans les objets de consommation ordinaire la part de métaphysique qu'on leur défait

quotidiennement — cette origine de la matière est surtout ce qui la constitue et l'attend. Enfin, le lyrisme ponctuant le film de Pialat et teintant chacun de ses faits d'une part de critique, de mélancolie et de colère, est l'expression d'un espoir que ne vient combler aucune image (rien au bout des travellings, aucune solution de transition entre les images des différentes classes sociales) mais que domine l'hypothèse idiote et suprême du titre : l'amour existe. La principale manifestation du mode hypothétique est iconographique. L'utopie et l'anachronisme doivent avoir des icônes, des emblèmes, des monuments, des figures auxquelles on ne prête pas vie mais qui agissent et font penser en confrontation avec les images normales du passé. Il y en a au moins deux dans La Sixième Face du Pentagone : le visage du Che Guevara, qui revient à différents moments, sur différents supports, comme le symbole du syncrétisme politique qui motivait la plupart des manifestants de Washington ; la photo de Marc Riboud, image arrêtée saisissant un moment d'utopie victorieuse de la non-violence. Dans Le Chant du styrène, aux icônes de la modernité technique qui ouvrent le film (une nature de plastique dans une esthétique publicitaire chic, inspirée de l'abstraction picturale) se voient opposées, à la fin, les images de matières brutes. Dans L'Amour existe, c'est le bas-relief de La Marseillaise, sur l'Arc de Triomphe, qui est détourné de son sens par un changement d'angle et transformé en un autre monument — voilà ce qu'aurait pu être l'Arc de Triomphe, ce qu'il est par le film et ce qu'il sera dorénavant pour tous ceux qui l'ont vu.

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Echos, passerelles, liens, analogies… Les jeux d'images de la fiche élève invitent à mettre en rapport des plans qui n'appartiennent pas forcément au même court métrage. Les pistes ci-dessous peuvent aider à établir plusieurs parcours. C'est d'abord la notion d'investigation qui sera soulignée dans les trois films. Quand le travelling avant de Pialat semble fouiller l'image pour traquer, quitte à se heurter à des murs, la désolation du quotidien, le travelling latéral de Resnais explore l'espace pour figurer la remontée vers les origines. Marker, quant à lui, fige un moment-clef en ayant recours à des matériaux d'origines diverses : plans filmés en caméra portée, reproductions de documents, photographies. L'importance des cadres chez Pialat sera également soulignée : les effets d'inclusion et de compartimentation de l'espace créent, en dépit des mouvements de caméra, une impression de blocage. L'univers de banlieue de L'Amour existe semble impliquer l'incarcération de ses figurants, souvent saisis dans leur immobilité. Si l'emprisonnement des manifestants est un moment souligné par la narration de La 6e Face du Pentagone, les photogrammes du film peuvent montrer paradoxalement que les figures d'autorité sont les principales victimes de la contrainte. Chez Resnais, c'est la matière, formatée, sélectionnée, transférée, qui se trouve prisonnière. L'homme, bien que largement absent du film, ne paraît pas davantage échapper au risque de la servitude.


EN MARGE

Images écrites L’omniprésence des commentaires en voix off, leurs qualités stylistiques, leurs interactions constantes avec les images (effets de redondance, de décalage ou d’antithèse), affichent le rôle prépondérant que joue le texte dans chacun des trois films. De même, les textes cette fois écrits qui apparaissent en exergue du Chant du styrène (la citation d’Hugo) et de La Sixième Face du Pentagone (le proverbe zen) situent les deux œuvres dans des traditions de pensée et d’écriture qui débordent le seul cadre cinématographique. Mais il est d’autres textes, apparemment plus insignifiants, qui méritent peut-être qu’on évalue les effets qu’ils produisent ; il s’agit des mentions graphiques diégétiques : textes figurant à l’intérieur de l’image, lisibles ou illisibles, mais qui n’ont pas été écrits pour le film et qui n’interviennent pas grâce à un intertitre ou à une surimpression. Ils sont particulièrement nombreux dans La Sixième Face du Pentagone : slogans sur des affiches ou des pancartes, pages de journaux et autres tracts envahissent souvent le cadre pour mieux épouser la cause des manifestants. La première de ces mentions graphiques ne laisse d’ailleurs pas d’équivoque sur le parti pris du cinéaste : le plan d’ouverture du film, un zoom avant sur une vue d’avion du Pentagone, désigne d’abord l’objectif des manifestants : prendre d’assaut ce haut lieu du pouvoir militaire ; or, le second plan, un zoom arrière sur un tract annonçant la marche du 21 octobre, en figure déjà la réussite symbolique : le pentagone noir du tract se trouve dans une position inversée par rapport à celui de la photographie qui précède (et c’est bien un symbole, plutôt qu’un édifice, qu’il s’agit de renverser pour les opposants à la guerre), tandis que la date inscrite en lettres blanches en son centre permet de comprendre que, déjà, les manifestants sont à l’intérieur, quand bien même ils ne pénétreraient jamais dans le bâtiment réel : d’un zoom à l’autre, le Pentagone s’est laissé transpercer, le dessin et l’écriture ont suffi, les signes dépassent et écrasent les faits — la marche sur le Pentagone est certes une défaite sur le plan de l’action politique (elle n’a pas eu de conséquence directe sur la guerre du Vietnam), mais c’est une victoire intellectuelle et morale. A cette utilisation “empathique“ des mentions graphiques répond celle, plus cynique, de Pialat dans L’Amour existe. Dans la séquence des pavillons de banlieue, cinq plans de façades de maisons similaires se succèdent en une série d’autant plus saisissante que chacun donne à lire un petit panneau indiquant

la “devise“ de la maison (« ça me suffit » / « toi, moi et lui » / « mon bonheur » / « malgré tout ») — à l’exception du dernier, où figure un avertissement bien connu : « chiens méchants ». C’est ici le montage qui permet au cinéaste de s’approprier les cinq messages, de les assembler pour les détourner en composant un nouveau texte : si « toi, moi et lui » (la trinité familiale : père, mère, enfant ?) peuvent “suffire“, « malgré tout », au « bonheur » d’un énonciateur indéterminé, c’est que la violence des « chiens méchants » protège le foyer et éloigne les importuns. Autrement dit, si l’amour existe, c’est au prix d’une haine qui l’égale et qui enferme un peu plus les banlieusards dans leurs habitations… Plus loin, une autre pancarte, branlante celle-ci, viendra redire cette violence inhérente à la banlieue en concluant la séquence de la bagarre des voyous sur ces mots : « rue d’Oradour-sur-Glane ». L’allusion, dérangeante, souligne le pouvoir de certains noms, la virulence des raccourcis qu’ils autorisent. Dans les deux cas que l’on vient d’évoquer, c’est la lecture des mentions graphiques qui oriente l’interprétation de l’image. Que se passe-t-il quand ces mentions sont illisibles ? Le Chant du styrène nous en donne un exemple : à plusieurs reprises, on aperçoit quelques mots inscrits sur des machines, mais le plus souvent on ne peut pas les lire, soit parce qu’ils sont trop petits et que le plan est trop bref, soit parce qu’un mouvement d’appareil les fait trop rapidement sortir du champ. Les dernières de ces mentions se trouvent sur des tuyaux à la fin du court métrage : un travelling vertical les suit et les fait sortir du champ pour s’arrêter sur la fumée qu’ils dégagent. Que désignent donc ces mots difficiles à déchiffrer lors d’une première vision du film ? L’écriture ellemême, sans doute. Peu importe ce que disent ces textes (indication des fours auxquels sont raccordés les tuyaux), seul importe leur renvoi à l’écriture, qui permet de l’associer au mouvement d’appareil. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : une écriture du travelling qui, en suivant les circonvolutions des tuyaux tout au long de la séquence à l’extérieur de l’usine, dessine le tracé d’improbables et d’interminables “lettres“. Ainsi, alors même que ce film semble être celui des trois qui exploite le moins les mentions graphiques apparaissant à l’écran, il s’avère être celui qui s’approche le mieux d’une écriture spécifiquement filmique, une écriture du mouvement renvoyant à l’étymologie même du cinématographe.

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Références LE CHANT DU STYRÈNE L’Avant-scène du cinéma n° 12, 15 février 1962. Présentée à tort comme le "texte intégral du film", on trouve ici une version intermédiaire du texte de Queneau (pour la version définitive, consulter le site www.lyceensaucinema.org). Ce numéro contient également le texte intégral de Nuit et Brouillard (épuisé, disponible en bibliothèque). THOMAS, François, L’Atelier d’Alain Resnais, Paris, Flammarion, coll. “Cinémas“, 1989.

LA SIXIÈME FACE DU PENTAGONE BELLOUR, Raymond, ROTH, Laurent, A propos du CD-ROM “Immemory“ de Chris Marker, Paris, Yves Gevaert/Centre Georges Pompidou, 1997. Consacré principalement au cd-rom, cet ouvrage offre néanmoins de nombreuses pistes de lecture de l’œuvre de Marker dans son entier. GAUTHIER, Guy, Chris Marker, écrivain multimédia, ou voyage à travers les médias, Paris, L’Harmattan, coll. “Audiovisuel et Communication“, 2001. MARKER, Chris, Commentaires 1 et 2, Paris, Seuil, 1961 et 1967. On trouve dans ces deux volumes les textes de plusieurs de ses films.

L’AMOUR EXISTE L’Avant-scène du cinéma n° 1, 15 février 1961. Découpage intégral du film avec commentaire in extenso (ouvrage épuisé, disponible en bibliothèque). MAGNY, Joël, Maurice Pialat, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, coll. “Auteurs“, 1992 (analyse de l’œuvre et de ses thèmes récurrents). NARBONI, Jean, “Le mal est fait“, in Cahiers du cinéma nº 304, octobre 1979. Article très court mais essentiel, où Narboni expose l'idée que tout film de Pialat est fondé sur une catastrophe immémoriale. Cahiers du cinéma nº 576, février 2003. Numéro des Cahiers publié à l'occasion de la mort du cinéaste. Outre un grand nombre d'entretiens avec ses collaborateurs, on peut y retrouver l'indispensable confrontation Pialat/Godard.

LE COURT MÉTRAGE “Une mémoire en courts“, in BREF, Le magazine du court métrage n° 48, printemps 2001, pp. 48-65. Dossier proposant une riche documentation et des entretiens inédits sur neuf courts métrages produits par Pierre Braunberger, parmi lesquels les trois films de ce programme. EVRARD, Jacky, VASSÉ Claire, Cent pour cent court, Cent films pour cent ans de cinéma français, Pantin, Côté court, 1995. Chapitré par décennies, cet ouvrage collectif raconte un siècle de courts métrages. Il accompagnait une rétrospective du festival “Côté court“ et comprend une solide filmographie sélective.

EVRARD, Jacky, KERMABON, Jacques, Une encyclopédie du court métrage, Paris, éditions Festival Côté court, Yellow Now/Côté cinéma, à paraître. Les entrées de cette encyclopédie entremêlent auteurs, films, points de vue historiques et thématiques, réflexions sur les formats et les genres. L’ouvrage, le plus complet jamais consacré à la forme brève, embrasse le court métrage comme un vaste continent, protéiforme trop souvent oublié par les histoires du cinéma.

LE DOCUMENTAIRE ODIN, Roger, L’Age d’or du documentaire. Europe : années cinquante, t.1, Paris, L’Harmattan, coll. “Champs visuels“, 1998. Jean-Paul Colleyn, Le regard documentaire, Paris, Editions Centre Georges Pompidou, 1993. Ouvrage synthétique présentant rapidement les grandes étapes de l'histoire du documentaire et les principaux enjeux esthétiques du genre. NINEY, François, L'épreuve du réel à l'écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, Editions De Boeck, 2000. Niney considère le problème élargi de la “représentation du réel“ et de la référence au cinéma, en passant par des analyses de documentaires.

L’EDUCATION A L’IMAGE Manuels sur le cinéma AUMONT, Jacques, BERGALA, Alain, MARIE, Michel, VERNET, Marc, Esthétique du film, Paris, Nathan, coll. “Fac. Cinéma“, 1983 ; 2ème édition revue et augmentée, 1994. Ce manuel destiné aux étudiants de premier cycle universitaire et aux enseignants du secondaire aborde le cinéma sous ses différents aspects (l’espace, le plan, le montage, la narration, le langage, la réception, etc.). AUMONT, Jacques, MARIE, Michel, L’Analyse des films, Paris, Nathan, coll. “Fac. Cinéma“, 1988 ; 2ème édition, 1996. Conçu pour compléter Esthétique du film, ce manuel propose un panorama des différentes approches analytiques du cinéma (analyse textuelle, analyse du récit, analyse de l’image et du son, psychanalyse, analyse historique…). CHION, Michel, L’audio-vision, son et image au cinéma, Paris, Nathan, coll. “Fac. Cinéma“, 1990. Spécialiste de cette question, Michel Chion présente ici une synthèse, tout à fait accessible à des non spécialistes, de ses différents travaux sur le son au cinéma. PINEL, Vincent, Le montage, l’espace et le temps du film, Paris, Cahiers du cinéma/CNDP, coll. “Les petits cahiers“, 2001. Ouvrage synthétique qui propose une approche concise du montage en s’appuyant notamment sur la lecture du Cuirassé Potemkine et de L’Inconnu du NordExpress. SIETY, Emmanuel, Le plan, au commencement du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma/CNDP, coll. “Les petits cahiers“, 2001. Une étude approfondie des différentes questions liées au plan cinématographique, qui développe plusieurs analyses détaillées (sur Les 400 coups, Playtime, Où est la maison de mon ami ? et Pather Panchali) et s’enrichit de textes de critiques et de cinéastes, mais aussi de documents de travail. Dictionnaire PASSEK, Jean-Loup (dir.), Dictionnaire du cinéma, Paris, Larousse, coll. “In Extenso“, 2 vol., 1995. Dictionnaire très complet qui propose des

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entrées par cinéastes, acteurs, producteurs, techniciens, genres, écoles, mouvements esthétiques, matériels et termes techniques.

INTERNET www.ac-nancy-metz.fr/cinemav/quai.html : le Quai des images, site consacré à l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. On y trouve des ressources pédagogiques, des outils d’éducation à l’image, des travaux d’enseignants et d’élèves, etc. www.agencecm.com : le site de l’Agence du court métrage, qui propose une base de données sur les courts métrages français et étrangers (diffusion, programmation, actualité, festivals) et différents liens, notamment avec la revue BREF, le magazine du court métrage. www.cnc.fr : le site du Centre National de la Cinématographie, qui aborde notamment les aspects économique, juridique et sociologique du cinéma français. www.bifi.fr : le site de la Bibliothèque du film, qui contient une base de données encyclopédique et bibliographique, des dossiers téléchargeables (www.edu.bifi.fr), un magazine en ligne, des fiches méthodologiques, un guide des sites internet sur le cinéma. www.educlic.education.fr : le portail des professionnels de l’éducation, à partir duquel sont accessibles différents sites consacrés à la pédagogie du cinéma.

VIDEOGRAPHIE Le programme étudié dans ce livret est disponible en VHS / DVD. Contact : Agence du court métrage, Yann Goupil (tél. 01 44 69 26 60). Alain Resnais L’Année dernière à Marienbad (Film Office) / film indisponible. Hiroshima mon amour - DVD/VHS (Arte Video) - ADAV : Réf. 16617 (VHS). Nuit et Brouillard - DVD/VHS (G.C.T.H.V.) - ADAV : Réf. 43644 (DVD) / 16626 (VHS). Chris Marker Le Fond de l’air est rouge - ADAV : Réf. 31098 (VHS). Level Five (La Sept video) - ADAV : Réf. 17635 (VHS). Sans Soleil / La Jetée - DVD/VHS (Arte video) - ADAV : Réf. 43642 (DVD). Maurice Pialat À nos amours - DVD/VHS (G.C.T.H.V.) - ADAV : Réf. 44892 (DVD) / 2293 (VHS). Sous le soleil de Satan - DVD/VHS (G.C.T.H.V.) - ADAV : Réf. 30009 (DVD) / 22504 (VHS). Van Gogh - DVD/VHS (G.C.T.H.V.) - ADAV : Réf. 44889 (DVD) / 44885 (VHS). Pour les conditions d’utilisation, consultez le catalogue ADAV 20032004 (tél. 01 43 49 10 02, fax 01 43 49 25 70).

Sources iconographiques : tous droits réservés. Sauf mention contraire, iconographie photogrammes : Les Films du Jeudi. P. 2, p. 5 Les Films du Jeudi ; p. 11 Chris Marker, Wim Wenders, Argos Films ; p.13 Argos Films ; p.17 Gaumont ; p. 20 Les Grands Films Classiques.


L Y C É E N S

A U

C I N É M A


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