Touki Bouki mille soleils

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Touki Bouki de Djibril Diop Mambety / Mille soleils de Mati Diop Ces deux films sont présentés ensemble car ils se répondent : avec Mille soleils, Mati Diop revient sur le film réalisé par son oncle 40 ans plus tôt, Touki Bouki, et ainsi sur ses origines, son identité.

Synopsis : Touki Bouki de Djibril Diop Mambety Fiction / Sénégal / 1972 / 1h35 / VOSTF Mory, jeune berger un peu marginal, et Anta son amoureuse, étudiante provocante, viennent de partir pour Paris. Pour réaliser leur rêve, il ne leur manque que l’argent du voyage. Mory decide de se le procurer par des moyens peu orthodoxes. « Dans cette comédie aigre-douce, c’est la situation d’une Afrique des années 70 qui se raconte, celle déchirée entre l’exil et la décision de rester, entre le rêve et la débrouille, entre l’ancien et le nouveau, mais c’est aussi une réflexion ample et drolatique sur le choix » Jean-Pierre Rehm, directeur du FID Marseille Mots clés : [tradition/modernité ; émigration ; voyage ; racines]

Mille soleils de Mati Diop Documentaire / France / 2013 / 45’ / VOSTF Mille soleils enquête sur l’héritage personnel et universel que représente le film Touki Bouki réalisé à Dakar en 1972 par l’oncle de Mati Diop, le cinéaste Djibril Diop Mambety. Elle part à la recherche de ses origines sur les traces de ce mystérieux film et fait la connaissance, en chemin, des deux acteurs principaux de Touki Bouki trente-cinq ans après le tournage. Histoires de famille, de cinéma et d’exil se propagent comme des ondes les unes vers les autres, entre la sphère de l’intime et celle du mythe. Mati Diop, à propos de son film : « C’est parti d’une conversation avec mon père, à qui je posais des questions sur ma famille et sur la place que le cinéma occupait dans ma vie. Il m’a parlé de mon oncle et de Touki-bouki dont mon grand-père disait qu’il contenait “toute notre histoire”. Ça a fait naître un désir chez moi. Retrouver l’histoire d’un film. Savoir d’où il vient. Quelles traces il laisse… » Mille soleils a obtenu le Grand Prix au FID Marseille, festival international de cinéma, en 2013. Mots clés : [documentaire, mémoire, héritage]


Sauf à se leurrer, hériter se choisit. Et exige même beaucoup : rien moins que de remonter dans le temps. C’est ce périple qu’entreprend ici Mati Diop, jeune cinéaste au parcours déjà avéré, en direction d’un film culte, Touki Bouki, réalisé en 1972 à Dakar par son oncle aujourd’hui défunt, Djibril Diop Mambety. L’argument en est simple : un couple d’amoureux rêve du paradis qu’ils situent à Paris et se donnent les moyens de le rejoindre. L’une embarquera vers l’idéal et l’exil, l’autre décidera in extremis de rester. Fable aux accents burlesques sur tradition et modernité, ce Voyage de la Hyène (traduit du wolof) évoque avant tout le choix : s’ingénier à être en mesure de choisir, puis choisir, libre des efforts déployés. Dans cet autre voyage auquel s’expose Mati Diop, l’histoire de sa famille, l’histoire du cinéma, l’histoire du Sénégal aussi, s’entremêlent, portées par Magaye Niang, le protagoniste de l’épopée d’alors, jusqu’à superposer les temporalités et faire revenir aujourd’hui des personnages (et leurs attributs : la fameuse moto-buffle) du film d’il y a 40 ans. Entre naturalisme et fantastique, entre hommage et enquête, entre humour et mélancolie, Mille Soleils remplit la promesse de son titre, et brille de bien des feux. Jean-Pierre Rehm, directeur du FID Marseille


La tendresse explosive de Mati Diop LE MONDE | 12.07.2013 | Par Jacques Mandelbaum

D'après les applaudissements qui ont salué son film et les conversations qui suivirent dans les allées du Théâtre de la Criée, Mati Diop fut sans conteste la coqueluche (discrète et pudique, on n'est pas à Cannes) de cette vingt-quatrième édition du Festival international du documentaire de Marseille (FID). Le jury, présidé par la Finlandaise Eija Liisa Ahtila, a lui aussi été sensible au film que présentait cette jeune femme de 31 ans et lui a décerné, lundi 8 juillet, lors de la clôture du festival, le Grand prix de la compétition internationale. Mille soleils mérite son nom. Il resplendit dans la nuit de Dakar, darde une sensibilité à fleur de peau, réchauffe le coeur. Des cinéphiles, des amoureux de l'Afrique, de tous ceux enfin qui veulent bien se laisser gagner par ses quarante-cinq minutes de grâce. Mille soleils est un hommage à un autre film, Touki Bouki, premier long-métrage réalisé en 1972 par le réalisateur sénégalais Djibril Diop Mambéty, oncle paternel de Mati. Soit dit en passant, et selon l'humble avis de l'auteur de ces lignes, le plus grand cinéaste africain de tous les temps. La barque est donc bien chargée, et la nièce s'en tire en douceur. MAGNIFIQUE COÏNCIDENCE Parmi les sept films réalisés en trente ans de carrière par le bouillant Diop Mambéty, mort en 1998 à l'âge de 53 ans, Touki Bouki est sans doute le plus rageur, le plus impétueux, le plus fou. L'histoire simple d'un garçon et d'une fille de Dakar qui s'aiment avec une liberté provocante, qui ne supportent plus la médiocrité de leur vie et décident de forcer le destin en s'embarquant pour la France. Cruel et complexe, le récit, plus incantatoire et poétique que véritablement narratif, laisse partir la fille, mais fait in extremis rebrousser chemin au garçon, qui décide de rester dans son pays. Un film fort et fier, qui aborde sabre au clair la question de l'identité et de l'aliénation africaine, à mi-chemin du burlesque stylisé de JeanLuc Godard et de l'esthétique de la faim de Glauber Rocha. Quarante ans plus tard, Mati Diop a retrouvé les deux acteurs du film de son oncle, Magaye et Mareme Niang, pour constater qu'ils avaient suivi le destin de leur personnage respectif. Magaye était resté à Dakar, Mareme s'était exilée. L'occasion était trop belle pour ne pas mettre à profit cette magnifique coïncidence, dans un film qui louvoie entre fiction et documentaire et reprend l'histoire du couple, à quarante ans plus un océan (Mareme vit aujourd'hui aux Etats-Unis) de distance. " Tout est vraiment parti des acteurs, raconte Mati


Diop. J'avais demandé, en 2008, à Magaye d'appeler Mareme, qu'il avait complètement perdue de vue. J'ai enregistré leur conversation un peu par effraction et Mareme m'en a beaucoup voulu. J'ai mis cinq ans à regagner sa confiance." TENDRESSE EXPLOSIVE ET TALENT FOU La confidence trahit trois traits dominants de Mati Diop, frêle jeune femme forte comme un roc : le culot, le talent, la persévérance. Un parcours fulgurant en témoigne. Des débuts d'artiste plasticienne, un premier rôle d'actrice chez Claire Denis (35 Rhums, 2008), quatre court et moyen-métrages comme réalisatrice depuis quatre ans. Voilà pourtant une carrière qui, tout à la fois, s'impose et ne va pas de soi. Elle s'impose parce que Mati Diop est non seulement la nièce de Djibril, mais aussi la fille de Wasis, musicien renommé, et d'une mère française acheteuse d'art. C'est évidemment pour les mêmes raisons qu'elle ne va pas de soi. Autre partage, qu'on présume inconfortable : son statut de métisse, entre Afrique et Europe, Sénégal et France. L'histoire, en somme, du film de son oncle, qu'elle n'a pas connu, et dont elle n'a pris la mesure artistique que récemment : "Mon père, qui est en rupture avec la tradition, ne m'a pas vraiment transmis sa culture. Mon rapport à mes origines sénégalaises se noue véritablement avec la redécouverte du cinéma de mon oncle, et avec le dialogue que j'ai entamé avec mon père à ce sujet. Je me suis aperçue que Touki Bouki, film très autobiographique, était la porte d'entrée d'une histoire familiale que j'ignorais. Mille soleils est une façon à la fois de m'y inscrire et de régler la dette que je dois à mon oncle." On le constate à l'écran en compatissant au sort de ce pauvre Magaye, baba cool qui se fait agonir d'insultes plus souvent qu'à son tour, Mati Diop n'a pas que des choses tendres à dire à la génération de ses parents. Mais elle les dit avec une tendresse explosive et un talent fou. C'est qu'elle a retenu du cinéma de son oncle "l'irrévérence", qu'elle applique au film qu'elle lui dédie. Elle ne compte pas, d'ailleurs, en rester là. Elle prépare déjà un premier long-métrage consacré à "la jeunesse désenchantée de Dakar", rêve "de retrouver de la fiction et du mythe pour l'Afrique, de redonner à ce continent qui croule sous les clichés et le misérabilisme le droit à la fiction". Le film s'appellera La Prochaine Fois, le feu. On ne s'en étonne pas. Jacques Mandelbaum


“Mille Soleils”, de Mati Diop, découverte ensorcelante du Festival du documentaire de Marseille Télérama Cinéma | Mati Diop, fille du musicien Wasis Diop, a remporté le grand prix du Festival international du documentaire de Marseille. “Mille Soleils” est un voyage rêveur à Dakar sur les traces d'un film culte des années 70, “Touki-bouki”, grand œuvre de son oncle Djibril Diop Mambety. Le 09/07/2013 Laurent Rigoulet

Touki-bouki, de Djibril Diop Mambety, cinéaste africain légendaire et quelque peu perdu, enfant du western et de la nouvelle vague. © DR

Après une semaine d'exploration dans le maquis d'une sélection aussi riche que folle et hétéroclite, le jury du FID (le Festival international du film documentaire de Marseille) est tombé d'accord sur un film projeté dans la chaleur étouffante du week-end. Mille Soleils est le genre de découverte ensorcelante qu'on fait chaque été à Marseille : un film sans domicile fixe, ni long, ni court, ni vraiment documentaire, ni tout à fait fiction, le retour en Afrique d'une jeune femme qui n'en est jamais partie mais possède là-bas le trésor d'une histoire familiale mouvementée. La jeune femme, c'est Mati Diop. Les amateurs du cinéma de Claire Denis se souviendront d'elle comme de la (très) belle et (très) émouvante comédienne de 35 Rhums, de ses scènes murmurées avec Alex Descas (dans le rôle de son père) et de sa danse serrée-serrée avec Grégoire Colin (son amoureux) au son du Nightshift des Commodores. Mati Diop est née à Paris en 1982. Elle est la fille du musicien sénégalais Wasis Diop (qui vient de signer la musique de Grigris de Mahamat-Saleh Haroun). Il lui arrive encore de faire l'actrice, mais son cap, c'est la réalisation. Elle a déjà à son actif trois courts et un moyen métrage. Et ce métier qui s'ouvre à elle lui fait rencontrer une figure familiale incontournable, Djibril Diop Mambety, son oncle, le frère de son père, cinéaste africain


légendaire et quelque peu perdu, enfant du western et de la nouvelle vague, auteur d'un film culte, Touki-bouki, que Mille Soleils revisite en beauté. Mati Diop s'est lancée dans l'aventure de Mille Soleils il y a cinq ans, à l'époque où elle tournait avec Claire Denis. « C'est parti d'une conversation avec mon père, à qui je posais des questions sur ma famille et sur la place que le cinéma occuppait dans ma vie, raconte-t-elle. Il m'a parlé de mon oncle [mort à Paris à 53 ans, en 1998, ndlr] et de Touki-bouki dont mon grand-père disait qu'il contenait “toute notre histoire”. Ça a fait naître un désir chez moi. Retrouver l'histoire d'un film. Savoir d'où il vient. Quelles traces il laisse… »

La programmation marseillaise fait joliment communiquer l'esprit des deux films que quarante ans séparent. Touki-bouki, daté de 1973, est projeté le matin dans une copie aux couleurs pimpantes, restaurée par la World Fondation de Martin Scorsese. On y suit la très photogénique errance de deux jeunes gens, un garçon, une fille, dans les rues de Dakar qu'ils pensent à quitter pour les avenues de Paris. Une rengaine de Joséphine Baker plane sur leurs déambulations (« Paris, Paris, ce petit coin de paradis ») Les héros sont beaux et rebelles comme des Bonnie et Clyde africains, déchirés entre le poids de la tradition et des airs de modernité. Ils sillonnent la ville avec une motocyclette couronnée de cornes de zébu. L'écriture de Touk-bouki est libre, la forme aussi, marquée par les aventures cinématographiques des années 60, un électrochoc dans la production africaine de l'époque. Djibril Diop Mambety avait 21 ans quand il a réalisé Touki-bouki, qui apparaît régulièrement dans les listes des films qui ont marqué l'histoire du cinéma. Il s'est un peu perdu ensuite. Il lui a fallu vingt ans avant de réaliser à nouveau un long métrage (Hyènes, en 1992) « On ne s'en remet pas facilement, dit Mati Diop, faire un tel film aussi jeune, c'est violent. Etre en avance sur son temps, difficile à gérer. » « Un jour, je me suis presque senti coupable, disait Djibril Diop Mambety dans les années 90. je me suis dit que j'aurais dû faire plus de films. Mon désir profond était de continuer le western que j'ai vu dans mon enfance. J'ai toujours voulu refaire Le train sifflera trois fois. Peut-être que si je n'avais pas vu ce film je n'aurais pas fait de cinéma. J'aurais écrit, peut-


être. Pourquoi Le train sifflera trois fois ? Parce que j'avais entendu : “si toi aussi tu m'abandonnes…” En fait, c'est la solitude qui caractérise ma vie. » Mille Soleils s'ouvre au son de la chanson de Tex Ritter accompagnant un homme seul (et un troupeau de zébus) dans Dakar. La vie de Touki-bouki se poursuit ainsi. Le marcheur solitaire est Magaye Niang, l'acteur du film de 1973, qui comme son personnage a fait le choix de rester au pays. Sa partenaire, son amoureuse de cinéma, Myriam Niang, est, elle, partie pour de bon, comme dans le film. La vraie vie, qui a de l'imagination, l'a menée en Alaska. Sur une plateforme pétrolière.

Magaye Niang, l'acteur du film de 1973, dans Mille Soleils de Mati Diop. © DR

Le film de Mati Diop fait dialoguer ces personnages de légende dans une conversation téléphonique imaginaire. Ils ne se retrouveront pas ailleurs que dans les rêves de la jeune cinéaste. Mais leur union se prolonge à l'écran. Et les interrogations de leur jeunesse – Partir ? Ne pas partir ? Se battre ? Et contre quoi ? – trouvent un écho dans Mille Soleils, où se tissent de vifs dialogues entre les générations. Elle se doublent de nouvelles questions posée par une jeune fille franco-sénégalaise d'aujourd'hui aux artistes et révolutionnaires, exilés ou non, qui ont peuplé l'imaginaire de sa famille. Qu'avez-vous fait de votre vie ? Que nous avez-vous laissé ? Et maintenant qu'en ferons nous ? Où irons nous ?


ANALYSE Touki bouki : de quelle hyène parle-t-on ? Olivier Barlet Intervention lors du colloque d'hommage à Djibril Diop Mambety organisé aux 4ème Rencontres cinématographiques d'Hergla les 20 et 21 juillet 2008. On lit souvent que ce "voyage de l'hyène" (traduction habituelle de Touki-Bouki) est traversé par la classique opposition entre tradition et modernité. Les deux jeunes Anta et Mory, également attirés par l'aventure occidentale ("Paris, Paris, ce petit coin de paradis" chante Joséphine Baker en leitmotiv), finiront effectivement par se départager, l'une prenant le bateau et l'autre retournant à ses racines. Mais l'hyène, animal rejeté, est symbole de marginalité. Non que le film veuille faire du dilemme du départ l'apanage d'une marge : il manifeste au contraire en une pléiade d'images surréalistes que le non-conformisme pose à tous la question de l'origine, qu'il est une pratique, un passage obligé pour penser le rapport à la tradition. Il n'y a pas le bon et le mauvais choix, il y a la dynamique intérieure d'une tension : le cinéaste n'explore pas la différence ni même le choc entre tradition et modernité mais l'espace qui les sépare et les relie, la déchirure d'une société dont tous les membres sont écartelés entre racines et fascination pour l'ailleurs. Voilà qui reste d'une brûlante actualité ! Si c'est bien à l'espace social que s'attache Djibril Diop Mambety, c'est par le biais d'un voyage initiatique, d'une quête, d'un voyage (touki), et non d'un regard figé sur une tradition référentielle. Signalant l'absence de pronom relatif dans Touki bouki ou le terme bouki prend fonction d'adjectif, Sada Niang préfère comprendre le titre comme Touki bu nu buki, qu'il traduit par "un voyage qui a été hyénisé". Il voit dans le terme buki la référence à la pratique dakaroise des bukikat, ces démarcheurs qui négocient pour le compte d'un client qui reste caché le prix d'un produit pour l'obtenir moins cher. (1) Mory serait ainsi un déclencheur et un passeur. C'est par ses rêves irréalistes qu'il permet à Anta d'envisager le voyage vers l'ailleurs, de se projeter dans l'avenir et d'échapper aux limites du Colobane de sa mère et à des études universitaires stériles ; c'est parce qu'il connaît et dérobe l'homosexuel Charlie qu'ils peuvent financer le voyage. Rusé et espiègle, Mory est ainsi un trickster qui sait jouer des tours pour arriver à ses fins. Il est un médiateur plein d'humour, et incarne la force de l'enfance, ce "fripon divin" dont parlait Jung, commun à toutes les cultures. Mais alors qu'Anta part sur le bateau Ancerville vers le "paradis" parisien, Mory reste accroché à sa corne de buffle défaite, quitte à affronter les hommes du commissaire Mambety, les manigances de Charlie et les dettes du restaurant de Tante Oumy. Il chevauche à nouveau les buffles de son enfance. Touki bouki est ainsi une histoire d'individuation, où Mory finit par se définir sa place dans le monde en étant lui-même. Le film se referme en boucle sur la même image. Une nouvelle écriture cinématographique s'affirme, à l'encontre de la linéarité et du réalisme en vigueur dans la plupart des autres films faits à l'époque en Afrique. Le montage de Touki-Bouki ressemble à une spirale prise dans le grand cercle de l'origine, symbolisée du début jusqu'à la fin par des zébus aux larges cornes reliant le cosmos à la terre des ancêtres ; le jeune berger qui les chevauche figure un Mory enfant qui attachera plus tard comme un trophée une de ces cornes au guidon de sa


moto japonaise, mais aussi une croix dogon, symbole malien de la fertilité, que serre la main d'Anta lorsqu'elle s'accouple avec Mory, ses gémissements couvrant la violence des ressacs. Un générique manifeste D'entrée, le générique de Touki bouki introduit à cette nouvelle écriture et prévient le spectateur de la rupture à l'œuvre, à la fois esthétique et thématique. Il place d'emblée Mory au centre d'une dialectique entre l'univers traditionnel (le troupeau, la savane, la lenteur, le calme) et celui de la vie moderne (la ville, la moto, la vitesse, la violence). Mory opère à la fois l'opposition et la liaison entre ces deux univers et comme l'écrit Monique Cresci, Touki bouki est "l'histoire de ce conflit". (2) La boucle qui se referme sur l'enfantMory menant son troupeau à l'abattoir dévoile à la fois une solidarité et une révolte contre la condition faite aux méprisés de ce monde, "le sang des Misérables", pour reprendre une expression propre à Mambety. (3) D'une durée de 4 minutes 42 secondes, le générique comporte 27 plans. Les mentions écrites sont groupées en début et fin, lui permettant d'agir comme la séquence initiale du film. Durant les plans 1 à 17, un enfant mène les zébus à l'abattoir, tandis que les plans 18 à 27 mettent en scène un jeune homme qui file sur sa moto à travers la ville. Les deux premiers plans durent respectivement 69 et 42 secondes, montrant sur fond sonore de flûte peuhl traditionnelle un troupeau de zébus avancer vers la caméra, guidé par un jeune berger à califourchon sur une des bêtes. Une bonne partie de la fiche technique du film se succède en surimpression durant le premier plan fixe général, le deuxième plan fixe général étant plus serré et en légère contre-plongée. Annoncé par des meuglements de plus en plus proches en surimpression de la flûte, le troisième plan opère une rupture radicale : il est court (7 secondes), en mouvement (léger panoramique), rapproché et ouvert par un raccord sec. Ce raccord de gros plans sur des bêtes est cependant en forme de raccord d'entrée et de sortie de champ puisqu'il relie le zébu chevauché par le jeune berger qui sort par le devant du plan 2 à celui qui entre par la droite dans une salle obscure au plan 3, tiré par une corde et poussé par un homme. On suppose donc que ce troupeau de zébus est mené à l'abattoir. Les plans suivants opèrent le récit de la mise à mort de la bête. Ils font 4 secondes, puis 2, puis 3, puis 2, puis 4, puis 3, etc. jusqu'au plan 17 : le rythme du montage répond à la rapidité des mouvements dans le champ autant qu'aux mouvements d'appareils, les tremblements de l'image tenant à une caméra tenue à la main qui accentue la confusion. Le cadrage reste serré, avec des plans rapprochés ou des gros plans. Tout cela se conjugue pour que le monde clos de l'abattoir soulève le cœur. Le plan 17 est à nouveau un plan fixe de demi-ensemble, suite à un raccord sec, et montre durant 36 secondes dans le même paysage de savane arborée que le plan 1 le jeune berger, cette fois seul, juché sur sa monture et progressant à nouveau vers la caméra. Mambety ne se soucie pas d'inverser le sens de sa marche dans le plan pour suggérer qu'il revient de l'abattoir, si bien que le plan génère une incertitude et poursuit donc la tension, laquelle est accentuée par les pétarades d'une moto couvrant peu à peu la flûte peuhl qui occupait à nouveau la bande-son dès le début du plan.


Nouvelle rupture avec le plan 18 où la caméra est dans le dos de Mory qui chevauche une moto dont le guidon est orné d'une grande corne. A nouveau, l'enchaînement des plans est rapide. Ils alternent jusqu'au plan 26 entre les maisons qui défilent, la course de la moto et une ribambelle d'enfants qui escortent Mory en criant. La fin du générique s'inscrit sur le plan 21 qui dure 10 secondes, avant que la dernière mention, "produit et réalisé par djibril diop mambety" s'inscrive en surimpression du plan 27 lorsque la moto a débouché sur une autoroute. Un panoramique en plongée verticale vers le haut ouvre le champ tandis que la flûte reprend le dessus sur les pétarades de la moto. Entre le plan 17 et le plan 18, la continuité est manifeste : Mory chevauchant la moto ornée d'une corne se substitue à Mory chevauchant le zébu. Ce saut temporel annonce un film où le temps joue son rôle mais pas en tant que facteur principal du récit. La quasi-absence de repères temporels empêche d'en percevoir la durée diégétique. Les séquences sont davantage juxtaposées que subordonnées. Les ellipses sont abruptes mais le temps des déplacements s'étire, au détriment de l'action comme pour le vol de la malle bleue ou le détroussage de Charlie. Cette appropriation débridée de l'espace-temps place le spectateur dans un trouble qu'il lui faudra résoudre en grappillant les connotations qui lui sont proposées. L'effort de synthèse demandé l'éloigne de l'identification mais le conduit vers une vision nouvelle de la réalité. Les images impliquent un effet de réel à la manière des photographies du Nadja d'André Breton. Il en cherchera la cohérence. Il se concentre donc sur Mory qui apparaît comme le narrateur et le fil conducteur. Son regard distant sur les choses, que Manthia Diawara décrit également comme mélancolique et romantique (4), en fait avec Anta l'incarnation d'une nouvelle génération lucide face aux échecs du nationalisme des Indépendances, (5) qui se tient à distance de la politique et la parodie volontiers comme lorsqu'il se déshabille sur la limousine, semblant dire "le roi est nu". Il ne renie pas les objets de la modernité importée mais veut également s'ancrer dans l'héritage du passé. C'est dans cet univers hybride que baigne Mory et c'est l'hybridité de cet univers qu'il revendique comme étant le sien lorsqu'il fait le choix de rester. "Les marginalisés permettent à une communauté d'entre en contact avec un monde plus large, disait Djibril Diop Mambety à Nwachukwu Frank Ukadike. Les personnages de Touki bouki m'intéressent car leurs rêves ne sont pas ceux des gens ordinaires. (…) Les rêves de Mory et Anta font qu'ils se sentent étrangers dans leur propre pays. (…) Peut-être un marginal peut-il vous livrer une vision pertinente d'une société car il diverge de ses normes". (6) La hyène marginale trouve ainsi sa place lorsqu'elle cesse d'être tiraillée entre deux pôles que l'on se plaît tant à opposer. Sa prise de distance envers le mythe occidental (manifeste lorsque la sirène de l'Ancerville dérive vers les meuglements des buffles à l'abattoir) lui a permis de réévaluer son ancrage dans une société qu'il voit autrement lorsqu'il cesse de la considérer comme dépassée. Sa modernité apparaît dès lors qu'il cesse de la voir figée mais peut ressentir les tensions qui la traversent. Si Mory peut rester, c'est que les références symboliques déployées durant le film le confirment dans le fait que sa culture n'est pas marginale et qu'il peut considérer être au même titre que les autres au centre du monde.


C'est d'une véritable inversion de perspective qu'il s'agit et cette inversion ne peut être établie que par la radicalité d'une écriture qui révèle par le montage, comme le souligne André Gardies, "sous le désordre apparent une profonde solidarité". (7) En littérature, Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma poseront dès la fin des années 60 les premiers jalons d'une nouvelle écriture de dérision déjà maîtrisée chez les anglophones par Amos Tutuola et confirmée par le retour de Chinua Achebe. De même, au Congo, Sony Labou Tansi suivra la voie ouverte par Tchicaya U Tam'si. Dans Touki-Bouki, la simple représentation de la réalité en vigueur dans l'ensemble du cinéma africain fait place à une énonciation bourrée de paradoxes dont le montage vient morceler cycliquement le propos et souligne une image très libre proche du jaillissement lyrique. "C'est un choix à faire, dira Djibril : soit être très populaire et parler simplement aux gens, soit chercher et trouver un langage africain, excluant le bavardage et s'intéressant davantage à l'image et au son." La base de ce langage de rupture est la parodie, art de superposition ou de contrepoint. En grec, parodia signifie l'imitation bouffonne d'un chant poétique. On ne saurait mieux décrire la façon dont Mambety se joue avec lyrisme et sans les renier de choses sérieuses. Ces choses sérieuses que sont la politique, la fascination pour l'ailleurs et l'ancrage dans les racines, il les place à la lumière de la hyène : une affirmation de soi dont l'anticonformisme sait reconnaître la pertinence de sa culture pour le temps présent. 1. Sada Niang, Djibril Diop Mambety, un cinéaste à contre-courant, L'Harmattan, Paris 2002, p.129. 2. Monique Cresci, "Ecriture et signification : analyse du générique", in Communication audiovisuelle n°5, description et analyse filmique, Touki bouki de Djibril Diop Mambety, sous la direction d'André Gardies, Université nationale de Côte d'Ivoire, Abidjan 1982, p.145-150. 3. Cf. entretien d'Olivier Barlet avec Mati Diop à propos de 1000 soleils, article 7669 sur africultures.com 4. Manthia Diawara, "The Iconography of West African Cinema", in Symbolic Narratives / African Cinema Audiences, Theory and the Moving Image, dirigé par June Givanni, British Film Institute, Londres 2000, p. 86. 5. Sada Niang, op. cit. p. 105 : "Mory et Anta : deux amants divisés par la mémoire du nationalisme". 6. Nwachukwu Frank Ukadike, Questioning African Cinema - Conversations with Filmmakers, University of Minnesota Press, Minneapolis 2002, p. 124. (ma traduction) 7. André Gardies, "Le montage comme fondement de la cohérence textuelle", in : André Gardies et Pierre Haffner, Regards sur le cinéma négro-africain, Editions OCIC, Bruxelles 1987, p. 163.


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