Luc Blanvillain
« Sinon, en gros, on aime les mêmes choses : se réveiller la nuit, descendre les escaliers en silence, sortir dans le jardin, s’asseoir dans l’herbe humide, ou s’y rouler, guetter les campagnols, l’été, pendant des heures, derrière la cabane à outils, laper les yaourts, se poursuivre sous la couette. »
Chat s’en va et chat revient
Victor voue une véritable passion à son chat Arsène. Il joue avec lui, l’observe constamment, l’imite. Au point d’avoir développé, au fil du temps, des capacités spéciales, des pouvoirs félins. Et si ce lien privilégié entre Victor et son chat était vraiment extraordinaire ?
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Couverture : Marguerite* Courtieu
Luc Blanvillain est professeur de lettres à Lannion et père de trois enfants. Il a publié de nombreux romans pour la jeunesse à L’Ecole des loisirs. Chat s’en va et chat revient est son premier texte chez Fleurus.
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Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud Conception graphique : Marguerite* Courtier Direction de fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Gwendoline Da Rocha Compositeur : TextOh! (Dole) © Fleurus, Paris, 2020 www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-7439-4 MDS : FS74394 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. » Achevé d’imprimer en janvier 2020 par Rotolito en Italie Dépôt légal : février 2020 Numéro d’édition : J20125
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1. Je suis bizarre Mais bien sûr que je suis bizarre. Je l’ai toujours été. Là, par exemple, je viens d’attraper une mouche. Elle évoluait sur la table de la cuisine, sans se méfier. Elle ne savait pas que j’étais bizarre, je pense. C’était une jeune mouche. Et moi, hop, d’un geste foudroyant, je l’ai emprisonnée dans ma main droite où elle gigote à présent, le cœur battant à tout rompre. J’ai vérifié, les mouches ont bien un cœur. Plus simple que le nôtre, apparemment, mais un cœur tout de même. Selon mes copains, s’intéresser au cœur des mouches est une preuve supplémentaire de ma bizarrerie.
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– Relâche cette bête, soupire papa, le nez dans son café au lait. Mon père adore le café au lait et, plus généralement, le petit déjeuner. Selon lui, c’est le seul repas valable de la journée. Peut-être parce qu’on n’est pas obligé d’y consommer des légumes. À part ça, il est beaucoup moins bizarre que moi. Par exemple, il préférerait que je joue à des jeux vidéo, comme les personnes de mon âge, plutôt que d’attraper les mouches. Les personnes de mon âge ont à peu près dix ans. Mon chat doit en avoir douze ou treize. Ce qui ne fait pas une grosse différence. Et pourtant, mon chat est beaucoup plus âgé que les gens de mon âge. Là, ce n’est pas moi qui suis bizarre, c’est la nature. À cause d’elle, qui fait vieillir les chats sept fois plus vite que nous, paraît-il, c’est déjà un ancêtre, et je suis sûr qu’il va bientôt mourir. – C’est normal, dit papa. C’est triste, mais c’est normal. – Quand il sera mort, on en prendra un autre, ajoute maman.
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J’ignore la date de naissance de mon chat. Nous ne l’avons pas connu chaton. Le truc vraiment incroyable, c’est que mes parents l’ont trouvé sur le perron de la maison, quand ils sont revenus avec moi de la maternité où je venais de voir le jour. Il était jeune, à l’époque, mais déjà adulte. Assis sur le seuil comme si c’était tout à fait normal, les yeux mi-clos. Il paraît qu’il a levé la truffe vers mon couffin, a poussé son fameux miaulement plaintif (que j’imite à la perfection), avant de se faufiler dans le vestibule dès que la porte a été ouverte. Il n’a plus quitté les lieux depuis. Il s’appelle Arsène. C’est maman qui l’a baptisé ainsi, à cause d’un acteur qu’elle aimait bien, je crois, ou d’un joueur de tennis. Non, en fait, je ne sais pas pourquoi. J’ai du mal à expliquer l’importance qu’Arsène a tout de suite prise dans ma vie. Il figure sur presque toutes les photos de moi bébé (un milliard, environ), avec son air sérieux, légèrement contrarié. Il n’a pas de sourcils mais on dirait qu’il les fronce quand même, sauf quand quelque chose l’étonne. Quelque chose de fondamental. Un éclat
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de lumière sur le mur, par exemple, ou le claquement d’un tuyau de chauffage. Physiquement, il ressemble un peu à un acteur d’autrefois dont je raffole, Buster Keaton. Comme lui, il est noir et blanc et passe son temps à faire des acrobaties incroyables sans sourire. Enfin, ça, c’était avant. Maintenant, son temps, il le passe plutôt sur le fauteuil du salon ou sur mes genoux. Il dort. Il a toujours adoré dormir, mais là, il abuse. Il ne se réveille plus que pour avoir le plaisir de se rendormir. Je tente de le stimuler en lui proposant ses jouets préférés, des boules de papier froissé, des billes, ou le soutien-gorge jaune de maman (elle ignore qu’il figure dans le top 10 des jouets préférés d’Arsène, et c’est mieux ainsi), mais non, rien, il préfère dormir. – Il n’est pas malade, nous a assuré Mme Varlotaux, la vétérinaire. Il est juste âgé. Ménagez-le. Moi, ça me casse le moral, de ménager Arsène. Je n’ai pas l’habitude. On a toujours tout fait ensemble. Il m’a appris à grimper aux arbres et j’ai essayé – en vain – de lui
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expliquer comment regagner la terre ferme. Les mouches, c’est lui qui m’a montré, bien sûr. Par contre, lui, il les mange. J’ai goûté, une fois (j’étais petit), et non, sur ce point, nos goûts diffèrent. Pareil pour les croquettes. C’est trop salé. Sinon, en gros, on aime les mêmes choses : se réveiller la nuit, descendre les escaliers en silence, sortir dans le jardin, s’asseoir dans l’herbe humide, ou s’y rouler, guetter les campagnols, l’été, pendant des heures, derrière la cabane à outils, laper les yaourts, se poursuivre sous la couette. Comme lui, je déteste l’eau mais je ne suis ni assez patient ni assez souple pour me lécher intégralement. Et comme lui le rugissement de l’aspirateur me met mal à l’aise. Je suis en revanche beaucoup plus gourmand qu’Arsène. Chaque fois que je dévore quelque chose (de préférence n’importe quoi) en rentrant de l’école, il me fixe avec réprobation. Je lui explique, la bouche pleine, que je suis en pleine croissance (ce n’est pas facile à prononcer la bouche pleine), mais il n’en tient aucun compte.
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Aujourd’hui, c’est dimanche. Il pleut trop pour sortir. Mes parents semblent plutôt soulagés. Le dimanche, quand le temps le permet, ils se forcent à aller courir. Quand le temps l’interdit, ils ont tendance à s’avachir devant leurs écrans. À cause d’Arsène, on a déjà eu plusieurs problèmes informatiques. Il aime dormir près des ordinateurs, parce qu’il y fait chaud. Les poils qu’il perd s’engouffrent dans les machines, et y forment des espèces de pelotes qui bloquent les disques durs. – Tu ne veux pas faire une petite partie avec moi ? tente mon père. Il vient d’acheter un nouveau jeu de guerre (il préfère dire jeu de stratégie) et c’est beaucoup plus amusant de s’y adonner à deux. Mais, comme je suis bizarre, je n’arrive pas à me concentrer sur ce genre de trucs et, au bout d’un moment, il s’énerve : – Bon sang, fais un peu attention ! Tu n’as pas vu le snipper planqué dans l’immeuble en ruine, là-bas ? Comment tu veux apprendre à te défendre dans la vie si tu n’es pas fichu de dégommer un tireur embusqué ?
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Maman soupire. Elle a lu sur Internet des articles inquiétants concernant la nocivité des jeux de stratégie. – N’importe quoi ! proteste papa. Tu préfères continuer à t’éclairer à la bougie ? – Franchement, je ne vois pas le rapport. Après, ils se disputent et je regarde Arsène dormir. Son flanc se soulève régulièrement. Une fois de plus, j’essaie de lui parler, par transmission de pensée. Je suis certain que c’est possible. – Viens au jardin avec moi, Arsène, allez ! Pas de réponse. Je froisse une feuille de papier qui traîne, la lui lance. Elle rebondit sur son nez. Aucune réaction. Alors je sors seul. Il fait frais mais j’aime ça. La pluie me dérange moins que l’eau de la douche. Je laisse les gouttes couler sur mes paupières fermées. Le printemps se prépare, sous la terre. Je le sens. C’est toujours une saison compliquée pour Arsène. D’autres chats tentent de pénétrer dans son territoire et il doit leur faire face. Ils restent longtemps à se toiser, sur le toit du garage ou dans les branches du pommier, en modulant un air étrange qui ressemble un
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peu aux chants traditionnels tyroliens que mon grandpère adore. Jusqu’à ce que l’un d’eux craque et s’enfuie (c’est ce que je fais, moi aussi, au bout d’un moment, quand mon papi me montre des vidéos de chants traditionnels tyroliens). Cette année, pourtant, j’ai l’impression qu’Arsène ne s’intéresse pas au printemps. C’est à moi de quadriller son territoire à sa place. Alors j’arpente le terrain, lentement, humant l’air. J’ai un excellent odorat. Personne ne me croit mais je suis capable de flairer l’arrivée d’un félin bien avant qu’il soit en vue. Et de différencier deux parfums de chats. Ça marche aussi avec les humains, d’ailleurs. Les yeux fermés, je devine lequel de mes copains j’ai en face de moi : Anton sent le jambon frais, Capucine, le bois ciré, Vasco, l’alcool à brûler, Maëla, le chien (ses parents en possèdent trois gros), et Léonie… Léonie c’est plus compliqué. Par exemple, là, rien qu’en flairant, je sais que Tirésias, le matou borgne de la voisine, est en embuscade dans l’if. Je m’approche, l’air innocent et, au dernier moment,
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m’engouffre sous les branches noires, par un trou que je connais bien. Gagné. Il y est, énorme, roux, horrifié par ma présence. Je lui montre les dents et émets un son guttural aussi terrifiant que possible. Il recule, lentement d’abord, puis finit par renoncer, saute sur le mur et disparaît. Arsène et moi, nous n’aimons pas trop Tirésias. C’est une brute. Surtout avec les chattes. L’an dernier il a maltraité une petite femelle inconnue, très maigre, dont le charme avait séduit Arsène (je le connais par cœur). Elle a quitté le quartier et nous ne l’avons jamais revue. Au début, quand je racontais à mes parents les aventures des chats du coin, ils trouvaient ça mignon. Touchant, même. C’était autrefois, quand j’avais sept ou huit ans. Puis, peu à peu, j’ai compris que mes récits les embarrassaient. – C’est très bien, de s’intéresser aux bêtes, mais tu es grand, maintenant. Parle-nous un peu de tes amis. Et les filles ? Je suis sûr que tu as une amoureuse. Moi, à ton âge…
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Une amoureuse ! Ah la la ! La crise de rire ! Une amoureuse ! Mes parents vivent dans un autre espace-temps, je le crains. Ils ne sont plus du tout adaptés au monde moderne. Je leur explique que la cour de récré est une zone de guerre. Les garçons s’entretuent autour du ballon de foot et les filles… Je ne sais pas. Si je les approche, elles poussent des cris ou des rires très aigus. Sauf Léonie, mais Léonie… c’est Léonie. Heureusement, mon expérience des chats m’a aidé, à l’école. En règle générale, je fuis les agressions. Je suis très rapide et je grimpe partout facilement. Quand il devient difficile de ne pas me battre, j’essaie d’hypnotiser l’adversaire. J’ai bien observé la technique d’Arsène. Il fixe l’ennemi dans les yeux et entrouvre la gueule pour laisser voir ses dents jaunes et pointues. Je fais pareil. – Franchement, mec, tu es flippant, me dit-on souvent. Mais bon. On me fiche la paix. J’ai quelques vrais amis. Pas beaucoup. Les autres disent que je suis spécial. La maîtresse dit plutôt original mais ça ne la dérange pas. Elle-même adore porter de longues robes à fleurs, et des
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foulards multicolores dans les cheveux. À la piscine, on a remarqué qu’elle avait un tatouage sur le mollet gauche. On n’était pas d’accord sur ce qu’il représentait. Peut-être un démon, ou une vache. Sans doute que le tatoueur n’était pas très doué. En tout cas, tout le monde respecte la maîtresse. Il faudrait que je lui parle de la mort prochaine d’Arsène. Elle aurait peut-être des conseils à me donner. Si ça se trouve, les instituteurs sont au courant de ce qui se passe après. Je me pose beaucoup de questions à ce sujet. Mes parents ne semblent pas mieux renseignés que moi. Quand je les interroge, ils échangent un regard gêné et, en général, finissent par me redemander si je n’ai pas une amoureuse. Ou un amoureux, ajoute maman. Bref. Ils ne savent rien. Je vais devoir me débrouiller tout seul.
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2. Léonie Le lundi matin, Léonie m’attend, comme d’habitude, devant l’entrée de l’école. Quand je dis comme d’habitude, je n’exagère vraiment pas. C’est une habitude qui dure depuis bientôt huit ans. Le jour de la toute première rentrée de ma vie, en maternelle, elle était déjà là, dans la cour. Dès qu’elle m’a vu, elle s’est dirigée vers moi, m’a attrapé la main et m’a entraîné vers l’atroce édifice où j’allais être enfermé tant de millions d’heures. L’histoire, avec Léonie, c’est que nous sommes nés le même jour, dans la même clinique. Ce qui en fait plus ou moins ma jumelle. Pas tout à fait mon amie, encore moins mon amoureuse. Ma jumelle, juste. Quelqu’un dont je ne
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peux pas me passer, et avec qui je me dispute en permanence. On a toujours été dans la même classe, jamais très loin l’un de l’autre. Nos dents ont poussé et sont tombées presque en même temps, elle est plus forte que moi en maths, je la bats en rédaction. Mais surtout, sans vouloir nous vanter, on est de très loin les meilleurs en gym. En gym, j’ai bien dit. Pas au foot, ni dans aucun sport de ballon. Pour moi, le foot, c’est un peu comme les jeux de stratégie de mon père. Je cours partout en faisant n’importe quoi, et la balle, je finis toujours par me la prendre dans la tête. Quant à la gym, c’est toute une histoire. En vrai, je n’ai jamais osé me lancer sur le tapis pour exécuter, comme Léonie, des figures complexes et merveilleuses : saltos avant, arrière, équilibres, tous ces mouvements de super-héroïne qu’elle réalise à la perfection. Je la regarde, juste, et je m’imagine en train de l’imiter. Je sais que je pourrais presque voler, comme elle, bondir, virevolter. Mais je me l’interdis, à cause d’Adrien.
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Adrien est le plus grand garçon de la classe. Le plus musclé. Capitaine de l’équipe de foot. Il a décrété un jour que la gym était un sport de fille. (En fait, il n’a pas dit fille, il a utilisé des synonymes très moches qui, si je les prononçais devant ma mère, la feraient tomber en syncope.) Déjà que je suis spécial, que je suis nul en ballon, si je me mets à pratiquer un sport de fille, je suis définitivement grillé dans la classe. Et, franchement, c’est pénible d’être grillé. On vous gribouille des trucs sur vos cahiers (qui feraient aussi s’évanouir ma mère), on vous balance des machins dans le cou quand la maîtresse a le dos tourné, on crache sur votre serviette à la piscine. Les potes d’Adrien adorent ça. Résultat, pendant les cours d’éducation physique, je ne fais rien. Je pourrais peut-être nager mais j’ai horreur de l’eau, comme je l’ai déjà dit. Mes parents ne s’expliquent pas pourquoi les compétences sportives ne sont pas validées sur mon bulletin. – À la maison, tu passes ton temps à grimper et à sauter partout ! se lamente mon père. – Oui, mais la maison, c’est la maison.
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– Ah bon. Et l’école, c’est l’école, je suppose ? – Voilà. J’aime bien quand, de temps en temps, ils semblent comprendre quelque chose. Aujourd’hui, donc, lundi matin, Léonie m’interpelle dès mon arrivée. – Tu sais qu’on a évaluation de sport, tout à l’heure ? Non, bien sûr que non. J’avais oublié. Pas de bol. Je ne réponds rien. Ça ne la dérange pas. Elle continue. – J’ai préparé un enchaînement de ouf. Ouf signifie « fou », comme nul ne l’ignore (sauf mes parents). J’aime bien aussi fabriquer des mots en inversant les syllabes. Mais je suis rigoureux. Il me semble que, pour une fille, on devrait dire un enchaînement de lefo. Léonie n’est pas d’accord. Nous en discutons en pénétrant dans la cour, puis nous revenons au sujet : – Tu voudras bien t’occuper de ma parade ? Je soupire, en faisant mine d’être blasé. – Ouais, comme d’hab.
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On peut aussi couper la fin des mots, pour aller plus vite. Et les coller entre eux. Par exemple : « Adrien est un groc. » Au lieu de « gros crétin ». S’occuper de la parade, c’est veiller à ce que la gymnaste ne se casse rien, en restant tout près d’elle pour certaines figures difficiles, la rattraper si elle tombe. Une fois, Léonie a glissé de la poutre et elle a atterri dans mes bras. Elle est toute légère. Évidemment, Adrien a poussé des hurlements et remué sa langue dans tous les sens (il a une langue très souple qui lui permet d’exprimer certaines idées ou d’envoyer loin ses crachats). – Tu exagères, avec cet Adrien, me reproche souvent papa. Il a sûrement des qualités. Tout le monde en possède. La seule qualité d’Adrien, à mon avis, c’est qu’il sent les frites, ce qui pourrait être appétissant s’il crachait moins. Quand la sonnerie retentit, la maîtresse nous demande de nous diriger directement vers le gymnase pour l’évaluation. Ça y est, j’ai mal au ventre. Je hais le gymnase. Surtout à cause des vestiaires.
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Et ça ne rate pas. À peine ai-je commencé à me changer qu’Adrien et sa bande me balancent des quolibets sur mon anatomie (j’ai les jambes maigres), sur mon tee-shirt (il est naze pourri), sur mon slip (il est, mon Dieu, il est rose avec un dessin de perroquet, je dois absolument dire à ma mère que, désormais, c’est moi qui achèterai mes slips), sur mes lunettes (j’ai des lunettes). Pour ne pas exciter davantage cette troupe de grocs, je me mure dans le silence et je pense à Arsène qui, à l’heure qu’il est, doit dormir en boule parmi les coussins. Je me concentre de toutes mes forces sur cette image et, peu à peu, les ricanements semblent s’atténuer. Je parle à mon chat, dans ma tête, tentant, une fois de plus, d’établir un contact télépathique. « Ne meurs pas tout de suite, mon vieux, j’ai besoin de toi. J’aurai envie de te serrer dans mes bras, ce soir, pour oublier tout ça. Franchement, tu sais, par moments, j’ai une vie de chien. » Aujourd’hui, Adrien et ses amis sont en forme. Ils ont décidé, comme d’habitude, de boycotter l’évaluation de gym. Ils s’en fichent, ils comptent se rattraper avec le foot.
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La maîtresse a beau s’époumoner, noter des choses d’un air sévère dans un grand cahier noir, ils savent qu’elle ne peut rien contre eux. Alors ils font n’importe quoi. Adrien, quand c’est son tour de passer, sautille en imitant une danseuse étoile. Vasco fait le cochon pendu aux barres asymétriques, Anton tente une figure de hip-hop, se ramasse brutalement sur le nez et rigole pour faire semblant de ne pas avoir mal. Rien de tout cela ne perturbe Léonie, qui s’échauffe tranquillement. Au signal de la maîtresse, elle s’élance. Tout le monde se tait, même les grocs, parce que vraiment, la voir exécuter un enchaînement de gym, c’est de la pure magie. Je me tiens prêt à intervenir mais elle n’a pas besoin de moi. J’observe chacun de ses gestes, des ses mouvements, la façon dont ses pieds prennent appui sur le sol, juste avant les sauts, sa manière d’atterrir avec élégance, le jeu de ses muscles fins, sous le legging. En réalité, je ne me contente pas d’observer. C’est comme si nous étions connectés, elle et moi. Je ressens ses essors, mon ventre se
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contracte quand elle semble planer, nos cœurs basculent à l’unisson. À la fin, c’est plus fort que moi, j’applaudis à tout rompre. Au bout d’une minute, je me rends compte que tout le monde me regarde et qu’Adrien recommence à remuer la langue en roulant des yeux. Alors, quelque chose se produit. C’est difficile à expliquer. Il y a d’abord les rires des grocs, c’est sûr. Mais aussi la tristesse que je lis dans les pupilles de Léonie. La pitié dans celles de la maîtresse. Et puis, surtout, cette voix dans ma tête. Pas exactement une voix mais… comment dire ? C’est comme si des mots se formaient dans mon crâne. Une sorte de message qui m’ordonne : « Vas-y. Fais-le. » À la différence de Léonie, je ne connais pas du tout la gymnastique. J’ignore les termes techniques. Elle participe et assiste souvent à des galas, analyse les prestations des champions, sur Internet. Pour elle, c’est une passion. Moi, j’ai juste l’impression que je peux le faire. Une espèce d’instinct.
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Alors, sans réfléchir davantage, je fonce. Il me semble percevoir vaguement le cri de la maîtresse. C’est normal, je n’ai pas prévenu. Personne ne s’occupe de ma parade. Tant pis. Le monde extérieur cesse soudain d’exister. Je me rappelle une séance fabuleuse au jardin, avec Arsène, un jour où il poursuivait une abeille. Attraper cet insecte était devenu pour lui un enjeu vital. Il avait tout donné, exécutant des bonds verticaux très spectaculaires, à la façon d’une fusée qui décolle, des espèces de vols planés, des volte-face, des sprints, des roulés-boulés. Sans la moindre préparation, je l’imite. J’improvise. Mon corps prend les commandes et agit comme il l’entend. Il bondit, rebondit, roule, vole, file, insoucieux de la gravité. L’espace et le temps se transforment. Moi, je rêve. Je suis dans l’herbe parfumée du jardin, à la poursuite d’une abeille. Je souris. Puis je reviens à la réalité. Je suis debout sur le tapis, bras tendus, torse bombé. Je jette un coup d’œil prudent aux alentours. Adrien est, littéralement, bouche-bée.
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Sa mâchoire pend de stupéfaction. Ses copains semblent à peu près aussi surpris que si Superman avait traversé le gymnase en rase-mottes, simplement vêtu d’un slip rose à motif perroquet. À son tour, Léonie m’applaudit, suivie par la maîtresse. Plus de tristesse ni de pitié dans leurs regards. Juste de la joie, de la fierté. – Tu vois, quand tu veux ! sourit Léonie avant de me serrer dans ses bras, devant tout le monde. Les grocs ne commentent pas mais ils me laissent me rhabiller tranquillement. De retour à ma place, en classe, comme il fait un peu chaud, je sens que je m’assoupis. C’est souvent ainsi. Au moindre rayon de soleil, j’ai tendance à piquer du nez.
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