le dÉtail qui tue
François Armanet Élisabeth Quin
13-X
Prix France : 35 ISBN : 978-2-0813-0617-2
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Élisabeth Quin
François Armanet
Si le défaut charmant, selon Stendhal, cristallise le désir, le « détail qui tue » est l’arbitre des élégances. Un signal qui accroche le regard, souligne une attitude, sublime un style. Une distinction particulière, l’expression d’une fantaisie qui détermine un certain chic. Une singularité qui frôle la faute de goût. Ces détails peuvent se lire comme les signes révélateurs d’une époque, dont la haute couture raconte une autre histoire. Pour parcourir l’allure d’un siècle – dans le cadre de la panoplie occidentale –, nous avons choisi des photos, de Marlène Dietrich à Chloë Sevigny, de Scott Fitzgerald à Diana Ross, de Pablo Picasso à Patti Smith, de Greta Garbo à Miles Davis, d’André Breton à Andy Warhol. Une collection inédite, un défilé original d’écrivains et d’artistes qui incarnent leur temps. Qui mieux qu’eux osent se démarquer, bousculer les lignes de fuite, inventer des repères, anticiper les modes que la rue réinterprète ? Question de détail ? Des poses décalées. Des débordements. Des symptômes fulgurants. Et ces intuitions qui saisissent l’air du temps, le tourbillon de la vie et les étincelles de saison. Pour embrasser ces instants fragiles où tout bascule : l’alchimie d’un photographe et son modèle. D’où le choix des plus grands, Robert Capa, Dominique Issermann, Robert Mapplethorpe, Gisèle Freund, Lucien Clergue, Helmut Newton, Jean-Marie Périer, Herb Ritts, Peter Lindbergh ou Eliott Erwitt… dont l’œil vise le détail qui tue. Le ruban d’un chapeau, la ceinture nouée d’un trench, la résille d’un tee-shirt, la transparence d’un chemisier, la boutonnière sexuelle d’une veste, le laçage d’un polo ou le talon d’un escarpin de la dernière chance. La beauté du geste nichée dans les détails qui griffent le présent et résistent à l’épreuve du temps. De la tenue ! Du couvre-chef au sous-vêtement, nous avons épluché la silhouette comme un oignon et décliné le vêtement de la tête aux pieds. Revue de détails.
Flammarion
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François Armanet Élisabeth Quin
le dÉtail qui tue
petit précis de style de marcel proust à kate moss Préface de
Azzedine Alaïa
Flammarion
Marguerite
Duras — Trouville, 4 septembre 1993 — Dominique Issermann
Marguerite Duras trône sur les lettres françaises et sur un des crapauds veloutés du Grand Hall des Roches Noires, à Trouville. Face à elle, et dos à la mer, la photographe Dominique Issermann, son amie et voisine de résidence. L’écrivain (prix Goncourt pour L’Amant en 1984), scénariste (Hiroshima mon amour), cinéaste (India Song), chroniqueuse de faits divers (l’affaire du petit Gregory, Les Viaducs de la Seine-et-Oise), ogresse de la vie littéraire parfois raillée (Marguerite Duraille) ou parodiée, mais idolâtrée, a soixante-dix-neuf ans. « Âgée déjà, folle d’écrire », « le visage détruit » 1, affaiblie par une insuffisance respiratoire, tassée comme un magot chinois et fagotée à l’as de pique, Duras est pourtant souveraine et darde un regard de défi sur Issermann qui lui a fait enlever ses célèbres lunettes d’écaille, ses « hublots ». On ne voit pas non plus les trois diamants que Marguerite portait à la main gauche. « J’ai été sept ans au Parti communiste et j’aime les diam’s ! » s’amusait-elle. Trente ans après avoir quitté le parti, elle dira : « Le communisme est un autisme 2 », mais gardera les diamants. Un capital… Détaillons la tenue de Marguerite, ce mix and match saugrenu : espadrilles à semelles compensées ; jupe en tweed noir et blanc ; chemise de laine à carreaux multicolores ; foulard en mousseline impression léopard « noué bien haut sous la gorge par Yann Andréa, le compagnon de Marguerite, pour cacher l’appareil de sa trachéotomie 3 ». Et le clou, une casquette de coton aplatie, achetée par la photographe au Comptoir de la Chine, boulevard Saint-Germain. Si la casquette, inspirée du képi militaire, apparut en Ukraine au xixe siècle et devint vite le couvre-chef populaire par excellence – ouvriers, marins, congés payés de 1936, titis et gavroches, cheminots, fermiers, cyclistes –, la casquette Mao de Marguerite est un clin d’œil à son enfance indochinoise, au barrage contre le — 14
Pacifique de Kampot, à l’amant chinois de sa quinzième année, à la mère, folle, et à la mer qui hante son œuvre. « J’ai toujours été au bord de la mer dans mes livres 4. » Trouville, le sable, l’eau et la lumière qui lui rappelaient le Mékong 5, terrain donc d’élection de l’écriture durassienne : elle y rédigea son chef-d’œuvre, Le Ravissement de Lol V. Stein, en 1963. Trouville et les Roches Noires, mythe littéraire : Marcel Proust y séjourna régulièrement avec sa mère, de 1893 à 1898, quand le bâtiment était encore un hôtel de grand luxe, un de « ces hôtels sans fin, maintenant massacrés, […] ces couloirs sombres et frais, ces chambres, maintenant délaissées où tellement s’étaient faits les livres et l’amour 6 ». Proust dormait dans la chambre 105. L’appartement de Marguerite, acheté en 1963, était le 110. C’est à se demander si le pseudonyme Duras (le nom de Marguerite était Donnadieu, qui en changea en 1943) vient de Duras, village paternel du Lotet-Garonne, ou de l’œuvre de Proust, qu’aimait tant Marguerite, où l’on trouve un duc de Duras, second époux de Mme Verdurin… En 1993, l’année de la photo, Marguerite publie Écrire, méditation sur ce « labeur » qui la tue et la tient en vie : « Écrire, c’est se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera 7. » Écrire, à Trou-ville. Un natif de Duras est un Duraquois. Dur à quoi ? Dans le cas de Marguerite, dure à la douleur. Et toute au « dur désir de durer 8 ». Elle mourra trois ans après cette photo, à Paris.
Jackie
Onassis — Capri, 1970 — Settimio Garritano
Touched by the sun 1. Les sandales sortent de l’atelier d’Amedeo Canfora (cordonnier de père en fils depuis 1946, via Camerelle, 3, Capri) et Jackie en possède une douzaine de paires, entassées à l’hôtel Quisisana ou dans son dressing sur le Christina. Le pantalon blanc est soigneusement repassé, le t-shirt est forcément noir, l’inverse ferait garçon de café, le sac Gucci à courte bandoulière en toile et cuir fauve – qui prendra le nom de son illustre cliente – vient de Rome, le carré Hermès s’encanaille en foulard de pirate et enfin les lunettes Nina Ricci, modèle 3203, sont faites sur mesure. La monture O ou « mouche » – d’après les yeux à facettes totalement panoramiques du diptère – est emblématique de la philosophie qui caractérise le style de Jackie O : faire d’un défaut un atout monstre. Ses yeux étaient si écartés l’un de l’autre qu’il fallait plusieurs semaines pour faire une paire de lunettes avec un pont suffisamment large… De même, Jackie, qui détestait montrer ses jambes et son décolleté, adopta-t-elle très tôt le style coveredup, des vêtements simples, et couvrants. La photo faussement volée est prise dans les ruelles de Capri par le paparazzi attitré de Jackie, Settimio Garritano – qui la mitrailla pacifiquement des milliers de fois entre 1968 et 1972. La silhouette est la quintessence d’une élégance nerveuse et quasi ascétique, associée au lifestyle luxueux de la jet-set des années 1970 – carrousel de capitaines d’industrie, de jeunes femmes du monde wasp, du demimonde européen, et de litterati glitterati naviguant entre la Méditerranée, les Caraïbes, la mer Égée et les Hamptons. Égérie mythique de cette coterie : Jackie Kennedy, une femme résolument libre de ses mouvements, dussent-ils mécontenter l’Amérique puritaine, qui ne lui avait pas — 22
pardonné son mariage avec Aristote Onassis en 1968, cinq ans seulement après l’assassinat de John F. Kennedy. Truman Capote, pourtant pas pudibond, la traitait de « geisha américaine 2 »… Avec son physique de grande asperge anorexique – 1 mètre 70 –, Jackie effectua tous les dix ans, et en douceur, une véritable révolution stylistique. Ainsi, le look de l’innocence, de la foi absolue en l’Amérique, le look bostonien « Ivy League » des années 1950 prit fin avec l’arrivée de Jackie à la Maison-Blanche. Halston, puis Oleg Cassini, que Jackie surnommait « my secretary of style », lui façonnèrent une silhouette 1960 devenue iconique : robes trapèze sans manches ligne A, robes tuniques, manteaux en laine sèche, tailleurs à manches trois-quarts – dont l’ensemble Chanel rose en laine bouclette maculé en 1963 du sang présidentiel –, ballerines Roger Vivier, chapeaux pillbox, sacs à main assortis, colliers de perles fines. Porté par Jackie, le manteau en léopard que lui offrit le négus Hailié Selassié était presque sobre… À l’orée des années 1970, Jackie s’émancipe, s’européanise, invente un glamour minimaliste, qui toise et méprise secrètement le style hippie bariolé : jeans flare, noirs ou blancs ; pulls noirs ras du cou ; nu-pieds ; caftans dessinés par Lilly Pulitzer, robes du soir monochromes, découvrant une épaule, signées Halston ; lunettes « mouche » pour observer sans être vue. On n’a pas fait plus chic depuis. Mais la dolce vita se lézarde : Alexandre, le fils de l’armateur, disparaît dans un accident d’avion, Jackie et Ari se séparent en Mondiovision. Skorpios, Capri, c’est fini, l’éternel été se meurt. Jackie rentre à New York, ressort de leurs housses protectrices ses trenchs Burberry et ses imperméables en cuir noir. Dans cette nouvelle vie, la pluie mouille.
Andy
Warhol — New York, 1981 — Christopher Makos
Marilyn Warhol ? Trois semaines après la mort de Marilyn, en août 1962, l’artiste et théoricien pop peignait son célèbre diptyque Marilyn 1. Deux fois vingt-cinq fois le sourire de Marilyn : démystification de la singularité de la star, du statut unique de l’œuvre d’art. Place à la société de consommation des people. Dix-neuf ans plus tard, Warhol et Christopher Makos, un jeune photographe qui traînait ses guêtres à la Factory, réalisaient en deux jours, et avec l’aide de huit perruques, une série de portraits « en drag ». (Fausse) « blonde on blonde » (teinte) ! À l’origine (à la racine ?) de cette séance performance, les photos de Marcel Duchamp travesti en femme devant l’objectif de Man Ray en 1921. Entre « l’artificialité du dandy et l’excès de la diva 2 », Rrose Sélavy trouvait en lady Warhol sa digne (et indigne) héritière. L’élément-clé de la métamorphose d’Andy Monroe, de ce jeu de rôles où se déploient l’esthétique camp en vogue dans les années 1980 – goût pour l’exagération et l’artifice – et l’oscillation typiquement warholienne entre surexposition médiatique et évaporation du « moi », c’est la perruque blond platine. Elle cite de façon éclatante la coiffure et la couleur de Marilyn dans Les hommes préfèrent les blondes. Warhol se trouvait moche et décida très jeune de remédier à un handicap qui le priverait du succès social et de l’épanouissement affectif. Il se fit refaire le nez en 1956 et commença à porter des perruques au même moment, pour camoufler un début de grisonnement et une vague alopécie. Artiste de la surface, Warhol ne cessa de scruter son apparence : sa première œuvre – sa trogne déformée, un doigt dans le nez – est intitulée The Lord Gave Me My Face But I Can Pick Up My Own Nose (1948) 3, sa dernière, Fright Wig (1986) est une série d’autoportraits au Polaroïd où sa perruque évoque la chevelure de Méduse dans le tableau du Caravage. Vanité prémonitoire, « Perruque d’épouvante » un an avant sa mort. — 134
La perruque de Warhol n’essayait pas de ressembler à une vraie chevelure : marque du faux, elle contribuait à créer la marque Warhol. Pour le cinéaste Derek Jarman, on s’y perdait : « Plus ça ressemblait à une perruque, moins ça ressemblait à une perruque 4. » Fabriqués à New York par Paul Bicchichio avec des cheveux importés d’Italie, gris argenté, blonds ou blancs, selon l’humeur et les disponibilités, les postiches de Warhol – il ne les jetait pas, quarante perruques sont archivées au musée Warhol de Pittsburgh – n’avaient pas grandchose en commun avec les premières perruques pour hommes de l’histoire : lorsque le roi Louis XIII et sa cour relancèrent, vers 1630, l’usage de la perruque (très prisée sous l’Antiquité), le but était d’avoir l’air chevelu, donc viril ; ce qui fut le cas, jusqu’à la Révolution française, qui fit tomber les têtes de la noblesse et les recettes des perruquiers. La perruque d’Andy Warhol n’est ni virile ni féminine. Elle est unique (ironique, pour l’artiste de l’art sériel !). Elle se situe dans un « ailleurs » de l’ambiguïté sexuelle revendiquée (les hommes préfèrent les blonds à perruque ?), du trouble dans le genre tel qu’il sera théorisé à partir des années 1990 sur les campus américains. « La perruque de Warhol dépendait de lui. Abandonnée en vitrine, la prothèse ressemblait à une méduse aplatie, à une serpillière étalée, à quelque chose qui demande pardon 5. » Le comble est que Warhol s’est marilynisé avec un blond platine semblable à celui qui rendit célèbre Jean Harlow – et que copia Marilyn. Warhol/ Harlow, permutez les lettres : est-ce vraiment tiré par les cheveux ?
Kanye
West — Paris, 2009 — Michel Dufour
Check that ! Kanye West et son posse à la présentation du prêt-à-porter masculin Lanvin : B-Boys arborant des sigles extérieurs de richesse ! Vuitton, Goyard — le plus ancien des maroquiniers parisiens de luxe fondé sous la Terreur, en 1793 —, Gucci, MCM, Rolex : Kanye Omari West, fils d’un Black Panther et d’une prof d’anglais, obnubilé par la mode et la réussite financière — l’archange à micro barbichette du rap with attitude triompha dès 2000 avec le label Roc-A-Fella, jeu de mot autour de Rockefeller — est passé de la rue au front row, des faubourgs noirs de Chicago aux fashion weeks européennes, et pour ses fans, il est devenu le Gatsby du xxie siècle. Mais contrairement à l’imposteur du roman de Francis Scott Fitzgerald, son truc, ce ne sont pas les chemises mais les baskets… En sneakers Vuitton et mallette Goyard, Kanye jubile. Son vestiaire de pimp résume trentecinq ans d’une relation incestueuse, entre le rap et les marques. Logos et logorrhée. Un an avant la naissance de Kanye West, en 1976, apparaît un nouveau courant culturel dans le South Bronx new-yorkais : de la danse acrobatique de rue autour de sound systems poussés à donf, sur le modèle des réunions de rue jamaïcaines. Naissance du rap et du hip-hop. Le scratching, le mixing, le break dancing, les jeunes B-Boys (ou break dancers) et les fly girls adorent ; en dix ans, le rap est devenu un mouvement musical et socioculturel phénoménal ; le style vestimentaire des M.C. tient de l’uniforme du détenu et du vestiaire sportif avec une bijouterie de prêteurs sur gages — pendentifs à l’image du $$$ ou en poing américain. Au milieu des années 1980, le groupe Run-D.M.C. impose les survêts à
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capuches, les baggy et leurs calbuts à logos qui dépassent, et les « dukie ropes » 1, quincaillerie en or massif enroulée autour du cou, symbole un rien sursignifiant de la réussite ; en 1986 (Kanye West a neuf ans, et il vit en Chine avec sa mère), le morceau My Adidas chausse les pieds de la Rap Nation et fait la fortune de la marque (« My Adidas and me are close as it can be, we make a mean team, my Adidas and me »). Le look hip-hop est adopté par la middle-class noire et blanche. La capuche conquiert le monde. À la fin des années 1980, les rappeurs s’approprient les marques de luxe, Gucci, et surtout la chérie de ces messieurs, Vuitton. Après la Black Pride, place à la Gold Pride des années fric. Vingt-cinq ans plus tard, les B-Boys sont devenus les Bourgeois Boys ! Riches et embourgeoisés, Kanye West, Jay-Z ou Pharrell Williams s’habillent sur mesure chez Oswald Boateng à Savile Row ou en streetwear, car ils dessinent leurs lignes, en collaboration avec les marques qui les faisaient rêver dans les années 1990. Élu un des dix hommes les plus élégants d’Amérique par GQ en février 2009, ayant décroché vingt et un Grammy Awards, can you dig it ?, Kanye West lance sa ligne de vêtement (DW Kanye West), dessine les Air Yeezys pour Nike, et une ligne de baskets de luxe pour Vuitton. Son nom : « Don ». Parce que le surnom de Kanye West à ses débuts était « the Louis Vuitton Don ». Du ghetto au gotha. Watch the Throne 2 ! Une énigme taraudante restera sans réponse : qu’y a-t-il dans la mallette Goyard ? Disques d’or ou piles de dols’ ?
David
Bowie — Londres, 1974 — Terry O’Neill
Bottes compensées, chapeau de danseur flamenco, chemisier de gitane, salopette corsetant sa taille de giton, le beau David en son nouvel avatar. Après Major Tom, Ziggy et Aladdin Sane (a lad insane ?), Halloween Jack sort de sa boîte. Chez Bowie, le déguisement est une seconde nature. Démesurément grossi, un pitbull hurle au scandale, montre les crocs et son sexe. La pochette originale de son nouvel album, Diamond Dogs, où Peellaert l’a dessiné avec un corps de chien, a été censurée pour exposition des parties génitales de l’hybride. Terry O’Neill, photographe des étoiles, enfonce le clou. En 1974, Bowie l’Exhibitionniste penche vers la réclusion. Visage émacié, ravagé par la coke, il sombre dans les délires paranoïaques de sa nouvelle métamorphose. Hanté par le 1984 d’Orwell, Halloween Jack et son gang de Diamond Dogs zonent dans la ville post apocalyptique de Hunger City. Après avoir donné vie à une génération de clones androgynes, mutants hyper-maquillés, en combinaisons moulantes, platform shoes, paillettes, satins criards et boas de plumes, Bowie avait suicidé Ziggy, son double envahissant, un soir de juillet 1973 sur la scène du Hammersmith Odeon. Vivent l’outrage et la décadence ! Sus au bon goût ! Bolan et Bowie, les deux « Bo », avaient été les artificiers de cette révolution frivole. Mais Ziggy reléguait vite au second plan le cosmic crusader. « Les seventies ont démarré en janvier 1972 quand Bowie s’est réinventé en Ziggy Stardust. Ce rôle l’a immédiatement
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transformé en méga-star et lui a donné l’élan qui lui a permis de marquer la décennie d’une empreinte aussi indélébile que celle qu’ont laissé les Beatles sur les sixties 1 », écrira Nick Kent. En 1971, Bowie, alangui sur un sofa, avait déjà posé en travesti et robe virginale. Le 22 février 1972, à la veille de son premier concert avec les Spiders From Mars, il fait la une du Melody Maker en cheveux rouges où il revendique ses expériences homosexuelles et sa bisexualité. Dans l’univers macho du rock, c’était une première. La revanche d’Oscar Wilde, condamné à la prison pour ses mœurs « déviantes ». Ziggy incarnait la mort du rock dans une société malade de violence urbaine. Roland Barthes rapprochera même Ziggy de Parsifal régénérant l’humanité par son sacrifice. Rank Xerox humaine, Bowie photocopiait et entremêlait les paillettes de Broadway aux légendes d’Hollywood Babylon, les théories de Warhol sur la célébrité, Nietzsche, le kitsch du cabaret berlinois, les cut-up de Burroughs, le mime, l’underground gay, le space opera et les concepts de l’avantgarde théâtrale. Bowie revendique l’ego, la parodie et l’imposture érigée en art. Si Diamond Dogs est le chant du cygne du Bowie glam, la prochaine mue ne tarderait pas. L’exil à Berlin, la soul blanche et le Krautrock, place à l’esthétique dépouillée du Thin White Duke.
Brigitte
Bardot — Spolète (Ombrie), 9 août 1961
« Je suis arrivée un soir chez Maxim’s, cheveux au vent, robe moulante, ballerines faciles à enlever sous la table et, en guise de bijou, un énorme suçon 1. » Providentielle catastrophe naturelle – tornade blonde, grand courant d’air chaud comme la braise venu bousculer, horrifier et, au bout du compte, ensorceler la France prude et confite de conformisme des années 1950 : Brigitte Bardot. Bardot, balance ascendant sagittaire, ni sage ni terre à terre, ayant reçu, bébé au berceau, la visite d’une fée baudelairienne qui lui offrit le plus précieux de tous les dons, « le don de plaire 2 », symbole sexuel de l’émancipation féminine, corps national et star internationale, surexposée, puis recluse – Garbo-Bardot, mêmes éclipses. Bardot, révolution solaire, une moue à se damner, un diastème attendrissant – les dents du bonheur – parlant aux animaux tel un saint François d’Assise en robe vichy. Bardot, tout sauf bête. « Malheur à celle par qui le scandale arrive ! Malheur à moi, car le scandale est arrivé 3 ! » Il est arrivé, le scandale chéri, en 1956, avec un film mineur mais « juste » (Jean-Luc Godard), Et Dieu créa la femme, qui représenta l’équivalent du Bonjour tristesse de Françoise Sagan publié deux ans auparavant : un séisme. Finie, la honte du sexe. Place à la fille libérée, taquine et lascive, à la mangeuse d’hommes, à Bardot, dix ans avant le « jouir sans entraves » de la révolution sexuelle. Et si cette bombe est en ballerines de petit rat, comme dans la scène ou BrigitteJuliette danse un mambo incendiaire devant la caméra amoureuse de Vadim, c’est encore plus troublant, non ? Initiales BB, donc. Belle en Ballerines. Encore une invention de Bardot. Ou presque. La star fut durant deux décennies un bureau de style à elle toute seule. Elle réinventa la marinière, trente ans après Coco Chanel, la choucroute, cet Himalaya capillaire inspiré des chignons de l’Ancien Régime, l’œil de biche souligné d’eye-liner dans les années 1950, puis l’œil encharbonné de khôl à la fin — 230
des années 1960, la robe vichy et, « calice à sa beauté 4 », la cuissarde – stupeur et tremblements dans les salons français, devant le Bardot show du 31 décembre 1967, à la vue de l’actrice bottée de cuissardes noires dessinées par Roger Vivier, suggestivement juchée sur une Harley-Davidson phallique à souhait, avec Serge Gainsbourg en guest lover. Quant aux ballerines, elles sont les emblèmes, mais aussi les madeleines proustiennes de Brigitte Bardot : sa vraie passion n’était pas le cinéma, mais la danse, commencée à sept ans, au cours Bourgat. À seize ans, Brigitte pose pour des magazines très convenables en tant que « jeune fille du monde 5 », et son port de tête altier, fruit d’années de discipline et de barre, remarqué par Marc Allegret, un ami de Vadim, fit basculer son destin. Mlle Bardot portait des ballerines Repetto – à semelle cousue à l’envers, puis retournée – depuis 1950. C’était ça ou aller pieds nus. Rose Repetto (la maman du danseur Roland Petit) fabriquera, à la demande de la jeune fille, une paire de ballerines pour sa scène de danse dans Et Dieu créa la femme. Le modèle « Cendrillon » – bien vu pour une fille aux multiples princes charmants – de 1956 est celui que porte Bardot sur la photo, prise en Italie, pendant le tournage de Vie privée, mise en abyme cinématographique de sa condition de bête traquée… Tout y est, sur cette photo, comme un concentré du mythe : le fameux port de tête, la démarche de danseuse, la taille menue, le pantalon corsaire, autre pièce fétiche du vestiaire, le rire gourmand, la solitude. Et l’indifférence, feinte, à la présence de paparazzi (engeance haïe par l’actrice, et mot-valise d’origine fellinienne, de pappatacci, « petits moustiques », et ragazzi, « garçons » 6). Scrutée, épiée, prédatrice devenue proie, Bardot danse au-dessus de la mêlée. L’éternel petit rat sourit.
le dÉtail qui tue
François Armanet Élisabeth Quin
13-X
Prix France : 35 ISBN : 978-2-0813-0617-2
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Élisabeth Quin
François Armanet
Si le défaut charmant, selon Stendhal, cristallise le désir, le « détail qui tue » est l’arbitre des élégances. Un signal qui accroche le regard, souligne une attitude, sublime un style. Une distinction particulière, l’expression d’une fantaisie qui détermine un certain chic. Une singularité qui frôle la faute de goût. Ces détails peuvent se lire comme les signes révélateurs d’une époque, dont la haute couture raconte une autre histoire. Pour parcourir l’allure d’un siècle – dans le cadre de la panoplie occidentale –, nous avons choisi des photos, de Marlène Dietrich à Chloë Sevigny, de Scott Fitzgerald à Diana Ross, de Pablo Picasso à Patti Smith, de Greta Garbo à Miles Davis, d’André Breton à Andy Warhol. Une collection inédite, un défilé original d’écrivains et d’artistes qui incarnent leur temps. Qui mieux qu’eux osent se démarquer, bousculer les lignes de fuite, inventer des repères, anticiper les modes que la rue réinterprète ? Question de détail ? Des poses décalées. Des débordements. Des symptômes fulgurants. Et ces intuitions qui saisissent l’air du temps, le tourbillon de la vie et les étincelles de saison. Pour embrasser ces instants fragiles où tout bascule : l’alchimie d’un photographe et son modèle. D’où le choix des plus grands, Robert Capa, Dominique Issermann, Robert Mapplethorpe, Gisèle Freund, Lucien Clergue, Helmut Newton, Jean-Marie Périer, Herb Ritts, Peter Lindbergh ou Eliott Erwitt… dont l’œil vise le détail qui tue. Le ruban d’un chapeau, la ceinture nouée d’un trench, la résille d’un tee-shirt, la transparence d’un chemisier, la boutonnière sexuelle d’une veste, le laçage d’un polo ou le talon d’un escarpin de la dernière chance. La beauté du geste nichée dans les détails qui griffent le présent et résistent à l’épreuve du temps. De la tenue ! Du couvre-chef au sous-vêtement, nous avons épluché la silhouette comme un oignon et décliné le vêtement de la tête aux pieds. Revue de détails.
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François Armanet Élisabeth Quin
le dÉtail qui tue
petit précis de style de marcel proust à kate moss Préface de
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