Paris au temps des impressionnistes

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PARIS

AU TEMPS DES IMPRESSIONNISTES

PARIS

La ville est saisie comme une entité mouvante et les artistes négligent l’étude des monuments ou de l’anecdote pour lui préférer la recherche de ce « merveilleux moderne », de cette poésie urbaine dont Baudelaire se fait le héraut. Paris s’impose, lisible, ample, monumentale, dans les compositions de Manet, Caillebotte ou Monet. Les impressionnistes s’identifient à la vie urbaine dynamique, toujours changeante selon les variations de la lumière, et la montrent sous un jour neuf. Les transformations de Paris engendrent de grands bouleversements dans le mode de vie de ses habitants : cafés et cafés-concerts, brasseries, bals, cirques, opéras et théâtres, parcs et jardins publics, courses, se multiplient, fournissant autant de thèmes aux artistes à la recherche de cette « beauté mystérieuse ».

AU TEMPS DES IMPRESSIONNISTES

Le paysage parisien n’est certes pas né avec la ville haussmannienne, les illustrateurs ayant toujours exploré ce thème. Mais Paris, telle qu’elle se développe au XIX e siècle, fournit aux artistes de nouveaux motifs, traduits à l’aide de moyens picturaux inédits.

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Le nouvel Opéra « Les grands monuments de l’architecture contemporaine sont l’église, l’opéra et la gare, c’est-à-dire les monuments du renoncement, du plaisir délicat et du travail », écrit César Daly, directeur de la Revue générale de l’architecture. Le concours pour le nouvel Opéra, lancé en 1860 par Napoléon III, suscite 171 projets ; c’est l’un des événements majeurs de la vie artistique du Second Empire puisque c’était la première fois depuis presque vingt ans que l’État se décidait à organiser une compétition, suivant les conseils de Violletle-Duc. Ce dernier prend part au concours. Grand favori du couple impérial, le célèbre architecte est exclu dès la première sélection. Charles Garnier, jeune architecte inconnu, remporte la compétition et trouve les réponses aux problèmes posés par l’architecture haussmannienne. Comment, face à des bâtiments de grandes dimensions, parvenir à dégager son œuvre ? Il choisit la rupture d’échelle, démesurée, dont l’effet est saisissant lorsqu’on arrive sur l’avenue de l’Opéra, ainsi que l’usage de la polychromie, marbres et porphyres verts et roses de la façade, bronzes luisants, cuivre scintillant de la coupole, extraordinaires groupes sculptés et parfois dorés qui se profilent sur le ciel parisien, faisant décoller le monument. La gradation des masses et la diversité des toitures fait comprendre au passant l’utilité de chaque forme architecturale (coupole

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pour la salle, grand fronton indiquant le passage sur la scène). L’Opéra est finalement inauguré le 5 janvier 1875. Dans toutes les réalisations, l’architecte tient le rôle principal et, le plus souvent, laisse très peu de liberté au sculpteur ; ainsi, Garnier est satisfait, sur la façade, des groupes sages,

sais, c’est que, pour ma part, j’étais absolument décidé, si Carpeaux ne voulait pas m’écouter, à le laisser aller à sa guise ; eh bien, si le monument pâtit un peu de l’exubérance de mon sculpteur, ce ne sera qu’un petit malheur, tandis que cela en ferait un grand si, m’entêtant dans mes idées, je privais la France d’un morceau qui sera, certes, un chef-d’œuvre. » Quant à Carpeaux, il jubile : « Garnier,

classiques, pyramidants de François Jouffroy, d’Eugène Guillaume et de Charles Gumery, éminents membres de l’Institut. Cependant, il demande à Jean-Baptiste Carpeaux un groupe consacré à La Danse, pour lequel il lui fournit un croquis ; la fougue de Carpeaux lui fait sans cesse ajouter des figures, de sorte qu’il en arrive à dix-sept personnages ! Garnier le fait un peu reculer dans ses débordements, mais conclut : « […] ce que je

l’architecte de l’Opéra, est venu hier ; vous dire tout ce que ce garçon a subi devant ma composition est impossible à décrire. Il n’y est plus ! Il n’a rien vu de semblable, il veut faire recommencer les trois autres groupes sur le plan que j’ai adopté. Les membres de l’Institut, nos collaborateurs, vont nous jeter par-dessus les toits. » On sait combien ce groupe fut mal accueilli et comment il fut sauvé grâce à la guerre de 1870. Renoir

est critique, plaidant pour l’harmonie entre bâtiment et décor ; un architecte doit « […] éviter des façades baroques comme celles de l’Opéra, où le groupe de La Danse, de Carpeaux, est si bien en dehors du monument qu’il en détruit complètement l’effet. » Manet admire Carpeaux : « Est-il rien de plus vivant que le groupe de la danse de Carpeaux sur la façade de l’Opéra ? Comme cette modernité détonne au milieu de ce qui l’entoure et comme on voudrait pouvoir enlever tout ce qui est derrière ! » Paul Baudry, ami de Garnier depuis leur séjour à la Villa Médicis, à Rome, décore le foyer, sur lequel Manet a une opinion réservée : « Baudry est malheureux parce que le foyer de l’Opéra est sombre et que l’on ne voit pas ses peintures. Il serait bien plus malheureux encore si on les voyait. Il a trop d’esprit pour ne pas comprendre qu’elles ne sont pas là à leur place. Tiens, c’est Degas qui aurait dû peindre le foyer de l’Opéra. Il aurait fait là une série d’œuvres impérissables. » Outre le foyer, le grand morceau de l’édifice est l’escalier, somptueux, dont le tableau de Victor Navlet restitue l’ampleur (ill. 31), mettant en scène les spectateurs… Le plafond de la salle (ill. 30), commandé par Charles Garnier en 1865 à son ami Jules Eugène Lenepveu, remporte tous les suffrages. On célèbre cette allégorie comme un retour exemplaire à la virtuosité baroque, un trompe-l’œil extraordinaire « qui transporte le spectateur dans un paradis céleste, léger, baigné d’un bleu azur ». C. M.


30. Jules Eugène Lenepveu Les Muses et les Heures du jour et de la nuit, 1872. (cat. 75) 31. Victor Navlet L’Escalier de l’Opéra, vers 1880. (cat. 74)

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34. Anonyme Projet pour le Théâtre du Prince impérial, vers 1860. (cat. 10) 35. Alphonse Adolphe Cusin Théâtre de la Gaîté, élévation de la façade principale, profils, vers 1861. (cat. 12) 36. Henri Schmit Projet de reconstruction de l’Opéra-Comique de Paris, façade latérale sur la rue Favart, 1893. (cat. 16) 37. Henri Schmit

Projet de reconstruction de l’Opéra-Comique de Paris, coupes longitudinale et transversale sur la scène, 1893. (cat. 17)

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41. Émile Cagniart

Vue du Palais de justice de Paris, vers 1900. (cat. 64)

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Montmartre : la butte apache, la butte sacrée Surplombant la capitale du haut de ses 130 mètres, la colline de Montmartre a toujours été un lieu de culte, qu’il soit antique ou chrétien. Commune pauvre annexée en 1860 à la métropole lors de l’extension de la ville et de la création des vingt arrondissements que l’on connaît encore aujourd’hui, Montmartre a joué un rôle majeur dans la création des mythes de Paris. Ce quartier, encore campagnard, est rattaché à la capitale alors en pleine mutation. Les anciennes carrières et les nombreux moulins y ont attiré une population ouvrière. Celle-ci se développe sous le Second Empire, des ateliers et des fabriques y sont créés. Se trouvent aussi de nombreux estaminets et des bals de plein air où se mêlent la population locale – les apaches, mauvais garçons – et celle du cœur de la cité, qui vient se divertir les

67. Louis Hermann Heller

Vues de Paris, Montmartre, vers 1875. (cat. 71)

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jours de repos. Zola situe à Montmartre une grande partie de L’Assommoir (1877), un des plus attachants épisodes des RougonMacquart. L’auteur dépeint la diversité du monde ouvrier au jour le jour : diversité des métiers, des types humains, des habitations – logis, abris, refuges. Le 18 mars 1871, une émeute éclate à Paris, sur la butte. Adolphe Thiers, chef du gouvernement provisoire de la République, renonce à la réprimer et s’enfuit à Versailles. Le jeune maire de l’arrondissement – il a trente et un ans – Georges Clemenceau, attise les ressentiments de la population en affichant une proclamation où l’on peut lire : « On vous a livrés sans merci. Toute résistance a été rendue impossible. » À l’automne 1870, au cœur de l’« année terrible », un notable parisien, Alexandre Legentil, prononce le vœu :

« En présence des malheurs qui désolent la France et des malheurs plus grands peut-être qui la menacent encore […] et pour faire amende honorable de nos péchés et obtenir de l’infinie miséricorde du Sacré-Cœur de Notre Seigneur JésusChrist le pardon de nos fautes […], nous promettons de contribuer à l’érection à Paris d’un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur de Jésus. » En 1873, le choix de l’architecte se fait par concours : un programme est rédigé ; le site est imposé et le budget limité à sept millions de francs. Une crypte et une statue monumentale du SacréCœur, très visible et placée à l’extérieur, sont exigées. Soixante-dix-huit projets sont rendus, l’architecte Paul Abadie remporte le concours. La basilique est financée par une souscription nationale et il est demandé au fidèle de verser une somme à hauteur de ses capacités. Dix millions de personnes répondent à l’appel réunissant quarantesix millions de francs en un demi-siècle. La première pierre est posée le 16 juin 1875, l’intérieur de la nef inauguré en 1891, le clocher

terminé en 1912. Toutefois la basilique n’est achevée qu’en 1914 et consacrée en 1919. De formidables et incessantes polémiques accompagnent les travaux tout au long du chantier. Cette énorme et lente réalisation bouleverse la joyeuse butte pendant près de trente ans. « Il y avait là tout un quartier neuf en construction, le long de larges voies ouvertes depuis les grands travaux du Sacré-Cœur. De hautes et bourgeoises maisons se dressaient déjà, au milieu des jardins éventrés, parmi des terrains vagues, entourés encore de palissades. Et avec leurs façades cossues, d’une blancheur neuve, elles ne faisaient que rendre plus sombres, plus lépreuses, les vieilles bâtisses branlantes restées debout, des guinguettes louches aux murs sang-de-bœuf, des cités de souffrance aux bâtiments souillés, où du bétail humain s’entassait. Ce jour-là sous le ciel bas, la boue noyait le pavé défoncé par les charrois, le dégel trempait les murs d’une humidité glaciale, tandis qu’une tristesse atroce montait de tant de saleté et de souffrance 1 », écrit Zola. I. J.


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« Les fiacres descendaient vers la fraîcheur du Bois, au pas, décapotés, pleins de solitude, débordant de robes claires. » José Maria Eça de Queiroz, 202, Champs-Élysées, 1900

101. Claude Monet Les Tuileries, étude, 1875. (cat. 34) 102. Édouard Manet Fiacre dans une rue à réverbère, vers 1878. (cat. 66) 103. Édouard Manet Fiacre et son cocher, vue de face, vers 1878. (cat. 65) 104. Constantin Guys Équipage dans un parc, vers 1860-1864. (cat. 101)

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chronologie

1848

1849

La révolution de février entraîne l’abdication du roi Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République, qui reste modérée. Les insurrections d’inspiration socialiste de mai et juin sont violemment réprimées. Le 10 décembre, Louis Napoléon Bonaparte est élu à une large majorité à la présidence de la République.

L’Assemblée législative mène une politique de réaction : loi sur la presse, interdiction des grèves.

Le nouveau pouvoir ne met pas fin au Salon, exposition périodique consacrée aux artistes vivants. Cependant, pour la première fois, c’est un Salon sans jury qui ouvre le 15 mars dans le palais du Louvre, rebaptisé « palais du Peuple ». Le gouvernement provisoire ouvre un concours pour la représentation d’une figure peinte de la République : 450 peintures sont envoyées à l’École des beauxarts, parmi lesquelles vingt sont sélectionnées, dont celle d’Honoré Daumier (musée d’Orsay). Gustave Courbet, Charles Baudelaire, Jules Vallès, Louis Edmond Duranty se réunissent régulièrement à la Brasserie Andler, rue Hautefeuille. Henri Murger publie Scènes de la vie de bohème, et Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias. Henri Karl Marx publie avec Fredrich Engels Le Manifeste du Parti communiste, dans lequel il annonce la nécessaire domination du prolétariat.

Félix Duban commande à Eugène Delacroix un décor pour la galerie d’Apollon du Louvre, dans le cadre de travaux de restauration du palais. Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts, lui confie le décor de la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice. Jean-François Millet s’installe à Barbizon, près de Fontainebleau, où réside depuis 1847 Théodore Rousseau. Ils seront rejoints par les paysagistes Narcisse Diaz de La Peña et Constant Troyon : c’est, autour de l’auberge Gane, la formation de l’« école de Barbizon ». Karl Marx publie La Lutte des classes en France.

1850 Courbet peint Un enterrement à Ornans, qui évoque la réalité quotidienne sans pathos. Ce manifeste du réalisme sera éreinté au Salon. William Bouguereau obtient le prix de Rome de peinture historique avec Zénobie trouvée par des bergers sur les bords de l’Araxe. Honoré Daumier invente pour la revue Le Charivari le personnage de Ratapoil, caricature du bonapartiste sec et brutal.

En décembre, Henri Labrouste achève la bibliothèque SainteGeneviève, dont l’intérieur laisse apparente la structure métallique.

1851 Le 9 janvier, un décret expulse Victor Hugo du territoire français en raison de ses activités politiques. Il s’exile à Bruxelles. Le 2 décembre, jour anniversaire du sacre de Napoléon Ier et de la bataille d’Austerlitz, Louis Napoléon Bonaparte tente un coup d’État. Il devient, le 22 décembre, président de la République pour dix ans. La Commission des Monuments historiques crée la Mission héliographique, chargée de réaliser des prises de vue d’architectures anciennes dans les différentes régions françaises. Léon Foucault réalise au Panthéon une expérience qui met en évidence la rotation de la Terre grâce aux oscillations d’un pendule de 28 kilos.

1852 Le 21 novembre, dans un climat de propagande et de peur, un plébiscite confirme le rétablissement de la dignité impériale. Le 2 décembre, Louis Napoléon devient Napoléon III, empereur des Français « par la grâce de Dieu et la volonté nationale ».

En décembre ouvre sur le boulevard des Filles-du-Calvaire le cirque Napoléon (actuel Cirque d’Hiver), conçu par l’architecte Jacques Ignace Hittorff. Il a été construit en moins de dix mois et peut accueillir près de quatre mille personnes. Aristide Boucicaut acquiert Le Bon Marché. Il en fera le plus grand magasin de Paris.

1853 Le 30 janvier, Napoléon III épouse Eugénie de Montijo, jeune aristocrate espagnole. Le baron Haussmann devient préfet de la Seine. Le 9 juin est votée une loi qui organise la retraite des fonctionnaires de l’État et des militaires. L’âge de départ est fixé à soixante ans (cinquante-cinq ans pour les travaux pénibles). Les Baigneuses de Gustave Courbet suscitent le scandale : les conventions idéalistes propres au nu sont abandonnées au profit de la représentation de corps incarnés. Rosa Bonheur peint Le Marché aux chevaux. Le public et la critique s’étonnent de trouver une telle puissance picturale sous le pinceau d’une femme.


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La ville est saisie comme une entité mouvante et les artistes négligent l’étude des monuments ou de l’anecdote pour lui préférer la recherche de ce « merveilleux moderne », de cette poésie urbaine dont Baudelaire se fait le héraut. Paris s’impose, lisible, ample, monumentale, dans les compositions de Manet, Caillebotte ou Monet. Les impressionnistes s’identifient à la vie urbaine dynamique, toujours changeante selon les variations de la lumière, et la montrent sous un jour neuf. Les transformations de Paris engendrent de grands bouleversements dans le mode de vie de ses habitants : cafés et cafés-concerts, brasseries, bals, cirques, opéras et théâtres, parcs et jardins publics, courses, se multiplient, fournissant autant de thèmes aux artistes à la recherche de cette « beauté mystérieuse ».

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Le paysage parisien n’est certes pas né avec la ville haussmannienne, les illustrateurs ayant toujours exploré ce thème. Mais Paris, telle qu’elle se développe au XIX e siècle, fournit aux artistes de nouveaux motifs, traduits à l’aide de moyens picturaux inédits.

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