FRANCK LOZAC’H
JOURNAL 1995
1
Janvier
Propreté de la ville
Les villes sont sales, et ce ne sont pas les employés municipaux, qui pourtant, accomplissent leur métier avec conscience et sérieux qui me contrediront. Les villes sont sales, - tout simplement, parce que des centaines de milliers d’hommes, de voitures, d’animaux passent chaque jour par le même endroit. Je regardai, il y a quelques jours, tandis que j’étais à Badalona, un balayeur qui ramassait les feuilles des arbres tombées. Il se penchait, faisait des petits tas, les assemblaient pour enfin les faire disparaître dans une poubelle. Pourquoi n’a-t-il pas d’aspirateur ? dis-je. Celui-ci permettrait d’aspirer les feuilles, les mégots, les papiers et les saletés des chiens. Il y aurait donc un travail de précision et de netteté qu’il n’est toujours possible d’obtenir avec le balai. Il faudrait donc que les municipalités s’octroient des aspirateurs avec des charges autonomes d’électricité permettant de travailler pendant quatre heures. “ Ceci semble possible. Mais pourquoi dis-je, personne n’y a songé avant moi ? ”
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Traductions de théâtre antique Le dernier jour du dernier mois se meurt, l’année s’éteint doucement. Quel bilan littéraire puis-je exprimer ? Quelle analyse fidèle vais-je tenter avec ces quelques notes. Je doute hélas de la certitude de mes paroles. Non, je ne prétends pas me poser en juge impartial et proposer une véracité de critique. Pourtant cette année ne me paraît pas détestable, faible ou inutile. Elle me semble riche en productions nouvelles.
Je suis parvenu à traduire six pièces de théâtre antique - Phèdre, Andromaque, Iphigénie - suivies de la trilogie d’Eschyle - Agamemnon *, les Choéphores et les Euménides. Je puis donc me satisfaire d’un certain résultat.
* Agamemnon n’est toutefois pas encore achevé.
Hygiène - Invention
Je pense souvent au travail difficile de certains employés municipaux qui sont dans l’obligation de nettoyer les toilettes publiques. Pour améliorer leurs conditions de travail, il faudrait pouvoir créer un 3
appareil muni de brosses circulaires capables de frotter et de désinfecter la cuvette des W.C. Un appareil similaire pourrait être conçu pour les urinoirs. Cet appareil, qui n’existe pas, servirait aussi bien à l’hygiène des lieux publics que privés - entreprises, hôpitaux, écoles, universités, restaurants, bars, etc ?
Il faudrait donc concevoir des dizaines de milliers de machines de par la planète.
De la gloire
Je me pose parfois cette question, sans réelle angoisse toutefois, de savoir ce que seront sur cette terre mes écrits d’ici à cent ans. Je ne puis comprendre, alors que nulle édition n’a été possible, alors que nul éditeur n’a daigné accorder quelque intérêt à ma production, comment tout ce travail aurait quelque chance de durer au-delà de ma mort.
Le relationnel poétique
Les conversations poétiques ne débouchent sur rien. Tout y est affaire de civilités, d’affabilité, de caresses mielleuses et courtoises. Tout sonne faux, tout est faux. Ce sont des risettes par-devant et des “Quel connard !” par-derrière. Ha ! Que je déteste me frotter aux uns et aux 4
autres. Cela m’est fort pénible, cela me coûte tant. Quels déchets et quelle pourriture de contacts ! On ne peut accéder à une réflexion utile qu’en se regardant dans la glace, car l’on pense à son “ propre niveau ”, avec son matériel intellectuel, avec ses raccourcis et ses certitudes. Il n’y a pas cette résistance de langage, ou cette nécessité de se mettre “ sur le même plan que ”. Il y a donc gain de temps. Ce qu’instruit, ce sont les Pléiades et la collection Poésie Gallimard *. Le reste me semble d’un intérêt dérisoire hélas !
* ou équivalent.
Fatigue abrutissante Lourdeur extrême de l’ensemble du corps. Je suis comme un éléphant obèse qui ne peut marcher. Je ne parviens pas à achever cet Agamemnon d’Eschyle. Ma cervelle ne veut plus caramboler les combinaisons et les coups qui sont mis à sa disposition. Il y a lassitude et besoin d’en cesser avec cette traduction. Pourtant je ne puis l’abandonner ! Elle appartient à la trilogie de l’Orestie, et en est même la première pierre. 5
Les mêmes difficultés s’observent avec le dixième livre de l’Enéide de Virgile. Il y a saturation et dégoût du cerveau qui ne saurait produire plus. Pourtant 3 200 vers sont encore à transcrire, pour achever cet exercice. Je dois me convaincre d’agir, d’avancer, mais où trouver la force ?
*
Une gastrique m'a retenu au lit ce premier jour du nouvel an. Voilà déjà le cinquième dérangement que m’impose cet estomac depuis juin 94. Les gastriques sont à répétitions, et perturbent suffisamment l'emploi du temps que je m'étais fixé.
À présent, je suis armé pour combattre ces embarras : Primperam, Zymglex, Magnésie - médicaments efficaces. Misère de l’homme
Misère de la condition humaine. Je ne suis que cela. Quelle pauvreté d'intelligence ! Quelle médiocrité d'esprit !
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Que puis-je avec cette cervelle ? Une immense tristesse envahit tout mon être, car je comprends ce que je vaux, je sais ce que représente mon identité face à l'univers composé et construit par Dieu.
Je suis insignifiant. Quelle détestable condition ! Celui qui s'ignore ne souffre pas autant.
*
Ma mère parlant de Mécanique : "Il a deux heures et demie de travail par jour, et encore il passe une heure au café... "
Les primitifs Je pourrais proposer les primitifs de mon travail 78/79, c’est-àdire les textes tels qu'ils ont été conçus et pensés sur la feuille de papier. Cela correspond à des brouillons et permet d'apprécier l’évolution du recueil depuis sa genèse jusqu'à sa transformation finale.
Il faudrait pour cela que j'offre à nouveau à Maïté le travail original à dactylographier et je ne pense pas qu'actuellement cet exercice à accomplir soit réellement utile et réponde à un quelconque besoin.
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Mais du moins si cette œuvre de jeunesse s’avérait avoir vertu ou valeur, il serait bon qu'un dossier accompagnant les recueils dans une édition complétée fût associé à la publication originale.
Lassitude
Je subis une sorte de lassitude qui encombre ma cervelle et m'interdit toute tentative de traduction nouvelle. J'en suis encore à cet Agamemnon d'Eschyle, et je ne puis l'achever. Il dort ou croupit dans mes tiroirs et ne veut aller plus loin dans le mouvement de la pièce. Seuls quelque sept cents alexandrins ont été passés en première manière, ce qui doit représenter 40 % du texte, - je ne saurais faire plus.
Cela serait stupide d'en cesser ici, et de laisser dans une fausse expectative un travail qui doit être poursuivi à chaud.
Le poids du Génie
Je pèse Victor Hugo par la Collection Bouquins qui a édité son œuvre complète.
Victor
Hugo
pèse
650
000
lignes.
Ses
carnets,
sa
correspondance, ses écrits intimes ? Difficile de donner un nombre exact... Je propose : 800 000.
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Comment peut-on résoudre le problème hugolien ? Comment faire plus qu’Hugo et mieux qu’Hugo ?
Utilité
Pour qui ? Pourquoi écrire toutes ces choses ? Qui les lira ? Personne. Je le sais fortement. Nul lecteur ne voudrait se soucier de ce que je pourrais bien produire. Et nul éditeur ne trouverait quelconque intérêt à publier ce type d'âneries.
*
On travaille par besoin, par stupide nécessité. Ceci correspond à un acte d'expulsion comparable à l'éjaculation sexuelle, je suppose. Il faudrait pour cela comprendre la sublimation en psychanalyse, il faudrait.
La théorie de la valeur
Que vaut un poète ? Que vaut le travail poétique ? Peut-on le convertir en travail scientifique ? Quand la science faut 100, la poésie est à 20 ?
Échanger la monnaie de singe du poète en dollar sonnant et trébuchant
du
scientifi-
que ? Où est le poids ? Qui pèse quoi ? Qui est qui ? Que vaut untel ? 9
*
Pourquoi m'as-tu donné la conscience du savoir ce que cela valait ?
Analyse et synthèse ; finesse et subtilité ;
*
Incapable de tenir le gouvernail de sa raison.
*
À mesure que l'intelligence s'éveille, croît et s'instruit, on découvre plus de savoir dans la science, dans la science appliquée et les hautes technologies et plus de faiblesse dans les arts et leurs dérivés. Les hommes les plus élevés chez les poètes s’émerveillent de l'aptitude et du discernement nécessaires pour résoudre des problèmes de plus en plus difficiles, et complexes.
Pourquoi s'étonner de ce que la science suscite de grands espoirs dans l'humanité tandis que la poésie et les arts ne sont que de la bouffonnerie et confrères de divertissements ?
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*
La plus grande des lumières de l'homme sera non pas de connaître Dieu, ou le fils de Dieu, mais sera d’accéder à l'onction de l'Esprit.
Le Fils de Dieu aurait-il été Christ s'il n'avait reçu l'Onction de l'Esprit ?
*
La chair est détestable, dans le sens qu'elle nous soumet et nous impose à régler notre existence d'après sa nature. Nous focalisons notre principe de vie d'après ses nécessités et ses obéissances : nos actes au quotidien sont déterminés par sa satisfaction que cela soit boire, manger, dormir, s'accoupler, ou se reproduire. La transmission même de la vie impose de la part des géniteurs une attention quasi constante de la progéniture.
Que reste-t-il pour Dieu ? Pour l'élévation de l'esprit de l'homme ? Quelques secondes, quelques minutes dans une journée, et encore cela serait une belle chose, si autant d'instants lui étaient consacrés !
* 11
Un poète de raison ou un mathématicien de l'imaginaire, lequel des deux faut-il choisir pour être un homme de prospection et de rigueur ? L'un et l’autre, me direz-vous - l’un avec l’autre, ou l'un après l'autre ?
*
Périodes froides en ce début d'année 95. Le thermomètre descend régulièrement de 6 ou 8 degrés en dessous de zéro. Difficile dans cette maison mal isolée de travailler correctement tandis que la sensation de fraîcheur enveloppe l'ensemble du corps.
L’hiver est glace, l’été est feu...
(Goldman)
Utilité du transfert ?
Je suis en train de chercher une méthode me permettant de proposer un relevé de variantes et de commentaires de l'œuvre de jeunesse. Je pense essentiellement aux quatre livres majeurs de cette période, - je veux dire : L'huile fraîche, Le Moût et Le Froment, le Germe et la Semence, et Le Manuscrit inachevé. Cela me coûterait du moins pour proposer un ensemble de notes satisfaisantes, la bagatelle de six à dix mille lignes, - ce qui peut paraître important. Crainte de gaspiller ma potentialité intellectuelle et de transférer son attention sur un exercice inutile. 12
Récupération et conscience
Je dois édifier sur ces tas de ruines que j'appelle brouillons, notes, insignifiances, et construire ligne après ligne tel un maçon qui pose pierre sur pierre, brique sur brique. Je cherche une méthode facilitant l'explication de l'œuvre de jeunesse avec relevé de variantes, éclaircissements, explications de points obscurs. Mes premiers essais s'opèrent dans la chemise 79 10 (le manuscrit inachevé II), et je propose sur la version 88, les solutions 79 rejetées. Cela me permet de peaufiner un peu ces exercices de jeunesse, mais j'ignore totalement quel public serait susceptible de s'intéresser à ce travail. Depuis déjà longtemps, j'ai pris conscience que jamais éditeur n’acceptera de publier les recueils, les pièces ou les traductions. Cela est une certitude : nul avenir de lire un jour mon nom sur la couverture d'un ouvrage. Je produis donc pour ma propre personne, en sublime égoïste ou narcisse. Je m'instruis, me forme, me prépare à la mort, avec l'espoir que Là-Haut le produit sera un peu plus crédible que sur cette basse terre.
Je devrais me forcer à achever cette traduction d'Agamemnon, mais que puis-je faire ? L'esprit ne veut aller au-delà. Il y a situation de la cervelle qui ne saurait encore combiner ses propositions en prose pour les transformer en solutions d'alexandrins.
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Hier dimanche, ai tenté d’utiliser l'Anthologie de la Poésie chinoise pour extraire quelque chose mais nulle excitation ne venait animer mon esprit. J'allais donc sur Tagore, et son Offrande Lyrique mais aucune expression ne voulait sortir, et saturer d'Enéide, je ne pouvais aller au-delà. Qu'ai-je fait ? Rien. J'ai zappé sur mes télévisions satellites et j'ai regardé le Hard Rock et le Glam avec Monroe sur MTV. J'attends comme le chat devant la porte du réfrigérateur attend que sa maîtresse lui offre sa boîte de boulettes de viande... j'attends.
*
Nullité absolue de la cervelle qui ne veut et ne peut rien sortir d'utile. Je me languis stupidement espérant encore tirer hors de moimême des propos cohérents. Un repos semble nécessaire du moins pour reconstruire cette architecture interne et lui conférer une aptitude à extraire encore.
Agamemnon s'use, et je ne puis aller au-delà. Pourtant 7 à 800 alexandrins sont à trouver pour achever la trilogie d'Eschyle.
*
Lundi 16 janvier 95, 23 heures, heures de Paris. Effrayant tremblement de terre au Japon. Une émission spéciale est consacrée à la catastrophe par la NHK. Je porte une attention très soutenue à 14
l’événement. On parle de 2 500 morts (agence de presse REUTERS), plus modestement la SFP annonce le chiffre de 1 500 victimes. Cette secousse est la plus importante enregistrée depuis le tremblement de 1923 qui à Tokyo avait fait plus de 100 000 morts.
*
Émission consacrée sur France 2, ce lundi soir à Shoa rapportant des témoignages et des documents du génocide Juif. Bouleversant, horrible. Les qualificatifs manquent. Et à la question : "Pourquoi ? ” puisque l'homme a suffisamment d'intelligence pour poser des questions et pas suffisamment pour y répondre.
On lit en scrutant les Écritures : "Dieu était en colère." Et requestion : “ Pourquoi ? ” et on ne sait : etc ?
Le mal
Le diable ou ses représentants etc. ? Les tourments de Job. La constante de persécution des émules de la pourriture. Hélas ! Hélas ! Il faut vivre pourtant dans la violence, dans le flot d'aiguilles enfoncées dans le corps, avec souffrance et indisposition journalière - douleurs et 15
inconfort de la chair. Il y a constamment message de coups, d'agression, de volonté et de destruction.
La maximisation
Peut-être trop conscient de ce que représente la valeur du produit poétique avec tout ce qu'il a de ridicule et de méprisable, je supplie le Seigneur de me permettre de travailler dans des conditions satisfaisantes, du moins pour utiliser toute la potentialité intellectuelle mise à ma disposition, et ainsi servir le mieux possible ce secteur d'activité.
*
Il est nécessaire pour obtenir un résultat dans le secteur poétique de travailler à 100 % de ses moyens. Il n'est pas question de prétendre en usant de nonchalance et de dilettantisme d'accéder à une œuvre de qualité.
On ne peut en agissant avec insignifiance et légèreté dans quelconque domaine de la raison humaine - se prévaloir de faire gains sans conscience ni sérieux.
Quand bien même un individu serait doté de dispositions exceptionnelles, je prétends que son don laissé à l'état de nature ne lui 16
permettrait pas de rivaliser avec ceux qui se sont astreints à une discipline et à un effort quotidien.
* Et la lampe s’était résignée à mourir...
Me voilà fatigué et stérile, incapable de produire quoi que ce soit d'utile pour la cervelle. J'extirpe bien maigrement ces quelques lignes, envahi pleinement par une saturation interne. Je veux et ne puis... J'ai pourtant cette fameuse traduction de l'Enéide à poursuivre. À ce rythme-là, en espérant que la fonction de production ne s'épuise pas, il me faudrait quatre bons mois pour passer un livre,... et il en reste 2, 5 à transformer soit 3 000 vers à peu près.
Ne faut-il pas craindre la vieillesse qui arrive à pas de loup, et dès lors ne veut plus vous lâcher ? Elle prend possession de votre corps et de votre esprit, vous inflige son cortège de contraintes et de souffrance, et s'impose telle une détestable compagne jusqu'à la fin de vos jours ?
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*
Ridicule intelligence humaine. Ce qu'il faut à l'homme pour comprendre l’univers, ce qu'il a fallu à Dieu pour le produire.
Comment
s'y
prendre
pour
augmenter
ses
capacités
intellectuelles ? Parvenir dans un premier temps à travailler dans des conditions optimales.
Un pays en guerre, peut-il se prévaloir d'être prospère ? Être en paix soi-même, avec autrui, avec les forces visibles et invisibles, puis tâcher de travailler, de produire, de concevoir.
Je me considère d'une faiblesse et d'une insignifiance détestables. Pourquoi je produis ce journal ? Il me paraît d'une naïveté enfantine ! Concevoir par Pascal ou Valéry - eux, du moins seraient aptes à m'instruire.
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