ULB Facultré d’Architecture La Cambre Horta | 2016.17
Travail de fin d’études sous la direction de Sara Cremer
rideaux
flore fockedey
Le rideau ne peut pas être approché dans la perspective du détail. Notons que ; « Le détail, dans sa version dérisoire, brouille la vue, égare, distrait. Le rideau ne comporte aucun de ces vices et ne court aucun de ces risques. » 1 Nous verrons qu’il y a plutôt lieu de le considérer comme un indice. De tout temps, le textile est lié à l’architecture. Sa présence et son rôle, plus ou moins importants, sont révélateurs de pensées, de préoccupations et de méthodes de conception architecturales.
Dès lors, dans quelles mesures l’élément du rideau peut-t-il nous renseigner sur la pratique architecturale d’aujourd’hui ?
1. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 14-15.
Ce travail de fin d’étude s’évertuera d’apporter des éléments de réponse à cette question, à travers l’analyse de trois projets architecturaux contemporains sous le prisme de leurs rideaux.
Introduction
01 COD - ambivalence post-moderne
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Center for Openness & Dialogue, Tirana, 2015 51N4E, Doozeon, Chevalier Masson
·· Un croquis et tout est dit
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·· Laboratoire pluridisciplinaire
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·· Hall principal ; rideau de prestige
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·· Bibliothèque ; rideaux de cuisine baroque
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02 CdM – onze rideaux spectaculaires
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Casa Da Música, Porto, 1999-2005 OMA, Inside Outside (Petra Blaisse)
·· Onze rideaux
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·· Un projet fondamentalement ‘Loosien’
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·· ‘Hard to soft’
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03 BlP - du fonctionnalisme au low-tech
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Rénovation de la tour Bois-le-Prêtre, Paris, 2005-2011 Druot, Lacaton Vassal
·· Une tour « néo-Missienne » à Paris
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·· Une alternative au ‘tabula rasa
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·· Succession de couches que glissent et se plissent
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Conclusion
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Gottfried Semper (1803-1879) est le premier à soutenir la thèse selon laquelle l’architecture trouverait ses origines dans le textile. Selon lui, le lien étymologique existant entre les mots allemands die wand et das gewand qui signifient respectivement paroi et vêtement, ne peut être anodin. Il place la notion d’enveloppe au centre de sa pensée. « Au commencement il y eut le vêtement. L’homme était en quête d’une protection contre les rigueurs du climat, cherchait protection et chaleur durant le sommeil. Il avait besoin de se couvrir. La couverture est la plus ancienne expression de l’architecture. »1 Adolf Loos, qui s’inscrit dans la continuité de la pensée Semperienne, indique, dans Paroles dans le vide, que le rôle de l’architecte consisterait à « élaborer un espace chaud et intime. » Il explique ensuite, à l’aide d’un exemple quelque peu naïf, comment l’architecture devrait être pensée depuis l’intérieur vers l’extérieur ; « Il décide donc d’étendre un tapis sur le sol et d’en suspendre d’autres aux quatre murs. Mais on ne construit pas une maison avec des tapis. Le tapis de sol aussi bien que les tapis muraux exigent une structure capable de les recevoir de façon adéquate. Découvrir cette structure constitue la seconde tâche de l’architecte. »2
4. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997., p. 70.
3. Panayotis Tournikiotis, Adolf Loos, Princeton Architectural Press, 2002, p. 36.
2. Ibid, p. 72.
1. Adolf Loos, Paroles dans le vide, Malgré tout, Paris, Ivrea, 1994, p. 72.
La fameuse chambre qu’il conçoit pour sa femme Lina illustre, comme une sorte de manifeste, les prédispositions du revêtement à qualifier un espace. Cette pièce est destinée à être l’endroit le plus intime de la maison. Suspendu à une tringle en laiton, un léger rideau de lin blanc court le long des murs de la chambre, camouflant meubles et fenêtres. Au sol, un épais tapis en peau de mouton d’angora remonte jusqu’au socle du lit.
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“The white walls, the white draperies and the white angora sheepskins created a sensual and delicate fluidity; every object in the room was white. This was an architecture of silence, of a sentimental and erotic approach. Its contrast with the more public living spaces attests to a method of composition that was strictly governed by the psychological status of each room.” 3 La souplesse et la douceur du textile amène de la chaleur aux intérieurs ; « Les rideaux, toujours chauds, sensuels, incitent à y promener les doigts tandis que les architectures froides se montrent réfractaires à de pareilles initiatives. Elles refusent l’immédiateté du toucher, elles se dérobent à ce plaisir primitif au profit d’un discours seulement du voir, sens plus abstrait. » 4 Associé au domaine privé et domestique, les rideaux déploient « le coefficient d’intimité propre aux demeures famil-
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iales, à l’écart du protocole et de l’apparat ». Ces rideaux d’intimité, « entretiennent un climat de bien-être et d’accord avec le monde ».5 Le rideau instaure d’emblée un code d’attente, il stimule et entretient le désir de découvrir ce qu’il dissimule. Une fois le rideau ouvert, il invite le regard à parcourir la scène qu’il découvre, il captive l’œil du spectateur. « Le rideau développe l’attente pour mieux activer le regard. Et le regard, sans cesse conscient de ce que le rideau fermé aurait pu lui dérober, se réjouit du dévoilement. »6 C’est ici que réside le paradoxe qu’entretient l’élément du rideau ; « Plus qu’il ne cache ou masque, le rideau désigne aux regards l’existence de ce que l’on veut cacher ; il révèle finalement plus qu’il ne dissimule. Il désigne ainsi une limite à ne pas franchir, une mise en garde, dès que le regard du passant s’arrête sur le rideau et cesse d’être accidentel. » 7 Avec la disparition des murs porteurs, l’un des points fondamentaux de l’architecture moderne, on voit s’opérer un glissement du rideau assigné au domaine de la fenêtre vers un élément qui partitionne l’espace intérieur. Ce nouveau rôle attribué au rideau le distingue totalement du statut décoratif, violemment condamné par les architectes modernistes, auquel il était auparavant associé. « They were associated with the feminine, the frivolous, the irrational, and the sensory – the very qualities modern architecture suppressed. »8
Le duo architecte/designer est mandaté par le ‘Verein Deutscher Seideweberein’ (l’association allemande de fabricant de soie) pour concevoir ce stand, devant également faire office de café lors de la foire commerciale ‘Die Mode der Dame’ se tenant au Funkhalle de Berlin en 1927. « The flexible, undulating walls of pleated fabrics were an innovation of Mies and Reich: the glass wall was all of a sudden replaced by textile. »10
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Si l’on fait référence aux interventions architecturales modernistes qui ont mis en scène l’élément du rideau, on ne peut passer à côté du Café Samt & Seide de Mies van der Rohe et Lily Reich, fameux stand d’exposition qui s’organise autour de pans d’étoffes de soie et de velours.
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11. Eggler, Marianne. « Divide and Conquer: Ludwig Mies van Der Rohe and Lilly Reich’s Fabric Partitions at the Tugendhat House ». Studies in the Decorative Arts 16, no 2 (janvier 2009), p. 66-90.
La proposition suggère que les pièces textiles exposées endossent également un rôle structurant. Le projet est imaginé comme un espace continu organisé uniquement par des pans de soie et de velours suspendus à des hauteurs différentes. Ces derniers prennent place dans l’espace selon un plan qui apparaît comme une composition abstraite de lignes horizontales, verticales et courbes. Ce plan n’est pas sans rappeler celui de la villa Tugendhat de Brno, achevée en 1930 et donc développée à la même période, également en collaboration avec Lilly Reich.
10. Dercon, Chris. « The Limits of the world are also its Limits ». Inside Outside. Rotterdam: NAi, 2007, p. 48.
9. Ibid, p. 5.
8. Allmer, Açalya. « Soft or Modern? Delineating Curtains in Domestic Interiors of Modern Architecture ». Textile Society of America Symposium Proceedings, septembre 2008, p. 2.
7. Cousin, Jean-Pierre. Dossier « Rideau! » D’Architecture, no 222 (novembre 2013), p. 41.
6. Ibid, p. 13.
5. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 32.
Il s’agit ici de proposer une organisation spatiale polyvalente, qui permet de diviser temporairement un volume en différents espaces de moindre ampleur. On notera que les grands représentants du mouvement moderne tels que Frank Lloyd Wright et Le Corbusier usent de cet élément structurant souple dans différents de leurs projets. Ce dernier, use de l’élément du rideau pour séparer la salle de bain de la chambre parentale dans la villa Savoye. « If there was a builtwall instead of the curtains, there would not be such a dramatic view of the bathroom, which is achieved only trough pulling the curtains aside in a way very reminiscent of a theater environment. These curtains transcend their initial function as a space-defining element.”9
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Marianne Eggler, historienne de l’art et du design, mène une étude sur l’intérieur de cette villa, insistant sur l’importance des partitions textiles qui s’y trouvent ; “Under close analysis, their hanging curtain partitions (which have until now avoided critical scrutiny, perhaps due to their inferiror stuatus as ‘soft’ furnishings) conceal considerably more ideology than their elegant velvets and silks normally communicate.”11
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De par sa matérialité, le rideau s’inscrit dans la poétique des tissus. Dans son livre « système de la mode », Roland Barthes établit une manière de classifier les vêtements, en déterminant une série de variants. 12 Ces derniers sont des couples antinomiques tels qu’ouverture/clôture, lourdeur/légèreté ou encore opacité/transparence, et représentent une sorte d’échelle sur laquelle vient se positionner le vêtement et dans notre cas le rideau, auquel l’hypothèse de Barthes peut également s’appliquer.
noirs, rouges et oranges et des soies dorées, argentées, noires et jaune citron. Une palette de couleur qui n’est pas sans rappeler le drapeau allemand. Selon Georges Banu, s’il fallait définir le rideau en deux mots, clôture et mobilité seraient les termes usités adéquats. Dans son sens, le rideau n’existe que s’il remplit ces deux conditions. « Tout rideau découvre et sépare. Sans cela, son identité se pervertit puisque c’est dans le dynamisme de cette alternance que le rideau accomplit sa raison d’être. (…) C’est le provisoire de chaque posture du rideau qui intéresse. (…) Oui, l’essence du rideau gît dans ce relatif, dans ce refus obstiné de l’immobilité, dans la sauvegarde du mouvement apte à relancer le processus. Le définitif est étranger au rideau. » 17
On remarque que les différents variants vont généralement de pair. Un rideau de velours aura tendance à être lourd, opaque et assume l’idée de fermeture alors qu’un rideau de tulle s’emportera à la moindre brise, laissera le regard le traverser et, malgré sa présence physique, n’encloisonne pas l’espace. « Le rideau léger minimise la séparation. L’autre l’affirme et l’exploite. Le rideau léger séduit, le rideau lourd impose. L’un relativise la portée des apparitions, l’autre insiste sur les valeurs représentatives. »13 Georges Banu assure l’existence d’une poétique du rideau.
Une surface textile suspendue vouée à rester figée n’est rien d’autre qu’une draperie, élément d’ornement. Cette dernière « se donne à voir d’emblée sans participer ensuite à aucune transformation de l’image, fûtelle mentale ; elle ne joue pas de la dialectique caché/dévoilé propre au rideau. »18 Ce projet architectural, de l’ordre de la scénographie, n’invoque pas le destin mobile auquel le rideau est originellement voué. Il a pour objet la mise en scène d’un produit commercial.
Mies van der Rohe et Lily Reich définissent les parois textiles du stand Café Samt & Seide en connaissance de ces différents variants et en ayant conscience de l’impact de chaque choix opéré sur la spatialité et l’atmosphère générées par l’installation. Ils choisissent deux matériaux nobles ; la soie et le velours, qui requièrent des procédés de fabrication distincts. De par leur facture dissemblable, ils adoptent des plissés inégaux et réagissent différemment à la lumière.
« Cet accessoire fascinant autant que suspect n’a rien de périphérique et malgré sa position, parfois marginale, il intervient pleinement dans la mise en scène du dispositif, plastique et théâtre, qui s’appuie sur la métaphore du theatrum mundi. » 19
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21. Antivilla, Brandlhuber, Emde, Schneider, Postdam, Allemagne, 2014.
20. Curtain Wall house, Shigeru Ban, Tokyo, Japon, 1995.
Étant donné que cette installation temporaire n’est documentée que de quelques photos en noir et blanc, la seule source qui fait allusion aux couleurs de ces pans textiles est la première publication de Philip Johnson sur le travail de Mies van der Rohe16. Il y décrit des velours
19. Ibid, p. 12.
17. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 17.
15. Lange, Christiane. Ludwig Mies van der Rohe – Architektur für die Seidenindustrie, Berlin 2011, p. 71-82.
14. Hugues, Patrice. Le langage du Tissu. Saint-Aubin Celloville: Hugues, 1982, p. 27.
13. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 56.
12. Barthes, Roland. Systeme de la mode. - Paris: Editions du Seuil (1967). 326 S. 8°. Éditions du Seuil, 1967.
« Depending of his or her position, the visitor was confronted with ever new combinations of colors and forms, the impact of which was heightened even further by the different textures of the iridescent silk and matte velvet surfaces.” 15
18. Ibid, p. 13-14.
Le Curtain wall House de Shigeru Ban20 constitue un exemple contemporain d’architecture qui pousse l’effet théâtral généré par le rideau à son paroxysme. Deux des façades de la maison sont matérialisées par de grands et légers rideaux blancs. Ils remplacent les traditionnelles parois légères et coulissantes japonaises et permettent au séjour de s’ouvrir intégralement sur l’extérieur.
« Les poils du velours doivent composer une surface parfaitement formée sans aucune inégalité de niveau. A cette condition la surface du velours n’offrant que l’extrémité du poil à la lumière est dépourvue de tout pouvoir réflecteur. Avant d’arriver à notre œil, tous les rayons ont pu pénétrer entre les poils debout, comme dans une forêt profonde, et se sont colorés intensément à leur contact sans aucun mélange avec la lumière réfléchie. La couleur du beau velours est une ombre radieuse. » 14 A l’inverse, les fibres qui constituent la surface de la soie reflètent la lumière, lui donnant un éclat naturel.
Il est par ailleurs intéressant 5 de noter qu’aujourd’hui, d’importants progrès techniques dans le domaine textile garantissent la production de gammes de plus en plus qualitatives et performantes. Les architectes des décennies précédentes n’ont pas eu accès à tous les textiles ‘intelligents’ qui se trouvent actuellement sur le marché, ou du moins pas sous la même forme. Dès lors, on observe l’émergence d’une nouvelle manière d’aborder l’usage du rideau. Prenons, à titre d’exemple, l’Anti-Villa21 des architectes allemands Brandlhuber+Emde et Schnei-
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der. Dans ce projet de réhabilitation d’un bâtiment industriel en habitation, les architectes libèrent l’espace de tous murs non-porteurs. Un long rail dessine au plafond une trajectoire qui permet à un léger rideau en PVC d’adopter différentes postures en fonction des saisons. En été, le rideau encercle le lit et intimise une chambre de 10m² alors qu’en hiver, il englobe les 60m² qui correspondent à la zone chauffée du logement. L’organisation spatiale intérieure s’adapte donc au climat et varie au fil de l’année grâce à ce dispositif simple mais efficace.
Notons les abris des peuples nomades. Leurs matériaux de prédilection sont textiles car flexibles et légers, ils leur permettent de monter, démonter et transporter facilement leur habitat. Si le Moyen-Âge voit proliférer la production de tapisseries, c’est parce qu’en plus d’ornementer les murs de maçonnerie, on attribue également à ces dernières des propriétés isolantes ; elles permettent de conserver la chaleur dans les pièces et contrent les courants d’air. Au même titre que les meubles, les nobles voyagent de demeure en demeure emportant leurs tapisseries avec eux. « Le XIXe siècle a cherché plus que tout autre l’habitation. Il a considéré l’appartement comme un étui pour l’homme ; il a si profondément encastré celui-ci dans l’appartement, avec tous accessoires, que l’on croirait voir l’intérieur d’une boîte de compas dans laquelle l’instrument est logé avec toutes ses pièces enfoncées dans de profondes cavités de velours le plus souvent violet. »26 Comme cette image du boîtier de compas le suggère, les tapisseries et tentures, éléments couvrants, atteignent un statut inégalé dans les intérieurs bourgeois de cette époque.
6 et 7
Ses performances, mesurables et comparables, constituent des données tangibles et concrètes. Bien qu’elles entrent évidemment en considération, elles ne renseignent en aucun cas de la portée symbolique et de la charge imaginaire associé à l’élément du rideau. « Qualifier physiquement l’ambiance ne précise pas ce qu’elle « dit » à l’usager, ne décrit pas le contenu émotionnel dont il l’investit. C’est à la fois un problème de code social, d’organisation de l’espace, de tendance – au sens de la mode – et d’histoire personnelle de l’usager. »23
26. Benjamin, Walter, et Jean Lacoste. Paris, capitale du XIXe siècle: le livre des passages. 3e éd. Passages. Paris: Les Éd. du Cerf, 2002., p. 239.
25. Cousin, Jean-Pierre. Dossier « Rideau! » D’Architecture, no 222 (novembre 2013), p. 41.
24. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 14-15.
23. Cousin, Jean-Pierre. Dossier « Rideau ! » D’Architecture, no 222 (novembre 2013), p. 40.
22. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 11.
Au regard de la fonction qu’il remplit et du rôle qu’il joue dans l’atmosphère générée par un espace, mais du fait de la portée symbolique et de l’imaginaire intrinsèque à notre culture occidentale qu’il évoque, l’élément que constitue le rideau ne peut pas être approché dans la perspective du détail. Notons que ; « Le détail, dans sa version dérisoire, brouille la vue, égare, distrait. Le rideau ne comporte aucun de ces vices et ne court aucun de ces risques. »24 Au contraire, il y a plutôt lieu de le considérer comme un indice. « Indicateur culturel, le rideau marque un espace intercalaire entre usages privés et sociaux : on le retrouve à l’isoloir du bureau de vote, au confessionnal, à la consultation à l’hôpital. » 25 Un autre exemple frappant : aux PaysBas, on observe une absence récurrente du rideau aux fenêtres, cela découle d’une mentalité calviniste, historiquement enracinée, selon laquelle les citoyens honnêtes n’ont rien à cacher. La présence ou non du rideau à la fenêtre est donc significative, elle renseigne sur une culture, une mentalité, une manière d’habiter.
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28. R. Burnand, La vie quotidienne en France de 1870 à 1900, Paris, Hachette, 1947, p. 118
En réponse à ces « débauches de draperies »27, le Corbusier et le mouvement moderne prône « la loi ripolin » et cherchent à bannir des intérieurs tous « tapis, car8 pettes, moquettes, portières, rideaux taillés dans de lourds tissus, qui en recouvrent d’autres, surmontant de frêles brise-bise, tout cela noué, drapé, tour à tour relevé et retombant, dans un grand luxe de lacets, de cordons, d’embrasses, de glands, de tringles et de patères. » 28 Le rideau ne disparaît pas pour autant du langage architectural moderne, mais prend une forme nouvelle, qui correspond à l’idéologie du mouvement ; parois fluides et temporaires et qui partitionne le plan libre. 27. Martin-Fugier, Anne. La bourgeoise. Fayard/Pluriel, 2014, p. 160.
Le rideau répond communément à une fonction d’usage ; « dissocier des espaces tout en préservant leur éventuelle communication. »22 Selon sa constitution, le rideau réduit les courants d’air, isole de la chaleur et du froid, bloque l’eau, freine le feu, modère la lumière et contrôle les vues.
De tout temps, le textile a été présent au sein de l’architecture. Sa présence, plus ou moins importante, est révélatrice. Elle renseigne des pensées, des considérations et des manières de concevoir l’architecture, qui ont évolué au fil du temps.
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Chaque architecture fait ainsi usage du rideau pour des raisons bien spécifiques, en fonction de l’époque, du paradigme stylistique et idéologique dans lequelle elle se situe, de son ancrage dans un territoire donné.
Dès lors, dans quelles mesures l’élément du rideau peut-t-il nous renseigner sur la pratique architecturale contemporaine ? C’est à cette question que ce travail de fin d’étude s’évertuera d’apporter des éléments de réponse. Le corps de ce travail consiste en trois études de projets contemporains, fondamentalement différents, sélectionnés pour la pertinence avec laquelle ils intègrent la question des rideaux. En plus d’être assignés à une fonction technique ou d’usage, ils revêtent une couche réflexive complémentaire qui enrichit la proposition. Celle-ci est, selon les projets, relative à la symbolique liée à l’élément du rideau, à l’influence que ce dernier peut avoir sur l’identité du projet ou encore l’approche artistique dont il peut faire l’objet. Ainsi, le bureau d’architecture 51N4E, en collaboration avec Doorzon et Chevalier Masson, font usage du rideau comme leitmotiv pour le Center for Openness & Dialogue à Tirana. Non seulement les rideaux sont pensés pour permettre un usage polyvalent du lieu, mais leur présence ostensible participe considérablement à l’identité du lieu. Les designers textiles ont joué des codes et des connotations attribuées à différentes typologies de rideau, donnant lieu à des associations étonnantes et inattendues. La nécessité d’intégrer des rideaux dans la Casa da mùsica de Porto résulte, quant à elle, du concept à l’origine du bâtiment qui consiste à extruder des boites d’une masse, générant des vides bordés d’énormes baies vitrées. Les rideaux répondent donc à des prérogatives d’occultation et de filtre solaire, jumelées à des préoccupations acoustiques. Cependant, au regard de l’ampleur du projet et du budget qui lui est attribué, le temps et les moyens qui ont été mis en œuvre par le studio Inside Outside pour concevoir ces rideaux ont permis la réalisation d’œuvres textiles phénoménales et uniques. Enfin, la rénovation de la tour Bois-le-Prêtre à Paris par les architectes Druot et Lacaton Vassal a pu faire parler d’elle de par son caractère exemplaire en termes de rénovation qualitative, inventive et participative. La proposition intègre des rideaux purement techniques qui offrent l’opportunité aux usagers d’être acteur de leur habitat et de potentiellement en faire une ‘machine’ thermodynamique. Mis à part leur rôle technique, en analysant ce projet sous le prisme de ses rideaux, nous remarquerons que ces rideaux domestiques posent une série de questions relatives à la manière dont l’habitant s’approprie un appartement dans une tour de logement. 9
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figure 1; Adolf Loos, Chambre personnelle, 1903, reconstitution par Hubmann Vass Architekten ZT pour l’exposition ‘Wege der Moderne’, MAK, Vienne, 2014. ©Peter Kainz
0 1 COD
- a m b iv a l enc e p o s t- m o der ne
figure 2; Adolf Loos, Chambre personnelle, 1903, photographe inconnu figure 3; Salle de bain villa Savoye, Le Corbusier, Poissy, Paris, 1928-31 © Joelix figure 4; Café Samt & Seide, Ludwig Mies van der Rohe et Lilly Reich, 1927, Berlin, photographe inconnu figure 5; Curtain wall house, Shigeru Ban, Tokyo, 1995 © ad_magazine figure 6; Antivilla, Brandlhuber+ Emde, Schneider, Potsdam, Allemagne, 2014 ©Erica Overmeer figure 7; Antivilla, Brandlhuber+ Emde, Schneider, Potsdam, Allemagne, 2014 ©Erica Overmeer figure 8; Johann Erdmann Hummel, sitting room in berlin ca 1820 figure 9 : Pavillion allemand de Mies van der Rohe, Barcelone, 1999 ©Thomas Ruff
Bibliothèque
Hall d’entrée
Center for Openness & Dialogue 16
Tirana, 2015 51N4E, Doorzon, Chevalier Masson
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Le bureau d’architecture 51N4E est designé pour réaliser le projet du COD Il s’associe aux architectes d’intérieur DOORZON et aux duo de designers textiles CHEVALIER MASSON
mars 2015
février 2015
Janvier 2015
mars 2014
Edi Rama, le premier ministre albanais, émet le souhait d’ouvrir les portes de son ministère au public; créer un espace culturel ouvert à tous, un lieu de rencontre et de discussion autour de l’art, du développement urbain et de la politique
L’équipe se rend à Tirana, pour visiter le bâtiment avant d’intervenir.
Premier rendez-vous de travail à l’atelier de Chevalier Masson.
L’idée du COD voit le jour
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51N4E et Doorzon réalise un Moodboard et une Maquette
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mai 2015
avril 2015
Deuxième rendez-vous de travail aux bureaux de 51N4E
Troisème rendez-vous de travail aux bureaux de 51N4E
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Confection des rideaux du hall d’expostion par Epigone
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Juillet 2015
juin 2015
Installation des rideaux RECEPTION DU PROJET 8 juillet: visite d’Angela Merkel, première ministre allemande
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Confection des rideaux de la bibliothèque par Epigone
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Un croquis et tout est dit L’intention principale, qui a porté le projet du début à la fin, peut se résumer au premier croquis griffonné par Johan Anrys (51N4E) sur un coin de table (fig. 5). Sur celui-ci est représenté un grand pan de rideau qui s’entrouvre en son centre pour laisser entrevoir une porte. Ce croquis suggère une invitation à la franchir, faisant référence à l’ambition de ce projet qui est d’ouvrir des portes auparavant systématiquement closes au public. Le Center for Openness & Dialogue (COD) constitue en effet la première tentative de définition d’un nouveau type d’institution gouvernementale. En mars 2014, Edi Rama, le premier ministre albanais, émet le souhait d’ouvrir les portes de son ministère à la population albanaise. Il voudrait faire du rez-de-chaussée du bâtiment un espace culturel ouvert à tous, un lieu de rencontre et de discussion autour de l’art, du développement urbain et de la politique. Les bureaux du premier ministre et du gouvernement albanais sont installés dans un bâtiment historique de la capitale, datant de 1939. Ce bâtiment massif tout de marbre revêtu est l’œuvre de l’architecte italien Gherardo Bosio, dont on se souvient notamment comme l’auteur de la Casa del Fascio, situé à Tirana également. Ces deux bâtiments sont construits sous le régime fasciste mussolinien et constituent des symboles de pouvoir. Même à l’arrivée du communisme, après la seconde guerre mondiale, ces bâtiments conservent leur fonction de siège politique. Depuis toujours, le ministère est inaccessible au public car protégé par une grille en fer forgé. Ce n’est qu’en 2015 que la nouvelle démocratie, s’affirmant progressivement depuis 1992, cherche à supprimer cette barrière symbolique et physique qui se dresse entre le peuple et le gouvernement. L’ambition du COD est de traduire concrètement cette volonté d’ouverture et de dialogue. Edi Rama souhaite que son projet connaisse un rayonnement international et s’entoure, pour ce faire, d’architectes et d’artistes renommés. On notera par exemple l’imposante marquise lumineuse qui surplombe l’entrée principale, œuvre de Philippe Parreno, l’artiste français mondialement connu, ou encore l’exposition inaugurale présentant des œuvres de Thomas Demand, figure majeure de la scène artistique allemande et internationale. 56
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En janvier 2015, le bureau d’architecture Bruxellois 51N4E, qui s’est déjà vu attribuer différents projets au sein de la capitale albanaise, est chargé de la conception du projet du COD. On leur accorde un délai d’un peu plus de 6 mois pour le concevoir et le mettre en œuvre. Il s’agit d’un réel challenge d’intégrer, en si peu de temps, l’art et la culture dans ce bâtiment chargé d’histoire et indissociable de la figure de pouvoir à laquelle il a toujours fait référence.
On peut aisément se figurer que les éléments de rideaux sont extrêmement difficiles à représenter via les différents médiums habituellement utilisés dans le domaine de l’architecture. A l’échelle d’une maquette, toute tentative, la plus méticuleuse soit elle, s’avérera réductrice. Les fils qui constituent la trame d’un tissage ne peuvent se trouver à une échelle réduite cinquante ou cent fois. Dès lors, un échantillon de tissu placé dans une maquette présente un plissé et une épaisseur qui ne sont fatalement pas adaptés à l’échelle et fausse donc la perception de l’espace et de l’atmosphère générée par l’intervention textile. Non seulement en maquette, mais aussi en plan, coupe et modélisation 3D, l’épaisseur, la transparence et l’aléatoire des plissés du rideau sont très complexes à signifier.
Laboratoire pluridisciplinaire « When we got the commission for the COD we looked for back-up, which we found with Doorzon and Chevalier-Masson. For them it was a full-on encounter with the context, for us a very enriching experience to have their intelligence feed the project ».1
« On matérialise tout de suite, on n’est pas toute la journée sur nos ordis. On essaie de rapidement matérialiser une idée, même avec les moyens du bord. Par exemple, le rideau de la Fraineuse de Spa2 utilise une technique qu’on ne peut pas faire artisanalement, ce n’est pas quelque chose qu’on peut bidouiller dans notre 57 atelier, c’est vraiment un réseau industriel. Quand bien même, on trouve un moyen pour signifier et matérialiser l’idée du dégradé, de la translucidité. On travaille énormément en passant des dessins, des échantillons et des tests chromatiques à la maquette ou à des tests échelle 1. C’est ce côté ‘tout de suite on fait’ qui stimule beaucoup les architectes je crois. »3
Comme l’indique ici Freek Persyn, architecte co-fondateur de 51N4E, ce projet est le fruit d’une collaboration qui semble avoir été enrichissante. L’équipe de conception du projet est composée de différents acteurs, aux pratiques diversifiées : Le duo d’architectes d’intérieur Caroline Lateur et Stefanie Everaert fondent Doorzon en 2005, après avoir travaillé plusieurs années dans le studio du designer Marteen Van Severen. Elles conçoivent pour le COD une collection de mobilier orignal et mènent une réflexion sur les matérialités intérieures du projet.
2. Baukunst, « Centre Sportif La Fraineuse », Spa, 2009-2015
1. Persyn, Freek, « Strata, 51N4E Stefano Graziani ». Accattone, no 4 (août 2016), p. 63.
Après une visite du bâtiment existant en février 2015, une série de rendez-vous de travail réunissant les différents membres de l’équipe de conception a été organisée afin que les compétences et connaissances propres à chacun puissent venir nourrir le projet. (fig.16) C’est lors de ces différents ‘workshop’ que les grandes lignes du projet sont tracées et que les décisions importantes sont prises. C’est également l’occasion de faire dialoguer les différents éléments ensemble : les marbres, les bois, les couleurs, les matières. (fig. 24, 29, 30) Chacun étant invité à intervenir et à donner son avis, même concernant un sujet en dehors de son domaine de prédilection.
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3. Anne Masson, extrait entretien, Bruxelles, 28 février 2017
Afin de vérifier leurs hypothèses de projet, Éric Chevalier Anne Masson font alors preuve d’inventivité pour mettre au point des systèmes D qui permettent d’expérimenter, d’une certaine manière, l’idée à l’échelle 1. Dans le cadre du projet du COD, où des questions de motifs et d’imprimés se sont posées, ils ont notamment fait des simulations en projetant des images sur un voile. (fig. 13 et 23)
Éric Chevalier et Anne Masson sont designers textiles. Ils ont une pratique qui les a amenés à collaborer à plusieurs reprises avec des architectes. Ils se voient confier la conception des rideaux du hall d’exposition et de la bibliothèque du COD. Au regard du croquis d’intention qui a amorcé le processus de conception, on comprend l’importance de la place attribuée aux rideaux dans le projet. Il ne s’agit pas d’éléments ajoutés une fois le projet architectural défini, mais bien d’éléments qui participent pleinement à l’élaboration de celui-ci.
Les architectes apprécient la manière dont le duo Chevalier Masson fait émerger ses projets d’une expérimentation de la matière. Ils cherchent à explorer des matériaux qu’on ne croise pas habituellement dans le domaine de la confection de rideaux. Mis en œuvre différemment ou attribués à d’autres fonctions, notre perception de ces matériaux se voit transformée. Ils produisent généralement toute une série d’échantillons et expérimentent à échelle 1 et c’est ce rapport direct à la matière et à l’espace qui impressionne et inspire les architectes. En effet, ces derniers sont généralement habitués à distinguer l’étape de conception qui consiste à dessiner le projet, de l’étape de réalisation du projet. Olivier Cavens, architecte chez 51N4E en charge du projet du COD, insistera sur le fait que le processus de création des projets de Chevalier Masson compte tout autant que le résultat final.
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Selon lui, en observant un de leurs projets sous toutes ses coutures, on peut se figurer qu’il résulte d’une multitude de questionnements ; Quel sera son usage ? Quelle est la meilleure manière de réaliser l’idée ? Quels matériaux utiliser ? Quelles couleurs ? Comment l’accrocher ? Comment l’ouvrir ? Comment les choses fonctionnent et interagissent entre elles ?
Sans oublier leur rôle premier qui poursuit un but fonctionnel, en vue de répondre à des ambitions de polyvalence du lieu, Éric Chevalier et Anne Masson ont nourri une préoccupation sur la portée symbolique et la charge imaginaire liée à l’élément du rideau. « Elément figuratif repérable par l’usage auquel il est soumis, le rideau s’inscrit et participe à un discours qui, stratégiquement, varie ses interventions et joue avec ses connotations. »4
Leur expertise dans le domaine textile ainsi que leur approche artistique permettent aux architectes d’entrevoir les multiples possibilités et potentialités que le textile peut apporter à l’architecture.
Comme l’indique ici Georges Banu, chaque choix qui participe à la définition d’un rideau a son importance. En effet, des connotations, ancrés dans notre vocabulaire culturel, sont associées à certaines matières, certaines formes et certaines dispositions du rideau. Hall principal ; rideau de prestige En accédant au COD, on entre en premier lieu dans un vaste hall d’entrée qui se veut polyvalent, c’est-à-dire qui peut aussi bien accueillir une conférence que faire office d’espace d’exposition ou de scène pour une performance artistique ponctuelle. Depuis un plafond métallique pendent de lourds et sombres rideaux de velours verts doublés d’un léger tulle couleur chair.
6. Thomas Demand, Interwoven: Kvadrat Textile and Design. Munich: Prestel, 2013, p. 236.
5. Demand’s major solo exhibition, Neue Nationalgalerie, Berlin, 2009, Thomas Demand et Carusco St John. Les 35 œuvres exposées relatent différentes évènements sociaux et historiques qui ont eu lieu en Allemagne depuis 1945. La date de l’exposition coïncide avec deux anniversaires d’évenemenets historiques importants en Allemagne : les 60 ans de la fondation de la république fédérale allemande et les 40 ans de la chute du mur de Berlin. D’épais rideaux de laine délimitent une série de pièces et viennent perturber la symétrie du plan. Leur aspect matte contraste avec la finition brillante (glossy) des photographies.
4. Banu, Georges. Le rideau, ou La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 12.
Pour l’exposition inaugurale de l’édifice, Edi Rama invite l’artiste Thomas Demand. Celui-ci souhaite exposer trois de ses œuvres sur fond de rideau, un procédé scénographique relativement similaire à celui de son exposition 5 au Neue Nationalgalerie de Berlin, en 2009. L’artiste avait imaginé cette scénographie en collaboration avec l’agence d’architecture londo59 nienne Caruso St-John. Elle faisait notamment référence au « Café samt & seide » de Mies, qui se trouve d’ailleurs être l’auteur de la Neue Nationalgalerie. “(…) The curtains did not necessarily affect the reading of single pictures but they dominated the nature of the show. There was no echo, for instance. The textiles muffled everything and somehow people were more alone within the space than usual – a very peculiar effect which obviously resonated will with the idea of memory. Interestingly, the show keeps developing in people’s memories: the feedback was positive at the time, but now people are referring to it as phenomenal!” 6
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« La peinture regorge de portraits, inépuisable galerie d’identités d’hommes et de femmes habités de leur importance, cabrés sur la gloire ou rongés par la mélancolie. Ils se réfugient pas dans le groupe ni ne s’exilent sur les marges, ils occupent le centre, le plus souvent sur fond de rideau. Un rideau appelé à confirmer leur statut et à surex61 poser leur présence. Ce rideau-là s’avère chargé d’une fonction bien précise, il n’a rien d’épisodique ni d’accidentel, c’est un emblème de pouvoir, un sceau d’identité sociale. Rideau de prestige. » 8 Cette connotation du velours comme étant arrière-plan prestigieux est en effet ancrée dans l’imaginaire collectif et les designers textiles décident d’en tirer profit. Ces rideaux de prestige, comme les nomme G. Banu, servent ici de toile de fond aux différents orateurs qui seront amenés à discourir dans le hall ou encore à mettre en valeur les œuvres qui y seront exposés.
Vue l’excellente critique qu’a générée l’exposition, il n’est pas étonnant que Kvadrat, la fameuse enseigne textile, qui avait déjà fourni les épais rideaux de laine pour le Neue Nationalgalerie, ait souhaité renouveler une collaboration avec Thomas Demand en le sponsorisant. Les rideaux du hall polyvalent sont dès lors coupés dans du velours et du tulle de leur gamme de production. La conception de ce rideau n’a pas pour autant été influencée par cette exposition inaugurale. La confirmation de l’artiste n’a eu lien que fin mai, alors même que le projet des rideaux du hall était relativement défini et les textiles commandés. Ils ont simplement fait l’objet d’un sponsoring et non plus d’une commande ordinaire. L’idée de base, selon laquelle le rideau est un élément permanent du hall, persiste. Pour rendre cela possible, il fallait envisager une multitude de positions que le rideau puisse adopter afin de s’adapter aux différents usages du lieu. C’est donc à ces contraintes d’usage que vont devoir répondre Éric Chevalier et Anne Masson. Leur proposition consiste en un rideau constitué de 19 panneaux (1,35 x 4,5m) en velours vert doublé face arrière d’un voile couleur chair. Ces lés sont disposés en tuile et suspendus à un rail courant le long de trois parois du hall.
L’idée d’origine était d’imprimer une vue aérienne de l’Albanie sur un seul et même grand rideau. C’est d’ailleurs cette idée qui est représentée dans la première maquette de recherche. (fig. 7, 8 et 9) Elle n’a finalement pas été retenue d’abord parce qu’elle était techniquement compliquée à mettre en œuvre et ensuite parce qu’elle aurait été trop présente dans l’espace du hall. Qui plus est, « Een overview van albanië; dat is heel politiek, je doet er altijd een uispraak mee wat je daarmee wilt zeggen en daarom hebben we gekozen dat niet te doen.”9 Comme l’indique ici Olvier Cavens, On aurait aussi pu lire dans ce rideau à l’allure patriotique un message politique, ce qui n’était en aucun cas l’objectif de l’intervention. C’est pourquoi l’idée a évolué vers un rideau qui agirait plutôt comme une toile de fond unie.
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8. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 56.
8. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 56.
7. Anne Masson, extrait entretien, Bruxelles, 28 février 2017
Le choix du velours n’est certainement pas anodin. Il est motivé par un souci d’acoustique mais surtout par un certain statut officiel du lieu, que les designers textiles entendaient bien assumer. « Le théâtre a instauré la coutume du rideau de velours, tissu lourd dont les plis se dessinent avec majesté, tissu qui rehausse le statut du rideau, affirme sa sensualité et accuse ses fonctions séparatrices. Le rideau ne se réduit pas pour autant à son efficacité fonctionnelle ; un plaisir tactile virtuel s’en dégage. Par ailleurs, il se rattache à la sphère du pouvoir en raison de ce que le velours, tissu d’apparat, suscite comme connotations. Tissu épais, tissu qui, par le poids affiché, valorise la scène et cultive sa mythologie. » 8 En effet, le choix du velours n’est pas sans rappeler le traditionnel rideau de théâtre. Outre son aptitude à évoquer le monde du spectacle et des notions de mise en scène, ce type de rideau fait ici également référence au rideau d’apparat, symbole d’opulence, qui fait office de toile de fond dans les portraits d’antan ;
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9. Olivier Cavens, extrait entretien, Bruxelles, 19 avril 2017
« L’idée était qu’on puisse surgir de ce rideau presque à n’importe quel endroit de la surface. On a pris le parti de travailler en lés pour que ce soit possible. On a fait plusieurs tests pour savoir quelle largueur on voulait à échelle 1. On a gardé les tests sur 135 cm de large, mais on a aussi essayé le double, ce qui change beaucoup la manipulation. Il fallait que cela reste facile. »7 (fig. 36)
Si le choix de la matérialité s’est finalement arrêté sur celui du velours avec la symbolique et l’imaginaire qui lui sont associés, plusieurs autres idées ont auparavant été évoquées.
La proposition que les designers textiles ont par la suite présentée aux architectes consistait en un rideau proposant un jeu de couleurs, de lumière de transparence. (fig. 17, 18 et 19) Concrètement, ce rideau constitué de différentes lamelles verticales, était formé de plusieurs couches ; côté intérieur de légers textiles blancs derrière lesquels se trouvaient des textiles colorés. L’idée était qu’il y ait un jeu de transparence et de variations de couleur grâce à la lumière changeante au cours de la journée. Le rideau apparaîtrait tantôt blanc immaculé, tantôt coloré. Cette idée n’a pas été retenue car d’après les architectes, un tel rideau, loin d’être neutre, pourrait attirer l’attention et prendre le dessus sur une performance artistique ou sur des œuvres exposées dans le hall.
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Le rideau, élément pérenne ?
mance artistique, des acteurs puissent surgir depuis n’importe quel endroit de la surface du rideau. Son ampleur ne lui permet pas de recouvrir les trois parois à la fois, il s’agit dès lors de déterminer quelle disposition est la plus adaptée à chaque usage et à chaque saison.
Malgré la volonté de pérennisation des rideaux au sein de l’espace du hall, on peut noter que déjà lors de la seconde exposition, le curateur les fait disparaître du paysage pour obtenir, à la place, un ‘white cube’ traditionnel, « But in doing so he turned the space into an art gallery, and the openness of the space disappeared. Elements like curtains play an important role in creating this ambivalence. Thanks to these elements for the common people it is still impressive space, but less impressive than a white cube. The ambivalence of the space is a way to open it up. Its mixed message creates possible entry points available for everyone.»10
C’est la multiplicité des positions que peut adopter le rideau qui représente l’atout essentiel de la proposition et qui pourrait permettre son maintien dans le temps au sein du hall. Mais pour que cela fonctionne, il faut réussir à faire intégrer aux gérants du COD l’idée que ces parois souples et fluides font autant partie du projet architectural que les interventions solides et immobiles. « Si le bâtiment de gloire vise sans nul doute l’éternité, le hors temps historique, le rideau, lui, renvoie à un présent limité où tout peut se faire et se défaire. (…) Antinomie que les matériaux utilisés confortent, vu qu’au marbre et au granit, caution de résistance, viennent s’ajouter des tissus périssables, dont il est aisé d’imaginer l’effilochement et la dégradation future. »13
Quand on demande à Olivier Cavens à quoi pourrait être dû cette sous-évaluation de l’importance du rideau dans le projet, élément pourtant structurant l’espace, il répond que cela vient probablement des personnes en charge du COD qui n’insisteraient pas suffisamment sur l’idée du rideau comme élément permanent du hall d’entrée, mais dont la position peut varier selon l’usage souhaité. « De verwonderde gebruiks van dit gordijn is een groot aandeel van hoe dat in de tijd overleeft. Als de beheerder van de ruimte zegt ‘doe maar weg’, dan overleeft het helemaal niet.”11
Les rideaux restent, dans l’imaginaire collectif, des éléments ‘périssables’ ajoutés à la construction architecturale, qui peuvent donc aisément être enlevés ou changés. Cette caractéristique qui leur est propre représente en général un de leur atout principal, mais dans ce cas-ci, elle déforce la proposition.
Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 70.
12. Allmer, Açalya. « Soft or Modern? Delineating Curtains in Domestic Interiors of Modern Architecture ». Textile Society of America Symposium Proceedings, septembre 2008, p. 4.
11. Olivier Cavens, extrait entretien, Bruxelles, 19 avril 2017 . Traduction personnelle : C’est la multiplicité des usages possibles du rideau qui représente son principal atout et qui pourrait permettre son maintien dans le temps. Si le responsable du lieu dit simplement ‘retirez-le’, alors il ne survivra pas.
10. Persyn, Freek, « Strata, 51N4E Stefano Graziani ». Accattone, no 4 (août 2016), p. 63.
Dans son article « Soft or Modern ? Delineating Curtains in Domestic Interiors of Modern Architecture », Açalya Allmer s’interroge sur le statut du rideau ; fait-il partie de la famille des meubles ? De par son origine étymologique mobilis, ce terme qualifie les objets que l’on peut déplacer. Si une table, des chaises ou un sofa, qui entrent sans nul doute dans cette catégorie, peuvent être déménagés d’une maison à une autre, il n’en est pas de même pour les rideaux dont les dimensions s’adaptent généralement parfaitement au lieu auquel ils sont originellement destinés. « That is the reason why curtains stand midway between furniture and an architectural member. »12 Dans le cas du projet du COD, le rideau est originellement envisagé comme un élément architectural mais malgré tout, l’ambiguïté persiste. Pourtant, l’organisation spatiale du hall s’est construite autour d’une réflexion sur la position de ce rideau. La patience longe trois des quatre murs qui forment la pièce. Ces trois murs spécifiquement en vue de modifier l’orientation de la pièce, qui aurait naturellement tendance à s’orienter vers l’entrée depuis la voie publique. Ici, la pièce s’oriente plutôt vers le mur ‘vide’, invitant à accéder au couloir distribuant la bibliothèque, le forum ainsi que le reste du programme du COD. Le rideau se situe à une certaine distance du mur (60 cm) afin d’agir comme un sas climatique ou encore une sorte de coulisse pour que lors d’une éventuelle perfor-
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Bibliothèque; rideaux de cuisine baroques
de celle-ci emporte avec lui les différentes boucles à travers lesquelles elle passe. Ce type d’ouverture génère un drapé de rideau et donc l’effet ‘baroque’ recherché dans ce cas-ci.
Le brief : La bibliothèque, qui prendra place dans une pièce de forme assez allongée, devra être susceptible d’être subdivisée en 6 parties à l’aide de 5 éléments de rideau. (fig. 12 et 31) Une fois les rideaux en position ouverte, la pièce sera dégagée sur toute sa longueur tandis qu’en position fermé, les rideaux délimitent une succession d’espaces plus confinés pour accueillir par exemple de petites réunions ou encore pour générer des espaces d’étude. Les rideaux sont ici des éléments qui partitionnent l’espace, ils ne sont pas assignés au domaine de la fenêtre.
Ensuite, ils imaginent un rideau qui serait constitué de deux couches : un léger crêpe de laine de couleur et un voile imitation dentelle blanc. L’idée est que ces deux couches se superposent tout en restant dissociées, c’est-à-dire qu’elles ne soient pas cousues entre elles. Cette contrainte les amène à utiliser des aimants. Ces derniers permettent de créer des points de contact ponctuels entre les deux couches de tissus, tout en préservant leur indépendance. Les aimants sont les supports des boucles par lesquelles passe la corde, au bout de laquelle se trouve une passementerie qui fait office de poids. De l’autre côté du rideau, des pièces métalliques de la monnaie locale albanaise répondent au pouvoir magnétique des aimants. (fig. 45 et 46)
Une photo de scène de théâtre baroque constitue l’image de référence pour la conception des rideaux de la bibliothèque. (fig. 2) Cette image est suggérée par Doorzon dans le dossier moodboard réalisé en amont du projet. Sur cette photo, on peut distinguer la succession de couches d’éléments de décors qui, avec les effets de la perspective, donne de la profondeur au décors de la forêt de l’opéra Le Roi et le fermier.
L’avantage de ce système réside dans l’aléatoire et le provisoire de chaque drapé formé. En effet, la ligne suivie par les aimants peut aisément être modifiée et par conséquent transformer significativement le rendu du drapé une fois le rideau relevé. Il a été déterminé, durant le processus de conception, que l’espace de la bibliothèque serait revêtu de finitions assez neutres et lisses et que ce serait les rideaux qui, par leur présence ostensible, donneraient forme et couleur au lieu. Cette décision résulte d’une réflexion sur la place que devrait occuper la couleur dans l’espace. Il a finalement été décidé qu’on ne la retrouverait que sur les textiles qui, grâce à un jeu de lumière et de transparence, sont susceptibles de refléter des halos colorés sur les surfaces blanches des murs et du plafond. De plus, “Colour in a woven textile is very different to flat colour on a painted wall. It has a depth of field and texture that really draws you in; it’s seductive. A solid wall reflects and van push you away; textile on the other hand tends to pull you in.”14 Ce caractère chaleureux et ondulant, générant une infinité de variations de teintes colorées, ne fait que confirmer la pertinence du choix opéré.
Éric Chevalier et Anne Masson ont dès lors joué avec cette mise en perspective générée par une succession de rideaux ouverts, de manière à créer une sorte de décors théâtral. Ils ont fait plusieurs essais, s’amusant avec ces images d’Epinal. Des recherches concernant les différentes manières qu’il existe d’ouvrir un rideau de théâtre sont venues enrichir le projet ; à la française ? à l’italienne ? à l’allemande ? … (fig. 26) Éric et Anne se sont réappropriés ces différents procédés classiques pour mettre au point un système d’ouverture fonctionnant à base de poulies, de contrepoids et d’aimants.
14. Peach Sevil, ‘The resurrection of fabric in architecture’. Interwoven: Kvadrat Textile and Design. Munich: Prestel, 2013.
Le système d’ouverture des rideaux de la bibliothèque résulte de deux contraintes qu’ils se sont imposées : Premièrement, ils souhaitent que la manipulation fasse adopter aux rideaux une posture classique de drapés, afin de faire référence à l’image du décor de théâtre baroque. Dès lors, ils se sont inspirés du type d’ouverture de rideau dit « à l’italienne » où les deux demi-rideaux sont appelés de part et d’autre par une corde au bout de laquelle se trouve un poids. La corde passe à travers une 63 série de boucles accrochées à intervalle régulier en diagonale sur chaque demi-rideau, depuis la partie basse du centre jusqu’au bord supérieur du cadre de scène. Lorsque l’ouverture est actionnée, la corde est tirée et le poids au bout
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L’Albanie a la chance de posséder des carrières de marbre incroyables. Doorzon a développé l’aménagement de l’intérieur du COD autour de ces marbres locaux. Afin d’avoir des lainages aux couleurs répondantes avec celles des marbres, Éric Chevalier et Anne Masson ont teint artisanalement des lainages écrus. (fig. 24 et 30) Ceux-ci sont légèrement translucides, ce qui donne à voir un jeu de transparence avec la dentelle particulièrement intéressant. (fig. 37 et 39) Les rideaux de ‘dentelle’ sont fournis par Dylco, une entreprise du nord de la France. Ils sont empreints de deux types de motifs différents. Un motif végétal all-over plutôt classique et un autre plus figuratif qui représente un rideau ouvert, répété plusieurs
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il la définit comme suit : « Imitation, surcharge, dénaturation et substitution, grandeur et aventure à bon marché, disparate et disproportion à l’intérieur du « cocon » individuel, sans risque, mais tout de même dans le but de ‘paraître’ »15
fois sur la surface. Le choix de ce type de textile n’est pas anodin et surtout, ne laisse pas indifférent. Il représentait une prise de risque de la part des designers textiles, qui ont souhaité travailler avec ce matériau après avoir relevé leur présence récurrente aux fenêtres de la ville de Tirana, lors de leur visite en février.
A cette époque, il ne s’agissait pas vraiment d’un mot utilisé dans le langage courant, bien que qualifiant des objets plutôt courants. Il qualifie un style d’absence de style, une attitude jugée de mauvais goût. A l’heure de l’industrialisation, de la copie en masse et donc de la démocratisation d’objets dits ‘d’art’, jadis réservés au milieu bourgeois privilégié, on voit les intérieurs populaires se garnir d’une surabondance de décoration et de camelote.
Du fait de la bi-matérialité des rideaux, la bibliothèque revêt en quelque sorte un double-visage, selon que l’on regarde d’un côté ou de l’autre. Côté lainage, les rideaux renvoient une image plutôt abstraite ; on perçoit une multitude d’aplats colorés de formes différentes. (fig. 52) Par contre, côté dentelle, la connotation décorative et populaire attribuée à ce type de rideaux en fausse dentelle prend le dessus sur la forme. (fig. 51)
Ce terme emprunté de l’allemand kischen, qui signifie bâcler ou plus communément faire des nouveaux meubles à partir d’anciens, ou encore de l’expression familière verkischen qui qualifie le fait de refiler en sous-main, de tromper le client sur la marchandise, a toujours été doté d’une connotation défavorable.
Kitsch ? Actuellement, mis à part les techniques de fabrication à la main qui représentent une part marginale de la production, il existe deux types de ‘dentelle’ commercialisés.
Selon lui, c’est l’usage en excès de tissus et voilages décoratifs kitsch qui a engendré et justifié le mépris qu’ils inspirent aux architectes modernistes, à partir des années 1920-1930. Ils représenteraient tout ce que le courant moderniste souhaite voir disparaître.
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15. Moles, Abraham André. Psychologie du kitsch: L’Art du bonheur. Pocket, 2016.
Bien évidemment, vu le métrage nécessaire à la confection de rideaux, seuls de riches particuliers pourraient s’offrir le luxe de rideaux en dentelle Leavers. C’est pourquoi on voit par la suite apparaître la ‘dentelle maille’, appelée aussi ‘maille Jacquard’ ou ‘dentelle Raschel’, qui a pour ambition d’imiter la dentelle Leavers à moindre coût. C’est cette pseudo-dentelle bon marché qu’on retrouvera accrochée aux fenêtres de cuisine de nos grands-mères et qui est utilisée dans le cadre du projet de rideaux de la bibliothèque du COD. Celle-ci est généralement faite de fil en polyester et contrairement à la dentelle Leavers qui est indémaillable, s’abîme et se ‘détricote’ plus facilement. C’est par son omniprésence dans les intérieurs populaires de l’époque qu’on assimile ce type de fausse dentelle à un produit ‘cheap’ voir ‘kitsch’. La notion du ‘Kitsch’ a été étudiée par Abraham Moles dans son ouvrage La psychologie du Kitsch publié pour la première fois en 1971 où
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16. Hugues, Patrice. Le langage du Tissu. Saint-Aubin Celloville: Hugues, 1982.
Dans un premier temps, on a la ‘dentelle Leavers’ qui est produite de manière industrielle, grâce à d’anciennes et énormes machines très perfectionnées. Ce type de dentelle possède les mêmes propriétés et le même aspect fini que la dentelle réalisée à la main. Il s’agit d’un produit de qualité, luxueux et donc extrêmement onéreux. C’est par exemple cette dentelle qu’on retrouvera sur les créations des maisons de haute couture ou sur la lingerie fine.
Patrice Hugues, auteur-plasticien, amoureux du textile, constate que l’usage du textile d’ameublement est injustement associé à une attitude ‘kitsch’ ; « Si l’on regarde bien précisément les choses, on ne peut retenir contre le langage du tissu aucune des charges que l’on fait peser sur l’attitude « kitsch ». Seulement le malentendu est toujours entretenu, sans qu’on explicite nettement de quoi il s’agit au fond, sans qu’on en ait une claire conscience. Il y a là quelque chose d’insensé ; le dommage est qu’il en résulte à l’égard du tissu des réflexes de refus, d’effacement et finalement de silence. » 16
Dans son ouvrage L’Art décoratif d’aujourd’hui, Le Corbusier s’insurge violemment contre l’usage des rideaux, voiles, dentelles et autres frivolités. Il est amusant de constater qu’une image de son livre, sensée illustrer le summum de l’inacceptable en matière de textile d’ameublement, peut être directement reliée au projet du COD. En effet, il s’agit très vraisemblablement d’une publicité d’époque pour des rideaux type guipure 65 qui arborent un motif similaire à celui des rideaux en maille jacquart de la bibliothèque ; une illustration d’un rideau ouvert sur un rideau, une mise en abyme en soi. Malgré les années qui nous séparent
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Draperies malgré-eux ?
de la parution de cette publicité (1925), des rideaux similaires sont encore produits par l’entreprise française Dylco (fig. 22). Éric Chevalier et Anne Masson, s’amusant de l’absurdité de ce trompe l’œil inconscient, ont décidé de jouer avec en utilisant ce motif comme un pattern, qui se répète sur toute la surface du rideau. (fig.20) Reste à savoir si l’ironie qu’ils ont souhaité suggérer en se rappropriant ce motif est compris comme tel par les usagers du COD.
Alors que la pertinence de la proposition réside dans l’alternance de la posture des rideaux (ouvert/fermé) en vue de générer un espace polyvalent, on remarque assez rapidement qu’il y a un écart entre l’idée et la réalité de l’usage. En effet, il s’avère que les rideaux sont continuellement en position relevée. « Le code d’attente aussi bien que la structure d’appel opèrent dans la mesure où le rideau n’est pas statique et dispose de virtualités de dynamismes intrinsèques. Il se déplace ou se dégage ; l’immobilisme n’est que passager et l’ouverture éphémère. Ceci le distingue de la draperie, pavillon d’étoffe ornemental qui, elle, reste exposée, dépourvue de mobilité et vouée à une tâche principalement décorative. »19
Quand on prend conscience de ce débat de fond, à savoir si les rideaux imitation dentelle de la bibliothèque peuvent être qualifiés de ‘kitsch’, on comprend les avis partagés qu’ils suscitent. « When the COD opened there was a dinner party in the rear courtyard. All of the international artists, sponsors, high-profile locals gathered ans were invited by Edi Rama to speak in turn: half the discussions that evening were about these curtains. Some people were completely opposed, others loved them… »17
Comme l’explique ici Georges Banu, c’est le mouvement potentiel du rideau qui le rend intéressant. Face à une étoffe suspendue, dépourvue de sa fonction motrice, nous ne sommes devant rien d’autre qu’une simple draperie, élément d’ornement. A partir du moment où les usagers du COD ne font pas plein usage du dispositif mis à leur disposition, un statut purement décoratif est attribué au projet de rideaux. Que peuvent-être les raisons de cette inertie ?
Le regard que nous portons sur ce type de rideau est indéniablement influencé par la région dans laquelle nous avons grandi et évolué (la Belgique pour la plupart des membres de l’équipe de conception). Qu’en est-t-il de la manière dont ces mêmes rideaux, qu’on aperçoit également derrière de nombreuses fenêtres en se promenant à Tirana, sont perçus là-bas ? Suscitent-ils le même imaginaire ? Font-ils également appel aux notions de domesticité, de quotidien, de banal ? La pertinence de la proposition d’Éric Chevalier et d’Anne Masson réside justement dans ces associations mentales.
Olivier Cavens a essayé de donner quelques éléments de réponse. Selon lui, cela viendrait en partie du fait que l’usage de la pièce ne suit pas sa fonction initiale de bibliothèque, comme espace d’archives et de travail. Elle serait plutôt assignée à un espace de représentation. Malgré le fait que le projet ait été conçu 67 sur base de cette idée de polyvalence de l’usage, cela reviendra toujours aux gérants de l’infrastructure de choisir de rendre cette idée effective ou non. En effet, l’usage d’un lieu dépendra fortement de la liberté d’action qui est allouée aux usagers. Dans le cas du COD, ces derniers ne sont sans doute pas encouragés à manipuler les rideaux. Il semblerait qu’ils soient considérés comme des objets d’« art », fragiles et précieux, qui pourrait facilement s’abîmer si manipulés sans un minimum de précaution. Il en résulte que les usagers du COD assimilent maintenant ces rideaux à des éléments décoratifs, sans même savoir qu’ils existent à des fins fonctionnelles. Les architectes estiment dès lors qu’il sera sans doute nécessaire d’opérer quelques changements pour espérer voir cette confusion disparaître.
19. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997; p 13-14
18. Anne Masson, extrait entretien, Bruxelles, 28 février 2017
17. Freek Persyn, « Strata, 51N4E Stefano Graziani ». Accattone, no 4 (août 2016) ; p 63
« On s’est dit ‘pourquoi les gens ne pourraient-ils pas être dans leur bibliothèque comme ils sont dans leur cuisine’. On s’est alors référé à ces dentelles, qui ne sont en fait pas des dentelles mais des rideaux de cuisine, qu’on trouve chez nous mais qu’on voit partout à Tirana aussi. C’était l’idée de quelque chose de très familier dans l’inconscient collectif. »18 Il semble cependant difficile, voire impossible d’anticiper les réactions du public à la vue de ces rideaux. L’ambivalence qu’ils génèrent n’est pas étonnante car il existe toute une série de nuances d’appréciation qui seront influencées par 66 la culture qui a vu naître l’usager. Cela est propre à chacun et varie inévitablement d’une personne à une autre. On peut néanmoins leur attribuer le mérite d’avoir osé l’usage de ce type de textile, regorgeant de sens et de connotations, dont il est délicat de faire admettre la valeur esthétique.
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Si le rideau du hall est originellement conçu comme un élément architectural permanent, se déplacent occasionnellement le long de sa patience, au rythme des expositions, conférences et performances artistiques, il s’avère qu’il est plutôt considéré comme un outil scénographique optionnel, qu’on ôte sans scrupule. Il n’est finalement pas doté du caractère immuable souhaité par l’équipe de conception. Les rideaux de la bibliothèque ont, quant à eux, un rôle fonctionnel intrinsèque, sensé offrir de la modularité à l’agencement de la bibliothèque. Ils devraient alterner position ouverte et fermée mais au lieu de cela, ils sont continuellement remontés et sont dès lors considérés comme des éléments ornementaux de décors, dénués de toutes fonctions pratiques. Etrangement, un certain paradoxe résulte de ces deux interventions textiles, au regard du décalage constaté entre leurs intentions spatiales de base et l’usage dont ils font effectivement l’objet.
20. Freek Persyn, « Strata, 51N4E Stefano Graziani ». Accattone, no 4 (août 2016); p 63
« Although it looks quite refined, content-rise the project is very raw. I also think that the ambivalence of the project is necessary: it is the ambivalence of things that enables people to make an interpretation, and to appropriate the space and invest it with their own meaning. … The COD, as an indigested project, will probably change a lot. It was designed and built in six months, so it is inevitable that it will evolve. »20
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figure 1 : Axonométrie rez-de-chausséé COD, juillet 2017, Flore Fockedey figure 2 : décor de la forêt de l’opéra Le Roi et le fermier © EPV/ Jean-Marc Manaï figure 3 : Photo maquette ©51N4E et Doorzon figure 4 : Photo maquette ©51N4E et Doorzon figure 5 : Croquis de Johan Anrys figure 6 : Motif de marbre Albanais, extrait du moodboard réalisé par 51NE4 et Doorzon figure 7 : Photo maquette ©51N4E et Doorzon figure 8 : Photo maquette ©51N4E et Doorzon figure 9 : Photo maquette ©51N4E et Doorzon figure 10 :Atelier, avril 2015 © Fanny Vanmansart figure 11 : Photo tableau de recherche, Atelier, avril 2015 © Freek Persyn figure 12 : Croquis plan bibliothèque figure 13 : Simulation projetée, atelier © Freek Persyn figure 14 : croquis de recherche rideau hall principal figure 15 : collages de recherche rideau hall principal figure 16 : photo rendez-vous de travail à l’atelier de Chevalier Masson, avril 2015 © Freek Persyn figure 17 : photo recherches en maquette © Chevalier Masson figure 18 : photo recherches en maquette © Chevalier Masson figure 19 : Croquis recherche rideau hall principal © Chevalier Masson figure 20 : Recherche motif rideaux maille jacquard © Chevalier Masson figure 21 : Croquis de recherche rideaux bibliothèque © Chevalier Masson figure 22 : Modèle rideaux en maille jacquard produit par Dylco figure 23 : Simulation projetée, atelier, avril 2015 © Anne Masson figure 24 : gamme de couleur © Caroline Lateur figure 25 : Croquis de recherche rideaux bibliothèque © Chevalier Masson figure 26 : Croquis ouverture rideaux bibliothèque © Chevalier Masson figure 27 : photo de la proposition final dans la maquette © Chevalier Masson figure 28 : Croquis recherche réalisation hall principal © Chevalier Masson figure 29 : Choix tissus hall principal figure 30 : gamme de couleur © Caroline Lateur figure 31 : Plan annoté © Chevalier Masson figure 32 : Croquis système d’accroche rideaux bibliothèque © Chevalier Masson figure 33 : Photo système ouverture © Chevalier Masson figure 34 : Croquis rideau hall principal © Chevalier Masson figure 35 : Détail confection rideau hall principal © Chevalier Masson figure 36 : test largeur lès velours © Anne Masson
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figure 37 : test superposition lainage/ maille jacquard © Epigone figure 39 : test superposition lainage/ maille jacquard © Epigone figure 40 : photo lainage bleu © Epigone figure 41 : Détails confection rideaux bibliothèque © Chevalier Masson figure 42 : Exposition Thomas Demand © Thomas Demand figure 43 : validation du choix de tissus, atelier, mai 2015 © Anne Masson figure 44 : validation du choix de tissus, atelier, mai 2015 © Anne Masson figure 45 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 46 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 47 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 48 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 49 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 50 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 51 : Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier figure 52 : photo rideaux bibliothèque © Stefano Graziani figure 53 : photo rideau hall principal © Stefano Graziani figure 54 : photo rideau hall principal © Stefano Graziani figure 55 : photo inauguration du bâtiment, visite d’Angela Merckel, juillet 2015 © Blerta Kambo figure 56 : photo rideau bibliothèque © Stefano Graziani figure 57 : photo maquette « centre sportif La Fraineuse « de Spa, 2012 © Anne Masson figure 58 : photo exposition monographique « des choses à faire » au CID centre d’innovation et de desing du Grand-Hornu, 2015 figure 59 : Thomas Demand Caruso St John Architects, 2009, Berlin, Client: Staatliche Museen zu Berlin Project Status: Exhibition Design figure 60: échantillon voile draybreak 521 Kvadrat figure 61 : photo inauguration du bâtiment, visite d’Angela Merckel, juillet 2015 © Blerta Kambo figure 62 : Plan rez-de-chaussée COD © 51N4E figure 63 : Photo système d’ouverture rideau bibliothèque, atelier © Chevalier Masson figure 64 : échantillon dentelle maille jacquard motif all-over figure 65 : Illustration de « L’Art décoratif d’aujourd’hui » Le Corbusier . G. Crès et Cie, 1925, p 92. figure 66 : Rideau de la bibliothèque © Stefano Graziani figure 67 : photo de la bibliothèque lors d’une réunion © COD figure 68 : photo rendez-vous de travail à l’atelier de Chevalier Masson, avril 2015 © Freek Persyn
- o nze r idea u x s p ec ta c u l a ires
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Casa da Mùsica 42
Porto, 1999-2005 OMA et Inside Outside
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SALA 1 1 et 2 / toiles absorbantes et occultantes 1 / Derrière l’audience, orienté ouest Dimensions visibles : 22m x 12m Dimensions incl. partie cachée dans le mécanisme : 22m x 13m 2 couches; ·· Int. : écran absorbant en sergé de laine noir ·· Ext. : toile occultante enduite, imprimé de motif (nuances de gris et blanc)
5 et 6 / filtres visuels 5/ Derrière l’audience, orientation ouest Matières: voile CS blanc en polyester noué (bande de 10cm de large) sur un filet en nylon (maille 12x12cm) ·· dimensions visibles : 22m x 12m / dimensions incl. partie cachée dans le mécanisme : 22m x 13m 6/ Derrière l’orchestre, orientation est Matières : voile CS noir en polyester noué (bande de 10cm de large) sur un filet en nylon (maille 12x12cm) ·· 6 : dimensions visibles : 22m x 15m / dimensions incl. partie cachée dans le mécanisme : 22m x 16m
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2/ Derrière l’orchestre, orienté est Dimensions visibles : 22m x 15m / Dimensions incl. partie cachée dans le mécanisme : 22m x 16m 2 couches; ·· Int. : écran absorbant et de projection en calmuc blanc ·· Ext. : toile occultante enduite, imprimé de motif (nuances de gris et blanc) 3 et 4 / voiles écrans solaires Derrière l’audience, orientation ouest (3), derrière l’orchestre, orientation est (4) Matière : ·· Partie supérieure : verosol ·· Partie inférieure : voile CS blanc (3) et noir (4) 2 parties : ·· 3a. Dimensions visibles, incl. 15% pli : 13.5m x 12m / dimensions à plat : 15.5m x 12m ·· 3b. Dimensions visibles, incl. 15% pli : 9.5m x 12m / dimensions à plat : 10.95 x 12m ·· 4a. Dimensions visibles, incl. 15% pli : 13.5m x 15m / dimensions à plat : 15.5m x 15m ·· 4b. Dimensions visibles, incl. 15% pli : 9.5m x 15m / dimensions à plat : 10.95 x 15m
8/ Rideau obscurcissant et acoustique Fond de scène, orientation sud Matière : velours de coton gris et doublure en satin blanc + anneaux en inox (6cm de diamètre) Dimensions visibles, incl. 50% pli : 14m x 12m / dimensions à plat : 21m x 12m
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9/ filtre visuel Entre le foyer et la SALA 2, côté SALA 2 Matières (3 couches) : ·· Côté foyer : laser scrim ·· Entre-deux : bandes verticales de contra-H de couleur blanche ·· Côté SALA 2 : voile CS blanc Dimensions visibles, incl. 10% pli : 14m x 7m / dimensions à plat : 15.4m x 7m
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7/ écran solaire Fond de scène, orientation sud Matière (3 couches) : ·· Extérieur : verosol ·· Entre-deux : bandes verticales de contra-H de couleur noir ·· Intérieur : voile CS blanc Dimensions visibles, incl. 10% pli: 14m x 12m / dimensions à plat : 15.4m x 12m
SALLES DE RÉPÉTITIONS 10 et 11 / rideaux acoustiques absorbants forment une boucle continue, sur l’entiereté de la salle (10) et sur la moitié de la salle (11) Matières : sergé de laine noir (10) et blanc cassé (11) + film glasklar (fenêtres rondes et fente horizontale) Dimensions : 65m x 7.7m (10)/27.5m x 7.7m (11)
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+ 10 et 11 au sous-sol 3
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Au niveau du rond-point de Boavista, situé à la jonction entre la vieille et la nouvelle ville de Porto, se dresse un gigantesque polyèdre irrégulier : la Casa da Mùsica. Pourtant profondément ancré dans le sol, ce volume non-conventionnel semble simplement déposé sur un sol en travertin ondulant. Cet objet architectural iconique du 21e siècle, œuvre du bureau Néerlandais OMA (Office for Metropolitan Architecture), est entièrement dédié à la musique et résulte d’une collaboration. Architectes, ingénieurs, acousticiens et designers ont impliqué et imbriqué leurs connaissances afin de donner naissance à un bâtiment remarquable en termes d’atmosphère, de structure et d’acoustique.
1. Blaisse, Petra. “Curtain as Architecture.” Inside Outside. Rotterdam: NAi, 2007, p. 365.
Depuis les premières maquettes d’intentions jusqu’à son ouverture 6 années plus tard, le studio Inside Outside a joué un rôle de conseiller en ce qui concerne les matérialités, les atmosphères et l’aménagement paysager du parvis mais il se voit surtout confier la conception de onze rideaux qui viennent habiller les salles de concert et de répétitions. Ils régulent l’acoustique des espaces, filtrent les vues, reflètent la lumière, … les rideaux occupent une place considérable dans les préoccupations de ce projet. Possédant deux salles de concert munies chacune de grandes baies vitrées, la nécessité d’y suspendre des rideaux est apparue dès le départ comme une évidence. Avoir des salles de concert qui puissent être baignées de lumière naturelle constitue une intention fondamentale du projet. « When do you ever see curtains in a concert hall? Here, because both, concerts halls and all public spaces were ‘excavated from a massive volume’ and both auditoriums are dominated by huge windows, allowing a sea of daylight in from two directions! Daylight in a concert hall, music in the sun and singers in the shade of a trombone… it is unheard of. » 1 Il s’agit, pour le studio Inside Ouside, d’une de leurs interventions les plus complexes. Il leur est demandé de concevoir un total de onze rideaux : neuf pour équiper les salles de concert et deux pour les salles de répétitions au sous-sol, soit une surface totale de 2622m² de rideau.
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Le studio Inside Outside, fondé en 1991 par l’artiste/designer Petra Blaisse, cherche à exploiter le potentiel latent de la limite entre l’intérieur et l’extérieur, c’est d’ailleurs de cette préoccupation récurrente qu’il tire son nom. On peut lire dans ses réalisations de réelles réflexions sur l’usage du textile et sur la notion de limite architecturale. 11 De voilages évanescents à de lourds rideaux de théâtre, en passant par des situations mixtes, Petra Blaisse et son équipe cherchent à explorer toutes les potentialités que la souplesse et la richesse sensible du textile offrent.
pas uniquement de l’intensité sonore de la source. Elle dépend également de différents facteurs liés à l’espace construit et à son usage : sa forme, son volume, les matériaux qui le constituent, l’emplacement de la source, la disposition des auditeurs, les bruits de fond des équipements ou de la ville, … Dans le geste d’ouvrir le volume sur l’extérieur, on peut lire la volonté de briser l’image élitiste de la salle de concert traditionnelle. L’image globale renvoyée par le projet est, certes, imposante mais le bâtiment se veut ouvert et accessible à tous. La grande salle, en plus d’être baignée de lumière naturelle, communique avec la ville de Porto. On est saisi par le contraste frappant qu’il y a entre l’intérieur et l’extérieur quand on passe la porte de l’auditoire ; « The concrete has disappeard and we are completely wrapped in a warm layer of golden wood panels, soft upholstery, and layers of delicate curtains. Even the glass ripples softly as curtain. »4
Selon, Dirk Van den Heuvel, « Blaisse uses the following means to give the curtain an architectural effect; light, air and movement; seam, hem and fold; and texture and pattern. The directly intended effects relate to volume, scale and sculptural quality, transparency and reflection and division of space and time.”2
Au premier abord, l’omniprésence du verre étonne quand on sait qu’il engendre une mauvaise acoustique. Ce n’est qu’en y regardant de plus près que l’on s’aperçoit que les baies vitrées sont ondulées et doublées. De part ces caractéristiques spécifiques, ces parois de verre assurent une excellente diffusion du son et une isolation phonique par rapport au trafic extérieur. Elles sont serties dans une épaisseur de 6cm de néoprène qui absorbent les ondes sonores et les vibrations du bâtiment. De plus, le cintrage du verre assure une meilleure résistance structurelle des baies, dès lors autoportantes.
Dans les premières maquettes du projet, les rideaux étaient représentés comme des éléments purement décoratifs ; « textile scraps were inserted as placeholders, very decorative elements with large birds and flowers – a counterpoint to the clean, sculptural form of the white concrete building. We soon forgot about decorations and colours and began to interpret the curtains as walls, façades, integral parts of the architecture, structures that complete a room.”3 On comprend, grâce à ces propos, pourquoi Petra Blaisse nomme le projet; Curtain as Architecture. SALA 1 : Auditoire principal Avec des dimensions se rapprochant de celles du Musikverein de Vienne, l’auditoire principal qui peut accueillir jusque 1200 personnes, adopte intentionnellement une forme dite de « boîte à chaussures ». Cette forme est particulièrement appréciée des acousticiens car elle simplifie considérablement la maîtrise des mécanismes de réflexion sonore. Dans le domaine de l’acoustique des salles, la qualité de l’audition ne dépend
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5. Blaisse, Blaisse. « Curtain as Architecture ». Inside Outside. Monacelli Press, 2009; p. 369.
La logique de circulation du bâtiment nous amène à tourner autour de l’auditoire principal. Ici et là, des vues surprenantes sur la ville où sur l’auditoire principal s’offrent à nous. Ces fenêtres de verre ondulé ont cependant la particularité de filtrer la réalité. Cela donne lieu à d’étonnants jeux de reflets et de déformations.
4. Wigley, Mark. Casa Da Música, Porto. Porto, Portugal: Fundação Casa da Música, 2015; p. 242.
3. Blaisse, Petra. “Curtain as Architecture.” Inside Outside. Rotterdam: NAi, 2007, p. 365.
2. Van den Heuvel, Dirk. « Insite-Outside, On the work of Petra Blaisse and the Architecture of the Drape » OASE, no #75 (2008), p. 293.
Dans le projet de la Casa da mùsica, chaque rideau participe à la définition de l’atmosphère et de l’acoustique des espaces. Ils doivent pouvoir être utilisés indépendamment ou en combinaison, en fonction de l’usage de la salle (acoustique, lumière, vues, …). « Some of these layers hardly claim any space and disappear as quietly as they come. Others, however, have a three-dimensional rhythmic structure and take up space as much as they are space in themselves.” 3
Selon Petra Blaisse, malgré la multitude d’éléments qui viennent enrichir l’intérieur de la salle, quelque chose manquait, un symbole de santé culturelle, de fête, une lueur chaleureuse ; « Gold then, and not mathematically placed squares or rectangles but voluptuous, large-scale, rounded forms like naked angels on old paintings, like trumpets 12 and tuba’s, like the hairdos of opera singers ».5 C’est donc de cette réflexion qu’est née l’idée de recouvrir les parois de la salle de plaques de bois batipin rehaussées à la feuille d’or de lignes grossissant les veines du bois.
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1 et 2| Deux Parois mobiles acoustiques et occultantes
Les fauteuils de l’auditoire principal sont signés Maarten van Severen. Ils sont fixés au sol et recouvertes d’un velours mohair argenté. L’assise est mobile pour permettre aux usagers de se reculer légèrement afin de laisser le passage sans avoir à se lever : un détail qui témoigne d’un soin apporté aux usages.
La salle est équipée, de chaque côté, d’une énorme toile suspendue qui joue un rôle occultant mais également acoustique. Positionnés à quelques mètres de la façade en verre, ces rideaux se déploient et se ploient depuis une espace technique encastré dans le plafond.
Dirigés par le hollandais van Luxemburg, d’excellents acousticiens ont travaillé sur ce projet pour faire de cette salle une prouesse en termes d’acoustique. “Acoustics of space refers to the sensation of the sound striking the ear. In other words, acoustics is a matter of sound, the result of interfering sound waves being reflected or absorbed when reaching a surface. As with light, surface properties determine the amount and mode of energy reflected.”6
Ces toiles sont constituées de deux couches ; La couche qui donne sur l’intérieur de la salle est faite d’un sergé de laine, un matériau épais et poreux qui assure une bonne absorption acoustique. Du fait de sa porosité, il contient un certain volume d’air dans sa masse, réparti dans de nombreux « pores » reliés entre eux par de fins canaux. Quand une onde acoustique entre en contact avec un tel matériau, l’air qu’il contient entre en vibration et une partie de l’énergie acoustique est transformée en chaleur par effets de viscosité et de résistance frictionnelle.
En plus de l’absorption des parois, il faut tenir compte de l’absorption due au volume d’air de la salle, des personnes et des différents objets qui s’y trouvent. Dans les salles de concert et de théâtre, l’absorption du public et des sièges, s’ils sont rembourrés, représente une part importante de l’absorption acoustique totale de la salle. On note ici que le revêtement des sièges a été méticuleusement sélectionné pour qu’il ait le même coefficient d’absorption acoustique qu’une personne. Dès lors, que ce soit lors des répétitions, quand la salle est vide, ou durant des concerts avec salle comble, l’acoustique sera sensiblement la même.
Notons aussi que le coefficient d’absorption d’un matériau varie en fonction de sa position par rapport à la paroi réfléchissante. Si la toile est ici positionnée à quelques mètres de la paroi vitrée, ce n’est certainement pas anodin. La surface acoustique du rideau se trouvant derrière l’orchestre est faite de laine blanche afin de pouvoir faire office d’écran de projection. A l’inverse, derrière le public, elle est d’un noir intense et capture la lumière, créant une sensation de profondeur. La couche extérieure est un tissu ‘enduit’ dense qui arrête le moindre faisceau lumineux. Etant donné que la surface extérieure est visible depuis la rue et depuis les foyers, ce grand rideau tel qu’il est vu de l’extérieur contribue à donner à ce bâtiment son identité .« They could provide indirect light or digital information to the foyers; they could be large paintings addressing the city – sea battle paintings of old masters, Gobelin tapestries repre13 senting nature, scientific drawings of medusas or shellfish (the se ais near !) »9 Les idées ont défilé pour finalement s’’inspirer du filtre visuel en voile noué et d’en faire un motif, d’en agrandir 4x l’échelle et de l’imprimer en nuances de gris sur la surface extérieure du rideau.
Blaisse, Petra. “Curtain as Architecture.” Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 369.
8. Balmond, Cecil. “Dialectics of the Tangible and the Intangible”. Inside Outside. Monacelli Press, 2009; p. 368.
7. Blaisse, Petra. “Curtain as Architecture.” Inside Outside. Rotterdam: NAi, 2007, p. 368.
6. Van Luxembourg, Renz. “Design Issues of Acoustics”. Inside Outside. Monacelli Press, 2009; p. 220.
Le choix de chaque matériau, la présence de chaque élément a son importance : de l’aluminium au sol pour favoriser la réflexion du son, les vitres ondulées pour la diffusion, des orgues ornementaux pour la diffraction, les rideaux pour l’absorption, … tout a été soigneusement calculé pour obtenir une acoustique proche de la perfection. Il s’agirait d’ailleurs, selon l’avis d’experts, d’une salle atteignant des performances acoustiques proches de celles des meilleures salles philharmoniques. Au fur et à mesure de l’évolution du projet, les salles de concert se voient devenir de plus en plus ornementées : les orgues, les balcons, les veines dorées, etc. Petra Blaisse et son équipe décident alors que les rideaux seront, quant à eux, incolores : blancs, noirs ou en nuances de gris. « Spatial effects would only be triggered trough structure and scale, with light and movement.”7 « The fold of the fabric, the way it hangs, the way it catches light – all work together to give a complete spatial effect. The curtains are structural open cells that carry light and transparency, floating with gravity, compared to the more solid direct concession a concrete wall would make. The cellular nature of the curtain structure allows a cascade effect.”8
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3 et 4| Deux écrans solaires évanescents
La conception de cette surface complexe a nécessité de nombreux aller-retours avec l’entreprise allemande Gerriets, chargée de la confection. Bernd Baumeister, directeur de l’enseigne, raconte que malgré l’ingéniosité des différents tests qui leur étaient présentés, « It quickly became clear to us that the intended knitting technique would not be suitable for such a large curtain dimension. (…) In several conversations between Inside Outside and our team, a new concept was developed. »12 Il fallait trouver une structure, un squelette qui assure la stabilité du rideau tout en restant assez flexible pour se mouvoir avec celui-ci. C’est finalement un filet de pêche avec un maillage assez large qui est utilisé pour remplir ce rôle ‘structurel’. Les bandes de voiles s’entremêlent dedans et sont nouées progressivement.
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5 et 6| Deux ‘dentelles’ de nœuds En plus des deux rideaux précédemment présentés, Rem Koolhaas a formulé la demande d’un rideau ‘view filter’ de chaque côté de la salle. « The term ‘view filter’ felt totally obvious yet also very vague: a view filter to what degree, with what purpose? to filter out, to tone down, spread light, obscure, fade, bluer what is visible behind it? or to envelope the room, create an aesthetic backdrop for the orchestra, allowing the gaze to sense the outside, to see sky, trees, sculpture and city? »10
Le tissu utilisé est un voile Trevira CS blanc ou noir, un tissu au premier abord banal qui prend vie et s’anoblit grâce à cette manipulation de nouage. Cette paroi textile sans pareille est une réalisation aussi impressionnante que complexe ; 17 personnes ont été employées par l’entreprise et un total de 6000 heures ont été nécessaires pour réaliser manuellement un millier de nœuds afin d’obtenir 6 bandes blanches et 7 bandes noires de 22m de long sur 2.5m de large.
Etant donné que ces rideaux étaient voués à être utilisés occasionnellement, ils ne pouvaient avoir aucun effet sur l’acoustique de la salle. Cette contrainte majeure impliquait une certaine légèreté et une structure ouverte, d’où l’idée de l’analogie à une dentelle géante.
12. Baumeister, Bernd. “Collaboration with Inside Outside and Petra Blaisse”. Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 352.
Ces différentes bandes sont assemblées sur toute leur longueur et entre chacune d’entre elles viennent se glisser des profilés en aluminium. Sur chaque profilé, sont attachés verticalement de fins câbles métalliques, connectant la barre du dessous aux supérieures et finalement à un moteur caché dans la toiture, permettant au rideau de se déplier et de se replier en ‘portefeuille’.
11. Ibid ; p. 374.
10. Blaisse, Petra. “Curtain as Architecture.” Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 374.
« Since almost everything has an acoustic effect, we needed to do many tests and calculations in order to arrive at the right answer for a concept that was inspired by the lace voiles that Portuguese women wear over their hair in church: black for married, white for unmarried women; which we enlarged and simplified. »11
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850m linéaire de voile d’une largeur de 3m ont été utilisés pour confectionner ces deux filtres visuels, c’est-à-dire 2550m² de tissu pour produire in fine 616m² de maillage noué.
13. Ibid, p. 352.
De part et d’autre de la salle, alignés par rapport à la façade vitrée, pendent deux légers voiles lestés par de lourdes coutures horizontales. Ceux-ci font écran aux rayons solaires. Ces voiles sont en deux parties, ils s’ouvrent latéralement et viennent se glisser dans l’épaisseur des murs latéraux, de part et d’autre de la salle.
Pour arriver à ce résultat, l’équipe de Inside Outside s’est inspirée d’une technique qu’elle avait développé auparavant pour le magasin Prada à New York : tricoter des bandes d’un tissu très fin en une structure complexe ouverte.
“In their projects, Inside Outside don’t get stuck in design; with great professional skill and originality, they combine the most diverse materials and production methods. In doing so, their designs playful resolve the frequent dilemma between aesthetic preference and technical necessities. Their designs are defined by the choice and mix of materials, the innovative production methods and the refinement of the detailing.”13
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De ce long et laborieux processus résulte un filtre subtil, qui génère un jeu d’ombre fascinant, qui rappelle celui de rayons de soleil qui passe à travers le feuillage d’un arbre. Il constitue une limite physique mais n’encloisonne pas l’espace. Depuis l’intérieur de la salle, on arrive encore à percevoir la couleur du ciel et la silhouette des visiteurs passant dans les foyers. « Le rideau n’a rien d’irréversible. Sa fermeture semble être non seulement passagère, mais elle manque aussi d’étanchéité. Sous ses plis, l’air continue à circuler. Il n’y a pas de risque d’étouffement. Le rideau n’asphyxie pas. »14 Ce rideau illustre bien la notion de perméabilité à laquelle G. Banu fait ici référence.
Des bandes de Contra-H de 20cm de large ont été découpées et ensuite cousues à distance régulière sur le voile, créant une alternance de lamelles verticales et de zones ‘molles’ de 5cm de large, permettant aux rideaux de se replier en accordéon afin de se ranger dans l’espace prévu à cet effet. Tout s’orchestre parfaitement grâce à un système de languettes métalliques intégrées à la couture supérieure et connecté aux galets du rail. « We ‘bloused’ white voile loosely over the bands of 18 choucroute and saw that the material projects beautiful shadows onto the voile.” 16 Inside Outside arrive à transformer la perception de ce matériau ‘pratique’, dont l’esthétique n’est généralement pas valorisée. Il génère ici un filtre lumineux surprenant, qui habille l’arrière scène.
SALA 2 : salle polyvalente Le deuxième auditoire, d’une capacité de 300 personnes, est compris entre deux baies vitrées : l’une est ondulée, l’autre lisse. L’une regardant vers la ville, l’autre vers la grande salle de concert. Cette boîte en bois lumineuse, enrobée de panneaux perforés rouges, possède une échelle ambivalente : elle peut sembler petite et intimiste et l’instant d’après paraître gigantesque au regard de la taille d’un homme par rapport à la hauteur de la baie vitrée.
8| Rideau de velours perforé Le deuxième rideau, coupé dans dans un beau velours gris, entre dans la pièce depuis la direction opposée. Ce lourd rideau ondulant est associé à une fonction acoustique. Il ne stoppe pas totalement la lumière mais assombri considérablement l’intérieur.
Cette salle se différencie de la SALA 1 par son caractère polyvalent. Aucun siège n’y est fixe. L’agencement dépend de l’usage. Les rideaux qui y sont installés répondent stratégiquement au caractère polyvalent de l’espace.
Le velours de coton absorbe le son de manière ajustable. En matière d’acoustique des salles, il est important de veiller à ce que le temps de réverbération soit adapté à l’usage de la salle (sachant que le temps de réverbération se définit comme étant la durée nécessaire pour que le niveau sonore décroisse de 60 dB). Dans une salle destinée à la parole, il devra être plus court pour privilé19 gier l’intelligibilité, tandis que dans une salle destinée à la musique, il sera généralement plus long afin de générer un sentiment d’enveloppement. Cependant, lorsque qu’une salle est destinée à être polyvalente, soit on détermine une acoustique fixe en faisant un compromis en ce qui concerne la réverbération, soit on rend l’acoustique de salle réglable. Dans ce cas-là, l’usage de rideaux acoustiques, coupés dans un textile aux propriétés spécifiques, peut se révéler réellement pertinent. L’absorption sera plus ou moins élevée en fonction de l’ampleur de son déploiement dans l’espace.
16. Blaisse, Petra. « Curtain as Architecture ». Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 392.
Blaisse, Petra. « Curtains as Architecture ». Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 392.
14. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997, p. 7.
Les rideaux qui ont été installés dans cette salle correspondent à l’idée qu’on se fait d’un rideau, dans le sens où ils suivent les baies vitrées, sont suspendus à un rail, se plient, bougent et ondulent. Ils glissent latéralement, l’un vers la gauche, les autres vers la droite pour disparaître dans des espaces de rangements derrière les parois latérales de la salle. 7 | Rideau à rayures verticales Exposée plein sud, la baie vitrée de cette salle devait être équipé d’un rideau écran solaire et celui-ci ne peut pas être aussi léger et transparent que celui de la grande salle. Une seconde couche a donc été ajouté au voile : des bandes verticales de « Contra-H » (aussi appelé choucroute dans le jargon textile). Il s’agit d’un matériau semi-rigide, présentant un motif aléatoire, fait de corde et de colle. Il est généralement utilisé pour les décors de scènes et les costumes qui ont besoin de volume. « I like the round, wild spaghetti of its structure; it looks active in itself. »15
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Le rideau de 11m de haut est constitué de lés de velours cousus entre eux verticalement. Le sens du poil du velours est alterné, d’un lé à un autre. Ce détail subtil n’est pas immédiatement
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perceptible mais l’effet de verticalité recherché est accentué par des rangées verticales d’œillets métalliques incrustés dans le rideau, créant des cercles lumineux. « Inside, the holes look like small lamps during the day; at night, they look that way from the outside. »17
Entrée et sortie des rideaux
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Dans chaque projet de rideau, il est primordial que les architectes prennent en considération les espaces techniques nécessaires pour l’installation et le stockage des rideaux. Il faut s’assurer qu’ils incluent ces éléments dans leurs plans et coupes. Il en est de même pour les ajustements structurels : il faut que les ingénieurs soient en possession des in22 formations nécessaires pour s’assurer que la structure puisse supporter le poids des rideaux. Un rideau peut occuper de 2 à 100m² d’espace de rangement et peut peser jusqu’à 500kg, voire plus. Les moteurs peuvent être fixes, volumineux, lourds et bruyants comme ils peuvent être petits, flexibles et courant le long des tringles avec le rideau.18
9| Filtre visuel Le troisième rideau, placé de l’autre côté de la pièce, filtre les vues depuis le foyer adjacent et atténue la réflexion acoustique de la baie vitrée. Il est également fait de voile et de bandes de choucroute blanches. 10 et 11| Salles de répétitions
18. Blaisse, Petra. « Curtain as Architecture », Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 381.
17. Blaisse, Petra. « Curtain as Architecture ». Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 393.
Dans les volumineuses salles de répétition de 8m de haut, des rideaux étaient également requis pour répondre à des exigences acoustiques variables. De la même manière que dans la salle rouge, les rideaux sont plus ou moins déployés dans l’espace, en vue d’offrir l’acoustique la plus adaptée au type de musique jouée. Les tringles ont été dessinées comme des boucles continues, permettant aux rideaux d’adopter différentes positions. Les architectes ont d’abord in21 sisté sur le choix d’un matériau ‘ tout épreuve’ et voulaient des couleurs dans les tons vert foncé, brun, rouge, pour rappeler les voiles des anciens bateaux hollandais, mais le studio Inside Outside est resté sur sa position selon laquelle tous les rideaux doivent être incolores. Ils ont donc créé une ‘white room’ et une ‘black room’, c’est-à-dire un grand rideau blanc et un autre noir.
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19. Boudet, Dominique. Dossier « Rideau! » D’Architecture, no 222 (novembre 2013): p. 74.
Les deux rideaux qui recouvrent cette grande fenêtre de 16m de large sur 11m de haut sont suspendus à des rails distincts, afin qu’ils puissent interagir entre eux; l’un fin et translucide, l’autre épais et perforé. Les jeux de superposition, d’ouverture et de fermeture de ces deux rideaux singulièrement différents sont potentiellement riches et forment une toile de fond surprenante aux représentations qui prennent place dans la salle.
Les deux rideaux sont faits de serge de laine, le même tissage lourd et ouvert que celui utilisé dans l’auditoire principal, pour une absorbance acoustique maximum. Leur partie supérieure est ponctuée de fenêtres rondes en pvc transparent, comparables à des hublots de bateaux, qui permettent aux visiteurs et aux techniciens d’avoir des vues sur les salles de répétition quand les rideaux sont fermés. Une fente transparente dans sa partie basse donne des indications sur ce qui se passe derrière les rideaux. Des fentes verticales, qui correspondent aux ‘portes’ d’entrée, sont marquées de biais de couleur pour que ces points stratégiques soient clairement indiqués. L’adjonction de ces ‘fenêtres’ rondes est récurrente dans les projets de Petra Blaisse. Il s’agit d’un dispositif simple qui permet d’orienter le regard, d’organiser les vues de manière sélective, de créer des interactions entre intérieur et extérieur.
« Chaque rideau doit répondre à des exigences qui n’ont rien à voir avec des qualités esthétiques, mais concernent le taux d’absorption acoustique, de réflexion du soleil, de réduction de la température, de contrôle de l’éblouissement, d’isolation ect… Il doit résister au feu, avoir des couleurs durables, être facile à manier, répondre aux attentes en matière d’entretien. Son poids et sa trajectoire exigent des constructions particulières dans le plafond, son stockage influence la dimension et la position des murs. Enfin, sa fabrication nécessite de plus en plus de faire appel à des entreprises spécialisées capables de traduire à une grande échelle les subtiles inventions de Petra Blaisse. »19 Dans le grand auditorium de la Casa da mùsica, des portes de 15m de haut s’ouvrent automatiquement et permettent aux voiles écran-solaire de glisser dans et en dehors des murs
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pas un ornement. Le revêtement touche à l’essentiel de la forme spatiale. Il est ce par quoi est donné le caractère de l’espace architectural. C’est lui qui donne l’ambiance, qui qualifie, qui identifie l’espace (…) Il n’est pas un ornement du mur, il est la qualité des parois du vide que nous habitons ».23
creux. Dans le deuxième auditoire, les rideaux viennent également se ranger dans l’épaisseur des murs. Au niveau du plafond, des panneaux coulissants permettent aux 4 structures textiles de 22m de large de se déployer ou de se replier de manière indépendante. Rien ne laisse supposer leur présence une fois rangés. Les tringles sont en retrait et les moteurs sont silencieux. Tout a été parfaitement détaillé et orchestré par les architectes et les ingénieurs de scène. L’entrée en scène et la sortie des rideaux constituent un spectacle en soi.
Cependant, il se démarque de Semper en différenciant deux types de revêtements : alors qu’il cherche à préserver la sphère de l’intimité en adressant à la rue une façade ‘anonyme’ revêtue 25 de crépis blanc, d’une sobriété presque impertinente pour l’époque, il conçoit ses intérieurs avec beaucoup de soin. Le sol et les murs sont ‘tapissés’ de luxueux marbres et d’essences de bois précieuses. A cela s’additionne une sélection de somptueux tapis, rideaux, cuirs et fourrures.
« I had never imagined that folding and unfolding movements could be so like tai-chi : in perfect harmony and very sloooow.”20 Un projet fondamentalement ‘Loosien’ On peut observer une filiation entre le projet de la Casa da Mùsica et l’œuvre d’Adolf Loos dans le sens où ; « the exterior is more or less white, smooth and unmarked while the inside is richly detailed in patterns, textures, and colors. The exterior is abstract and uninformative while the inside is intense, richly veined and hyper-sexualized.”21
En affichant la nudité du crépi, il annule, selon Semper, le symbolisme originel que seul un revêtement orné est capable d’évoquer. C’est sur ce point que leurs opinions divergent. Adolf Loos met en avant une manière de penser l’architecture depuis l’intérieur vers l’extérieur, c’est-à-dire en partant du revêtement pour finir par la façade. En déterminant les matériaux appropriés et la forme adéquate, l’architecture produit l’effet souhaité. « The only purpose of structure is to be hidden scaffolding holding the suspended layers of fabric in place »24, la structure n’est qu’un moyen de maintenir les différents éléments en place dans l’espace, non une fin en soi.
La Haus Moller22 d’Alolf Loos illustre, comme une sorte de manifeste, le contraste entre un extérieur austère et lisse et un intérieur aux finitions extrêmes soignées. La façade cubique blanche, d’une extrême sobriété pour l’époque, cache un intérieur richement revêtu.
23. Adolf Loos, Paroles dans le vide, 1897-1900, Editions du Champ-libre, 1979, p. 24.
22. ADOLF LOOS, Haus Moller, Vienne, Autriche, 1927-1928
21. Wigley, Mark. Casa Da Música, Porto. Porto, Portugal: Fundação Casa da Música, 2015 ; p. 201.
20. Blaisse, Petra. “Curtain as Architecture.” Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ; p. 369.
Loos s’inscrit dans cette pensée, en insistant sur le fait que le revêtement doit se distinguer clairement de la structure qu’il couvre. En effet, pour Loos, « le revêtement n’est
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25. Ibid ; p. 247.
23 et 24
En accordant autant d’importance aux revêtements et en ayant la conviction que ces derniers constituent l’essence même de l’expérience architecturale, Loos suit les traces de son prédécesseur, Gottfried Semper. Les théories de ce dernier affirment que l’architecture trouverait ses origines dans le textile, s’opposant ainsi à la thèse soutenue par Vitruve selon laquelle son origine serait structurelle. Le revêtement, symbolisant la couverture qui vient dissimuler la structure, devient l’élément essentiel de l’architecture. Le choix de ce dernier doit toujours primer sur celui de la structure constructive. C’est à lui que revient le rôle de qualifier l’espace habité et de lui donner forme.
24. Wigley, Mark. Casa Da Música, Porto. Porto, Portugal: Fundação Casa da Música, 2015 ; p. 245.
“For Semper, the effect of space produced by suspended fabrics is not the result of the geometric position of the fabrics but of the atmosphere generated by their sensuous texture. Architecture is not about geometric space but about atmosphere, that which starts when the object stops.”25 De la même manière, le volume incongru qu’adopte la Casa da mùsica résulte de la juxtaposition et de l’empilement d’espaces communiquant entre eux et spatialisés selon leur fonction et « l’effet » recherché pour chacun d’entre eux. L’architecture est pensée depuis une fonctionnalité et spatialité intérieure 26 vers un forme géométrique qui constitue l’extérieur, la structure ne répond qu’à des intentions déterminées en amont. Enfin, on ne peut nier l’attention, presque obsessionnelle, apportée aux revêtements intérieurs, alors que l’extérieur est en béton blanc laiteux, brut de décoffrage.
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‘Hardness to Softness’
Des contraintes techniques au niveau du chantier ont engendré des retards relativement importants. Cette accumulation de retards successifs, qui s’étend sur plusieurs années, offre à l’équipe de conception l’opportunité de consacrer de plus en plus de temps aux détails et à la définition des revêtements intérieurs, si bien que « the team was able to develop a fe28 tishistic precision in the sensuous linings. Each of the designated spaces was given a different intense vibrant lining on all its surfaces. Subtlety was out. Loud was in. Walls are lined with tiles, full scale cows, tropical sunsets and fur.”27 Avant de déterminer définitivement chaque revêtement, une multitude de propositions ont été testées via des collages et dans une grande maquette.
L’évolution du projet de Porto suit un parcours assez classique dans le sens où il trouve sa source dans un concept formel abstrait rigide et connaît par la suite une évolution qui tend vers plus de souplesse et de douceur. On a déjà tous eu vent de la fameuse anecdote selon laquelle Rem Koolhaas et son équipe auraient fait émerger, d’une idée conceptuelle, deux projets aux programmes, échelles et enjeux différents. Le concept en question naît de la commande d’une maison particulière pour un riche maître d’ouvrage hollandais. L’équipe d’OMA, qui vient tout juste d’achever la maison Floirac à Bordeaux, profite de cette opportunité pour expérimenter un concept nouveau : une sorte de forme sculpturale pleine dans laquelle des volumes sont excavés pour générer des vides qui deviendront les espaces de vie. Pourtant convaincus de la pertinence de leur proposition, ils essuient le mécontentement du maître d’ouvrage. Alors même que ce projet est sur le point de tomber à l’eau, l’agence se voit invitée à participer à un concours pour la construction d’une salle de concert à Porto. Ce concours avait ceci de particulier qu’il devait être remis au bout de 3 semaines seulement et que le bâtiment devait pouvoir être construit en 2 ans, pour Porto 2001, ville européenne de la Culture. Il leur a dès lors semblé opportun d’utiliser le concept qu’ils avaient tout juste développé pour la maison Y2K et de le transposer à l’échelle d’une salle de concert. Cette décision pragmatique, pour ne pas dire opportuniste, s’est révélée judicieuse puisque le 6 juin 1999, OMA est annoncé lauréat du concours.
Wigley: Trough the work of Petra Blaisse and her Inside Outside office, this soft lining uncannily emerges inside the hard. Koolhaas: Lining. You called it a lining?
27. Wigley, Mark. Casa Da Música, Porto. Porto, Portugal: Fundação Casa da Música, 2015 ; p. 280.
16. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997; p. 70.
Le projet présenté lors du concours n’est qu’au stade de pur concept. La matérialité n’étant pas encore définie, le jury est confronté à une forme brute qui ne présente aucune texture ni même de couleur. Un banal rideau rouge est représenté et est justifié comme étant attribué à une 27 fonction acoustique, plus qu’esthétique. Ce n’est que plus tard dans le processus de conception que des revêtements et des éléments souples sont appelés à corriger un dispositif architectural trop rigide, afin de le rapprocher du dispositif théâtral, lui, plus mobile. « Il y a certes, des rideaux domestiques dans la proximité des fenêtres et l’intimité des intérieurs, mais il y a aussi des rideaux accrochés sur des architectures monumentales qui apportent une mobilité et une souplesse dont l’édifice, par sa nature même, se montre dépourvu. Des tissus fluides viennent dialoguer avec les verticales pour en atténuer la pureté et les rapprocher du relatif de l’homme. »26
28. Wigley, Mark. Koolhaas, Rem. Casa Da Música, Porto. Porto, Portugal: Fundação Casa da Música, 2015 ; p. 199.
Wigley: Lining in the sense of inner upholstery, like the patterned fabric on the inside of a sturdy jacket. It turns the solid into a prop for its performance, an effect you only experience if you enter the garment.28
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D’un matériau à un autre, du blanc au noir, du fin à l’épais, du fluide au rigide, … Les nombreux tests nécessaires pour arriver au résultat final ont permis à toute l’équipe de Inside Outside de prendre conscience que le moindre changement de position, d’échelle, de matériau ou de structure peut avoir un impact considérable sur les performances et l’atmosphère d’un espace. « It is always a delicate balance: solving too many issues with textile – making them to present – could work against the stark, structural character of the building. »29 Toutes les idées de rideaux développées par ‘Inside Outside’ devaient être acceptées par les architectes, mesurées et révisées par les ingénieurs son, être à nouveau vérifiées par les architectes, usagers, entrepreneurs, ingénieurs de scène et par la main d’œuvre. Ces ‘objets’ devaient répondre à des contraintes financières, acoustiques, de poids, d’usage, de volume, de mesures de sécurité incendie. Ils devaient aussi être détaillés de manière à être réalisables dans les temps.
30. Ibid ; p. 20.
29. Blaisse, Petra. Inside Outside. Monacelli Press, 2009; p. 368.
« The truth is, textiles do solve a number of architectural issues in a simple and economic way. They answer many varied demands and unveil many unconscious dreams. They can represent city, the institution as much as the architecture itself, act like a real diplomat, changing face and tone according to the context, whether appearing powerful or almost inexistent.”30
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figure 1 : Axonométrie salles de concert Casa da Mùsica, Flore Fockedey, Avril 2017 figure 2 : Toile enduite et imprimé SALA 1 ©Inside Outside
du f o nc tio nna l is m e a u l o w- tec h
figure 27 : Casa da Mùsica ©OMA
figure 3 : Rideau écran-solaire SALA 1 ©Inside Outside
figure 28 : Maquette casa da Mùsica ©OMA
figure 4 : Rideau filtre visuel SALA 1 ©Inside Outside
figure 29 : Collages SALA 2 ©OMA figure 30 : Collages salle VIP ©OMA
figure 5 : Rideau écran-solaire SALA 2 ©Inside Outside
figure 31 : Rideau écran-solaire SALA 1 ©Inside Outside
figure 6 : Rideau acoustique en velours SALA 2 ©Inside Outside
figure 32 : double page de photos illustant le processus de conception, tiré du livre; Blaisse, Petra. Inside Outside. Monacelli Press, 2009 ©Inside Outside
figure 7 : Rideau filtre visuel SALA 2 ©Inside Outside
0 3 Bl P -
figure 26 : Croquis schématique Casa da Mùsica ©OMA
figure 8 : Rideaux salles de répétitions ©Inside Outside figure 9 : Plan position rails de rideaux, décembre 2001 ©Inside Outside figure 10 : Filtre visuel SALA 1 ©Hommert Jens figure 11 : Re-set, Duthc Pavillion, Biennale d’architecture de Venise 2012 ©Rob’t Hart figure 12 : Parois batipin/feuille d’or SALA 1 © Nikolas Firket figure 13 : Motif imprimé sur la toile occultante SALA 1 ©Inside Outside figure 14 : Croquis voile écran-solaire SALA 11 ©Inside Outside figure 15 : Détail filtre visuel SALA 1 ©Inside Outside figure 16 : Croquis filtre visuel SALA 1 ©Inside Outside figure 17 : Echantillon Contra-H fine, 100% viscose, Gerriets figure 18 : Croquis écran-solaire SALA 2 ©Inside Outside figure 19 : Croquis rideau acoustique SALA 2 ©Inside Outside figure 20 : Rideaux SALA 2 ©Inside Outside figure 21 : Rideau blanc salle de répétition ©Inside Outside figure 22 : Système ouverture toile occultante SALA 1 ©Inside Outside figure 23 : Adolf Loos, villa Müller, Prague, 1930, photographe inconnu figure 24 : Adolf Loos, villa Müller, Prague, 1930, photographe inconnu
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figure 25 : Linings, tiré du livre : Wigley, Mark, Rem Koolhaas, Guta Moura Guedes, André Tavares, et Fundação Casa da Música. Casa Da Música, Porto. Porto, Portugal: Fundação Casa da Música, 2015. p. 24.
Rénovation de la tour Bois-le-Prêtre 66
Paris, 2005-2011 Druot et Lacaton Vassal
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« La transformation de la tour et de ses conditions d’habiter » fait l’objet d’un concours d’architecture, dans le cadre du Grand Projet de Renouvellement Urbain de la porte Pouchet.
2007
2005
1990
La tour Bois-le-Prêtre connait une remise aux normes; modifiction de la façade
Lancement des travaux; action sur site habitée
6 équipes d’architectes sont invités à participer
construction à Berlin (Tiergarten) d’une tour quasiment jumelle à la tour Bois-lePrêtre, par les architectes R. Lopez et E. Beaudouin
L’équipe lauréate est composée des architectes Frédéric Druot, Jean-phillipe Vassal et Anne Lacaton
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2004
2011
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Lancement de la construction du secteur de la porte Pouchet. Celui-ci s’apprêter devenir un ensemble moderne constitué de barres, de vastes espaces verts et ponctuellement de tours
Publication de « Plus – Les grands ensembles de logements – Territoires d’exception » Druot, Lacaton Vassal
Fins des travaux; réception du bâtiment Le projet est recompensé du prix de l’équerre d’argent
Conception et construction de la tour Bois-le-Prêtre de Raymond Lopez
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2006
1959-61
1958
1957
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Raymond Lopez (assisté de Michel Holley) réalise une enquête immobilière qui a pour but de déterminer les zones à construire de Paris
Etudes et mise au point du projet + dépôt du permis de construire
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Une tour « néo-Missienne » à Paris La tour Bois-Le-Prêtre, au caractère moderniste, illustre l’architecture à l’âge d’or de la reproduction industrielle. Ce projet de logement social de 50m de haut voit le jour entre 1958 et 1961 et fait partie d’un grand ensemble d’immeubles de logements situés en bordure nord du périphérique parisien, dans le 17e arrondissement. Ses 16 niveaux distribuent 96 appartements de trois types typologiques différents (6, 3 ou 2 pièces). Elle est l’œuvre de l’architecte français Raymond Lopez (1904-1966) qui vécut aux Etats-Unis entre 1935 et 1956. Durant cette période, il connaît, entre autres, les influences de Mies van der Rohe. On peut noter une certaine filiation avec ce dernier au regard des façades d’origine de la tour, dotées de larges baies vitrées et de loggias. Une trame de cadres métalliques, aux dimensions stratégiquement définies, permet un jeu intéressant de pleins et de vides avec les demi-niveaux. (fig. 3) Une autre tour de Raymond Lopez située à Berlin est presque jumelle à celle-ci.(fig. 2) Seulement cette tour-là est aujourd’hui classée et est donc préservée dans son état originel. La tour Bois-Le-Prêtre ne connaît malheureusement pas le même sort. Ses élévations soigneusement composées sont totalement défigurées par l’adjonction d’une isolation thermique par l’extérieur au début des années 90.(fig. 4) La composition des baies en damier ainsi que les loggias disparaissent au profit de panneaux d’Eternit joyeusement colorés et de banaux châssis en pvc blancs. Dès lors, l’immeuble perd son caractère moderniste et son identité esthétique. De plus, le rapport des appartements avec l’extérieur s’en retrouve totalement transformé. Ils se referment sur eux-mêmes, inexploitant le potentiel de vues surplombant la ville de Paris. Cette tour fait partie de la malheureusement longue liste des bâtiments modernistes d’après-guerre qui connaissent un ravalement de façade regrettable. On ne prend conscience de leurs qualités esthétiques et de leur valeur patrimoniale que trop tard, quand le mal est fait. 14
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Une alternative au ‘tabula rasa’
Dans les grandes lignes, le projet de réhabilitation de la tour Boisle-Prêtre comprend le décloisonnement et une requalification de l’entrée de l’immeuble, une reconfiguration des espaces communs et l’ajout de 2 nouveaux ascenseurs aux extrémités de la tour pour faciliter la distribution et pour permettre un accès PMR à chaque appartement.
Dans le contexte d’un programme d’Etat visant à démolir une partie des grands ensembles de logement construits durant les années 60 et 70 et considérés comme vétustes et symboles stigmatisants des cités, la démolition de la tour Bois-Le-Prêtre est envisagée. Cette idée est par la suite abandonnée au profit d’un projet de rénovation piloté par les architectes Druot et Lacaton Vassal. Ces derniers mènent depuis plusieurs années une lutte contre le postulat démolition/reconstruction prôné par l’Etat, alors même qu’une pénurie en termes de logements sociaux est observée. A la place, ils mettent en avant des hypothèses de revalorisation de l’existant.
L’action principale consiste en l’agrandissement des appartements grâce à l’ajout de surfaces en périphérie de l’édifice sous la forme de jardins d’hiver et de balcon (20 à 30% de m² en plus par appartement). De par l’addition de cette épaisseur habitée, la tour double presque littéralement de volume. L’objectif d’un tel geste est de décongestionner et de désenclaver chaque appartement en lui donnant plus de lumière, d’air et de surfaces habitables.
Ce projet représente une opportunité pour les architectes de démontrer qu’une opération de rénovation sur une tour de logements habitée peut se révéler plus économique, plus rapide et tout autant voire plus qualitative que l’option ‘tabula rasa’.
On peut également noter des légères transformations internes qui engendrent une multiplication typologique, proposant dès lors seize configurations différentes au lieu de trois.
« Les capacités structurelles, géographiques et spatiales de ces grandes constructions sont, le plus souvent, un point de départ valable pour améliorer radicalement les conditions d’habitation actuelles. Elles contiennent un potentiel inachevé et des qualités en sommeil, qu’il faut révéler, développer, compléter, transcender, en partant de l’intérieur. »1
Unanimement salués et récompensés de l’équerre d’argent en 2011, les architectes ont été, suite à ce projet, sollicités par d’autres villes du pays, cherchant également à redorer l’image de leurs HLM. Ce projet constitue un ingénieux cas d’étude en matière d’architecture durable ; économiquement, socialement et écologiquement parlant. L’argument économique a été vérifié. Avec un budget qui s’élève à 11.2 millions, une économie de plusieurs millions d’euros a été réalisée, sachant que le montant d’une opération démolition/reconstruction aurait coûté au minimum 20 millions d’euros. Ensuite, on verra que le projet s’inscrit dans une démarche participative. Les habitants ont été consultés et leur volonté de rester dans la tour pendant les travaux a été écoutée. Ils ont également, dans la mesure du possible, eu leur mot à dire concernant les modifications opérées dans leur logement.
3. Lacaton Vassal, mars 2011, conférence lpour la cérémonie de remise des prix du Daylight and Building Component Award 2011 à la Royal Danish Academy of Fine Arts, Schools of Architecture, Design and Conservation
1. Druot, Frédéric, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, et Susana Landrove. Plus ; les grandes ensembles de logements, territoire d’exception. Barcelona: Ed. Gustavo Gili, 2007.
Dans leur publication Plus ; les grands ensembles de logements, territoire d’exception, ils pointent les qualités que de telles constructions possèdent : des vues dégagées, des espaces verts aux alentours, une prise considérable de hauteur, … A partir de ces observations, ils proposent une série de mesures afin de requalifier ces grands ensembles : décloisonner les façades pour créer de la transparence, agrandir les logements en dédensifiant ou via l’adjonction de nouvelles surfaces périphériques, notamment avec des jardins d’hiver qui permettraient une amélioration du confort thermique des logements. (fig. 5) Dans le cadre du projet de rénovation de la tour Bois-lePrêtre, ils ont la chance de mettre leurs idées en application. Achevée en 2011, la tour constitue un véritable manifeste construit, offrant la possibilité de vérifier les hypothèses avancées par leur étude.
Enfin, l’empreinte écologique de cette alternative au ‘tabula rasa’ se révèle évidemment bien moindre. Conservant la structure originelle de la tour, le projet de rénovation requiert beaucoup moins d’énergie grise que s’il avait fallu en construire une nouvelle. A cela s’ajoute l’aspect passif lié aux notions thermodynamiques des jardins d’hiver et de leurs rideaux. “More than anything, the greenhouses impressed us. The lightweight steel structures, the full exploitation of daylight, and a simple and low-tech method of controlling humidity and sunlight. These are methods that can be copied directly over to housing. And which don’t even cost the earth.”3
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Ils mettent en avant des systèmes qu’on pourrait qualifier de low-technology, c’est-à-dire simples et durables et qui correspondent à leur philosophie : celle de de faire mieux avec moins.
Par cette adjonction modulaire, les architectes cherchent à donner plus d’espace, de lumière et de fluidité aux appartements. Par l’intégration d’un balcon filant, ils suggèrent également la contemplation de la vue.
Notons que l’intervention des architectes est respectueuse et délicate. Elle cherche à redonner de la qualité et de la dignité à ce bâtiment d’après-guerre. Loin d’être inintéressant. S’il n’avait pas subi une défiguration aussi affligeante, il est certain que les architectes auraient procédé à une rénovation des plus minimales afin de sauvegarder ce patrimoine moderniste. Après tout, le projet originel de Raymond Lopez était déjà doté de grandes baies vitrées, de loggias et de balcons.
“Le panorama me permet de voir de
Le rapport qui existe entre nouvelles choses et de me sentir plus proche l’intérieur de l’appartement de l’extérieur. Il se passe toujours quelque et l’extérieur est totalement chose dans le ville et j’ai maintenant le transformé. Là où, auparasentiment d’en faire partie. Auparavant, vant, des fenêtres standards lorsque j’ouvrais mes fenêtres, je ressentais ne proposaient qu’un rapune impression de vertige. (…) Modifier port visuel direct avec l’exquelque chose dans l’intérieur d’une pertérieur, une multiplication sonne peut être suffisant pour changer sa de couches qui glissent et se manière de voir les choses. » plissent vient complexifier Mme Jean-Charles, 44 ans, 6ème étage 4 ce rapport et permet désormais à l’habitant de réellement entrer en relation avec la ville. « (…) là où la fenêtre découpe un morceau de paysage de manière définitive, le rideau introduit le sentiment du provisoire car le changement de position reste toujours possible et le degré d’ouverture modifiable. Le rapport avec l’extérieur se présente comme incertain et le rideau possède virtuellement la capacité de le varier. » 5
Succession de couches qui glissent et se plissent Sur les 2 façades longitudinales viennent s’accrocher des modules de 7m50 de long sur 3m de profondeur. Ceux-ci sont préfabriqués, c’est-à-dire construits hors-site et amenés par convoi de camions pour être fixés directement à la tour. La structure métallique qui constitue ces annexes est autoportante; son poids est supporté par sa propre structure et ne repose en aucun cas sur le bâtiment existant. Dans un premier temps, la tour se voit débarrassée de ses anciennes façades, qui ne jouaient aucun rôle structurel. Ensuite, et en commençant par la base de la tour, les modules sont progressivement empilés, étage par étage jusqu’au sommet de la tour. (fig. 7)
Non-chauffés, les jardins d’hiver agissent comme un espace tampon, efficace thermiquement et acoustiquement.
Les architectes ont recours à cette solution afin de répondre au mieux à la contrainte d’action sur site occupé. La plupart des locataires ayant émis le souhait de rester dans leur logement durant la durée des travaux de rénovation, il était nécessaire de penser à un système constructif minimisant un maximum les contraintes et les nuisances qu’un tel chantier peut engendrer. Cette solution en filière sèche est privilégiée car elle permet une installation d’une part relativement rapide et d’autre part, progressive. Chaque module est composé d’un garde-corps vitré, d’un balcon d’une profondeur de 1m, d’une paroi légère en polycarbonate ondulé transparent, d’un rideau d’ombrage argenté, d’un jardin d’hiver de 2m de profondeur, 16 de baies vitrées pleine hauteur coulissantes en aluminium et d’un rideau thermique intérieur. Cette auréole d’annexes préfabriquées présente une succession de couches qui viennent séquencer le passage depuis l’intérieur de l’appartement vers la ville.
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5. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997. P45
4. Ruby, Ilka, Andreas Ruby, Jeanette Kunsmann, Frédéric Druot, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, Deutsches Architekturmuseum, Europäische Zentralbank, et Lacaton & Vassal Architectes,. Berlin: Ruby Press, 2012 ; p 43 (traduction personnelle de l’anglais)
En hiver, cette épaisseur habitée est isolante, si bien que les architectes espèrent voir une diminution de 50% de la consommation énergétique. En effet, on voit apparaître dans le jardin d’hiver un climat intermédiaire, avec des températures plus élevées qu’à l’extérieur. Les déperditions thermiques par transmission sont dès lors réduites. Le système de double façade est complété par des rideaux spécifiques. En plus de créer des variations et d’animer la façade assez sobre de la tour, ces rideaux constituent des éléments essentiels du projet puisqu’ils participent au confort climatique et acoustique des appartements. De légers voiles métalliques protègent du soleil tandis que d’épais rideaux matelassés isolent du froid et de la chaleur. Les rideaux d’ombrage, situés juste derrière les parois en polycarbonate (côté jardin d’hiver) sont fabriqués en mailles tricotées de polyester dans lesquelles viennent se glisser une alternance de fines bandelettes transparentes et en aluminium. Légèrement translucides et empreints de ces fines rayures verticales argentées, les rideaux sont spécialement conçus pour refléter les rayons lumineux et ainsi protéger l’habitat de toute surchauffe.
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Enfin, en hiver, le soleil se situe plus bas dans le ciel. Ses rayons pénètrent donc plus profondément à l’intérieur du bâtiment. Par effet de serre, ces rayons lumi“Le séjour n’a pas changé mais maintenant neux chauffent la strucqu’il est adjoint à un jardin d’hiver, on a une ture et cette chaleur acperception de la profondeur totalement diffécumulée durant la jourrente. Cela donne l’impression que la pièce et née est restituée à l’intéplus grande et surtout qu’elle n’est plus confirieur des appartements née entre 4 murs. Je trouve cela très imporune fois la nuit tombée. tant, même si j’ai beaucoup de de surface vitrée Les rideaux thermiques à nettoyer maintenant. » permettent quant à eux de conserver une partie Mme Dorsemaine, 90 ans, 6ème étage 6 de la chaleur à l’intérieur. Malgré la transmission aux habitants d’explications et de schémas qui se veulent le plus intelligible possible, les performances thermiques résultantes de ce système de double-peaux et de rideaux dépendent uniquement des usages, habitudes et préférences des habitants. Baie vitrée continuellement entrouverte pour le chat, courants d’air redoutés, jeu d’ombres portées, barrière contre le bruit de la ville, voile de privauté, …
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Les rideaux thermiques, situés derrière les doubles parois vitrées (côté intérieur), ont pour but de protéger les appartements du froid comme de la chaleur. Leurs propriétés isolantes permettent de diminuer les déperditions de chaleur pendant les périodes sans rayonnement solaire tandis que leur surface extérieure argentée reflète les rayons lumineux. Ces épais rideaux de 1 cm d’épaisseur se plient en accordéon et sont composés de 3 couches de textiles différents : ··
Entre-deux : une âme isolante en fibre naturelle (laine)
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Côté extérieur : un réflecteur thermique argenté
L’idée est que les habitants soient acteurs de la régulation thermique et de l’ambiance de leur appartement au fil de l’année. Sachant qu’en été, le soleil est situé haut dans le ciel, le plancher de l’extension agit comme une casquette protectrice qui permet de garder de la fraicheur à l’intérieur des appartements. De plus, les deux rideaux, par leurs propriétés réfléchissantes, renvoient les rayons du soleil et permettent donc d’éviter la surchauffe. En mi-saison, la chaleur accumulée par effet de serre dans le jardin d’hiver est transmise via les baies vitrées vers l’intérieur de l’appartement. L’extension peut faire office de terrasse si les parois en polycarbonate sont ouvertes, où de jardin d’hiver au climat tempéré si ces-dernières sont fermées. Les châssis vitrés coulissants s’étendant sur toute la hauteur, l’espace du séjour semble réellement se prolonger sur le jardin d’hiver quand ces derniers s’ouvrent.
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7. Cousin, Jean-Pierre, « Rideau ! » D’Architecture, no 222 (novembre 2013): p 60
Côté intérieur : un tissu d’ameublement au choix
Le coût de la consommation énergétique est calculable, il s’agit d’une donnée concrète. Cependant, elle ne rend compte en aucun cas du comportement qui est lui de l’ordre de l’imprévisible. Les logements de la tour Bois-Le-Prêtre deviennent de potentielles réelles machines thermodynamiques. Libre maintenant aux habitants d’en faire le meilleur usage et de voir ainsi leurs factures énergétiques s’alléger.
6. Ruby, Ilka, Andreas Ruby, Jeanette Kunsmann, Frédéric Druot, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, Deutsches Architekturmuseum, Europäische Zentralbank, et Lacaton & Vassal Architectes,. Berlin: Ruby Press, 2012 ; p 25 (traduction personnelle de l’anglais)
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Tantôt ouverts, tantôt fermés, les usagers sont invités à utiliser leurs rideaux en fonction de leurs besoins et de leurs envies.
Mis a part l’aspect lié au confort thermique, ces jardins d’hiver génèrent des espaces de vie, une surface bonus qui n’est pas attribuée à un usage prédéfini. L’appartement se compose dès lors d’espaces d’« usage » et d’un espace « des possibles », apprivoisable par l’habitant.
“J’entrepose les jouets des enfants et leur vélo dans le jardin d’hiver, en face de leur chambre. C’est idéal pour eux. Quand il pleut et qu’ils ne peuvent pas aller dehors, ils jouent dans le jardin d’hiver, ils y prennent l’air et ont la sensation, psychologique et physique, d’être dehors. » Mme Terrand, 40 ans, 10ème étage 9
« Si l’on a envie de dormir « dehors » avec le chien, d’héberger des amis en surnombre ou un couple de SDF, l’espace minimal calculé au plus juste des occupants permanents du foyer ne l’interdit plus. Les amateurs de train électrique n’auront pas besoin de le démonter pour déplier le sofa. »7
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« Avec le jardin d’hiver, j’ai plus de place et j’apprécie cela. Je peux y mettre des choses et éviter ainsi d’encombrer mon séjour, je m’assois sur le sofa ou le fauteuil, je plante des herbes aromatiques. J’aime aussi aller régulièrement sur le balcon, où je dispose encore d’autres petites choses. J’aime vraiment avoir de l’air. Je perçois les alentours différemment maintenant. Hier soir, je regardais le coucher du soleil et je pouvais apercevoir très clairement le Mont-Valérien. Je devrais vraiment monter là-haut un jour. »
«Le logement social est souvent associé à l’idée d’uniformité et de répétition. Les façades homoMme Dorsemaine, 90 ans, 6ème étage 6 gènes traduisent la juxtaposition de logements tous identiques. Dans ce projet de transformation, les architectes offrent un jardin d’hiver ouvert sur l’extérieur qui laisse entrer la lumière et le paysage, le ciel et le vent dans le logement. Ce que j’appelle la «poétique de l’esthétique». La fonction de ce nouvel espace, de cette pièce «en plus», est donnée par l’occupant. Chacun peut recréer son univers et, dans le même temps, créer la diversité. Il y a la «poétique de l’esthétique», donnée par le paysage, et «la poétique de l’occupation», donnée par la liberté d’appropriation. Les deux sont complémentaires. L’espace «en plus» permet la rencontre des deux poétiques où l’imaginaire est rendu possible.» 10
Entre transparence et reflet, la façade vibre de par ses nuances grises et argentées, évoluant avec les nuages et la couleur du ciel. La façade changeante de la tour met en scène, par la présence de ses rideaux, un jeu de montré/caché dans chaque habitation.
La présence d’une multitude de couches plus ou moins mobiles entre le dedans et le dehors n’est pas sans rappeler les intérieurs bourgeois du XIXe siècle et la manière dont ils mettaient en scène le rapport intérieur-extérieur. À cette époque, les matériaux de construction comme la pierre ou le bois brut sont considérés comme froids. Or, un foyer se doit d’être chaleureux. Le textile est donc surabondant dans les intérieurs, on essaie de couvrir un maximum de surface pour les unifier et leur donner un aspect doux au toucher. Un soin tout particulier est apporté aux rideaux, tentures et autres étoffes. On a du mal, aujourd’hui, à concevoir que l’achat de tels textiles correspondait à une des parties des dépenses les plus importantes d’un ménage souhaitant être au goût du jour. Alors qu’actuellement de tels achats peuvent être considérés comme secondaires, voire futiles, ils semblaient d’une nécessité véritable à l’époque. Le rideau orne, décore l’inté19 rieur, il isole du bruit et de la lumière et protège des regards indiscrets. Ces trois fonctions donne une piste d’explication à la raison de la place primordiale qu’occupaient ces éléments textiles au sein des intérieurs bourgeois. Rappelons qu’à la même époque, Semper théorise la permanence d’une tradition textile dans l’architecture.
12. Scoffier, Richard. « Zoo humain, Lacaton & Vassal ». D’Architecture, no 220 (septembre 2013): p 55.
11. Scoffier, Richard. « Rideau. Réflexions sur la réhabilitation de la tour Bois-lePrêtre, Paris XVIIe ». D’Architecture 207 (avril 2012) : p23.
10. « Regard de photographe: Philippe Ruault, interprète fidèle (4/4) ». AMC Archi, s. d. https://www.amc-archi.com/article/regard-de-photographe-philippe-ruault-interprete-fidele-4-4,5877.
9. Ruby, Ilka, Andreas Ruby, Jeanette Kunsmann, Frédéric Druot, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, Deutsches Architekturmuseum, Europäische Zentralbank, et Lacaton & Vassal Architectes,. Berlin: Ruby Press, 2012 ; p 35 (traduction personnelle de l’anglais)
Sur les différentes photos des intérieurs prises par Philippe Ruault, on ne peut qu’être frappé par la grande diversité dans les appropriations. Les habitants ont personnalisé leur intérieur à leur image. « (…) Ils (les appartements) témoignent d’une architecture qui sait s’effacer pour permettre au locataire de trouver une fantasmagorie à sa mesure, plutôt que lui apporter un imaginaire pré-pensé et préconstruit. »11
ment vitrées. Masse pouvant se creuser pour entrer en résonance avec la profondeur sonore et visuelle de la ville ou, au contraire, s’envelopper de plusieurs couches isolantes comme un corps en hiver. » 12
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« Vu de l’extérieur, le dispositif semble refuser de se figer dans une forme quelconque, comme si le moment de sa formalisation parvenait à toujours être remis à plus tard. Comme si l’édifice était toujours en perpétuel devenir : masse nuageuse et changeante se modifiant avec la lumière et le degré de fermeture de ses façades entière-
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13. Mandoul, Thierry. « Paris 17e, Boulevard Bois-Le-Prêtre, renaissance d’une tour d’habitation ». Archiscopie, no 111 (mars 2012), p. 14-15.
De plus, cette annexe multiplie les possibilités de circulation au sein de l’appartement. On peut lire dans la proposition des architectes une réelle volonté de générosité et d’amélioration du confort d’habiter des locataires.
« Essentiels dans la protection contre l’intensité des rayons solaires, ils (les rideaux) sont la valeur symbolique d’un revêtement qui transfigure la structure et les matériaux et fait de la tour Bois-le-Prêtre une lointaine descendante des théories de Semper». »13 La présence du textile dans les intérieurs est une tradition des plus anciennes. Cela vient du fait que les tapisseries, rideaux et autres étoffes ont, en plus de leur fonction ornementale, des propriétés isolantes et sont mobiles, donc facilement déménageables. Rappelons néanmoins que le mouvement moderne souhaite voir disparaître des intérieurs toutes les
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fioritures dont les tissus d’ameublement font partie ; « Pourquoi ces bibliothèques ornées d’acanthes, ces consoles, ces vitrines, ces vaisseliers, ces argentiers, ces buffets de services ? Pourquoi ces immenses lustres ? Pourquoi ces cheminées ? Pourquoi ces rideaux à baldaquins ? Pourquoi ces papiers aux murs, plein de couleurs, de damas, de vignettes bariolées ??[... ] Les culs-de-lampes, les lampes et les guirlandes, les ovales exquis où les colombes triangulaires se baisent et s’entre-baisent, les boudoirs garnis de coussins en potirons de velours, d’or et de noir, ne sont plus que les témoins insupportables d’un esprit mort. » 14
Le projet a été particulièrement plébiscité pour son aspect participatif. La conception du projet aurait été réalisée en concertation avec les habitants de la tour, sous forme de groupes de discussions et de workshops pour les transformations générales et individuelles, en comité réduit entre les architectes et les locataires pour les transformations spécifiques à chaque appartement. Même si l’action principale de la rénovation se situe en périphérie, avec les extensions ‘jardins d’hiver’, l’intérieur des appartements connaît quand même une remise à neuf et de légères transformations. Le plan de ceux-ci sont pour la plupart repensés. En fonction du nombre d’habitants par appartement, certains voient leur superficie diminuer légèrement tandis que d’autres se voient attribuer de nouvelles pièces. De nouvelles typologies sont créées, en vue de répondre aux mieux aux multiples profils actuels de lo“ Pendant les travaux, l’entreprecataires. Les architectes ont présenté neur et les architectes sont venus plusieurs plans de restructuration plusieurs fois me consulter à propos spatiale à chaque locataire et c’est de la couleur du papier peint ou ensemble qu’ils ont choisi la version du carrelage. Je pense que c’est finale. Il leur a également été devraiment important d’impliquer les mandé de choisir, parmi une palette habitants et de nous donner l’oprestreinte, la couleur du papier peint, portunité de changer notre vie.” du revêtement de sol ou encore de la Mme Jean-Charles, 44 ans, 16ème étage 4 couche intérieure des rideaux thermiques.
Mais en vain, l’usage systématique du mur rideau totalement vitré fait naître un paradoxe ; « Ironically, the use of curtains became inevitable due to the limitations of curtain walls that sustain functions like providing privacy and keeping the sun out.”15 Il est constaté que l’idée d’une transparence totale entre intérieur et extérieur prônée par les modernes n’est pas effective en matière de logements. En effet ; « Who of us would want to live in a glass house ? Soon we will be searching for some corner that was really our own, enclosed, offering protection form the world and others.”16
Encore faut-il noter que ce genre de démarche est bien belle sur papier, mais qu’en est-il de la manière dont ces ambitions participatives ont réellement été mises en pratique sur le terrain ? Il est inévitable que les architectes, même plein de bonne volonté, aient rencontré des difficultés et essuyé des échecs face à des habitants se montrant parfois peu coopératifs ou de mauvaise foi. Selon moi, cette complexité de dialogue n’est pas suffisamment développée dans les différents articles relatifs au projet, où on ne fait souvent que vanter les mérites d’une telle démarche. Elle transparaît cependant clairement dans le film « HLM, habitation légèrement modifiée » de Guillaume Meigneux. Ce délicat documentaire s’attache à l’aspect humain d’un projet de rénovation 21 de cette ampleur : comment les habitants vivent-ils la transformation de leur « chez-soi » ? Cet architecte de formation a filmé l’évolution du chantier de la tour durant deux ans et a dressé de savoureux portraits de ses locataires qui n’ont pas la langue dans leurs poches.
16. Karsten Harries, Ethical Function of Architecture, The MIT Press, 1997 ; p 196
15. Allmer, Açalya. « Soft or Modern? Delineating Curtains in Domestic Interiors of Modern Architecture ». Textile Society of America Symposium Proceedings, September 2008; p 4-5
14. Le Corbusier, Vers une architecture [1923]. Paris, Arthaud, 1977, p.70-90.
Les architectes utilisent ici un langage moderniste de murs rideaux avec de grandes baies vitrées qui ouvre l’habitat sur la ville. Seulement ici, « Les multiples couches de rideaux – tulles, velours… – délaissées par les Modernes au profit d’une continuité de l’intérieur et de l’extérieur, font ici retour sous d’autres formes. » On observe un glissement du rideau comme objet principalement d’ordre ornemental à un élément lowtech, qui fait cependant appel aux mêmes notions de privatisation ; « Chaque appartement peut ainsi se fermer sur lui-même et convoquer en lui-même son propre dehors. (…) Protégé par ses multiples couches plus ou moins opacifiantes, l’espace intérieur trouve en lui sa raison d’être, à l’opposé des maisons de verre modernistes qui la reçoivent de l’extérieur. »17
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« Le matériau, ce plastique ondulé qui ferme le jardin d’hiver est vraiment moche. Cela fait camelote. Imaginez une vieille dame sur son beau petit canapé dans son jardin d’hiver entouré de tout ce plastique et ce métal ? » Mme Hadir, 41 ans, 2ème étage
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En entendant les préoccupations des habitants, on prend conscience qu’elles ont tendance à diverger de celles des architectes. Ne serait-ce qu’en ce qui concerne le choix des matériaux. Alors que dans le milieu architectural et surtout chez Lacaton Vassal, les matériaux industriels bruts et bon marché semblent avoir le vent en poupe, qu’en pensent les personnes qui habitent derrière ces parois en polycarbonate ?
De même, si les rideaux argentés et métalliques ont cet aspect miroitant fascinant, ils n’évoquent pas, pour la plupart des habitants, le côté chaleureux qui se dégage habituellement des textiles d’ameublement.
« On a retiré les rideaux techniques du séjour pour mettre les nôtres à la place. Les rideaux thermiques sont trop épais, et même s’ils se replient en accordéon, prennent beaucoup de place. Les rideaux d’ombrage eux font du bruit quand on les manipule, un bruit pas très agréable, comme un sac en plastique qu’on froisse. Avec les courants d’air, le soir en regardant la télé, on les entend bouger et ce n’est pas confortable du tout. La plupart des habitants ont fait comme nous.»
22. Ruby, Ilka, Andreas Ruby, Jeanette Kunsmann, Frédéric Druot, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, Deutsches Architekturmuseum, Europäische Zentralbank, et Lacaton & Vassal Architectes,. Berlin: Ruby Press, 2012 ; p 25 (traduction personnelle de l’anglais)
19, 20 et 21: Témoignages recueillis le vendredi 21 juillet 2017, entre 18h et 19h, à l’entrée de la tour Bois-le-Prêtre
Mr Mahraoui, 56 ans, 2ème étage
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Mr Mahraoui souligne le fait que la couche réfléchissante à l’envers du rideau thermique entraîne une surchauffe de la baie vitrée coulissante, alors surexposée au rayonnement. Ensuite, m’indiquant que le confort thermique de son logement est déplorable et qu’il a acheté un radiateur électrique pour remédier à cela, il ne semble pas penser une « Les rideaux thermiques seule seconde que cela me paraissent inutiles. pourrait être dû au fait qu’il Depuis le tout début, je dis ait ôté les rideaux aux proaux architectes que je n’en priétés isolantes. Mis à part veux pas, qu’ils ne sont pas leur apparence esthétique, à mon goût. J’ai déjà des certains habitants se mondoubles rideaux qui font trent également sceptiques très bien l’affaire. » quant à leur réelle utilité Mme Dorsemaine, thermique. 90 ans, 6ème étage 22
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« Entre l’individu et la collectivité, le tissu est réellement une zone d’expression interface, de rencontre, d’échange d’influences, particulièrement transmissibles au niveau des motifs. »23 Ces propos de Patrice Hugues nous permettent de comprendre pourquoi certains habitants ne peuvent se résoudre à accepter les rideaux techniques atypiques et unis qui leur ont été imposés.
« Ils auraient dû prévoir une deuxième tringle de rideau, devant l’autre, pour que les gens puissent accrocher les rideaux qu’ils aiment. Là, on avait le choix entre quelques couleurs si je me souviens bien, mais bon, si j’ai pris beige c’est que c’était le moins pire. » Mme Hadir, 41 ans, 2ème étage
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A ce niveau-là, il semblerait que les architectes aient appris de leurs erreurs. Le bureau Lacaton Vassal a livré en 2013 un projet de logements sociaux, également situé à Paris, où il met à nouveau en application le principe du jardin d’hiver + balcon. Seulement, cette fois-ci les architectes ont pris soin d’ajouter un autre rail, laissé à la disposition de l’habitant. Les enseignements qu’ils ont pu tirer du projet de la tour Bois-le-Prêtre leurs ont permis de saisir ce besoin qu’ont les habitants de s’exprimer à travers le choix de leurs rideaux et donc d’essayer d’améliorer leur modèle pour leurs projets ultérieurs.
25. Mandoul, Thierry. « Paris 17e, Boulevard Bois-Le-Prêtre, renaissance d’une tour d’habitation ». Archiscopie, no 111 (mars 2012): 1415.
24 et 26. Témoignages recueillis le vendredi 21 juillet 2017, entre 18h et 19h, à l’entrée de la tour Bois-le-Prêtre
23. Hugues, Patrice. Le langage du Tissu. Saint-Aubin Celloville: Hugues, 1982. P 404-405
« La simplicité et la légèreté des mécanismes standardisés rassurent tout autant qu’elles inquiètent. Ne sont-ils pas susceptibles d’être rapidement altérés dans leur fonctionnement ? Mais leur simplicité ne garantit-elle pas une réparation facile ? Cela suppose une appropriation et une prise en charge par les locataires de ces agencements ainsi qu’une considération des appareillages en fonction des usages. »25 Ces questions d’ordre pragmatique que soulève Thierry Mandoul méritent qu’on s’y attarde. Dans quelle mesure est-t-il concevable d’intégrer et donc d’imposer les rideaux dans un projet de logements ?
« Les rideaux ? Ils sont sales ! Depuis qu’ils les ont installés, ils n’ont pas été lavés une seule fois. On les mettrait bien à la machine mais on aurait peur qu’ils rétrécissent ou je ne sais quoi. On ne nous a jamais expliqué comment faire. Ils nous ont dit qu’ils allaient le faire mais on attend encore. » Mr Boucham, 82 ans
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Le choix et l’achat des rideaux revient habituellement aux locataires. Au regard des patchwork bariolés générés par ceux-ci sur les façades des grands ensembles de logements, on peut supposer que ces derniers reflètent des personnalités, affichent des origines étrangères ou encore répondent à des phénomènes de mode. Comment les habitants réagissent-ils quand ils se voient privés de ce droit ? « Le Corbusier prônait le Ripolin pour les murs, il rejetait tout drapé d’étoffe et même toute tenture des murs. (…) Il y a juste le fait que dans les boites à habiter soudain les gens, sans demander l’autorisation à personne, parce qu’ils en ont le droit et parce qu’ils en éprouvent un besoin vital, couvrent leurs murs de motifs et mettent aux fenêtres des voilages de guipure. » 27 Le Corbusier, en son temps, est déjà confronté à cette problématique avec ses cités radieuses. Et comme l’explique remarquablement bien Jean-Pierre Cousin ; « Le talon d’Achille de l’architecture moderne dans l’habitat a été la façade, et la flèche vengeresse de l’usager, c’est le rideau. Combien d’architectes se lamentent sur le kitsch des voilages des habitants ? Le confetti à fleurs ou le Vichy à volants permet à l’occupant de s’identifier depuis l’espace public. »28
28. Cousin, Jean-Pierre, « Rideau ! » D’Architecture, no 222 (novembre 2013): p 41.
27.Hugues, Patrice. Le langage du Tissu. Saint-Aubin Celloville: Hugues, 1982. P 404-405
Ce conflit des anciens et des modernes serait-il encore d’actualité ?
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Hugues, Patrice. Le langage du Tissu. Saint-Aubin Celloville: Hugues, 1982. P 394
figure 1 : Détail façade tour Bois-le-Prêtre ©Torben Eskerod figure 2 : Photo de la tour de Lopez à Berlin ©Dom Garca figure 3 : Photo de la tour originel de Raymond Lopez © Lacaton & Vassal figure 4 : Photo de la tour après transformation 1990 © Lacaton & Vassal figure 5 : images de la publication « Plus – Les grands ensembles de logements – Territoires d’exception », 2004 © Druot, Lacaton & Vassal figure 6 : images concours, 2005 © Druot, Lacaton & Vassal figure 7 : Axonométrie © Druot, Lacaton & Vassal figure 8 : Le chantier fin juillet 2010 façade ©micou figure 9 : Le chantier fin juillet 2010 façade nord et ouest ©micou figure 10 : Le chantier fin juillet 2010 Détail de la façade ouest ©micou figure 11 : Photo de la vue depuis un appartement de la tour © Philippe Ruault figure 12 : Détail façade ©Boureau David figure 13 : La tour Bois-le-Prête, après rénovation © Druot, Lacaton & Vassal figure 14 : Série de photographies des jardins d’hiver © Philippe Ruault figure 15 : Coupes axonométriques existant / projet © Druot, Lacaton & Vassal figure 16 : Axonométrie module préfabriqué © Druot, Lacaton & Vassal figure 17 : Schéma fonctionnement thermo-dynamique © Druot, Lacaton & Vassal figure 18 : échantillon écran d’ombrage ISO S de chez Isotiss figure 19 : Illustration tiré de Moles, Abraham André. Psychologie du kitsch: L’Art du bonheur. Pocket, 2016, p. 85. figure 20 : photo intérieur appartement tour bois-le-prêtre © Philippe Ruault figure 21 : Image du film « HLM, habitation légèrement modifiée » de Guillaume Meigneux © Cellulo prod figure 22 : photo intérieur appartement tour bois-le-prêtre © Philippe Ruault figure 23 : photo intérieur appartement tour bois-le-prêtre © Philippe Ruault
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Pour exister en tant que tel, un rideau se doit de conjuguer valeur pratique et portée symbolique : « Déséquilibrer ce couple entraîne la perte du rideau dans son ambivalence soit par réduction au domestique soit par dérive vers un symbolisme qui se considère comme exonéré de ce rapport au réel que tout rideau réclame. »1
1. Banu, Georges. Le rideau, ou, La fêlure du monde. A. Biro, 1997. p 13.
A sa manière, chacun des trois projets étudiés témoigne d’une capacité à développer ces deux aspects parallèlement et intelligemment. Leur échelle et leurs enjeux diffèrent, mais les questions qu’ils soulèvent se recroisent.
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La conception de rideaux nécessite la prise en compte d’une multitude de facteurs. Chacun des projets étudiés jongle avec ce que le rideau représente comme élément physique et ce qu’il invoque en tant que symbole chargé de sens. A l’instar de Mies van der Rohe qui s’associe à la textilienne et designer Lilly Reich pour donner naissance au Café Samt & Seide, Rem Koolhaas et les architectes du bureau 51N4E saisissent la richesse et le potentiel que représentent de tels collaborations. Cet intérêt qu’ils expriment pour des domaines qui, bien que relevant de l’architecture au sens large, ne s’inscrivent pas directement dans leur mission de base. Aussi, la démarche collaborative qu’ils engagent, révèlent la qualité de chef d’orchestre vers laquelle tend l’architecte d’aujourd’hui.
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Au regard des nombreux allers-retours entre la conception et la réalisation, on saisit à quel point une démarche empirique est essentielle au processus de création de ce type de projet. Les méthodes de travail des designers textiles Chevalier Masson et du studio Inside Outside soulèvent des questions actuelles relatives à l’expérimentation de la matière. L’élément du rideau induit une complexité avérée en termes de représentation et nécessite d’être abordé à échelle 1. Il est difficile, voire impossible, de représenter convenablement des rideaux à une échelle réduite dans une maquette, en plan, en coupe ou même en modélisation 3D. Les tentatives sont vaines et ne permettent pas de saisir les réels enjeux de l’intervention textile en termes de spatialité et d’atmosphère. Les différentes photos, qui illustrent le processus de conception de ces projets, témoignent des moyens mis en œuvre pour tenter, à échelle 1, d’éprouver les matériaux et leurs effets. Une multitude de tests, d’échantillons, d’installations bricolées ont été requis préalablement à la confection des rideaux finaux. Si dans le cas de rideaux, le processus empirique est fondamental, on observe une tendance similaire dans le domaine de la conception architecturale.
2. Bru Stéphanie, Theriot Alexandre, « Facade Mock-Ups ». Accattone, no 4 (août 2016): p 95.
Le dernier Accattone (4) témoigne de l’émergence d’une pratique qui consiste à ériger en amont de la construction des Mock-ups; des fragments de projets architecturaux à échelle 1. A titre d’exemple, dans le cadre du projet de centre culturel et sportif à Saint-Blaise (Paris), le bureau d’architecture parisien Bruther se voit offrir l’opportunité de construire un fragment de la façade de leur projet ;
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« The mock-up is no longer a model, but neither is it yet the building. It is a hybrid object that suggests the building, but is also formally independent from it. (…) It sheds light on technical questions by showing the real texture, density and thickness of the building materials and of the structural pieces. The mock-up as a scientific component? It is a verification tool, almost straight out of a laboratory.”2 On observe que ce rapport direct à la matière et l’expérimentation grandeur nature connait un regain d’intérêt chez les architectes. Peut-on y lire une volonté d’outrepasser l’abstraction à laquelle les moyens de représentations nous contraignent ?
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Dans le projet du COD, on observe la réminiscence d’un geste que l’on pourrait qualifier de post-moderne ; à savoir l’usage de signes symboliques en vue de nourrir la narration du projet. Dans son ouvrage De l’ambiguïté en architecture, Robert Venturi oppose à « l’architecture moderne orthodoxe » et à « la tradition du ‘l’un ou l’autre’ », « une architecture de complexité et de contradictions qui cherche à intégrer (‘à la fois’) plutôt qu’à exclure (‘l’un et l’autre’) »3. L’architecture postmoderne conteste l’indifférence moderniste à l’histoire et à la tradition et cela se traduit par l’usage d’un vocabulaire esthétique faisant référence à un symbolisme décoratif. Les designers Chevalier Masson prennent ce contre-pied en utilisant des formes et des matériaux évocateurs, faisant référence à des images ancrées dans l’imaginaire collectif. L’exemple du rideau de polyester type ‘rideau de cuisine’ auquel ils font adopter une forme théâtrale baroque illustre le jeu d’ambigüité mis en place ; l’usage de matériaux extrêmement connotés dont on vient perturber la perception. L’ambivalence des retours qu’ont générés ces interventions ne font qu’affirmer la prégnance des textiles sur nos valeurs de jugements.
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3. R. Venturi, De l’Ambiguïté en architecture, Dunod, Paris 1995, p31.
4. Caruso, Adam. The Feeling of Things. Barcelona: Ed. Poligrafa, 2008, p. 25.
Un projet comme celui de la Casa da mùsica, qui fait écho aux théories Semperiennes du revêtement, affirme une rupture totale avec l’hygiénisme et le fonctionnalisme de l’architecture moderniste. Les volumes rationnels et pragmatiques font place à un bâtiment sculptural et monumental et les murs intérieurs peints au ripolin blanc se voient ici recouverts de toutes sortes de revêtements. De par son audace, cette architecture est capable de générer des espaces et des atmosphères spectaculaires. Les onze rideaux, qui en font partie intégrante, interagissent avec la lumière et la musique et sont essentiels à la création de ces atmosphères, variantes et changeantes, à leurs images, au court de l’année et de la journée. La préoccupation presque obsessionnelle pour les revêtements intérieurs et les éléments souples qui font références à des traditions et matériaux locaux, est significative. On observe chez d’autres praticiens contemporains qu’une attention toute particulière est apportée aux matériaux qui constituent les intérieurs. Se basant sur l’imaginaire traditionnel et culturel qu’ils véhiculent, le bureau d’architecture londonien Caruso St-John constitue un exemple probant. « Our practice has always made work that is related to things that we have seen before. We are interested in the emotional effect that buildings can have. We are interested in how buildings have been built in the past and how new constructions can achieve an equivalent formal and material presence.”4
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Le projet de la tour Bois-le-prêtre s’inscrit dans une toute autre démarche et relève de préoccupations distinctes, vu qu’il s’agit d’une intervention de rénovation sur un bâtiment existant mais surtout qui concerne une typologie de logement. « The architectural use of textile has an environmental impact in the widest sense. » 5 Par ces mots, l’architecte Sevil Peach entend que l’usage du rideau dans l’architecture constitue une alternative durable, que ce soit dans le cadre d’une rénovation, où la mise en place de structures textiles « don’t compete aggressively with the language created by the original architects »6, ou encore dans l’hypothèse de nouvelles constructions, où la définition de rideaux comme alternative à l’érection de murs « allows the nature of a structure to change rapidly and profoundly, from on with multiple divisions, into an opened out space, from translucent to opaque and even from there to not there. »7 Sans pour autant faire abstraction de la charge hautement symbolique que le rideau évoque, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle le regain d’intérêt que ce dernier connaît progressivement dans le milieu architectural peut être lié à sa capacité de répondre à des questions de polyvalence et d’adaptabilité dans le temps, plus que jamais d’actualité.
8. Druot, Frédéric, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, et Susana Landrove. Plus ; les grandes ensembles de logements, territoire d’exception. Barcelona: Ed. Gustavo Gili, 2007.
5,6,7: Peach Sevil, ‘The resurrection of fabric in architecture’, Interwoven: Kvadrat Textile and Design. Munich: Prestel, 2013. p 196
C’est dans cette démarche que s’inscrivent les architectes Druot et Lacaton Vassal avec la tour bois-le-prêtre. Ce projet ‘pilote’ représente une tentative d’intégration d’éléments techniques low-tech associés à un geste culturel ; tirer les rideaux de son chez-soi. La mise en place de rideaux techniques, qui ne se veut ni contraignante, ni envahissante, correspond à une sorte de compromis entre un modèle thermique qui fait référence aux serres agricoles, et l’usage séculaire de rideaux aux fenêtres des habitats. Le constast se pose qu’imposer un rideau n’est pas un geste anodin et qu’il peut essuyer des mécontentements. Si cette démarche n’en est qu’à un stade expérimental, on constate que, depuis le projet de la tour Bois-le-Prêtre, ce modèle de jardin d’hiver avec rideaux a été appliqué à d’autres projets et que, forts de leurs expériences et à l’écoute des habitants, les architectes tentent de l’améliorer un peu plus à chaque fois. Cette attention portée aux usages témoigne d’une prise en considération des gens et de la qualité d’habiter que peut leur offrir leur logement. Elle s’inscrit dans une démarche participative qui connaît actuellement un essor considérable. Les architectes croient ici en la liberté d’appropriation des habitants. Leurs ambitions se résume comme suit : donner ‘plus’ à des situations construites existantes. « Agir avec précision, délicatesse, gentillesse, avec une attention aux gens, aux usages, aux constructions, aux arbres, aux sols, à ce qui est déjà là. » 8
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Malgré toutes les innovations techniques en matière textile qui permettent à l’élément du rideau de résister de mieux en mieux aux épreuves du temps et d’usage, rappelons que l’essence du rideau réside entre-autre dans l’idée d’éphémère qu’il véhicule. La vulnérabilité du rideau participe à la dialectique qu’il entretient avec l’architecture qui, quant à elle, revendique une certaine pérennité. L’éphémère du rideau est ancrée dans notre imaginaire collectif. Cette notion nous permet de saisir la complexité et l’ambiguïté qu’un projet de rideau induit. L’analyse de ces trois projets en témoignent, que ce soit dans le cas du COD où malgré leur rôle structurant, les rideaux ne sont considérés que comme des éléments scénographiques optionnels, ou encore dans la tour Bois-le-Prêtre, où certains habitants n’ont pas attendu bien longtemps avant de remplacer les rideaux thermiques par d’autres, plus à leur goût. Ces observations ne font qu’affirmer le statut ambivalent intrinsèque au rideau: sa définition est-t-elle du ressort de l’architecte ou de l’usager? Dès lors, comment est-il pertinent d’inclure le rideau dans le projet architectural?
Le rideau ne peut être approché dans la perspective du détail.
Le rideau est indice.
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Figure 1 : validation du choix de tissus, atelier, mai 2015 © Anne Masson
BIBLIOGRAPHIE
Figure 2 : figure 68 : photo rendez-vous de travail à l’atelier de Chevalier Masson, avril 2015 © Freek Persyn Figure 3 : Mock-up, Centre culturel et sportif Saint-Blaisse, Paris, 2014, Bruther © Julien Hourcade Figure 4 : Rideau bibliothèque, Montage, Tirana, juillet 2015 © Éric Chevalier
Ouvrages
Figure 5 : Détail façade, Nottingham Contemporary Art Centre, Caruso St-John Architects, 2010 © Iqbal Aalam
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Figure 6 : jardin d’hiver tour bois-le-prêtre © Philippe Ruault Figure 7 : Jeune femme lisant une lettre, 1657, Johannes Vermeer
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Anne Toussaint (Epigone) ; Schaerbeek, 12 juillet 2017
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Meigneux, Guillaume. « Habitations Légèrement Modifiées - Tour Bois-leprêtre, chronique d’une métamorphose », Cellulo Prod, 2013
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À Sara Cremer, promotrice Patrice Neirynck, professeur d’atelier Anne Masson (Chevalier Masson), Anne Toussaint (Epigone), Olivier Cavens (51N4E), Aura et Jana (Inside Outside) mes parents, ma sœur Pauline, ma famille mes amis et amies
Merci !