Avis du Comité d'éthique du 23 septembre 2020

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Avis du Comité relatif à l’honnêteté, l’indépendance, le pluralisme de l’information et des programmes de France Télévisions du 23 septembre 2020 suite à la saisine de la Caisse d’épargne Ile de France à propos de l’émission Cash Investigation, diffusée le 19 mai 2020 (21h07) sur France 2, « Égalité hommes femmes : balance ton salaire » et en particulier du traitement de l’égalité salariale à la Caisse d'épargne Ile de France (CEIDF).

Le président du COS, la présidente du comité RSE, le président du Directoire de la Caisse d’Epargne Ile de France ont demandé à la présidente de France télévisions de connaitre l’avis du comité d’éthique de France télévisions par un courrier du 26 mai 2020. La présidente de France télévisions a transmis au Comité d’éthique le 8 juin 2020 le courrier de la Caisse d’épargne et la demande d’avis. Le Comité d’éthique de France télévisions s’est réuni les 24 juin, 13 juillet et 24 août 2020. Il a demandé à France télévisions et à la Caisse d’épargne d’Ile de France des informations complémentaires qu’il a pu examiner le 13 juillet. Les courriers de la Caisse d’épargne mettent en cause la présentation des résultats de la banque coopérative en matière d’égalité salariale qu’ils qualifient de mensongère et contestable, ainsi que les témoignages de discrimination salariale qu’ils considèrent comme non représentatifs de la situation générale des salariées femmes de l’entreprise, et orientés en faveur des arguments d’un syndicat minoritaire dans l’entreprise. Ils dénoncent une présentation caricaturale et injustifiée de la politique salariale de la Caisse d’épargne. L’équipe de Cash investigation a fourni au comité d’éthique les éléments d’explication aux chiffres avancés dans le reportage, les explications écrites reçues de la part de la Caisse d’épargne au cours du montage de l’émission, ainsi qu’un dossier de presse consacré à la première étape de la procédure d’action de groupe lancée en juin 2019 contre la Caisse d’épargne IDF par la CGT. L’équipe de Cash investigation a été auditionnée à sa demande pour apporter des éléments d’information complémentaires sur les conditions de réalisation de l’enquête, le 24 août 2020. Suite à cette audition, les membres du comité se sont concertés pour rédiger le présent avis. Avis du Comité L’émission Cash investigation du 19 mai 2020 traite d’un problème majeur au sein de la société contemporaine, celui de la discrimination des femmes dans le contexte professionnel. Les divers reportages et les interviews en plateau de l’émission s’efforcent de présenter différents aspects de cette discrimination, concernant notamment les discriminations liées aux salaires à qualification égale, la sous-rémunération des professions majoritairement féminines ainsi que les obstacles et discriminations que subissent les femmes pour progresser dans leur carrière. La plainte de la Caisse d’épargne Ile de France concerne spécifiquement le reportage la concernant et présente principalement trois griefs qui sont apparus d’inégale importance au Comité. La Caisse d’épargne déplore le détournement de publicités de l’entreprise et une mise en scène fictive de la composition de son conseil d’orientation et de surveillance. Le Comité constate qu’un certain ton décalé est un élément de l’identité de l’émission Cash investigation et que les images détournées, notamment celles mettant en scène un groupe d’hommes extraites visiblement d’un film des années 1940 ou 50 ne pouvaient pas induire en erreur le téléspectateur 1


sur l’objectif purement ironique de cette séquence, dont des images sont d’ailleurs à nouveau utilisées à deux reprises dans d’autres reportages de la même émission, selon le principe assumé du comique de répétition. Le commentaire de la voix off en souligne également la dimension parodique. Ce choix formel d’expression n’est donc pas apparu contraire à l’honnêteté de l’information, même s’il vise à présenter sous un jour moqueur certains protagonistes du reportage (les dirigeants de banques) alors que d’autres protagonistes sont présentés sans cette mise en scène ironique. Le fait d’évoquer avec ironie le respect par la CEIDF des quotas hommes-femmes dans le conseil d’administration, ou dans le conseil d’organisation et de surveillance sans autre explication, contient une dimension polémique qui risque néanmoins de nuire à la clarté du message de l’émission pour le public. Le deuxième grief porte sur le témoignage de 4 salariés sur 5000 collaborateurs, selon le chiffre de la Caisse d’épargne. La Caisse d’épargne ne précise pas en quoi ces témoignages contiendraient des éléments erronés. Le Comité estime qu’ils peuvent illustrer la manière dont des discriminations peuvent être vécues par les femmes au sein d’une entreprise, en particulier du fait de la maternité et, en tant que discriminations éventuelles, n’ont pas besoin d’être représentatives de l’ensemble des salariées. Le dernier grief concerne ce que la Caisse d’épargne Ile de France estime être une « interprétation erronée, fallacieuse et tendancieuse des chiffres de [son] bilan social ». Le reportage litigieux prend pour point de départ l’action de groupe engagée par la CGT pour discrimination salariale fondée sur le sexe, qui a mis en avant notamment un écart de salaire moyen de 18% au détriment des femmes au sein de ce groupe. Le reportage de Cash investigation ne se contente pas de relater l’action menée par le syndicat et de mentionner ce pourcentage de 18% mais indique que ce chiffre correspond aux propres calculs de ses journalistes. De son côté, l’entreprise estime que le pourcentage pertinent d’écart salarial entre hommes et femmes n’est que de 1%. A partir des éléments complémentaires reçus, le Comité constate que ces deux chiffres ne mesurent pas la même chose. Le chiffre de 18% calculé par Cash investigation se fonde sur un tableau du bilan social de la CEIDF dont les données sont présentées à l’écran lors du reportage. Il consiste à comparer le salaire moyen à temps complet d’un homme et celui d’une femme au sein de l’entreprise. Ce chiffre de 18% est présenté à l’écran en gros caractère en surimpression d’un tableau tiré du bilan social, qui, avant de fournir la rémunération moyenne pour les hommes et les femmes, présente la rémunération moyenne par catégorie d’emploi. Le reportage y a ajouté une colonne présentant la différence de rémunération en valeur (4ème colonne du tableau). Les données par catégorie sont reproduites infra. Pour rendre visible la complexité du calcul de pourcentages et comprendre le calcul effectué par Cash investigation, le Comité y ajoute l’écart calculé en fonction du salaire des hommes (ce que les femmes gagnent en moins, cinquième colonne) et l’écart salarial en fonction du salaire des femmes (ce que les hommes gagnent en plus, sixième colonne, calcul retenu par Cash investigation)1.

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Les calculs du comité figurent en italique dans le tableau.

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Catégorie

Ecart en % entre le salaire des hommes et celui des femmes. Ce Rémunération Rémunération que les femmes mensuelle des mensuelle des Différence gagnent en hommes en € femmes en € en valeur moins

D

2996

2797

199 €

6,6%

7,1%

E

3057

2990

67€

2,2%

2,2%

F

3310

3296

14€

0,4%

0,4%

G

3573

3524

49€

1,4%

1,4%

H

3313

3233

80€

2,4%

2,5%

I

4250

4162

88€

2,1%

2,1%

J

5030

4880

150€

3,0%

3,1%

K

6289

5990

299€

4,8%

5,0%

L

9240

8697

543€

5,9%

6,2%

HC/ MS

20814

15519

5295€

25,4%

34,1%

Salaire moyen (global) sans les primes 5514

4992

522

9,47%

10,5%

Salaire moyen (global) avec les primes 4615

3922

693

15,02%

17,7%2

Ecart en % entre le salaire des hommes et celui des femmes, ce que les hommes gagnent en plus

On constate ainsi, sur la base du tableau présenté à l’écran, que des écarts de rémunérations existent pour chaque catégorie d’emploi, mais qu’ils sont largement inférieurs aux 18% affichés par le reportage en surimpression du même tableau, sauf pour les très hauts dirigeants, dont le salaire mensuel moyen est de 20814 € par mois pour les hommes et de 15519€ par mois pour les femmes, soit un écart de 25,4% et même 34% si on le calcule par rapport au salaire des femmes. Cette catégorie des très hauts revenus, qui comprend 11 hommes et 4 femmes (sur un effectif global de 3364 salariés), concentre le plus fort écart de rémunérations, même si des écarts sont constatables dans la plupart des catégories d’emploi. Mais les téléspectateurs n’ont

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Calcul retenu par Cash investigation.

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pas la possibilité d’accéder à ces éléments factuels, le chiffre de 18% étant présenté à l’écran qu’un bref instant, sans être expliqué par le commentaire du journaliste. Comme cela a été confirmé au Comité par Cash investigation, ce pourcentage de 18% permet surtout d’illustrer, sur le plan salarial, l’existence d’un plafond de verre au détriment des femmes. Alors même que, catégorie d’emploi par catégorie d’emploi, des différences salariales sont limitées (bien que réelles), les femmes sont sous-représentées dans les catégories d’emploi les mieux rémunérées. C’est cette sous-représentation, qui caractérise la structure des emplois, qui se reflète dans la différence de salaire moyen dans l’entreprise. Ceci explique que cet écart de salaire moyen est significativement plus important que l’écart de salaire au sein de la plupart des catégories d’emploi, et plus encore lorsque ce dernier est pondéré par les effectifs de chaque catégorie d’emploi (selon le calcul de la Caisse d’épargne). Il apparait donc que mettre en avant ce chiffre de 18% qui ne tient pas compte de la structure des emplois pour illustrer l’existence d’une discrimination salariale n’est pas nécessairement pertinent. Pour sa part la CEIDF a fait valoir à Cash investigation qu’elle contestait ce taux de 18% et qu’elle estimait que l’écart moyen de rémunération femmes-hommes à situation comparable au sein de son entreprise n’était que de 1%. L’entreprise ne calcule pas l’écart de salaire moyen des hommes par rapport aux femmes mais une moyenne des écarts salariaux à emploi équivalent, pondérée par les effectifs de chaque catégorie, sans les primes, en comparant les salaires des femmes par rapport à ceux des hommes, ce qui conduit à des pourcentages plus faibles. La formule de ce calcul un peu complexe a été présenté à l’antenne très rapidement et avec un ton ironique, dont la rédaction de Cash investigation a considéré qu’il pouvait alerter au mieux l’attention des spectateurs. Le Comité n’entend pas contester à Cash investigation le droit à manier l’ironie, qui fait partie de la liberté d’expression des journalistes, mais en l’occurrence, la rapidité de la présentation du seul élément contradictoire apporté aux arguments de l’action de groupe (le « 1% ») aurait mérité plus ample information. Le Comité a noté que Cash investigation avait à plusieurs reprises invité les responsables de la Caisse d’Epargne à présenter leur point de vue, et qu’ils n’ont souhaité répondre que par écrit. Le Comité reconnait les efforts de Cash investigation pour obtenir le point de vue de l’entreprise. Mais il estime que le refus de l’entreprise d’accorder un entretien ne suffit pas à justifier une présentation déséquilibrée des chiffres : il était possible d’interviewer des experts de l’égalité pour qu’ils présentent les enjeux des différentes méthodes de calcul et ce qu’elles peuvent indiquer du comportement des entreprises. Il était loisible aux journalistes de détailler plus précisément leurs propres calculs et ceux de la Caisse d’épargne. Sans prétendre valider les chiffres ou la méthode mis en avant par la Caisse d’épargne, le Comité constate que les calculs officiels proposés aux entreprises pour répondre à leurs obligations de lutte en matière de discriminations par le sexe recommandent effectivement un calcul par catégorie socioprofessionnelle et par tranche d’âge pour le calcul de leur « index Pénicaud »3. Le Comité note qu’à la fin de l’émission, un chef d’entreprise du secteur informatique (groupe Open), est interviewé, que son action en faveur de l’égalité femmeshommes est mise en avant et qu’il se prévaut de ce que sa société bénéficie d’un « index Penicaud » de 94/100, de même niveau que la Caisse d’épargne. Cet index de l’égalité femmes3

cf. https://index-egapro.travail.gouv.fr/simulateur/6a02e581-2beb-40be-a1dc-f090f10baa2a/effectifs

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hommes avait été mis en place par le Gouvernement pour évaluer selon des critères normés les différences de rémunération dans chaque entreprise et les contraindre à modifier leur politique en cas de niveau trop bas. La journaliste considère toutefois que ce n’est pas en raison de ce score que l’entreprise Open est exemplaire, puisque la Caisse d’épargne a reçu le même score. Il est apparu au Comité que si les journalistes sont à l’évidence libres de critiquer un outil mis en place par le Gouvernement pour lutter contre les discriminations femmes-hommes, il aurait été nécessaire pour la bonne information du public de présenter davantage les raisons qui fondaient cette critique. Cash investigation a mis en avant devant le Comité le fait que Mme Schiappa alors secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, avait été invitée pour présenter cet index et avait refusé cette invitation. Mais le Comité ne considère pas que ce refus justifiait une critique non étayée sur ce point. En conclusion, le Comité ne minimise pas la complexité que représente la présentation aux téléspectateurs d’éléments de méthodologie statistique et de ce qu’ils permettent de mesurer. Mais une présentation objective de ce que les chiffres veulent dire parait indispensable pour apprécier les difficultés de la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes, notamment dans une émission d’enquête au format long, a fortiori sur une chaîne de service public. Ceci alors surtout que le chiffre de 18% n’apparait pas comme de nature à mesurer l’existence d’une discrimination salariale fondée sur le sexe comme cela a été dit, et pour laquelle la CEIDF n’apparait pas mériter d’être particulièrement citée comme mauvais exemple : l’introduction de l’émission notait ainsi que selon l’Insee les hommes ont d’une manière générale un salaire supérieur aux femmes de 22,8%. La présentation des faits par Cash investigation correspond pour l’essentiel aux arguments de la CGT dans son action de groupe. Le syndicat est minoritaire dans l’entreprise, et selon les plaignants, n’a pas signé l’accord d’entreprise relatif à l’égalité femmes/hommes4. Cash investigation n’était à l’évidence pas tenue d’accorder à chaque syndicat une place dans son reportage, mais le Comité, dans le respect le plus strict de la liberté éditoriale de l’émission dans le choix de ces sujets et des angles par lesquelles elle aborde un sujet, estime que le reportage en cause aurait pu être davantage équilibré dans la présentation des points de vue en présence. Cette exigence n’est que renforcée par la complexité des enjeux présentés.

4

Il peut être noté que dans le reportage diffusé dans la même émission consacrée au « protocole Bachelot », Cash investigation indique que ce protocole n’a été signé que par des syndicats minoritaires.

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