LA PLACE DE L’ESCALIER AU JAPON Analyse de cas publics et privés Françoise Hallez
Faculté d’architecture la Cambre-Horta Année académique 2020-2021 Promoteur: Salvator-John Liotta
LA PLACE DE L’ESCALIER AU JAPON Analyse de cas publics et privés Françoise Hallez
Remerciements La réalisation de ce mémoire a été possible grâce au concours de plusieurs personnes à qui je voudrais témoigner toute ma gratitude. Je voudrais tout d’abord adresser toute ma reconnaissance au directeur de ce mémoire, Monsieur Salvator-John Liotta, pour son implication, sa confiance en mon sujet, sa disponibilité et ses judicieux conseils, qui ont contribué à alimenter ma réflexion et m’ont permis d’arriver là où j’en suis. Je voudrais ensuite remercier ma famille et spécialement mes parents sans qui je n’aurais jamais eu l’occasion de découvrir un pays aussi magnifique que le Japon. Ils m’ont toujours soutenue dans mes choix et mes décisions et je leur en serai toujours redevable. J’aimerais également dire merci à mon beau-père qui m’a donné le goût de la découverte et m’a montré l’importance d’être curieuse face au monde qui nous entoure. Je tiens également à exprimer ma gratitude envers mes amis et collègues qui m’ont apporté leur soutien moral et intellectuel tout au long de ma démarche. Un grand merci à Laura Renard pour ses conseils concernant mon style d’écriture, ils ont grandement facilité mon travail. Ensuite merci à Quentin Bellenger pour son aide précieuse et à Robin Decuyper pour ces heures sans fin passées à discuter sur mon sujet. Et enfin, un tout grand merci à mon compagnon qui a toujours cru en moi et qui m’a soutenue jusqu’à la fin. Tout cela n’aurait pas été possible sans vous.
Avant-Propos Tôkyô. Tôkyô et ses milles et unes ruelles, ses couleurs quand tombe la nuit, sa plénitude tout autant que son activité perpétuelle. Une capitale mondiale et pourtant une ville méconnue du reste du monde, et puis ses milliers d’habitants qui impressionnent. C’est cette ville qui m’a accueillie pendant plus d’un an pour la poursuite de mes études d’architecture. Cette ville était inconnue pour moi et pourtant je ne m’y suis jamais sentie étrangère. Tout est fait pour qu’on s’y sente bien, les quartiers tels que Shinjuku et Shibuya, sont les points de base lorsqu’on approche cette ville sans fin en tant que touriste. Mais une fois là pour y vivre, on remarque que Tokyo, ce n’est pas uniquement ces images qui font rêver les gens à travers le monde autant qu’elles peuvent les effrayer. Le Japon et sa capitale, ce sont ses habitants, gentils et serviables, qui n’hésitent pas une seconde à aider une jeune étudiante perdue le premier jour de son périple. Ce sont ces architectures qui n’en finissent pas d’étonner, que ce soient les buildings aux formes extravagantes ou encore les petites maisons sans prétention qui, en fait, regorgent d’ingéniosité. C’est dans ce contexte que je me suis retrouvée un jeudi de septembre, pour commencer l’aventure qui me marquera, je le pense, à vie. Je n’avais pas vraiment d’a priori en me lançant dans cette découverte si ce n’est que j’étais certaine d’en ressortir grandie. En ce qui concerne mon sujet, l’escalier et le japon, un sujet pensé avant de partir sans vraiment y avoir réfléchi plus que ça, j’avais juste relié deux éléments qui me plaisaient. Ce n’est vraiment qu’à partir du moment où je suis arrivée sur place que j’ai remarqué qu’il y avait vraiment un sujet derrière ces deux éléments. Un sujet, un thème que vous pourrez découvrir tout au long de ces pages avec, je l’espère, la même passion que j’ai éprouvée au cours de ces deux ans de recherche.
Introduction L’escalier, élément architectural au service de l’analyse. L’escalier est un élément architectural qui généralement est pensé comme un objet pratique au sein d’un bâtiment. Il se définit comme un ensemble de supports plans (degrés, marches) fixes ou mobiles (Larousse, 2021), qui permet de combler la distance entre différentes parties ou étages d’un bâtiment ou encore de faire la jonction entre le sol extérieur et ce-dit bâtiment. Cet élément pratique est donc abordé la plupart du temps sous un angle de vue technique, et ce depuis des siècles. En effet il existait déjà des textes écrits par Vitruve, Alberti ou encore Palladio abordant les tailles et hauteurs de marches nécessaires ou encore l’inclinaison maximale permettant une montée fluide et agréable des personnes, etc. Encore aujourd’hui il existe un nombre ahurissant de documents concernant les normes à appliquer lors de la conception et de l’intégration d’un escalier dans un espace et s’ajoutent à ces réglementations de constructions les différentes normes incendies, de sécurité et autres normes indispensables. Mais petit à petit, l’approche et la conception des escaliers s’est faite d’une manière un peu différente. Les escaliers n’étaient plus uniquement vus comme un élément pratique mais aussi comme un élément esthétique et architectural ayant une signification et apportant quelque chose à l’espace dans lequel il était implanté. Déjà dans les civilisations les plus anciennes, ceux-ci ont commencé à prendre un caractère sacré ; les marches menant au temple dans presque toutes les civilisations par exemple, ou encore un caractère scénique ; dans les théâtre grecs ou romains, les scènes sont entourées d’un ensemble de marches sur lesquelles les spectateurs
s’installent pour regarder le spectacle. Ainsi se greffe à cet élément architectural, une symbolique, celle de la montée vers les dieux ou encore de l’ascension à la connaissance, de la montée sociale ; le statut des gens peut être représenté via une échelle, un escalier, et bien d’autres significations, etc. Et l’architecture va se jouer de cette symbolique en travaillant l’élément au départ purement basique, elle va le mettre en valeur pour créer des effets d’importance comme dans celui de l’Opéra Garnier à Paris par exemple. Ou encore l’escalier à double hélice du Vatican. Plus récemment, l’escalier fait aussi figure de prouesse technologique, les constructions métalliques en colimaçon du 19e siècle ou encore ces constructions issues de l’école du Bauhaus qui montrent aux visiteurs une connaissance plus poussée de la matière et de la technologie. Les architectes en font également des objets purement esthétiques qui viennent s’intégrer dans la vie de tous les jours ; l’exemple peut se trouver dans les escaliers de la boutique Olivetti située à Venise, pensés par Carlo Scarpa. À une échelle plus petite, les marches, séparant un espace d’un autre, permettent de mettre en évidence certains éléments, certaines personnes par rapport à d’autres. Et c’est ainsi que l’architecture s’est emparée de ce ‘’simple’’ objet. Et à partir de ce moment-là, les escaliers ne vont plus seulement être décrits selon leurs caractéristiques physiques, mais bien selon un mélange entre la technologie développée, l’esthétique recherchée et la symbolique voulue. Certains écrits comme Stairs, publié par Detail et écrit par Christian et Christine Peter ainsi que Daniel Reisch et Katinka Temme, sont des ouvrages qui rassemblent une quantité d’exemples d’escaliers contemporains remarquables. Dans ce livre, les auteurs ont classé les différents escaliers selon plusieurs catégories : ceux ayant une certaine ressemblance avec les échelles de Jacob (échelles de meunier), ceux tenant plus de la sculpture que de l’escalier, les escaliers meubles, ceux faisant office de scène, etc. c’est donc plus une catégorisation esthétique que pratique. Un autre livre, issu d’une exposition pensée par Oscar Tusquets – L’escalier, Un parcours dénivelé, utilise un système de classement similaire au précédent. L’art ne va pas faire abstraction de cet élément chargé de symboles. Piranèse met en scène les cages d’escaliers à l’infini dans ses prisons imaginaires ; dans ces dessins sombres et 10
écrasants, les escaliers ne menant parfois nulle part indiquent une lutte de la part de l’humanité pour essayer de sortir de ces espaces, en vain. Penrose et son escalier sans fin, objet issu d’une illusion d’optique, propose quant à lui un objet impossible et pourtant bien présent. Mais tous ces exemples sont des éléments provenant de civilisations occidentales, alors qu’en est-il de la situation dans un pays comme le Japon ? Ce pays marqué chaque année par de nombreux séismes et autres catastrophes naturelles. Ce pays de la technologie, qui oscille pourtant entre tradition et modernité dans tout ce qui est entrepris. Ce pays où les maisons traditionnelles sont réputées pour se développer en longueur et non en hauteur. Quant est-il de l’escalier, comment celui-ci s’est-il développé dans les espaces publics ? Comment s’organisent en soit les espaces publics japonais ? Retrouve-t-on dans les rues de Tokyo de grands escaliers comme ce qui se fait à Rome et où tout le monde, touristes comme autochtones, vient s’asseoir pour se reposer ou observer les alentours ? D’autre part, qu’en est-il de l’escalier dans les logements ? Quelle place a-t-il pris dans les logements lorsque ceux-ci s’organisaient principalement de manière horizontale ? Et ensuite, comment cela s’est-il développé à partir du moment où les habitations se sont développées en hauteur et non plus dans la longueur ? Les architectes concepteurs de logements ont-ils subi l’objet ou se le sont-ils approprié ? Si c’est le cas, comment s’y sont-ils pris ? Toutes ces questions, je me les suis posées et j’ai essayé d’y répondre au mieux : grâce aux connaissances théoriques que j’ai pu lire et étudier mais aussi à l’ensemble des éléments que j’ai pu observer lors de mon année d’échange scolaire dans la capitale nipponne. Pour pouvoir répondre à l’ensemble de ces questions, une méthodologie de travail organisée sur deux années a été mise en place. Le sujet d’étude portant sur la place de l’escalier au Japon et majoritairement à Tokyo, la recherche nécessaire au développement du travail a dû se faire en plusieurs étapes. Tout d’abord, un travail a été entrepris, préalablement à cette année de rédaction, in situ, lors de l’année d’étude effectuée à Tokyo. Celui-ci a consisté principalement en des visites de lieux remarquables pour leur architecture mais aussi d’espaces de la vie de tous les jours en mettant en évidence les éléments 11
qui pouvaient s’avérer probants pour la suite. Ces visites se sont accompagnées d’un reportage photographique mais également d’une recherche scientifique. En effet, l’université m’a offert le temps d’approfondir mes connaissances à propos du pays ainsi que ses us et coutumes. À la suite de ces recherches sur terrain, un choix a été fait dans les projets visités ainsi que recherchés pour mettre en évidence ceux qui étaient intéressants et qui s’alignaient avec le thème de la recherche. Un choix a également été fait dans la manière d’aborder ces différents projets. Il a été tout d’abord question de séparer les projets en deux grandes catégories, les projets destinés à accueillir du public et ceux qui se limitaient aux espaces privés. La différenciation des projets permet d’appréhender le sujet des escaliers à différentes échelles et ainsi d’analyser des comportements et des manières de penser l’espace et son appropriation qui pourraient être dissemblables les unes des autres. Lorsque cette distinction entre les échelles a été établie, une seconde catégorisation des projets s’est opérée. Il s’agissait alors de les rassembler en fonction de leurs similarités. Mais pour cela, il fallait établir les critères sur lesquels allait se déterminer ce qui était semblable ou ne l’était pas. L’étude théorique des notions concernant les espaces publics ainsi que la maison japonaise, mais aussi l’analyse de livres concernant les escaliers et leurs catégorisations a permis d’établir l’entièreté des souscatégories. De là est issu le plan d’analyse qui sera utilisé tout au long de cette recherche. La dernière étape concernant l’analyse des projets a été de les redessiner en vue axonométrique, de manière synthétique en mettant en évidence les escaliers analysés. À côté de cette analyse de cas, une recherche théorique supplémentaire a été menée. Un premier complément théorique concernant la ville de Tokyo, son histoire et son évolution depuis sa fondation sous le nom d’Edo jusqu’à aujourd’hui permet d’introduire les lieux dans lesquels les projets prennent place. Le second complément concerne la société japonaise en général tout en faisant un focus sur certaines notions s’appliquant à la fois à l’architecture et à la société.
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Fig a: Seaside Gallery, Naoshima, Septembre 2020 Photo : @F.Hallez
Ces deux compléments sont donc importants à la compréhension même des architectures contemporaines ainsi que des comportements de leurs visiteurs et/ou habitants et donc des analyses qui en découleront.
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Note à l’intention du lecteur : la quasi-totalité des citations reprises dans ce mémoire sont issues d’une traduction venue de l’anglais faite par mes soins. Il se peut donc qu’il y ai de légères différences avec la version originale, mais dans tous les cas, la traduction a été faite de la manière la plus fidèle possible.
Remerciements
p.5
Avant-Propos
p.7
Introduction
p.9
01 - Analyse historique de la ville
p.23
02 - Analyse de la société
p.51
03 - L’escalier, élément architectural au service de l’analyse
p.77
Conclusion
p.269
Bibliographie
p.275
01 03
ANALYSE HISTORIQUE DE LA VILLE
La période d’Edo p.24 Des évènements qui vont p.29 marquer la ville La période après-guerre p.33
Les années 60 et le p.36 mouvement métaboliste Les années 80 et la bulle p.39 spéculative
L’éclatement de la bulle les années 90, la décennie p.41 perdue Les années 2000 jusqu’à p.45 aujourd’hui
02
ANALYSE DE LA SOCIETE
L’importance du groupe p.52 La notion d’Oku, p.54 anthropologie de l’espace
La question de l’éphémère p.58
L’expression d’un groupe social : Notion d’Uchi et de p.62 Soto Le Ma, générateur d’espace, p.63 de pensée, de vie
L’ESCALIER, ELEMENT ARCHITECTURAL AU SERVICE DE L’ANALYSE. Les pratiques de l’espace p.84 public L’espace public à la période p.85 d’Edo
Analyse de cas au sein de l’espace public à travers le p.91 médium de l’escalier Les Pops p.95
La Kagu par Kengo Kuma Yokohama ship Terminal par FOA
Les Sakaribas contemporains p.107 Les gares, le cas de la gare de Shinjuku Les entrées de magasins, la rue verticale
Les espaces religieux p.119 Temple Akagi par Kengo Kuma Fushimi Inari Taisha à Kyoto
Hiroba – la place publique p.133 japonaise Mémorial des Jeux Olympiques de 1964
Les Micropolarités p.141 Tokyu Plaza par NAP architects, le cas du starbucks Raizin R _ Omotesando park
En conclusion, les escaliers dans p.153 les espaces publics
La maison individuelle p.156 Anthropologie de la maison p.156 La maison urbaine traditionnelle p.159 Les Machiya Les Nagaya
Une réglementation source p.253 d’inspiration
Yokohama apartment par On Design Architects
Une société en constante p.261 évolution
Share Tenjincho par Tailand Architects Analyse de cas au sein des espaces privées à travers le p.171 médium de l’escalier
La première marche p.175 Koshi no Ie
Ikkodate, ou l’idéal de vie p.183 américain Ikkodate
La notion d’Oku revisitée p.191 Tower House par Azuma Takamitsu House Tower par l’atelier Bow-Wow House in Gotanda par Go Hasegawa
La rue qui se verticalise p.205 Immeubles à appartements à Nakano Appartements avec un petit restaurant par Naka Architects Stairway house par Nendo
Une limite qui rassemble p.221 Double Helix House par O+H Architects
L’importance des sols retrouvée p.229 House NA par Sou Fujimoto Coil par Akihisa Hirata
Réinterprétation du Kaidan p.241 Dansu
House in Itami par Tato Architects Tread Machiya par l’atelier Bow-Wow
Fig a - b : Carte du Japon et zoom sur la capitale Tokyo et ses différents municipalités.
01
ANALYSE HISTORIQUE DE LA VILLE
Partie 1. Analyse historique Cette première partie se concentre sur l’histoire même de la ville de Tôkyô, les événements au cours des siècles qui ont fait de la mégapole ce qu’elle est aujourd’hui. L’analyse va donc survoler les siècles depuis le moment où la ville commence à prendre de l’importance au sein du pays, à cette époque, au 17e siècle, elle s’appelait encore Edo, pour aller jusqu’à aujourd’hui. Les grands événements qui ont un impact fort sur la capitale tels que la seconde guerre mondiale ou encore la bulle économique ainsi que sa fin, y sont décrits. Cette partie permet donc d’avoir une première approche de ce qui fait de Tôkyô ce qu’elle est et quelles sont les influences, les points importants à retenir au fil du temps. Elle aborde également plusieurs points concernant l’organisation même des espaces publics et privés au sein de la ville. Ces éléments sont importants par la suite dans la compréhension des notions abordées dans ce mémoire. 23
1.1 La période d’Edo L’histoire de Tôkyô, 東京, commence réellement à partir du 17e siècle. Avant cela, Edo, 江戸, l’ancien nom de Tôkyô, qui signifie entrée de la baie ou estuaire, est une ville en croissance légère depuis le 15e siècle. Le pouvoir à l’époque est maintenu par l’empereur dans la ville de Kyoto, plus au sud du Japon, qui remplit donc le rôle de capitale du pays. S’y trouve tout le pouvoir accompagné de l’ensemble des classes dominantes du pays. À partir du 17e siècle, un changement significatif va s’opérer dans cette répartition du pouvoir, qui va amener à la formation de la future capitale nippone. En effet, le système de shogunat va être petit à petit développé. Dans ce système, l’empereur ‘’perd’’ son pouvoir politique au profit de l’aristocratie militaire. L’empereur ne possède alors plus qu’une autorité symbolique. Ce système de shogunat va durer pendant près de trois siècles jusqu’à la restauration du pouvoir de l’empereur en 1868, évènement qui marquera le début d’une nouvelle ère, l’ère Meji. Le premier shogun, Tokugawa Leyasu, décide alors de s’éloigner de la capitale dirigeante qu’est Kyoto et va s’installer dans une petite ville avec château, à l’est du pays, qui par la suite deviendra Tôkyô, 東京, la capitale de l’est. Cette petite ville est idéalement située, à l’entrée d’une baie, accessible depuis la mer, avec une géographie facilement abordable avec une disposition idéale face aux peuples du nord du pays (possibilité de se protéger des attaques éventuelles). Dans cette nouvelle ville, le shogun va s’assurer la présence des classes dirigeantes en leur imposant la résidence alternée, au minimum un an sur deux, ainsi que la résidence permanente de leurs familles respectives. La nouvelle ville se peuple alors rapidement grâce aux classes aristocratiques mais aussi grâce aux marchands venus des quatre coins du pays pour profiter de cette situation. À cette époque, le shogun est l’élément central de la société et cette centralisation du pouvoir se fait sentir jusque dans l’organisation de la ville d’Edo elle-même. Deux éléments caractérisent alors la ville de l’époque lorsque la question de son organisation spatiale est abordée. Premièrement, elle va croître telle une spirale dont le centre est repris par le château, point le plus important de la ville, haut lieu de la société aristocratique. Le centre, ici occupé par le château pendant le shogunat puis par le palais impérial aujourd’hui, n’a pas la même valeur que les centres de nos 24
villes occidentales. Les centres-villes européens ont une symbolique, ils sont des espaces qui représentent le lieu de la vérité, un lieu qui selon Roland Barthes (Barthes, 2007, p. 47) est “marqué, c’est en lui que se rassemblent et se condensent les valeurs de la civilisation : la spiritualité, le pouvoir, …, aller dans le centre, c’est rencontrer la ‘’vérité’’ sociale, c’est participer à la plénitude superbe de la réalité”. Au Japon, la valeur du centre diffère de ces centres remplis de symboles que sont ceux des villes d’Europe. Ici le centre est bien présent, il se voit physiquement lors d’analyses de cartes et plans, il se ressent lorsqu’il faut en faire le tour, mais ce centre reste vide. Pour expliquer ses propos, Roland Barthes vient écrire que ‘’ Toute la ville [de Tôkyô] tourne autour d’un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée sous la verdure, défendue par des fossés d’eau, habitée par un empereur qu’on ne voit jamais, c’est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui.’’ (Barthes, 2007, p. 50) Il décrit ainsi une conception relativement différente de la spatialité urbaine au Japon, plus précisément dans sa capitale, par rapport à ce qui est connu dans les grandes villes européennes.
Fig a: Formation en spirale de la ville d’Edo. Image tirée du livre «Du gest à la cité», d’Augustin Berque, aux éditions Galimards. 25
Ainsi à Edo, au plus un habitant se retrouve proche du centre de la ville, au plus il a une place importante dans la société et cela va en décroissant. La position d’une personne se réfère donc à sa position géographique dans la ville. Jinnai Hidenobu décrit quant à lui la ville d’Edo comme ceci : ‘’ Edo présentait toutes les caractéristiques d’une ville-château classique : son château se dressait à l’extrémité du plateau de Musashino ; ses quartiers roturiers se trouvaient à l’est dans la plaine alluviale ; à l’ouest, au sommet d’un plateau diluvien, se trouvait la ville haute, ou Yamanote, où étaient rassemblées les maisons des guerriers.’’ (Jinnai, 1995, p. 11) Deuxièmement, dans ce qu’écrit Jinnai H. à propos de la ville d’Edo, il met en avant une distinction spatiale qui prend place dès l’établissement de la future capitale. Cette distinction très marquée se fait entre la partie haute, Yamanote, 山手 - mains de montagne - et la partie basse Shitamachi, 下町 - ville basse - de la ville. La partie haute, Yamanote, comprise entre les 7 collines entourant Tôkyô, est aujourd’hui comprise au sein de la ligne de métro du même nom, qui reprend entre autres le palais impérial. Elle abrite les grandes demeures - daimyo- des samouraïs et autres importantes personnalités de l’époque, un grand nombre de temples et sanctuaires ainsi que les centres commerciaux qui les accompagnaient. Shitamachi, qui se traduit littéralement par “ville basse» en japonais, concerne toute la partie en dehors de cette ville haute et ce, jusqu’à la baie d’Edo. Elle héberge, lors de la période d’Edo, environ autant d’habitants que la ville haute mais sur une surface bien plus restreinte. Cette situation se traduit par une extrême densité des quartiers de la ville basse (69 000 hab/km² environ contre 14 000 hab/km² dans la ville haute). La ville basse s’organise autour d’un ensemble de canaux, qui facilite les transports de marchandises et de personnes, mais qui disparaît au fur et à mesure que la ville évolue. On retrouve, au sein de cette organisation spatiale, 4 catégories de personnes réparties entre les parties hautes et basses de la ville : les nobles (ceux qui manient l’épée, les samouraïs), les fermiers, les artisans et les marchands. La ville, en plus d’être aménagée selon les principes géographiques énoncés plus haut, est organisée par districts. Chaque district est sous la supervision d’une famille noble. Une rue principale vient relier ces différents quartiers, où les commerces, les maisons des plus riches, etc sont regroupés. 26
De là partent les ruelles et allées concentrant l’ensemble des unités d’habitation. Une certaine homogénéité est observée dans les groupes habitant ces quartiers. Ceux-ci sont généralement composés de travailleurs de la même profession ou bien de personnes venant de mêmes villages/ régions du Japon avant d’avoir migré vers Edo. Dans ces quartiers densément peuplés, les maisons ne possèdent pas de jardin ou d’espace en arrière-plan : elles s’ouvrent alors directement sur les allées. Il s’y organise ainsi toute une vie dans les rues, qui deviennent non plus un simple lieu de passage mais des lieux de vie. On y retrouve l’équivalent du jardin des habitants (plantes en pot, etc), des “La rue constituait par contre, le lieu populaire et populeux par excellence”
Manuel Tardits Usages, Tokyo, Analyse subjective et
factuelle des usages de l’espace public, p.9
Fig a: Ukiyoe de la rue lors de la période Edo avec en arrière-plan le Mont Fuji. Dessin par Hiroshige issu de la série des cents vues célèbres d’Edo. 27
endroits de jeu pour les enfants ou encore les cuisines des maisons, les toilettes ainsi que, souvent, un temple qui vient protéger les lieux. Ces ruelles se prénomment Roji - 路地 - et sont un élément important de la vie en société de l’époquet sont un élément important de la vie en société de l’époque. Ces ruelles, trop petites pour permettre l’accès à quelconque véhicule sont limitées à la circulation piétonne et un grand
Fig a: Roji contemporaine, investissement de la rue par les habitants, pots de fleurs, enseignes de magasins, etc Nakano, Tokyo, Novembre 2019 Photos @ F.Hallez
nombre de relations entre les habitants s’y forment. La topographie n’est pas uniquement utilisée comme outil de séparation des classes sociales, mais sert également au placement des routes, des bâtiments importants, etc. En plus de cela, l’organisation spatiale de la ville va également se baser sur d’autres éléments situés dans un plan bien plus éloigné. Les paysages en arrière-plan entourant la ville vont être des éléments importants dans la réflexion du placement de certaines routes, certains points de rassemblements, et autres. L’arrière-plan le plus connu de Tôkyô est bien évidemment le Mont Fuji, 富士山. Ce symbole nippon, sacré, vénéré mais aussi craint depuis toujours de par sa nature volcanique, est 28
visible depuis bien des endroits à travers la ville. Cela est dû à une organisation spatiale pensée pour observer cet arrièreplan majeur aux yeux des Japonais. Contrairement à la capitale de l’époque, Kyoto dans le Kansai, qui s’organise selon un axe nord-sud, Edo s’oriente donc quant à elle le plus possible vers l’est, là où se trouve le mont Fuji. Qui de ceux habitant à Tôkyô, n’a pas été subjugué par la vue sur le mont Fuji depuis une petite rue de Meguro par exemple ? Ce n’est qu’en 1878 que vient se terminer cette ère féodale pour être suivie par l’ère Meji. Le changement d’ère marque le changement de régime politique de la ville ainsi que son changement de statut. Edo prend la place de Kyoto en tant que nouvelle capitale du pays et, par la même occasion, change son nom pour Tôkyô, 東京, la capitale de l’est. 1: Chaque ville et pays du monde est marqué par les évènements qui se produisent au fil du temps. Ce qui est important de retenir ici c’est comment la ville arrivera à surmonter les épreuves et à repartir du meilleur pied. Bien sûr ceux-ci auront un impact plus ou moins définitif sur le futur de la ville.
La volonté de changer de nom pour la capitale représente également une ‘’volonté politico-économique de modernité, mais symbolise aussi un véritable échange d’identité, tant la ville entérine cette mue dans sa forme même. (Tardits, 2017, p. 36)’’Ce changement s’accompagne aussi d’un nouveau développement de la ville ainsi que du pays en général. Ce dernier, en isolation-volontaire depuis plus de 250 ans, va être forcé à s’ouvrir au monde et va par la même occasion remarquer le décalage qu’il a face aux autres puissances de l’époque. Il s’ensuit une période de grande croissance qui sera ponctuée par des événements qui viendront marquer la ville et en faire ce qu’elle est aujourd’hui.¹
1.2 Des évènements qui vont marquer la ville Le 1er septembre 1923, aux environs de midi, un tremblement de terre frappe la ville près de Yokohama, dans la banlieue sud de Tôkyô. Le tremblement de terre se passe aux environs de midi, un moment où les Japonais se trouvent, pour la plupart, chez eux, en train de préparer leur repas du midi. Le séisme provoque par la suite un tsunami. Mais ce qui ravage le plus la ville, ce sont les incendies qui se développent suite à ces deux événements. Le feu, alimenté par les foyers des maisons, se propage d’autant plus facilement que les bâtiments sont construits de bois et de papier, des combustibles de choix. A l’issue de ce désastre, 29
plus de 60% des habitations sont détruites (environ 300 000 maisons) et plus de 3 millions d’habitants se retrouvent à la rue. La catastrophe coûte également la vie à environ 140 000 de personnes (Chiffres récupérés par le Tokyo Metropolitan Government et publié sur leur site internet). Malgré le caractère désastreux de ce tremblement de terre, il permet aux politiciens de mettre en place les plans d’amélioration de la ville qui sont désirés depuis longtemps mais jamais entrepris. L’occasion est idéale, le concept de Tabula Rasa (qui sera développé plus tard en Occident) n’a même pas eu besoin d’être pensé par des architectes qu’il était d’application dans la ville. Les plans développent des volontés d’assainissement voire de suppression de quartiers entiers, d’élargissement de rues, de développement d’une plus grande quantité de parcs, etc. Une volonté d’utilisation de nouvelles techniques de construction et surtout de nouveaux matériaux est aussi affirmée et mise en avant. Le bois et le papier, matières courantes dans la maison traditionnelle, sont évités, le plus possible, dans les nouvelles constructions car elles sont considérées comme étant plus vulnérables aux incendies. Ces matériaux traditionnels sont alors mis de côté au profit du béton (la période moderniste qui commence a également son influence dans ce choix). (Hasegawa, 2013, p. 7) À la question : « Quelle sorte d’époque fut le XXe siècle ? », je ne sais pas ce que vous répondriez, mais moi sans hésitation, je dirais : « Ce fut l’époque du béton. »
Kengo Kuma
L’architecture naturelle p.7
Mais malgré une mise en avant du béton, le bois reste encore un matériau de choix dans la construction de masse.¹ La prédilection pour le bois est quelque chose d’ancré dans les coutumes japonaises depuis bien longtemps. Le bois, en plus d’être une source d’une grande importance sur cette île remplie de forêts, est aussi un élément qui s’use avec le temps, qui vit, à l’inverse de la pierre. Dans le principe de l’impermanence, -le mujō, 無常- développé un peu plus tard dans ce chapitre, il est très important qu’aucun élément ne soit relié à l’éternité. (Rezaee, 2017) ² Les quartiers organisés autour du concept de ruelles - Roji sont très présents dans la partie basse de la ville et font partie des actions de reconfiguration lors de la campagne de 1923. 30
1:En 2013, encore 90% des maisons détachées étaient construites avec une structure en bois selon le BSL, Building Standard law, japonais écrit par Hasegawa Tomohiro 2: Le principe ayant été développé par de nombreux philosophes au fil du temps, ces propos sont extraits d’un article écrit par Alireza Rezaee ayant pour titre : Reconceptualizing Mujō : A Japanese Worldview not in the pursuit of eternity, article publié en 2017. Il fait alors un résumé assez concis du concept, le permettant d’être abordé par tout un chacun.
Décrits comme insalubres, ils sont ainsi limités dans la ville et la grande communauté qui s’organise tout autour disparaît en même temps que ces quartiers. Malgré tous ces changements, il est intéressant de voir que la ville reste fidèle à elle-même et garde beaucoup de ses caractéristiques d’avant 1923. Les notions de progression, de cheminement, d’entrelacement de ruelles développées pendant la période d’Edo demeurent encore d’actualité. Et ce même Edo que connaissait les tokyoïtes se fait encore sentir après la reconstruction de la ville.
Fig a: Au lendemain du bombardement la ville de Tokyo est méconnaissable. Photo @ Wikipedia
La catastrophe du 1er septembre 1923 n’est pas le seul grand incendie qui marque la ville au 20e siècle. Le bombardement de la ville par les Américains, le 10 mars 1945, est lui aussi extrêmement destructeur. Le raid mené de nuit a pour but de détruire le plus possible la ville, en particulier son industrie. Dans cette démarche, aucune distinction n’est faite entre ces lieux d’industries et les zones résidentielles. L’effet de surprise, la proximité des différents éléments et la densité des bâtiments en ville sont déterminants dans la propagation rapide des foyers d’incendie. L’incendie qui en a résulté détruisit plus de 40 km² de la ville de Tôkyô en une nuit.
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De grandes campagnes de reconstruction seront à nouveau lancées mais, cette fois-ci, l’influence américaine se fait sentir. La reconstruction se doit d’être rapide et avec un budget assez serré, la guerre ayant eu un impact important sur l’économie du pays. Les gens qui avaient quitté la ville lors de la guerre reviennent et la demande de logements, d’espaces de travail, etc, est accrue. Cette nouvelle reconstruction ne permet cependant pas d’introduire, comme en 1923, des améliorations dans le design urbain, l’urgence règne : il faut reconstruire et vite. Ces nombreuses destructions suite aux feux qui ont ravagé la ville deux fois en 20 ans, ne sont pas chose nouvelle pour les tokyoïtes. Rien que durant de la période du shogunat de Tokugawa, environ 1800 incendies ont saccagé la ville, le plus marquant à l’époque restant peut-être le grand feu Meineki de 1657 qui a détruit tous les alentours de Shitamachi, une partie du château et tué plus de 100 000 personnes. Mais au 20e siècle, avec les avancées technologiques, etc, ils se sont raréfiés, ce qui a pour effet d’intensifier ainsi l’impact de ceux de 1923 et 1945 sur les habitants. Les Japonais vivent depuis longtemps en sachant que la vie ne peut tenir qu’à un fil, le pays étant souvent secoué par des tremblements de terre, des tsunamis, etc. Les catastrophes naturelles n’épargnent pas le pays. Et ces deux événements majeurs viennent renforcer ce sentiment de fugacité de la vie.
Fig a : Tradition Hanami - ou regarder les fleurs - chaque année les japonais se rassemble au pied des cerisiers en fleurs pour en profiter. Ici dans le parc Sayama Tokyo, Avril 2020 Photo : @F.Hallez 32
3: Le terme Mujō est abordé par de nombreux philosophes venant parler de l’esthétique japonaise et de leur approche avec les objets et autres valeurs matérielles. Il est notamment abordé fugacement dans le livre ‘’Vertical Living’’ édité par gestalten, ou encore par Leonard Koren lorsqu’il aborde le concept de Wabi-Sabi.
L’éphémère est quelque chose qui a toujours eu une place importante dans la pensée japonaise. Celui-ci est ancré dans un cycle qui permet à toute personne de sentir le temps qui passe. La beauté d’un cerisier en fleur en est l’exemple le plus connu. Chaque année, des milliers de personnes se réunissent à leurs pieds pour observer ces floraisons qui ne durent pas plus d’une semaine et qui, du jour au lendemain, peuvent disparaître sous l’effet d’une forte pluie. Cela montre bien la fragilité de la chose matérielle et son éphémérité. C’est le moment, la beauté, la nature qui est appréciée et non pas la chose matérielle en elle-même. Cette façon de voir les choses permet de développer un certain sentiment de détachement par rapport à la matière et de renforcer l’attachement aux moments qui y sont liés. Un mot japonais correspond à ce principe de l’éphémère, c’est le Mujō,無常, souvent traduit par impermanence, en français. Le terme en lui-même se traduit par le fait d’accepter la nature transitoire du temps et ne pas le relier à l’éternité.³ Les grandes destructions de la ville auront également un impact important sur la manière de construire et penser la maison. Cela pourra entre autres se voir par l’externalisation des équipements (conduites de gaz, câbles électriques, escaliers, etc) qui se fera par la suite.
1.3 La période après-guerre Le japon ressort de la guerre affaibli, à la fois économiquement, physiquement et psychologiquement. L’annonce de la reddition des Japonais le 15 août 1945 suit de peu les attaques à la bombe nucléaire de Nagasaki et Hiroshima, qui resteront gravées à jamais dans l’esprit du peuple japonais. Tôkyô, quant à elle, détruite suite aux incendies provoqués par les Américains et délaissée par ses habitants durant la guerre, se voit à nouveau réinvestie par la population. Celle-ci afflue de tous les coins du pays pour s’installer à nouveau dans la ville, que ce soit ceux qui avaient fui dans les campagnes se mettre à l’abri des attaques ou encore les soldats partis à la guerre. Cette augmentation rapide de la population va engendrer des problèmes de place et d’habitation. Un plan de reconstruction est présenté par Ishikawa Hideaki, proposant l’introduction 33
d’importants espaces verts au sein de la ville, repris au niveau des zones détruites de la ville, limitant sa croissance, divisant celle-ci en plusieurs petites unités disposant d’un nombre limité d’habitants. Mais celui-ci ne sera pas adopté faute de moyens financiers et à cause de restrictions venant de la part des occupants, les Américains. Les autorités se concentrent alors avant tout sur le redéveloppement économique et industriel du pays, se préoccupant peu du confort du peuple. C’est ainsi que le grand nombre de constructions de l’époque sera érigé par des particuliers et non par les autorités publiques, ce qui explique entre autres pourquoi la ville se calque sur ce qui existait avant. ‘’...(Il y a eu) moins de chances après la guerre qu’il n’y en a eu après le tremblement de terre d’embellir la ville lors de sa reconstruction, ou d’introduire une conception urbaine nettement améliorée.’’
Roman Cybrisiwsky,
Tokyo, The Shogun’s city at the twenty-first century, p.91
La population se retrouve alors dans des logements de fortune, des baraques en bois dispersées à travers la ville. En parallèle se développent les immeubles à appartements de type HLMles danchi, 団地 - qui viennent répondre à la demande accrue de surface habitable. Ce type de bâtiment vient également “soutenir une politique d’industrialisation de la production des bâtiments” (Bonnin, 2014, p. 97), où la production répétitive à grande échelle prévaut face aux logements individuels typiques de Tôkyô. Le mode de vie sur lequel il se base n’est plus celui des Japonais mais bien celui des Américains qui sont installés au Japon depuis septembre 1945. Les résidents de ces immeubles, souvent des immigrés venant d’un peu partout dans le pays, sont satisfaits de ne pas avoir à faire face aux pressions et jugements des habitants comme cela peut se trouver dans les anciens quartiers (ceux qui existent depuis longtemps et où la communauté est très présente). Les danchi permettent d’avoir une certaine liberté face aux voisins (ceux-ci ayant un statut relativement similaire entre eux). Le mode de vie qui est mis en avant dans ces logements va être un “catalyseur du développement des familles nucléaires” (Bonnin, 2014, p. 97) par la suite. 34
1: La Famille nucléaire est une forme de structure familiale fondée sur la notion de couple avec enfant, au contraire de la famille élargie qui abrite souvent enfants, parents et grands-parents ou autres membres de la famille plus éloignée.
L’occupation américaine va durer jusqu’en 1952 et va permettre une remise sur pied du pays en un temps record, ainsi que sa démilitarisation et sa démocratisation. La période est donc marquée par ce développement économique rapide, une urbanisation de plus en plus forte de Tôkyô et des changements sociaux au sein de la société.
Fig a: Shiga Housing complex, Nagoya, 1960 Photo : @Oldtokyo.com
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1.4 Les années ‘60, Jeux Olympiques et mouvement métaboliste
Fig b: Gymnase Olympique de Yoyogi, Kenzo Tange, Shibuya, Tokyo, mai 2020 Photo : @F.Hallez
L’année 1964 est synonyme de Jeux Olympiques au Japon, ceux-ci venant servir de substitut aux JO de 1940 qui n’ont pas eu lieu pour des raisons évidentes. Ils sont une chance donnée [ par le reste du monde ] aux japonais pour montrer au monde que le pays n’est plus celui qu’il était pendant la seconde guerre mondiale et qu’il est prêt à s’ouvrir aux autres nations. C’est également l’occasion d’améliorer la ville et la fournir de nouvelles infrastructures, telles que le monorail qui relie l’aéroport d’Haneda au sud de Tôkyô au centre de la ville, ou encore le Shinkansen, le train à grande vitesse aussi connu sous le nom de Bullet train en anglais, qui vise à relier les différentes grandes villes du pays en un temps record. Ces nouvelles infrastructures concernent également le renforcement de l’offre des métros dans la ville. En plus d’apporter de nouvelles infrastructures, un travail va également être fait au sein même de la ville et de nombreuses parties vont se voir dotées d’une nouvelle façade pour l’occasion. Un exemple peut être pris dans la rue d’Omotesando qui va être totalement refaite et qui aujourd’hui est une rue commerçante des plus fréquentées. L’organisation des Jeux est aussi une chance d’éliminer les parties ‘’indésirables’’ tel que les mendiants et sans-abris qui pourraient ternir l’image de la ville. Tous ces projets se limitent à rendre la ville de plus en plus fonctionnelle mais accordent peu d’attention aux citoyens, leurs conditions de vie 36
et d’habitation. Plusieurs problèmes seront mis en avant durant ces années, en plus de la pauvreté des logements et de la qualité de vie médiocre qu’ils offrent à leurs habitants : des problèmes environnementaux, la détérioration urbaine ou encore la pollution environnementale qui règne dans la ville. Mais les années 60 et 70 c’est aussi synonyme de métabolisme au Japon. Entre ‘45 et ‘60, la population de la ville de Tôkyô a pratiquement triplé, passant de 3,5 millions à 9,5 millions d’habitants. Contrairement à la population, la surface constructible n’a quant à elle pas vraiment augmenté (malgré la suburbanisation massive qui commence à la même époque). ‘’Alors, si le foncier, les terrains, la terre viennent à manquer, on investira en hauteur, dans les airs et, encore plus loin, dans les baies et sur la mer.’’
Benoit Jacquet De l’utopie de la ville métaboliste, p.19
De plus en plus d’architectes commencent alors à imaginer des alternatives de ville pour l’avenir. S’ajoute à cela la volonté d’utiliser les nouveaux matériaux et les nouvelles technologies de l’époque. Les membres du mouvement métaboliste avançaient celuici comme étant un concept qui vient mettre en lien la ville et la nature. Le mouvement vient proposer aux habitants des mégastructures qui permettent d’organiser la ville tout en fournissant les besoins de la ville. Les cellules qui composeraient ces structures (cellules d’habitation, de bureau, etc) s’adapteraient en fonction des besoins de la société au fil du temps. Les réflexions ne se font plus par unité (de logement par exemple) dans la ville mais plutôt comme une unité qui vient servir de ville. “Nous considérons la société humaine comme un processus vital – un développement continu depuis l’atome jusqu’à la nébuleuse. La raison pour laquelle nous utilisons ce terme biologique, le métabolisme, est que nous pensons que le design et la technologie doivent être en phase avec la société humaine. Nous n’allons pas considérer le métabolisme comme un processus naturel mais nous allons essayer d’encourager un développement métabolique actif de notre société par l’intermédiaire de nos propositions.” Noboru Kawazoe, Metabolism 1960: Proposal for a new Urbanism
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Fig a: Nagakin Capsule Tower par Kisho Kurokawa, Ginza, Tokyo, Février 2020 Photo : @F.Hallez
Les principaux membres du mouvement sont Kiyonori Kikutake, Kisho Kurokawa, Masato Otaka, Fumihiko Maki ou encore Kenzo Tange, figure architecturale majeure de l’époque. Un exemple de projet métaboliste qui nous est parvenu jusqu’à ce jour se situe dans la Nakagin Tower (Capsule Tower) de Kisho Kurokawa. Emblématique de la période, elle n’a pourtant jamais fonctionné totalement comme l’imaginait le groupe. Le tronc principal de la structure se devait permanent tandis que les capsules autour étaient imaginées pour être changées au fur et à mesure des besoins de ses habitants. Mais à ce jour, aucune capsule n’a jamais été remplacée. De nombreux plans pour Tôkyô et sa baie ont également été imaginés. Pour citer un exemple, le plan pour la baie de Tôkyô, de 1960 fait par Kenzo Tange, reliait chaque rive de la baie via une mégastructure permettant de la traverser. Cette structure de circulation était complétée par plusieurs mégastructures regroupant les espaces de vie. Une nouvelle ville, totalement artificielle, au profit de l’extension de Tôkyô, aurait ainsi vu le jour dans la pensée de Tange. 38
1.5 Les années ‘80 et la bulle spéculative Les années 80 sont marquées par une croissance économique qui, comparée au reste du monde, est impressionnante. Le Japon qui fonctionnait autrefois de façon autocentrée a bien compris les avantages à s’ouvrir et se développer avec le reste du monde. Petit à petit, Tôkyô est devenue une des capitales les plus influentes dans le monde. Au niveau de la ville elle-même et de son organisation, sa planification, une plus grande liberté sera accordée pour la construction de projets. Ceux-ci vont avoir tendance à prendre des proportions de plus en plus imposantes. De plus en plus d’investissements sont placés dans les mégaprojets qui fleurissent un peu partout dans la ville. La ville vient renforcer le sentiment d’organisation polycentrique qui pouvait déjà se ressentir par le passé. La période d’Edo, malgré sa centralité sur le château, est caractérisée par un ensemble de quartiers qui, une fois la nuit tombée, ferment leurs portes aux passants et étrangers. La ville contemporaine ne fonctionne plus avec un système de portes mais la logique perdure. Différents pôles d’attraction sont établis dans la ville. Ils se retrouvent autour des grands points d’affluence tels que les gares de Shinjuku, Shibuya ou encore Ikebukuro. Comme indiqué dans le dictionnaire de la spatialité japonaise ‘’la gare supporte une partie de la vitalité des espaces urbains japonais. La présence d’une gare, ou au contraire son absence, est un facteur décisif dans le dynamisme d’un espace urbain au Japon.’’ (Bonnin, 2014, p. 116) Ainsi, les grandes gares de la ville, qui sont à la fois des points importants de la ligne Yamanote mais aussi des terminus de nombreuses autres lignes parcourant la capitale et ses environs, vont devenir petit à petit les points névralgiques de la mégapole. S’y développeront tout autour des quartiers d’activités, les Sakariba, ou quartier d’amusements, qui sont abordés plus loin dans le texte. Les autorités s’attèlent également à la reconstruction et à la rénovation des quartiers du centre-ville de façon à les rendre résistants au feu et aux tremblements de terre à la fois. Pour ce qui est de la résistance au feu, le travail va essentiellement se faire dans l’établissement de grands buildings en bordure de quartier, permettant de créer une sorte de barrière au feu, limitant ainsi la portée de ce qui pourrait se déclencher. C’est 39
une des actions menées parmi d’autres mais cette organisation des quartiers va se retrouver partout dans la ville. Cette décennie va également être marquée par l’augmentation incessante du prix du foncier. La première conséquence qui se ressent à Tôkyô est un exode des habitants du centre-ville vers les banlieues, entraînant par la même occasion un développement considérable de cellesci. Cet exode n’est pas provoqué par de la seule augmentation des prix du centre-ville mais est aussi renforcé par l’essor des compagnies de chemin de fer et de la croissance qui les accompagne. En effet, depuis les années 1930, le transport ferroviaire prend une importance toute nouvelle qui s’explique par le partage des tâches qui se fait entre le pouvoir public et privé. Le pouvoir public s’attardera sur le soutien de l’industrialisation et le développement des infrastructures. Tandis qu’au secteur privé est “largement confiée la politique urbaine via la promotion immobilière et la gestion des lignes de chemin de fer urbaines et péri-urbaines qui organisent la ville et polarisent leur croissance” (Bonnin, 2014, p. 115). Ces mêmes compagnies privées vont donc développer leurs activités et offrir des logements abordables, en plus de leurs trains. Ces développements permettent ainsi de renforcer l’utilisation du train le long de la ligne. Les lignes qui parcourent aujourd’hui toute la ville de long en large viennent guider l’extension du tissu urbain tout autour d’elles. La seconde répercussion qu’aura l’augmentation des prix du foncier résulte dans une verticalisation et une densification des parcelles de la ville. Outre les mégaprojets de tours, la verticalisation va également porter sur les projets de basse échelle tels que les maisons unifamiliales ou petits immeubles à appartements. Les maisons unifamiliales ne se développent plus uniquement au rez-de-chaussée mais aussi en hauteur. La densification quant à elle provient de la subdivision des parcelles permettant de rentabiliser au mieux les espaces 40
Fig a : expansion urbaine et déploiement du réseau ferroviaire de la mégapole... Source : Bureau of city Planning - www. toshiseibi.metro.tokyo. jp/plan/pe-014.htm
existants. Les parcelles devenant de plus en plus réduites et exiguës, tous les espaces se doivent d’être exploités. La densité effective en ville va passer ainsi de 83% en 1965 à 132% en 1975 puis 151% en 1985 (Segawa, 1999), et ce malgré la désertion des centres urbains. Cette densification des parcelles habitables n’est pas seulement le fruit de cette augmentation foncière accélérée. Les lois d’héritage, de transmission de biens (tel qu’un terrain constructible) ont elles aussi leur rôle à jouer. Hériter, c’est faire face à un nombre important de taxes. Tellement important qu’il sera souvent nécessaire de subdiviser ce terrain et le revendre par petites parcelles pour pouvoir rembourser les frais de succession qui y sont liés. Posséder un terrain au Japon est une chose très prisée, celui-ci ayant la plupart du temps plus de valeur que le bâtiment qui y est construit.
1.6 Les années ‘90, l’éclatement de la bulle, la décennie perdue Les années 90 sont marquées par la fin de cette croissance économique et l’éclatement de la bulle spéculative qui s’est formée jusque-là, menant le Japon dans des années de crises qui vont marquer les esprits et les habitudes des Japonais. La fin de la bulle fait ressortir d’autres zones sombres de cette période : une corruption à tous les étages de l’administration ou encore l’échec du développement urbain entrepris depuis plusieurs années. Des changements drastiques vont alors se faire sur plusieurs niveaux : économique, politique et urbain. Considérées comme la période de la fin de la bulle économique, les années 90’ sont également renommées par les historiens et Japonais : La décennie perdue, en lien avec l’incapacité de se projeter dans l’avenir ou encore d’entreprendre des actions considérables lors de cette période. Mais cette décennie ne s’arrête pas là. Au niveau de la ville, du planning urbain, les années 90’ sont également synonyme de 3 grands points : - Les masters plans - Les machizukuri, 町作り - La préservation historique
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Car malgré la crise, la vie continue et le marché de la construction est utilisé comme outil pour soutenir et revitaliser l’économie. Tout d’abord les masters plans. Lors de cette décennie, un transfert de pouvoir va être effectué entre le gouvernement fédéral et local. Les décisions concernant l’organisation des espaces urbains, des quartiers, les règlements urbanistiques ne vont plus être prises uniquement par le gouvernement fédéral mais aussi par le gouvernement local. Ce changement d’organisation va permettre l’élaboration de choix plus judicieux concernant les actions menées au sein des quartiers. En effet, les solutions apportées pourront être plus adaptées aux problèmes locaux lorsque les décisions sont prises par les locaux eux-mêmes et non plus par la ville de Tokyo. Ce genre d’organisation va permettre un renversement des décisions, allant du système top-down (le pouvoir principal prend des décisions globales pour résoudre des problèmes particuliers) à un système de bottom-up (où les locaux et associations par exemples peuvent introduire des demandes visant à résoudre des problèmes locaux sans nécessairement influencer le reste de la ville, des solutions locales pour des problèmes locaux). Ce principe de master plan implique donc la participation de la population locale dans la résolution des problèmes (assemblées générales, etc). Cependant, ceux-ci n’ont pas l’effet escompté et ce pour différentes raisons. Tout d’abord les municipalités qui ont maintenant le devoir de mettre en place des masters plans n’ont pas ou peu d’expérience en la matière ou de personnes compétentes pour mettre en place de tels procédés. Ensuite, le principe de master plan est quelque chose d’assez radical dans la manière de penser et a même une vision sur le long terme concernant les changements urbains, qui n’est pas encore adoptée par tous les Japonais. Et pour finir, évidemment un manque de budget pour mettre en place de telles actions. Le deuxième point qui marque cette décennie concerne les machizukuri, 町作り - ou encore développement communautaire. Ce terme a été largement utilisé pour de nombreuses actions menées pour ou par les communautés dans le but d’améliorer leur cadre de vie. Il se compose de deux mots en japonais, machi - 町 - qui signifie la ville, le quartier ou encore la communauté vivant dans ces quartier, et zukuri - 作り - qui vient du verbe tsukuru - 作る - qui signifie faire ou construire. 42
Le machizukuri fait référence ‘’aux tentatives, depuis le début des années 80, de créer un système d’aide sociale à la japonaise qui s’appuie sur les familles, les bénévoles et les organisations de quartier pour fournir des services sociaux de base dans une société en évolution.’’ (Sorensen, 2002, p. 308) Ces tentatives se font de plus en plus fréquentes dans les années 90 où les habitants vont commencer à rejeter l’ancien urbanisme et à demander des développements des communes et des quartiers en intégrant leurs avis et leurs demandes. Il y a donc un lien avec le premier point concernant les masters plans car dans les deux cas, le public prend une place de plus en plus importante dans les décisions. Mais le concept de machizukuri ne prend pas seulement en compte le développement de quartier et le bien-être de ses habitants, il aborde aussi les questions d’utilisation des sols (quelles fonctions peuvent être permises sur les terrains en question), et la question de protection des éléments historiques.
Fig a: Quartier de Gion à Kyoto où la préservation des bâtiments historique fait partie des préoccupations des habitants ceux-ci faisnant parties de l’histoire même de la ville. Septembre 2020 Photo : @F.Hallez 43
Ce qui nous amène donc au troisième point important de cette décennie ; la préservation historique des quartiers, bâtiments, etc. La volonté de préservation des zones historiques commence à partir des années 60’, moment où ‘’la croissance économique s’est accélérée et que les zones urbaines ont commencé à connaître des changements rapides et la destruction d’un grand nombre de bâtiments traditionnels’’ (Sorensen, 2002). C’est à partir de ces années-là que les gens ont compris l’importance de se mobiliser contre les décisions gouvernementales (concernant l’urbanisme et ce notamment concernant les normes incendies) et pour la préservation de certains quartiers composés principalement de bâtiments historiques, comme le quartier de Gion à Kyoto par exemple. Ces mobilisations se sont accentuées avec l’intégration de l’avis des habitants dans les prises de décisions urbanistiques dans les années 90’. Pendant que la mobilisation citoyenne se met en place au sein de la capitale, un autre phénomène se poursuit, l’exode urbain. Les habitants de la mégapole ne cessent de se diriger vers la banlieue pour y habiter, celle-ci étant plus abordable depuis la flambée des prix ayant eu lieu lors de la décennie précédente. Ainsi deux phénomènes coïncident : la réappropriation des centres urbains, autrefois abandonnés, par les habitants restants ainsi que l’exode urbain toujours très important. Et bien que ce fut la décennie perdue, de nombreux mouvements et actions ont été mis en place qui ont permis de changer la façon de penser la ville et de penser l’architecture.
‘’Au japon, on a appelé ces années 1990 « la décennie perdue ». Mais pour moi, loin d’être perdue, cette période de dix ans a transformé mon architecture et radicalement changé ma vie.’’
Kengo Kuma L’architecture naturelle, p.196
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1.7 Les années 2000 jusqu’à aujourd’hui
1: Les statistiques données par le gouvernement métropolitain de Tokyo montrent que près de 150 000 nouveaux bâtiments destinés au logement sont construit chaque année. https:// www.toukei.metro.tokyo. lg.jp/tnenkan/2019/ tn19q3e003.htm (New Dwelling Construction starts)
2: Des architectes japonais en France, Ebisu 57, 2020, Salvator-John A. Liotta, pg269
Aujourd’hui, le Japon et Tôkyô, qui commencent à peine à se relever de la crise post-bulle spéculative doivent faire face à un autre problème tout aussi important : le déclin de la population. La population japonaise décline d’année en année, le nombre de personnes âgées ne cesse d’augmenter tandis que la population jeune ne couvre pas ce vieillissement général. Ce phénomène pose problème notamment pour l’économie du pays, les personnes âgées devant travailler plus longtemps pour pouvoir subvenir à leurs besoins en attendant que les jeunes puissent travailler. Ajoutez à cela un exode rural de la part de cette même population jeune amène à des campagnes désertes, des bâtiments abandonnés, etc, à travers tout le pays. La production d’habitations ne diminue pas pour autant.¹ L’architecte d’aujourd’hui, pourtant très présent en nombre dans la société, n’a pas un rôle de dessinateur de la ville comme cela pouvait être dans les années 60. Au Japon, de l’après-guerre jusqu’aux années 1960 environ, comme en Europe, l’architecte considérait que son travail était de bâtir des édifices publics pour la population. (Itō 2014 : 143-144) Aujourd’hui les architectes n’ont pas accès aux grands projets d’ordre public, qui sont réservés aux méga-entreprises de la construction japonaise. Les jeunes architectes, connus à travers le monde entier pour leurs constructions incroyables de maisons individuelles, utilisent ces créations pour évacuer leur frustration suite à cette non-accessibilité du marché public japonais. C’est ce que vient confirmer Itō Toyo lors d’une interview dans le cadre de l’article des Architectes japonais en France : ‘’L’architecte [japonais] indépendant, puisqu’il n’est pas sollicité pour les projets publics, est évidemment frustré. Il évacue donc cette frustration en investissant toute son énergie dans des maisons individuelles et propose une architecture novatrice où la recherche esthétique a remplacé la critique. Et cette originalité fait alors grimper sa cote à l’étranger.’’ (Itō 2014 : 145²
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Fig page de droite : Ondesign & Partners architect office Bunkyo-ku, Tokyo, Mai 2020 Photo : @F.Hallez Fig page de gauche : Reflection of Mineral, atelier Tekuto Nakano, Tokyo, Juin 2020 Photo : @F.Hallez 46
02
ANALYSE DE LA SOCIETE
Partie 2 : Analyse de la société. Chaque société à travers le monde fonctionne selon ses propres convictions, ses mœurs, ses normes. Alors pour un individu étranger à une société approchée, il est important d’être averti des bases afin de l’appréhender au mieux. En effet, un étranger ne connaît jamais à 100% une société différente de la sienne, d’autant qu’il est déjà difficile de connaître tout à fait sa propre société. Quoi qu’il fasse, lorsqu’il aborde une société différente de la sienne, il le fait avec un passé, des connaissances et des a priori qui influencent par la suite sa perception des choses. C’est dans cette optique que cette partie s’organise : amener les bases sur lesquelles s’organise la société japonaise pour saisir au mieux ses subtilités et ensuite comprendre les éventuels comportements et/ou réactions face à certains projets, ou encore au sein de ces projets. Plusieurs notions, importantes pour la suite de la recherche, sont donc analysées au sein de cette partie. Sans avoir la prétention d’être une experte sur le sujet, j’espère que cela pourra éclairer les lecteurs sur le fonctionnement de la société japonaise ou encore sur son approche de l’architecture (les espaces qu’elle crée, l’appréhension que peuvent avoir les visiteurs, etc.), plusieurs éléments qui pourraient sembler étranger à nos yeux d’occidentaux. 51
2.1 L’importance du groupe La société japonaise diffère de notre société occidentale, notamment lorsque vient la question de l’individu et de sa place au sein de celle-ci. “Chaque individu est assigné à un lieu social (ba, 場), et c’est le rapport des différents ba entre eux qui détermine les rôles des individus. … Ce ne sont pas les attributs individuels qui comptent, c’est le ba auquel on ressortit. D’où une puissante conscience de groupe.”
Augustin Berque, Le sens de l’espace au Japon, p.108
Avec cet extrait peut être mis en avant l’importance des groupes auxquels l’individu appartient. L’avis d’un groupe auquel l’individu appartient, son bien-être, sa perception au sein de la société, etc sont plus importants que l’individu seul. Il peut être dit que faire partie d’un groupe équivaut à, socialement, faire partie de la société. Cette façon de penser se retrouve dans les mœurs de chacun, influence leur comportement face à autrui et par conséquent la façon de voir et de penser les choses, et ce depuis le plus jeune âge. Souvent les différents groupes sont en lien avec les activités que font les individus, mais celui qui est reconnu par l’ensemble de la nation japonaise est celui de la famille.¹ Les personnes ne s’intégrant pas dans ces différents groupes sont généralement considérées comme étant en marge de la société. Ces notions de groupe peuvent paraître bizarres pour les personnes occidentales totalement étrangères à cette société et habituées à penser sa place au sein de la société de manière relativement différente. Un exemple peut permettre de mieux illustrer le propos. Lorsqu’un étranger -un Gaijin- tente de s’intégrer dans un quartier au Japon, et ce même dans les quartiers de la capitale, pourtant assez internationale, quoi qu’il fasse, il reste perçu comme un étranger. Même s’il arrive à s’intégrer au mieux dans certains groupes (de travail, à l’école, etc), il restera quelqu’un qui ne fait pas partie intégrante de la société japonaise et sera considéré de manière différente par les natifs.² ‘’Comme la société japonaise, dont évidemment elle fait partie, [ la langue] est construite de manière collective par suspension 52
1: La place de la famille est expliquée notamment par Augustin Berque dans son livre Le sens de l’espace au Japon, ou encore par Philippe Bonnin dans Façons d’habiter au Japon.
2: A. Berque aborde le sujet du Gajin et de la perception de l’étranger et de ce que le fait d’être japonais de naissance est, dans son livre Le sens de l’espace au Japon, vivre, penser, bâtir, et il résume son chapitre en disant : ‘’C’est que la grande confrérie nipponne doit être unitaire : on ne peut pas être différent et Japonais à la fois. L’Autre est dehors, ou il n’est pas.’’ Ces propos résument bien la vision qu’ont les Japonais des non-japonais de naissance. Le sens de l’espace au Japon, vivre, penser, bâtir, p.126
intermittente de l’énonciation…’’ (Laplantine, 2010, p. 131). Dans son explication de la langue et de la société, François Laplantine vient décrire un lien direct entre la façon dont les japonais se comportent au sein de leur société et la langue qu’ils ont développée au fil des siècles. Cette langue se veut la représentation des principes promus au sein de la société et ce dès le plus jeune âge. (Berque, 2004)
Ville Quartier
Famille / Uchi Rue
Pays
Fig a: schéma résumant les différents cercles possibles formant alors les accroches, les groupes auxquels les Japonais se réfèrrent dans la vie de tous les jours @F.Hallez 53
2.2 La notion d’Oku, 奥 : anthropologie de l’espace Ces divisions et associations de personnes se représentent à plusieurs échelles de la société, à commencer par le cercle familial. Ces échelles sociétales se retrouvent également dans l’organisation de la ville. Une ville est regroupée en quartiers, qui eux abritent le premier groupe de vie : la maison unifamiliale. Cette typologie, qui se réplique à l’infini dans Tôkyô, est un des éléments récurrents dans la ville japonaise. Contrairement à ce qui s’imagine, une des plus grandes mégapoles mondiales ne se compose pas uniquement de barres de logement et de tours. Bien sûr, des barres et des tours font partie du paysage de la ville mais ce n’est pas ce qui la caractérise : c’est bien la maison unifamiliale et les immeubles à appartements de petite échelle qui dominent la ville japonaise et ainsi Tôkyô. Se balader dans la capitale japonaise c’est retrouver une atmosphère similaire à un petit village où les habitants se sont approprié les espaces devant leur logement, où les pots de fleurs envahissent les rues, elles-mêmes partagées entre piétons et cyclistes la plupart du temps. Tôkyô c’est entre autres Kabukicho, quartier rempli de travailleurs venus décompresser après une longue journée dans les nombreux bars et cafés dispersés sur l’ensemble des étages d’un bâtiment. Ce quartier c’est la fête et le vice, c’est là où la vie ne s’arrête jamais, où les néons se superposent, disparaissent les uns derrière les autres et emplissent nos yeux de couleurs habillant l’ensemble des bâtiments. Et puis à quelques pas de là, il y a un quartier résidentiel, où il fait si calme que le chant des oiseaux s’entend lors d’une belle soirée de printemps, où la vie se fait au fil des saisons. C’est donc la coexistence rapprochée entre d’un côté les grandes avenues (qui, même aux heures de pointe ne sont jamais aussi embouteillées que dans les grandes villes d’Europe) et d’un autre côté, les petites allées accessibles uniquement à pied où cet esprit de communauté développé dans les Roji d’autrefois est encore bien présent. C’est un ensemble d’aires de vie totalement différentes qui se superposent les unes aux autres. C’est une progression dans la ville qui représente tout autant une progression physique que symbolique, un voyage entre les quartiers et entre les groupes sociaux. D’un espace extérieur, ‘’public’’, à un des espaces le plus intime, partagé 54
uniquement avec les membres de ce cercle restreint, qui est organisé selon ses propres règles. Malgré une évolution certaine de ce groupe familial, et ce de manière encore plus marquée dans les plus grandes villes où la vie est de plus en plus éclatée, la maison reste encore aujourd’hui un élément important de la vie et de la ville.
Fig a: Kabukicho, Shinjuku, Tokyo, octobre 2019 Les rues remplies de néons qui recouvrent les façades. Photo : @F.Hallez
Fig b: ruelle d’habitations non loin du quartier animé de Shinjuku, l’ambiance y est totalement différente malgré la proximité entre les deux quartiers. Shinjuku, Tokyo, Octobre 2019 Photo :@F.Hallez 55
Cette progression dans l’espace est reprise sous le terme Oku, en japonais. Caractéristique importante de la compréhension de l’espace, ce concept vient organiser la ville tout comme les espaces à l’intérieur de la maison. Ce terme a été décrit et expliqué notamment par Fumihiko Maki: ‘‘Les Japonais ont toujours postulé l’existence de ce que l’on appelle l’Oku (zone la plus intérieure) au cœur de cet espace à haute densité organisé en plusieurs couches comme un oignon, et le concept d’oku leur a permis d’élaborer et de donner de la profondeur à une zone même délimitée. (Maki, 2018, p. 156)’’
Ce terme tire son origine dans l’architecture des temples traditionnels et des sanctuaires shintos, ainsi que dans leurs pratiques religieuses. L’expérience spatiale mise en place dans les lieux religieux amène l’individu dans les profondeurs infinies, les sphères les plus sacrées, en fonction de ses habilitations, de ces complexes religieux. Ce n’est pas vraiment la distance physique mise en place qui a de l’importance dans ce type d’organisation, mais plutôt le séquençage de ces espaces qui vient apporter de l’importance au parcours emprunté par l’individu. Ce qui est précieux se cache aux regards des individus, et “pour [y] accéder maints détours sont nécessaires.” (Berque, 2004, p. 96) Ce séquençage, aussi bien à la verticale, via des espaces intermédiaires, qu’à l’horizontale, via des marches ou encore des murs (parois mobiles), vient produire un sentiment d’infini. Cette organisation par couches successives vient créer un vide et permet une approche indirecte du centre spirituel ou physique de l’espace parcouru. L’utilisation de ce concept ne va pas se limiter aux bâtiments religieux, il va également s’utiliser dans la planification des villes et à plus petite échelle, dans l’organisation de la maison. C’est à partir de la période Heian (794 Ap J-C- 1185 Ap J-C) qu’il est appliqué lors de la conception et la planification des villes, moment à partir duquel la ville commence à s’organiser de manière asymétrique¹. Ce type d’aménagement permet 56
Fig a: Notion d’Oku expliquée par Fumihiko Maki. Le dessin démontre l’organisation de la ville de Tokyo, partant des grandes avenues et se développant en ruelles de plus en plus petites qui s’entrelacent au fur et à mesures de la progression vers le centre. @City with a hidden past, Fumihiko Maki
1: Le sujet est largement abordé par l’architecte Fumihiko Maki dans son écrit : city with a Hidden past, qui décrit l’établissement et le principe d’Oku au sein de la ville de Tokyo
entre autres de limiter les déplacements des ennemis au sein des cités, protégeant ainsi les zones les ‘’plus précieuses’’ : les quartiers généraux, le château lorsqu’il y en avait un. Cela permet également d’apporter une sensation d’ampleur aux espaces vécus. Il a également été utilisé depuis cette époque comme moyen pour gérer les promiscuités entre les habitations trouvées au sein des villes. Lorsque le concept est utilisé pour l’aménagement de la maison individuelle, la progression nous amène subtilement de la rue vers les espaces les plus intimes qui sont en même temps les plus éloignés. Physiquement et symboliquement, la progression se fait par étape, accompagnant l’individu jusqu’au cœur des espaces de vie. Cette succession de couches à la fois physiques et symboliques peut être très subtile pour l’œil non-initié. Les plantes en pot, Hachiue, 鉢植え, par exemple, forment un écran, voire une séparation entre la chaussée et la façade. Elles créent un entre-deux, protègent l’intimité dans des situations de promiscuité et forment une transition entre l’espace public, la rue et l’espace privé, la maison (Bonnin, 2014, p. 154). Elles créent ainsi une première couche dans la progression vers les espaces plus privés à l’arrière des espaces de vie. Ces éléments seront détaillés plus tard, dans une analyse plus complète de la maison et des espaces qui la composent.
Fig b : On voit ici l’ensemble de pots de fleurs mis en place par les habitants pour faire un semblant d’espace vert personnel. Bunkyo-ku, Tokyo, Mai 2020 Photo @ F.Hallez 57
2.3 La question de l’éphémère
Fig a : Sakura en fleur au dessus et tout au long de la rivière Kanda, Bunkyo, Tokyo, Mars 2020 Photo @F.Hallez
La question de l’éphémère a déjà été abordée de manière assez complète plus tôt. Cette notion concerne tous les niveaux de la vie au japon. Pour illustrer le concept, la floraison fragile et brève des cerisiers, ou bien les arbres en automne dont le feuillage coloré attirent de nombreux visiteurs chaque année Cela est lié également aux nombreuses catastrophes naturelles qui ont frappé, et frappent encore aujourd’hui le pays poussant les habitants à porter plus d’attention sur le principe des choses que sur l’objet en lui-même. Léonard Koren parle de l’importance de l’éphémère dans son livre concernant le Wabi-sabi, une doctrine japonaise qui met en avant la beauté des choses imparfaites, impermanentes et incomplètes. Lorsqu’il aborde les valeurs spirituelles de ce WabiSabi, il émet l’idée que “toutes choses sont impermanentes”. Il enchaîne en disant que la ” tendance [des choses] à rejoindre le non-être est continuelle et universelle. Même les choses qui ont toutes les caractéristiques de la substance (celles qui sont dures, inertes, solides) n’offrent rien de plus que l’illusion de la permanence” (Koren, 2014, p. 55). Cela résume bien la vision des choses qu’ont les Japonais : tout est éphémère, que ce soit quelque chose de solide et physique ou quelque chose d’intangible. Cette question de l’éphémère va influencer la façon de construire sur l’archipel, essentiellement lorsque la question 58
de l’habitation est abordée. Une maison là-bas n’est pas pensée et construite dans l’optique d’être éternelle, d’être quelque chose qui se transmet de génération en génération comme ce qui se fait dans les civilisations européennes. Une maison là-bas c’est plutôt comme un objet temporaire qui vient répondre aux besoins primaires du moment. Ici, la durée de vie moyenne d’une maison est de 20 à 30 ans (quand tout se passe bien). Après quoi elle sera détruite et reconstruite tout en s’adaptant au temps dans lequel elle s’inscrit, que ce soit au niveau des évolutions techniques, sociales ou encore économiques. Le terrain ayant bien souvent plus de valeur foncière que le bâtiment construit dessus, la question de la rentabilisation mais aussi de la destruction reste assez légitime. La matérialité du bâti n’étant pas l’élément le plus important, aucune rancune ne se ressent lorsque vient le moment de sa destruction pour en reconstruire un nouveau plus adapté aux besoins du présent. ‘’L’idée selon laquelle chacun doit avoir sa propre maison se fonde sur une très ancienne coutume ; une superstition shintô commande, en effet, que toute demeure soit évacuée à la mort de son principal occupant. Mais sans doute pourrions-nous découvrir à l’origine de cette tradition quelque souci inconscient d’hygiène. En outre, une autre coutume ancienne voulait que tout couple nouvellement marié s’installât dans une maison neuve.’’
Okakura Kakuzo, Livre du Thé, p.87
1: Le terme Kawaii a pour définition mignon en français. Il est souvent utilisé pour décrire des objets, des animaux mais peut également indiquer une idée de beauté, ou encore avoir une connotation de jeunesse et d’innocence.
Et pourtant, ces cycles de construction/destruction ne signifient pas une perte de l’identité de la maison et de ses habitants, celle-ci ne se trouvant non pas dans la matérialité même mais plutôt dans la symbolique que reprend ce bâtiment. Cette distinction entre matérialité et cette symbolique qui accompagne bâtiments et espaces permet de conserver l’identité à travers le temps. C’est ainsi que Tôkyô, mégapole anarchique en constante évolution et sans réelle cohérence urbanistique, garde son essence au fil des années. La ville s’organise sous forme de différentes aires, qui ont chacune leurs caractéristiques propres, leurs spécificités. Prenons par exemple le quartier d’Akihabara, sanctuaire de l’électronique, des mangas, des cafés à thème, etc. ou encore Harajuku, quartier de la mode et de la jeunesse, où se côtoient les dernières tendances aux looks les plus extravagants. Quartier du kawai, 可愛い¹, du rose et des froufrous à gogo. Ces quartiers ne sont pas figés dans le 59
temps mais continuent de fonctionner avec la même logique de renouvellement que la maison individuelle (celle-ci étant l’élément principal les composant). Comme c’est le cas pour la maison, la matérialité, le bâti qui compose le quartier ne fabriquent pas son identité. Ce sont plutôt les coutumes, les matsuri, 祭り, autrement dit, festivals ancestraux, et autres spécialités locales qui vont définir ces différentes aires de la ville. La symbolique l’emporte. Un autre exemple, maintes et maintes fois décrit, se retrouve dans le sanctuaire d’Ise. Reconstruit tous les 20 ans avec de nouveaux matériaux, c’est bien la symbolique de la transmission du savoir-faire reprise dans l’action de la reconstruction qui prévaut sur la préservation du bâtiment d’origine pendant plusieurs siècles. Le site, sur lequel se place le temple, abrite également un deuxième temple identique en tout genre, fait de morceaux des anciens temples détruits depuis. Cette coutume remonte à 690 après JC. Le sanctuaire n’est pas un objet fini mais plutôt un procédé répété à l’infini. Et puis un dernier exemple peut être avancé lorsque la question de l’éphémère est abordée. C’est celui du temple qui est construit uniquement à l’occasion de la montée au pouvoir d’un nouvel empereur japonais. Ce temple est complexe, formé d’un grand nombre de pièces et est construit uniquement pour une courte durée, celle des festivités concernant l’intronisation du nouvel empereur. Le dernier en date remonte à octobre 2019. Le temple est resté en place deux mois avant d’être démonté pièce par pièce, ne laissant plus de trace au sein du parc impérial. La construction d’un temple propre à l’intronisation est une tradition qui se perpétue à travers les siècles et le dernier empereur n’a pas manqué de se prêter à la perpétuation des coutumes.
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Fig a :Tengu Masturi de Shimokitazawa, Février 2020. Le matsuri a lieu chaque année depuis 1932 et rassemble à chaque édition des centaines de personnes. Cette célébration met en avant les démons Tengu et regroupent les coûtmes religieuses liées à ces événements. Photo : @F.Hallez
Fig b: Temple éphémère situé au sein du parc impérial de Tokyo. Ce temple est construit à l’occasion de l’intronisation du nouvel empereur et est détruit une fois les festivités terminées. Jardin est du palais impérial, Chiyoda, Tokyo, Décembre 2019 Photo : @F.Hallez 61
2.4 L’expression d’un groupe social : notion d’Uchi et de Soto La notion de groupe abordée plus haut dans le texte mettait en avant une appartenance forte de l’individu aux groupes qu’il fréquente et une distinction avec le reste du monde. Comme l’indique Augustin Berque, le groupe japonais est un milieu où l’individu, moins valorisé que la collectivité, se distingue mal de son entourage. Par contre, la cellule groupale s’individualise clairement par rapport à son milieu environnant. (Berque, 2004, p. 120) Une distinction claire se fait entre le groupe et le reste du monde. Lorsque vient à être abordé le sujet de la maison, cette distinction se fait entre le bâtiment et le groupe de résidents qui le compose. Un individu peut vivre dans un bâtiment sans que celui-ci ne considère les autres habitants comme sa “maison”, son groupe proche. La maison se traduit par le terme Ie, 家, mais ce caractère n’est pas quelque chose de pris à la légère. ‘’Pour un japonais, dire « chez moi », c’est dire « ma maison », la maison est une notion psychologique qui exige un certain temps avant la formation d’un sentiment d’appropriation et l’adoption des mots uchi ou ie. Elle présuppose l’existence d’une famille, dont les membres cohabitant sont liés par la solidarité.’’
Philippe Bonnin Vocabulaire de la spatialité japonaise, p.179
Faire partie d’une famille, d’un groupe familial est chargé de sens et pour le souligner, un discernement entre celui-ci et le reste du monde est fait. Pour bien le comprendre, il est important d’aborder deux notions différentes mais complémentaires : celle d’Uchi, 内, et celle de Soto, 外, littéralement intérieur et extérieur. Uchi vient représenter le groupe familial, la première aire à laquelle l’individu fait partie, l’élément le plus privé, ce qui est connu, ce qui est pur. La notion de Soto, elle, représente le reste du monde, l’extérieur, l’inconnu, le danger, l’impur. Ces notions ne sont pas uniquement représentées dans la manière qu’ont les individus de se comporter au sein de la société mais également dans l’organisation spatiale de leurs lieux de vie. Ces notions permettent également de mieux comprendre la perception de l’étranger exprimée plus haut.¹ 62
1: Voir également la notion de Gajin et de la ‘’Grande confrérie nipponne’’ abordées par Augustin Berque dans son livre Le sens de l’espace au Japon, vivre, penser, bâtir, p.123-126
En plus de ces deux notions, l’importance accordée aux membres du groupe familial et à la notion de collectivité vient expliquer en partie l’organisation au sein du foyer. Ce qui saute aux yeux, en analysant la maison pour la première fois, c’est l’absence d’intimité au sein de celle-ci (ce qu’en tant qu’occidental nous pourrions trouver impossible à vivre). Ici l’accent n’est pas porté sur l’individu ou encore sur l’espace personnel. La maison traditionnelle est un espace purement collectif. Elle est composée de parois fines où bruits, odeurs, voire vues sont perceptibles quelle que soit la position de l’individu dans son espace. Les pièces ne sont pas déterminées par des meubles ou bien des murs, tout est amovible, interchangeable et démontable (ou presque). Cette modularité spatiale et cette “absence d’assignation fonctionnelle de l’espace permet un dédoublement entre la vie familiale et celle des invités qui s’inscrit dans la sociabilité du uchi“ (Bauhain, sd). Une collectivité présente donc au sein même de la famille mais parfois aussi dans l’accueil des invités. La maison traditionnelle est pensée comme un espace de réception, où les pièces, malgré leur non-assignation à un rôle, sont organisées d’une certaine manière. Ainsi les pièces les plus collectives, destinées à accueillir des invités se trouvent le plus rapprochées de la rue, du monde extérieur et public. Le reste de des pièces s’organisent alors du plus public au plus privé comme il a été démontré dans la notion Oku.
2.5 Le Ma, 間, générateur d’espace, de pensée, de vie Comprendre et décrire “l’espace” au Japon ne peut se faire sans aborder le concept du Ma, 間. Il est à la fois le produit du lieu, de l’espace (absence d’objet naturel) et du grand vide (le grand silence qui n’est pas superflu). Ce concept a été mis en avant par Arata Isozaki lors de son exposition à Paris en 1978. Lors d’une interview récente Isozaki énonce ceci : ‘’[Nous n’avons] pas le temps ou l’espace, mais nous avons le Ma entre chaque chose. Entre deux objets, on trouve un espace, entre deux sons un silence, une pause. L’espace est important mais l’espace intermédiaire l’est encore plus.’’ (Isozaki, 2019) Cela décrit le Ma comme étant le produit de l’espace et du 63
temps vécu ainsi que le lien entre ces deux éléments. Il reflète le fait que toute expérience de l’espace est un processus structuré par le temps tout comme toute expérience du temps est elle-même structurée par l’espace dans lequel elle se fait. Il peut représenter l’espace entre deux poteaux structurels d’un bâtiment, englobant par conséquent l’espace de vie, ou encore l’intervalle entre deux maisons, créant un lieu libre de toute réglementation où se développe une nouvelle dimension de la vie. Au théâtre, cela est représenté par ce que l’acteur ne dit pas. Dans l’ikebana, l’art de l’arrangement floral, c’est l’espace négatif qui est façonné grâce au placement des différents éléments entre eux. Notion à la fois concrète et puis totalement immatérielle, le Ma se retrouve dans chaque tranche de vie sans même se faire remarquer, c’est un élément subtil, c’est une philosophie en soi. Une ouverture de l’esprit, une pause dans le temps et l’espace, une énergie pleine de possibilités. Il peut caractériser un espace rempli de rien d’autre que de l’énergie et des sentiments de ceux qui l’habitent. Il sépare tout en reliant. C’est la pause qui est à la fois un intervalle de temps et un pont entre le son et le silence.
1: Représentation de l’idéogramme Ma à l’occasion de l’exposition organisée à Paris par Isozaki en 1978. C’est lors de cette exposition que le concept fut abordé par l’architecte et ainsi présenté au monde. 64
Ce reccueil de photos est présent ici, un peu comme une introduction au sujet. Un interlude démontrant l’étendue des possibles, un avant-propos à ce qui viendra par la suite. Les présentes photos, sont issues de mes visites au pays du soleil levant. Classées par catégories elles abordent des thèmes allant des espaces publics tels que les musées, des interventions d’art dans la nature ou encore des lieux de la religion et puis des éléments privés telles que des maisons, etc
1. 21_21 Design Sight par Tadao Ando, Tokyo Midtown, Minato-Ku, Tokyo Photo : @F.Hallez
2. Shibaura House par Kazuyo Sejima, Minato city, Tokyo Photo : @F.Hallez
3. Museum of conteporary art (MOT), Koto, Tokyo Photo : @F.Hallez
4. Fukutake Hall, Interfaculty Initiative in Information Studies, Université de Tokyo, Tadao Ando, Photo : @F.Hallez
5. Université de Waseda, campus de NishiWaseda, Shinjuku, Tokyo Photo : @F.Hallez
6. Bâtiment de bureau, Ikebukuro, Tokyo Photo : @F.Hallez
7. Structure piétonne pour traverser les axes routiers, Shibuya, Tokyo Photo : @F.Hallez
8. Bâtiment de bureau, Ikebukuro, Tokyo Photo : @F.Hallez
9. Photo de gauche: Maison privée, Minato, Tokyo Photo : @F.Hallez 10. Photo inférieure: Maison et appartement privé, Nakano, Tokyo Photo : @F.Hallez
11-12. Signalétique dans les gares et stations de métro à travers le japon. Sur la photo supérieur, on peut voir l’association de l’action de monter les escaliers et de la dépense de calories. Sur la photo de droite, l’organisation à l’intérieur des stations permettant le bon fonctionnement des couloirs et escaliers au vu du grand nombre de personnes fréquentant ces espaces. Photo : @F.Hallez
13-14-15. Ribbon Chapel, Urasakicho, Hiroshima, Japon Photo : @F.Hallez
16-17. Seaside Gallery, Naoshima Photo : @F.Hallez
18. Reiyukai Shakaden Temple, Minato city, Tokyo Photo : @F.Hallez
19. Temple Sankido, île de Miyajima, Mont Misen, Itsukushima, Hiroshima, Japon Photo : @F.Hallez
20. Temple Kawagoe Kita In, 喜多院 慈眼堂, Kawagoe, Saitama, Tokyo Photo : @F.Hallez
21. Temple Daisho-In, Itsukushima, Hiroshima, Japan Photo : @F.Hallez
22. Tori improvisé au Mont Arakurayama, Kawaguchiko, Japan Photo : @F.Hallez
23-24. Les 1000 marches de Yamadera, Yamagata, Japon Photo : @F.Hallez
03 L’ESCALIER, ELEMENT ARCHITECTURAL AU SERVICE DE L’ANALYSE.
Partie 3 : L’escalier, élément architectural au service de l’analyse Cette troisième et dernière partie consiste en l’approche du sujet même du mémoire : la place de l’escalier au Japon. La méthode utilisée ici, est celle de l’analyse de cas publics et privés sélectionnés par mes soins avec comme élément central la question de la place de l’escalier au sein de ces projets. La partie s’organise de ce fait en deux chapitres distincts : La pratique des espaces publics ainsi que La maison individuelle. Les différents cas analysés sont organisés par sous-catégories ; pour chaque sous-catégorie, une analyse théorique est faite permettant d’introduire les projets. Ces projets sont alors dans un premier temps, présentés (emplacement, architectes, données factuelles) ainsi que redessinés en axonométrie pour ensuite être analysés en mettant en exergue la place de l’escalier au sein de chacun. Chaque axonométrie vient mettre en évidence l’escalier ou autres éléments utilisés pour aller verticalement d’un espace à l’autre. Cela permet de se rendre compte de l’importance ou non de ces éléments au sein des différents espaces présentés. Pour mieux se rendre compte de la position des projets, ils sont également placés sur une carte générale de la capitale. De plus, les représentations graphiques sont reprises au début de chaque partie (publique et privée) permettant alors au lecteur de se faire un aperçu de ce qui suit. Cette méthode permet de voir les différentes pratiques des espaces de la part des utilisateurs que ce soit au niveau du public ou privé ainsi que les ressemblances et/ou différences entre ces deux échelles. L’analyse à travers le temps permet également de comparer l’évolution mais aussi de voir ce qui a pu être repris dans pratiques du passé et comment. 79
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Projets Publics 1.
La Kagu
2.
Yokohama passenger terminal
3.
La gare de Shinjuku
4.
Entrée commerciale
5.
Akagi Jinja
6.
Fushimi Inari Taisha
7.
Memorial des JO de 1964
8.
Tokyu Plaza Omotesando
9.
Raizin R
Projets Privés 10. Koshi no Ie 11. Ikkodate 12. Tower House 13. House Tower 14. House in Gotanda 15. Immeuble à Nakano 16. Appartement / Naka arch. 17. Stairway house 18. Double Helix House 19. House NA 20. Coil 21. House in Itami 22. Tread Machiya 23. Yokohama appartment 24. Share Tenjincho
Pu Publics
Les Pops Les sakaribas contemporains Les espaces religieux Hiroba - La place publique Japonaise Les micropolarités
Pr
Privés
La première marche Ikkodate, ou l’idéal de vie américain La notion d’Oku revisitée La rue qui se verticalise Une limite qui rassemble L’importance des sols retrouvée Réinterprétation du Kaidan dansu Une réglementation source d’inspiration Une société en constante évolution
La Kagu / Yokohama ship terminal La gare de Shinjuku / Entrées de magasins Akagi Jinja / Fushimi Inari Taisha Mémorial des jeux Olympiques de 1964 Tokyu Plaza Omotesando / Raizin R
Koshi-no-Ie Maison en série - Ikkodate Tower House / House Tower / House in Gotanda Immeuble à Nakano / App. par Naka Arch. / Stairway H. Double Helix house House NA / Coil House in Itami / Tread Machiya Yokohama Appartment Share Tenjincho
3.1 Les pratiques de l’espace public ‘‘Edo puis Tôkyô ont manqué de citoyens responsabilisés et dès lors du lieu naturel de cette expression communautaire qu’est l’espace public.’’
Manuel Tardits, Tokyo, Portraits et fictions, p. 226
Les villes japonaises, Tôkyô y compris, ne fonctionnent pas de la même manière que les villes européennes (c’est-à-dire autour d’un élément central, d’une place ou encore d’un monument qui organise le tout). Il ne s’y trouve pas de place de type forum romain où viendrait s’exercer le pouvoir et où la population vient se regrouper pour écouter les dirigeants ou encore exprimer son avis, son mécontentement, etc. La ville japonaise se compose comme un entrelacs de rues et non comme des rues qui viennent aboutir à une place, lieu de rendez-vous. C’est dans la rue qu’ont lieu toutes les actions de la vie, toutes les transactions, les discussions, etc. Les logiques qui régissent l’urbanisme japonais et l’urbanisme européen sont donc très différentes. Ces différences engendrent des divergences dans l’appropriation et l’utilisation des espaces considérés comme publiques dans chacune des deux cultures. Berque explique cette différence d’utilisation des espaces en mettant en avant la culture du ‘’chemin’’ qui se retrouve au Japon qui s’oppose à la culture de la place en Europe. (Berque, 2004, p. 75) ‘’L’espace public de Tokyo naît en fonction des mouvements et des flux de personnes dans la ville...’’
Hidenobu Jinnai Tôkyô, a spatial anthropology, p.148
Cette culture du chemin est synonyme de flux de personnes passant par des endroits déterminés. Ce sont ces flux qui vont permettre aux différents espaces de la ville de se développer ou non. Il est possible aujourd’hui de retrouver des espaces ayant la même forme spatiale qu’une place de type européenne, mais les pratiques sur ces places seront bien différentes. La géométrie est bien présente tandis que le concept de son utilisation comme espace public, comme lieu de rassemblement reste absent. 84
Dans cette partie vont être abordées tout d’abord les pratiques qui pouvaient être présentes dans la ville d’Edo et ensuite les différentes formes présentes au sein de la ville aujourd’hui. En analysant ces quelques typologies, divers projets présents dans la ville de Tôkyô seront analysés permettant ainsi de mieux comprendre le fonctionnement de ces espaces publics ou semi-publics. Les projets ont tous été choisis selon l’objet d’étude mis en avant dans ce travail : les escaliers. Il est intéressant de voir comment les concepteurs pensent ces éléments d’architecture au sein de la ville mais aussi comment les gens occupent réellement ces espaces, car la conception et l’utilisation sont deux réalités bien différentes.
3.1.1 L’espace public pendant la période d’Edo
1: Par quartier-village, il est entendu ici la proximité des habitants ressentie dans les quartiers qui fait penser plus à un village qu’une des plus grandes mégapoles du monde.
Plusieurs points de convergence existent dans l’espace public de la ville d’Edo, leur étude permet de comprendre ce qui se fait de nos jours et pourquoi. Le premier point de convergence c’est bien évidemment l’espace de la rue. C’est dans celui-ci que se retrouvent l’ensemble des activités, la vie des habitants, leurs rencontres, etc. Les maisons qui abritent un commerce ou un restaurant s’ouvrent sur la rue pour permettre une communication directe avec les passants, les visiteurs, rendant la limite entre le privé et le public/partagé de la rue d’autant plus floue. Ces shōtengai商店街, ou rues commerçantes- servent en quelque sorte de colonne vertébrale des quartiers-villages qui composent la ville. Encore aujourd’hui, les rues commerçantes d’autrefois se retrouvent au niveau des rues couvertes, remplies de magasins et de vie, qui se retrouvent un peu partout dans les villes japonaises. Les rues commerçantes principales sont généralement accompagnées de ruelles en arrière-plan, perpendiculaires à celles-ci et qui viennent desservir les logements. Les roji, déjà décrites plus tôt, sont ces ruelles dans lesquelles la vie des habitants s’étendait autant sur l’espace de la rue que dans leurs habitations propres. Ces ruelles pouvaient accueillir entre autres les espaces de cuisine, les espaces de jeu pour les enfants, et les habitants pouvaient également se servir de ces interstices pour en faire le jardin qu’ils ne pouvaient pas avoir, faute de place. Ce jardin pouvait être limité à de simples 85
pots de fleurs et autres, mais cela permettait d’introduire des touches de verdure au sein de la ville. Ces rues n’étaient souvent pas très larges, entre un ken¹ voir deux (entre 1,8m à 3,6m). La vie des habitants occupant ces rues n’était généralement pas séparée de la vie de la communauté qui s’y développait. En effet, les promiscuités propres à ces petites venelles ne permettaient bien souvent pas de dissocier vie privée et vie publique, elles se mélangeaient dans une subtile association. Aujourd’hui encore, le principe perdure dans l’utilisation de l’espace de la rue. Il est courant de voir les habitants du quartier l’entretenir et la nettoyer tôt le matin, spécifiquement la partie reprise sur le pas de leur porte. Ils l’aménagent également avec des pots de fleurs et parfois même des petites sources d’eau, leur permettant d’avoir un apport de verdure dans leur espace de vie. Ces apports à la rue permettent aussi de renforcer les espaces verts de la ville. Ils sont permis dans l’espace public, d’autant qu’il n’y a pas de réelle réglementation à leur sujet. Il faut noter que toute cette gestion de la verdure par les habitants des quartiers ne peut exister que grâce à un sens des responsabilités de la communauté. En d’autres mots, il y a un constant contrôle social de la part de la communauté, mais aussi un respect d’autrui de la part des individus qui en font partie. Ces ensembles de rues, qui souvent étaient fermées pour la nuit, regorgent encore aujourd’hui, d’une vie incroyable pendant la journée. Outre les ruelles parcourant la ville, un second point de convergence et de rassemblement de la population se trouve au pied des nombreux ponts de la ville ou encore aux intersections des rues, ces deux types d’espaces étant des nœuds du système de transport. Mais pourquoi cette attraction au pied des ponts ? Edo était une ville qui s’organisait principalement grâce à un ensemble de canaux. Tous les quartiers qui se formaient autour des canaux étaient donc reliés grâce à une multitude de ponts. Les canaux servaient au transport des marchandises et des gens, reliant les différents quartiers de la ville par voie fluviale, tandis que les ponts faisaient la jonction par voie terrestre. La jonction des deux créait un nœud important, un croisement entre le flux de marchandises et le flux d’habitants. S’organisent alors un nombre d’activités tout autour. L’exemple le plus marquant qui nous est parvenu est sans doute le pont de 86
1: Le Ken (181,8 cm) représente la distance normalisée entre deux colonnes de la structure en bois de la maison
Fig a: Le pont de Nihonbashi pendant la période Edo représenté par Utagawa Kuniyoshi
Nihonbashi -aujourd’hui relégué au statut de relique -, qui venait faire la jonction entre les quartiers du pouvoir et des grandes résidences guerrières (la ville haute) et les quartiers plus populaires des artisans et des commerçants (repris dans la ville basse). Pouvaient s’y retrouver marchés, commerces et bien d’autres activités qui ont fait de lui un élément si important qu’il est devenu (sous Meji) le point 0 des différentes distances calculées à travers le pays. Cette utilisation des espaces au pied des ponts était également dû au fait que ces zones n’étaient pas constructibles car elles devaient rester accessibles comme zone de refuge en cas d’incendies ou encore de tremblements de terre. Libres de constructions, elles étaient donc propices au rassemblement d’activités temporaires tels que les marchés, les rassemblements, etc. Un dernier point de convergence sont les autres zones de refuges, ces espaces vides de constructions le long des berges de rivière par exemple. Ces espaces sont pensés dans un premier lieu en cas de débordement des rivières et fleuves, mais peuvent, le reste du temps accueillir les gens, servir de zone de repliement. Les abords des temples peuvent également servir le même but. Mais ces espaces sont également surtout des lieux de passage brassant un grand nombre de personnes chaque jour.
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Ces espaces vides, appelés sakariba - 盛り場, ou encore, lieu plein d’animation- permettaient, en plus de leur fonction de repli, le développement de commerces éphémères, de spectacles itinérants, et bien d’autres. Étant éloignés de la ville, ils permettaient également aux habitants de se dérober au contrôle social qui pouvait régner dans la cité. ‘’Échappant au rigide contrôle social de l’autorité shogunal, la culture populaire s’affichait ici dans toute sa verve et sa licence…’’
Manuel Tardits, Tokyo, Portraits et fictions, p.226
L’ouverture du Japon sur le reste du monde lors de la restauration de Meji introduit de nouvelles façons de penser l’espace public au sein de la ville. Au cours de cette période, de nombreux architectes et urbanistes européens sont appelés pour travailler dans Tôkyô. Se baser sur les principes de mise en place occidentaux est une stratégie pour moderniser la ville et le Japon. Après la guerre, ce sera également une manière de montrer que le Japon s’ouvre au monde. A partir de cette époque, les plus grandes rues ont commencé à s’élargir et à se doter de trottoirs, venant ainsi séparer l’espace dédié aux piétons de celui dédié aux charrettes et autres moyens de transports de l’époque. C’est le début de la construction d’espaces réservés uniquement aux piétons. Les premiers parcs et jardins publics voient également le jour, notamment celui de Yokohama, le parc Yamachita, construit en 1923, et qui vient offrir une promenade verte tout le long de l’eau près du port. Cette réflexion des espaces entre autres est le fruit d’une importation de modèles urbanistiques occidentaux au pays du soleil levant. Petit à petit, et ce malgré les efforts des autorités, le manque d’espace public dans la ville continue à se faire ressentir. Une solution va donc être mise en place par les autorités, pour qui la réflexion des espaces publics n’est pas encore une priorité. Cette solution implique la participation des organes privés dans la conception des espaces publics, ce qui sera vu plus tard comme les POPS - private owned public spaces.
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3.1.2 Analyse de cas au sein de l’espace public à travers le médium de l’escalier Les espaces publics contemporains sont le résultat de pratiques du passé mais également, et surtout le fruit d’une occidentalisation du pays. Plusieurs types d’espaces aujourd’hui présents à Tôkyô sont inspirés des pratiques urbanistiques venues d’Europe ou d’Amérique. Cela est entre autres dû à l’appel fait par les politiciens japonais aux urbanistes et architectes occidentaux pour venir transformer la ville au milieu du siècle passé. Dans cette partie, un ensemble d’espaces publics et de cas les représentant seront analysés et représentés. Mais il est important de noter que malgré ces évolutions et ces nouveaux aménagements urbains, l’attitude des Japonais vis-à-vis de l’espace public reste peu changée depuis Edo. ‘‘Dans la société japonaise, l’espace public s’organise davantage autour de la conjugaison des rythmes et des usages dans un même lieu que par ses aménagements matériels.’’
Yoshiharu Tsukamoto, atelier Bow-Wow, Rythmes, Usages, Tokyo, p.10
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A. Les POPS
1: Le cas des POPS a notamment été abordé par Christian Dimmer à l’université de Tokyo Voir : Privately owned publiv space, The international perspective, SUR; Sustainable Urban Regeneration, n°25, The university of Tokyo, Janvier 2013
Fig a : Venus Fort, Odaiba, Tokyo, Juin 2020 Photo : @F.Hallez
Les POPS, private owned public spaces, sont des espaces qui sont mis à disposition du public tout en restant la propriété de personnes privées. Ils vont se développer suite à plusieurs réalités. Tout d’abord, comme décrit auparavant, un manque cruel d’espaces publics dans la ville se fait de plus en plus ressentir. Ensuite, l’apparition de nouvelles technologies de construction qui se développent au 20e siècle permettent de développer de plus en plus en hauteur, tout en maintenant la résistance aux tremblements de terre. Petit à petit les autorités vont changer les règles d’urbanisme et de construction pour permettre un développement plus vertical, accordant aux propriétaires privés le droit de produire plus d’espaces constructibles dans une ville déjà très dense. Ainsi en 1963, une mesure exceptionnelle est prise par les autorités, supprimant les limites absolues de construction dans certains districts et stipulant le calcul de la construction par volume à la place (Dimmer, 2013). Mais ce déploiement à la verticale ne se fait pas sans contrepartie. Les constructeurs et les développeurs sont sommés de laisser une partie de la surface de leur terrain accessible au public afin de pouvoir construire plus haut. Bien souvent cela se traduit par un élargissement de l’espace du trottoir avec l’offre d’un espace supplémentaire au pied des tours. Mais différents types de POPS peuvent être mis en évidence. Outre les élargissements de trottoirs, des POPS pourront être développés sous forme d’atrium à l’intérieur des bâtiments, ou encore la mise en place de venelles traversant la parcelle permettant alors de relier un espace à un autre de la ville, etc. En fonction de ce qui sera développé, les bâtiments pourront se construire un peu plus ou un peu moins en hauteur. Ces espaces publics ne sont dans un premier temps pas (ou peu) imaginés de manière à attirer la population, ils sont simplement pensés de manière rationnelle et ce qui en résulte n’est généralement guère attrayant. Mais, petit à petit, un changement va s’opérer. Souvent associés à des immeubles de bureaux ou encore des commerces, shopping malls, et autres, les nouveaux POPS vont devenir des phénomènes d’attraction de la population. Les développeurs vont comprendre qu’un espace public bien fait et qui attire du 95
monde est un outil important de la régénération urbaine. Ainsi de bons espaces publics, c’est d’un côté des espaces plus rentables et intéressants pour le commerce et, d’un autre côté, des espaces qui participent à améliorer l’image d’un quartier ou partie de la ville. Bien souvent des espaces verts et/ou des équipements urbains tels que des bancs sont mis à disposition des passants. Les espaces créés au sein des POPS sont donc ouverts au public mais restent foncièrement privés étant disposés sur une parcelle appartenant à un propriétaire privé. Les utilisateurs restent alors soumis à un nombre important de règles de bonne conduite : ne pas mettre de musique, ne pas manger, ne pas rouler en skateboard, ...et la liste est longue. Ces ensembles de règles font parfois de ces lieux non pas des lieux d’arrêts profitables aux passants mais plutôt des lieux de passage, vides la plupart du temps.
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Fig a : Nouveau complexe commerciale à Harajuku, Tokyo, Juillet 2020, l’escalier est organisé pour gérer les flux en cette période de pandémie. Il se développe de manière à offrir un espace de vie et une vue sur le quartier aux utilisateurs. Photo : @F.Hallez
La Kagu
Kengo Kuma and associates - Kagurazaka 2014
’Nous avons relié la ville et l’entrepôt, le sol et l’architecture, le passé et le présent.’’
Kengo Kuma, KKAA, Description officielle sur le site de l’agence
Fig a : La Kagu, Kagurazaka, Tokyo, mai 2020, entrée sur le site face à la sortie de métro. Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Situé à Kagurazaka, ancien quartier réputé pour ses geishas, le bâtiment est réhabilité par Kengo Kuma et abritait autrefois des entrepôts d’éditions. Le quartier de Kagurazaka se situe légèrement au nord de Shinjuku et est organisé autour d’une topographie complexe faite de ruelles étroites, de fortes pentes ou encore d’escaliers reliant les différents espaces. Il regorge d’une énergie familiale tout en offrant des espaces et des ambiances relativement calmes et posés. Ce quartier se caractérise également par la forte présence d’épiceries fines et de restaurants français, témoins d’un certain standing de vie des personnes foulant ses rues. Durant les week-ends, la rue principale sur laquelle le bâtiment est orienté est fermée aux voitures et les familles peuvent venir se balader, faire leurs courses, etc. La boutique de produits fins, la Kagu entre parfaitement dans ce contexte. Jouant de l’aspect brut et industriel, l’architecte met en lien le passé, le présent et le futur dans le projet.
2 : Geishas : Les Geishas sont des femmes qui dès leur plus jeune âge, se consacrent à la pratique artistique raffinée des arts traditionnels japonais pour des prestations d’accompagnement et de divertissement.
’Nous avons relié la ville et l’entrepôt, le sol et l’architecture, le passé et le présent.’’
Kengo Kuma, KKAA, Description officielle sur le site de l’agence
Fig b : Plan, La Kagu, Kagurazaka, Tokyo, source : kkaa.co.jp 100
Fig c : La Kagu, Kagurazaka, Tokyo, mai 2020, utilisation de l’escalier comme zone d’arrêt, de repos Photo : @F.Hallez
Plus qu’une épicerie, le bâtiment abrite également un café ainsi que des salles de travail permettant l’organisation de workshops et autres. Le grand escalier déployé entre le bâtiment et les deux routes vient créer non seulement un lien avec le quartier en gérant la différence de niveau entre le contexte environnant et l’entrée du magasin, mais également un espace de vie en soi. Le relief repris dans l’escalier vient également ‘’exprimer la culture et l’architecture du quartier.’’ (Kuma, 2021, p.86) L’escalier qui se développe en une esplanade devant l’entrepôtmagasin a pour but de faire de cette zone un lieu d’arrêt, un endroit de pause au sein du quartier. Cette fonction, même si elle reste une volonté première des architectes, n’est pourtant pas ce qui ressort le plus lorsque l’individu se rend sur les lieux. Peu de gens s’arrêtent et s’assoient vraiment sur ces marches. Cela a peut-être un lien avec la position même du bâtiment. Pas placé totalement au centre du quartier mais plutôt en bordure de celui-ci, ce bâtiment se trouve à la jonction entre deux routes avec un fort passage et face à l’entrée secondaire du métro, où les gens ont généralement plus tendance à passer qu’à s’arrêter. Mais il offre une solution intéressante qui remet en valeur ce croisement de routes. 101
Terminal maritime international de passagers Foreign Office Architects (FOA) - Yokohama 1995 ‘’Il a été conçu (…) avec une série incroyablement complexe de surfaces qui se courbent et se plient doucement en une topographie architecturale navigable et habitable.’’ David Langdon, Archdaily, 2014
Fig a : Terminal maritime, Yokohama, Tokyo, juillet 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Situé dans la ville de Yokohama, ville voisine de la capitale, le terminal à bateaux de Yokohama est issu d’une compétition internationale débutée en 1995. Remportée par le groupe FOA, seule agence non Japonaise de ce livre, les travaux durent presque 8 ans avant que ce bijou technologique ne soit entièrement construit. Le bâtiment initialement pensé en coupe, se compose de 3 niveaux, le niveau le plus bas étant le parking, ensuite le terminal à bateaux, l’administration, etc pour terminer par la terrasse d’observation en plein air. Celle-ci est publique et accessible à tout le monde à n’importe quelle heure de la journée. Ces trois niveaux sont connectés par une série de rampes qui vont permettre une continuité physique entre les espaces ainsi qu’un flux permanent de personnes. Un schéma de circulation est mis en place (voir ci-contre) pour dicter l’organisation spatiale. Ce diagramme en boucle continue rejette toute notion de linéarité ou encore de directionnalité. L’ensemble des chemins serpentent verticalement et horizontalement avant d’arriver à chacune des destinations. Ce schéma de circulation montre également le lien fait entre le bord de mer (ainsi que son parc) et le projet. En effet, il se veut être une continuité de cet espace ainsi que s’intégrer dans le paysage urbain. ‘’Il a été conçu (…) avec une série incroyablement complexe de surfaces qui se courbent et se plient doucement en une topographie architecturale navigable et habitable.’’ David Langdon, Archdaily, 2014
Le projet se caractérise donc par son ensemble de surfaces montantes et descendantes invitant les visiteurs à se promener au sein de cet ensemble d’architecture contemporaine. L’escalier ici présent vient épouser les courbes et relier les différents niveaux, tout en étant d’une fonctionnalité incroyable, il possède en même temps une esthétique qui dénote avec tout ce qui a pu se faire tout autour du site du projet. Malgré sa conception hors norme, il reste cependant peu occupé par les personnes venues visiter les lieux ou encore celles venues pour prendre un bateau. L’idée était très bien pensée mais dans la réalité, son occupation n’est que minime. 104
Fig a : Schéma de circulation au sein du terminal @Foa Architects Fig b : vue sur l’espace menant à la zone d’accueil intérieure (qui parfois peut abriter des événements). Yokohama, Tokyo, Janvier 2020 Photo @F.Hallez
Peut-être cela est-il dû aux habitudes des visiteurs foulant les lieux, ou encore à l’immensité de l’élément et du projet qui peut intimider les personnes qui préfèrent alors s’asseoir plus loin où elles seraient moins exposées à la vue des passants. Malgré cela, il reste iconique aux yeux de beaucoup de gens, tout comme l’ensemble du projet.
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B. Les sakariba, contemporains : 盛り場 Les lieux d’amusement autrefois situés sur les berges de la ville, se retrouvent aujourd’hui en plein cœur de celle-ci. Ce sont des quartiers qui aujourd’hui sont à la fois animés, à la mode, dominés par la fonction commerciale et celle des loisirs, où l’individu va pour voir et être vu. Ils se retrouvent autour des grandes gares de la capitale telles que Shinjuku, Shibuya ou encore Ikebukuro, pour ne citer que les plus importantes de nos jours. Ces quartiers de gares, qui aujourd’hui sont devenus les nouveaux centres urbains, ont en effet un pouvoir catalyseur tellement important qu’ils peuvent être comparés aux places européennes majeures. Comme l’indique Manuel Tardits, les gares sont “des ensembles qui marquent de nouvelles limites plus subtiles, des portes par où transitent des flux millionnaires d’usagers quotidiens dont l’anonymat protège la liberté des comportements “ (Tardits, 2017, p. 227). Les quartiers autour de ces gares font donc aujourd’hui partie des quartiers les plus animés de la ville. Et ce phénomène ne se limite pas uniquement à Tokyo, mais se retrouve également dans l’ensemble des villes de petite et moyenne importance au Japon. Le développement des quartiers autour de la gare découle de l’amplification du réseau ferroviaire et de ses activités au 20e siècle. Les réseaux privés qui parcourent la ville de Tōkyō, (et le pays, car le phénomène va être similaire à travers le Japon tout entier) commencent à cette époque à diversifier leur offre. Développer des moyens de transport efficaces qui relient l’ensemble des coins de la ville était une chose, mais pour amener les gens à se servir de plus en plus de ces lignes ferroviaires, les compagnies privées ont commencé à étendre leurs activités et à mettre en place des activités commerciales au sein même des gares. La gare, flanquée de ses commerces, son depāto- デパアト, (departement store en anglais), centre commercial- n’est plus seulement un lieu de passage mais devient également un lieu d’arrêt, une destination en soi.
Fig a : Shinjuku, entrée du Kabukicho, septembre 2019 Photo : @F.Hallez
Et cette diversité d’offres ne s’est pas arrêtée aux simples commerces. Les compagnies ferroviaires privées ont également investi dans l’aménagement des banlieues en offrant du logement à prix abordable, motivant les gens à aller habiter de plus en plus en bordure tout en continuant à faire les trajets pour aller travailler dans les CBD, les Central 107
Business Districts, de la capitale. En effet, si le logement a suivi les réseaux de chemin de fer, ce n’est pas le cas des bureaux d’entreprise qui, pour la plupart, sont restés dans la mégapole, poussant alors des milliers de salarymen à faire des trajets parfois longs de plusieurs heures matin et soir pour se rendre à leur travail. Réels moteurs urbains, la gare et le complexe l’entourant, n’est que le point de départ des sakariba contemporains. Le noyau de la gare et son depāto sont déjà présents avant la seconde guerre mondiale. Mais très vite ces deux éléments vont être complétés par un ensemble de lignes de trains et de boutiques. La vie commerçante va alors se développer à la fois verticalement, au-dessus des arrivées des trains, et horizontalement, dans les couloirs en sous-sol que parcourent les usagers pour se rendre d’une ligne à une autre, ou encore pour rejoindre une des nombreuses sorties aux quatre coins de la gare, les amenant à leur destination finale. Réelle fourmilière humaine, ce complexe de gare et centre commercial s’accompagne plus loin d’une “constellation coruscante de boutiques, de jeux vidéo, de pachinko, de restaurants, de bars et de cafés de toutes obédiences et de tous styles” (Tardits, 2017, p. 227). Ces quartiers remplis de bâtiments recouverts de néons et de panneaux publicitaires fourmillent toute la journée de passants mais s’animent surtout vers la fin de journée car c’est à ce moment que les travailleurs sortent de leurs bureaux et s’y rendent, soit pour décompresser de leur longue journée de labeur, soit pour participer à un repas d’entreprise ayant pour but de resserrer les liens entre les employés. Ces quartiers qui s’animent une fois le jour tombé se configurent comme un intervalle, une suspension spatio-temporelle entre le lieu de travail et le domicile. Un monde flottant où, pour un moment, tout ou presque devient possible.
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1: Le terme salaryman est couramment utilisé au Japon pour désigner les employés ou cadre non dirigeants d’une entreprise. Plus qu’un terme c’est tout un style de vie dans lequel le travail passe avant tout.
2: Les Pachinko sont des bâtiments qui abritent des jeux, souvent des jeux d’argent. Ils sont fréquentés par un grand nombre de gens et ce parfois tout au long de la journée et / ou de la nuit.
Fig a : Shibuya crossing, Tokyo, Juin 2020 Photo @ F.Hallez 109
Gare de Shinjuku
Développement à partir de 1885 ‘‘Nous les percevons comme des espaces publics accessibles à tous et où convergent des passagers venant de toutes les directions. Ce que nous observons est peutêtre la plus brillante performance des espaces publics contemporains.’’ Atelier Bow-wow, Echo of space, space of echo, p.78
Fig a : Quai de train, Ligne Yamanote, Shinjuku, mai 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Les gares, ce sont des espaces où des milliers de personnes se croisent chaque jour sans parfois jamais se revoir ensuite: des employés à peine réveillés tôt le matin s’en allant au travail, ou fatigués après une longue journée passée au bureau, des touristes locaux venus d’un peu partout dans le pays pour en visiter ses merveilles (les japonais sont de fervents amateurs de leur pays et ne ratent pas une occasion d’en visiter une partie ou une autre, engendrant des flux de personnes conséquents à travers le pays à certaines périodes, et puis les touristes venus du monde entier. La gare se caractérise donc comme étant un espace rempli d’une population hétéroclite et en constante évolution. Bien plus qu’un espace de passage, elle est parfois la destination même du voyage. Étant remplie de magasins, du marchand de chaussures à la bijouterie en passant par un choix pléthorique de restaurants, de nombreuses personnes aujourd’hui se rendent dans les espaces entourant la gare sans avoir pour volonté de prendre le train ou le métro. La gare de Shinjuku est un exemple parlant du développement exponentiel des espaces associés à la fonction ferroviaire.
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Fig a : Vue axonométrique de la gare de Shinjuku montrant les nombreuses voies ferrées, sorties, etc. Montrant également l’ampleur de celle-ci. Dessin de Tomoyuki Tanaka
Shinjuku est un des centres névralgiques de la mégapole nippone et sa gare est l’une des plus grandes et des plus fréquentées au monde. Elle accueille, quotidiennement, pas moins de 3,5 millions de passagers et possède environ 200 sorties permettant de rejoindre les différents points du quartier environnant. Pour ordre de comparaison, la gare du Nord à Paris accueille quotidiennement quelque 700 000 passagers. Shinjuku Station a été ouverte en 1885 comme un arrêt de la ligne Yamanote qui fait le tour de la ville, c’est à partir de 1959 qu’elle accueille les différentes lignes de métro privées qui sont toujours présentes de nos jours. (Technology, sd) C’est à la fois une gare terminus de certains trains et une gare de passage engendrant un nombre important de passagers journalier. Avec autant de passage, il est important que les infrastructures soient efficaces pour permettre une fluidité des déplacements. Bow-wow, dans son livre Echo of space/ space of echo, vient décrire l’ambiance particulière qui se retrouve au niveau des escaliers desservant les nombreux quais des gares. ‘’Il y a deux raisons majeures qui rendent ces escaliers de gare vraiment mémorables. Premièrement, dépourvus de meubles et d’équipements, ils révèlent clairement les formes spatiales. Deuxièmement, le flux constant de passagers et l’arrivée et le départ périodiques des trains leur font subir des changements modaux. Nous pouvons faire l’expérience de ce flux en en faisant partie ou en l’observant en tant que spectateur. Nous les percevons comme des espaces publics accessibles à tous et où convergent des passagers venant de toutes les directions. Ce que nous observons est peut-être la plus brillante performance des espaces publics contemporains.’’ Atelier Bow-wow, Echo of space, space of echo, p.78
Ces quais, bien que foulés par des milliers de personnes quotidiennement, sont des plus ordonnés : pas de bousculades dans les escaliers, tout le monde attend patiemment en file que chacun monte à l’étage supérieur. Ces espaces de flux important sont minutieusement organisés grâce à une signalétique suivie de tous les passagers, et sont d’une grande efficacité. 113
Entrée commerciale Inconnu - Harajuku / Tokyo
Fig a : Entrée commerciale menant à un restaurant à l’étage, l’escalier est utilisé pour faire la pub de ce-dit restaurant. Mai 2020, Harajuku Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Tokyo c’est aussi l’image d’une ville remplie de lumières et de néons, du rez-de-chaussée jusqu’au toit. Toutes ces lumières viennent donner à la ville un aspect à la fois vivant et chaleureux mais en même temps la rendent impressionnante voire écrasante par moments. C’est au sein des sakariba contemporains, situés généralement tout autour des gares, pôles d’attraction sans équivalents, que ce phénomène est le plus flagrant. La densité de ces quartiers est devenue telle que les commerces, restaurants et autres n’ont eu d’autre choix que de se développer en hauteur. Ces bâtiments à vocation presque uniquement commerciale de type zakkyo, 雑居, (Fontanet, 2020, p. 38) c’est-à-dire multilocataires (commerciaux), sont facilement reconnaissables grâce à leurs façades remplies de publicités permettant d’indiquer la présence de l’ensemble des commerces qu’ils contiennent. Fig a : Bonus Track, Setagaya, Tokyo, mai 2020 Photo @ F.Hallez
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Fig a : Takeshita-dori Street, Shibuya, Tokyo, Mai 2020 Photo @ F.Hallez
L’accès aux commerces situés au-dessus du niveau de la rue se fait généralement grâce à une cage d’escalier et/ ou un ascenseur en lien directement avec la rue. Cette cage d’escalier vient prolonger le trottoir offrant une extension verticale de la rue et de ses espaces publics. Les pratiques présentes dans les espaces publics vont se retrouver dans ces espaces de circulation verticale sous différentes formes. Les restaurants en font leur entrée en les aménageant de panneaux, en ajoutant des portiques, en s’appropriant cet espace semi-partagé un peu comme ce qui peut être vu dans les ruelles commerçantes horizontales des villes japonaises. L’escalier ne possède plus la seule fonction de monter aux différents niveaux du bâtiment mais également la fonction d’accueil des commerces, l’entrée au sein du bâtiment ne se trouve pas uniquement dans l’action de passer la porte mais bien dans l’action de s’élever du niveau du sol pour arriver dans les espaces propres à ce bâtiment. 117
C. Les espaces religieux La religion au Japon est divisée entre deux pôles différents : le shintoïsme, religion propre au pays et le Bouddhisme, probablement venu de Chine plusieurs siècles avant le shintoïsme. Aujourd’hui, les Japonais ne s’orientent généralement pas vers l’une ou l’autre religion mais plutôt vers les deux en même temps, en fonction des occasions. Cela peut se voir notamment dans certains temples. A Asakusa, par exemple, les deux types de temples, bouddhiste et shintoïste se retrouvent sur le même terrain.
1 : Les matsuri sont des célébrations à la fois religieuses et profanes qui sont organisées en l’honneur d’une divinité protectrice ou encore d’un dieu. Ces fêtes ont lieu dans chaque quartier de grande ville, chaque ville ou encore chaque village et sont propres aux communautés appartenant à ces endroits. Fig a : Nakamise Shopping street, Temple Senso-ji, Asakusa, Tokyo, Septembre 2019, Photo : @F.Hallez
Les espaces religieux font partie, depuis bien longtemps déjà, des points de rassemblement de la population et des activités à travers la ville. Les plus grands temples sont généralement accompagnés d’espaces commerciaux, de magasins, de zones de restauration et même autrefois d’espaces de détente dédiés aux touristes japonais ou encore aux personnes venues décompresser après une longue journée dans la capitale. Tout d’abord, il y a les temples au sein même de la ville. Il en existe partout, allant des plus petits, tels que les autels dans les allées qui sont réservés à leurs résidents, aux plus grands, tel par exemple, le temple Meiji-jingu de Shibuya fréquenté chaque année par des milliers de personnes, Tokyoïtes et touristes confondus. Visités tout au long de l’année pour la prière en partant au travail, avant un examen, au début d’une relation amoureuse, etc, les temples sont surtout mis en avant lors des nombreux festivals, matsuri 祭り¹, et autres célébrations annuelles. La célébration probablement la plus marquante, et celle qui surtout brasse le plus de personnes est celle du passage à la nouvelle année. Les Japonais se rendent au temple lors du premier jour de l’année, passé le coup de minuit, pour y célébrer le passage à la nouvelle année, faire des vœux de bonne année etc. Ce rite familial perdure à travers les siècles. Pour cette célébration, les personnes montent les quelques marches séparant le sol de l’estrade où se trouve l’autel. Une fois arrivées face à l’autel, elles se penchent, frappent dans leurs mains, offrent une pièce et font un vœu avant de redescendre vers le reste de la foule. A cette occasion, les abords des temples se peuplent d’échoppes vendant toutes sortes de spécialités culinaires, des amulettes représentant la nouvelle année, etc, permettant aux 119
personnes venues sur les lieux de profiter de cette excursion pour également passer un moment agréable en famille.
Fig a : Temple Senso-ji, Asakusa, Tokyo, janvier 2020, visite au temple le 1er jour de l’année Photo : @F.Hallez
Ensuite, il y a les temples au sein des forêts, situés généralement au fin fond de celles-ci ou encore au sommet des montagnes. Ils nécessitent une ascension, voire une sorte de pèlerinage pour y accéder. Bien moins fréquentés que ceux en ville, ils ne restent pas moins importants aux yeux des Japonais. Ce qui importe ici, c’est autant la prière au temple que le voyage effectué jusqu’à ce temple. Le pèlerinage jusque là est l’occasion de se retrouver avec soi-même et de se reconnecter avec la nature environnante. Mais ces pratiques n’ont pas toujours été une évidence pour les Japonais. Avant que les balades en forêt ne soient vraiment appréciées au pays du soleil levant, les forêts et montagnes, qui couvrent près de 75% du pays, étaient considérées comme quelque chose de mystérieux et de dangereux qui n’étaient que peu visitées. ‘‘La montagne, domaine des dieux, est protégée par un certain nombre de gardes plus ou moins monstrueux. Certains sont des animaux, messagers des yama no kami [les génies des montagnes] ; … enfin tout un monde d’esprits, de fantômes, de monstres cruels ou bénins hante les rochers, les arbres, les torrents.’’ Augustin Berque, Le sens de l’espace au Japon, p.59
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Ces forêts sont donc restées très longtemps vierges de toutes traces humaines à cause de leur aspect mystérieux voire effrayant. S’y aventurer était quelque chose de rare pour les personnes vivant dans les plaines, où la vie se déployait le plus. C’est dans ce contexte que les religieux ont décidé d’aller s’installer loin de tout, prenant alors du recul sur le monde des communs, s’écartant du rythme de vie effréné des villes et reprenant contact avec la nature.
Fig b : Temple Saito-Shakado, Mont Hiei, Kyoto, Septembre 2020 Photo : @F.Hallez 121
Deux types d’ascension au sein des espaces religieux sont donc mis en place. Le premier type d’ascension, le plus fréquent, concerne celui au niveau du bâti. Elle vient créer une séparation entre le monde du commun et celui du sacré, avec comme élément médiateur, un escalier. C’est la même séparation et ascension qui se retrouve dans les maisons aristocratiques pour ensuite s’appliquer également chez le reste de la population. La deuxième ascension concerne celle qui correspond au pèlerinage jusqu’aux espaces religieux reculés. Ici aussi, l’escalier est un élément mis en place pour permettre d’accéder jusqu’au temple. L’emprunt de cet élément est alors fort de symboles. ‘’Une longueur [d’escalier] qui exprime puissamment la grande différence entre la réalité des dieux et celle des êtres humains.’’ Arata Isozaki, Floors and internal spaces in Japanese vernacular architecture, phenomenology of floors
Dans les deux cas, l’escalier obtient à la fois la fonction de séparateur des deux mondes et de connecteur.
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Akagi Jinja
Kengo Kuma - Kagurazaka, Tokyo - 2010
Fig a : Entrée du temple Akagi à Kagurazaka marquée par un Torii. Kagurazaka, Shinjuku, Octobre 2019 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Tout comme le projet ‘’La Kagu’’ analysé dans la partie concernant les Pops, le complexe Akagi se situe au cœur du quartier de Kagurazaka. Celui-ci, reconstruit en 2010, par Kengo Kuma, comprend en plus du temple, un ensemble d’appartements, le tout fonctionnant en parfaite harmonie. Le temple initial remonte au 14e siècle et ‘’doit son nom à la vue qui, du sanctuaire, portait jusqu’au mont Akagi, un lieu sacré où vivaient les dieux, à 150 km au nord ‘’ (Kuma, 2021, p. 93). L’arrivée au temple ne se fait pas de manière directe depuis la rue, il faut tout d’abord passer par le torii -鳥居-¹, représentatif des espaces religieux, pour ensuite entamer la procession vers les espaces de prière. Cette progression commence par l’ascension de la volée d’escalier menant jusqu’au temple situé en fin de course. Cette ‘’pente’’ douce représentée par l’escalier permet aux visiteurs de ‘’ressentir un sentiment de divinité dans le sens où le corps s’élève sur la pente douce et est libéré dans la nature à travers le sanctuaire‘’ (Kuma, site officiel, kkaa.com). Il y a donc une valeur symbolique dans la présence de cet escalier. Et cette élévation vers les divinités ne s’arrête pas seulement à l’ascension de ce grand escalier. Elle continue au niveau de l’architecture elle-même, comme expliquée plus tôt. En effet, les visiteurs s’élèvent depuis le sol jusqu’à l’autel pour y prier. Ces élévations vers des espaces de prière se font à plusieurs endroits au sein du complexe. Au niveau du temple principal, une première fois pour tous les visiteurs et puis à plusieurs endroits plus en profondeur pour les personnes accréditées mais aussi au niveau du temple secondaire situé à la gauche du temple principal.
1 : Torii : portes rouges typiques japonaises, sont généralement des éléments placés à l’entrée des sanctuaires Shinto et ont pour fonction de séparer le sacré du profane et viennent donc indiquer la présence de divinités de l’autre côté de celle-ci.
Les escaliers ici présents servent alors à la progression symbolique vers les espaces religieux du temple depuis la rue, mettant une certaine distance entre les espaces de tous les jours et puis les espaces sacrés du sanctuaire.
Fig a : Akagi Jinja, sanctuaire principal. Kagurazaka, Shinjuku, Tokyo, Octobre 2019 Photo : @F.Hallez Fig b : Akagi Jinja, @Photos provenant du site officiel kkaa.com 126
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Fushimi Inari Taisha Inconnu - Kyoto 711
Fig a : Fushimi Inari Taisha, Kyoto, Mars 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Le Fushimi Inari Taisha est un complexe de temples situé à Kyoto, l’ancienne capitale japonaise. Construit en 711 Ap. J-C, il est consacré au kami¹, 神, Inari, protectrice des céréales en particulier le riz). Ce kami est historiquement associé à l’abondance et à la richesse, Inari est donc rapidement devenue la patronne des commerces. Le temple principal est situé au pied du Mont Inariyama (la montagne Inari) et le complexe s’étend quant à lui sur l’ensemble de la montagne. En effet, une multitude de petits sanctuaires sont disséminés ici et là dans la montagne, amenant les personnes à faire un pèlerinage pour s’y rendre. En 942 PCN, le temple est élevé au plus haut rang des temples Shinto et se place depuis dans les plus importants et les plus visités des temples japonais. Ce complexe est surtout connu pour ses milliers (environ 10 000) de Torii disposés tout au long du chemin principal menant aux différents sanctuaires. Les Torii, comme expliqué juste avant, sont ces portes rouges typiques japonaises; ce sont généralement des éléments placés à l’entrée des sanctuaires Shinto ayant pour fonction de séparer le sacré du profane. Dans le cas du Fushimi Inari Taisha, les Torii sont des offrandes faites par des particuliers au temple et cela peut se voir au niveau des inscriptions sur les poteaux latéraux. Ces offrandes sont faites dans l’espoir d’obtenir les bonnes grâces des dieux, tels que richesse, chance et bienêtre, par exemple. Les dons des particuliers viennent donc participer à la formation du panorama du mont Inari dans le cadre d’un projet paysager à long terme. Chaque année, ce sanctuaire est visité par plus de 2 millions de personnes venues faire l’ascension au travers de ces Torii rouges, jusqu’aux nombreux sanctuaires disséminés à travers la montagne. Cette ascension symbolique entre le monde du profane et le monde du sacré se fait donc via cet élément commun qu’est l’escalier accompagnant les utilisateurs tout au long de leur pèlerinage.
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1 : Kami : est une divinité ou un esprit vénéré dans la religion shintoïste.Les kamis sont la plupart du temps des éléments de la nature, des animaux ou des forces créatrices de l’univers, mais peuvent aussi être des esprits de personnes décédées.
Fig a : Fushimi Inari Taisha, Kyoto, Mars 2020 partie du sanctuaire où se trouve également un cimetière Photo @F.Hallez Fig b : Fushimi Inari Taisha, Kyoto, vue à vol d’oiseaux peinte par Yoshida Hatsusaburo en 1925
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D. Hiroba - La place : 広場 Il n’y a pas de place au sens symbolique du terme, tel qu’il peut s’en trouver en Europe, mais la figure urbaine est tout de même bien présente dans Tōkyō. Cette figure urbaine de place, ou Hiroba, 広場, en japonais, n’est cependant qu’un endroit informe ou tout au plus un ‘’non-lieu’’ de rencontre. Le terme hiroba, traduit par place en français a pour traduction littérale : un endroit large ou élargi, signifiant que seul le caractère de la taille est pris en compte. C’est un endroit ‘’informe’’ parce que l’espace produit n’est pas le résultat d’une action réfléchie mais plutôt d’actions privées indépendantes, qui donnent l’impression d’avoir un résidu d’espace plus qu’un espace à proprement parler. De plus, certaines places précédant les gares, comme celle de Shinjuku ou encore de Tōkyō, “voient leurs rôles annihilés par des objets et des fonctions concurrentes : passages de rue et gare de bus, machineries de ventilations, etc “ (Tardits, 2017, p. 241). C’est un ‘’non-lieu’’ de rencontre parce que la place qui sert de lieu de rencontre n’est jamais la destination finale, seulement une étape dans le cheminement des usagers. Certains non-lieux de rencontre restent cependant bien connus des tokyoïtes. Des plus connus, deux peuvent être mis en évidence. (A noter que chacun de ces non-lieux se situe sur le devant de gares, elles-mêmes fréquentées par des millions de personnes chaque jour.) 1 : Hachiko est un chien dont l’histoire a marqué les japonaise. Connu pour la loyauté qu’il a portée envers son maitre au point de le rendre célèbre et vénéré par tous les tokyoïtes
Fig a : Marunouchi Plaza, gare de Tokyo, mai 2020 Photo : @F.Hallez
Le premier abordé ici est la statue du chien Hachiko¹. Cette statue se trouve devant l’une des nombreuses sorties de la gare de Shibuya, face au plus grand carrefour du monde. Elle est connue à un tel point qu’elle est devenue un point de rendez-vous facile pour quiconque habite la mégapole (que ce soit un nouvel arrivant ayant simplement lu un manuel de voyage, ou un habitant de longue date). Pour la trouver depuis l’intérieur de la gare, il suffit de suivre les panneaux, car elle possède ses propres indications signalétiques. (Et si vous êtes à l’extérieur, chercher la foule, concentrée en un seul point, c’est probablement le bon endroit). Un deuxième point de rendez-vous connu dans la capitale se trouve au niveau de la sortie est de la gare de Shinjuku, au pied du studio Alta. C’est un grand panneau publicitaire faisant face 133
à la sortie, il est difficile de le rater. Ainsi placé, il vient opérer comme point de rencontre stratégique avant d’arriver dans les quartiers plus peuplés de Shinjuku. Ces points de rendez-vous dans la ville attirent rarement des rassemblements politiques, (bien que ceux-ci se voient de plus en plus à la sortie des gares), mais concernent plutôt des rencontres amicales, amoureuses, touristiques et autres, constituant alors, comme indiqué auparavant, un point de départ privilégié. Certains Hiroba ont quant à eux été pensés dans l’esprit des esplanades européennes. Cependant, ceux-ci restent généralement inertes, figés dans le temps, délaissés de Tokyoïtes qui préfèrent des espaces propres à ce qu’ils connaissent depuis toujours.
Fig a : Chiyoda-yu, Kokyogaien, place reliant la gare de Tokyo au Palais impérial, Tokyo, Décembre 2020 De nombreuses personnes sont venues apprécier les couleurs d’automnes ainsi que le dernier jour d’accès au palais impérial éphémère à l’occasion de la prise de pouvoir du nouveau empereur. Photo : @F.Hallez 134
L’espace développé à la sortie de la gare de Tokyo, avant d’arriver au niveau du palais impérial, en est un exemple assez frappant. Cet espace vient relier deux points importants de la ville : d’un côté, la gare de Tokyo, servant comme l’un des points d’entrée et de sortie de la ville et d’un autre côté, le palais impérial, point névralgique de la mégapole. Il est pensé de manière à créer une perspective bordée d’arbres vers les deux pôles situés aux extrémités. Ceux-ci offrent un spectacle quand arrive l’automne, mais l’espace entre deux reste vide d’occupants tout au long de l’année. Même lors des heures de pointes matinales et vespérales, le parvis n’abrite que quelques passants, le gros de ceux-ci ayant préféré prendre les nombreux souterrains. Cet espace, pensé à la base comme esplanade, est devenu plutôt symbole du pouvoir que de lesdits citoyens (Tardits, 2017, p. 241).
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Memorial JO 1964 Setagaya, Tokyo, 1964
Fig a : Mémorial des Jeux Olympiques de 1964 situé à Setagaya, Tokyo Juin 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Créée à l’occasion des jeux Olympiques de 1964 à Tokyo, cette grande esplanade est située au sud de la commune de Setagaya, non loin de Shibuya (un des centres névralgiques de la capitale). Elle est entourée des bâtiments qui ont accueilli les différentes disciplines sportives de l’événement. Elle est connue aujourd’hui principalement pour le mémorial de JO qui s’élève à une des extrémités de l’esplanade. A l’époque, elle avait été pensée pour accueillir des milliers de personnes; elle n’est pourtant aujourd’hui foulée que par quelques centaines d’individus par jour. La logique de la place publique au Japon diffère fondamentalement de celle en Europe, ce propos a été longuement développé plus haut dans cette partie, et les espaces publics tels que ce type de place reste largement sousexploités par les Japonais. Cette place est l’un des nombreux exemples. La plus connue de tous étant peut-être la place située aux pieds des tours du gouvernement de Tokyo situées à Shinjuku. Cet espace pensé par Kenzo Tange comme une grande place où le public tokyoïte peut se ressembler n’est en fait aujourd’hui vaste espace vide de vie et de passage. Il a donc été vu que la place à la japonaise n’est pas appréhendée de la même manière qu’en Europe. Cependant, des évolutions de pratiques sont observées depuis le début de la crise sanitaire. Ce n’est pas nouveau, cette crise sanitaire a changé beaucoup des habitudes des populations où que ce soit à travers le monde. Les commerces, les écoles, les salles de sport etc, étant fermés, il a fallu se réinventer une nouvelle vie avec les options restantes. Même s’il n’a pas été impacté autant qu’a pu l’être l’Europe, le Japon n’a pas été épargné et de nombreux changements de vie ont dû être opérés dans la vie de tous les jours. Pour ce qui concerne la place de Setagaya, un réinvestissement de l’espace public de la part des habitants, et notamment des plus jeunes des quartiers alentour, a pu être observé. Séparée en deux zones par un large escalier en gradin, cette esplanade offre différentes zones d’activités. En temps normal, la zone haute est réservée à la déambulation tandis que la zone basse, proche de la route, n’est que très peu mise en valeur. Depuis la fermeture des salles de sport, elle s’est cependant transformée en un espace de sport en plein air et les escaliers 138
Fig a : escalier terminant la place où se trouve le mémorial élevé à l’occasion de JO de 1964 de Tokyo. Le site a été visité au mois de juin 2020, période à laquelle l’ensemble de Tokyo vivait sous des mesures restrictives suite à la crise sanitaire en cours. Les jeunes ont pris place dans ces espaces publics pour y pratiquer sports et autres activités Photo @ F.Hallez
en véritables gradins pour les passants curieux. Dès lors, la place n’est plus cet espace dénué de vie qui ne sert que lors des grands événements sportifs ou comme attraction pour les quelques touristes venus visiter les lieux, elle se transforme un espace rempli de vie, de cris d’enfant, etc, et offre une réelle utilité aux habitants de la capitale.
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E. Les Micropolarités Passons à une tout autre échelle d’analyse : les quartiers. Où que ce soit dans Tōkyō, ou même dans les autres villes japonaises, un certain nombre de pôles d’attraction existent au sein même des différents quartiers. Ces micropolarités sont, dans un premier temps, définies par leur taille réduite. Mais leur petite taille est inversement proportionnelle à leur nombre. La petite taille caractérise un grand nombre d’éléments dans une ville comme Tôkyô où, dans un sens, tout est déjà limité en taille à cause de la forte densité bâtie. Ce critère permet donc seulement de mettre en contexte le concept des micro-polarités, point important de l’urbanité nippone aujourd’hui.
Fig a : Distributeur de boissons, Sapporo, Hokaido, Japon, Février 2020 Photo @ F.Hallez
Le premier élément abordé ici est le Konbini, コンビニ, ou encore convienence store en anglais. Ces magasins sont des commerces de proximité ouverts 24h/24, 7 jours sur 7, tout au long de l’année. Les seuls jours où ils pourraient fermer sont les jours de catastrophe naturelle tel qu’un typhon par exemple. Différentes enseignes sont disséminées un peu partout dans la ville et il n’est pas rare d’en rencontrer une tous les 500m, voire tous les 100m dans les quartiers les plus fréquentés. Les konbini proposent un impressionnant éventail de produits, allant de la paire de chaussette ou encore la chemise blanche pour aller travailler, aux différents repas de l’ensemble de la journée, et même encore le remontant énergétique pour les lendemains de soirées trop arrosées. En plus de fournir tout ce dont un individu a besoin lors d’une journée type, ils proposent également des services. En effet, toute personne peut y aller pour payer ses factures, envoyer ou recevoir un colis, accéder à internet ou aller aux toilettes, et bien plus encore. Le Konbini est aujourd’hui devenu un élément dans la ville quasi indispensable au bon fonctionnement du Japonais qui y passe en moyenne presqu’une fois par jour. Il peut également fonctionner comme lieu de rassemblement dans certains quartiers, le plus souvent en soirée. En effet, certaines actions, telles que fumer par exemple, sont permises devant le Konbini tandis qu’elles sont interdites partout ailleurs dans la ville (excepté les zones fumeurs disséminées un peu partout dans la ville. Fumer est aussi possible dans les cas où un espace, souvent un parking, se trouve sur le devant, libérant ainsi de l’espace au niveau des quartiers et permettant alors le 141
rassemblement plus facile des personnes.) Les deuxièmes micro-polarités allant souvent de pair avec les Konbini sont les distributeurs, qui ont également une place importante dans l’urbanité japonaise. Que ce soit un distributeur de boissons ou encore de tabac, ils constituent eux aussi des points de rassemblement. Tout en venant proposer une offre des plus diversifiées aux passants. Pour y partager une boisson chaude en hiver, ou bien fraiche en été, pour y fumer (car comme les Konbini, fumer devant les distributeurs de tabac est autorisé), ils sont partout : dans tous les interstices, les espaces délaissés entre deux parcelles, sur les parkings, à l’entrée des stations de métro, etc. Ils peuvent même parfois se retrouver dans les endroits les plus insolites tels qu’un chemin de randonnée ou encore en haut d’un mont accessible uniquement à pied. Ces deux pôles d’attraction sont également un symbole de la société de consommation qui se développe de plus en plus au Japon. De plus, les espaces et le temps des habitants étant tous deux limités, ces commerces de proximité viennent offrir une solution plus onéreuse mais certainement plus rapide, et évidemment extrêmement pratique. Les troisièmes micro-polarités sont les parcs de quartiers, parc d’évacuation, parc pour enfant : Outre ces points de consommation, les quartiers sont également dotés de petites zones verdoyantes aménagées la plupart du temps avec des équipements urbains destinés aux plus jeunes. Tōkyō n’est pas vraiment une ville qui pourrait être qualifiée de verte, exception faite des grands parcs qui sont dispersés dans la ville, mais qui sont bien souvent privés et avec un accès restreint. Et même si un certain nombre reste bien évidemment en accès libre, le reste des espaces verts est réduit en taille, ce qui ne veut pas dire réduit en nombre. La plus grande partie de ce qui est considéré comme de “l’espace vert” à Tokyo est en fait repris dans les pots de fleurs et autres touches apportées par les habitants eux-mêmes. Et puis il y a ces petits parcs de quartier qui ne sont même pas toujours recouverts de verdure, mais qui offrent un îlot de nature au sein des rues densément peuplées. Ces parcs se sont développés après la seconde guerre mondiale, lorsqu’un manque cruel d’espaces verts dans la ville toujours plus dense a été mis en évidence par les autorités. Ces espaces sont essentiellement dédiés aux enfants mais 142
ils ont été dessinés également dans un second but. En effet, ils ont été également pensés comme zones de refuge en cas de désastre naturel tel que feu, tremblement de terre, etc. Zones tampons dans la ville, bien que peu nombreux au regard du nombre d’habitants des zones qu’ils regroupent, ils ont donc deux rôles en fonction des contextes. Un rôle de rassemblement des plus jeunes, accompagnés ou non de leurs parents, pour y jouer et parfois une tranche de population plus âgée venue se reposer en-dessous des arbres, profitant du peu de mobilier urbain disponible dans la ville, et un rôle de sécurité lorsqu’advient une catastrophe naturelle. Et comme quatrième et dernier point analysé dans ces micro-polarités, il est important d’aborder le Koban, 小判. Il correspond au poste de police qui est présent dans tous les quartiers. Généralement pas plus grand qu’une pièce, il aide au bon maintien du quartier, servant de contrôle permanent des activités. Plus qu’un poste de police, il est possible d’y aller pour emprunter une pompe à vélo ou encore demander son chemin dans la ville. Ils sont considérés comme zone de repère et de rassemblement car ils se retrouvent partout dans la ville, sans exception.
Fig a : Konbini, Family mart (une des célèbres chaines de convienience store présentes au Japon) Setagya, Tokyo, Japon, Juin 2020 Photo @ F.Hallez 143
Tokyu Plaza, le cas du Starbucks NAP Architects, Omotesando, Tokyo, 2012
Fig a: Tokyu Plaza Omotesando, Shibuya, septembre 2019 Photo @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Le projet analysé, un café Starbucks, se situe dans le centre commercial Tokyu Plaza d’Omotesando. Celuici se trouve à l’intersection de l’avenue commerçante d’Omotesando (officieusement renommée ‘’Avenue des champs Élysées’’ par les japonais eux-mêmes) et un autre grand axe routier et commerçant venant de Shibuya. Point névralgique entre les deux, le bâtiment remplit bien son rôle et attire des milliers de personnes chaque semaine qui viennent admirer les mille et une facettes réfléchissantes de son entrée. A l’intérieur se trouve un centre commercial, rien de plus classique. Ce bâtiment a été construit en 2012 par le bureau NAP architects et l’architecte Hiroshi Nakamura¹. Le point d’attention n’est pas le café en lui-même mais sa terrasse située au 5e étage, accolée au magasin. L’espace attenant le café intérieur se développe en un toit-terrasse à l’image d’un amphithéâtre (NAP, 2019). Un ensemble de marches de forme polygonale sont disposées sur tout le pourtour de l’espace permettant aux utilisateurs des lieux de s’y installer en toute liberté pour lire, discuter, profiter du café. Ces marches servent bien sûr leur but premier en plus de cette fonction de siège et permettent aux utilisateurs d’accéder au second niveau où une vue sur la totalité de l’avenue et sur le parc Yoyogi plus loin est offerte.
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1 : Cette association d’architectes est notamment connue pour la construction de la Ribbon chapel située à Urasakicho, non loin d’Hiroshima plus au sud du Japon.
Fig a : La crise COVID a eu son impact sur l’utilisation des espaces. Ces espaces-ci faisant partie d’un espace privé, il est simple de contrôler leurs utilisation. Photo : Omotesando, Tokyo, Mai 2020 @F.Hallez
Ce projet répond aussi aux critères de la catégorie des POPS, mais étant éloigné de l’espace public et attenant à un commerce, il correspondait également aux micro-polarités décrites plus tôt. En effet, sans la présence du commerce attenant, l’espace décrit ici n’aurait pas eu lieu d’être pensé et surtout beaucoup moins de personnes s’y rendraient. Il a donc été décidé de l’aborder dans ce chapitre.
Fig page de gauche: L’esplanade pendant la période des fêtes de fin d’années Photo : Omotesando, Tokyo, Décembre 2019 @F.Hallez
Ensuite, un autre point important est à développer, qui concerne le comportement des personnes au sein des espaces publics. Jusqu’ici, ce sont des espaces publics extérieurs et en relation directe avec la rue qui ont été analysés. Celui-ci reste un espace extérieur mais son éloignement par rapport à l’espace de la rue fait qu’il est moins accessible, ce qui donc lui confère un statut relativement plus privé. Lorsque les consommateurs se retrouvent sur cette petite plazza, ils se sentent un peu à l’abri du reste du monde, comme dans un cocon au sein de la ville. Les comportements de chacun sont différents, ils sont plus relâchés, il y a moins de gêne à s’asseoir sur les marches (gêne qui s’observe dans le projet de La Kagu présenté plus tôt). Les gens viennent seuls ou en groupes, pour des rendezvous galants ou encore pour travailler, etc. Les marches ne sont plus seulement un espace fonctionnel mais deviennent un espace de vie en soi. 147
Raizin R
Inconnu - Omotesando/ Tokyo - 2020
Fig a : Vue de nuit sur le projet situé à Omotesando, on peut y voir les aménagements faits pour mettre en valeur le projet dans la nuit. Juillet 2021, Omotesando, Tokyo Photo : @A.Synacek Fig b : Vue axonométrique du projet
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Lui aussi situé dans le quartier d’Omotesando, ce projet de café faisant la promotion d’une boisson énergisante vient profiter d’un espace vacant au niveau du carrefour entre l’avenue reliant Meji-Jingumae et le cimetière d’Aoyama et l’avenue allant de Shibuya à Aoyama (non loin du nouveau stade Olympique) pour s’y installer. Un peu à l‘image des anciennes machiya de la période Edo qui s’étendaient sur la rue pour faire commerce, et ce d’autant plus aux croisement des rues (car cela permettait d’avoir plus de façade pour le commerce), le projet joue de sa position : développer une activité économique sur un coin de carrefour pour s’offrir un maximum de visibilité. Le carrefour étant un lieu de passage pour des milliers de personnes, les deux avenues regroupent un grand nombre de commerces (magasins de luxe, centre commerciaux, etc) ou encore des bureaux. Il est intéressant d’y trouver un point de chute, un espace de détente, d’autant plus qu’il existe peu d’endroits en extérieur, autre que des cafés (et encore) pour se reposer. Dans le même concept que le projet du Tokyu Plaza expliqué ci-dessus, les concepteurs du projet permettent aux clients de se reposer et de profiter d’une boisson ou encore d’un snack tout en ayant une vue agréable sur les environs. Et en plus de cela, il pensent à placer des bornes wifi, poussant ainsi les gens à s’y installer pour plus longtemps. Cet espace détente se caractérise par son grand escalier-assise destiné aux clients. Ils peuvent s’y asseoir tout aussi bien seuls, en famille, ou encore entre amis et peuvent voir la vie qui s’active tout autour d’eux. Cet espace ressemble donc en tous points à l’espace décrit plus haut. En effet, il est relié à une marque/ un commerce, ce qui fait que celui-ci n’est pas totalement libre d’accès (il suppose une consommation), il joue de l’emplacement au niveau d’un carrefour pour offrir une vue sur les alentours (et ce même en étant à même le sol comme c’est le cas ici) mais aussi une meilleure visibilité et il permet aux clients de s’y installer en fournissant tout le confort d’un espace privé (wifi, sanitaires, etc), ce qui aide à l’occupation des lieux par les clients. L’escalier vient alors comme un moyen pour fournir tous ces éléments dans un seul espace.
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Fig a: vue depuis l’escalier sur le carrefour d’Omotesando et son activité. Photo @ https://hanako.tokyo/news/report/163040/ Fig b: vue depuis le carrefour sur le café et son espace en escalier qui s’étend en hauteur. Photo @Taisho.com
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En conclusion, les escaliers dans les espaces publics
La plupart des projets analysés ici portent sur des éléments d’espace public disposés en extérieur et généralement visibles et accessibles depuis la rue par qui le souhaite. Cependant, quelques nuances doivent être apportées. Lorsque le projet est totalement exposé à la vue de tous, comme il est fréquent de le voir dans les places de type occidental (de grands espaces, vides bien souvent), il y a une tendance de la part des utilisateurs à délaisser ces espaces. N’appartenant pas aux habitudes locales, les places et autres espaces inspirés des pratiques occidentales n’en reprennent que la forme sans en reprendre les fonctions, (de rassemblement par exemple). Les projets de grande envergure ont eux aussi plus de difficulté à être appropriés par les Japonais, habitués depuis bien longtemps aux espaces sociaux d’une taille plus réduite. Cependant, à partir du moment où le projet commence à être pensé de manière relativement privatisée, (non pas dans le type de propriété foncière du terrain sur lequel le projet se construit, mais plutôt dans la manière dont il est relié à un espace, dans la sensation de familiarité qui pourrait y être développé, dans la proximité entre les activités, etc), alors les utilisateurs ont tendance à ajuster leurs comportements au sein de ces espaces publics. Cela peut être observé dans les micro-polarités et notamment au sein du projet de NAP Architecture, le Tokyu Plazza d’Omotesando, où les utilisateurs viennent pour prendre un café mais aussi profiter de l’espace pour travailler, se retrouver entre amis, etc. Un vrai sens de la proximité, la sociabilité se retrouve alors dans cet espace. Il existe donc un lien entre l’exposition des projets, leur relation avec le reste de l’espace public mais aussi la façon dont ils ont été pensés, reprenant ou non des principes propres à la société japonaise, et le comportement des utilisateurs. Il peut donc être conclu qu’en développant un espace comme s’il correspondait au ‘’chez soi’’ des utilisateurs, il a plus de chance d’être approché et mis à profit par lesdits utilisateurs. Il est intéressant de comprendre cette notion de chez soi, de comprendre et analyser les espaces de vie des Japonais ainsi que les comportements qui y sont développés. C’est pourquoi la prochaine partie de ce travail porte sur la maison japonaise individuelle. 153
Pu Publics
Les Pops Les sakaribas contemporains Les espaces religieux Hiroba - La place publique Japonaise Les micropolarités
Pr
Privés
La première marche Ikkodate, ou l’idéal de vie américain La notion d’Oku revisitée La rue qui se verticalise Une limite qui rassemble L’importance des sols retrouvée Réinterprétation du Kaidan dansu Une réglementation source d’inspiration Une société en constante évolution
La Kagu / Yokohama ship terminal La gare de Shinjuku / Entrées de magasins Akagi Jinja / Fushimi Inari Taisha Mémorial des jeux Olympiques de 1964 Tokyu Plaza Omotesando / Raizin R
Koshi-no-Ie Maison en série - Ikkodate Tower House / House Tower / House in Gotanda Immeuble à Nakano / App. par Naka Arch. / Stairway H. Double Helix house House NA / Coil House in Itami / Tread Machiya Yokohama Appartment Share Tenjincho
3.2. La
maison individuelle
La présente analyse de la maison ne se veut en aucun cas une description totale du sujet. Celui-ci a déjà été abordé et développé par de nombreux architectes, anthropologues, géographes, etc. Le but recherché est d’en énoncer les essentiels afin d’établir les bases nécessaires à notre analyse de cas centrée, elle, sur l’évolution de la spatialité et la place de l’escalier au sein de cette question. Comme expliqué précédemment, le Japon est un pays régulièrement secoué par des nombreuses catastrophes naturelles (tremblements de terre, typhons, tsunamis, etc), marquant les villes et leurs constructions. Issue d’une évolution socialement dirigée, d’une construction souvent standardisée (notamment avec les tatamis), d’un tissu de symboles, notamment de l’impermanence, de la vétusté et d’un perpétuel mouvement, la maison a su faire sa place au sein de la société comme élément représentatif du cercle familial mais aussi dans un certain sens de la nation en ellemême (Bonnin, 2017, p. 218).
3.2.2
Anthropologie de la maison
Malgré sa modularité, la maison traditionnelle japonaise reste régie par un ensemble de règles d’organisation de l’espace lors de la construction et lors de son utilisation quotidienne, qui permet son bon fonctionnement. Ainsi, pour mieux la comprendre et comprendre les analyses qui suivront, deux modèles traditionnels seront étudiés plus en profondeur, relevant les notions et mots-clés les plus importants. Cette première analyse sera suivie des études de cas ainsi que les liens qui peuvent être fait entre architecture traditionnelle et contemporaine. La notion de Ma, déjà expliquée plus haut, se retrouve dans tous les espaces de vie, il les régule, il participe à la conception même des espaces, sans même y penser il intervient dans les décisions de tout un chacun. Il est donc un élément participant à la conception de la maison en ellemême. 156
En plus du Ma, évoquons la notion de l’En, 縁, ,le lien. Issu de la pensée bouddhiste japonaise, ce terme signifie relations ou connexions, un peu comme les relations entre les personnes et leur environnement. C’est un espace-temps qui vient privilégier les aires, les marges, les affinités contextuelles. C’est un espace intermédiaire qui vient gérer les relations entre deux espaces différents. L’En selon Augustin Berque “symbolise par excellence la corrélation entre espace physique, espace social et espace mental qui caractérise la spatialité d’une société” (Bonnin, 2014, p. 118). Le concept d’Oku, lui aussi évoqué plus haut, va quant à lui, encadrer l’organisation des espaces dans la maison. C’est la mise en place d’une progression du plus ‘’public’’ repris par la rue, au plus ‘’privé’’, qui lui est souvent repris dans le fond de la parcelle de la maison, le plus loin de la rue. Cette progression se fait par un ensemble d’éléments, de zones tampons en plan mais aussi via une quantité de plans verticaux de différents degrés de perméabilité et transparence, influençant la perception de ces différents espaces. La maison traditionnelle se développe uniquement en longueur et non en hauteur (petit à petit la hauteur s’impose dans les villes mais les maisons en rez-de-chaussée restent les plus représentatives du développement de l’espace et de ses principes). La progression dans l’espace passe alors aussi par la question du seuil et de son franchissement. ‘’C’est bien parce qu’elle est aréolaire et même cellulaire, que la spatialité japonaise accorde une telle importance aux seuils : la médiation s’impose dans la mesure où chaque cellule existe pour elle-même et non en fonction de l’ensemble.’’ A.Berque, Le sens de l’espace au Japon, p.104
Dans les propriétés les plus imposantes, c’est le jardin, placé derrière une haie, une barrière, qui fait office de première zone tampon, de premier seuil, entre la rue et la maison. Quelle que soit sa dimension, une mise à distance est créée. Cela se comprend bien dans la hiérarchie des jardins menant aux maisons de thé. Ici, ce n’est pas la distance entre l’entrée du jardin et de la maison de thé qui importe mais le parcours qui nous y amène. Le jardin peut se retrouver en pleine ville, le cheminement mis en place se charge d’emmener l’individu le parcourant, dans un autre monde, calme et paisible, éloigné de tout. Pour permettre ce genre de sentiment, le 157
concept de miegakure, 見えがくれ, (dissimuler et révéler) est mis en place. Comme la traduction l’indique, cela consiste en une composition spatiale dans laquelle il n’est pas possible d’apercevoir l’ensemble des éléments au même moment. Le but recherché n’est pas nécessairement de créer la surprise chez la personne mais plutôt de permettre à celle-ci de développer mentalement une image de l’espace en lui-même. Ces lieux se découvrent grâce à la progression de l’individu et non d’un simple coup d’œil : aucune vue d’ensemble ne permet de comprendre ces espaces tels qu’ils sont (contrairement à ce qui se fait dans les jardins à la française, par exemple). (Liotta, 2012, p. 58) Fumihiko Maki décrit ce terme, miegakure, comme suit: ‘‘Littéralement pour «apercevoir quelque chose qui est caché» comme la lune passant derrière les nuages, c’est un concept qui incarne à la fois l’éphémère et l’ambiguïté.’’ F.Maki, City with a hidden past
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Fig a: Villa Impériale Katsura, vue sur un des pavillons présent sur le domaine. Photo @ F.Hallez, septembre 2020, Kyoto
3.2.3 La maison urbaine traditionnelle Dans la ville d’Edo, différentes typologies de maisons pouvaient se retrouver. Ces typologies avaient évidemment un lien avec le statut de leurs habitants. Cela étant dit, il est important de noter que les maisons étudiées dans cette rubrique ne concernent que les habitations traditionnelles de villes appartenant à la classe moyenne ou basse de la population. Ce choix a été fait car elles représentent la majorité de la population habitant ces villes. Ces maisons sont donc représentées en grand nombre au sein de la ville. Cela permet de tirer des conclusions non pas sur des éléments uniques, qui ne touchent qu’un faible échantillon de la population, (la plus riche par exemple) mais bien d’analyser et d’émettre des conclusions à propos d’éléments communs à l’ensemble (ou presque) des habitants de la ville d’Edo.
A.
Les Machiya, 町屋 :
Le premier style analysé porte sur la classe commerçante urbaine et sa maison, appelée machiya, 町屋, ou encore maisons des bourgs. Les machiya sont ces maisons que l’on retrouve dans les centres-villes japonais, abritant souvent logement et atelier/ boutique. Les maisons se suivent en enfilade dans des rues, elles-mêmes peu larges. Celles-ci font face à la rue et s’ouvrent sur celle-ci, permettant le commerce et en même temps s’étendent en profondeur dans les parcelles urbaines pour permettre la vie privée. Surtout développée dans la région de Kyoto, cette typologie, propre à la période d’Edo, se retrouvait également dans la capitale actuelle, mais pouvait se développer plutôt en hauteur qu’en profondeur, la ville étant déjà extrêmement peuplée à l’époque. Il faut se rappeler que la ville d’Edo accueillait déjà plus d’un million d’habitants en 1720 (se référer à l’analyse de Tokyo plus tôt dans le texte). Ces propriétés sont donc en lien direct avec la rue et la progression à travers l’espace se fait différemment des grandes propriétés séparées par un mur ou une paroi. En effet, les maisons ici se développent en lien avec la rue : elles font partie de celle-ci et lorsqu’elles s’ouvrent dessus, la limite entre les deux espaces devient floue. En effet, une fois la maison ouverte sur la rue, la vie commerçante s’y développe de 159
façon indépendante par rapport à l’espace, qu’il soit d’ordre privé (la maison) ou partagé (la rue). Il est fréquent, encore aujourd’hui, de voir les étals de marchands ou encore les tables de restaurant se disposer sur l’espace de la rue le temps d’une journée ou d’une soirée. Malgré cette perméabilité une fois les activités commerciales engagées, les machiya possèdent tout de même de parois amovibles qui permettent de créer une séparation, bien que légère, entre la rue et la maison. Une fois passé ces parois, l’individu arrive dans un espace composé d’un sol de même fabrique que la rue, le doma, 土間 , dit “espace sale’’. Ce terme est utilisé pour décrire l’espace en contraste avec le sol surélevé de la maison, une zone sans couverture. ‘’C’est un espace où l’on reste chaussé, contrastant avec les deux autres [parties de la maison] où l’on vit déchaussé.’’ (Bonnin, 2014, p. 109)9) Le doma, souvent en terre battue, était une prolongation de la rue dans la maison. Il était associé avec la cuisine, les ateliers de travail, etc. Utilisé comme point d’entrée pour les espaces de vie, c’est un espace de transition faisant une distinction à la fois douce mais en même temps claire entre la 160
Fig a : Kawagoe, ou la petite Edo est une ville au nord de la capitale qui arbore encore d’ancienne Machiya comme au temps de la période Edo. Kawagoe, Saitama, Japon, Mai 2020 Photo @F.Hallez
rue, publique, partagée, et l’espace surélevé de la maison qui est privé et réservé aux membres du groupe familial ou aux invités. Cet espace d’entrée constitue la ‘’première étape de la communication [entre les deux mondes], celle où l’on cherche contact, où l’on est encore dehors (avec une différence de niveau), où la relation peut se nouer ou se dénouer.’’ (Kakurai, 1968) Cet entre-deux fait donc office de seuil restant accessible aux personnes étrangères à la maison, un des premiers seuils pour entrer dans l’espace privé de la maison. Et généralement un individu extérieur au domicile ne s’aventure pas plus loin que le doma sans la permission du maître de maison (Maki, 2018, p. 118). Aujourd’hui le doma à proprement parler n’est plus présent dans sa forme d’antan mais se perpétue dans l’ensemble des maisons contemporaines sous le nom de genkan,玄 関,littéralement la porte de la connaissance profonde. Philippe Bonnin aborde le genkan dans son livre “Façons d’habiter au Japon” en disant que celui-ci a persisté dans le temps, dans toutes habitations, que ce soit à la campagne ou en ville, dans une maison traditionnelle ou dans le plus moderne des appartements. Cela vient du fait que ce dispositif répond à “la nécessité ressentie par tout Japonais de modifier sa tenue, sa marche et ses chaussures en franchissant le seuil” (Bonnin, 2017, p. 256). Cela démontre alors l’importance de ce seuil dans la maison.
Fig b : Genkan typique dans les maisons japonaises contemporaines. Cet endroit entre l’extérieur et l’intérieur sert entre-autre à enlever les chaussures de villes pour mettre les chaussures d’intérieures. Photo @Wikipedia 161
Autant une réinterprétation du doma des maisons traditionnelles qu’un héritage des pratiques des temples et espaces religieux (où les adeptes se déchaussent avant d’entrer dans l’espace sacré), le genkan se retrouve aussi bien dans les bâtiments privés (tels que les maisons) que publics (par exemples dans les écoles). Plus bas que le sol de la maison, c’est là que les habitants ôtent leurs chaussures de ville pour enfiler les chaussons d’intérieur. Il agit comme une marque de séparation, simple mais remplie de symboles, entre les espaces de vie et le reste du monde extérieur. Cette transition entre l’espace extérieur, représenté par le doma ou le genkan, et l’espace intérieur de la maison, soit recouvert de planches soit de tatamis, se fait via une marche. Cette marche, agarigamachi, 上がり框, à la fois un élément physique, elle ne participe pas pour autant à la structure du bâtiment. Elle a avant tout un statut symbolique : c’est l’endroit où l’habitant se déchausse pour entrer dans la maison, c’est à ce niveau qu’il rentre vraiment dans l’espace privé, c’est à cet endroit que l’hôte accueille les personnes extérieures au foyer.
Fig a : Progression au sein de la machiya traditionelle japonaise. Celle-ci, Koshi-no-ie, située à Nara possède un Tsubo-niwa en son centre. Nara, Japon, Mars 2020 Photo @F.Hallez 162
La maison est ainsi organisée autour d’un ensemble de couches horizontales qui viennent moduler l’espace au fil des besoins, que ce soit des couches physiques, grâce aux shoji, 障子 - parois fines composées de feuilles de riz translucides mais pas transparentes - mais aussi via des couches immatérielles. Les ombres par exemple, résultats des longues toitures protégeant la maison, viennent subdiviser un espace en plusieurs sous-espaces. En plus de la subdivision horizontale, une subdivision verticale, au niveau des sols, se met en place. Le genkan évoqué cidessus en est l’exemple le plus flagrant de nos jours. Le sol de la maison est un des éléments les plus importants. Tout d’abord parce que c’est un des seuls éléments fixes dans l’espace domestique japonais. Ensuite, parce que c’est là que se déroule l’ensemble des activités de la vie quotidienne : les habitants mangent à même le sol, y dorment, etc. La maison ne possède pas de meubles, ou presque pas, c’est le sol qui, grâce aux tatamis, fait office de meuble. C’est en quelque sorte le bâtiment en lui-même qui se convertit en une sorte de meuble surdimensionné (Isozaki, 1986). Comme le sol est un élément constitutif et important de l’architecture japonaise, le travail et la réflexion de celui-ci, que ce soit au niveau du traitement du sol ou de sa disposition, ne doivent pas être négligés. En surélevant l’espace privé par rapport au reste de l’espace public/partagé, les habitants viennent montrer leur importance face à ce qui reste au niveau du sol. Et cette distinction en hauteur, elle se retrouve elle-même à l’intérieur de la maison, au niveau du tokonoma, 床の間. Le tokonoma, c’est une alcôve surélevée par rapport au sol intérieur de la maison, où vont se retrouver des éléments d’art, de la calligraphie, des arrangements floraux, etc. Souvent présente dans les pièces accueillant les invités, parfois dans l’entrée, elle est surtout dans les maisons de thé. Au départ, il est apparu dans les bâtiments religieux pour ensuite rapidement se retrouver dans les maisons de la classe guerrière (la classe la plus importante de la société) : il était donc d’abord réservé à l’élite de la société. Il se démocratise après coup et se retrouve alors dans la plupart des maisons de l’archipel (Bonnin, 2017, p. 163).
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Fig a : Tokonoma classique, où l’on distingue assez bien le bois de nature différente faisant le lien entre le reste du mur et l’alcôve. Nigiwai-no-ie, Nara, Japon, Mars 2020 Photo @F.Hallez
‘’ La nature et la hauteur du sol ne révèlent pas seulement la fonction de la pièce dans la maison, mais suggèrent également le degré de formalité de l’espace donné et indiquent le rang de ceux qui y sont assis.’’ Claudia Hildner, Small Houses, p.79
Sa surélévation vient indiquer l’importance de l’objet qui l’occupe. Les codes qui l’accompagnent, connus de tous, viennent mettre en avant l’importance de la communication non verbale au sein de la société nippone. Chaque objet placé en son sein a une signification pour la personne habitant ou étant invitée dans la maison/l’espace et se décline en fonction des saisons, des invités ou encore de l’humeur de l’hôte. L’invité, quant à lui, comprend directement le message adressé par l’hôte au travers du tokonoma. 164
En plus de servir à la communication entre les personnes occupant la pièce, l’alcôve vient offrir une sensation d’un espace élargi, d’une ouverture sur un autre monde. Il permet aux personnes fréquentant la pièce d’imaginer, dans ces espaces réduits, un monde bien plus vaste et il respire la simplicité, le minimalisme et le bon goût. Dans ces maisons de ville, qui se développent en profondeur, se trouve bien souvent, en leur centre, une sorte de petit jardin privé, un havre de paix dans les villes infernales. Ces espaces se nomment tsuboniwa, 坪庭. Le terme est composé de Tsubo, une mesure au japon qui correspond à environ 3,5m² et de niwa, qui se traduit par jardin en français. Le tsuboniwa, représente donc un jardin entouré des différentes parties d’une structure unique, que ce soit une maison ou un temple. Ces petits espaces coupés du monde extérieur ont encore aujourd’hui une place importante au sein des habitats traditionnels, à tel point que le concept même est repris et réétudié pour être réinvesti dans les habitats contemporains.
Fig b : Le Tsubo-niwa en arrière plan du bâtiment permet une aération des pièces arrières. Nigiwai-no-ie, Nara, Japon, Mars 2020 Photo @F.Hallez 165
Tout comme le tokonoma, le tsuboniwa était autrefois réservé à l’élite de la société, c’est-à-dire la famille impériale et la classe guerrière. Se développant entre les différentes parties des logements, il servait d’espace vert privé, nécessaire à la vie personnelle des habitants. Au fil du temps ces petits jardins privés vont se démocratiser et s’introduire au sein des habitations et notamment dans les machiya. Ces maisons, comme expliqué auparavant, sont relativement peu larges, mais très profondes (la largeur de la façade déterminant les taxes imposables sur les bâtiments à l’époque). Alliant activités commerciales sur le devant et activités privées à l’arrière du bâtiment, le développement en profondeur ne permet donc pas d’avoir un apport de lumière et d’air convenable partout dans le bâtiment. En effet, avec une telle organisation spatiale, seuls les espaces de devant bénéficient de lumière et d’une ventilation suffisante mais ces éléments se détériorent progressivement au plus les individus s’avancent au sein de la bâtisse. L’introduction du tsuboniwa, ces jardins miniatures, au sein des maisons de marchands vient donc offrir une solution à ces problèmes. Ils permettent d’apporter de la lumière, de créer un appel d’air au sein de la maison et une bonne ventilation entre les pièces. Leur rôle premier est donc purement fonctionnel mais extrêmement important dans l’habitation. Maintenir la bonne viabilité des espaces et le rafraîchissement des pièces en été est un élément non négligeable dans un climat aux étés très chauds et humides. Mais ils possèdent également un deuxième rôle dans l’habitation, celui d’offrir un confort esthétique propre à un grand jardin dans une taille réduite. ‘’ ... ils en sont venus à considérer ces espaces comme une source de rafraîchissement spirituel et une expression de leur goût personnel.’’ Katsuhiko Mizuno, Landscape for small spaces: Japanese Courtyard Gardens, pg VII
Plus qu’un simple jardin, il est un reflet de la personnalité du maître de la maison ainsi qu’un endroit de recueil et de repos. Les personnes aménageant ces jardins privés vont s’inspirer de l’esthétique des jardins attenants aux maisons de thé pour les produire. Et bien souvent les mêmes éléments définisseurs de l’esthétique se retrouveront dans les deux jardins, que ce soit les roji ou les tsuboniwa. Dans ces éléments peuvent être cités les pierres à aspect rustique, les bassins bas et encore 166
Fig a : Tsubo-niwa contemporain situé au centre d’une auberge. Cet espace permet l’aération des différentes pièces ainsi que l’apport d’espaces verts au centre du bâtiment des maison d’hôtes Kamunabi à Nara. Nara, Japon, mars 2020 Photo @ F.Hallez
les lanternes en pierre. Tous viennent participer à la formation de ces univers miniatures qui se retrouvent à l’intérieur des espaces d’habitation. ‘’ Pourtant, on se souvient encore de l’air humide parfumé par les mousses apportées par les tsuboniwa, de la pluie et du vent, de la poussière de neige et des rayons de soleil...’’ (Mizuno, 2002)
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Bien souvent, le pourtour du tsuboniwa se présente par une surface surélevée et planchéiée appelée l’engawa, 縁 側. Souvent traduit par véranda en français et anglais, cette traduction n’est pourtant pas complète. Provenant du concept de l’En, principe bouddhiste signifiant le lien entre deux éléments, l’engawa est un espace qui vient séparer deux zones, l’intérieur et l’extérieur sans pour autant vraiment les séparer physiquement. L’intérieur et l’extérieur restent toujours visibles lorsqu’un tel espace est mis en place, ce n’est donc pas une limite aussi franche qu’un mur (ou une fenêtre) par exemple. A la limite entre deux espaces, l’engawa obtient un statut assez ambigu. En effet, tout en appartenant à chacun de ces espaces, il n’en fait pas vraiment partie. Il peut être complètement ouvert sur l’extérieur ou encore s’en séparer à l’aide de portes coulissantes, typiques des architectures japonaises traditionnelles. Ces parois permettent alors d’augmenter la surface intérieure et de se protéger des intempéries, notamment lors de la saison des pluies ou bien encore les hivers froids qui peuvent frapper le pays. Quand il fait face au tsuboniwa, il devient galerie, lorsqu’il est placé face à un espace partagé et non plus privé, il devient le lien entre les résidents et la communauté qui l’entoure. Utilisé à la fois pour relier l’humain et la nature, les résidents et la communauté, il est à la fois intérieur et extérieur, zone entre-deux qui divise autant qu’elle rassemble.
Fig a : Engawa d’un des pavillons de la villa impériale de Katsura à Kyoto. Villa impériale, Kyoto, Septembre 2020 Photo @F.Hallez 168
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B.
Les Nagaya , 長屋 :
La deuxième typologie abordée est celle des Nagaya, 長屋, ou encore “maison en rangée”. Ces modestes maisons en rangée s’organisent généralement en rez-de-chaussée et en arrière-plan des machiya. Elles appartiennent le plus souvent aux propriétaires des maisons commerçantes et sont louées aux ouvriers et autres tranches de la population plus pauvres venues chercher du travail dans la ville d’Edo. Elles étaient soit construites par les travailleurs sur la propriété d’un noble, la maison leur appartenant alors mais pas le terrain sur lequel elle était construite. Elles pouvaient également être construites par le noble propriétaire, qui par la suite mettait en place un système de location. Ces unités d’habitation sont donc une conséquence directe de l’activité de la ville, car elles sont directement rattachées à une propriété noble et/ou marchande. Elles se retrouvent alors dans les centres actifs de la future capitale. La population qui les habite se compose de travailleurs, marchands, ouvriers, des familles comme des personnes seules venues depuis la campagne à la ville pour essayer de trouver du travail (Jinnai, 1995). Ces maisons de plain-pied commencent à se développer en hauteur à partir du moment où les villes, et notamment Edo, sont saturées de monde et que la place vient à manquer. Mais malgré cette volonté de développement en hauteur, ces maisons en rangées ne dépassent généralement pas le premier étage et restent extrêmement petites en superficie. Chaque unité de vie créée partage un mur avec l’unité voisine. Cette manière de construire n’existe plus de nos jours, et ne se retrouve que dans les dernières nagaya d’époque encore debout.¹ Pour ce qui est des nagaya, un toit unique vient regrouper plusieurs habitations, ce qui n’empêche pas que chacune d’entre elles possède un accès individuel vers l’extérieur. La distribution des logements, elle, n’est donc pas partagée. Organisées autour des roji, détaillées plus haut, la proximité entre les unités d’habitations ne permet pas de d’établir la distance nécessaire au développement d’une intimité propre à chaque unité. Les habitants partagent la rue mais aussi, dans un sens, les vies privées de leurs voisins. Ces liens ont 170
1: En effet, aujourd’hui, toutes les maisons sont séparées de leurs voisins par un espace, petit mais toujours présent, permettant une autonomie de chaque bâtiment et assurant ainsi une protection en cas de tremblement de terre et/ ou incendie.
2: La proxémie ou distance sociale : concerne la distance physique qui s’établit entre les acteurs d’une interaction. Ces distances varient selon les cultures considérées. La notion de proxémie a été développée par Edward T.Hall dans les années 60. Fig a: représentation de la distance sociale. @seton.fr
permis de développer un vrai sens de la communauté à travers les allées parcourant la ville : tout le monde se connaît, se fréquente, voit ce qui se passe dans la maison voisine et inversement, etc. Leurs espaces de vie ne sont plus limités par les murs de la maison mais viennent investir la rue comme si c’était un espace privé, renforçant d’autant plus la porosité entre les différents espaces. La distance sociale², telle que Edward T. Hall peut la décrire, n’est pas de mise ici, ou bien est surdéveloppée, l’extrême proximité fait de ceux-ci un seul grand groupe partageant leur vie et non plus un ensemble de petits groupes, à tel point qu’un individu extérieur par rapport à cette communauté pourrait penser que la rue n’est plus de l’ordre public mais bel et bien un élément privé, et pourrait ne pas se sentir à sa place en passant par là (Ohno, 2018).
Aujourd’hui le modèle des nagaya n’a pas persisté dans les nouvelles habitations. Néanmoins, il reste encore à Tokyo quelques quartiers abritant ces maisons d’ouvrier d’époque. Il a pu être observé un regain d’attention dans ces constructions. Le quartier de Yanaka est un exemple : elles y ont été reprises, restaurées et sont de nouveau habitées. En effet, de plus en plus de personnes ré-investissent ces typologies d’autrefois et redécouvrent les caractéristiques et valeurs qui pouvaient les accompagner.
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Fig a: Le musée Fukagawa Edo présente des répliques grandeur nature de nagaya de l’époque d’Edo. Photo @MANAMI OKAZAKI Fig b: Le peu de Nagaya restantes dans la ville de Tokyo sont aujourd’hui une trace des constructions du passé. Bunkyo-ku, Tokyo, Japon, avril 2020 Photo @F.Hallez 172
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3.2.4 Analyse de cas au sein de l’espace privé à travers le médium de l’escalier L’analyse plus en profondeur de ces deux typologies traditionnelles de la maison au Japon, plus précisément dans la ville d’Edo/Tokyo permettent de jeter la base des connaissances pour lancer l’analyse de cas qui va suivre. Cette analyse se fait sur un certain nombre de projets d’habitation allant de la petite échelle (maison individuelle) à l’échelle moyenne (espaces de vie partagés, share house et immeubles à appartements). Ces projets se situent à Tokyo, sauf une exception, la ‘’House in Itami’’ de Tato Architects. Mais celle-ci est trop intéressante dans son développement pour ne pas l’intégrer dans l’analyse. Un regroupement sous forme de thème, comme ce qui a été fait pour les espaces publics précédemment, se fait ici aussi. Ce groupement et le choix des projets qui en font partie sont le fruit de recherches, de visites et d’analyses personnelles. Tous ces projets ont comme facteur commun une organisation en lien direct avec l’escalier et sa (ou ses) déclinaison(s). 175
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A. La première marche qui délimite les espaces Marches et escaliers ne sont pas totalement la même chose mais découlent de la même intention : s’élever, s’écarter du niveau zéro du sol. Comme expliqué dans le chapitre précédent concernant les maisons traditionnelles, la maison japonaise ne se développe pas au même niveau que le sol extérieur mais bien surélevée par rapport à celui-ci. Cet écart entre les deux niveaux est repris par une, deux ou trois marches, en fonction de la différence de niveau et du type de marche utilisé. Cette zone est reprise sous le nom d’agarimachi (voir plus haut), et permet de créer une transition symbolique et physique entre l’intérieur de la maison, le connu et l’extérieur, l’étranger. Cette organisation de la maison en hauteur par rapport au monde extérieur n’a pourtant pas toujours existé. Auparavant, il y a plusieurs siècles, les maisons japonaises étaient principalement construites au même niveau que l’extérieur et généralement fermées le plus possible sur ce même monde extérieur. Et puis, petit à petit, les bâtiments se sont élevés du sol, en commençant par les temples et les dépôts à grains (il fallait les protéger des rongeurs). Ont fini par suivre la haute société reprise dans la classe guerrière et ensuite le reste du peuple copiant cette dernière. S’élever du sol était considéré comme un éloignement de la zone vulgaire, impure qu’était le sol extérieur, et rester dans une zone sacrée, reprise par l’espace intérieur. Les marches qui font la jonction sont donc considérées comme un élément médiateur.
Fig a : Maison de thé en verre par l’artiste Tokujin Yoshioka. La première marche se distingue clairement comme un élément séparant et unifiant deux espaces Minato-ku, Tokyo, Juillet 2020 Photo @ F.Hallez
‘‘De même que le prêtre shinto devait monter un escalier vers le sanctuaire pendant les cérémonies, il est devenu nécessaire de monter un escalier pour atteindre le niveau du sol des maisons de l’aristocratie.’’ Arata Isozaki, Floors and internal spaces in Japanese vernacular architecture, phenomenology of floors
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La marche qui est abordée ici dans le texte ne va pas correspondre uniquement à celle qui permet de relier l’intérieur et l’extérieur d’une habitation. Elle est également celle qui fait le lien ou fait barrière entre deux zones extérieures, comme on peut le voir lors d’une visite au temple. Peu imposante, elle oblige cependant l’individu qui voudrait aller d’un côté à un autre à fournir un effort en l’enjambant. Cet effort se traduit parfois par la non-volonté des propriétaires à ce que ce même individu passe de l’autre côté de la marche. Cette volonté, ou plutôt cette non-volonté s’exprime par la notion de Kekkai, 結 界, qui se traduit par ‘’dispositif de séparation’’ en japonais. La marche sert alors de barrière formelle entre les deux zones souvent extérieures, qui insuffle une forte prise de conscience de la part de l’individu des volontés des propriétaires. Tous ces messages cachés ne fonctionnent que si les codes sont les mêmes entre les personnes partageant les espaces. C’est ce qui est assez efficace au Japon : là où sans même avoir besoin de s’exprimer, l’individu sait ce qu’il doit faire dans les situations où il se retrouve.
Fig a - gauche : Entrée d’une des demeures de la villa Katsura à Kyoto. La distinction entre l’extérieur et l’intérieur y est d’autant plus marquée que le bâtiment est surélevé du sol. Villa Katsura, Kyoto, Septembre 2020 Photo @ F.Hallez Fig b - droite : Entrée de temple, Fukuoka-shi La marche séparant l’extérieur et l’intérieur de la propriété est a peine haute mais est suffisante pour marquer l’arrêt du visiteur. Fukuoka, Septembre 2020 Photo @ F.Hallez 180
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Koshi-no-Ie
Inconnu - Nara, Kyoto - ère d’Edo
Fig a : vue sur le tsubo-niwa de la maison traditionelle Koshi-no-ie à Nara Nara, Japon, mars 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Située dans la ville de Nara, non loin de Kyoto, cette maison datant de la période Edo, fait partie de la catégorie des maisons de ville, les machiya. Aujourd’hui transformée en musée grandeur nature où toutes les pièces peuvent être visitées (elle fait partie de l’ensemble de maisons-musées présentes à Nara), cette maison de ville en reprend toutes les caractéristiques et entre autres, l’élément qui nous intéresse ici, la marche séparant l’espace extérieur, semi-privé et l’intérieur de la maison recouvert de tatami, l’agarimachi. Le dessin situé en page de gauche permet de mettre en évidence les différents éléments marquants de la maison ainsi que l’organisation de celle-ci. Orientée autour du jardin intérieur (le tsubo-niwa), elle dispose d’espaces situés au niveau de la rue (qui accueillaient les zones de travail ou encore la cuisine). 184
Fig a : vue depuis la pièce arrière de la maison sur le Tsubo-niwa. On y voit la succession des espaces, des parois verticales et la différences des sols. Koshi-no-ie, Nara, mars 2020 Photo @F.Hallez Fig b - gauche : vue axonométrique de la maison avec la mise en avant des éléments marquant de celle-ci. @site officiel de la maison: https://www.visitnara.jp/venues/S01099/
La première pièce en hauteur était généralement réservée aux réceptions, avec le tokonoma. Elle dispose également d’un escalier - emboîté / de rangement, ou encore Hako-Kaidan (mais le terme Kaidan Dansu est plus souvent utilisé) situé lui aussi dans la première pièce à côté du tokonoma. Les espaces à l’étage étaient souvent utilisés pour ranger les denrées ou encore comme pièces supplémentaires lorsqu’il y avait besoin de plus de superficie. L’élément qui intéresse cette partie de l’analyse se trouve dans la première pièce, un fois la porte de rue franchie, la première marche, symbole de séparation entre l’extérieur, l’inconnu, le sale, le dangereux et l’intérieur, le connu, le propre et sans danger. Les autres éléments seront abordés plus tard dans cette partie.
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B.
Ikkodate : Le mythe américain comme idéal de vie
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le Japon est sous contrôle américain et voit plusieurs changements se produire à grande et petite échelle. Ces changements influencent également les habitations individuelles où un nouveau modèle de vie va être mis en avant. Ce n’est pas seulement le bâtiment en lui-même qui est questionné mais aussi le foyer qui le compose qui est revu. Ces nouveaux modèles, inconnus des Japonais, font partie d’un ensemble de réformes promues par le gouvernement ayant pour ambition de moderniser ou plutôt rationaliser, selon les idéaux américains, la vie de tout un chacun. Cela passe donc par l’adoption de nouvelles habitudes en termes de nourriture, de vêtements et évidemment de logements.
1 : Pendant longtemps les différentes générations d’une famille avaient coutume de vivre sous un même toit (comme ce qui pouvait se faire auparavant en Europe également).
Fig a : Vue sur Tokyo et ses constructions sans fin Bunkyo-Ku, Tokyo, Mai 2020 Photo @ F.Hallez
La maison individuelle est maintenant pensée comme aux États-Unis et la famille est nucléarisée : fini les familles de plusieurs générations sous le même toit¹, maintenant c’est le couple et les enfants qui sont les éléments importants de la famille. Ce changement amène également à un passage d’une vie centrée sur les invités avec mise en exergue des espaces de réceptions, à une vie centrée uniquement sur la famille. Physiquement parlant, cela se traduit également par un bâtiment organisé par le sol et les tatamis à un logement organisé autour des chaises (et des meubles en règle générale). Très rapidement, la maison va devenir le lieu sacré de la famille nucléaire et la réception d’invités est limitée à l’extérieur de celle-ci. La fluidité et la flexibilité des espaces ne sont plus les maîtres mots de l’espace domestique, qui va être orienté bien souvent plutôt sur le bien-être de l’individu que sur la famille en tant que groupe. L’organisation et la progression avantarrière va se transformer en un semblant de progression de bas en haut amenant alors à une bipartition entre les différents espaces de la maison. Une tendance à la privatisation des pièces s’opère également, amenant chaque membre de la famille à avoir son propre espace. L’enfant a besoin de calme pour réviser ses cours pour l’école et la mère au foyer désire un espace de cuisine plus grand et lumineux que ce qui pouvait se trouver auparavant dans les maisons individuelles traditionnelles. Cette cuisine, autrefois sombre, va devenir 187
un des éléments les plus importants de la nouvelle maison à l’américaine. Cet aménagement à l’américaine peut se traduire par un type dit LDK : living – dining – kitchen ou encore salon – salle à manger – cuisine en français (Daniels & Andrews, 2011). Cette typologie se fait de plus en plus fréquente dans les habitations japonaises et devient commune à toutes les maisons de ville à partir des années 60. Avec l’introduction du modèle LDK s’introduit ce qui peut être appelé le «trio sacré” : la télévision, le réfrigérateur et la machine à laver, qui vont bouleverser fondamentalement la vie des nippons. Il n’y a pas une maison où la télévision ne fonctionne pas, et ce même en bruit de fond, elle est devenue divertissement principal des habitants. Malgré ce nouveau mode de vie, radicalement différent de ce qui était en place auparavant, l’influence du passé se fait encore ressentir dans certaines habitations. En effet, il n’est pas rare de retrouver une pièce au style traditionnel recouverte de tatami dans les maisons. Celle-ci est alors utilisée comme pièce de réception ou encore comme chambre d’appoint lorsqu’il y a des invités. Ceci peut être vu comme un renversement de situation : avant la guerre, lorsque le Japon s’est ouvert au monde, les maisons possédaient généralement une pièce de type occidental dans leur maison, cela signifiait une sorte de richesse, tandis qu’après la guerre, c’est posséder une pièce traditionnelle qui est synonyme de richesse. Ces changements d’archétype de vie vont donc avoir un impact sur les productions architecturales de l’époque et ainsi influencer ce qui se fait encore de nos jours.
Fig a : Rue dans le quartier de Bunkyo-Ku, Tokyo, Mai 2020 Photo @ F.Hallez 188
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Ikkodate
Inconnu - Nakano - Sans date ‘’Avoir un étage et un escalier personnel pour y accéder était comme la concrétisation d’un fantasme d’enfance, un but ultime enfin obtenu.’’ Chizuko Kawadara, Architecte chez KKAA-Paris , discussion personnelle sur l’Ikkodate.
Fig a : maison construite en série dans l’arrondissement de Nakano, Tokyo, Japon, juin 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Les représentations sélectionnées ici ont été choisies pour permettre au lecteur de comprendre le concept même de la maison en série japonaise et non pour une esthétique particulière. Les plans quant à eux sont issus d’un site de promotion immobilière récent et montre que ce genre de construction est encore bien présente au Japon. Dans les deux plans ci-contre, les deux options de pièces intérieures explicitées dans le point précédent sont dessinées : une maison occidentalisée avec une pièce traditionnelle et une sans. Outre cette différence, les deux maisons restent en tous points similaires : elles possèdent le trio LDK à un niveau et les espaces intimes de nuit à l’autre. Le tout est relié par une cage d’escalier fermée qui crée un lien physique mais surtout une discontinuité entre l’ensemble des espaces de la maison. La progression qui se faisait alors depuis la rue jusqu’aux espaces les plus sacrés de la maison traditionnelle se limite à une distinction entre le niveau de la rue et celui de la maison et ensuite une distinction entre espaces de jour et espaces de nuit. La bipartition des espaces entraîne alors une diminution des espaces collectifs autrefois présents en plus grand nombre par rapport aux espaces privés. Mais elle tend aussi à assigner un espace personnel permanent à chacun des membres du groupe familial. La collectivité et le groupe autrefois caractéristique a alors tendance à se perdre et cette perte est renforcée par l’architecture qui est mise en place au sein des espaces de vie privés. Mais cette bipartition des espaces créée par l’ajout d’un escalier est également le fruit d’un fantasme de la part des japonais. Les personnes de cette époque aspirent à avoir un escalier, cet élément qui indique un certain niveau social au sein de groupes ou encore de la société. Ce fantasme montre bien l’influence occidentale sur la conception des espaces (posséder une maison ‘‘à l’américaine’’ démontrait un certain niveau social). Ainsi, beaucoup de valeurs nippones vont disparaitre avec le modèle américains. L’intégration de la cage d’escalier est issue d’une influence occidentale et puis d’un fantasme de la part des populations japonaises et elle vient renforcer la bipartition des espaces sur les différents étages de la maison créant alors une rupture qui n’est en aucun cas récupérée par un autre moyen architectural. 192
Fig a - b : plans typiques de maisons en série japonaise. Certaines gardent encore une pièce avec tatamis, mais cela se raréfie avec le temps. On y voit le trio sacré : LDK : Living - Dining - Kitchen qui prend une place importante ainsi que cette séparation entre les espaces de jour et de nuit. @ http://www.ravihouse. jp/21navi_img/5madori/ post_86.html 193
C. La notion d’Oku revisitée Comme expliqué lors du chapitre 2 (sur les notions anthropologiques qui régissent la vie des Japonais), la notion d’Oku a une place importante, que ce soit à l’échelle de la ville ou encore à l’échelle de la maison. Il se détermine par une progression au sein des espaces rythmée par un séquençage régulier vertical. Dans la maison traditionnelle, cela se traduit par une multitude de minces couches verticales successives qui non seulement établissent une hiérarchie des espaces au sein du bâtiment mais produisent également une impression de profondeur spatiale. Ces différentes couches sont généralement reprises par les shoji, ces parois coulissantes recouvertes de feuilles de riz qui scandent la maison, mais cela peut également se retrouver dans les vues sur l’extérieur mises en place depuis l’intérieur. Ces vues sur les jardins entourant la maison par exemple, montrent une succession de couches de végétaux, d’éléments immobiles tels que de pierres, etc, qui permettent de créer une impression de perspective et de grandeur et ce même dans les espaces les plus petits. Lors du passage de la maison horizontale à la maison verticale, cette succession de couches et d’espaces va dans un premier temps être mise à mal et ce, notamment dans les modèles importés par les Américains qui se développent de plus en plus depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Les Ikkodate décrites dans le point 2, montrent une séparation claire entre les espaces du rez-de-chaussée et ceux du premier étage. Toute la subtilité d’aménagement cultivée jusqu’ici part alors en fumée. Mais petit à petit, les principes régissant autrefois la maison vont être redécouverts et instaurés dans la maison contemporaine, et l’Oku ne fait pas exception.
Fig a : Villa Katsura, Kyoto, vue à l’intérieur du pavillon Kyoto, septembre 2020 Photo @ F.Hallez
Ce principe va alors se transformer d’une succession d’éléments verticaux en une succession d’éléments horizontaux. Ici, ce n’est pas la forme de l’escalier en elle-même qui importe mais plutôt ce que son utilisation va permettre de créer au sein des habitations contemporaines. Transposant et réinterprétant les principes traditionnels, et en intégrant l’escalier comme élément à part entière de la maison, les architectes vont réussir le pari de recréer une sensation d’espace traditionnel dans des maisons totalement contemporaines aux superficies des plus réduites.
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Tower House
Takamitsu Azuma - Shibuya, Tokyo - 1966 ‘‘Une fois terminé, c’était le gratte-ciel de Jingumae, aujourd’hui c’est une maison miniature.’’ La fille de Takamitsu Azuma
Fig a : Tower House, Shibuya, mai 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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‘‘Une fois terminé, c’était le gratte-ciel de Jingumae, aujourd’hui c’est une maison miniature.’’ La fille de Takamitsu Azuma
Construite en 1966 par Takamitsu Azuma, la Tower House peut être considérée comme un modèle précurseur de l’habitation urbaine. Située dans le quartier de Jingumae à Shibuya, non loin d’Omotesando, elle s’impose comme un des premiers bâtiments à se développer non pas à l’horizontale mais bien à la verticale. La maison, qui était destinée à accueillir l’architecte et sa famille, accueille encore aujourd’hui sa fille. Dressée le long d’une avenue sur une parcelle pas plus large que 6 tsubo², c’est-à-dire environ 20m², elle s’adapte avec brio aux contraintes d’une parcelle aussi étroite. La verticalisation et la densification de la ville telle qu’elle est connue aujourd’hui, s’annonçait déjà via cette construction. L’intérieur quant à lui est composé d’un espace unique contenant quelques cloisons et traversé d’un escalier. Les planchers font ici office de cloisons visuelles entre les différents espaces du foyer. La continuité sonore est, quant à elle, bien présente. Elle rappelle la continuité sonore habituelle des maisons traditionnelles où tout un chacun entendait ce qui se passait dans les espaces adjacents. Cette comparaison avec la maison traditionnelle, l’architecte l’émet lui-même en la comparant à une maison nagaya à la verticale (Migayrou, 2017, p. 190). La progression dans l’espace, l’Oku va ici se faire non plus de la façade avant à l’arrière de la maison mais bien depuis le niveau de la rue jusqu’à la toiture. Allant cependant toujours de ce qui est considéré comme le plus public vers ce qui est considéré comme le plus privé. Cette notion d’espace privé, d’espace le plus sacré a par contre évolué : il est ici représenté par les chambres à coucher. On remarque donc une influence américaine sur la conception de l’espace privé.
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Fig à droite : vue aérienne du projet au moment de sa construction. © Murai Osamu 村井修 Fig en dessous : vue intérieure de la maison, ©Azuma Architects
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House Tower
Atelier Bow-wow - Shinagawa, Tokyo - 2006
Fig a : Vue frontale du projet Photo : © Flickr Fig b : Vue axonométrique du projet
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La Tower House d’Azuma et la House Tower de Bowwow partagent plus qu’un simple nom. Située elle aussi sur une parcelle étroite du quartier de Shinagawa à Tokyo, cette tour de béton construite en 2006 (Bow-wow, 2012) offre une expérience de vie hors du commun. Ici aussi un espace unique se déploie à la verticale, le tout étant relié par un escalier. Cet escalier est quant à lui situé presque au milieu du bâtiment, et vient créer une subdivision des différentes plateformes, créant ainsi deux zones distinctes. Pas de murs donc mais une distinction subtile obtenue grâce aux tiges d’acier qui entourent la cage d’escalier. La continuité sonore est omniprésente et une continuité visuelle se fait au travers de cette surface d’acier, similaire à celle des machiya qui étaient rythmées grâce aux shoji, ces parois fines La verticalité ici mise en place permet à l’habitant de développer un sentiment de spaciosité lorsqu’il se trouve dans le bâtiment et ce, malgré la petitesse du site. La maison n’est plus faite de bois, de feuille de riz ou encore de tatamis mais bien de béton et d’acier et nonobstant ce changement de matériaux et de disposition spatiale, ses principes restent d’application.
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Fig a : maquette du projet Photo : @ atelier Bow wow Fig b : Vue intérieure du projet sur la cage d’escalier Photo : @ atelier Bow wow
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House in Gotanda
Hasegawa Go - Gotanda, Tokyo - 2006 ‘’Et lorsque vous êtes sur l’escalier en colimaçon, vous avez le sentiment que votre corps occupe un espace entre votre propre maison et la maison adjacente, et lorsque vous montez ou descendez les marches, vous pouvez faire l’expérience à la fois de l’intérieur et de l’extérieur...’’ Hasegawa Go, Works, p.42
Fig a : Vue sur l’espace d’entrée de la maison Photo : @ Shinkenchiku-cha Fig b : Vue axonométrique du projet
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Située au sud de Tokyo dans le quartier densément peuplé de Gotanda, à Shinagawa, cette maison se distingue des autres grâce à sa porte de 10m de haut, caractérisant la façade sobre. L’architecte Go Hasegawa, a ici décidé d’amplifier l’écart obligatoire entre deux bâtiments, de l’intégrer au projet et d’en faire le cœur même de cette habitation. Les espaces de vie sont divisés et répartis en deux bâtiments distincts qui sont reliés uniquement par un escalier en colimaçon. Celui-ci est disposé à la fin de l’espace d’entrée, étant ainsi simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. ‘’Et lorsque vous êtes sur l’escalier en colimaçon, vous avez le sentiment que votre corps occupe un espace entre votre propre maison et la maison adjacente, et lorsque vous montez ou descendez les marches, vous pouvez faire l’expérience à la fois de l’intérieur et de l’extérieur...’’ Hasegawa Go, Works, p.42
Ici, c’est à la fois l’action de monter et de descendre qui fabrique l’espace et qui est mise en avant, autant que celle d’aller d’un espace à un autre tout en passant par cet entredeux extérieur. Cet entre-deux vient rythmer la vie de tous les jours, il sépare autant qu’il rassemble les deux zones de vie réparties de chaque côté de l’escalier. Et une fois cette porte massive ouverte, le hall d’entrée et la rue ne font plus qu’un, de telle manière qu’il est possible de confondre l’un et l’autre et de penser que les deux blocs de vie sont distincts et non une seule et même entité.
Fig a : Vue depuis la rue sur l’espace d’entrée de la maison. Photo : @ Shinkenchiku-cha 206
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D. Une rue qui se verticalise La rue, cet espace plein de vie, habité, aménagé et entretenu par les habitants des quartiers est un élément central de la vie sociale au Japon. C’est là qu’autrefois se déroulaient l’ensemble des activités de la vie pour les populations les plus pauvres de la capitale, mais là aussi où se déployaient les magasins, se négociaient les achats et bien d’autres activités encore. Les roji, ces allées remplies de communautés dans les bas quartiers de la capitale, et déjà décrites plus tôt sont l’exemple le plus flagrant de cette pluralité de fonctions que possèdent la rue. Aujourd’hui il n’est pas rare de voir les aînés du quartier, tôt le matin, brosser les rues pour qu’elles soient impeccables dès le début de la journée, ou même encore les nettoyer dès qu’ils aperçoivent la moindre salissure. La rue est donc depuis bien longtemps, et encore aujourd’hui, une extension de l’habitation urbaine. Les plus petites sont bien souvent interdites à la circulation automobile, rendant ainsi l’espace bien plus agréable à vivre. Elles sont alors habillées de verdure avec des pots de fleurs de toutes sortes, ou avec les espaces entre les habitations où les habitants tentent de faire pousser ce qui voudra bien s’y développer. Jardins informels, expressions des propriétaires des lieux ou permanence de contact avec la nature même dans les quartiers les plus denses de la mégapole, ces petits pots de fleurs remplissent bien des rôles. Mais qu’advient-il de toutes ces choses lorsque la ville commence à se densifier et à se développer en hauteur et non plus à même le sol ? Car ce sont dans ces appropriations de l’espace public ou partagé que se retrouve un peu le genius loci de la ville. Cet esprit de village qui peut être ressenti lors d’une déambulation dans la ville, c’est en partie grâce aux habitants qui viennent eux-mêmes y mettre leur âme dans l’aménagement des espaces proches de leur foyer. Fig a : Entrée d’appartement dans le quartier de Nakano, Tokyo. Ce genre d’accès aux logements est fréquent au Japon Juin, 2020 Photo @ F.Hallez 209
Alors quand les formes d’habitation passent de la maison individuelle aux immeubles à appartements, l’écart se creuse un peu plus entre la rue et l’entrée de l’habitant. Cela n’empêche pas les pratiques d’occupation de l’espace, qui persistent et entraînent une verticalisation de la rue. Maintenant ce sont les cages d’escaliers semi-publiques, partagées entre plusieurs unités d’habitations, qui vont être considérées comme une extension du logement. Il devient alors ordinaire d’y retrouver des pots de fleurs ou encore parfois des parapluies qui sèchent, voire encore des chaussures laissées temporairement par le livreur venu déposer un colis. Cet escalier vient reprendre la fonction que possédait l’allée en s’adaptant à la vie d’aujourd’hui, aux rythmes effrénés des habitants allant et venant de leurs activités quotidiennes.
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Fig a : Entrée d’appartement dans le quartier de Kamakura, Juillet, 2020 Photo @ F.Hallez Fig b : Entrée d’appartement dans le quartier de Nakano, Tokyo. Ce genre d’accès aux logements est fréquent au Japon Juin, 2020 Photo @ F.Hallez
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Appartements à Nakano
Inconnu - Nakano, Tokyo - sans date
Fig a : Quai de train, Ligne Yamanote, Shinjuku, mai 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Tokyo est souvent représentée comme une mer infinie de maisons individuelles, tant elles s’y déploient à perte de vue. C’est pourtant loin d’être le seul type d’habitation mis en place. Les danchi, ces immeubles de type HLM ont par exemple déjà été évoqués plus haut. En effet, à partir du moment où la capitale a manqué de place mais devait continuer à pourvoir des logements, les manières de vivre ont évolué et se sont développées et les immeubles à appartements sont devenus une solution idéale. Il y a eu alors une transition entre les habituels logements d’une seule pièce, les nagaya, qui bordaient horizontalement les ruelles vers des appartements eux-aussi avec une seule pièce mais disposés alors verticalement. En dépit de ce changement, les habitants passant de l’un à l’autre ont tenté de préserver leurs traditions (c’est ce qui a pu être expliqué juste avant dans l’appropriation des espaces). L’immeuble ici analysé se situe à Nakano, commune densément peuplée de Tokyo, non loin de l’hyper-centre de Shinjuku mais il aurait pu se situer n’importe où dans la mégapole, cela n’aurait pas eu d’impact sur la façon dont il a été pensé, ou sur l’esthétique qui en ressort. Les circulations verticales situées à l’extérieur sont en partie le résultat d’un ensemble de règlements urbanistiques mis en place au Japon et en partie le résultat d’une rentabilisation des espaces intérieurs comme extérieurs. Elles sont un espace partagé entre l’ensemble des habitants de l’immeuble. Un espace partagé et approprié par les habitants. cet espace devient une extension de l’entrée, le doma d’un chacun où sont disposées pots de fleurs, parapluies qui sèchent ou même les chaussures des personnes venant rendre visite brièvement. La construction de cage d’escalier extérieures aux habitation permet également de mettre en place une certaine mise à distance entre les différents locataires de l’immeuble. Cette mise à distance entraine une progression des espaces publics au privés à l’image des maisons d’antan et c’est aussi cela qui est apprécié dans ce type de construction. La progression est respectée, et ce, grâce à l’élément architectural qu’est la cage d’escalier.
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Fig a-b : Maquette montrant l’utilisation des escaliers par les habitants dans la vie de tous les jours Photo et maquette @ F.Hallez 215
Appartements avec un petit restaurant Toshiharu Naka - Tokyo - 2014
‘’ Je voulais aussi que l’expérience de la marche dans la ruelle cubique évoque la sensation de marcher dans un quartier de la ville.’’ Toshiharu Naka, Two cycles, p.41
Fig a : Allée parcourant l’ensemble du bâtiment Photo : @Koichi Torimura Fig b : Vue axonométrique du projet
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Le projet développé par Toshiharu Naka dans un quartier calme de Tokyo, tente de mettre en lien des unités d’habitation avec des activités commerciales, dans ce cas-ci un restaurant de quartier situé au rez-de-chaussée. Chaque unité d’habitation développée est composée d’un espace de travail en plus des espaces purement privatifs (chambre et zone d’eau). Cette zone de travail vient créer une sorte de zonetampon entre l’espace de circulation et les unités privées de chaque unité. ‘’ Je voulais aussi que l’expérience de la marche dans la ruelle cubique évoque la sensation de marcher dans un quartier de la ville.’’ Toshiharu Naka, Two cycles, p.41
L’architecte le dit lui-même dans son livre : la circulation est un point important dans le projet. Imaginée comme une allée de type roji, elle vient desservir l’ensemble des unités de vie privées. Elle se développe non plus à l’horizontale mais selon un cheminement tout au long du bâtiment, allant de la rue jusqu’au dernier étage. Imaginée comme une promenade au sein du projet, elle permet d’assurer presque inévitablement un contact entre tous les occupants. Ce partage de l’espace induit alors un certain sens des responsabilités et de respect mutuel entre les habitants, chacun profitant de cet espace supplémentaire. Un espace supplémentaire qui d’ailleurs, un peu à l’image de la roji, peut se présenter comme une extension des cellules de vie. Peuvent s’y retrouver alors des fonctions supplémentaires qui, dans le cas d’unités privées individuelles, n’auraient pas été possibles. L’architecte vient donc réinventer le concept d’autrefois tout en utilisant les technologies d’aujourd’hui., l’escalier servant alors de support au développement de cette rue à la verticale.
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Fig de droite : explication des différentes unités de vies a travers le projet @ Naka architect’s studio Fig du dessous : vue sur l’allée au travers du projet @Naka architect’s studio
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Stairway House
Nendo - Shinjuku, Tokyo - 2020 ‘’L’escalier ne se contente pas de relier l’intérieur à la cour, ou de relier une maison à une autre, cette structure vise à s’étendre plus loin pour rejoindre les environs et la ville – en reliant la route qui s’étend vers le sud au niveau du sol, et en s’ouvrant sur le ciel grâce à la lucarne.’’ Nendo pour Archdaily
Fig a : Vue sur le projet montrant la continuité entre la rue et l’escalier Photo : @Daici Ano Fig b : Vue axonométrique du projet
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Fig a :Photo de gauche: Vue sur l’escalier interne permettant de relier les différents étages. Photo : @Daici Ano Fig b : Photo du bas : L’escalier vient ici créer un lien mais aussi une séparation entre les différents espaces de la maison. Photo : @Daici Ano
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‘’L’escalier ne se contente pas de relier l’intérieur à la cour, ou de relier une maison à une autre, cette structure vise à s’étendre plus loin pour rejoindre les environs et la ville – en reliant la route qui s’étend vers le sud au niveau du sol, et en s’ouvrant sur le ciel grâce à la lucarne.’’ Nendo pour Archdaily
La maison située dans un quartier calme mais densément peuplé de Shinjuku est conçue pour accueillir deux familles, regroupant 3 générations d’habitants (allant des grands-parents aux petits-enfants). Le Fig a: schéma fait par bâtiment se développe tout autour l’agence @Nendo d’un escalier monumental allant de la rue, un peu comme s’il en était la continuité, jusqu’au toit, créant ainsi une sorte de rue à l’intérieur même du projet. Mais cette rue n’est que purement visuelle car l’escalier qui se développe en façade n’est pas un élément fait pour être monté et descendu tous les jours, mais plutôt un élément fort de design créant une connexion entre les générations. En effet, les escaliers fonctionnels sont intégrés à l’intérieur même de cet objet monumental. Comme les projets précédents, l’escalier se présente comme une extension des espaces de vie (les habitants l’utilisent pour y disposer leurs plantes, les chats de la maison comme perchoir, etc) mais c’est le seul élément qui se retrouve au sein des différents projets. Dans cette maison individuelle, seul le concept, qui est déduit des habitudes des japonais, concernant l’utilisation des escaliers extérieurs (comme ce qui est vu dans les projets précédents) s’y retrouve. C’est alors l’acte fort et l’esthétique qui prennent le plus d’importance que la fonction même de l’objet construit.
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E. Une limite qui rassemble Déjà brièvement abordé précédemment dans cette même partie du travail, le concept d’En, 縁, provient à l’origine de la religion bouddhiste et s’est par la suite largement répandu au sein de la société japonaise, influençant mœurs et coutumes au fil du temps. C’est ainsi que malgré une évolution de la société et une influence flagrante de la société occidentale sur le Japon, le concept a perduré dans le temps jusqu’à nos jours. Lors de la biennale d’architecture Padiglione Giapore de 2016, un collectif d’architectes s’est formé pour expliquer et présenter ce concept et des projets contemporains dans lesquels il était appliqué de manières diverses et variées. Pour rappel, l’En, peut avoir différentes significations. Dans le livre édité à l’occasion de cette même biennale, le groupe d’architectes abordent deux sens permettant de traduire le mot japonais.
1. En est un mot qui correspond à la gentillesse d’accepter, autant que possible, les rencontres et les événements tels qu’ils se produisent, même s’ils semblent aléatoires ou accidentels.
2. En est une frontière ambiguë qui entoure un certain lieu de vie, mais qui ne le ferme pas
C’est donc un concept dans lequel les événements et rencontres de la vie doivent être acceptés comme ils sont, qu’ils soient bons ou non. Mais aussi que tous ces événements et actions sont en fait des éléments interconnectés à un niveau ontologique. L’architecture est alors au service de ces interconnections, pensée et créée pour reconnecter ou encore encourager les rencontres et les événements de la vie (Pavillon, 2016, p. 9).
Fig a : Villa Katsura, Kyoto, septembre 2020 @ F.Hallez
En plus de cela, l’En c’est aussi un espace physique, une limite qui créerait un lien entre les éléments (que ce soit entre différentes personnes, les humains et la nature, ou autres). C’est un lien, oui, mais qui marque également une distinction subtile entre les éléments. Cette limite alors créée est perméable et vient encourager les interactions entre ces différents environnements. 225
Depuis ce concept se développe l’élément architectural de l’engawa, lui aussi déjà évoqué plus haut. Cette ‘’véranda’’ qui va se retrouver à la fois dans les temples, les grandes maisons de guerriers ou encore celles des marchands est un élément important de transition et de jonction. Sans vouloir redéfinir en entier l’engawa, il est intéressant d’en rappeler rapidement le concept. Cet espace surélevé et recouvert de planches est un espace qui se situe à la fois à l’intérieur du bâtiment tout en faisant partie de l’extérieur en même temps. Il ne fait donc pas vraiment partie d’aucun des deux espaces, intérieur ou extérieur mais se détermine plutôt par un espace entre-deux. Il devient alors l’intersection entre différents domaines de vie. L’En, comme il a été énoncé se retrouve donc dans une multitude d’espaces, il peut prendre de nombreuses formes et a été source d’inspiration dans de nombreux projets. Une connexion mais en même temps une limite, ce sont des adjectifs qui peuvent également décrire les escaliers, quelle que soit leur échelle d’établissement, de la maison à l’espace public. Ils sont à la fois privés et publics car il est possible de voir au travers. Utilisés pour progresser entre les différents espaces à l’intérieur d’un bâtiment ou bien entre intérieur et extérieur, etc, ils viennent en même temps établir une limite entre ces différents espaces. C’est pour cela qu’il peut être considéré comme un espace entre-deux. Dans le projet qui va être analysé par la suite, les architectes ont retravaillé ce concept, tout en l’adaptant au contexte et aux mœurs actuels.
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Fig a : Vue sur le Tsubo-niwa et l’engawa moderne de la maison d’hôtes Kamunabi à Nara. Nara, Japon, mars 2020 Photo @ F.Hallez
Fig a :Temple à Hakone. On y voit bien l’espace intermédiaire plat, sous le toit, entre l’extérieur et l’intérieur. Celui-ci fait la jonction entre les deux tout en séparant ceux-ci. Hakone, Japon, Décembre 2019 Photo @ F.Hallez 227
Double helix house
Onishimaki + Hyakudayuki architects - Yanaka Ginza, Tokyo - 2011 ‘’Nous voulions créer une résidence où chaque scène discrète de la vie quotidienne se sent connectée aux autres dans un ensemble relié.’’ Onishimaki + Hyakudayuki architects, 8 stories, p.29
Fig a : Double Helix House,Taito city, Tokyo, Avril 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Dessins du projet par les architectes Onishimaki + Hyakudayuki architects. Source : site internet de l’agence
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Le quartier dans lequel se développe le projet va avoir des répercussions au plus profond de celui-ci. Ce quartier, c’est Yanaka, quartier calme situé non loin de Ueno et de l’hyperactivité d’Akihabara, au centre de la ceinture formée par la Yamanote, ce métro faisant le tour de la ville. Ici ce sont les temples qui règnent en maîtres ainsi que les cimetières, et l’ambiance est bien loin de celle qui se retrouve aux abords de la grande gare de Ueno ou même du quartier des jeux vidéo d’Akihabara. La vie y est paisible, les rues majoritairement piétonnes et l’esprit de roji et de leurs communautés extrêmement soudées se fait encore remarquer. La maison unifamiliale, quant à elle, commence depuis la rue par un jardin, pensé comme les typologies présentes dans le quartier, pour ensuite continuer dans un espace enveloppant un noyau central et amenant jusqu’au toit aménagé d’une terrasse donnant une vue sur un des grands cimetières de la zone. Dans cette zone enveloppant le noyau central se trouve l’ensemble des circulations verticales, permettant ainsi de créer une connexion entre les différents espaces de vie de la maison. Ces circulations sont à la fois en intérieur mais aussi parfois en extérieur, dédoublant les chemins et offrant des expériences différentes. ‘’Nous voulions créer une résidence où chaque scène discrète de la vie quotidienne se sent connectée aux autres dans un ensemble relié.’’ Onishimaki + Hyakudayuki architects, 8 stories, p.29
Ainsi développées elles jouent le rôle de lien mais aussi de rupture avec l’extérieur, tout comme cela pouvait se développer au sein des machiya de la période d’Edo. Et cela se ressent d’autant plus dans le plan par les architectes. Le lien avec l’engawa, cet espace entre-deux, à la limite entre le privé et le partagé est à la fois présent dans le graphisme du plan déroulé que dans les volontés des architectes. En tournant tout autour du noyau de la maison, cet espace de circulation permet également de mettre en place des moments de pauses au sein de la vie effrénée des habitants, de créer des points de vue sur des éléments du quartier (un arbre, une vue dégagée), rendant l’ascension unique et rythmée. 231
F.
L’importance des sols retrouvée
Le sol au sein des espaces japonais n’a pas toujours eu la même importance que celle connue dans les maisons et temples traditionnels. Il fut un temps où les maisons étaient entièrement à même le sol, voire légèrement enterrées. Rien à voir donc avec le style architectural qui a perduré jusqu’à nos jours. Dans ce style qui atteint son apogée plus ou moins en même temps que la période d’Edo, le plancher des maisons est légèrement surélevé par rapport au niveau du sol. Tout commence avec le développement d’un nouveau type de bâtiment, le kura, 蔵, qui se traduit comme étant un grenier, un entrepôt. Ces constructions sont réservées au stockage du grain et parfois même associées à certaines divinités. Ces bâtiments sont en hauteur (haut d’un mètre voir plus) par rapport au niveau du sol pour protéger les précieuses réserves de nourriture d’éventuels rongeurs et de l’humidité présente au niveau du sol, etc. Au vu de l’importance de ces denrées, il n’est pas étonnant de voir ces bâtiments associés aux divinités pour les protéger.
Fig a : maison de thé allant de pair avec le pavillon doré (Kinkaku-ji) à Kyoto, Japon, mars 2020 Photo @ F.Hallez
Petit à petit, vivre surélevé par rapport au sol, foulé par tout le monde, a commencé à prendre de l’importance en commençant tout d’abord par les endroits sacrés, c’est-àdire les temples. Ensuite les maisons d’aristocrates, de l’élite de la société ont suivi le mouvement et ainsi de suite selon le schéma classique jusqu’à ce que la majorité de la population ait adopté ces mêmes modèles de vie. La différence de niveau vient faire une distinction entre les différents statuts au sein de la population. Le peuple plus pauvre n’a tout d’abord pas la permission de construire en hauteur et en plus, en étant refoulé sur une surface plus basse, il est par la même occasion, relégué à une position inférieure, psychologiquement et physiquement. Une distinction s’opère alors entre la zone surélevée qui est considérée comme étant sacrée et la partie à même le sol reprise comme étant la zone ‘’vulgaire’’, réservée à ce qui est plus bas, ce qui est sale, etc. La transition vers une maison où le sol est l’élément majeur des espaces de vie ne s’est pas faite en un jour, en effet, pendant toute une période, les aristocrates utilisaient des meubles en plus du sol en tatami au sein de leurs habitations. Plusieurs allers-retours peuvent être évoqués lors de l’évolution de la maison individuelle et des espaces de vie la composant. 233
Par exemple, au début, les classes sociales élevées utilisent des meubles, ou du moins quelques-uns, ensuite c’est le bâtiment en lui-même qui devient un meuble, pour après avoir une réintroduction des meubles au sein des espaces de vie lors de l’occidentalisation du pays. Dans la maison traditionnelle, le sol est l’élément le plus important et c’est à cet endroit que se font presque toutes les activités de la vie quotidienne. Les habitants y mangent, y travaillent, y dorment, etc, et cela va avoir des impacts à différents niveaux. Tout d’abord, surélever un bâtiment engendre un impact sur les pratiques d’entrée au sein de celui-ci. Les sols supérieurs étant considérés comme sacrés et propres, les habitants et invités vont être invités à se déchausser avant de pouvoir passer d’un niveau à un autre, créant tout un rituel d’entrée (qui ne se retrouve pas dans les maisons occidentales par exemple). Ensuite, une modification va s’opérer dans le mode de déplacement des habitants au sein de l’habitat. La maison étant surélevée et constituée d’éléments transmettant facilement les ondes de chocs ainsi que le bruit, les habitants vont être amenés à glisser leurs pieds lors de leurs déplacements, le frottement engendrant moins de vibration. Le dernier point abordé ici est l’influence du rapport au sol dans l’architecture même du bâtiment. Effectivement, les habitants vivant majoritairement assis en tailleur ou sur les genoux, les vues qui sont mises en place sont pensées en fonction de ces positions et ne sont pas adaptées à la position debout. Par exemple, les jardins japonais, observables et observés bien souvent depuis l’intérieur des bâtiments, sont en fait des compositions horizontalement orientées qui seraient impensables sans la coupure produite par les lignes des planchers et de l’avant-toit du bâtiment. C’est dans ces détails que peut être comprise l’importance d’un changement de situation dans l’utilisation des sols ou non de la maison. Car un simple changement de hauteur peut engendrer un changement de vue et ce qui est parfaitement composé en position assise au niveau du sol peut sembler déséquilibré pour l’observateur assis sur une chaise.
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‘’...une fois que la position agenouillée a été adoptée et que l’œil a eu la chance de prendre un regard posé, l’espace se révèle comme un équilibre parfait, son élément de composition élagué au minimum.’’ Arata Isozaki, Floors and internal spaces in Japanese vernacular architecture, phenomenology of floors
Mais à partir du moment où l’occident commence à influencer le pays et les manières de vivre des Japonais, un second changement s’opère et la mode est de nouveau à la possession de meubles. Et le sol, s’est encore une fois, retrouvé dans une position ambigüe : il reste important mais dans une moindre mesure. Les projets abordés dans cette partie sont des bâtiments dans lesquels les architectes ont tenté de réintroduire et réinterpréter la question du sol comme un espace multifonctionnel. La seule différence avec la maison traditionnelle est le changement de l’horizontalité vers la verticalité générée par l’évolution des parcelles sur lesquelles les maisons individuelles se développent. La gestion des niveaux de sols, des éléments de marches et d’escaliers mis en place dans les bâtiments permettent de gérer au mieux cette verticalité.
Fig a : Organisation des différentes couches de sol à l’intérieur des maisons traditionnelles. Dessin @ F.Hallez
Sacré
Privé
Semipublic
Public
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House NA
Sou Fujimoto - Koenji, Tokyo - 2011 ‘’ Comme un arbre : C’est comme la recherche d’un endroit confortable en se déplaçant d’une branche à l’autre.’’ Sou Fujimoto, Primitive futur, p.68
Fig a : Maison NA par Sou Fujimoto Koenji, Novembre 2019 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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L’architecte Sou Fujimoto a tendance à comparer ce projet, situé dans le quartier calme de Koenji, non loin de Shinjuku, avec l’expérience d’une ascension au sein d’un arbre. Conçue pour un jeune couple elle est un peu comme la capitale, une accumulation de différents éléments assemblés de manières diverses et variées et étonne plus d’un passant se promenant par là. A l’inverse de ce qui pourrait se trouver habituellement dans les quartiers de Tokyo, la maison est presque entièrement ouverte sur l’ensemble de la rue. Cet assemblage de 21 plaques de plancher de tailles différentes, chacune placée à une hauteur propre a été imaginé pour satisfaire l’envie des propriétaires de vivre à la manière des nomades au sein de leur propre maison. Celle-ci ne possède, à l’intérieur, pas de murs au sens propre du terme (çàd des parois solides) mais fonctionne comme un seul et même volume subdivisé en plusieurs parties et qui peut s’adapter en fonction des besoins. Mais grâce à des dispositifs rudimentaires, tels que des rideaux, il est facile d’isoler un espace du reste de la maison. Il est donc possible d’isoler, mais seulement de façon visuelle, car il existe une continuité sonore forte au sein du projet. Toutes les pièces coexistent, sont connectées et se redéfinissent continuellement les unes par rapport aux autres en fonction de la position de l’individu à l’intérieur de la maison. Les différences de niveau entre les planchers permettent à ceux-ci de remplir une multitude de fonctions. Le sol vient alors retrouver l’importance qu’il avait pu avoir autrefois. Il devient le fauteuil, la table, le bureau, l’espace de jeu, de terrasse ou de détente, et est vécu différemment depuis une position assise ou debout. Les différentes activités qui se déroulent au sein de l’espace de vie prennent alors des échelles différentes. Sol, escaliers et marches se confondent pour ne former qu’un. Il existe bien sûr des éléments d’escalier à proprement parler, mais ceux-ci peuvent être déplacés entraînant une fluidité dans les rapports des espaces les uns envers les autres. Le concept a atteint son paroxysme, reprenant de nombreuses caractéristiques des maisons d’antan.
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Fig a et b : vue intérieure et extérieure du projet où la succession des différentes plateformes et espaces est clairement distinguable. Photos : @ Iwan Baan
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Coil
Akihisa Hirata - Tokyo - 2011 ‘’... les habitants font l’expérience d’une confusion entre la ville et la maison, avec une expérience spatiale continue qui se dévoile dès que l’on entre dans le garage. Les pièces sont intégrées dans un couloir singulier qui s’élève progressivement dans tout l’intérieur.’’ Akihisa Hirata, Tangling, Contemporary architect’s concept series 8, 2011, p.35
Fig a : Vue sur les différents espaces intérieurs Photo : © koichi torimura Fig b : Vue axonométrique du projet
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Dans ce volume rectangulaire blanc et d’apparence banale situé dans la banlieue de Tokyo se développe en fait tout un monde de possibilités. L’architecte a commencé la maison en posant 3 colonnes centrales structurelles, servant de point de départ pour l’organisation de cette maison unifamiliale. Un ensemble de jeu de niveau va alors se développer tout autour de ces 3 colonnes. En ce faisant, il arrive à coordonner l’ensemble des pièces de la maison, mettant en place des vues et des obstructions de vues (des non-vus) qui permettent de garder un lien entre les différents espaces de la maison tout en maintenant une certaine distance. Il arrive alors à générer de l’intimité dans un espace unique et continu. La cage d’escalier qui se déploie sur l’ensemble du bâtiment correspond en fait à l’élément architectural permettant d’aller d’un endroit à un autre dans le bâtiment mais aussi et surtout à ces différents espaces de vie de la maison. Les marches s’agrandissent en fonction des besoins et des vues sur le milieu environnant, permettant alors d’y développer des activités de la vie de tous les jours, accueillant un espace de lecture, de repos, de travail, et bien d’autres. Le sol n’est donc plus seulement l’élément sur lequel les habitants se déplacent mais il redevient un lieu de vie, un temps d’arrêt, de pause et de partage.
‘’... les habitants font l’expérience d’une confusion entre la ville et la maison, avec une expérience spatiale continue qui se dévoile dès que l’on entre dans le garage. Les pièces sont intégrées dans un couloir singulier qui s’élève progressivement dans tout l’intérieur.’’ Akihisa Hirata, Tangling, Contemporary architect’s concept series 8, 2011, p.35
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Fig a : droite : Espace d’accueil ou l’escalier devient aussi un espace de lecture. Photo : © koichi torimura Fig b : en dessous : schéma de l’architecte exprimant les grands principes régulant son projet
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G. Réinterprétation du Kaidan dansu Le kaidan Dansu, 階段箪笥, ou “meuble escalier” est un élément de mobilier qui fait son apparition à partir de la période Edo (1603-1868). À cette époque, les grandes villes telles que Kyoto, Osaka ou encore Edo sont en pleine expansion grâce au commerce qui s’y développe de plus en plus. C’est également dans ces villes qu’apparaissent les premières maisons avec un niveau supplémentaire, notamment dans les habitations combinant espaces de vie et espaces commerciaux: les machiya (décrites plus tôt dans le texte). C’est dans ces mêmes maisons que vont se développer une forme particulière d’escalier: le kaidan dansu, l’escaliermeuble. Concrètement, il peut être décrit comme étant un escalier autoportant possédant des tiroirs et des compartiments de rangement intégrés aux marches. Généralement fixe à l’intérieur de la maison, il était cependant conçu de manière à pouvoir être déplacé ou encore démonté (même si considérant sa taille et son poids, surtout une fois rempli, il devient relativement compliqué à déplacer). Le terme dansu, provient du mot tansu, 箪笥, qui lui désigne les armoires de rangement traditionnelles au Japon. Considéré comme sans importance voire sans intérêt et n’ayant aucune valeur architecturale ou culturelle pour l’époque, il était considéré comme un élément purement fonctionnel et il était relégué aux espaces secondaires de la maison (c’est-à-dire pas directement visible depuis la rue) ou alors dans les espaces de cuisine pour permettre un accès direct au niveau supérieur qui pouvait servir d’endroit de stockage. Fig a : Kaidan dansu de la période d’Edo, situé à Nara, dans la Machiya - Koshi no ie. On y voit clairement l’intégration des espaces de rangement au sein de l’escalier qui devient alors à la fois fonction et meuble. Nara, mars 2020 Photo @F.Hallez
Le kaidan dansu était bien souvent construit en atelier avant d’être installé dans les maisons. Élément personnalisé en fonction de la maison dans laquelle il était construit, il ne pouvait donc pas être aussi standardisé que peut l’être le tatami (bien que la taille de tatami n’était pas déterminée pour tout le pays et variait en fonction des régions). Il essayait toutefois de rester dans les standards en ayant un plan qui cherchait à respecter les tailles de ces modules de tatami. L’escalier (ou simplement le fait de construire un second étage) n’était pas 245
quelque chose de courant à l’époque, même si c’était en plein développement dans les grandes villes. La classe dominante vivant au rez-de-chaussée, il était mal vu de se développer en hauteur pour quelqu’un de classe moyennement haute. Cela était perçu comme un pas en arrière dans le désir constant qu’avait la classe moyenne d’imiter le style de vie des guerriers. Peu considéré à l’époque où il s’est développé, il a pris de l’importance au fil du temps grâce à son design original et à un travail d’artisanat remarquable. C’est un des grands exemples de liens entre l’artisanat, l’architecture et la charpenterie. Dans les projets analysés ici, ce n’est pas un kaidan dansu à proprement parler qui va être développé mais plutôt une interprétation contemporaine de ce principe d’escaliermeuble.
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Fig a : Détail du kaidan dansu présent dans la machiya - Nigiwai-no-ie. Nara, Mars 2020 Photo @F.Hallez
Fig a : Kaidan dansu présent dans la machiya - Nigiwai-no-ie. On y voit clairement la jonction entre le meuble et l’escalier/échelle qui rejoint la partie supérieure du bâtiment. Cela met donc en avant la capacité à celui-ci de se démonter. Nara, Mars 2020 Photo @F.Hallez 247
House in Itami
Tato Architects - Itami, Japon - 2012 ‘’Les escaliers jouent le rôle d’une chorégraphie, enseignant aux gens les étapes nécessaires à l’expérience de cet espace étroit et allongé.’’ Yo Shimada, Everyday design Everyday, p.11
Fig a : Vue intérieure du projet Photo : @Koichi Torimura Fig b : Vue axonométrique du projet
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La maison construite par Tato Architects est située dans une rue en cul-de-sac dans la ville d’Itami, entre Osaka et Kobe au centre du Japon. Pour ce logement pensé pour une famille nucléaire, les architectes ont dû prendre en compte les réglementations en vigueur dans la ville concernant les écarts entre deux bâtiments. Ici, les maisons doivent se situer à minimum 50 cm de distance de la limite administrative du terrain sur lequel elles sont construites. Cette règle a été mise à profit en écartant la maison encore un peu plus de cette limite pour permettre de créer une allée qui mènerait de la rue à l’entrée située au centre de la façade latérale (ce qui permet l’organisation de la maison telle qu’elle est faite aujourd’hui). Mais le plus important ici n’est pas situé dans cette utilisation de l’espace intermédiaire nécessaire à la construction des bâtiments, mais bien dans la façon dont les architectes ont pensé et aménagé les espaces intérieurs. Ici les éléments architecturaux tels que ces escaliers justement ou encore les armoires, les toilettes, etc, ont été imaginés comme des meubles. L’escalier n’est donc pas un objet à part qui permet la jonction entre les différents niveaux, mais bien un élément constitutif de l’espace. Il est mélangé avec les meubles, ceux-ci deviennent escaliers et inversement. C’est dans cette optique que la comparaison avec le kaidan dansu peut être faite. Plus qu’une copie de ce qui était produit par le passé, les architectes réinterprètent et créent une nouvelle façon d’intégrer les escaliers-meubles présents autrefois dans les machiya de la région. Cette double fonction ne s’applique pas seulement aux escaliers mais également à d’autres éléments tels que les toilettes par exemple. En effet, intégrées dans un meuble, à la fois cachées mais accessibles, elles s’intègrent parfaitement dans l’espace de la maison. L’architecte évoque dans ses écrits l’importance des escaliers dans une maison Celui-ci joue alors un rôle de chorégraphe des espaces. Il vient également faire une comparaison avec la composition des jardins japonais où le déplacement se fait grâce à un ensemble de pierres, généralement petites et irrégulières. Elles sont ainsi placées pour obliger d’une certaine façon les personnes à regarder leurs pas et ce faisant à faire plus attention aux détails le long des chemins. Ici les différentes matières ou encore positionnement des marches jouent un rôle similaire dans la découverte des espaces. 250
Fig a : Vue intérieure du projet, focus sur l’escalier du rez-de-chaussée intégré dans une armoire Photo : @Koichi Torimura
Fig a : Vue intérieure du projet, focus sur les cabinets de toilette intégrés dans une armoire. L’association meuble et fonction se diversifie ici avec autre chose qu’un escalier. Photo : @Koichi Torimura 251
Tread Machiya
Atelier Bow-wow - Tokyo - 2008 ‘’C’est comme si l’intérieur devenait un seul escalier habitable qui monte continuellement.’’ Atelier Bow-wow, Behaviorology, p. 114
Fig a : Vue intérieure du projet au niveau de l’escalier central reliant l’espace de salle à manger et le salon Photo : @atelier Bow-wow Fig b : Vue axonométrique du projet
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Ici aussi il est toujours question d’une maison unifamiliale, située dans ce cas au sein de Meguro, une commune un peu plus au sud de Shibuya dans Tokyo. Ce projet de l’atelier Bow-wow se distingue de ses voisins par sa grande fenêtre ouverte sur la rue, mais aussi par sa façade recouverte d’un bardage métallique et sa toiture débordante. En mettant en place cette fenêtre, les architectes remettent en question les maisons individuelles d’aujourd’hui qui, installées sur d’anciens terrains de machiya, n’offrent que peu de connexions avec l’espace de vie qu’est la rue, En tournant la maison et ses ouvertures sur la rue, ils espèrent recréer un lien entre les propriétaires de celle-ci et les autres habitants du quartier. Cette connexion forte n’est donc pas sans rappeler les maisons de marchands de la période d’Edo qui, en journée, s’ouvraient sur la rue pour y développer les commerces, faisant alors de l’espace public un centre d’activités et de rencontres. Mais l’autre élément important de cette maison est ce qui se trouve derrière cette vitre : la cage d’escalier. Située au cœur de l’habitation, elle ne permet pas seulement d’accéder aux espaces de vie, mais aussi, au moins entre le salon et la cuisine, de jouer, s’asseoir, lire ou encore travailler. Plus qu’un simple élément fonctionnel, elle devient alors un espace de vie à part entière. ‘’C’est comme si l’intérieur devenait un seul escalier habitable qui monte continuellement.’’ Atelier Bow-wow, Behaviorology, p. 114
La multitude des fonctions remplies par cette cage d’escalier n’est pas sans rappeler le kaidan dansu, ce meuble escalier, qui se trouvait dans les maisons de marchands d’autrefois.
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Fig a : Photo de droite : Vue depuis la rue sur le projet, mettant en avant cet escalier-meuble au centre de la maisons Fig b : Photo du bas : vue intérieure sur l’escalier-meuble principal Photos : @atelier Bowwow
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H. Une réglementation source d’inspiration. Partout dans le monde, des réglementations régissent la construction de bâtiments. Règles d’urbanisme, demandes structurelles, etc, il en existe des centaines. Bien souvent, l’histoire et les événements du passé influencent ces règlements. Le Japon, qui possède une expérience poussée en ce qui concerne les catastrophes naturelles (tremblements de terre, typhons, tsunamis, etc), a développé ses propres règles de construction. Ces catastrophes mettent à mal, et de manière récurrente, toute structure, tout bâtiment, même le plus “évolué”.
Fig a : Immeuble typique japonais avec un escalier de secours qui vient faire le lien entre tous les appartements du bâtiment. C’est ici la seule cage d’escalier présente dans le bâtiment, l’autre moyen d’accès aux étages étant l’ascenseur Kagurazaka, Shinjuku, Tokyo, Septembre 2019 Photos : @F.Hallez
Déjà par le passé, les techniques de construction des structures de bois étaient pensées pour permettre de récupérer, réutiliser et reconstruire facilement de nouveaux bâtiments à partir de ce qui avait été détruit. Mais les avantages que peuvent apporter le bois en termes de réutilisation sont également une source de danger lorsque se développe un incendie dans les villes ou villages (et il est bon de rappeler que cela arrivait relativement souvent). Les matériaux principaux des maisons étant alors le bois ou encore les feuilles de riz pour les cloisons, le feu pouvait prendre extrêmement rapidement et la proximité entre les bâtiments engendrer une propagation fulgurante. Cet historique des incendies en ville a déjà été abordé plus haut dans le texte, mais il est bon de le rappeler pour comprendre le cheminement de ce qui va suivre En effet, au Japon les règles d’urbanisme ne traitent pas autant de la forme et de la perception des constructions que ce qui pourrait être vu en Europe. En Europe, certains quartiers ou communes vont jusqu’à réglementer le type de matériau de surface pour les murs et les toitures pour garder une cohérence esthétique. Les règles japonaises abordent principalement les matériaux utilisés, les protections anti-feu, la résistance sismique, l’accessibilité à la lumière, et d’autres concepts de construction relativement pragmatiques. Face à l’ensemble de ces règles, un champ libre est laissé à la créativité des concepteurs pour trouver des moyens d’appliquer celles-ci.
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L’accès à la lumière pousse les concepteurs à penser le volume de manière à ne pas cacher l’accès à la lumière aux constructions voisines, ce qui est très important dans une ville aussi dense que Tokyo. C’est pour cela que la majorité des bâtiments d’un certain nombre d’étages possèdent la même volumétrie où les étages supérieurs sont biseautés. Mais ce qui va surtout être intéressant ici, ce sont les règles dans le cadre de la protection incendie et de la résistance aux tremblements de terre. Non pas au niveau de la structure mais plutôt celles qui obligent à ce que des fonctions soient rejetées à l’extérieur du bâtiment. Et ce que l’on entend par fonctions dans ce cadre-ci, ce sont les descentes d’eau, de gaz et bien sûr les cages d’escaliers. Le nombre de cages d’escalier varie en fonction de la hauteur et de la superficie des bâtiments (et donc indirectement du nombre de personnes qui peuvent se retrouver à l’intérieur de ces bâtiments). Elles se retrouvent aujourd’hui principalement en extérieur, permettant d’être à l’abri des feux qui pourraient se développer à l’intérieur. Une description claire est faite dans l’introduction aux lois sur les normes de construction (BSL – Building standard Law) qui a été écrite par Mr Hasegawa Tomohiro et publiée par le Building center of Japan. En étant à l’extérieur elles permettent donc une protection en cas de feu, mais elles deviennent également un élément clef de la perception de la ville japonaise actuelle. De la petite échelle au bâtiment de 8 étages, la cage d’escalier de secours n’est plus un objet de contrainte mais bien un élément de projet. Elle se retrouve comme composante fondatrice d’espaces, de lieux de rencontres, de façades et bien plus encore. Les projets qui suivent montrent comment une loi ‘’réductrice’’ peut devenir une source d’inspiration et réinventer la place de l’escalier de secours au sein des immeubles en un ingrédientclé de l’espace privé et urbain.
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Fig a : à petite échelle, la distribution des différents appartements se fait de manière similaire. L’escalier extérieur est par contre designé de manière à le rendre plus attractif. C’est le début d’un travail plus poussé fait par différents architectes. Setagaya, Tokyo, Mai 2020 Photo @ F.Hallez 259
Yokohama Apartment On design - Yokohama - 2009
Fig a : Vue sur l’espace partagé au rez-de-chaussée d’où partent les accès aux différents appartements Yokohama, Juillet 2020 Photo : @F.Hallez Fig b : Vue axonométrique du projet
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Fig a : Vue sur le projet depuis la rue Yokohama, Juillet 2020 Photo : @F.Hallez
Fig a : Détail de jonction de passage entre l’espace partagé et les espaces privés Yokohama, Juillet 2020 Photo : @F.Hallez 262
Situé dans un quartier relativement vallonné de la banlieue de Yokohama, cette seconde ville aujourd’hui intégrée au grand Tokyo, le complexe résidentiel imaginé par le bureau On Design sort du lot. Constitué principalement de maisons individuelles longeant des ruelles relativement étroites, un sentiment de distance entre les différents habitants du quartier s’est fait ressentir par les architectes lors de leur étude préparatoire au projet. Pour essayer de pallier à ce manque de proximité entre les différentes parties du quartier, des environs, les architectes ont décidé de créer une cour intérieure et semi-publique qui est mise à disposition de qui le veut. À la fois espace d’exposition et espace de travail pour les jeunes artistes vivant dans les unités surplombant la cour, celle-ci devient un nouveau lieu de rencontre, un point de rassemblement dans le quartier. Les escaliers, mais aussi les pilotis en forme de triangle et qui soutiennent le bâtiment, viennent offrir plus qu’un simple endroit de rangement ou encore espace de déplacement entre l’espace semi-public et les unités d’habitations. Ils viennent créer un dynamisme de l’espace qui permet d’obtenir une variété infinie de styles de vie possibles au sein d’un seul et même espace. Créant alors des vus et des non-vus des utilisateurs de l’espace mais aussi de la rue, rythmée par les montées et descentes des habitants vers et depuis leurs espaces de vie. De plus, les architectes mettent à profit les règles anti-incendie pensées pour les immeubles d’habitation en réinventant la cage d’escalier présente partout en ville.
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I.
Changement de statut des habitants : une société en constante évolution
La maison individuelle, qui s’étale sur des kilomètres et des kilomètres au sein de la capitale nipponne, avec comme élément central la famille nucléaire, est un idéal de vie qui est en place depuis plus d’un siècle maintenant. Mais cet idéal commence à s’effriter depuis quelques années. La famille parfaite promue par les américains ne l’est en fait pas vraiment. Le nombre de divorces ne fait qu’augmenter, ainsi que le nombre de familles monoparentales qui vont de pair. Ces familles monoparentales représentent aujourd’hui près de 40% des foyers tokyoïtes. À côté de cela s’observe également une augmentation du nombre de célibataires mais aussi une augmentation du nombre d’années vécues seul(e) entre le départ du domicile familial et la formation d’un foyer personnel. S’ajoutent encore les étudiants et jeunes venus des campagnes japonaises, espérant fuir la misère et le manque d’activités qui y règnent en venant s’installer dans la capitale, entraînant par la même occasion un déclin accéléré des milieux ruraux. Et s’ajoute à cela, le vieillissement de la population et l’augmentation du nombre de personnes âgées vivant seules. Toutes ces différentes catégories de personnes montrent la diversité des foyers dans la mégapole, ainsi que son évolution avec le temps.
Fig a : Les espaces de vie prévus actuellement pour des personnes seules venues vivre à Tokyo se limite souvent à un escalier et une piece à vivre. Meguro, Tokyo, Juillet 2020 Photo @ F.Hallez
Cette augmentation de la part de personnes vivant seules a entraîné des changements dans la production de logements et la vie en communauté a été remise au goût du jour. Vivre en communauté n’est pas nouveau, cela se faisait déjà lors de la période d’Edo, dans les bas quartiers et les allées remplies de nagaya (voir : la maison urbaine traditionnelle japonaise plus haut). Mais avec le temps, ces formes de vie avaient été mises de côté pour favoriser la maison individuelle. Cependant, depuis quelques années, les roji et les nagaya s’y trouvant ont été remises en avant ainsi que leurs bienfaits (sens de la communauté, etc). Le concept de “slow city” qui va avec ces roji vient prendre de plus en plus de place dans la conception de nouveaux projets communautaires. Il rassemble les principes suivants : une échelle plus humaine, une production locale (privilégier les circuits courts et renforcer le commerce de proximité par exemple ) ainsi que l’intégration, la communication entre les résidents et un mode 265
de vie durable dans lequel les intentions des résidents est réellement prise en compte ( et non ce qui pourrait se trouver dans la production en série de logement). À cette volonté de redévelopper les communautés d’antan s’ajoutent d’autres événements, tels que les catastrophes naturelles qui viennent bouleverser les habitants, parfois leur faire perdre l’ensemble de leurs biens, etc. Kengo Kuma en parle dans son livre «Une vie d’architecte à Tokyo», en disant que depuis le tsunami [ de 2011] les gens considèrent qu’il est préférable de partager les espaces et les objets plutôt que de les posséder (Kuma, 2021, pg87). Il évoque ici aussi ce “rappel à l’ordre” par la nature de la fragilité de la race humaine et de ses constructions a amené les gens à ne plus vouloir s’embarquer dans des constructions de maisons individuelles qui peuvent disparaître du jour au lendemain.
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Fig a : escalier d’accès entre les deux bâtiments qui permet de relier les différents appartements. Setagaya, Tokyo, Juin 2020 Photo @ F.Hallez
Fig b : escalier d’accès menant aux différents appartements. Nakano, Tokyo, Juin 2020 Photo @ F.Hallez 267
Share Tenjincho
Tailand architects - Kagurazaka, Tokyo - 2021
Fig a : Vue générale sur le projet avec le système de circulation vertical en façade Photo : @Kaoru Yamada Fig b : Vue axonométrique du projet
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Le projet est situé à Kagurazaka, un quartier essentiellement résidentiel, qui s’organise autour d’une grande avenue venant relier d’un côté le fleuve Kanda et de l’autre l’université de Waseda. Le projet ici analysé remet en question la façon de vivre de demain et avance une proposition de partage d’espaces de vie. Il a été démontré qu’acheter un logement (ou même le louer) est quelque chose qui nécessite un engagement sur le long terme et d’importantes ressources financières. Or, les mentalités et habitudes de vie changent et les jeunes ne désirent plus nécessairement se lancer dans de tels projets dès le début de leur vie professionnelle. C’est alors que l’option des espaces de vie partagés entre en jeu. Une demande de plus en plus accrue se fait sentir depuis quelques années et Tokyo ne fait pas exception. C’est donc dans cet esprit que le projet de la Share Tenjincho a été développé. Le bâtiment se construit comme un ensemble d’espaces privés accompagnés d’espaces partagés avec le reste des locataires: ceux-ci sont les cuisines, salle de bain, salon, etc. En faisant cela, les locataires peuvent bénéficier de lieux de vie plus grands. Le second élément fort du projet et celui qui va principalement nous intéresser est la façon dont l’escalier de secours en façade a été traité par les architectes. Plus qu’un simple escalier permettant l’évacuation du bâtiment, c’est un élément qui vient créer un lien tout comme une séparation entre la ville et les espaces privés du projet. En plus de créer un lien horizontalement, il permet une connexion verticalement entre l’ensemble des espaces extérieurs privés du bâtiment. Il offre alors la possibilité aux habitants d’occuper tous les étages du bâtiments, de créer des connexions avec les différents locataires, etc et devient le visage du bâtiment et un jardin tridimensionnel pour les résidents. (ref : share tenjincho – site internet). Il peut être vu ici que l’escalier de secours, cet élément obligatoire dans les constructions japonaises d’une certaine échelle, peut être utilisé et intégré pleinement et ce, notamment dans des projets de bâtiments partagés. Il devient un élément connecteur entre les espaces de vie communs de l’ensemble des étages.
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Fig a : vue sur l’espace intermédiaire acceuillant le système de circulation vertical Photo @ Kaoru Yamada 271
En conclusion La place de l’escalier au Japon Après avoir analysé à la fois un ensemble de cas publics et privés, une différence considérable dans la manière de penser ces espaces et donc de se les approprier, ainsi que l’importance de l’escalier en tant qu’élément architectural, peuvent être mises en évidence. En ce qui concerne les espaces publics, le pays étant soumis perpétuellement à des séismes et autres catastrophes naturelles, les villes ont eu l’occasion de se renouveler et ce parfois de manière assez radicale. C’est le cas de la ville de Tôkyô, où se trouvent l’ensemble des cas analysés de cette partie. Avec ces cycles de destruction et reconstructions, plusieurs approches urbanistiques ont été entreprises dont de nombreuses se sont basées sur des principes occidentaux. Cela a engendré des situations dans lesquelles les espaces étaient peu voire pas du tout exploités par les populations. En effet, celles-ci ne se retrouvaient pas dans ces espaces bien souvent démesurément grands. Dans ces cas-là, les escaliers mis en place ne sont pas des éléments qui viennent apporter une valeur spatiale supplémentaire, ils sont là de manière pratique et ne sont que peu exploités par les utilisateurs et visiteurs de ces lieux. A titre d’exemple, l’esplanade du mémorial des Jeux Olympiques de 1964 située à Setagaya (voir pg 137) dont les utilisateurs et visiteurs de la place ne se sont jamais approprié les escaliers pourtant conçus comme un élément majeur en dehors des JO de l’époque ou encore dans le contexte de la crise sanitaire. Mais lorsque des espaces publics ‘’purement japonais’’, c’està-dire qui existent depuis parfois plusieurs siècles, comme les 273
lieux dédiés à la religion, sont analysés, l’escalier possède alors une symbolique, présente depuis longtemps. Dans ces lieux, l’action de s’élever, vers un autel (depuis le sol jusque dans un bâtiment), ou encore de procéder à une ascension vers un temple situé au cœur d’une forêt est importante et chargée de symboles. C’est l’ascension vers les dieux, une ascension qui n’est pas propre au Japon mais qui se retrouve dans presque chaque civilisation à travers le monde. Cette ascension se représente alors sous la forme d’escaliers menant aux temples et ensuite de marches menant à l’autel, et ce, encore dans les temples (re)construits à notre époque. Et finalement, c’est dans les projets à vocation publique mais de moindre échelle que l’escalier et ses dérivés ont le plus d’importance. Dans ces cas-là, les utilisateurs commencent à s’approprier les espaces, à investir les lieux et les espaces deviennent alors des lieux remplis d’activités et de vie. Un peu comme dans les cages d’escaliers qui s’élèvent depuis la rue jusqu’au sommet des bâtiments pour venir desservir les restaurants et commerces qui l’occupent (voir pg 115). Cette cage devenue espace public est en même temps une extension des commerces, un lieu destiné à leur publicité, leur zone d’accueil, un espace public et privé en même temps. Un autre exemple se trouve dans les espaces qui sont repris sous le nom de micropolarités ; ces espaces qui sont souvent reliés à des commerces et qui permettent aux consommateurs de venir s’y installer pour profiter de leurs achats, comme par exemple dans le projet de NAP Architects sur le toit du Tokyu Plaza d’Omotesando (voir pg 145). Les escaliers-meubles servent alors presque uniquement à offrir un espace de détente aux consommateurs, un peu à l’image d’un amphithéâtre. De cette première analyse ressort l’importance de l’échelle des projets mais aussi la façon dont les concepteurs des espaces les ont traités. Cette manière peut influencer son utilisation de la part des visiteurs. En fonction de ces critères, les escaliers deviennent alors un objet faisant partie intégrante de l’espace et non plus un simple élément pratique permettant d’aller d’un endroit à un autre.
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Pour essayer de confirmer ces affirmations, l’étude des cas privés a également été importante. Les espaces privés ont eux aussi subi les catastrophes naturelles énoncées plus tôt, et les Japonais ont depuis longtemps, pour cette raison et plusieurs autres, pris l’habitude de reconstruire leur maison après une période qui oscille entre 20 et 30 ans. De coutume, les maisons traditionnelles, faites de bois, de parois en feuilles de riz et de tatamis, s’étendaient de manière horizontale dans l’espace. Leur conception se basait sur un nombre important de notions (Oku, Ma, etc.) et de règles d’aménagement des espaces. Néanmoins, la population grandissant, les réglementations et matériaux de construction changeant (normes incendies, résistance aux tremblements de terre, etc.), les maisons ont, elles aussi, évolué avec le temps. Petit à petit les habitations ont commencé à se développer en hauteur, premièrement de manière très neutre, se basant principalement sur les normes de constructions américaines (l’influence ayant été très importante après la seconde guerre mondiale). Dans ces premières constructions, les anciens principes d’organisation de la maison japonaise traditionnelle ne sont pas repris, seuls quelques détails s’y retrouvent, comme une pièce avec tatami, un genkan, etc. Cependant, les architectes vont rapidement reprendre la main sur les constructions (un peu par dépit également) et vont commencer à développer de nouveaux modes de vie inspirés sur la maison traditionnelle et ses principes. C’est dans ces cas-là que l’escalier prend toute son importance. Il n’est plus l’élément qui sépare les étages comme dans les maisons en série – Ikkodate – de la période d’après-guerre, mais devient un élément à part entière des espaces de vie. Retravaillé, il incorpore les principes tels que l’importance des sols ; le sol était, dans la maison traditionnelle l’endroit où se déroulait l’ensemble des actions de la vie quotidienne. Dans cette catégorie, l’exemple, peut-être le plus connu étant bien sûr la House NA de Sou Fujimoto (voir pg 237), où marches, escaliers et sols sont confondus et ne forment plus qu’un seul et grand espace tout en offrant une subdivision presque infinie de sous-espaces.
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L’escalier et ses dérivés deviennent ainsi plus qu’une fonction, ils sont considérés comme un lieu d’arrêt, un lieu de pause, d’observation, une pièce en soit ou encore une rue qui parcourt le projet de bas en haut, … Cela se voit dans certains projets d’habitations personnelles comme dans la Double Helix House de O+H Architects (voir pg 229), mais aussi dans des projets avec une échelle un peu plus grande. Dans ces cas-là, on retrouve des projets à la fois pensés par des architectes : par exemple le projet Appartement avec un petit restaurant de Naka Architects (voir pg 217) qui vient recréer une rue au sein du bâtiment pour relier l’ensemble des unités de logement. Mais cela se fait aussi naturellement de la part des habitants d’un immeuble à appartements des plus classiques avec cage d’escalier en extérieur (voir pg 213). Ces habitants qui ne partagent rien à part la cage d’escalier, viennent à considérer cet espace comme une extension de l’habitation, une zone de transition entre la rue et l’habitation privée ; et par la même occasion, viennent occuper cet espace avec des objets issus du privé (pots de fleurs, chaussures, parapluie mis en évidence pour sécher, etc.). Et finalement, intégrer un escalier dans les espaces de vie devient également une nécessité à partir du moment où les parcelles constructibles deviennent de plus en plus petites. Ainsi la Tower house de Takamitsu Azuma (voir pg 197), une des premières maisons construites en hauteur sur une parcelle d’à peine 20m². Il était impossible dans ce genre de situation de gaspiller de l’espace dans une cage d’escalier fermée, utilisée uniquement pour monter et descendre. C’est ainsi que cette maison s’est développée, à la manière d’une maison traditionnelle où ce sont habituellement les shoji qui forment un écran de protection à l’horizontale au sein de la maison mais dans ce cas, les écrans de protection se retrouvent dans la verticalité. Ce sont donc les planchers délimitant les différents niveaux qui reprennent le rôle de shoji et l’escalier qui fait le lien entre les espaces créant alors un volume unique. La progression horizontale, l’oku, est alors devenue verticale. Comparer ces différentes échelles a pu paraître étrange au tout début sachant qu’elles ne concernent ni les mêmes fonctions, ni les mêmes tailles de population questionnées. En revanche cela peut se voir un peu à la manière d’une étude allant de l’échelle XL dans les projets publics de grande envergure à l’échelle XS pour ce qui concerne les marches, les différences de niveaux au sein d’un espace ou encore les 276
meubles qui remplissent également la fonction d’escalier (les kaidan dansu traditionnels ou contemporains par exemple). Cette recherche se tourne plutôt comme une analyse à travers les espaces, qu’une comparaison pure et dure. Il faut cependant noter une ressemblance entre ces études de cas : quelle que soit l’échelle, l’escalier possède presque toujours une symbolique, une certaine prestance au sein des espaces. Celle-ci est plus ou moins importante et vient ajouter au projet une valeur supplémentaire. L’escalier peut également servir à mettre en évidence des éléments, en cacher d’autres, créer un parcours, des jeux de vus et de non-vus etc. La présente recherche n’est qu’un début et n’aborde bien évidemment pas toutes les notions concernant les espaces japonais et encore moins tous les projets qui pourraient y être liés. Cependant, les projets sélectionnés permettent de comprendre au maximum les concepts théoriques abordés. J’espère avoir pu vous apporter de nouvelles connaissances sur le sujet ou encore vous avoir introduit à une nouvelle façon d’appréhender les espaces.
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Glossaire AGARIGAMACHI - 上がり框 : La première marche, elle a avant tout un statut symbolique dans le bâtiment. C’est l’endroit où les habitants se déchaussent pour entrer dans la maison et c’est également à cet endroit que l’hôte accueille les personnes extérieures au foyer. BA - 場 : Lieu social. C’est le rapport des différents ba entre eux qui détermine le rôle des individus. Ce ne sont pas les attributs individuels qui comptent, c’est le ba auquel on ressortit. (A.Berque, Le sens de l’espace au Japon, p.108) DANCHI - 団地 : Immeubles de type HLM qui se développent après la seconde guerre mondiale. DEPĀTO - デパアト : Tiré du terme anglais department store, cela se traduit par centre commercial en français. DOMA - 土間 ‘’espace sale’’, ce terme est utilisé pour décrire l’espace en d’entrée en contraste avec le sol surélevé de la maison. EN - 縁 : Le lien, selon Augustin Berque, ‘’En’’ symbolise par excellence la corrélation entre espace physique, espace social et espace mental qui caractérise la spatialité d’une société. GENKAN - 玄関 : Littéralement la porte de la connaissance profonde. Le genkan est un espace situé
à l’entrée des bâtiments/logements, plus bas que le sol intérieur où les personnes sont invitées à ôter leurs chaussures pour ensuite pouvoir accéder au reste du bâtiment. HACHIUE - 鉢植え : Plantes en pot qui se retrouvent généralement au devant des maisons, dans les ruelles japonaises. HIROBA - 広場 : Endroit large ou élargi qui correspond au terme de place en français. IE - 家 : La maison, la demeure IKKODATE : Maison individuelle basée sur les principes de vie américains. Ces types de logement se développent à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. KAIDAN DANSU - 階段箪笥 : Meuble-escalier, c’est un élément de mobilier qui fait son apparition à partir de la période Edo (1603-1868). Escalier autoportant possédant des tiroirs et des compartiments de rangement intégrés aux marches. KAMI - 神 : Divinité ou esprit vénéré dans la religion shintoïste. Les kami sont la plupart du temps des éléments de la nature, des animaux ou des forces créatrices de l’univers, mais peuvent aussi être des esprits de personnes décédées. KAWAII - 可愛い : Le terme Kawaii a pour définition mignon en français. Il est souvent utilisé pour décrire des objets, des animaux mais peut également indiquer une idée de 279
beauté, ou encore avoir une connotation de jeunesse et d’innocence. KEKKAI - 結界 : Dispositif de séparation, élément surélevé qui incite les individus à ne pas continuer plus loin que celui-ci. KOBAN - 小判 : Poste de police de ‘’quartier’’, souvent présent dans un petit bâtiment qui a une vue globale sur les principaux endroits importants de ces quartiers. KONBINI - コンビニ : Magasin ouvert 24h sur 24 où l’on peut trouver presque tous les objets de la vie de tous les jours, faire ses courses, se connecter à internet, payer ses factures, etc. KURA - 蔵 : Grenier, entrepôt, constructions, souvent construites en hauteur, qui sont réservées au stockage du grain et sont parfois associées à certaines divinités. MA - 間 : Littéralement l’espace entre deux poteaux dans une construction traditionnelle, le terme a pris un aspect beaucoup plus symbolique suite à l’exposition de 1978 à Paris présentée par Arata Isozaki. MACHI - 町 : La ville MACHIYA - 町屋 : Maisons des bourgs, ce sont les maisons que l’on retrouve dans les centres-villes japonais et qui abritent souvent à la fois logement et atelier/boutique.
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MACHIZUKURI - まちずくり : Développement communautaire, ce terme a été largement utilisé pour de nombreuses actions menées pour ou par les communautés dans le but d’améliorer leur cadre de vie. MATSURI - 祭り : Les matsuri sont les célébrations à la fois religieuses et profanes qui sont organisées en l’honneur d’une divinité protectrice ou encore d’un dieu. Ces fêtes ont lieu dans chaque quartier de grande ville, chaque ville ou encore chaque village et sont propres aux communautés appartenant à ces endroits. MIEGAKURE - 見えがくれ : Action de dissimuler et de révéler, composition spatiale dans laquelle il n’est pas possible d’apercevoir l’ensemble des éléments au même moment. Le but étant non pas de créer la surprise chez le visiteur mais plutôt de permettre à celuici de développer mentalement une image de l’espace parcouru. MUJO - 無常 : L’impermanence, le fait d’accepter la nature transitoire du temps et de ne pas le relier à l’éternité. NAGAYA - 長屋 : Maison en rangée. Ces maisons s’organisaient souvent en lien avec les machiya et étaient habitées par la basse classe de la société. OKU - 奥 : Progression dans l’espace en allant du plus public/partagé au plus privé/sacré. Cette notion est mise en avant par Fumihiko Maki.
ROJI - 路地 : Ruelles, allées, dans lesquelles une vie de communauté se développait. On y retrouve l’équivalent du jardin des habitants (plantes en pot, etc), des endroits de jeu pour les enfants ou encore les cuisines des maisons, les toilettes ainsi que, souvent, un temple qui vient protéger les lieux. SAKARIBA - 盛り場 : Lieu empli d’animation, ces espaces permettaient par le passé d’offrir un lieu de replis en cas de désastre naturel ainsi que le développement de commerces éphémères, de spectacles itinérant, etc en temps normal. SHITAMACHI - 下町 : Littéralement ville basse, cela concerne toute la partie en dehors de la ville haute et ce jusqu’à la baie de Tokyo/Edo. SHOJI - 障子 : Parois fines composées de feuilles de riz translucides mais pas transparentes. SHOTENGAI - 商店街 : Rues commerçantes qui servent en quelque sorte de colonne vertébrale des quartiers qui composent la ville. SOTO - 外 : L’extérieur, Soto représente le reste du monde, l’inconnu, le danger, l’impur. TANSU - 箪笥 : Armoires traditionnelles de rangement. TOKONOMA - 床の間 : Alcôve surélevée par rapport au sol intérieur du bâtiment, où vont se retrouver des éléments d’art, de la calligraphie, des arrangements floraux, etc.
Cette alcôve abrite donc des éléments importants, soit pour l’hôte soit pour l’invité, qui sont mis en avant et qui changent en fonction des occasions. TORII - 鳥居 : Portiques rouges typiques japonais, ceux-ci sont généralement placés à l’entrée des sanctuaires Shinto et ont pour fonction de séparer le sacré du profane. Ils viennent donc indiquer la présence de divinités une fois que l’individu les franchit. TSUBONIWA - 坪庭 : Jardin entouré des différentes parties d’une structure unique, que ce soit un temple ou une maison. A l’époque d’Edo, il permettait un apport d’air au sein des bâtiments qui se déployaient souvent en profondeur. TSUKURU - 作る : Verbe qui signifie faire ou construire. UCHI - 内 : L’intérieur, Uchi vient représenter le groupe familial, la première aire de laquelle l’individu fait partie, l’élément le plus privé, ce qui est connu, ce qui est pur. YAMANOTE - 山手 : Mains de montagne; partie supérieure de la ville (entourée des 7 collines), aujourd’hui cela désigne également la ligne de train faisant la boucle autour de Tokyo. ZAKKYO - 雑居 : Bâtiments à vocation presque uniquement commerciale regroupant différents locataires.
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