Appréhension de l'architecture en tant qu'espace sensible

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Appréhension de l’architecture en tant qu’espace sensible De la compréhension du corps à l’interaction avec l’espace

Mémoire de fin d’études, cycle Master Présenté par Gaétan COGNON Sous la direction de Andrés MARTINEZ Janvier 2020 Page|1


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Appréhension de l’architecture en tant qu’espace sensible De la compréhension du corps à l’interaction avec l’espace

Mémoire de fin d’études, cycle Master Présenté par Gaétan COGNON Sous la direction de Andrés MARTINEZ Janvier 2020

Membres du jury Ilaria AGOSTINI: Architecte, docteur en architecture. Maître de conférences HDR en Architecture et Urbanisme à l'Université de Bologne Hélène GUERIN: Docteur en histoire de l'art contemporain. Maître de conférences associée en HCA à l'ENSAM Jean-Paul LAURENT: Architecte et ingénieur. Maître de conférences en STA à l'ENSAM Andrés MARTINEZ: Architecte et urbaniste, docteur en architecture. Maître de conférences en TPCAU à l'ENSAM

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Remerciements

Tout d’abord, je tiens à remercier mon directeur de mémoire, Andrés MARTINEZ, pour l’accompagnement réalisé, parfois à distance, durant les trois semestres, m’amenant à des réflexions vers lesquelles je ne me serai peut-être pas dirigé, et m’apportant un complément méthodologique clair me permettant de développer sereinement ce travail de recherche. Ensuite je remercie les membres du jury pour le temps accordé à la lecture de ce travail. J’aimerai également remercier les personnes qui ont pris le temps de répondre à mon questionnaire de manière orale ou écrite et qui m’ont permis d’acquérir un point de vue critique extérieur en ce qui concerne le cas d’étude principal. Enfin, j’aimerai remercier ma mère m’ayant accompagnée durant le voyage réalisé en Suisse, et lui accorder ma gratitude pour ses remarques constructives qu’elle m’a apportées lors de la relecture de mon mémoire.

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Sommaire

Introduction

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I. Une Expérience Architecturale Sensible

p.14

II. Le corps, récepteur et percepteur des sensations

p.50

1) Perception et physiologie 2) Le corps en tant qu’acteur de l’acte perceptif 3) Une mise en contexte du corps, la position du spectateur

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III. Le sens de l’architecture

p.86

1) La mise en situation du corps dans l’espace architectural 2) Une perte de sensibilité dans notre société actuelle 3) Les sensations, du concepteur à l’usager

IV. L’architecture, espace stimulant 1) 2) 3) 4)

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p.144

Une première approche d’ensemble, la forme et son rapport au corps et au lieu Une vision rapprochée, l’intérêt pour la matière et le détail L’ambiance lumineuse. Un outil en variation permanente entre ombre et lumière L’invisible de l’espace. Entre acoustique, hygrothermie et odorat 5) L’occupation de l’espace, la notion de présence et de vie

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Conclusion

p.196

Bibliographie

p.200

Table des illustrations

p.206

Annexes

p.212

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Introduction

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La capacité des êtres humains à percevoir à partir des différents sens permet à chacun de prendre conscience de l’environnement qui l’entoure. La perception ne signifie pas seulement percevoir avec le sens visuel. Nous avons tendance à l’oublier de nos jours, mais la perception dépend de tous nos sens, que cela soit le toucher, l’ouïe, l’odorat, la vue ou le goût. Ces sens nous permettent d’apprécier ou non des espaces ou des moments que l’on vit. Ils donnent en quelque sorte une raison à notre existence. Nous ne pourrions d’ailleurs pas vivre sans leur présence. Je porte un intérêt particulier à ce thème des sensations car il me parait essentiel à la compréhension et à l’appréhension de l’architecture. Chaque espace architectural possède la capacité de générer des sensations à des intensités plus ou moins importantes, de façon intentionnelle ou non, par l’intermédiaire de différents facteurs ou dispositifs. Cependant, dans le monde architectural actuel, l’importance de ces sensations est parfois oubliée. Un seul sens est généralement privilégié, celui de la vue, car il permet de véhiculer rapidement et facilement l’image d’un projet architectural ou même d’un objet de consommation, et ce, avant même qu’il n’existe. C’est un sens pouvant être transmis facilement au grand public notamment avec la couverture qu’assurent les écrans de nos jours, contrairement aux autres sens qui n’ont pas de moyens similaires pour être diffusés. Il est en effet difficile de transmettre les autres sensations de façon étendue au public. Elles n’ont d’ailleurs pas d’intérêt à l’être puisqu’elles sont relatives à une certaine proximité avec chaque individu. Chacun va les ressentir différemment. L’exemple le plus marquant pourrait se trouver dans la variation entre les intentions du concepteur et le ressenti du récepteur. Les sensations souhaitées par l’architecte ne seront peut-être pas perçues de la même manière par les personnes pratiquant l’espace concerné. Elles dépendront de la sensibilité, de l’expérience et de l’état d’âme de chacun. Les sensations provoquées par un espaces sont en partie liées à un passé individuel. Elles peuvent tout aussi bien être angoissantes qu’agréables selon les personnes. Mais un des intérêts principaux de l’architecture reste particulièrement lié à la notion de confort relative aux différents sens. L’envie d’explorer ce thème est venue avec un souhait d’en apprendre davantage sur les sensations dans un environnement architectural et de pouvoir développer une certaine sensibilité pour créer des espaces agréables faisant appel à chaque sens. Je m’interroge alors sur les façons de provoquer les sensations et sur les effets qu’elles peuvent avoir sur les personnes qui vont vivre dans ces espaces. On peut se demander comment est-il possible d’anticiper les sensations que pourrait produire un futur projet une fois réalisé. Y a-t-il des facteurs pouvant renforcer ce que l’on ressent dans une architecture ? Tout le monde ressent-il les mêmes effets dans un espace ? Existe-t-il une architecture que ne génère pas de sensations? Le concepteur doit-il absolument chercher à créer des sensations? Ces interrogations mènent à diverses hypothèses. Elles soulèvent déjà le fait que l’intensité des sensations peut varier d’un espace à un autre. Ensuite, on peut s’imaginer que divers outils permettent de les générer. Mais ces sensations sont aussi peut-être dues à des facteurs personnels qui vont différer selon les individus. Enfin, on peut suggérer que ces sensations vont avoir des effets sur notre façon de vivre dans un espace. Pour approfondir ce sujet et répondre aux problématiques posées, mon travail s’est porté sur plusieurs supports. La compréhension de ce thème a d’abord commencé avec la lecture de « Pensar la Arquitectura » de Peter Zumthor. C’est un livre qui évoque à de multiples reprises les sens et les sensations ayant marqué l’esprit de l’auteur dans ses souvenirs. Cette base de lecture m’a permis de constituer un premier support de recherche et par la suite de m’orienter vers d’autres auteurs développant des sujets similaires m’éclairant davantage sur le thème.

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Ces recherches ont ensuite été complétées par une approche concrète du sujet. Pour cela, je suis allé dans différents lieux afin d’observer les sensations qu’ils peuvent produire, d’essayer de déterminer les moyens utilisés par le concepteur pour les générer et de comprendre ce qu’elles provoquent sur notre corps. Ces premières expériences avaient pour but de me sensibiliser à la perception des sensations afin de me préparer à la découverte du cas d’étude. Elles ont été réalisées sans protocole particulier, seulement en expérimentant l’espace et en relevant ce que je pouvais y desceller. L’expérience du cas d’étude a été abordée d’une manière plus réfléchie. Elle s’est d’abord réalisée à partir d’une recherche en amont s’appuyant autant sur la description qu’apporte son concepteur que sur des critiques. Une fois bien renseigné, je me suis prêté à une première approche libre de l’espace architectural sans l’analyser, uniquement en faisant appel à mon ressenti personnel. Ensuite, j’ai procédé à un relevé par différents moyens, écrit, dessin, audio, vidéo en fonction des sensations générées. Enfin, j’ai réalisé une analyse prenant en compte les cinq sens de façon plus précise et détaillée. Les sensations générées ont été étudiées afin d’en ressortir des conclusions sur les effets qu’elles produisent et à partir de quels moyens elles y parviennent. Tout au long du développement, seront étudiés les différents procédés architecturaux pouvant être mis en place afin de générer des sensations. Tout d’abord une première approche du sensible durant une expérience personnelle permettra au lecteur de mieux comprendre la signification des sensations. Elle sera ensuite expliquée avec des éléments théoriques sur la perception des sensations par notre corps, suivie d’une réflexion sur le sens de l’architecture et de sa considération actuelle pour enfin terminer avec une recherche sur la provenance des sensations au travers de l’analyse d’espaces architecturaux concrets.

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I. Une ExpĂŠrience Architecturale Sensible

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Figure 1 - Thermes de Vals Figure 1 – Thermes de Vals

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Afin d’introduire plus amplement le sujet des sensations dans un espace architectural, je vous propose de vous plonger dans le récit de mon expérience personnelle au sein des Thermes de Vals de Peter Zumthor, dans le Grison Suisse. Cela permettra une première approche concrète pour comprendre le fonctionnement des sens et des sensations générées par un espace architectural. L’envie de découvrir des bâtiments de Peter Zumthor s’est accentuée après avoir lu son livre « Penser l’architecture ». C’est après de nombreuses recherches sur ses réalisations que je me suis plus particulièrement intéressé aux thermes de Vals. Le bâtiment des thermes, selon Peter Zumthor, possède la capacité d’éveiller tous les sens. En effet, en dehors du simple inconscient des sensations que peuvent nous procurer quelconque espace, l’architecte lors de sa conception, a souhaité mettre en exergue chacun de nos sens de façon individuelle et intense selon les espaces. Il me paraissait donc pertinent d’étudier plus en détail cet édifice et de pousser ma recherche jusqu’à l’expérience réelle du bâtiment. J’ai donc programmé une découverte sensible en Suisse au travers différents bâtiments, dont plusieurs ont été imaginés par Peter Zumthor. Les thermes de Vals étaient la dernière visite prévue dans la zone montagneuse du Grison avant de retourner vers la France. J’ai fait le voyage accompagné de ma mère. Nous avons logé dans un petit village entouré d’un magnifique paysage montagneux. Il était situé entre la chapelle Saint Bénédict et les Thermes de Vals et l’atelier de l’architecte. L’étude des bâtiments s’est réalisée en suivant une méthode particulière se déroulant en plusieurs phases. Une première phase de recherche autant portée sur la description qu’apporte son concepteur que sur des critiques. Cela m’a permis de me forger un premier avis sur les bâtiments à visiter. La seconde phase est celle de la visite de l’édifice de façon libre sans se prêter à l’analyse de l’espace architectural. Une troisième phase consiste à relever par différents moyens, écrit, photo, dessin, audio, vidéo en fonction des sensations générées en prenant en compte les cinq sens de façon plus précise et détaillée. Les sensations générées doivent être analysées afin d’en ressortir des conclusions sur l’effet qu’elles produisent et à partir de quels moyens elles y parviennent. La dernière phase est celle de la retranscription de l’expérience à l’écrit en faisant appel à la mémoire qui retient les éléments les plus marquants. Pour le récit de cette expérience personnelle, je me suis inspiré d’un passage de « Penser l’architecture » où Peter Zumthor décrit une situation où il a ressenti des sensations agréables. Afin de nous faire percevoir une part de ses sensations, il décrit précisément tous les détails l’entourant permettant ainsi de nous laisser suggérer l’atmosphère du lieu. Les sensations nous sont moins intenses car nous ne les avons pas vécues réellement, mais elles appellent à une certaine imagination liée à notre propre expérience.

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P a g e | 16 Figure 2 – Paysage Suisse vu depuis le toit des thermes de Vals


Après quelques jours passés en Suisse et de nombreuses visites de bâtiments, dont notamment celle de la chapelle Saint Bénédict de Peter Zumthor, nous nous dirigeons vers le village de Vals. Il est situé à une demi-heure en voiture du logement où l’on dormait. Pour y aller, nous avons emprunté des routes escarpées menant à la vallée. Les paysages montagneux de cette région sont vraiment splendides et on prend réellement plaisir à conduire face à ce panorama. Ce jour-là, il faisait plutôt bon. 24°C au soleil lorsqu’il n’était pas couvert par de petits nuages. Cela me semble être un temps adapté pour profiter des thermes autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Une fois arrivés à l’entrée de Vals, nous sommes accueillis par un imposant bâtiment que l’on ne s’attend pas forcément à trouver dans un petit village. Il ne s’agit pas des thermes, mais plutôt de l’entreprise de mise en bouteille d’eau de la source de Vals. S’en suit de nombreux hôtels d’une dizaine d’étages, dont l’apparence n’est pas toujours flatteuse voire même décevante dans un endroit pareil. Une station essence fait face à un alignement de voiture le long de la voie principale. Cette première entrée du village n’est pas celle à laquelle on souhaite y prêter attention. Je continue donc ma route jusqu’à arriver dans la partie plus traditionnelle. On y trouve des maisons typiques suisses, en bois et en pierre. Je traverse cette zone en sachant que les thermes étaient situés à l’extrémité du village. En m’approchant de la sortie, je commence à m’interroger. Je n’aperçois toujours pas le fameux bâtiment en pierre. J’ai pourtant traversé tout le village ! Et je n’ai vu aucunes indications. Après vérification sur une vue aérienne, l’édifice se trouvait à la première entrée du village, au niveau des grands hôtels. Les photos que l’on peut voir dans les publications m’ont trompées. Elles donnent l’impression que les thermes ne sont entourés que de nature. Or ce n’est pas le cas, ils flirtent avec les domaines hôteliers peu avenants. Le parking des thermes est finalement celui qui longe la route principale, à côté de la station essence. Je me gare face à la pente de la montagne sur laquelle se trouvent de nombreux grands conifères. Depuis cet endroit, on n’aperçoit toujours pas le bâtiment thermal. Seuls de petits panneaux cachés devant les voitures, indiquant le chiffre 7132, permettent de savoir que les thermes sont proches. Encore faut-il savoir que le numéro 7132 correspond à l’hôtel qui est jumelé aux thermes. Deux escaliers en pierre massive, à première vue, la même que celle utilisée pour les thermes, partent du parking. Une signalétique installée le long de cet escalier donne le chemin à suivre pour rejoindre l’espace thermal et l’hôtel. En montant je découvre petit à petit l’édifice, imposant et massif au-dessus de moi. Il semble être bien ancré dans la montagne, comme s’il avait toujours été là. Je ne m’attarde pas plus sur l’extérieur pour le moment, étant un peu stressé par les horaires d’entrée limités en fonction des réservations. Car en effet, l’entrée aux thermes n’est pas libre, elle se fait uniquement sur réservation, mise à part pour les clients de l’hôtel qui en ont le libre accès. J’avais réservé mon entrée entre 13h et 13h15. Il était déjà 13h12, un peu en retard à cause du petit tour imprévu dans le village. Une fois en haut de l’escalier, je me retrouve sur le parking privé des véhicules de l’hôtel. Derrière les véhicules de luxe, le nom de l’hôtel 7132 apparait fièrement sur des plaques métalliques perforées. Il recouvre toute la façade. A côté, une forme courbe en béton blanc surplombe les véhicules. Je ne comprends pas trop son intérêt. L’entrée des thermes ne paraît pas évidente, je me dirige donc sous cette sorte de rampe où je semble apercevoir une porte dans l’ombre. Celle-ci amène finalement à l’hôtel. Je m’aperçois quelques secondes plus tard, qu’une autre porte se trouve à ma gauche. Elle affiche le mot « Thermes » en vertical sur toute la hauteur de la porte. Ce qui est sûr, c’est que je me situe au bon endroit. En m’approchant, je pense apercevoir au travers de la porte en verre, le début des thermes avec une couleur bleue et quelques reflets. Or, en l’ouvrant, je m’aperçois que ce n’était qu’un effet dû au verre de teinte bleutée. Je découvre un univers tout autre que celui auquel je m’attendais. P a g e | 17


P a g e | 18 Figure 3 – Les traces de l’eau thermale


Une ambiance feutrée, même luxueuse pare un long couloir vide. Je marche quelques dizaines de mètres avant d’arriver à un premier accueil inoccupé sur ma droite. A gauche, j’aperçois des salles de massage qui ne me semblent pas correspondre au bâtiment des thermes. Je continue donc mon chemin jusqu’à un second accueil. Deux personnes bien habillées arrivent en face de moi. Je me sens un peu ridicule face à eux, habillé en short et en T-shirt dans un endroit aussi luxueux. Je ne sais pas s’ils font partie du personnel de l’hôtel ou si ce sont des clients. Etant ignoré lors de leur passage, je me rends vite compte qu’ils ne sont pas là pour m’accueillir. Finalement une hôtesse arrive à l’accueil. Elle m’explique comment fonctionne le bâtiment et les différents espaces proposés dans les thermes à partir d’un plan relativement clair. Elle me fait ensuite signer une charte de confidentialité m’interdisant de prendre des photos ou tout autre type d’enregistrement numérique dans l’établissement. Malgré ma déception en apprenant cela, se détacher du monde numérique permet réellement de se couper du reste du monde et de plonger dans une ambiance unique où l’on n’a pas à se soucier de la notion du temps et des choses à faire. Et puis après tout, cela m’a paru normal qu’il soit interdit de prendre des photos dans un endroit où les corps sont dénudés. L’hôtesse me met à disposition un bracelet qui me permettra de me libérer de mes affaires en les rangeant dans un casier. Une fois les formalités effectuées, je me dirige vers le fond d’un couloir sombre peu avenant et franchis la porte séparant l’hôtel du bâtiment des thermes. Une ambiance particulière me fait immédiatement oublier ce que j’ai vu auparavant. Elle s’accorde parfaitement au contexte thermal. Des tubes en cuivre ressortent ponctuellement du mur en béton pour laisser s’écouler un filet d’eau. Elle ruisselle jusqu’au sol présentant un léger retrait créant une rigole. Celle-ci file le long du passage. L’eau qui s’écoule le long du couloir, marque le chemin à suivre. L’autre mur est paré de pierre de gneiss, celle qui caractérise ce bâtiment. Cette pierre est traitée de façon lisse avec la superposition d’éléments horizontaux de fine épaisseur. Le sol est lui aussi vêtu de pierre massive, cette fois-ci de grande taille. L’atmosphère n’est pas étouffante comme j’aurai pu me l’imaginer, il fait bon. Je me sens tout de suite bien et apaisé. Cette sensation est certainement accentuée par le contraste entre l’arrivée décevante et cet espace qui parait pour le moment très agréable.

P a g e | 19 Figure 4 – Plan des Thermes de Vals


P a g e | 20 Figure 5 – Couloir desservant les cabines de change


En m’avançant, je commence par toucher le mur et m’aperçois de l’attention portée à ce parement de pierre. Il est traité à la perfection avec sa surface parfaitement lisse. Je pensais sentir le joint séparant chaque pierre, mais on ne le perçoit pas au toucher. L’espace est baigné de lumière naturelle grâce à une légère faille au plafond, qui elle aussi file le long du mur. Je marche sur la gauche du couloir pour éviter d’être éclaboussé par l’eau. L’envie de toucher l’eau me démange. Mais je n’ose finalement pas. On voit que cela fait longtemps que cette eau coule des tuyauteries. Le mur et le sol sont en partie recouverts de rouille. Cette couleur déposée sur la pierre possède un effet particulier. Je n’ose pas m’approcher car je ne veux pas prendre le risque de me tacher. Il y a aussi une certaine méfiance vis-à-vis de la rouille qui pourrait véhiculer des maladies comme le tétanos. Elle est vécue comme quelque chose de négatif. Le long passage dessert les cabines de change. Il y a trois espaces différents, mais ce n’est pas forcément évident de déterminer dans lequel aller. Les panneaux d’indication sont écrits uniquement en allemand. Je comprends que le vestiaire central est réservé aux familles. En suivant mon intuition, je me rends dans le dernier au-dessus duquel est indiqué « männer », me disant que ce mot se rapproche de « man ». En passant un rideau noir, je découvre une ambiance différente. Je me retrouve seul dans un petit espace semi fermé à l’ambiance feutrée. Au centre, se trouve une large assise qui parait confortable. On ne distingue plus la pierre grise. Ici, Zumthor a créé un espace intime avec des couleurs chaudes. Elles sont données par le bois d’acajou rouge des casiers de rangement. Les deux cabines sont libres. Elles sont fermées par des rideaux en velours sombre. Une serviette et un peignoir blancs sont mis à disposition dans les casiers. Cette attention n’est pas anodine, cela évite ainsi à l’œil du visiteur de se focaliser sur des textiles dépareillés qui jureraient dans cet environnement de pierre grise, pouvant dénaturer l’atmosphère du lieu. Les cabines créent un sas de séparation entre le couloir où viennent et partent les clients habillés, et l’espace thermal où les corps sont seulement vêtus d’un simple textile. Tout le monde est à niveau égal dans un espace où l’on vient pour se détendre et profiter. La clientèle des thermes n’est pas là pour se montrer. Le fait de se vêtir d’un simple maillot sert plutôt à ressentir l’espace avec son corps. Cela permet de se libérer de toute gêne ou complexe que pourraient avoir certaines personnes.

Une fois prêt, je sors par un autre passage simplement fermé par des rideaux sombres. En découvrant l’espace thermal devant mes yeux, une certaine émotion m’envahit. Je suis enfin dans un lieu exceptionnel dont on me parle et dont j’ai étudié les caractéristiques depuis des années. C’est à ce moment-là que je me rends réellement compte que vivre un bâtiment est bien plus important que de l’étudier ou de le voir en photo. Les photos et les écrits nous laissent toujours une part d’indéfini qui est complétée par l’imagination de chacun. Cette dernière peut d’ailleurs nous éloigner de ce qu’est vraiment l’édifice en question. Ici je peux dire que j’y suis enfin. Ce lieu m’est à première vue exceptionnel. Cette émotion personnelle que j’ai ressentie, provient du désir tant attendu de réellement découvrir ce bâtiment, chose que je n’imaginais pas réaliser avant quelques années. Je me trouve en hauteur par rapport aux bains, me donnant une vue d’ensemble sur l’espace intérieur. Je discerne uniquement deux bassins. Un grand central et un qui longe le grand escalier. Je me dirige vers la droite pour rejoindre les marches. En m’approchant du garde-corps en laiton, je distingue le bassin extérieur au travers d’un grand écran de verre. Il est relié à l’intérieur par le couloir d’eau qui longe l’escalier. Les deux grands bains sont entourés de blocs de tailles différentes qui structurent l’espace. Ils imposent un côté massif à l’édifice, un peu comme si le bâtiment avait été creusé directement dans la roche. La pierre du Gneiss pare les sols et les murs d’un gris particulier et d’une texture lisse très agréable au toucher. Le plafond est quant à lui en béton gris et se fond relativement bien dans ce décor minéral. Ces teintes font ressortir la couleur bleue de l’eau de la source chaude. P a g e | 21


P a g e | 22 Figure 6 – L’escalier et les failles de lumière


Le grand escalier m’invite à descendre vers les bains. Il est parallèle aux cabines et la descente des marches se fait en pas d’âne. C’est certainement la première fois que je descends un escalier de ce type aussi bien proportionné. Il ne me demande pas de ralentir mon corps pour bien prendre la marche qui suit. Cela m’apporte une certaine satisfaction, ne m’attendant pas à ce que cet escalier soit agréable à parcourir. Cette première impression annonce la qualité du traitement des dimensions dans le reste du bâtiment. Arrivé en bas des marches, je me dirige vers le couloir d’eau sur ma droite. Je pose ma serviette sur un fin support en laiton et rentre un premier pied dans une eau à 32°C. Cette sensation de chaleur est très agréable. La descente des marches se fait directement dans l’eau. Il y avait à peu près 1m20 de profondeur ce qui permet de se déplacer en marchant dans le bassin. Cependant, je plonge la quasitotalité de mon corps dans l’eau chaude et commence à nager. C’est une fois dans l’eau que l’on se rend compte des grandes dimensions de l’espace. Les murs sont très imposants et très hauts. Une petite ouverture au centre de la grande vitre permet de rejoindre l’extérieur. Cette ouverture est protégée par des chaines métalliques suspendues, certainement pour éviter que des insectes ne rentrent. Je les traverses. La sensation du passage entre intérieur est extérieur n’est pas si agréable, justement à cause de ces chaînes métalliques qui glissent sur notre visage. Elles sont froides, lourdes et dures au toucher. Mais cette sensation est rapidement oubliée en découvrant l’espace extérieur. Il y a plus de monde que dedans. Certains bronzent sur un promontoire en pierre au bord de l’eau. D’autres nagent tranquillement ou profitent des jets d’eau. Je nage jusqu’au centre du bassin et contemple ce qui m’entoure. La pierre est toujours omniprésente mais cette fois-ci, ce n’est plus le bleu de l’eau qui est mis en valeur, mais le vert du paysage environnant. Des vues sont cadrées vers la montagne verdoyante. Le paysage est vraiment magnifique. D’ailleurs on ne voit plus les hôtels disgracieux. Peter Zumthor a créé des cadres avec les différents blocs de pierre permettant d’oublier les alentours qui rappelleraient un milieu urbain dissonant avec le paysage montagneux Suisse qu’il a préféré privilégier. En me concentrant un peu plus sur l’eau dans laquelle mon corps est plongé, je me rends compte qu’elle est assez particulière. Elle génère une sensation différente de l’eau habituelle des piscines chlorées ou de l’eau de mer salée. Il me semble avancer plus difficilement. Je m’en aperçois surtout en marchant dans le bassin. Comme si cette eau voulait ralentir mon rythme, m’inviter au calme, m’apaiser. Après avoir nagé un peu dans le bassin, je sors de l’eau pour admirer le paysage de plus près. La vallée où se situe le village de Vals est vraiment impressionnante. Face à moi, j’ai l’impression d’avoir un écran de verdure. Le versant de la montagne est très abrupt. Il culmine aux alentours de 3000 mètres d’altitude. Des chalets agricoles parsèment ce paysage de petits volumes en bois et en pierre disposés de manière irrégulière. Je pourrais rester des heures à admirer cette magnifique vue. Mais l’envie de découvrir tous les recoins des thermes me gagne. Je me dirige alors vers l’intérieur pour aller dans le second bassin.

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P a g e | 24 Figure 7 – Bassin Intérieur


Pour rentrer, je passe une lourde porte en laiton de couleur or légèrement usée par le temps. Je récupère ma serviette de peur de l’oublier et la pose un peu plus près du second bassin. L’eau de ce dernier est à la même température que le bassin extérieur. Un autre cadrage sur le paysage se laisse apercevoir en fond. On ne voit pas le ciel mais seulement le versant de la montagne. Cette vue ressort d’autant plus qu’elle n’est entourée que de gris. En m’approchant du centre du bassin, je me mets à flotter sur le dos pour observer le plafond. Il est percé de seize carrés bleus dont la couleur est accentuée par la lumière naturelle. Ce sont des puits de lumière avec un verre teinté de la même couleur que certaines portes en verre du bâtiment. Au bout de plusieurs minutes de contemplation, je m’aperçois que ce plafond en béton au-dessus de moi n’est relié à aucun bloc de pierre. Il est cerclé de failles de lumière et donne un effet assez impressionnant, entre inquiétude de ne pas savoir comment cela tient et admiration face à ce détail qui nécessite une grande réflexion. Cela me donne une impression de masse lié à cet élément relativement lourd qui semble en léger équilibre. La dalle est comme fendue par la lumière en ses quatre côtés. Cela donnerait presque l’impression qu’elle pourrait tomber à tout moment si on y pense trop. Et c’est ce que j’ai fait. Cela pourrait même en devenir angoissant. Je quitte alors les yeux du plafond et me reconcentre sur autre chose.

Intrigué par les différents blocs créés par Zumthor, je me lance à la découverte d’un premier espace caché. Il est situé entre le bassin intérieur et le bassin extérieur. L’épaisseur des murs de ces blocs de pierre créé une sorte de seuil, comme si l’on entrait dans un nouvel espace isolé du reste des thermes. A gauche, je vois une porte métallique. J’essaye de l’ouvrir, mais elle est fermée à clef. Elle doit certainement cacher un espace technique. Un peu plus loin j’aperçois un écriteau sur le mur. Je peine à comprendre ce qu’il indique, il est écrit uniquement en allemand. Je continue sur ma droite pour arriver dans une petite pièce. Une atmosphère nouvelle embaume cet endroit. Les couleurs sont chaudes, un peu orangées. Cette teinte provient d’un puit circulaire au centre de cet espace carré. De l’eau se déverse d’un tuyau en cuivre situé en hauteur. Le claquement de cette dernière résonne et frappe le sol en pierre avec ses éclaboussures. Cette pierre est d’ailleurs différente de celle présente à l’extérieur. Quand je dis extérieur, je parle de l’extérieur de ce volume ; donc à l’intérieur de l’espace principal des thermes. En effet, je me sens comme dans un second intérieur. Une boite dans une boite. Un espace un peu plus intime, protégé des regards, sans vues sur l’extérieur, où peu de personnes peuvent entrer. La faible lumière présente, met en valeur les zones d’ombres, les textures, les volumes, la profondeur de ce qui m’entoure. Le premier contact tactile avec cet espace est celui que l’on ressent avec les pieds. Le sol est usé. Usé par l’eau qui coule presque violemment de ce cylindre en cuivre. La pierre du sol forme presque de petites cavités, une petite topographie de l’érosion. Elles sont remplies d’eau et nous mettent en contact avec cette eau de source. Le puit central ne laisse pas entrevoir sa profondeur, l’eau étant en permanence en mouvement. Il est protégé par un garde-corps en laiton sur lequel reposent des sortes de récipients. On peut les attraper mais sont accrochés à la barre de laiton par des chaines. Je me demande alors quelle est la fonction exacte de ces récipients coniques. Ne pouvant pas comprendre ce qui était écrit sur la plaque à l’entrée, j’attends quelques minutes pour voir si quelqu’un s’aventure dans cet espace afin de savoir ce qu’il ferait. En attendant, je contemple les murs. Ils paraissent plus imposants. Des plaques de pierre rectangulaires de grande dimension quadrillent ces derniers. Elles ne se touchent pas les unes aux autres. Un petit vide mystérieux les sépare. On peut y passer les doigts mais ce vide semble avoir une grande profondeur. C’est à ce moment que je m’aperçois que ce ne sont pas que des simples plaques. Ces pierres ont une épaisseur plus importante que l’on ne peut mesurer. L’espace laissé entre chaque pierre est créé grâce à des éléments métalliques discrets, qui à première vue pour moi, faisaient office d’agrafes, mais ce n’est pas le cas. P a g e | 25


P a g e | 26 Figure 8 – Alcôve sonore


Un homme entre enfin dans cet espace, mais il fait demi-tour aussitôt. Il cherchait peut-être quelqu’un, ou alors, il n’a pas osé aller plus loin me voyant déjà présent dans cet espace restreint. Je me rappelle alors avoir lu dans une description que l’on pouvait boire l’eau directement de la source dans un espace dédié. C’est peut-être à cet endroit-là. Cependant, je n’avais pas envie de boire dans ces récipients que tout le monde peut utiliser. Ce n’est pas hygiénique. Je tends alors la paume de ma main sous la source et goûte l’eau. Je la recrache quelques secondes après. Elle avait un goût minéral très prononcé. J’avais presque aussi l’impression d’avoir léché le cuivre qu’elle effleure. Un goût particulier est resté sur ma langue. Je pourrais presque le qualifier de métallique, c’est assez étrange. Pourtant, je n’ai jamais goûté de métal, encore moins du cuivre. Mais j’associe ce goût au métal. Je ne saurai pas réellement dire pourquoi. Cette eau n’était peut-être pas faite pour boire. Un autre homme passe le seuil de ce bloc et s’arrête devant le petit panneau. J’attends un peu, mais il ne bouge pas. Il attend certainement que je sorte. Je m’avance alors lentement vers la sortie et l’homme commence à avancer dans la pièce. Je m’arrête donc devant le panneau pour faire semblant de lire et voir ce qu’il fait avec cette eau. Mais rien ne se passe, comme moi, il fait simplement le tour du puit central. Je sors alors de l’espace pour ne pas le gêner. Le second bloc dans lequel je me rends est accolé au bassin intérieur. Son entrée se fait face à une grande ouverture donnant sur le paysage montagneux. Devant cette grande baie, il y a des gens allongés sur les élégantes chaises longues en lamelles de bois d’acajou rouge. Ils se reposent en profitant du paysage. En entrant dans ce petit bloc, je découvre un espace sans éclairage. Il est très sombre. Mes yeux s’étaient adaptés à la lumière naturelle provenant de la grande ouverture. Il me faut donc un nouveau temps d’adaptation pour essayer de comprendre ce qui se cache dans cette pénombre. Deux possibilités s’offrent à moi, aller à droite ou à gauche. Un léger bruit se fait entendre. Je ne sais pas exactement à quoi il correspond. Je m’avance sur ma droite et distingue une simple assise sur un côté. Je m’installe et m’aperçois que ce n’était pas qu’une simple assise. Un petit coussin de nuque indique que l’on peut s’y allonger. C’est un espace de détente dans une petite alcôve qui n’invite qu’à fermer les yeux dans le noir et à s’apaiser en écoutant des sonorités calmes. Cependant, je ne comptais pas m’allonger tout de suite, me disant que cette expérience serait plus intense si je la faisais après quelques heures passées dans les thermes. Pour me sentir totalement apaisé, il me faut explorer tous les recoins des thermes. Je suis pour le moment trop excité à l’idée de découvrir les autres espaces. Je me relève alors et sors de ce petit espace pour me diriger vers le bloc suivant. Celui-ci se trouve en façade. Il faut monter quelques marches étroites ne permettant pas de se croiser avec une autre personne. L’arrivée se fait dans un espace plus grand que dans les autres blocs. Sa lumière est tamisée. Des chaises longues, les mêmes que l’on retrouve dans le reste des thermes, sont disposées chacune devant une petite ouverture carrée. Ces ouvertures sont très basses, on ne peut voir au travers que lorsque l’on est allongé. Des petites lumières d’ambiance semblent flotter dans la salle, elles n’apportent pas réellement de lumière dans l’espace mais génèrent de petits points lumineux de couleur chaude audessus de ma tête. J’étais seul dans cet endroit. J’essaye plusieurs chaises longues pour profiter des différentes vues. Je pensais avoir une vue sur le paysage mais c’est finalement une vue beaucoup plus cadrée que je trouve. Cette partie des thermes donne sur les conifères, on ne voit donc que des branches au travers des ouvertures. Je pense que cet espace doit être plus agréable l’hiver, lorsque l’on ne peut pas profiter des chaises longues extérieures. C’est un espace de repos ou il fait bon. Je m’attarde sur un dernier détail avant de quitter cet espace. Lorsque l’on est allongé et que l’on regarde en l’air, on a l’impression que le plafond est un peu plus bas. Comme s’il était toujours à la même distance de ma tête. Après quelques minutes de réflexion, je comprends alors que cet effet est généré par les suspensions lumineuses. Elles font penser à des petits spots lumineux encastrés dans un plafond. Cet effet n’est certainement pas volontaire, mais est assez perturbant car il trouble la vision. Mais au final c’est assez intéressant car cela a trompé ma perception des proportions de l’espace. Elles m’ont toujours parues adaptées, que je sois debout ou allongé. P a g e | 27


P a g e | 28 Figure 9 – Bain de fleurs


Amené à essayer tous les bains, je rentre dans un nouveau bloc de pierre. Celui-ci possède une douche à l’entrée, je ne comprends pas trop pourquoi. Faut-il se rincer avant de rentrer dans ce bain ? Je m’avance un peu plus pour découvrir ce qui se cache derrière le mur de la douche. Quelques marches descendent dans un tout petit bain peu éclairé. Il y a déjà quelqu’un à l’intérieur. Avant d’y plonger mes pieds, je mets un petit temps d’hésitation, voyant flotter des petites choses blanches en surface. J’ai d’abord pensé à des peaux mortes, ce qui ne m’a pas spécialement donné envie d’y entrer. C’est le premier bassin que je vois dans un bloc, et étant à la mi-journée je me suis demandé si cela ne serait pas dû à un manque de renouvellement de l’eau ou d’entretien. Mais en voyant une personne se détendre tranquillement dans l’eau, je me décide quand même à y entrer. Une seconde personne était assise dans un angle caché. L’homme face à moi a les yeux fermés. Visiblement, ce petit espace invite à la méditation. J’avance très doucement dans l’eau pour éviter de le perturber dans son état d’apaisement. Je m’assois sur un rebord prévu à cet effet. Il n’y a de la place que pour une personne supplémentaire. Mais je pense que cela ne serait pas agréable si quelqu’un d’autre arrivait. Cela nous obligerait à nous serrer et l’on ne se sentirait plus dans sa zone de confort étant trop proche d’inconnus. A mon tour, je ferme les yeux. Je me rends d’un coup compte qu’un parfum embaume légèrement l’espace. J’ouvre de nouveau mes yeux et comprends alors ce que sont ces choses qui flottent dans l’eau. Des pétales de fleurs blanches. J’avais auparavant lu qu’un bain était rempli de plantes de montagne, mais je m’attendais à ce que ces plantes soient plus abondantes en surface de l’eau. S’il y en avait eu plus, je ne me serais peut-être pas posé de questions avant de rentrer dans l’eau. Le sol de ce bain n’est pas en pierre. Le reste de l’espace non plus d’ailleurs. Un béton teinté de noir mat pare les murs et le plafond. A l’intérieur de l’eau, le béton est clair, presque blanc. Au sol, Peter Zumthor a voulu obtenir un aspect terrazzo en laissant apparaitre des petits fragments de pierre. C’est assez bien exécuté. Le terrazzo ne recouvre pas la totalité du sol. Son dessin partant de l’escalier ferait presque penser à un effluve d’encens. Comme si les petites pierres coulaient de l’escalier. Les pétales de fleurs font échos à ce sol. La lumière dont la source se trouve plongée dans l’eau, vibre avec le mouvement des corps. Cet espace est très reposant. Son eau, 4°C plus chaude que les bains principaux, se rapproche de la température du corps. Cela influe aussi peut-être sur la sensation de bien-être dans cet espace. Mon corps est en corrélation avec l’eau qui enveloppe la quasi-totalité de ma peau d’une chaleur agréable.

Après avoir profité de ce bain, je me rends dans d’autres salles, qui elles, sont un peu décevantes. Un grand bloc en façade sert uniquement d’espace pour se désaltérer à une fontaine à eau semblable à celles que l’on peut trouver dans une salle d’attente. Cet espace n’est pas exploité à son maximum, il pourrait avoir un autre potentiel. J’ai aussi découvert une autre salle, dans laquelle j’ai rapidement refermé la porte. Je ne m’en étais pas rendu compte, mais à l’intérieur, aucun bloc ne possède de porte d’accès. Cette salle n’était donc certainement pas dédiée au public. Elle était éclairée de lumière artificielle et j’ai pu y voir des tuyauteries colorées et des machines. C’est certainement la salle de contrôle reliant les bassins à la source. Cependant, il n’y avait rien de marqué devant la porte, et elle n’était pas fermée à clef. Un autre bloc à proximité semble être celui réservé au personnel. Deux personnes habillées de noir sont présentes en permanence devant l’entrée et surveillent les lieux. Elles font le tour des thermes de temps à autres pour ramasser des serviettes abandonnées. J’avais d’ailleurs laissé ma serviette proche de la porte menant à l’extérieur, mais en m’y rendant, elle n’y était plus. Cette surveillance ne laisse pas le visiteur totalement libre. Personnellement, je n’ai pas osé m’approcher du bloc et de la grande ouverture devant laquelle ils restaient en permanence.

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Figure 11 – Bain froid

Figure 10 – Bain chaud

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Proche du grand escalier deux blocs se font face. Leurs deux entrées se font écho. Le bloc à ma droite est plongé dans l’eau du bassin intérieur. Celui à ma gauche est en contact avec l’extérieur. Deux ambiances lumineuses presque opposées apparaissent lorsque l’on se trouve face aux entrées. A gauche, le bain est visible. La couleur rouge qui s’en dégage fait penser à l’idée de chaleur alors que sur ma droite c’est un bleu clair qui évoque le froid. Ce sont bel et bien deux bains opposés. L’un atteint les 42°C alors que l’autre est à seulement 14°C. C’est dans ce dernier que je rentre. On ne voit pas l’eau au premier abord. Il faut s’avancer un peu pour découvrir un bassin exigu où peu de personnes peuvent entrer. Il est d’ailleurs vide. Je commence à rentrer mes pieds dans cette eau froide. Elle est vraiment gelée. Je me demande si je dois réellement continuer à descendre les marches. J’ai du mal à avancer. Une sensation de brulure se ressent dans mes jambes. C’est très désagréable. Je ressors assez rapidement de l’eau. J’essaierai d’y rentrer une autre fois. Je retourne alors dans le bain principal pour réhabituer mes jambes à une température plus chaude avant d’aller dans le bain à 42°C. Quelques personnes sont déjà présentes à l’intérieur du bain chaud. Il est tout de même difficile d’entrer dans cette eau, mais la sensation de chaleur est agréable, contrairement à celle que j’ai ressentie en entrant dans l’eau froide. Comme dans le bain parfumé de fleurs, il est possible de s’assoir sur un rebord en béton. Ce bain est plus grand que le bain froid car il est certainement plus fréquenté. Les personnes à l’intérieur de l’eau paraissent détendues et semblent être là depuis un moment. L’espace dédié au bain froid est certainement plus réduit car c’est un endroit dans lequel on ne reste que peu de temps. Ces deux bains sont réalisés de la même manière que le bain floral. Le chaud possède des murs en béton teinté de rouge, couleur associée à la chaleur. Le froid est paré de couleurs bleutées rappelant la fraîcheur. Le sol est lui aussi fait en terrazzo reprenant les couleurs associées à chacun des bains. Dans ces deux bassins, les fragments de pierre recouvrent la totalité de la surface du sol. Le béton immergé est également de couleur claire. Au toucher, ce béton reste tout de même moins intéressant que la pierre. Il n’est pas issu d’une matière naturelle travaillée comme le gneiss. C’est un matériau fabriqué par l’homme, possédant aussi une finition, mais dégageant peut-être moins de puissance que la pierre naturelle. Il reste synthétique et dans ce cas précis, il a nécessité moins de soin que celui apporté à la pierre. Le plus intéressant au toucher et au visu reste la texture du sol, avec ses irrégularités et son côté aléatoire de la forme des gravillons. De plus, ce sol vibre avec l’onde de l’eau en surface entrant en écho avec la lumière brassée par les pieds des personnes. Personne n’a l’air de vouloir quitter ce bain chaud. C’est très reposant une fois que l’on est à l’intérieur. La chaleur apaise, calme le corps en réduisant sa respiration. Cet espace pourrait être comparé à un endroit très particulier. Un endroit dont on ne se souvient pas, mais dans lequel nous avons tous vécu nos premiers jours. On est plongé dans un liquide chaud, dans une atmosphère sombre et chaude, les yeux fermés, dans un petit espace intime. Cela se rapproche de l’intérieur du ventre maternel durant la période prénatale. C’est un espace apportant réconfort et souvenirs inconscients de notre corps. Le calme est cependant vite perturbé par la sortie ou l’entrée des personnes dans le bain. L’eau s’agite, et le claquement des petites ondulations contre les murs se fait ressentir comme s’il s’agissait de vague avec l’écho produit dans cette boite lisse. Après un long moment passé dans ce bain, j’en sors pour entrer quelques secondes plus tard dans le bain froid, juste en face. La basse température se fait déjà ressentir au contact entre la peau et l’air. Mais je me lance et descend rapidement jusqu’à ce que l’eau arrive à la moitié de mon corps. Bizarrement, je ne ressens pas la même sensation que tout à l’heure. Il m’est moins difficile d’entrer dans cette eau glaciale. Ce froid me brûle, mais je ne trouve pas cette sensation désagréable. Je ne peux cependant pas rester plus longtemps dans cette eau. Je pensais qu’il serait plus compliqué d’entrer dans cette eau très froide juste après avoir été dans un bain à 42°C. Or, c’est l’effet inverse qui s’est produit. Je me suis surtout senti bien en sortant de ce bassin. J’ai par la suite ressenti quelques Ce bain froid est censé stimuler le corps, détendre les muscles et provoquer une sensation de bien-être. P a g e | 31


P a g e | 32 Figure 12 – Chandelles suspendues


Mais même si je n’ai pas été aussi agressé que lors de la première fois, cela m’a plus crispé que détendu picotements. Mais finalement malgré cela, je pense que j’y replongerai certainement une autre fois, uniquement pour retrouver cette sensation un peu étrange.

Je retourne dans l’alcôve de son dans laquelle je n’étais pas resté au début. Je reprends ma place dans la cellule de droite. Cette fois-ci je m’allonge et commence à fermer mes yeux. Les sons ne sont pas les mêmes que tout à l’heure. Ils ressemblent à des sons de cloches. Presque similaires à ceux de la chapelle de Sumvitg. C’est un son avec un rythme régulier, presque monotone, mais envoutant. Il est d’ailleurs beaucoup plus intense une fois allongé. Il m’enferme dans une bulle, loin des autres bruits que l’on peut entendre dans les thermes. Pourtant, il n’y a pas de porte séparant les deux espaces. L’entrée est face à un mur et la lumière qui en provient ne réfléchit pas dans les deux petites alcôves. Elles sont entièrement noires. Inutile de se fier à sa vision à cet endroit-là. Je ferme les yeux pour profiter pleinement des sensations acoustiques. Au toucher, je comprends que les murs sont recouverts d’un textile noir avec des mailles laissant passer le son. C’est un textile très proche de celui que l’on peut trouver sur les haut-parleurs. Il semble y avoir un écho dans cet espace. Cependant, ces surfaces textiles ne devraient pas réverbérer le son produit. Cet effet est plutôt lié à l’emplacement des haut-parleurs. Ils sont certainement positionnés à différents endroits sur le mur et produisent des sons différents. Ce son de cloches évolue, toujours avec un son métallique mais plus proche d’un son industriel, comme des claquements lointains dans un port. Cela pourrait très bien être dans une métallurgie, mais je ne sais pas pourquoi, cela me fait penser à un port. Je crois que cela provient de mes souvenirs de ces lieux industriels, proches des plages, des lieux de vacances. Mais aussi d’un port en particulier sur lequel je me suis rendu de nombreuses fois. Celui du Barrou à Sète. Un port conchylicole qui à première vue n’a rien de bien attirant. Mais il est empli d’un certain charme. Celui de la vie qui s’y déroule chaque jour, entre moments creux et moments de pleine activité. C’est un lieu qui m’a marqué par ses sons, ses vues, ses odeurs peu agréables certes, mais ce sont des odeurs de ports, très iodées, qui font simplement penser à la mer, aux vacances… C’est aussi un lieu rempli d’émotions. Il voit le soleil se lever au matin sur l’étang, éprouve de fortes tempêtes en plein vent, accueille un vas-et-viens dense matin et soir de barques et de conchyliculteurs, ou encore, profite nonchalamment du soleil et du calme du milieu de journée. Mais tout d’un coup, un bruit de frottement vient perturber ces pensées, je ne suis plus au port du Barrou, mais toujours dans les thermes. Quelqu’un vient de rentrer dans l’alcôve mais a fait demitour voyant qu’elle était occupée. Je m’étais laissé transporter dans mes pensées grâce à ces sons apaisants. Ils peuvent évoquer à chacun un souvenir différent. Pour moi ils m’évoquaient un souvenir agréable. D’autres pourraient avoir des souvenirs bien différents liés à ces sons et ne se sentiraient pas à l’aise dans cet espace. Je me détends de nouveau et me laisse transporter par les sons envoûtants. Ce moment m’a détendu au point de ne plus sentir que je tenais le fin matelas entre mes doigts. Cette sensation est assez rare. Je n’arrivais plus à me rendre compte de ce que je touchais. Mon sens tactile était en quelque sorte endormi. Je pense que cet effet était dû au côté apaisant de cet espace.

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P a g e | 34 Figure 13 – Bassin extérieur


De retour à l’extérieur, je me dirige sur ma droite et m’adosse au bord du mur après être passé par le couloir d’eau. Mais je me rends compte que l’endroit où je me suis arrêté n’est pas très agréable. Un bruit un peu disgracieux s’est fait entendre lorsque je suis arrivé. Il s’est produit à cause du mouvement de l’eau en arrivant à proximité du mur. Un creux longeant ce dernier, avale l’eau qui déborde du niveau maximum. Je ne reste alors que peu de temps devant ce mur car chaque mouvement des baigneurs créé un bruit assez perturbant. J’avais envie d’aller dans un petit recoin dans l’angle du bassin, mais une personne y était déjà. Je me dirige donc vers les trois jets d’eau. Je passe sous les arches créées de l’alliance entre le laiton et l’eau projetée, puis m’arrête sous un des trois jets pour profiter d’une autre manière de cette eau de source chaude. La puissance de la pression de cette eau est telle, que je ne peux pas positionner mon corps comme je le souhaite. Je me sens même poussé par ce débit d’eau qui met mon corps en déséquilibre. Mais cette force contraint le corps à ne pas lutter et m’oblige à relâcher mes muscles. Je n’aurai pas pensé que ces jets seraient si puissants mais au final cela me détend malgré tout. C’est un peu perturbant mais intéressant. Je me sens bien, pourtant je ne suis pas en situation de confort car mon corps est en quelque sorte déséquilibré. Le petit recoin s’est enfin libéré. Je m’y rends pour découvrir cet espace en retrait. C’est assez étonnant d’ailleurs que Zumthor ait laissé un angle perdu dans ce grand bassin. Le mur ne semble pas très propre. Il est couvert d’un dépôt, certainement minéral, au niveau de la surface de l’eau. Il ne donne donc pas envie de s’y appuyer. Je me colle contre le rebord d’évacuation à fleur d’eau. Ici il ne fait pas de bruit. Un jet situé sous l’eau me masse les jambes. Je me sens plutôt bien dans ce petit recoin. C’est une sorte d’espace à part, même s’il appartient au grand bassin. Il est plus intime, caché d’une grande partie des yeux des autres. Le bloc qui créé ce recoin est un bloc dans lequel on ne peut pas entrer mais sur lequel on peut monter. Je vois de nombreuses personnes se prélasser au soleil. Quelques-uns sont sur un promontoire en pierre au bord du bassin et d’autres sur des chaises longues entre les blocs de pierre en façade. Sont également installées sur ce bloc de pierre surplombant le bassin, une dizaine de chaises longues. Je décide d’aller m’allonger sur l’une d’elles. Leur structure est faite de bois rouge légèrement courbé pour suivre la forme du corps. Mais le bois reste une matière rigide et il serait plus confortable d’avoir une épaisseur de textile entre notre peau et ce matériau même s’il est agréable au toucher. Je ferme les yeux et profite des rayons du soleil réchauffant ma peau. Je n’ai pas froid. Pourtant, je suis tout de même à 1200 mètres d’altitude. Je n’aurai pas pensé qu’il fasse aussi bon en pleine montagne. Quelques nuages passent de temps à autres mais la température reste finalement acceptable même si je ne suis que vêtu d’un maillot de bain. Après plusieurs minutes de repos, d’ailleurs je ne sais pas exactement combien de temps, peut-être une vingtaine de minutes, je repars à l’intérieur. Le temps n’a pas réellement d’importance dans ces thermes. Il semble s’être arrêté. La notion de temps n’existe qu’avec l’usure des matériaux et le mouvement du soleil. Il faudrait retourner au niveau des vestiaires pour y trouver un petit cadran très discret indiquant l’heure. Je l’avais vu avant de descendre dans les bains. Il est positionné sur un tube en laiton vertical de la même dimension que les reposes serviettes. Mais d’après ce que j’avais lu, Zumthor ne souhaitait pas cet élément. L’hôtel a tout de même souhaité le rajouter, ce qui finalement ramène le visiteur à la réalité.

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P a g e | 36 Figure 14 – Bain résonnant


Je n’avais pas encore exploré un bain caché dans un angle des thermes. Il n’est pas très visible. Contrairement aux autres petits bassins, il faut d’abord plonger son corps dans l’eau afin de découvrir l’entrée du bloc de pierre. J’y retrouve ici, un autre petit recoin me rappelant celui du grand bassin extérieur. Je profite quelques instants de cet espace individuel disposant d’un jet massant. J’aperçois l’entrée du bloc depuis cet endroit. Cependant, je ne peux pas voir ce qu’il s’y cache. J’entends uniquement des sons s’échapper. Plusieurs personnes devaient se trouver à l’intérieur. Quelques minutes plus tard, l’eau commence à s’affoler à l’entrée du bloc de pierre. Elle s’agite et résonne. Les gens présents s’apprêtaient à sortir. Comme pour tous ces petits espaces, l’entrée est étroite et ne permet pas aux personnes de se croiser. Après que deux baigneurs soient sortis, je m’approche de l’entrée. Il faut traverser un petit tunnel de très faible hauteur. Même s’il y a une continuité entre les espaces assurée par l’eau, ce tunnel marque une séparation entre deux bains, l’un situé dans le grand espace, l’autre dans un espace clos sans relation avec l’extérieur. Ce bain semble réellement être coupé du reste des thermes. Il ne possède aucun autre contact avec l’extérieur autre que celui de l’eau. Cet effet n’est pas seulement dû à son accès caché. Il est aussi accentué par l’épaisseur importante de ses murs qui semble être donnée par la dimension du passage d’entrée d’environ deux mètres de long. Il y avait déjà trois personnes à l’intérieur. Je découvre un endroit très différent des autres. Il n’y a pas de béton ni de couleur sur les murs cette fois-ci. Ils sont entièrement recouverts de pierre de Gneiss. Mais cette pierre possède un dessin bien éloigné de celle que l’on voit dans le reste des thermes, cela lui donne un aspect rugueux beaucoup plus naturel, presque comme si elle n’avait pas été travaillée après avoir été rompue d’un rocher. Cet effet est d’autant plus intéressant que cette texture contraste directement avec celle du petit tunnel. La face lisse épouse la face rugueuse en son angle. On a l’impression d’être dans une grotte dont l’entrée a été créée par le forage ou le détachement d’un bloc de pierre au sein même de la roche qui compose la montagne. Le bain n’est pas très grand, un carré d’un peu plus de deux mètres de côté. A mon avis, il peut accueillir jusqu’à huit personnes. Mais pour le moment, chacun s’est installé dans son angle pour garder une certaine intimité. Par contre, l’absence d’assise et le contact avec la pierre brute n’est pas très agréable. Je ne sais pas trop comment me positionner. Il faut se tenir un peu à distance du mur. Pour cela, Zumthor a ajouté une main courante au-dessus de l’eau, faisant le tour du carré jusqu’au petit tunnel. Elle est également réalisée en laiton. Plusieurs jets massant venant du sol font vibrer l’eau ce qui la rend trouble. Je n’arrive pas à voir mes pieds. La hauteur sous plafond de ce petit espace d’un peu plus de quatre mètres carrés est assez impressionnante. J’avais lu qu’un espace possédait une très grande hauteur sous plafond et atteignait les six mètre de haut. Je pense que cela concernait ce bassin. On est peutêtre à l’étroit dans l’eau, mais on respire finalement dans cette hauteur qu’offre ce lieu. D’autres personnes rentrent à leur tour. Elles se dirigent les unes après les autres vers un endroit disponible. Avec la proximité physique que l’on a et la clarté de l’espace, éclairé par une grande lumière incrustée au plafond, la plupart des personnes détournent le regard. Certains regardent en l’air, d’autres ferment les yeux. Moi-même, je contemple cet espace de bas en haut. Cette pierre dégage autre chose. Je la contemple durant de longues minutes. Elle est sublimée par la lumière et l’ombre qu’elle crée en conséquent dans ses aspérités. Et cette jonction avec la pierre lisse est aussi fascinante. Une seule et même pierre possède deux aspects opposés. J’admire durant un long moment ce détail empli de contrastes.

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P a g e | 38 Figure 15 – Bain résonnant


Lorsque l’eau commence à s’agiter, on s’attend à ce que quelqu’un nous rejoigne par le tunnel. Le calme revient une fois que les nouveaux arrivants se sont installés. Mais il ne dure pas longtemps. Un son profond se fait entendre, laissant toutes les personnes présentes dans le bain sans explications. Ce son possède une certaine profondeur et une grande intensité qui absorbe toute mon attention. Il est grave et est en parfaite adéquation avec l’image de la grotte. Ce son est continu. Il envahit l’espace. Mais il n’est pas angoissant. Il est plutôt apaisant. Il inviterait presque à la méditation. De nombreuses personnes ont d’ailleurs les yeux fermés. Je les fermes alors à mon tour et me laisse porter par ce son reposant. Il change de tonalité au cours du temps. Comme si une musique était composée. Cette atmosphère devient presque mystique. Cela me fait penser à l’écho d’un chant dans un édifice religieux. Cet écho est permis par la grande hauteur de la salle et à sa faible dimension au sol. Le son est d’autant mieux réverbéré dans de multiples directions que les murs sont irréguliers. Au bout d’un certain temps j’ai commencé à soupçonner quelqu’un d’être à l’origine de ces sons. Il n’y avait aucun bruit avant que d’autres personnes n’entrent dans cet espace. Alors pourquoi y en a-t-il maintenant ? Il me faut attendre que ces personnes partent pour pouvoir m’en rendre compte. En regardant autour de moi, je vérifie qu’il n’y ait pas de dispositif acoustique caché, mais rien n’est visible. La pierre ne laisse pas de place à des systèmes artificiels. Elle couvre tout l’espace. A part en plafond où l’on peut voir du béton, mais ce dernier n’intègre qu’un éclairage. Ce son s’arrête quelques minutes plus tard. Puis après quelques respirations, il reprend. Je me laisse alors de nouveau transporter par ce dernier. Il est presque hypnotisant. Au moment où le petit espace commence à se vider, le son lui aussi, s’estompe et laisse place au seul écho de l’eau vacillante. J’en suis presque sûr, c’est l’une des personnes qui était présente qui en était à l’origine. Une fois seul, je me prête alors à tester l’acoustique de cet espace. Je n’aurai pas osé le faire en présence d’autres personnes car je n’aurai pas su quel son aurait été produit. Je n’aurai peut-être pas du tout réussi à reproduire un son similaire à celui entendu et aurait pu déranger les autres personnes en me faisant remarquer, ce qui m’aurait rendu mal à l’aise. Cependant, je pensais avoir à peu près bien compris comment produire ce son. Je ne sais pas pourquoi mais il me semblait presque évident que ce son provenait d’une simple vibration des cordes vocales. Il ne nécessite pas que l’on ouvre la bouche pour qu’il se fasse entendre. C’est un son grave que j’ai l’habitude de faire. Mais ce son est normalement faible. Il est amplifié de manière impressionnante dans ce lieu. Le son que je produis est même plus important que le précédent qui s’est fait entendre, peut-être parce que l’espace était vide. Je m’amuse à essayer différentes tonalités. Cette sensation me provoque un sentiment de satisfaction à son écoute. J’ai même l’impression d’avoir une certaine puissance vocale. Mon corps devient instrument. Je suis à la fois l’émetteur et le récepteur de ce phénomène acoustique. Il sort de mon corps, vibre dans l’espace puis finit par faire vibrer mon corps en retour. C’est une sensation très intrigante et passionnante à la fois. Je ne l’avais jamais ressenti auparavant. Je n’ai qu’une envie, c’est de continuer à l’expérimenter. Je me déplace dans l’espace et m’aperçoit que le son est différent selon l’endroit où je me positionne. Il est plus faible au centre du bassin. La résonnance ne se fait pas ressentir de la même manière. En revanche, dans un angle proche du tunnel, le son est différent, mais il n’est pas aussi puissant que dans l’angle opposé. Je retourne alors dans cet autre angle et recommence à fredonner ce son si satisfaisant. Il est d’une intensité impressionnante. Je le sens encore vibrer durant les quelques secondes nécessaires pour reprendre mon souffle. Je me demande s’il n’est pas amplifié par les barres en laitons. Elles sont creuses et sont situées juste au niveau de mes oreilles. La vibration générée par ce son doit également faire vibrer cet élément métallique continu. Il doit amplifier l’effet sonore, mais n’a certainement pas été pensé pour cela au départ par Zumthor. C’est un des effets inattendu d’un élément qui avait au départ une fonction plus « pratique ». Si je touche cette main courante je sens que le son n’est pas aussi intense. La vibration du tube est bloquée par ma main. Cela veut dire que le son produit, ne fait pas que se dissiper dans l’espace. Il entre en résonnance avec les matériaux qui le composent. P a g e | 39


P a g e | 40 Figure 16 – Cadrages individuels


Les propriétés de ce tube en laiton m’intriguent. J’essaye alors de le taper avec mon doigt. Il vibre et produit un son qui me parait familier. Je me déplace pour faire de même à l’extrémité de la main courante, au niveau de l’entrée, afin d’entendre la variation du son. Il est à cet endroit plus fort, contrairement au son de mes cordes vocales. Il est plus fort car la propagation de la vibration ne se fait que dans une seule direction, contrairement à tout à l’heure où elle se faisait en suivant deux directions. La vibration est alors plus intense. C’est en répétant ce son plusieurs fois que je me rends enfin compte de la chose à laquelle il me faisait penser. C’est exactement le même son que j’ai pu entendre dans l’alcôve sombre où l’on pouvait écouter des sons apaisant. Cette sonorité devait donc certainement être produite avec des éléments similaires à cette main courante. L’architecte joue déjà avec la notion de souvenir alors que je ne suis pas seulement sorti du bâtiment. Cependant, je ne pense pas que grand monde ait essayé de faire vibrer cette main courante. Je n’ai non plus vu beaucoup de monde s’aventurer dans les alcôves sonores. Il faut aussi avoir une certaine mémoire sonore pour se rendre compte que ces deux sons coïncident. Je me prête à d’autres expériences dans ce bain. Toute à l’heure, une fille avait plongé sa tête sous l’eau lorsque quelqu’un s’amusait avec l’acoustique. J’en fais de même essayant de produire un bruit sous l’eau. Mais cela ne fonctionne pas. L’eau empêche les vibrations sonores de se répandre de la même manière que dans l’air. Lorsque le son est créé en dehors de l’eau, l’écho de ce dernier persiste un certain temps. J’essaye alors de plonger ma tête dans l’eau juste après avoir produit le son afin de voir si l’écho se fait entendre. Mais là non plus, je ne perçois rien. J’essaye ensuite de produire un autre son avec le claquement de l’eau. Celui-ci est aussi amplifié et a un effet particulier, bien différent des espaces de baignade classique. Le son est finalement ici totalement transformé. Une femme et un homme entrent au moment où je recommence à faire vibrer mes cordes vocales. Je continu ce son pour voir leurs réactions. A leur expression du visage, je vois qu’ils sont intrigués. Ils doivent se demander d’où vient ce bruit étrange. Je change de tonalité. Ils regardent autour d’eux. Je les laisses dans le doute quelques minutes, puis je reprends ma respiration. Au moment de recommencer, je sens qu’ils ont compris. L’homme essaye de produire à son tour un petit son mais s’arrête aussitôt, un peu surpris. Je laisse alors ces personnes tranquilles en m’en allant de cet espace afin qu’ils soient libre de générer les sonorités qu’elles souhaitent. Cependant, je ne m’en vais pas bien loin. Je m’accapare le petit recoin et reste quelques minutes, le temps de voir s’ils expérimentent l’acoustique. Je n’entends que quelques bruits faibles. Ils ne se prêtent pas au son de la voie. Je vais faire un tour dans un autre bain durant quelques dizaines de minutes avant de revenir dans ce lieu fascinant à mes yeux, et surtout à mes oreilles. A mon retour, les deux personnes étaient encore là et je les surprends en train d’essayer de produire d’autres échos avec le claquement de l’eau et avec leur bouche. Ils se sont arrêtés à mon arrivée dans le bain. Mon but n’était pas de le couper dans leur amusement, mais il y a une certaine gêne qui s’instaure rapidement dans ce petit espace. Ces deux personnes étaient relativement à l’aise avant que j’arrive. Même si c’est un bain public, ici, il y a des petits espaces intimes où l’on peut se retrouver seul et être à l’écart des regards. Les deux personnes repartent peu de temps après mon entrée. Je me retrouve de nouveau seul et je ne peux résister à retrouver ce plaisir acoustique. Quelques minutes plus tard, un homme d’environ soixante ans arrive dans le bassin. Cette fois-ci, c’est moi qui me fais surprendre. Mais je n’arrête pas pour autant le son qui s’échappe de mes cordes vocales. Il s’installe sur un bord. Il n’a pas l’air surpris d’entendre ce son. Je m’arrête un instant. Je n’ai pas le temps de reprendre mon souffle, qu’à son tour, il se met à produire le même son. Il possède une autre tessiture. Je l’accompagne alors dans cette légère symphonie. Une symphonie profonde, sourde et grave qui est décuplée par l’alliance de nos timbres. Il était très à l’aise contrairement aux autres personnes. Il devait déjà savoir que l’acoustique de ce lieu était impressionnante. Je prends plaisir à continuer durant un long moment et à écouter ce son magnifique. Nous ne parlons certainement pas la même langue, mais nous nous comprenons par la sensation de plaisir sonore. P a g e | 41


P a g e | 42 Figure 17 – Dessin abstrait Vapeur Lumineuse


Il me reste encore d’autres endroits à explorer que j’avais presque oublié. Face à l’escalier, il y a un grand bloc de pierre dans lequel on peut distinguer assez facilement, malgré le peu de lumière qui s’en dégage, des douches. En entrant, je découvre trois douches différentes. Une assez classique au centre, une avec un tube en cuivre comme l’on peut voir dans le bassin extérieur qui projette un jet d’eau à un endroit précis et un dernier espace avec un tuyau amovible, qui sert principalement pour masser avec un fort jet.

Le dernier endroit encore inexploré est situé à l’écart des bains. Il ne s’agit pas d’un espace de baignade. Il est situé dans le prolongement des cabines de change et des douches. Il faut donc remonter l’escalier afin de le rejoindre. Un autre long couloir, similaire à celui de l’entrée, dessert deux espaces. Ce sont les hammams. Celui situé tout au fond n’est pas pour tout le monde. C’est d’ailleurs le seul endroit où l’on peut trouver des indications en anglais pour éviter certaines surprises. Il y est précisé « naked zone ». Je me contente d’aller dans le premier. Cet endroit est séparé du couloir par une porte en verre translucide bleu. A l’entrée se trouve des douches et des reposes serviettes. Une forte odeur embaume la salle. Elle est agréable. On sent les plantes aromatiques de montagne. Je n’arrive pas à déterminer de quelle plante il s’agit exactement. Elle est peut-être trop forte pour que je puisse l’associer à une odeur familière. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle renvoie à l’idée de fraîcheur. Ce qui est d’ailleurs assez contradictoire avec l’espace dans lequel elle est renfermée. La salle de douche est séparée d’un autre espace par un rideau en matière caoutchouteuse, identique à ceux utilisés pour séparer les vestiaires des bains. Je traverse ce rideau et me sent tout de suite agressé par une chaleur étouffante. Je ressors aussi tôt pour reprendre ma respiration. Je n’ai pas réussis pas à pénétrer entièrement dans cette salle du premier coup à cause de ce fort contraste thermique entre les deux espaces. J’ai toujours eu du mal avec les hammams, j’ai l’impression de ne pas pouvoir respirer dans cette chaleur moite. Je tente à nouveau l’expérience. Cette fois-ci, je rentre tout mon corps dans cet espace dont l’air semble brûlant. Or ce n’est pas l’air qui est brûlant, mais plutôt les fines particules d’eau qui entrent en contact avec ma peau. L’espace est extrêmement sombre. Il n’y avait personne. Seule une lumière intense venait du plafond. La vapeur d’eau vacille sous cette lumière. Cela créé un cône lumineux se terminant au sol en traçant un losange. Quand on regarde sa source, on est fortement éblouit. Je n’arrive d’ailleurs pas à distinguer l’espace qui m’entoure. Tout est noir. Mon œil ne s’est pas encore accommodé à cette luminosité. Je crois qu’il n’y arrivera pas d’ailleurs, au vu du contraste fort entre ombre profonde et puissante lumière. Je devine uniquement une continuité de l’espace dans la longueur grâce à la vue. Il m’est donc nécessaire de me fier à mes autres sens. Notamment le sens tactile. Je m’avance. A la traversée du cône lumineux, je commence à distinguer ce qu’il cache. Je vois un autre rideau menant certainement à une seconde salle. J’ai l’impression d’être dans un couloir avec plusieurs séparations. Les rideaux ne touchent pas le sol, on peut deviner que l’espace suivant est similaire à l’actuel. Je m’approche alors pour écarter les rideaux et une nouvelle fois, me prends une vague de chaleur insoutenable sur le visage. Je refais un pas en arrière. Je n’ai pas réussi à visualiser de façon claire le second espace, mais il m’avait l’air fortement similaire à celui où je me trouve. Je crois même qu’il y avait encore des rideaux au fond. Mais avant de retenter l’expérience, il me faut d’abord m’habituer à cette première salle.

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Figure 18 – Volume du hammam

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Au bout de quelques minutes, je me demande si cet espace n’est finalement pas plus grand que je ne l’imagine. C’est là qu’entre en jeu le sens du toucher. J’essaye avec ma main d’atteindre le mur sur ma gauche. Mais l’espace était vide. J’étais persuadé qu’une surface verticale se trouvait juste à côté de moi. En effet, j’avais distingué avec la lumière arrivant au sol, la présence d’une surface verticale de chaque côté. Cet effet est alors assez perturbant. Ma vue m’aurait-elle trompée ? Je ne sais pas si je peux m’avancer avec les pieds. Se cogner les orteils à un élément dur est souvent douloureux. J’y vais donc tout doucement. Finalement il n’y avait rien là où je me trouvais. Je pouvais avancer de quelques pas. Cette surface que j’avais pu distinguer est en réalité une assise, un banc en béton lisse. C’est pour cela que je n’ai rien pu palper avec mes doigts lorsque j’ai aventuré ma main dans l’ombre. Je m’assois donc sur cette sorte de banc. Je comprends alors qu’en face de moi, se trouvait exactement le même banc. J’ai diminué la fréquence de ma respiration. De longues inspirations et expirations me permettent de calmer mon corps face à cette atmosphère abrasive. Peu à peu j’arrive à mieux respirer et je finis par me détendre. Quelques minutes plus tard j’essaie de passer à nouveau le second rideau. J’engage juste ma tête et fais un pas en arrière. Cette chaleur est insoutenable dans la salle qui suit. Je ne peux pas encore m’y aventurer. Je reste alors un peu plus longtemps dans le premier espace. Un jeune rentre à son tour. Il y va avec plus de facilités que moi. Seulement quelques minutes lui ont suffi pour s’accommoder à cette atmosphère et ainsi traverser le rideau suivant. Je ne me sens pas apte à le suivre tout de suite. J’attends un peu. A présent, je me sens prêt à affronter une nouvelle vague de chaleur. Je me lance et entre dans le deuxième espace. Cette chaleur est vraiment violente pour mon corps. C’est au visage que je ressens plus fortement cette sensation brûlante. Je sens très vivement toute la surface de ma peau au contact de cet air. Je sais que je ne pourrai pas rester longtemps dans cette pièce. Je l’observe rapidement et me rends compte qu’elle est identique à la première. De même qu’un autre rideau annonce un troisième espace. Je me risque alors à traverser ce dernier rideau, enfin j’espère qu’il n’y en a pas d’autres. Même si je n’apprécie pas cette sensation, ma curiosité l’emporte et m’empêche de faire demi-tour. Je voulais absolument avoir vu ce qui se cachait derrière le dernier espace pour découvrir tous les recoins des thermes car ce n’est pas un endroit où j’aurai souvent l’occasion de retourner. J’y passe alors ma tête un bref instant. J’ai l’impression de me prendre un seau d’eau brulante tellement l’atmosphère est humide et chaude. Je crois apercevoir au milieu d’une brume intense, les pieds de quelqu’un allongé sur un banc. Il y avait la source de chaleur au fond, dans la continuité du passage. Mais je ne l’ai pas très bien vue et ne saurai pas la décrire. Ne pouvant rester plus longtemps, je retourne rapidement dans le premier sas et me sens beaucoup mieux. Je m’assois sur le banc et observe le cône lumineux. La lumière fluctue avec la vapeur dansante. Elle a quelque chose de particulier que l’on ne trouve pas dans les autres endroits. Elle est vraiment marquée et tranche l’espace entre éblouissement et obscurité. La lumière devient matière avec les particules d’eau vacillantes. Elle structure l’espace et semble posséder une texture. Je dirai même qu’elle est palpable. Lorsque ma main entre dans le cône lumineux, la texture qui la compose change en incluant ma peau au sein des gouttes d’eau. C’est vraiment mystérieux. Je n’avais jamais vu ça auparavant.

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P a g e | 46 Figure 19 – Le méandre


Je prends enfin du plaisir à être dans cet espace, même si au départ je n’ai pas ressenti de sensations agréables en entrant, mis-à-part l’odeur. Le jeune homme revient lui aussi à son tour au premier sas. Il s’asperge d’eau avec un tuyau qui était accroché à la paroi et que je n’avais pas aperçu. Il s’assoit en face de moi et pose ses coudes sur ses genoux. Quelques minutes plus tard, il s’allonge sur le banc. Je reste assis, mais c’est vrai que je n’avais pas pensé à m’allonger. Chacun reste sans mots, seul le bruit de la respiration peut se faire entendre. Cette brume lumineuse nous sépare et créé une certaine distance entre nous malgré la forte proximité des corps. Je me sens à l’aise dans ce lieu. Cette vapeur bouillonnante semble purifier les corps. J’ai l’impression d’être plus léger. Mon esprit se laisse transporter par les effluves de ce lieu. Après un long moment, le jeune homme s’en va. Je décide de rester un peu plus de temps et de m’allonger sur le banc. La concentration sur son propre corps est à mes yeux plus prononcée dans cet espace. Il oblige à une certaine canalisation de la douleur que peut provoquer la chaleur pour s’apaiser et finalement se vider l’esprit. Je me suis rendu compte que la chaleur était moins prenante une fois dans cette position. Je me dis alors que je peux peut-être réessayer le second sas en me mettant aussi allongé. J’y retourne après m’être reposé tranquillement sur le banc. Je n’arrive finalement pas à y rester très longtemps. Je sors alors du hammam pour me doucher et retourner dans les autres bains.

J’ai longuement profité des thermes et j’avais envie de découvrir le ressenti de quelques personnes ayant pu s’y baigner. Les bassins commençaient à se vider et il me fallait absolument aller à la rencontre des gens. Je n’allais cependant pas les déranger en plein moment de détente. Vers 17h40, je me dirige alors vers les cabines pour me changer et repars vers l’hôtel. Le couloir de ce dernier est encore plus décevant au retour. Passer d’un espace somptueux à mes yeux, à un espace vide et monotone, ne clôture pas de la meilleure façon ce moment agréable. Ne voyant personne quitter les thermes après plusieurs minutes d’attente à la sortie du bâtiment, je me suis approché de ce dernier pour l’admirer une dernière fois. J’en ai fait le tour pour mesurer de son intégration dans le paysage et capturer cet édifice tant qu’il y avait encore quelques rayons de soleil dans la vallée. Je n’ai finalement pu rencontrer que trois étudiants qui voyageaient ensembles. Ils avaient l’air apaisés suite à leur expérience. Ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour leur poser des questions sur leur ressenti. J’ai par la suite interrogé d’autres personnes mais cette fois-ci, virtuellement. Leurs témoignages sont précieux pour déceler d’autres aspects que je n’avais pas remarqué ou d’autres ressentis très personnels.

Ce récit personnel de l’expérience des thermes de Vals vous aura peut-être fait ressentir quelques sensations grâce à votre imagination individuelle. Ces dernières ne sont pas celles que j’ai vécu personnellement, mais celle que vous avez éveillé en fonction des souvenirs d’expériences passées.

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II. Le corps, rĂŠcepteur et percepteur des sensations

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L’être humain a la capacité d’avoir un état de conscience du monde qui l’entoure. Les différents sens nous permettent de nous situer dans un contexte et une temporalité. Ils sont à l’origine de la perception de notre environnement. Un sens est une fonction physiologique apportant des informations du monde extérieur à notre cerveau afin de les rendre conscientes. Les sensations sont issues de stimulations des différents récepteurs de notre corps. Elles « assurent un contact avec le monde extérieur et permettent de communiquer ou de produire des réponses adaptées, réflexes ou conscientes, par exemple des mouvements »1. Pour matérialiser cette définition scientifique, il est possible de s’imaginer qu’à la vue des rayons lumineux du soleil, notre œil est éblouit. Suite à la réception de cette information extérieure, notre corps va réagir soit en fermant légèrement ou complètement les yeux, soit en orientant le regard dans une autre direction, plus adapté à l’organe récepteur. L’environnement naturel est l’essence première des sensations. Au-delà de la définition scientifique, les sensations sont aussi liées à une impression ou à un sentiment. Lorsque l’on se sent bien, cette sensation n’est pas liée à un point de vue scientifique mais plutôt à une impression personnelle. Ce terme, comme de nombreux autres termes dans le vocabulaire sensoriel, possède plusieurs sens qui se rejoignent dans la perception physique et morale relatives au corps.

Les sensations s’ancrent dans notre mémoire si elles nous marquent personnellement. Elles peuvent être positives ou négatives. Une sensation de danger peut être retenue par notre corps, nous mettant en alerte plus rapidement si celle-ci se reproduit. Une sensation agréable peut nous rappeler des souvenirs d’enfance, des moments passés qui nous sont familiers. Elles sont liées à une certaine expérience personnelle et vont donc dépendre du passé de chacun. La notion de mémoire et de souvenir est notamment évoquée par Juhani Pallasmaa 2. « Le corps n’est pas une simple identité physique, il est enrichit par la mémoire et par le rêve, par le passé et le futur. […] Edward S.Casey3 affirme que notre capacité mémorielle serait impossible sans mémoire corporelle »4. Selon le philosophe Rudolf Steiner5, nous aurions 12 sens : le toucher, le sens de la vie, le sens du mouvement, l’équilibre, l’odorat, le goût, la vue, le sens de la température, l’ouïe, le sens du langage, le sens conceptuel et le sens de l’ego. Ici nous allons notamment porter notre regard sur les cinq sens principaux. Chaque sens est lié à une sensation. L’ouïe à la sensation d’audition, la vue à la vision, le goût à la gustation, le toucher au tact et l’odorat à l’olfaction. Ces cinq sens majeurs vont être complétés par cinq autres sens définis par la physiologie moderne. Pour pouvoir aborder le sujet des sensations dans les espaces architecturaux, il est nécessaire de traiter en premier lieu les sens et la perception. Cette première partie n’abordera donc pas la notion d’espace architectural mais sera tournée vers la compréhension du corps en établissant un état actuel de la connaissance du domaine sensoriel.

Selon la définition du dictionnaire Larousse Médical issue de l’encyclopédie médicale www.larousse.fr. Juhani Pallasmaa est architecte, graphiste écrivain et professeur dont une partie de son travail repose sur les sens. 3 Edward S. Casey est philosophe, professeur et auteur de plusieurs ouvrages sur la psychologie philosophique et la philosophie de l'espace et du lieu. 4 PALLASMAA, Juhani. « Le Regard des Sens », édition du Linteau, Paris, 2010, p.52. 5 Rudolf Steiner était philosophe et pédagogue, auteur de « Psychology of Body, Soul & Spirit ». 1 2

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P a g e | 52 Figure 20 – Photographie abstraire, L’acte perceptif


1) Perception et physiologie Pour comprendre le fonctionnement de la perception il faut d’abord déterminer l’élément percevant et l’origine de ce qu’il perçoit. « D’une part, il y a un milieu qui contient, émet, rayonne, reflète des énergies (qui permettent de saisir la nature du milieu), et d’autre part, il y a l’Homme et ses récepteurs, mais aussi son passé, son attention, ses motivations, son âge, sa culture, ... »6. Ces deux éléments sont intimement liés. Le corps ne pourrait pas percevoir sans un milieu émetteur, et un espace n’aurait pas de sens s’il n’était pas perçu par un récepteur. Selon Maurice Merleau-Ponty7, « le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système »8. Ces deux éléments sont complémentaires et donnent un sens à l’existence. Le milieu possède une influence particulière sur la vie de l’individu qui le parcourt, l’apprivoise et s’y contraint. La réception des sensations de chaque individu va dépendre d’« une question de devenir le plus possible, pleinement conscient de notre existence »9. Elle résulte de la conscience que l’on a de notre corps et de sa position dans l’espace. Ces degrés de conscience vont varier d’un individu à l’autre, dépendant de nombreux facteurs personnels. Les sportifs ont une connaissance plus aguerrie de leur corps. Ils vont se concentrer sur de nombreux membres pour performer. Par exemple, un traceur10, lorsqu’il pratique le parkour, va développer sa capacité de compréhension du corps et de ses limites. Il apprend à se déplacer dans l’espace de manière agile et précise. Cette pratique sportive permet de développer le corps et d’apprendre à le maitriser. Les traceurs, tout comme les danseurs, les athlètes ou autres sportifs, sont donc plus aptes à recevoir des sensations de leur environnement. Lorsqu’ils pratiquent, ils sont concentrés sur ce dernier et lui confèrent une certaine confiance tout comme ils ont confiance en leur corps. De façon concrète, lors de la pratique du parkour, une personne va porter plus particulièrement son attention sur les surfaces d’accroche telles que les sols ou les objets permettant son déplacement dans l’espace. Si ces surfaces ne sont pas suffisamment adhérentes, elles pourraient être dangereuses lors de certains mouvements. L’objectif étant d’assurer la stabilité du corps dans l’espace, les traceurs seront totalement aptes à recevoir les informations que lui fournit son environnement. Ces informations peuvent impliquer tous les sens, mais cibleront notamment le toucher, liant le corps et l’environnement par le contact. La perception est permise par des récepteurs qui captent et envoient différents types d’informations à notre cerveau en passant par des cellules nerveuses. Elles peuvent être visuelles, sonores, vibratoires, thermiques, etc. L’Homme perçoit ces différents éléments qui lui permettent ensuite de synthétiser une image de ce qui l’entoure. Marc Crunelle11 affirme que nous ne sommes pas conscients du fait que notre cerveau additionne les informations que notre corps perçoit afin de construire l’image de notre environnement. Cette image résulte « d’un grand nombre de données, autant sensorielles, qu’émotionnelles, culturelles, d’attention, de motivation, d’âge, etc... et qui est différente pour chaque personne. C’est une activité à la fois neurologique et psychologique. C’est ainsi que l’on comprend actuellement la perception. […] La perception résulte d’un accord fulgurant entre l’expérience présente et la somme des expériences passées d’où jaillissent la certitude et la reconnaissance »12. 6

CRUNELLE, Marc. « L’architecture et nos Sens », 2e édition publiée par ULB, Bruxelles, 1996-1997, p.1. Maurice Merleau-Ponty était un philosophe des sens. 8 Cité par Juhani Pallasmaa dans « Le Regard des Sens », édition du Linteau, Paris, 2010, p.45, et issu de « Phénoménologie de la perception », Paris, Gallimard, 1945, de Maurice Merleau-Ponty. 9 Rainer María Rilke dans le livre de Steven Holl, « Cuestiones de Percepción », publié par A+U en 1994, réédité en espagnol par l’Editeur Gustavo Gili, Barcelone, 2018, p.10. 10 Le traceur est le nom donné aux personnes pratiquant l’art du déplacement connu sous les noms de parkour ou freerunning. 11 Marc Crunelle, est architecte, docteur en psychologie de l’espace et professeur à l’Institut Supérieur d’Architecture Victor Horta de Bruxelles. 12 CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p.2. 7

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P a g e | 54 Figure 21 – Photographie abstraire, Perception visuelle par manque d’attention


La psychologie se base l’étude de perception individuelle, par rapport à une personne en particulier et à son vécu. La perception sera toujours différente d’un individu à l’autre. En revanche, la neuropsychologie s’intéresse à ce qui sera commun à toutes les personnes dans la perception. En soi, toutes les stimulations et informations extérieures sont reçues de manière plus ou moins identique par chaque individu. Ce qui va faire la différence, c’est la manière dont ces informations vont être traitées en fonction de la sensibilité et des expériences passées de chacun. La compréhension de la perception passe par la conscience d’une distinction entre recevoir et percevoir. Lorsque différentes personnes regardent un même miroir ou surface vitrée, elles ne vont pas percevoir la même chose. Un miroir peut refléter tout ce qui l’entoure dans une limite d’un angle de 180° s’il est composé d’une surface plane. En fonction de notre position, on peut voir se refléter différentes choses. Mais la personne qui sera à côté de nous, ne verra jamais exactement la même image. Le même phénomène se produit pour l’ensemble des sensations. Malgré le fait que l’on soit dans un même lieu avec des conditions identiques, la position à la fois physique mais aussi plus psychique de chaque individu amène à une perception qui reste propre à chacun. L’expérience passée permet d’appréhender sans inquiétude des sensations que l’on a déjà ressenties, ou au contraire d’y faire attention. Dans le cas où le stimulus sensoriel est associé à une sensation rappelant au cerveau un souvenir désagréable, cette dernière sera perçue comme négative. Lorsqu’une sensation nouvelle apparaît, on peut l’aborder avec méfiance, confusion ou inquiétude. Concrètement, si je me trouve dans un endroit que j’ai l’habitude de fréquenter ayant une odeur qui m’est étrangère et désagréable, je vais me mettre sur mes gardes et essayer de comprendre sa provenance. « C’est donc bien la signification qu’on donne aux choses qui est l’essence de l’acte perceptif »13. Et c’est cette signification que l’on associe à des sensations qui rendent la perception propre à chacun. « La perception étant “une saisie de sens occasionnée par une stimulation sensorielle actuelle”, le sens, la signification qu’on donnera à la chose ressentie sera d’autant plus riche qu’un des facteurs principaux de la perception - l’attention - sera particulièrement soutenue »14. Cette notion d’attention est importante. Elle fait appel à l’état d’âme d’une personne. L’attention renvoie à une humeur, à un sentiment ou à une occupation de l’esprit. Si une personne n’est pas attentive, elle ne percevra pas une sensation de la même manière que si elle y prêtait plus d’attention. Dans un cours, si un élève a sa pensée occupée par quelque chose qui n’est pas lié à l’enseignement qu’il reçoit, il aura du mal à capter et à assimiler les informations sonores du professeur qui lui parviennent à son oreille. L’attention va mettre en éveil les organes sensoriels sollicités par une information extérieure et ainsi leur consacrer plus d’importance15. Je pense qu’aujourd’hui, notre perception est de plus en plus perturbée par notre attention. Cette dernière est divisée par les nombreuses choses que l’on a à penser et à faire. On ne prête que très rarement une totale attention à une chose en particulier. On ressent donc moins intensément les sensations de notre environnement. Au moment où je suis rentré dans les thermes de Vals, j’ai eu l’impression que le temps s’était arrêté. Je me suis débarrassé de toutes mes pensées qui pouvaient me déranger, ce qui m’a permis de me détendre pleinement de profiter de ce moment apaisant. Avant de passer dans l’espace thermal, il y a une sorte de rituel qui nous déconnecte de tous nos soucis, de toutes nos préoccupations quotidiennes. 13

CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 3. Issu d’un cours du professeur Geneviève DECLEVE, « Introduction à la psychologie de l’espace », cours I.S.A.La Cambre, cité dans l’ouvrage « L’architecture et nos Sens », CRUNELLE, Marc. Ibidem, p.1. 15 Lors de l’écriture de ce passage, je m’aperçois qu’une odeur étrange commence à se faire sentir dans mon appartement. J’arrête alors de réfléchir à la rédaction pour me concentrer sur mon sens olfactif. Je prête donc plus d’attention aux odeurs pour essayer d’en déterminer la provenance. L’attention peut être imposée par une sensation de possible danger, comme instinct de survie qui est l’essence même de la perception des êtres vivants. 14

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P a g e | 56 Figure 22 – Photographie abstraire, Perception confuse


On se débarrasse des éléments contraignants. Je ne parle pas seulement des habits, mais aussi et surtout des appareils numériques qui sont fortement accrochés à la notion du temps et des choses à faire. Mails, appels, rappels, calendrier, réveil, batterie et autres notifications sont autant de choses qui occupent notre pensée et qui peuvent être facteurs de stress. Lorsque toutes ces choses se sont retrouvées enfermées dans un casier, je me suis senti beaucoup plus libre. Mon attention était plus apte à recevoir des sensations et à les capter calmement, sans se précipiter. Il faut réussir à dépasser ces nécessités du quotidien pour prendre le temps d’apprendre à connaître son corps et son environnement. L’Homme communique plus facilement à partir du moment où il est détendu et qu’il est libéré de tout possible accident qui lui capterait son attention. L’accident fait référence à une sensation qui ne serait pas agréable. Par exemple, cela peut être lié à un cisaillement provoqué par une arrête saillante d’un mobilier sur lequel une personne est appuyée, ou bien un courant d’air frais qui frôle la peau de cette même personne en plein hiver. L’Homme se laisse porter par l’environnement auquel il a confiance, dans lequel il se sent bien. Si c’est le cas, son attention est plus importante. Il peut profiter du moment sans avoir à se soucier du reste.

En plus des cinq sens primaires, la physiologie moderne intègre cinq nouveaux sens pour définir plus en détail la perception du corps humain. Ils sont directement liés au toucher et permettent de diviser ce sens en fonction des sensations perçues. La thermoception est la perception de la température. Elle est ressentie à travers notre peau et agit sur le fonctionnement de notre corps. La nociception ou aussi appelé le sens algique, définit la perception de la douleur. Lorsqu’une pression est effectuée sur une partie de notre corps, elle interagit avec ce sens. Une pression forte peut provoquer une douleur et par conséquent, le corps réagira pour la diminuer. Ce sens est essentiel à l’instinct de survie. La réponse générée peut se faire par un déplacement pour s’éloigner de la zone de pression. Ce déplacement ne serait pas possible sans l’équilibroception, soit le sens de l’équilibre. La kinesthésie aussi appelée proprioception ou sensibilité profonde, désigne la perception, consciente ou non, de la position des différentes parties de notre corps dans l’espace et de leurs possibles articulations. Elle est assurée par un récepteur sensoriel appelé propriocepteur. La proprioception fait partie de la sensibilité du corps nommée somesthésie. Elle regroupe la proprioception et la nociception. La somesthésie est donc stimulée par de nombreuses régions de notre corps. Les récepteurs sensitifs du système somatosensoriel sont situés dans les tissus de l’organisme, principalement au niveau de notre peau. La somesthésie en est par conséquent le principal système sensoriel de l’organisme humain. La stimulation du corps est un besoin fondamental. On peut cependant toujours vivre en étant privé de certains systèmes sensoriels qui entraineraient la cécité, la surdité, l’agueusie ou encore l’anosmie. Dans ces cas particuliers, les sensations prennent une place différente pour s’adapter et ainsi permettre à une personne de développer une autre sensibilité.

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P a g e | 58 Figure 23 –Tentation tactile Œuvre Dark Matter, Alicia Martin Lopez


2) Le corps en tant qu’acteur de l’acte perceptif

La prise de conscience de notre environnement intègre tous nos sens. Ils peuvent être sollicités de façon simultanée et nous permettent ainsi de comprendre ce qui nous entoure. L’Homme se retrouve face à deux positions différentes au regard des sensations. Une part d’entre elles l’atteint mais est inconsciemment traitée par son cerveau. Il ne s’en aperçoit pas. Dans d’autres cas, l’Homme peut être conscient de ce qu’il ressent. Cela dépend de la focalisation de son attention. Les sens qui seront principalement sollicités de façon active et consciente sont la vue et le toucher. Les autres sens relèvent plutôt d’une certaine inconscience de l’esprit. Au regard de Juhani Pallasmaa, le toucher est le sens le plus important de l’Homme mais n’est pas suffisamment considéré. Nous allons comprendre pourquoi il y accorde tant d’intérêt. Le sens tactile est peu souvent mis en avant face aux autres sens. Notamment face à la vue. Pourtant, le toucher possède une importance toute particulière dont on ne se rend pas toujours compte. « Le toucher est le mode sensoriel qui intègre notre expérience du monde dans celle de nous-même »16. Ce sens nous amène une proximité que les autres sens n’apportent pas. Il nous intègre dans un contexte dans lequel le corps est un acteur direct. Actuellement, je touche avec mon dos, mes cuisses, mes coudes, le fauteuil dans lequel je suis installé. Mes pieds touchent le sol de mon appartement. Mes doigts parcourent les touches de mon clavier. Je suis en contact direct avec ce qui m’entoure et je peux saisir les objets qui sont à proximité. L’ensemble des sens sont considérés par Juhani Pallasmaa comme étant des spécialisations de notre peau. Le toucher concerne l’ensemble du corps humain. Les oreilles, les yeux, le nez ou la bouche sont des parties de notre corps et par extension, possèdent tous des récepteurs sensoriels tactiles. Cependant, ces organes développent d’autres facultés qui leur permettent d’entendre, de voir, de sentir ou de goûter. L’expression “toucher avec les yeux” prend alors tout son sens. On pose notre regard sur quelque chose, on touche du regard ce qui nous entoure. La plus grande différence que possède le toucher avec les autres sens reste l’étendue de ses récepteurs sensoriels. Ils sont répartis sur toute la surface du corps alors que les autres sens ne se concentrent que sur un organe précis. Dans l’ouvrage « Le Regard des Sens », le sens tactile est confronté au sens visuel dominant. Le toucher est le sens apportant des informations concrètes au contact avec le monde. Il est essentiel à la compréhension de ce dernier. Le sens tactile est assez difficile à tromper contrairement à l’œil qui peut être troublé par de nombreux facteurs. Descartes considérait la vue comme sens premier mais mettait le toucher au même niveau car « il [le] considérait plus sûr et moins sujet à l’erreur que la vue »17. La vue implique peu le sujet, il est extérieur, il regarde. Le toucher quant à lui, apporte une concrète interaction entre l’extérieur et le corps. Le sujet « n’est plus spectateur dans l’espace mais bien acteur plus ou moins conscient de ses gestes »18. « L’œil est l’organe de la distance et de la séparation alors que le toucher est celui de la proximité, de l’intimité et de l’affection. L’œil étudie, contrôle et recherche, tandis que le toucher s’approche et caresse. Lors d’une forte émotion, nous avons tendance à éliminer le sens de la distance visuelle ; nous fermons les yeux quand nous rêvons, écoutons de la musique ou caressons ce que nous aimons. Ombres et obscurités profondes sont essentielles parce qu’elles estompent l’acuité de la vision, rendent la profondeur et la distance ambiguës et font appel à la vision périphérique inconsciente et à la fantaisie tactile »19. 16

PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.11. Issu de l’ouvrage « Vision, representation, and technology in Descartes » de D.M. Levin, Dalia Judovitz et cité dans l’ouvrage de Juhani PALLASMAA « Le Regard des Sens », Ibidem, p. 21. 18 CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p.8. 19 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit. , p.53. 17

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P a g e | 60 Figure 24, 25 – Dark Matter, Alicia Martin Lopez


La proximité du sens tactile se traduit par un aspect plus sensuel, plus intime que ne possèdent pas les autres sens. Il relève de l’affect. Steven Holl20 définit trois types de toucher, l’un est neutre, l’autre est informatif et le dernier est sensuel. Tous trois se différencient par l’attention accordée au sens tactile. Juhani Pallasmaa fait de nombreuses analogies entre vue et toucher. Il joue sur les mots en disant que le toucher serait capable de voir. Ce sens pourrait différencier les choses qui se présentent à lui. On peut facilement distinguer deux matières différentes uniquement par le contact tactile. Chaque matière possède une texture, une chaleur, une dureté qui lui est propre et qui la caractérise. Malgré les critiques qu’avance Juhani Pallasmaa sur le sens visuel, la vue ne doit pas être considérée comme étant moins importante que les autres sens. Les cinq sens primaires sont complémentaires. « Selon Berkeley, la vue a besoin du toucher qui fournit les sensations de “solidité, de résistance et de relief” ; séparée du toucher, la vue ne pourrait avoir “aucune idée de la distance, de l’extériorité ou de la profondeur, ni par conséquent de l’espace ou du corps” »21. Cette complémentarité est nécessaire à notre conscience du monde. La vision ne permet pas à elle seule de déterminer ce que l’on voit si elle n’est pas complétée par une expérience tactile passée ou présente. Si l’on se déplace autour d’un objet ou si ce dernier est éclairé de façon hétérogène et possède des ombres, on peut distinguer des profondeurs, des volumes. Mais sans déplacement du corps, il est parfois difficile de comprendre visuellement une volumétrie sans intégrer l’expérience tactile. Ma vision a été perturbée lorsque j’ai découvert le travail de l’artiste Alicia Martin Lopez22. Ses œuvres de l’exposition « Dark Matter » sont très complexes. Elles mélangent couleurs, matières, textures, épaisseurs, courbes, volumes, dégradés, ombres, etc. Et tout cela sur une surface relativement réduite. Cette profusion de détails amène à une confusion visuelle. Je n’ai pas pu clairement déceler la composition de ces œuvres. Je me suis demandé si elles étaient planes avec des ombres peintes ou si elles sont réalisées avec du volume, des épaisseurs. De même pour les matières, les différents détails interrogent sur leurs origines et leurs compositions. S’agit-il de vraies textures, d’impressions sur papier ou encore des coups de pinceaux sur une surface ? Certaines couches semblent se superposer et générer une nouvelle couleur. Il est possible d’y voir plusieurs dimensions, des matières, des textures mais sans en avoir la réelle certitude. Ce qui est intéressant dans ces œuvres, c’est que l’artiste arrive à perdre le spectateur entre fausses ou vraies informations. Parfois, c’est elle qui simule des épaisseurs ou des matières en peignant de l’ombre. Mais à d’autres endroits, ce sont de réelles textures qui sont ajoutées avec un processus de collage. Au final, ces œuvres oscillent entre peinture et sculptures grâce à la superposition de dessins et de peintures. Les matérialités disparates que l’artiste emploie forment un certain ordre malgré l’hétérogénéité des œuvres. La beauté de ses œuvres résulte peut-être dans l’incompréhension du spectateur. Il est très difficile de les comprendre uniquement avec le sens visuel. Le désir tactile est relativement fort. Il permettrait de vérifier ce que l’œil n’arrive pas à discerner. Or, il n’est pas possible de le faire intervenir pour ne pas altérer ces tableaux sculptés. Il reste donc une part d’indéfini qui appelle à l’imagination de celui qui regarde. C’est à l’observateur de se faire son propre avis sur ce qu’il voit. A contrario, certaines œuvres artistiques comme les sculptures de Mark di Suvero23 ne sont pas pensées uniquement pour les yeux. On peut y grimper, s’y assoir, se balancer. Plusieurs sens sont sollicités dans l’interaction que créent ces œuvres avec les personnes. La sensibilisation de l’art au grand public est facilitée par l’ouverture aux autres sens.

20

Steven Holl est architecte, penseur, écrivain et professeur. PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.49. 22 Alicia Martin Lopez est une artiste visuelle diplômée en philologie, en communication et a suivi des études artistiques à l’Ecole des Arts Visuels de New York. 23 Mark di Suvero est un artiste sculpteur connu pour ses installations monumentales en acier dialoguant avec le public. 21

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P a g e | 62 Figure 26 – Dark Matter, Alicia Martin Lopez


Il y a quelques années, j’ai pu me prêter à une expérience singulière. Lors d’une exposition au musée Fabre de Montpellier, il m’a été proposé de me masquer les yeux pour découvrir les œuvres. Le but était de percevoir des reproductions de sculptures par le toucher. Tout d’abord, une première étape consistait à mettre en éveil ce sens en touchant des matières variées avec des textures différentes. Ensuite, il fallait réussir à rejoindre une première œuvre. Pour cela, des bandes de guidage au sol permettaient de se repérer grâce au toucher de nos pieds. N’ayant pas l’habitude de me déplacer avec ce sens, comme pour la plupart des personnes, j’ai progressé avec prudence. Une fois la première sculpture atteinte, mon objectif était de la comprendre, de déterminer ce qu’elle représentait. Ce jeu mettant le public en interaction est très enrichissant car il met en éveil nos sens en laissant de côté le visuel. Je m’aperçois qu’il est assez facile de reconnaitre certains éléments tels que les visages. On reconnait plutôt aisément les sculptures humaines grâce à notre propre expérience tactile du corps. Cependant, lorsque l’on sort de ce registre, on peut rencontrer des difficultés. Reconnaitre des formes que l’on n’a pas l’habitude de toucher relève d’un processus long par de multiples palpations. Je me suis rendu compte que lorsque je commençais à reconnaître un élément, j’essayais de comprendre à quoi il était raccordé. Par exemple, quand je commençais à reconnaitre un animal, je faisais en sorte de retrouver la zone du corps à laquelle correspondait chaque partie que je saisissais. J’arrivais à visualiser mentalement ce que je touchais. Grâce à la mémoire visuelle, j’ai pu relier des formes, des volumes, des textures à des choses qui m’étaient familières. A la fin, j’ai pu découvrir visuellement à quoi ressemblaient les sculptures que mes mains avaient parcourues. Hormis quelques détails, j’avais réussi à déterminer de façon assez claire ce que j’avais touché. Comme je l’ai évoqué, il est relativement facile de reconnaitre des éléments du corps humain grâce au domaine de l’haptique. L’haptique24 englobe le toucher et la kinesthésie. Il désigne la science du toucher, tout comme l’acoustique est la science de l’ouïe ou l’optique, la science de la vue. On connait principalement notre corps grâce à celui-ci. La vision de notre corps n’intervient qu’en second plan, on ne se voit que très rarement nous-même. On sent et ressent notre corps par l’expérience tactile. « L’image du corps est fondamentalement informée par les premières expériences vécues à travers le toucher et l’orientation. Nos images visuelles se développent plus tard et leur signification dépend des premières expériences haptiques »25. Lorsqu’un bébé nait, il ne voit pas directement ce qui l’entoure, il découvre tout d’abord le monde par le contact avec son corps. Sa mémoire visuelle ne se manifeste pas de suite non plus. Si un enfant en bas âge se regarde dans un miroir, il va comprendre qu’il s’agit de lui dans le reflet en touchant son propre corps. Il va aussi intuitivement toucher le miroir pour en avoir la certitude, comme s’il essayait de se toucher lui-même. La peau est un organe complexe possédant plusieurs types de sensibilités cutanées. Elle réagit à la pression, la pression profonde, la douleur, à la chaleur et enfin au froid. Le toucher actif peut ressentir ces différentes sensibilités par exemple en saisissant la poignée d’une porte. Les mains sont souvent à l’origine d’un toucher volontaire et conscient lié à une manipulation. Marc Crunelle le nomme toucher ponctuel. Il y distingue le toucher avec les pieds de celui engagé par les mains. Ils sont tous deux volontaires, mais celui qui est généré par la main n’est pas toujours nécessaire. Celui des pieds est constant, étant presque en contact permanent avec le sol. Le reste du corps va quant à lui toucher des éléments de façon inconsciente. Cette forme passive du toucher se manifeste avec de nombreuses choses étant en contact tactile permanent avec notre corps sans qu’on n’y prête attention. C’est le cas des habits. Ils nous touchent, frottent notre peau lors des mouvements et apportent un confort thermique. Mais nous ne pensons pas à tout cela, sauf en cas d’inconfort, si on sent une sensation de fraicheur ou par exemple lorsqu’une matière nous irrite.

24

Haptique signifie « je touche » en grec. Issu de « Body, Memory and Architecture » de Kent C. BLOOMER et Charles W. MOORE, cité dans l’ouvrage de Juhani PALLASMAA, « Le Regard des Sens », Op. Cit., p.46. 25

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P a g e | 64 Figure 27 – Douceur tactile


Le toucher passif se décline sous deux aspects. Un premier toucher inconscient lié à la pression variable sur notre corps peut se comprendre avec la pression exercée par les objets et surfaces en contact avec la peau comme celle des pieds sur le sol. Le second toucher inconscient concerne les parties du corps qui ne sont pas soumises à la pression et qui sont donc en contact avec l’atmosphère d’un lieu. Ce toucher est lié à la température et à l’humidité de l’air que l’on ressent sur notre peau. « Qui dit “toucher” pense presque immédiatement à saisir, palper, lisser avec ses mains et lorsqu’on dit d’une chose qu’elle est “douce”, on pense d’abord doux à la main et rarement doux aux pieds »26. Le toucher produit par les pieds serait presque à mi-chemin entre l’inconscient et le conscient. Il est volontaire, mais il est rare qu’on y prête grande attention. Ceci est dû au fait que nous habillons nos pieds d’une seconde peau très épaisse pour les protéger. Les seules choses que l’on peut remarquer lorsque nous sommes chaussés, sont liées à l’adhérence et aux imperfections marquées au sol. En revanche, si l’on marche pieds nu, on va faire plus attention à la température ou aux accidents du sol telles que de possibles échardes sur un vieux parquet brut. Si un sol est froid ou très chaud, il peut nous contraindre à nous déplacer rapidement pour diminuer la sensation désagréable. Le sens tactile est d’abord lié à la protection de notre corps. Il permet de prévenir d’un éventuel danger. Dans son rôle primaire, le toucher sert de système d’alarme face à des piqûres, une pression, un écrasement, une coupure, une douleur, une brûlure, etc. Mais ce sens ne bénéficie pas seulement d’un aspect préventif. Le toucher par les mains possède une fonction rassurante. La main est le deuxième organe où se trouvent le plus de points de tacts 27, juste après les lèvres. Lorsque l’information visuelle ne permet pas de donner des indications fiables ou lorsque l’on se trouve devant une texture qui ne nous est pas familière, le sens tactile prend plus d’importance. L’apparition d’un élément nouveau peut provoquer une incompréhension. Le toucher rassurant permet de le découvrir et de s’y familiariser. Plus l’intervention du sens tactile sera importante, plus en se sentira en sécurité. Il reste assez rare que les gens touchent, palpent ou frôlent les surfaces les entourant. Le sens tactile est plus souvent sollicité pour des manipulations fonctionnelles. Même lors d’achats d’objets, peu de personnes se prêtent à toucher ces derniers. Le fait de toucher ne leur semble pas utile pour savoir à quoi cela correspond, la vue leur suffit. Ils se basent sur leur mémoire, ayant probablement déjà été en contact avec une surface similaire. « Les enfants eux, n’ayant que peu de sensations tactiles “imprimées” en mémoire, se la forment précisément en étant des “touche-à-tout”. Cette manie qu’ils ont (et qui énerve quelques fois les adultes) est en réalité le processus de constitution de cette mémoire tactile »28. Le toucher conscient amène également au toucher plaisir. Selon Marc Crunelle, il se diffère du toucher fonctionnel généralement lié à la vie quotidienne. Le toucher plaisir n’a pas d’autre utilité que celle du confort et du bien-être. Il se traduit généralement avec le contact de textures satisfaisantes et possède un côté sensuel. Le toucher plaisir sera plus intense s’il coopère avec d’autres sens. Marcher dans des feuilles mortes tombées à l’automne provoque une sensation grisante pour de nombreuses personnes. Le toucher provoque un son satisfaisant qui parvient à l’oreille. Mais la sensation de plaisir est personnelle, chacun va l’atteindre de manières très diverses. Lorsque le sens tactile est évoqué, la plupart des personnes ne pensent pas au toucher fonctionnel. Ils pensent plutôt au toucher restreint, celui qui pourrait par exemple être sanctionné dans les musées. Ce dernier peut également être considéré comme toucher plaisir, un toucher prohibé qui, malgré une certaine frustration, génère un attrait tout particulier pour l’objet convoité par notre peau.

26

CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p.18 La main possède plus de 140 points de tacts par cm3. Nous possédons environ 64 000 capteurs sensoriels sur l’ensemble de notre épiderme. 28 CRUNELLE, Marc. Ibidem, p.22. 27

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P a g e | 66 Figure 28 – Addition des points de focalisation de l’œil pour synthétiser une image d’ensemble perçue comme étant nette


Comme le toucher, la vue positionne principalement les individus en tant qu’acteur conscient de l’espace dans lequel ils évoluent. La vision agit de façon complémentaire avec les autres sens et possède une importance variable en fonction des situations. Dans des conditions adéquates, le sens visuel nous permet tout d’abord de discerner ce qui nous entoure de façon rapide. Grâce à la mémoire visuelle que l’on développe depuis notre naissance, nous sommes capables de reconnaitre les éléments matériels environnants. On peut discerner des formes et leur assigner des caractéristiques en les reliant aux autres sens. Une plaque de liège me fait face lorsque je suis installé à mon bureau. Sans la toucher, je sais déjà que cette matière est relativement chaude. Ses aspérités n’en font pas une surface totalement lisse mais plutôt irrégulière. Je sais aussi que cette plaque possède une fonction acoustique et qu’elle produit un son singulier à son toucher. Cette conscience de ce que je vois ne serait pas permise sans l’intégration des autres sens dans l’expérience passée. Si je sais que la plaque de liège possède ces caractéristiques, c’est que j’ai pu les appréhender de manière sensible et que je les ai associées à l’image visuelle du liège. Le sens visuel nous apporte la conscience d’une certaine profondeur et des différents plans autour de nous. Mais cette profondeur ne serait pas au préalable comprise sans intégrer le sens tactile. En reprenant l’exemple des enfants en bas âges, lorsqu’ils jouent avec un objet, il se peut que ce dernier roule et disparaisse sous un meuble. L’enfant ne voyant plus l’objet, peut penser qu’il a réellement disparu. Il ne prend en compte que l’aspect visuel car il n’a pas encore d’expérience tactile suffisante lui permettant de comprendre que l’endroit où l’objet a glissé, est en réalité un vide possédant une profondeur. Il est simplement trompé par la perspective depuis son point de vue qui l’empêche de voir l’objet perdu. Le sens tactile entre en jeu à partir du moment où il va essayer de toucher le meuble. Il peut se rendre compte que la surface de ce dernier ne descend pas jusqu’au sol et qu’un vide est présent. Cette complémentarité des sens est indispensable afin d’appréhender l’espace. Chacun d’entre eux possède son importance et il n’est pas possible de les considérer individuellement. Or dans la société actuelle, le sens visuel est le principal sens mis en avant au quotidien. Il est pour beaucoup de personnes, le sens le plus important. Pour comprendre pourquoi on accorde tant d’intérêt à la vue, il faut d’abord en apprendre davantage sur son fonctionnement. Notre œil est en mouvement permanent pour saisir le plus grand nombre d’information qui se présente à lui. Grâce à cet exercice de perception, l’œil transmet des renseignements utiles au corps pour lui assurer une compréhension rapide de ce qui se trouve dans son champ visuel. Ainsi, notre corps peut déterminer les zones où il pourra se mouvoir et se positionner. Cette fonction peut aussi être assurée par les autres sens mais de manière plus lente. Le toucher peut être suffisant pour se déplacer et se repérer dans un lieu, mais il requiert plus d’attention et ne permet pas de compréhension d’ensemble. Marc Crunelle aborde l’exploration visuelle de manière scientifique. « Lorsqu’un objet apparaît quelque part dans le champ visuel, les yeux réagissent par “une réponse de fixation” qui amène l’objet sur la fovéa »29. Lorsqu’il y a plusieurs objets, l’œil va effectuer des mouvements en suivant des règles de priorité. Les fixations de l’œil sont d’une durée d’environ 1/3 de seconde et sont séparées de mouvements rapides appelés les saccades, d’une vitesse de 20 à 40 mètres par seconde. « Nous n’avons pas conscience de fixation et de saccade et sommes incapables de dire où nous avons fixé notre regard pendant l’examen d’une image. […] L’image stable que nous avons à l’esprit a été synthétisée et c’est ce dont nous sommes conscient »30. Cette notion de conscience se retrouve pour chaque sens. L’inconscience concerne la synthétisation des différentes informations par notre cerveau en une image. En soi, être conscient de ce que l’on voit dans notre champ visuel résulte automatiquement de ces processus inconscients. 29 30

CRUNELLE, Marc. Ibidem, p. 56. CRUNELLE, Marc. Ibidem, p. 56.

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P a g e | 68 Figure 29 – Anamorphose à Séville


Cette synthétisation par notre cerveau nous permet également de déterminer si ce que l’on voit est conforme ou non à la réalité physique. Le cerveau arrive à déceler lorsqu’une image n’est pas cohérente ou impossible. Il les perçoit comme telles car elles ne sont pas possible à réaliser en trois dimensions. On appelle cela des décisions perceptives. Notre vision peut par exemple, être trompée par des géométries, des couleurs ou des jeux de lumière. C’est le cas des trompes l’œil visuels qui troublent notre vision, divisée entre ce qu’elle perçoit sur un seul plan et l’espace en trois dimensions sur lequel cette image se déploie. Cela génère une sensation très perturbante d’incompréhension de la part de notre cerveau. On peut notamment remarquer cet effet à la vue d’une anamorphose comme celle réalisée par des étudiants à l’école d’architecture de Séville. Lorsque notre œil va se confronter à une figure ambiguë comme celle précédemment citée ; entre en jeu ce que l’on appelle l’activité organisatrice. Un choix inconscient est fait par notre organe cérébral nous faisant percevoir au premier abord une image plutôt qu’une autre. Lorsque l’on se situe au bon endroit pour observer l’anamorphose, il peut paraitre difficile de percevoir à la fois l’image aplatie et le volume des escaliers. Figure 30 – Principes Visuels

La vue nous permet de détacher une forme de son fond. L’œil se concentre sur un objet qui ressort par rapport à ce qui l’entoure à la fois par des jeux de contraste qu’il détecte, des ombres, des couleurs, etc. Une forme est issue d’une addition de différents éléments et possède une qualité qu’aucun de ses composants ne possèdent en eux seuls. C’est une structure complexe qui allie géométrie, texture, couleur, adhérence à la lumière, dureté, et de nombreux autres paramètres. Elle possède une identité qui la diffère de son fond, lui aussi possédant ses propres caractéristiques. Des mécanismes inconscients nous permettent d’ailleurs d’améliorer cette distinction entre une forme et un fond. Cligner des yeux nous permet notamment de faire ressortir les ombres par effet de contraste. Marc Crunelle définit de façon relativement claire les distinctions que notre œil perçoit entre différentes formes selon plusieurs principes. Chacun d’entre eux se réfèrent à des dessins en deux dimensions pour permettre leur compréhension. Premièrement, il explique le principe de “proximité”. Lorsque des éléments sont proches, ils sont perçus comme étant liés à une même forme (fig. 3, 5, 6). La “similarité” inclut également dans la même forme, des éléments ressemblants (fig. 7). La notion de “continuité” est perçue lorsque des éléments se poursuivent dans une même direction. On les analyses comme constituant une seule forme (fig. 1, 2, 4). Sur la figure 1, les traits se croisent mais nous ne les analysons pourtant pas comme appartenant à une seule et même forme mais plutôt à deux formes distinctes, le rond et l’hexagone. La figure 8 met en avant les profils symétriques. Ils s’imposent à notre vision par rapport aux autres, ce sont ceux que l’on voit en premier. Même si cette même figure apparait en négatif, les dessins irréguliers ne sont pas ceux qui captent notre attention en premier. A cela, j’y rajouterai un dernier principe d’“association”. Une forme peut nous devenir familière ou évidente à partir du moment où on l’associe à quelque chose. Par exemple, l’Italie est liée à la forme d’une botte, ce qui nous permet de la repérer facilement sur une mappemonde. De nombreux autres principes visuels déterminent notre façon de percevoir. Ces simples dessins présentés sur l’image peuvent se retrouver à plus grande échelle. Les principes qu’ils initient auront les mêmes effets visuels rapportés à des éléments réels de notre environnement.

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Figure 31 – Profondeur visuelle. Escaliers de métro, San Sebastián

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En plus de ces capacités pour différencier des éléments perçus, notre vision arrive à corriger la perception en fonction du mouvement. Un phénomène nous évite d’être pris de vertige à cause des variations d’échelles des choses qui nous entourent pouvant être liées au déplacement. On appelle cela la constance. Un objet peut doubler de taille s’il s’approche de nous. L’image que l’on en a reste cependant constante. Ce phénomène ne se produit pas seulement lors de la variation des proportions mais aussi lors de la variation de lumière. Par exemple, la couleur des cheveux nous sera perçue comme constante malgré les variations liées à la lumière et aux reflets. On possède une certaine insensibilité aux variations permanentes du monde qui nous entoure. La luminosité, la couleur et la forme nous restent invariables à nos yeux. Cette perception d’un monde stable est relativement intéressante. Cela veut dire que notre esprit est conscient que notre œil ou notre corps est en mouvement dans un espace et non l’inverse. Le cas contraire n’arrive que très rarement. Même lorsque l’on se déplace en transports rapides comme dans un train, l’œil perçoit un paysage qui défile. Notre cerveau sait que ce n’est pas le paysage qui bouge mais bien notre corps qui est associé au mouvement linéaire du train. « Notre faculté d’adaptation, fondée sur l’appréciation des rapports, est par ailleurs étonnante. Il nous est arrivé, à chacun d’entre nous, de nous trouver placés au cinéma dans une position latérale, très éloignée du centre. Au début, ce qui nous apparaît sur l’écran nous semble si déformé, si loin de l’aspect réel, que nous songeons à nous lever et à partir. Mais quelques minutes nous suffisent pour nous adapter à cette position, et les proportions des images semblent se corriger d’elles-mêmes. […] Notre perception s’adapte à la couleur aussi bien qu’aux formes. Au début, une faible lumière est gênante, mais l’adaptation physiologique du regard nous permet assez vite de percevoir des rapports, et le monde a retrouvé à nos yeux un aspect familier. »31. La capacité d’adaptation de l’œil et de compréhension du mouvement n’existerait pas sans la perception de la distance et de la profondeur. Cette mesure gérée par l’œil est indispensable à la compréhension de ce que l’on voit dans notre champ visuel. Elle dépend de plusieurs indices. Ceux déterminant la perception de la distance et de la profondeur vont être analysés à partir de la perception monoculaire. Il est possible de voir et d’analyser les distances avec l’utilisation d’un seul œil. « Une image se présente à nous avec une perception paradoxale en ce que nous discernons la profondeur en son sein si bien qu’en même temps nous voyons aussi qu’elle est imprimée sur une feuille de papier plate. Si vous fermez un œil ou que vous la regardez monoculairement par l’intermédiaire d’un tube, alors le paradoxe est supprimé et l’impression de profondeur se trouve accrue »32. Ceci peut être expérimenté avec l’image de ces escaliers de métro. L’impression de profondeur est accentuée si l’on fait disparaitre le cadre de l’image. Les indices que définit Marc Crunelle dans son ouvrage sont divisés en trois parties. Un premier indice est qualifié de “monoculaire dynamique”. Il est lié à la modification de la vitesse de déplacement. Les objets situés en arrière-plan se déplaceront moins vite que les objets proches lors du mouvement du corps. On peut observer ce phénomène dans le paysage lointain défilant moins rapidement que le paysage proche. La seconde partie concerne les “indices monoculaires statiques”. Ils sont nombreux et essentiels à la compréhension des distances. Premièrement, ces indices sont impliqués dans le phénomène de l’accommodation à la netteté. Grâce à cela, l’image que l’on fixe est rendue nette. Si les objets sont perçus comme flous par rapport à l’objet fixé, ils sont considérés comme étant sur un autre plan. Cela donne une information sur la distance.

31 32

CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 71-72. CRUNELLE, Marc. Ibidem, p. 93.

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P a g e | 72 Figure 32 – Indices visuels. Gradient de texture l Effet de perspective géométrique l Contours des objets


A cela s’ajoute le gradient de texture. Il est capable de nous donner une information sur l’inclinaison et la forme de la surface. Tous les éléments qui ne sont pas perpendiculaires au regard de l’observateur, possèdent un gradient de texture qui va croitre en fonction de l’inclinaison. Lorsque notre œil perçoit une altération de la texture ou une rupture d’un élément linéaire, cela signale la présence d’une falaise ou d’une arrête. Ces indices sont complétés par l’effet de perspective. Avec l’éloignement, les objets ou éléments sont perçus comme étant plus petits. Les objets situés en fond subissent aussi l’effet de la perspective aérienne. Elle se définit par une « perte de contraste et [une] coloration bleuâtre des objets lointains due au passage de la lumière à travers les couches d’air importantes contenant des gouttelettes d’eau. Dans certains lieux, l’extrême limpidité due au la sécheresse de l’atmosphère, modifie la perspective aérienne et donne l’impression que tout est beaucoup plus proche que dans la réalité »33. Les illusions des mirages dans les déserts sont provoquées par ce phénomène physique. Cette illusion disparait si l’humidité dans l’air augmente, ou plus couramment dans ce lieu, lorsque les poussières et le sable s’envolent dans l’air. En s’intéressant de plus près aux objets, un indice très clair permet de déterminer leur position par rapport à d’autres éléments. Lorsqu’un objet se trouve devant un autre, il masque une partie des contours de ce dernier. On sait alors que l’un se trouve devant l’autre. Les ombres complètent cette information. Elles apportent une compréhension supplémentaire de la forme, du volume. Des arrêtes sont visibles avec la transition entre une partie éclairée et une partie à l’ombre. Notre œil détectera un volume arrondi grâce à une transition de luminosité de façon graduelle sur l’objet. Ces ombres vont aussi jouer avec les couleurs. Ces dernières s’estompent avec la profondeur. Les tons clairs auraient tendance à s’éloigner alors que les tons foncés s’avancent. Les derniers indices sont appelés “indices binoculaires”. Ils fonctionnent grâce à la coordination de nos deux yeux. Sans cela, les images que l’on percevrait ne seraient pas liées. Cependant, il existe une certaine limite à l’assemblage des images perçues par nos deux yeux. Lorsque l’on fixe un point éloigné, tout ce qui se trouve entre ce point et l’observateur paraît double à des degrés différents selon la profondeur.

Après une première approche scientifique et physiologique permettant de comprendre le fonctionnement du sens visuel, nous allons nous intéresser aux effets que ce sens peut provoquer chez l’être humain. La vue fait appel à deux états de l’Homme. On a tendance à penser que le sens visuel rend l’homme passif face à ce qu’il voit, que l’image s’impose à lui. Or nous agissons de façon active en fixant certains points, en reconnaissant des objets par un traitement d’information dans les voies nerveuses. « De nos jours, il est difficile de distinguer certains endroits des autres. Serait-ce aussi la différence entre regarder et voir? »34. Ces deux verbes liés à la vue se différencient par rapport à l’état de l’individu. En effet, “regarder” induit une position active de l’observateur. Il porte son regard sur quelque chose en en lui accordant une attention particulière. “Voir” se réfère plutôt à une position passive d’un individu face à son environnement. Il est spectateur de l’image visuelle qui s’impose à lui car il n’accorde pas d’attention à des éléments physiquement présents. L’acte de regarder va permettre à l’Homme d’analyser et de ressentir plus facilement les sensations. On ne regarde pas qu’avec la vision nette. On peut aussi “regarder du coin de l’œil”, ce qui signifie regarder discrètement dans notre champ visuel flou, sans avoir à fixer quelque chose.

33 34

CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 96. HOLL, Steven. Op. Cit., p.20.

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P a g e | 74 Figure 33 – Absence de contexte visuel et incompréhension de la position du corps photographiant, due au manque de repères La photographie a été prise depuis le second étage d’une résidence à Montpellier


Le sens visuel a subit un changement de statut avec l’apparition de l’image. La vue concerne ce que l’on a réellement devant nous, dans notre champ visuel. Mais on assiste de nos jours à une confusion entre ce que l’on voit et ce que l’on nous propose de voir au travers des images. Avec leur multiplication liée à la connexion virtuelle de notre société, « la vue nous sépare du monde alors que les autres sens nous unissent à lui »35. « Les images visuelles sont devenues des produits de base : “ une avalanche d’images de lieux différents nous arrive presque simultanément, écrasant les lieux en séries d’images sur un écran de télévision… L’image des lieux et des espaces devient aussi disponible à la production et à un usage éphémère que n’importe quel autre produit ”»36. Les images sont des représentations de ce que l’on est censé voir. Elles sont créées pour être montrées. Une distance est générée entre le réel et le fictif ou à proprement dit, le virtuel. L’image la plus répandue aujourd’hui concerne la photographie que l’on retrouve sur les écrans. Cependant, cette dernière perd la profondeur caractéristique du sens visuel. Il n’y a plus de jeu entre les différents plans, il ne reste que la surface de l’écran sur laquelle l’image est aplatie. Avec les modes actuels de capture photographique, le rapport entre l’Homme et ce qu’il regarde s’en voit changé. En effet, la possibilité de prise en photo de façon instantanée et sans limite nous ferait presque oublier de regarder ce que l’on capture. Cet effet est d’autant plus accentué par le manque de temps dans notre société. On assiste à une sorte d’inversion du sens visuel qui ne concerne plus l’appréciation de ce que l’on voit mais plutôt l’idée de ce que l’on va montrer. Avec les réseaux sociaux, ce qui est exposé devient plus important que ce que l’on vit réellement. La question de la belle image s’éloigne de plus en plus de la réalité. En capturant l’image d’un paysage, le champ visuel de l’appareil photographique marque une différence avec le champ visuel de l’Homme. Il est beaucoup plus élargit et ne possède pas les même caractéristiques que celles de l’œil. Tout d’abord, il amène une vision d’ensemble d’un espace que l’on ne perçoit pas au travers de notre organe visuel. En effet, notre œil apporte une vision nette de ce qui se trouve uniquement dans sa direction. Les alentours sont quant à eux flous. Il faut réaliser de nombreux mouvements pour balayer et comprendre ce que l’on voit. Et contrairement à la photo, nous ne sommes pas restreints à un cadre. Selon Juhani Pallasmaa, la vision périphérique floue est le sens se rapprochant du toucher. Elle intègre notre corps dans un contexte alors que la vision nette nous y confronte, nous met à distance par rapport à ce que l’on voit. Plus concrètement, nous pouvons nous appuyer sur l’exemple des cinémas. Il est de plus en plus courant d’entendre parler des cinémas à plusieurs dimensions. Ces derniers vont essayer d’intégrer des sensations afin de rendre l’expérience visuelle plus réelle et de plonger les spectateurs dans le monde que propose un film. Les dispositifs mis en place vont directement concerner le sens visuel. Certains cinémas intègrent des écrans sur les murs latéraux. Ils n’ont pas pour but d’être regardés, mais plutôt d’être vus dans le champ de vision flou afin d’aider le spectateur à se projeter dans l’univers du film. Ces écrans génèrent des images floues en lien immédiat avec le film. Ils reprennent les couleurs et les mouvements afin d’accentuer les sensations pour le spectateur. L’image de l’écran principal prend alors plus de profondeur. Elle sort de son cadre et intègre un contexte visuel. La photographie quant à elle ne peut pas bénéficier de ces effets. Elle se concentre sur une unique surface généralement de taille réduite. La mise en contexte du spectateur est donc difficile. On voit cependant apparaitre de plus en plus dans les nouvelles technologies, des appareils permettant de régler les plans de focalisation. On peut ainsi faire en sorte d’avoir un objet ciblé net devant un fond flou en dehors des macrophotographies. Ce dispositif imite en partie la vision humaine mais n’est pas encore tout à fait juste. La vision parfaitement nette se situe réellement sur le point que fixe notre œil.

35 36

PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.29. Citation de David Harvey dans « Le Regard des Sens » de Juhani PALLASMAA, Ibidem, p.24-25.

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P a g e | 76 Figure 34 – Rien n’est plus beau que de le voir de ses propres yeux. Les couleurs de cette image sont différentes que celles que j’ai perçues en voyant ce ciel cadré par la rue Foch à Montpellier


Tout ce que l’on aperçoit autour de ce point est flou et la netteté diminue de façon croissante et concentrique. Cette absence de contexte dans la photographie, due au fait qu’elle n’intègre qu’une vision nette, amène une certaine distance avec la réalité. Cependant, le format de l’image peut modifier cette perception. S’il s’agit d’une photo à plat, de petite dimension que l’on peut observer d’un seul coup d’œil, on ne se projettera pas au travers de cette dernière. Alors que si une photo de très grand format, à échelle humaine, est exposée sur un mur courbe, la vision périphérique floue peut intervenir et ainsi nous projeter dans l’élément photographié. Il reste encore difficile de faire ressentir des émotions générées par un espace uniquement à partir de la photographie. C’est un élément arrêté dans le temps dont le cadrage ne peut être que subjectif. La photographie suggère l’ambiance d’un lieu de façon visuelle. Il lui manque tous les autres sens pour retranscrire la réelle atmosphère liée à un moment. De plus, les appareils photographiques créent une autre distance avec l’œil humain. Au niveau de la réception de la lumière, chaque appareil va capter différemment les rayons lumineux. Ils sont rarement identiques à ceux que captent notre rétine et les couleurs perçues sont donc différentes de celles qui ressortent de la photographie. L’immensité d’un paysage et l’impression de vertige que nous percevons grâce à l’œil ne pourront pas être retranscrites par l’image. Rien n’est plus beau que de le voir de ses propres yeux. Afin de retrouver des couleurs plus proches de la réalité, il est possible d’utiliser des outils de retouche d’image. De nombreuses personnes dont notamment les médias, font souvent appel à ces outils. Cependant, une image retouchée nous éloigne de la réalité à partir du moment où des modifications sont réalisées afin d’obtenir une image proche de la perfection, intégrant une correction des impuretés, et même dans certains cas, la suppression d’éléments qui pourraient parasiter la photo. L’abondance d’éléments visuels fait perdre de l’importance aux autres sens et finit par nous plonger dans un monde de plus en plus visio-centré. Juhani Pallasmaa parle d’ailleurs de centrisme oculaire qui intervient dès l’invention de la perspective qui « a fait de l’œil le point central du monde perceptible »37. Les philosophes et scientifiques parlaient auparavant de la vision comme étant synonyme de clarté de la pensée. Nietzsche dénonçait d’ailleurs le manque de considération des autres sens. Il donc faut réussir à se détacher de l’omniprésence visuelle et de la considérer à sa juste valeur, au même niveau que les autres sens. Toutefois, même si le sens visuel peut être sujet à la critique, il ne doit pas être négligé. Il reste tout de même un sens relativement important nous permettant de nombreuses facilités notamment pour se déplacer. La photographie elle aussi possède des qualités. Elle est intéressante justement parce qu’elle nous éloigne de la réalité. Sa part d’indéfini avec l’absence de son contexte laisse finalement une certaine libre interprétation du spectateur, même si la photographie est d’abord subjective.

37

PALLASMAA, Juhani. Ibidem, p. 18.

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P a g e | 78 Figure 35 – Le son de l’eau


3) Une mise en contexte du corps, la position du spectateur

La vue et le toucher se différencient de l’ouïe, de l’odorat et du goût par la position active qu’ils donnent à l’Homme. En effet, les trois derniers sens cités placent les individus principalement en tant que spectateur de leur environnement. Ils font essentiellement appel à l’inconscient sensoriel permettant une mise en contexte du corps. A la différence de la vue ou du tact, le son et l’odeur sont des sensations qui s’imposent à nous. On peut faire abstraction du visuel en faisant semblant de ne pas avoir vu quelque chose ou en restant distant. En revanche, on peut difficilement éviter une odeur ou un son. Ils nous atteignent sans prévenir. La vue concerne l’observateur seul alors que l’ouïe et l’odorat sont partagés entre plusieurs individus et nous met en relation. « La vue isole, alors que le son rapproche ; la vision est directionnelle, alors que le son est omnidirectionnel. […] L’œil atteint mais l’oreille reçoit »38. L’ouïe possède un avantage sur l’odorat. Elle permet une distinction précise de la provenance des sons. La source d’une odeur est plus difficilement localisable. Cette faculté auditive ajoute à l’Homme une indication sur le positionnement de son corps face à d’autres corps ou objets pouvant émettre un son ou une résonnance. Les chauves-souris ont une image bien précise de l’espace qui les entoure malgré l’absence du sens visuel. A lui seul le son les guide pour ne pas qu’elles touchent d’obstacles. Le son crée des vibrations atteignant notre tympan qui transforme ces dernières en messages nerveux. Il se définit par une amplitude ou un niveau de pression acoustique et compose un spectre sonore avec ses fréquences variables. Le sens auditif possède des seuils d’acceptations correspondant aux fréquences audibles par l’oreille humaine. Comme pour les autres organes perceptifs, les sensations perçues dépendent de l’âge, de l’entraînement et de la santé de chaque individu. Certaines personnes ont donc une acuité sensorielle plus importante que d’autres. Les seuils de perception des sons situés entre 20 et 16000 Hz induisent l’existence de seuils de douleur au-delà de ces fréquences. Si un son devient trop fort, il peut devenir désagréable. Un son peut aussi être dérangeant même s’il se trouve entre les deux valeurs de seuil. Les sons répétitifs ou continus peuvent être considérés comme nuisances sonores dans certains cas. Mais l’oreille à une capacité d’accommodation qui peut gommer ces bruits en les considérants comme bruits de fond.

Plusieurs propriétés physiques permettent de définir les sons. Les ondes sonores ont des similitudes avec les rayons lumineux nous permettant de voir. Ils se propagent tous deux en ligne droite et sont réfléchis selon la loi des miroirs en rencontrant un obstacle. Leur dissipation est lente dans l’air et il existe des zones d’ombres autant pour la lumière que pour le son. D’autres propriétés caractérisent uniquement les sons. Un son homogène de longue durée va sembler s’estomper au fil du temps. S’il est grave, il paraîtra plus long qu’un son aigu. Enfin, si deux ondes sonores identiques sont produites, notre oreille va les percevoir comme étant différentes. L’oreille est entrainée par le premier son et pourra percevoir le second plus distinctement. « Si l’oreille mesure de manière imprécise l’amplitude des sons, elle est sensible à leurs qualités. Chaque séquence de 35 millimètres de seconde environ est analysée finement. L’oreille en reconnaît à la fois le “timbre” et la première origine du son. L’oreille situe la source du bruit au moyen du chemin le plus direct et “gomme” les chemins réfléchis qui apparaissent comme une réverbération non localisée. La manière dont les différents rayons réfléchis se mélangent modifie le timbre initial du son et lui apporte une “coloration” propre au lieu. Coloration des sons et nature fine de la réverbération sont un moyen pour l’oreille de reconnaître un lieu »39. 38 39

PALLASMAA, Juhani. Ibidem, p.57. CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 38.

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P a g e | 80 Figure 36 – Sensations portuaires, Pointe du Barrou, Sète


L’ouïe est un sens complémentaire à la vision. Un film perd de sa plasticité sans bande sonore. Les sons mais aussi les odeurs participent à l’ambiance et au contexte comme la vision périphérique floue. Ils nous intègrent dans un milieu mais on ne fait pas toujours attention à leur importance car ils sont souvent perçus inconsciemment. Les bruits de fond donnent des indications permanentes sur les lieux. Ils permettent de savoir si un espace est fréquenté par un grand nombre de personnes avec les bruits de pas ou un brouhaha. C’est la rumeur du bruit. Elle se répand sur une vaste étendue lorsque l’espace le lui permet. J’ai en souvenir un lieu dont la rumeur lui apporte un charme poétique. Je l’ai d’ailleurs déjà évoqué lors du récit personnel dans les thermes de Vals. Les sons générés dans une petite alcôve sombre m’avaient fait penser au port du conchylicole du Barrou à Sète. Je me rendais chaque semaine dans cet endroit singulier pour pouvoir l’analyser en m’imprégnant de ses sons, ses odeurs et son esthétisme. Ce n’est pas un lieu qui attire visuellement ni olfactivement. Les odeurs des coquillages entassés dans les poubelles sont assez répugnantes. Mais c’est un lieu marqué par leur forte présence. Les rares vagues de l’étang de Thau viennent heurter la digue et provoquent un son familier. Un son rappelant la plage et la détente. Il est accompagné par le cri des mouettes et des goélands qui semblent répondre aux grincements métalliques si caractéristiques des zones portuaires. En fonction des heures, les sons changent. On entend les vrombissements des petites embarcations conchylicoles regagnant le port. Le calme laisse place à l’activité. Les travailleurs chahutent et le son de leur voix semble donner de la chaleur à ce lieu. Les sons et les odeurs de ce port se sont ancrés dans ma mémoire. Si, comme dans les thermes de Vals, je ressens des sensations similaires dans un autre lieu, il est possible que ce dernier me touche en ravivant mes souvenirs. Le “Syndrome de Proust” est la faculté que possède une odeur à raviver un souvenir. Une odeur peut renvoyer à une image, à un lieu ou à un moment qui sera différent d’une personne à l’autre. Les odeurs perçues sont pourtant indescriptibles mais restent gravées dans notre mémoire. Les parfumeurs retiennent d’ailleurs les odeurs grâce à des images qu’ils leur lient. Le sens olfactif est encore très complexe et de nombreuses recherches scientifiques se poursuivent encore pour essayer de comprendre son fonctionnement. Il est actuellement impossible de déterminer en laboratoire si une molécule est odorante ou non. Seuls les organes sensitifs sont capables de le savoir. On ne peut donc pas non plus mesurer une odeur. L’Homme est libre d’évaluer une odeur et de dire que cette dernière est plus forte qu’une autre. Il peut la percevoir comme agréable ou au contraire déplaisante. Nous sélectionnons de manière affective les odeurs. Certaines vont nous inviter à s’arrêter pour en profiter, d’autres, nous faire fuir ou nous mettre en alerte face à un possible danger. Les bonnes odeurs contribuent à un certain bien être et permettent aussi de renforcer les souvenir que l’on se crée. Les mauvaises odeurs peuvent donner une image négative du lieu. Une des similitudes avec l’ouïe est la capacité d’adaptation de l’odorat. Une odeur se voit atténuée avec l’habitude. Cette adaptation est relativement rapide et une odeur légère ne semble plus être présente au bout d’un certain temps. Sentir une odeur n’est permis que par contraste avec une autre odeur. C’est pour cela que nous ne sentons pas directement notre odeur corporelle ou l’odeur de l’endroit dans lequel on vit. Notre nez c’est accommodé aux odeurs présentes en permanence à proximité de notre corps.

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P a g e | 82 Figure 37 – Le goût de l’eau de source montagneuse


Le goût et l’odorat sont des sens qui fonctionnent en synergie. Un aliment ou un liquide peut renvoyer à un goût de quelque chose qui ne se consomme pas. Ce phénomène est dû à l’odeur que possède ce qui est goûté. Elle est perçue par rétro-olfaction, donc indirectement par les voies nasales intérieures. Par exemple lorsque j’ai trouvé que l’eau des thermes avait un goût de cuivre, c’est parce que par rétro olfaction, j’ai perçu cette odeur métallique. Je n’ai bien sûr jamais goûté au métal, mais j’ai associé son odeur au goût de cette eau particulière. Les autres sens possèdent une influence forte sur le goût, sens auquel on ne fait pas suffisamment confiance. Les couleurs ou les formes peuvent par exemple fortement influencer notre perception et tromper notre sensation gustative. C’est le cas de nombreuses expériences gustatives. Des colorants sont ajoutés à des aliments identiques pour leur donner des aspects visuels différents. Et même si ces aliments possèdent tous le même goût, les testeurs arrivent à en percevoir des différents. C’est donc le sens visuel qui prend le dessus sur le goût.

Même si dans l’architecture il n’est que très rarement question de faire appel au sens gustatif, il est essentiel de comprendre qu’un sens peut prendre le dessus sur un autre sens et perturber sa perception. Il faut considérer chacun de nos sens au même niveau en leur accordant de l’attention afin de percevoir et d’être réceptif aux sensations que nous envoie notre environnement.

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III. Le sens de l’architecture

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La fonction première de l’architecture est de protéger l’Homme des agressions extérieures. Elle permet de le maintenir dans un lieu qui, dans la plupart des cas, possède une température stable grâce à sa fonction d’abri face aux aléas climatiques tels que le vent, la pluie, le froid ou la chaleur. L’architecture permet en soi d’instaurer un certain confort dans le but d’améliorer la qualité de vie des êtres qui l’habitent. « Nos sensations de confort, de protection et de foyer sont enracinées dans les expériences ancestrales d’innombrables générations »40. L’Homme a toujours cherché à améliorer son confort de vie. Cela soulève plusieurs questions. Que signifie le confort ? Sur quoi se base-t-il ? Au-delà de cet aspect primaire lié au confort thermique, l’architecture apporte une fonction sociale avec la notion d’intimité ou de partage. Elle peut se traduire avec le “chez-soi” et le “chez-nous”. Elle influe directement sur les façons de vivre de chacun. Une personne va se comporter différemment si elle se situe dans un espace public, un espace privé ou un espace privé partagé. L’architecture influe sur le temps d’occupation d’un espace. Elle peut inviter les usagers à s’y attarder ou au contraire à l’éviter. Ces façons d’aborder l’espace architectural vont être impactées par des facteurs variés associés aux sensations. « L’architecture n’a d’existence que lorsque quelqu’un la regarde, la pénètre, s’y arrête, touche, écoute. C’est un monde qui, sans Homme pour l’appréhender, n’existerait pas »41. Un espace architectural ne demande qu’à être perçue et compris. Une architecture prend du sens avec la présence humaine. L’Homme va la faire vivre par les sensations qu’il perçoit. « Se peut-il qu’une architecture ne provoque aucune réaction, aucun sentiment, aucune émotion? Quel humain peut prétendre rester insensible à son environnement, à sa lumière changeante, à ses couleurs, à sa résilience de son socle, à sa température, à ses bruits et à ses parfums? L’architecture est un média qui s’adresse inévitablement à toutes les dimensions de son arpenteur - y compris sensibles. »42 Le rapport entre corps et architecture semble évident. Mais comment s’exprime-t-il ? Et comment estil perçu ? Ce rapport sera lié à une certaine sensibilité développée individuellement par chacun. Cette sensibilité peut créer des écarts de perceptions selon les personnes. Ces différences peuvent soulever d’autres questionnements à propos de la création de l’espace par le concepteur face à la perception réelle des usagers. Les sensations voulues par l'architecte peuvent différer des sensations perçues. Il est intéressant de comprendre comment les ambiances sont pensées lors de la phase de conception et de déterminer les façons dont elles sont représentées afin d’être les plus fidèles possibles une fois le projet édifié.

40

PALLASMAA, Juhani. Op. Cit, p.68. CRUNELLE, Marc. Op. Cit, p. 5. 42 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. « Architecture émotionnelle: Matière à penser », publié par l’édition le Bord de l’Eau, Lormont, 2011, p.37. 41

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Figure 38 – Ancrage du mÊmorial de Rivesaltes

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1) La mise en situation du corps dans l’espace architectural

L’architecture selon Juhani Pallasmaa, permet de « rendre visible la façon dont le monde nous touche »43. L’architecture fait partie de nous, elle nous protège. Elle « exprime les expériences d’êtredans-le-monde et renforce notre sens de la réalité et du soi »44. Ce rapport au monde est à la fois entretenu par le concepteur qui créé l’espace architectural et par l’usager qui l’arpente, le découvre ou l’habite. Le concepteur retransmet sa façon de percevoir le monde dans l’architecture qu’il dessine. Il possède une vision qui lui est propre et qui évolue en fonction de son expérience à la fois en tant que professionnel, qu’en tant que personne pratiquant l’espace architectural. L’usager quant à lui, interprète sa propre vision de l’espace créé qui elle aussi évolue en fonction de son expérience personnelle. « Faire l’expérience concrète de l’architecture, c’est toucher, voir, entendre, sentir son corps »45. L’architecture renvoie directement à l’idée du corps, de sa proportion, de son échelle face à elle en s’y mesurant. Son but est d’accueillir l’Homme. Elle lui permet de lui rendre compte de son existence en l’ancrant dans un milieu, un contexte auquel elle l’associe. « De la même façon que les vêtements se moulent aux exigences de notre corps, les doubles courbures sont conçues dans l’habitat comme une troisième peau, une enveloppe protectrice dans laquelle l’individu retrouve son équilibre, une peau aux sensations denses et multiples. Ce qui paraît en fait le plus important et pourtant le moins bien perçu, c’est la sensibilité tactile de la peau qui contribue à cette notion du “moi” »46. L’aspect protecteur de l’architecture est renforcé par le sens tactile. Grâce au toucher, on est en connexion directe avec l’espace architectural. Il nous met en confiance car ce sens n’est pas aussi trompeur que la vue. Il apporte une proximité directe avec cette troisième peau. Si l’on se sent bien lorsque l’on est à l’abri quand il pleut, c’est parce que l’architecture protège des agressions extérieures qui peuvent nous sembler désagréables.

Charles Moore, en tant que penseur et théoricien, essayait de « comprendre la complexité du fait architectural (concevoir et percevoir) et d’analyser pourquoi certains bâtiments, certains espaces parviennent à nous émouvoir »47. La notion d’affect entre en jeu lorsque l’on parle de sensations et d’émotions. Mais un espace architectural n’a pas besoin d’aller jusqu’à émouvoir l’usager qui le parcours. Il l’affecte déjà par sa présence. Il ne peut pas le laisser indifférent. « L’édifice peut nous mette en mouvement, nous affecter nous bouleverser, nous toucher, nous saisir »48. J’ai en souvenir, un bâtiment m’ayant fortement marqué face à ses choix architecturaux positionnant le visiteur dans une situation particulière. Il s’agit du mémorial du camp de Rivesaltes de Rudy Ricciotti. Cet édifice prône un message fort de mémoire avec une écriture radicale qui intervient directement sur la présence du “soi” et de “l’être dans ce monde” avec la mise en confrontation de notre existence par rapport à une histoire marquante. Il rend compte d’un passé tragique en le mettant en lumière. L’architecte Rudy Ricciotti a fait le choix de créer un bâtiment qui ne ferait pas d’ombre aux vestiges du camp de concentration.

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PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.53. PALLASMAA, Juhani. Ibidem, p.11. 45 ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Troisième édition élargie, Birkhauser Verlag, Basilea, 2010, p. 66. 46 DUCANCELLE, Jean-Michel. « Adapter les formes de l’habitat à la vie », Habitat n°4, Villeurbanne, 1986, p14. 47 MANIAQUE-BENTON, Caroline. « Charles Moore, une architecture de sensations », L’architecture d’Aujourd’hui n°292, Paris, Avril 1994, p.42. 48 MANIAQUE-BENTON, Caroline. Ibidem, p.42. 44

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P a g e | 90 Figure 39 – Présence du mémorial de Rivesaltes


Il a décidé d’intégrer son bâtiment dans le sol afin qu’il ne dépasse pas les “baraques” comme il les nomme. Une forme forte est créée avec un monolithe aux dimensions impressionnantes. Il reprend les couleurs de la terre du site comme s’il s’en était imprégné durant de nombreuses années passées enfoui dans le sol. Ce volume opaque enterré renvoie à l’image du tombeau ou de vestige historique mis à nu par des recherches archéologiques. Cette image renvoie au passé. Un passé extrêmement frappant qui ressurgit dans un site portant une atmosphère pesante et silencieuse. Elle impacte le visiteur sur sa manière d’aborder le site. Il se situe au-dessus d’un passé enfoui et partiellement détruit. Cette atmosphère le positionne dans un devoir de mémoire, de respect et de considération face à l’histoire dramatique du lieu. L’ancrage de ce bâtiment en plein camp de concentration est un réel prétexte pour amener les visiteurs directement dans les ruines de ce passé tumultueux. Ils sont invités à parcourir le sentier longeant le bâtiment. Mais ce dernier ne propose pas à sa contemplation de la nouvelle architecture, mais plutôt de son site d’ancrage. En effet, le bâtiment ne possède aucun événement attirant l’œil durant tout son parcours. C’est un volume opaque où seuls les joints de dilatations viennent créer un rythme. Le rythme de la longueur. Sa dimension immense, 230 mètres de long, impose au visiteur de prendre le temps d’observer le camp alentour. Il nous rend compte de la grandeur, de l’échelle de ce lieu et de notre taille face à lui. Au fur et à mesure que l’on avance sur ce site, on peut observer que le mémorial semble s’élever petit à petit du sol. A son extrémité, il vient s’aligner à la hauteur des toitures des “baraques”, toujours dans cette notion de respect en ne dépassant pas ces dernières. L’entrée du bâtiment se fait par une rampe, elle aussi très longue. Elle fait descendre le visiteur sous terre et lui impose de se diriger vers un endroit qui semble obscur et sans issue. Personnellement, lorsque j’ai descendu cette pente, je ne me sentais pas à l’aise car je ne voyais rien d’autre qu’un mur qui me faisait fasse en son extrémité. Je ne savais pas ce qui m’attendait au bout de la pente. Pour moi, cela me semblait être une voie sans issue. L’architecte créé une sorte de scénario mettant le spectateur dans une position inconfortable, le poussant à aller vers un endroit totalement méconnu, à l’écart de tous les regards, enfouis sous terre. Cette scénarisation du parcours fait écho à l’histoire des déportés qui ne savaient pas où ils allaient être amenés, de façon évidemment moins radicale, mais qui renvoie à cette image forte. Une fois à l’intérieur du bâtiment, le visiteur se trouve en quelque sorte sous terre enfermé dans un lieu n’ayant aucune relation avec l’extérieur faisant aussi écho l’enfermement des personnes dans le camp. L’intérieur ne se retrouve ouvert que sur lui-même. Il renvoie à une certaine intériorité. Les seules fenêtres qu’il ouvre se dirigent vers le ciel. « Sa violence formelle témoigne de l’impossibilité de l’oubli !»49.

Tous les bâtiments n’agissent pas de manière aussi forte sur cet état de conscience de notre position et existence dans un lieu. Certains espaces architecturaux vont privilégier d’autres aspects pour intégrer les individus qui la parcourent. Une architecture peut admettre selon les cas, une certaine intégration de l’Homme par l’appropriation de son espace. Un individu peut s’associer à ce dernier en exploitant ses fonctions, ou même en les détournant pour d’autres usages. Il peut se l’approprier par le corps mais aussi par les objets. Cette appropriation d’ordre physique et peut être temporaire ou permanente. Le grade d’appropriation varie s’il s’agit d’un espace public, d’un espace privé ou d’un espace privé partagé. Dans le cas d’une place publique, les usagers peuvent généralement profiter d’assises qui leur permettent un temps de pause ou d’attente. Or, ce mobilier devient support de création pour une personne pratiquant l’art du déplacement dans l’espace ou parkour. Il peut s’appuyer des éléments composant la place publique pour réaliser des figures acrobatiques même si ces dernier n’ont pas étés pensé pour cette fonction. 49

RICCIOTTI, Rudy. « Découvrir le mémorial », www.memorialcamprivesaltes.eu.

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P a g e | 92 Figure 40 – Atmosphère de la chapelle Notre Dame du haut de Ronchamp, Le Corbusier


Ce détournement de l’usage courant d’un objet ou d’un espace relève de l’appropriation. L’espace public est d’ailleurs fait pour permettre une certaine liberté afin que le plus grand nombre de personne y trouve un attrait particulier. Il est rarement contraint par une utilisation précise que chacun devrait suivre. De cette manière, l’espace public s’adapter à une grande variété de public, celui qui le traverse. Le concepteur possède la capacité de contraindre à des usages. Mais il doit l’adapter en fonction du contexte. Dans un bâtiment, les fonctions seront généralement plus marquées que dans un espace public. L’architecte peut induire un certain nombre de chose par l’espace qu’il construit. Il a la possibilité de guider et d’aider les futurs usagers dans l’utilisation de l’espace. « Peter Zumthor apprécie les lieux et les maisons où l’être humain se sent en bonnes mains, qui lui fournissent un habitat agréable et le soutiennent discrètement »50. C’est ce soutien discret qui apparaît comme particulièrement intéressant. Un espace architectural trop contraignant dont l’utilisation serait dictée pourrait être perçu comme désagréable par l’usager, ne lui laissant pas la liberté du faire et de l’être dans un lieu. L’architecture a ce pouvoir de nous donner cette liberté, de l’appréhender de la manière que l’on souhaite. Certes, nous sommes parfois contraints à suivre des chemins qu’elle nous indique, mais l’on est tout à fait en mesure de contrôler nos mouvements dans l’espace qu’elle génère et de vivre une expérience différente de celle que vivent les autres personnes. On peut toucher une paroi, trainer des pieds ou au contraire marcher avec lourdeur et générer un bruit plus ou moins intense, regarder dans une direction plutôt que dans une autre, etc. En revanche, on ne pourra pas contrôler le confort thermique et hygrométrique, ni lumineux, olfactif ou acoustique que le bâtiment lui-même est censé contrôler. « Moi, je crois que les efforts humains peuvent faire naître une œuvre, un roman, un poème ou un quatuor à cordes. Quand c’est réussi, cela forme un monde à part, un cosmos, et cela crée une compréhension particulière, une vision, une émotion qui est une totalité. Moi, je rentre là-dedans quand ça me plaît. Comme dans un beau film, je pénètre un monde spécifique qui porte l’empreinte de quelqu’un qui a inventé, pensé et senti ça pour moi. C’est une belle définition de l’architecture, quand cela laisse de la liberté… »51. Chaque architecte détient le pouvoir de transmettre sa propre vision du monde, de créer une atmosphère qui lui est propre et de la véhiculer aux individus qui ont l’occasion de vivre cet espace. Mais ce n’est pas l’architecte seul qui créé l’œuvre. Elle n’existerait justement pas sans ses usagers qui la font vibrer, qui lui donnent un sens, une vie. L’atmosphère et l’ambiance ou “état d’âme” d’un espace va être issu de la combinaison entre les différents choix faits par l’architecte, de la présence des usagers et de la notion du temps. L’ouvrage « Atmosphères » de Peter Zumthor, provient d’une interrogation. Qu’est-ce que la qualité architecturale? « Pour moi, c’est relativement simple. La qualité architecturale, ce n’est pas avoir sa place dans un guide d’architecture ou dans l’histoire de l’architecture ou encore être cité ici ou là. Pour moi, il ne peut s’agir de qualité architecturale que si le bâtiment me touche. Mais qu’est-ce qui peut bien me toucher dans ces bâtiments? Et comment puis-je le concevoir? »52. En effet, lorsqu’un projet fait l’objet d’une publication, il n’est pas possible de savoir si ce dernier aura la capacité de toucher la personne qui le visitera ou vivra en son intérieur. Les sensations étant très personnelles, elles ne dépendront que de la sensibilité de chacun. La notion d’atmosphère est d’ailleurs comparée par Peter Zumthor à la première impression que l’on a d’une personne. « J’entre dans un bâtiment, je vois un espace, je perçois l’atmosphère et, en une fraction de seconde, j’ai la sensation de ce qui est là. […] L’atmosphère agit sur notre perception émotionnelle»53.

50

Citation de Brigitte LABS-EHLERT dans le livre de Peter ZUMTHOR, « Atmosphères : environnements architecturaux. Ce qui m’entoure », publié par Birkhauser, Bâle, 2008, p. 7. 51 COPANS, Richard. NUEMANN, Stan. « Architectures », Chêne Arte Editions, Paris, 2007, p.146. 52 ZUMTHOR, Peter. « Atmosphères : environnements architecturaux. Ce qui m’entoure », Op. Cit., p.11. 53 ZUMTHOR, Peter. Ibidem, p.13.

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P a g e | 94 Figure 41 – Entre-deux, musée Soulages à Rodez, RCR Arquitectes


L’ambiance regroupe les différentes sensations liées à un “espace enveloppant” et au sujet le percevant. Elle se réfère à une atmosphère d’un lieu lié à des éléments physiques ou moraux. L’ambiance est générée par l’association des technosciences avec les sciences humaines alliant donc l’acoustique, l’hygrométrie, la température, la luminosité, etc. ; à la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, etc. Ce n’est donc pas seulement l’espace physique qui la conditionne mais aussi l’état et l’action de l’individu qui s’y trouve. Cela induit une relation entre l’objet et le corps. Les conditions naturelles météorologiques, les saisons, la sensibilité de l’individu où l’attention apportée varient en fonction du temps. L’ambiance sera donc par conséquent toujours différente. Dans son architecture, Luis Barragán a le « dessein de créer une atmosphère d’émotion esthétique et une ambiance qui suscite une sensation de bien-être »54. Un lieu aurait la capacité de modifier l’état d’esprit de la personne qui l’explore. Le bien-être en fait partie, et il est souvent l’effet que recherche le concepteur dans son architecture. La plupart des bâtiments, hormis dans certains cas particulier, ont pour vocation à accueillir et mettre à l’aise ses occupants. Cependant, il n’est pas facile d’arriver à l’obtenir car il dépend de très nombreux facteurs que l’architecte lui-même ne peut pas toujours gérer. La difficulté réside dans la compréhension des effets produits par la somme des facteurs sensoriels. Il serait possible de la décomposer en fonction de ses différents facteurs déclenchants. Cependant ces derniers sont presque infinis et restent difficiles à dissocier. L’hypothèse des “formants” de Grégoire Chelkoff55 permet de déterminer différents vecteurs impliqués dans la création d’une ambiance. Ils s’appuient sur les processus de sélection de l’information par l’individu, l’organisation perceptive qui en découle, l’attention portée par ce dernier et sur la mémoire qu’il accumule. « Le terme “formant” vient de la phonologie. Il désigne le processus qui permet d’articuler la langue et de faire advenir du sens à partir du bruit. En l’appliquant à l’ambiance architecturale, Chelkoff suppose que dans un environnement physique à priori multiple et complexe, certains phénomènes sensibles prennent une valeur d’appui et deviennent décisifs dans le processus de formation perceptive à partir duquel le sentiment d’ambiance peut émerger »56. En soi, les formants seraient issus de l’association ou de la confrontation entre l’environnement physique et les événements qui surviennent. Pour mieux comprendre les notions de “formants”, il possible de s’appuyer sur un espace concret, dans un recoin caché du musée Soulages à Rodez. La photo présente un espace entre deux parois, l’une en verre translucide et l’autre, poreuse avec un brise soleil en acier corten. Ce dernier est exigu et pourtant, il est perçu comme étant plus grand que ce qu’il n’est. Ceci, grâce au formant de la paroi de verre. En ne considérant plus cette paroi vitrée en tant qu’objet mais plutôt en tant que surface renvoyant la lumière et le reflet, elle devient “formante” de son environnement proche. « Elle reflète des choses qui sont d’un autre ordre que la paroi elle-même. Elle est transformée par un événement sensible particulier qui la fait exister sous cette forme, à cet instant précis, en se combinant avec d’autres phénomènes : une luminosité particulière ou une brise dans le feuillage d’un arbre. La paroi entre dans le processus formant l’ambiance. Elle constitue, dans cette combinaison particulière, un vecteur sensible qui informe et réorganise l’ensemble »57. De cette manière, l’impression d’espace généré par ce reflet sur le verre, semble plus importante à ce moment précis car la luminosité reflétée ne permet pas de voir ce qu’il se passe au-delà de la paroi vitrée. En revanche, si cette photo avait été prise le soir, la luminosité intérieure des lumières artificielles auraient totalement changé la perception de cet espace. Il serait rendu plus étroit car la démarcation entre intérieur et extérieur serait bien présente. Or sur la photo, seul un trait marque la présence de la vitre.

54

Issu d’un ouvrage de SALVAT Jorge, « Luis Barragán, Riflessi messicani. Colloqui di modo », Modo, n°45, Milan, 1981, p.63. Grégoire Chelkoff, architecte enseignant à l’ENSAG, ancien directeur du CRESSON (Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain). 56 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit, p.64. 57 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.66. 55

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P a g e | 96 Figure 42 – Verre givré


Cette nouvelle photo montre de nouveau une paroi vitrée. Cette fois-ci, le verre possède un aspect bien différent du précédent. Il ne réfléchit pas de lumière, mais il la diffuse en la laissant passer. Ce verre est dans un état particulier, lié aux conditions climatique hivernales. Son inclinaison face au ciel l’a revêtu d’une couverture givrée matinale. Cette photographie, tout juste prise avant le lever du soleil dévoile un aspect bien particulier du verre. Cette surface parfaitement lisse et homogène devient hétérogène par l’effet du givre. La paroi est tachetée de teintes bleutées variables en fonction des cristaux et de la lumière du ciel. Cette couleur semble être plus forte que la couleur du ciel elle-même. Cet effet est certainement lié à l’orientation des micros cristaux de glace qui parent la surface. Ses couleurs et ses forment rigides renvoient à l’idée de fraicheur. Je suis resté fasciné devant cette toile éphémère. Je n’avais jamais vu cette vitre dans un état aussi captivant. Seules quelques minutes ont suffi pour changer son aspect. Dès l’apparition du soleil, les teintes ont commencé à basculer dans des couleurs chaudes. Et la glace s’en est allée avec les premiers rayons lumineux traversant cette surface vibrante. Cette image reflète un instant unique, qui ne se reproduira pas de la même manière en fonction de l’orientation du verre, de la luminosité, de l’heure, de la période de l’année, de la formation du givre, de la propreté de la paroi, etc. Je n’ai pas cité tous les “formants” de cette fresque naturelle car leur énumération serait très longue, voire presque infinie. Il est assez simple de se rendre compte que quelques minutes plus tard, cette image aurait été toute autre car elle serait produite par des formants différents. Si, au moment de prendre cette photo le verre n’avait pas été givré, il aurait reflété mon objectif et moi-même, capturant une image, avec en fond un paysage. Ce qui est d’ailleurs très intéressant ici, c’est que ce givre cache un paysage naturel montagneux et arboré. Sans ce givre, le verre s’effacerait pour laisser place à cette vue singulière.

« Une ambiance, en tant que totalité, peut donc être modifiée si l’un des formants vient à changer. Il suffit par exemple d’allumer la lumière dans la cave pour rendre le lieu inoffensif (ou moins inquiétant) aux yeux d’un enfant »58. Il est donc très simple finalement, de faire basculer un espace dans une ambiance totalement différente en ajoutant un nouveau formant comme le simple fait d’allumer une lampe ou d’ouvrir des volets, apportant ainsi de la lumière. Cependant, on comprend aussi qu’il est très difficile de contrôler l’ambiance d’un lieu et par conséquent il est difficile de provoquer une ambiance agréable. Elle dépend d’une multitude de facteurs possédant une large diversité d’associations la rendant ainsi imprévisible. Le facteur de pression de l’air par exemple, n’est pas une réelle préoccupation de l’architecte lors de la conception, en dehors des édifices à une altitude relativement élevée, et ne peut d’ailleurs pas être contrôlé. Il dépend de l’altitude et peut avoir un impact plus ou moins important sur l’état physique d’une personne. Ce facteur est peut-être moins perçu par l’Homme, mais il est présent. On ressentira plus les effets liés à la température et à l’humidité qui cette fois-ci, peuvent être contrôlés par le concepteur. « La création d’une ambiance passe par le contrôle maximal de l’environnement. C’est naturellement à l’intérieur que l’ambiance peut le plus facilement être contrôlée, ce qui induit d’importantes conséquences, notamment dans la conception et le statut de la lumière. »59. L’architecte aura plus de difficultés à maitriser l’ambiance d’un milieu extérieur. Il pourra plus facilement manier les formants dans un espace architecturé. L’ambiance du milieu environnant va plutôt être impactée par le bâtiment ou l’espace créé. Si ce dernier propose un mur de grande hauteur, une partie de cet environnement proche va être ombré à certains moments de la journée.

58

ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.65. LAPIERRE, Éric. CHEVRIER, Claire. PINARD, Emmanuel. SALERNO, Paola. « Architecture du réel : Architecture contemporaine en France », Le Moniteur, Paris, 2003, p.29. 59

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P a g e | 98 Figure 43 – La poignée d’un monde à part, celui de mes souvenirs personnels


L’architecture n’est pas perçue comme un tout mais plutôt comme une série d’événements qui s’enchainent. On expérimente l’architecture par l’addition des différents sens nous permettant de nous rendre compte d’un espace. Mais il est très difficile de capter tout ce que peut procurer une architecture en une seule fois, au vu de sa variation continue au cours du temps. On ne peut voir un bâtiment dans son ensemble que sous forme de maquette, mais cette dernière ne produit pas les effets réels de l’espace architectural. Cela reste une méthode de représentation qui suggère l’œuvre. En retournant dans un espace, on éprouve généralement une expérience différente de la précédente. On se rend compte de certains détails que l’on n’avait pas remarqués. On peut aussi y découvrir une nouvelle ambiance. Ces nouveaux éléments nous permettent d’apprécier ou non cet espace, mais apportent une richesse particulière au lieu. Maurice Merleau-Ponty parle d’une fusion entre objet et champ, ou plus précisément, entre objet architectural, espace, matériaux, détails et événement qui se produit dans ce lieu. Le premier plan, le second plan et la vision lointaine fusionnent avec la matérialité, la lumière et l’événement actuel pour former la “perception complète”. D’un point de vue visuel, il faut considérer « l’espace, la lumière, la couleur, la géométrie, le détail et le matériau comme un continuum d’expériences »60.

Les ambiances ne sont pas sans influence sur notre mode de vie, sur nos humeurs. « Comment comprendre l’être humain sans le situer dans un espace quelconque? Ces espaces vivants que sont les lieux se veulent profondément liés à la vie affective: qui nierait l’effet des villes sur l’âme humaine? »61. L’architecture fait partie intégrante de notre vie depuis notre enfance. Le foyer où l’on nait est en quelque sorte notre seconde peau, celle qui nous protège, qui nous accueille, qui nous permet de nous développer dans le confort qu’il amène. « L’architecture a le pouvoir d’inspirer et de transformer notre existence de jour en jour. L’acte quotidien de saisir la poignée d’une porte et l’ouvrir vers une pièce baignée de lumière peut se convertir en un acte profond si nous l’expérimentons avec une conscience sensibilisée. Voir et sentir ces qualités physiques signifie devenir le sujet des sens »62. Les sensations liées au quotidien ne sont pas souvent ressenties car elles se lient à l’habitude. Si l’on se concentre sur nos sens et que l’on y prête plus d’attention en prenant le temps de saisir la sensibilité de ce qui nous entoure, l’espace peut devenir plus profond et nous toucher. Il est possible de relever ce que capte chaque partie de notre corps et de se rendre compte de la sensibilité de ce qui nous entoure. « Pendant un moment, alors que nous regardons vers la voûte de la gare Grand Central Station à New York pour voir comment les rayons de lumière poussiéreuse traversent les immenses fenêtres cintrées, notre perception modifie notre conscience, notre attention se développe et le temps s’allonge »63. L’attention modifie notre perception des choses habituelle. Il est finalement assez simple de saisir un instant, il suffit de se concentrer sur ce dernier. Personnellement, je suis très sensible aux jeux provoqués par la lumière. Ils ont une certaine facilité à attirer l’attention car il modifie la perception d’un objet, d’un espace, d’un environnement.

60

HOLL, Steven. Op. Cit, p.18. Citation de Patrizia LOMBARDO dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, Op. Cit., p.137. 62 HOLL, Steven. Op. Cit. p.11. 63 HOLL, Steven. Ibidem, p.29-30. 61

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P a g e | 100 Figure 44 – Rayon lumineux caressant le mur


Un matin, alors que je me dirigeais simplement vers la cuisine pour préparer mon petit déjeuner, un détail est venu capter mon attention et interrompre mon déplacement. Un rayon lumineux traversait une fenêtre renfoncée dans une niche de l’épaisseur du mur en pierre. Le sapin de noël logeait dans cette niche et cachait entièrement cette fenêtre. Elle n’avait pas beaucoup d’intérêt visuel car elle donnait directement sur l’appentis où l’on garait la voiture et où l’on rangeait le bois. En ce mois de décembre, le soleil donne directement sur cette ouverture à l’aube durant quelques minutes. Les rayons lumineux traversent un premier filtre de dentelle suspendu devant l’écran de verre, puis un second, celui des épines du conifère, pour enfin atteindre l’épais mur en pierre. Une partie de ce mur est recouvert d’un enduit peint d’une teinte jaune. Cette surface se met à briller pour quelques instants. La lumière fait ressortir l’irrégularité de la peinture avec les traits d’un pinceau épais rendant la surface du mur hétérogène. Comment ne pas être séduit par ces jeux de lumière variant et vibrant avec la matière qu’elle percute ? Ce moment est d’autant plus intense que je ne suis pas sûr de le retrouver le lendemain. La position du soleil varie du jour en jour et petit à petit, cette fenêtre ne recevra plus de rayons directs. Le sapin va laisser place à un espace vide dans quelques temps et la dentelle n’étant pas parfaitement figée, risque à tout moment d’être bougée. Le mur peut lui aussi subir des changements, sa peinture peut être refaite à tout moment ou l’enduit pourrait aussi laisser place à la pierre qu’il recouvre. « Plus pleinement que le reste des autres formes artistiques, l’architecture capture l’immédiateté de nos perceptions sensorielles. Le temps qui passe, la lumière, l'ombre et la transparence; les phénomènes chromatiques, la texture, les matériaux et les détails … »64. Les arts graphiques comme la photographie ou la peinture mais aussi d’autres arts comme la musique, se limitent à des sujets spécifiques et « captent seulement partiellement la multitude des sensations qu’évoque l’architecture. […] Seule l’architecture peut éveiller simultanément tous les sens, toutes les complexités de la perception »65. Elle est à la fois une œuvre visuelle avec ses teintes, ses forme ; tactile avec son côté sculptural, modelée par les personnes qui la construisent ; sonore avec les sons qu’elle produit ou qu’elle renvoie. Elle touche aussi à un univers peu exploité dans l’art en invitant l’odorat à la parcourir. La photographie ou le cinéma peuvent transmettre des sensations, mais il n’y a que l’architecture qui permet à l’œil de déambuler librement, de ressentir les sensations tactiles de la texture, d’expérimenter la lumière changeante au mouvement, de sentir une odeur singulière, d’entendre les résonnances dans un espace, etc. Elle permet d’établir une relation entre corps et espace beaucoup plus profonde que dans les autres arts. Il n’y a pas de réelle prise de conscience de cela lorsque l’on est habitué à vivre avec elle. « Ce qui distingue l’architecture des autres arts, c’est la dimension et son double aspect fonctionnel, […] il y a l’aspect esthétique et aussi l’aspect utilitaire, d’où ce double aspect fonctionnel. Peinture, sculpture, poésie, ont pour objectif, le Spirituel uniquement, l’architecture, elle, prend en compte aussi des objectifs matériels, tels que confort, sécurité, solidité, commodité, etc. »66. On aurait cependant tendance à oublier ce double aspect. Une architecture n’est pas que purement fonctionnelle.

64

HOLL, Steven. Ibidem, p.11. HOLL, Steven. Ibidem, p.12. 66 WILLARD, Claude-Jacques, « Le nombre d’or », éditions Magnard, Paris, 1987, p.249. 65

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P a g e | 102 Figure 45 – Evoluer dans la pente, Rolex Learning Center, SANAA


Je me suis rendu compte au travers des recherches, que l’impression que j’avais porté sur un bâtiment n’était peut-être pas juste. Le côté rationnel de la fonctionnalité de l’édifice m’avait rattrapé et ne m’avait pas permis de profiter amplement de cet espace unique en son genre. Il s’agit du Rolex Learning Center de l’EPFL67 de SANAA68. Suite à ma visite, j’avais considéré ce bâtiment comme peu exploitable à cause de ses grandes surfaces intérieures qui m’ont paru contraignantes et difficilement utilisables à cause du concept esthétique, qui lui me paraît plutôt réussi. En effet, ce bâtiment est conçu à partir de formes fluides privilégiant de nombreuses courbes ne s’arrêtant pas seulement aux courbes en façade ou en plan. Le sol lui-même est courbé. Je n’avais jamais marché sur un sol en pente irrégulière à l’intérieur même d’un bâtiment. L’effet était assez perturbant. Au moment où j’ai visité cet espace, personne ne s’aventurait hors des zones planes. Certaines plateformes étaient créées pour permettre d’installer du mobilier tel que des bureaux et des chaises pour les étudiants. Les pentes ont donc leurs limites en termes de fonction. Seul de grands coussins permettent l’assise dans ces vastes zones inclinées. Il est possible qu’à d’autre période, le bâtiment soit davantage occupé et les pentes appropriées. Personnellement je n’ai pas réussi à capter les sensations provoquées par ce bâtiment de façon positive car je n’ai fait que le traverser et le découvrir en tant que visiteur. Or je pense que si j’étais un réel usager, les sensations seraient toutes autres. La lecture d’un entretien entre Barbara Polla et Patrick Aebischer, président de l’EPFL, m’a permis de mieux comprendre la philosophie du bâtiment. Lorsqu’il est demandé à Patrick Aebischer, quelles émotions ressent-il dans ce bâtiment, il y répond: « Si je devais céder à cet exercice de la mise en mots, je dirais que c’est un bâtiment qui me rappelle l’Italie. Le Piémont, la Toscane. Un paysage à la fois magique, plus reposant que les Alpes et pourtant jamais lassant. On peut aussi penser aux estampes japonaises comme Hokusai ou Hiroshige. Une poésie en blanc et gris. Mais, une fois de plus, chaque jour suscite des impressions nouvelles. Il y a même des jours où il m’excède: trop de monde, trop de bruit. C’est un bâtiment que l’on visite aussi le matin ou le soir: la mise en lumière intérieure et extérieure du bâtiment est réellement magique »69. L’architecture peut avoir des effets sur l’apprentissage. Elle peut accompagner les usagers dans une ambiance permettant la concentration. « Les processus d’apprentissage sont très complexes et relativement difficiles à modéliser. La mémorisation d’une information est liée au travail cognitif propre, comme la lecture et l’écriture, mais elle est aussi conditionnée par d’autres facteurs indirects comme le contexte émotionnel ou les mécanismes d’attention du cerveau. Le bruit ambiant, l’esthétique du lieu, la grandeur des espaces, tous ces éléments jouent évidemment un rôle dans la qualité de l’apprentissage »70. L’architecture dans le milieu universitaire est un symbole de culture. « L’esthétique et la culture ont cette vocation de décloisonner, d’ouvrir l’esprit. C’est une éducation à l’altérité, à la différence. L’architecture a aussi parfois pour conséquence qu’en dressant des murs, elle en abat d’autres et évite que les esprits ne se formatent trop »71. D’après le président de l’EPFL, l’esthétique est essentielle. Elle procure un certain plaisir et crée dans ce cas précis une motivation au travail pour les étudiants. Étudier dans un cadre agréable joue beaucoup sur l’aspect mental. Selon lui, ce bâtiment est principalement visuel à la fois dans son esthétique et dans son usage dédié au travail et la lecture.

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École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Les architectes japonais Sejima et Nishizawa : SANAA. 69 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.75. 70 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.76. 71 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.78. 68

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Figure 46 – Le poids de la matière face à la légèreté des courbes, Rolex Learning Center, SANAA

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Au-delà du concept de la forme, le directeur explique que les courbes du sol ont une fonction d’isolation visuelle et phonique dans ce grand espace libre. Ainsi elles divisent les espaces en s’appuyant sur la longueur plutôt que sur des parois aveugles qui masqueraient le paysage à la fois extérieur et intérieur. Les seules parois présentes sont des parois de verre pour créer des alcôves et permettre une activité de réflexion de groupe, ou des cours par exemple, sans pour autant nuire à la tranquillité et au calme qui règne dans le reste du bâtiment. La compréhension de ces principes m’a permis de me rendre compte que les sensations que peut procurer ce bâtiment peuvent être bien plus intéressantes que celles que j’ai ressenties lors de sa traversée. Si l’occasion se représente, je verrai le bâtiment d’un autre œil et profiterait de son vaste espace d’une autre manière.

« Qu’est-ce, au plus près, que le ressenti de l’architecture? Une question posée assumant le vraisemblable éclatement de la réponse: ce ressenti, il peut être fluctuant, mal cernable voire indéfinissable »72. Ce ressenti, à l’image des formants qui créent une ambiance, est généré par une multitude de facteurs personnels et ambiants. Il est donc relativement difficile de le décrire et est avant tout personnel. En ce qui concerne le ressenti esthétique, la notion de goût ou d’attirance est variable dans le temps. Une architecture peut nous plaire sur le moment, mais cela ne sera peut-être être plus le cas dans une dizaine d’années. L’une des expériences esthétiques m’ayant le plus déstabilisé dans ma façon de penser et de me positionner dans l’espace, fut en découvrant le mémorial de Rivesaltes. Ce bâtiment m’a montré dans façon claire ce que l’architecture peut signifier et qu’elle peut réellement véhiculer un message fort. Une architecture qui symbolise des valeurs telles que la justice, la religion ou la mémoire, pourra susciter des émotions si le sujet les reconnaît. L’approche des thermes de Vals est très différente car elle ne porte pas la lourde histoire d’un mémorial. Mais il y a quand même une philosophie très singulière et symbolique, celle du bâtiment sculpté dans la montagne qui veut nous faire ressentir sa massivité, son ancrage dans le paysage ; sa force en quelque sorte. Cette architecture ne s’apparente pas aux codes des espaces “thermo ludiques” habituels, plus proches de piscines municipales ou lieux de loisirs et d’attractions où se ruent les familles pour décompresser après une dure semaine de travail. Le bâtiment de Zumthor est un espace avec une écriture unique dont la source d’inspiration ne se base pas sur les bâtiments accueillant la même fonction. Cet édifice découle d’un processus de conception particulier, n’orientant pas en premier lieu son architecture autour des bassins qu’il propose mais plutôt en se concentrant sur le corps qui l’appréhende. Cette différence avec les espaces “thermo ludiques” habituels amène à une nouvelle approche du visiteur qui ne vient pas juste pour se détendre. Il vient aussi pour découvrir un lieu possédant une résonance particulière. Les thermes de Vals ne m’ont pas seulement permis de me ressourcer. « Se baigner devient un rituel presque mystique ou mythologique de nettoyage, de détente, comme on le sent un peu dans la foi chrétienne avec le baptême. Il s’agit de se transformer en se débarrassant des vêtements du quotidien et il y a un endroit rituel où l’on se dénude et vient dans un nouveau monde, où il s’agit de pierre et de peau, d’eaux de différentes températures, de lumière, d’effets acoustiques, de surfaces différentes qu’on sent sur la peau : une richesse incroyable. Formellement, tout est simple et essentiel »73. L’architecture enveloppe d’autant plus le corps lorsqu’il est dépourvu de sa couverture d’habits. La proximité entre les deux entités est donc plus importante.

72 73

ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.14. COPANS, Richard. NUEMANN, Stan. Op. Cit., p.144.

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Figure 47 – Passerelle du Mucem, Rudy Ricciotti, Marseille

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L’édifice n’est plus la troisième peau, elle passe au rang de deuxième peau protégeant directement le corps. L’effet enveloppant est accentué par la matière. L’eau est une matière composant le bâtiment. Elle recouvre le corps. Un corps qui se retrouve confronté aux dimensions des espaces dans lequel il est plongé, oscillant entre l’intériorité des bains intimes et la confrontation au vaste paysage. Mon échelle était en perpétuel questionnement en passant d’un grand espace intérieur aux espaces intimes tout en me proposant de me mesurer aux montagnes me faisant face. Depuis l’intérieur on ne voit d’ailleurs pas le ciel si l’on ne se rapproche pas suffisamment des ouvertures, comme si la montagne voulait nous montrer la force de sa présence.

Une œuvre architecturale peut impressionner, émerveiller ou dépasser notre propre personne. C’est l’idée de transcendance. Notre esprit peut être captivé par une prouesse technique. Je pense par exemple à l’impressionnante passerelle du Mucem de Rudy Ricciotti à Marseille, qui n’a pas besoin de structure externe pour réaliser une portée de 115 mètres. Cette prouesse impressionne par l’absence de structure visible en comparaison à d’autres franchissements qui nécessitent des éléments de soutien intermédiaire, généralement importants et difficilement dissimulables. Bruno Zevi définit la beauté de l’architecture par son espace interne. « Sera belle celle dont l’espace interne nous attire, nous élève, nous subjugue spirituellement, sera laide celle dont l’espace interne nous fatigue ou nous repousse »74. L’espace intérieur n’est pas limité à l’intérieur même d’un bâtiment. Il inclut l’intérieur entre des clôtures, des bâtiments, l’intérieur de la ville. Une architecture peut donc apporter de la surprise, de la joie, du plaisir mais aussi de la déception. Car l’architecture ne fait pas non plus qu’impressionner et émouvoir positivement. Elle peut également véhiculer un aspect négatif. L’angoisse, l’inquiétude, l’appréhension, l’indignation, l’exaspération, l’anxiété ou le désarroi sont des émotions particulières que peuvent soulever des édifices. Elles relèvent de plusieurs types. Celles que l’on peut considérer comme répulsives telles que la laideur, et celles qui ont à faire avec une dimension morale ou politique. On retrouve notamment ces réactions face à une architecture pouvant être totalitaire, sécuritaire ou encore insalubre. « En fonction du contexte esthétique, certaines émotions “négatives” nous approchent de la perception du sublime, “c’est-à-dire la plus puissante que l’on puisse connaître, celle du delight, une expérience d’horreur délicieuse, qui mêle à la fois fascination et répulsion, peur et attraction, angoisse et plaisir, interdit et transgression” »75. Les émotions peuvent être contradictoires entre elles. Une architecture peut être impressionnante et somptueuse mais aussi peut nous évoquer la domination et l’exploitation due à sa construction et ainsi provoquer une indignation malgré l’admiration. Les zones industrielles désaffectées peuvent provoquer un certain dégoût, mais aussi une attirance particulière liée à la curiosité de savoir ce qu’il s’y cache. A contrario, les pyramides sont fascinantes. Mais derrière leurs constructions se cache une souffrance, celle des bâtisseurs qui les ont édifiées qui peut provoquer l’indignation auprès des personnes qui en sont conscientes. Burke76 identifie le sublime par le “delight”. « L’idée est là que l’expérience esthétique forte, génératrice d’une émotion puissante, se situe dans la négativité, par exemple dans une déstabilisation de nos manières de réfléchir, de penser, de sentir, de nous situer dans l’espace... L’émotion esthétique est celle qui ébranle nos certitudes, que celles-ci soient conceptuelles, affectives, sensorielles... L’œuvre d’art qui suscite de telles expériences est celle qui se dérobe à toute volonté, à toute ambition de maîtrise, dont le sens ne se donne pas, qui demeure pour toujours une énigme... »77.

74

Citation de Bruno Zevi, 1959 cité par Boudon dans l’ouvrage « Sur l’espace architectural », éditions Parenthèses, France, 2003, p.40. 75 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.18. 76 Edmund Burke, philosophe et politique irlandais du XVIII è s. 77 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.28.

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Figure 48 – Panoptique du Presidio Modelo, Cuba

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Il existe également des émotions passives dans le « sens que l’individu subit négativement des conditions spatiales […] Un espace, une architecture peuvent être déprimants par les conditions de vie qu’ils offrent, comme on le constate dans des études sur le développement de certaines psychopathologies, favorisées par exemple par le bruit, par l’insalubrité, par l’étroitesse des espaces, par les conditions de luminosité... »78, mais aussi par l’absence de repères. L’espace bâti peut provoquer des maladies, de l’anxiété, des angoisses. La claustrophobie et agoraphobie sont des angoisses liées à la spatialité. L’influence de l’espace sur le corps doit réellement être prise en compte de façon consciente par les personnes qui le conçoivent. Son intérêt n’est pas d’altérer ses occupants. Même dans l’espace carcéral, les bâtiments ne sont, ou ne devraient pas être là pour opprimer les prisonniers. Ils ont une importance d’autant plus grande que l’architecture à la pouvoir de jouer sur le mental des individus. La finalité de la prison est le repentir, la prise de conscience de l’acte interdit. L’oppression des individus comme dans les panoptiques79, n’apporte pas à ces derniers un état d’esprit leur permettant de méditer sur leurs faits de façon saine.

78

ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.35. Les panoptiques sont des prisons circulaires. Les cellules se trouvent sur le périmètre du cercle et sont surveillées depuis une tour de garde en son centre. Les prisonniers sont en permanence sous surveillance depuis ce point central. Ce type de prison est extrêmement contraignant, il agit sur la liberté d’être et de faire des détenus étant par définition déjà enfermés. Les panoptiques sont aujourd’hui comparés aux systèmes de surveillance par caméra, disséminé dans chaque recoin de nos villes modernes. Cela a pour effet de contraindre de nombreux individus à paraître « normaux », à entrer dans les cases de la société. 79

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P a g e | 110 Figure 49 – Sensation déstabilisante en espace urbain, Lausanne, Suisse La vue étant trompée par la déformation visuelle d’un sol plat, on accorde plus d’attention à l’espace urbain


2) Une perte de sensibilité dans notre société actuelle

Comme dans la nature, l’architecture fait appels aux différents sens du corps humain. Cependant les sensations qu’elle génère sont bien différentes. « Se promener en forêt est bienfaisant, vivifiant, du fait de l’interaction constante de tous les sens. Bachelard parle de la “polyphonie des sens”. »80. Dans la nature, il y a quelque chose qui nous dépasse. C’est un lieu qui n’est pas toujours contrôlé par l’Homme et qui possède un paysage empli d’odeurs, de bruits, de matières, de beauté ou de laideur, de saveurs, etc. Pour Peter Zumthor, tous les paysages naturels “purs” sont beaux. « Même lorsque les paysages naturels sont rudes, durs, maussades ou inhospitaliers, ou même lorsqu'ils me font peur, ils ne me paraissent jamais laids »81. Ils développent une certaine cohérence, une harmonie d’ensemble qui s’anime au grès des saisons. Cependant, là où l’intervention humaine est présente, les sensations sont toutes autres. Notamment à l’intermédiaire entre ville et nature, où l’architecture est en constant mouvement et est rarement cohérente à la fois avec le paysage et avec les autres architectures environnantes. Les mosaïques qui composent les zones d’urbanisation croissantes sont difficilement comparables aux tableaux des paysages naturels. L’urbanisation des villes rime souvent avec division et fragmentation. Cette division se fait ressentir lorsque nous la parcourrons. Pour Peter Zumthor, « la différence entre ville et paysage réside probablement dans ce qui suit: la ville me stimule ou m'exaspère, me rend petit ou grand, conscient de moi-même, fier, curieux, détendu, ou irrité, ennuyeux ... La ville m’intimide. En revanche, quand j’y suis disposé, le paysage me libère et m’apaise. La sensation du temps dans la nature est autre. Le temps est allongé dans un paysage, alors qu'en milieu urbain, il se condense, comme l'espace »82. L’image que l’on a de la ville n’est que « perspective, fragmentée et incomplète »83. Nous ne ressentons que très peu de sensations intéressantes en ville, ou du moins, nous ne sommes pas suffisamment attentifs pour les saisir. La ville est un espace de traversée, de passage, plutôt qu’un espace d’arrêt. Nous le percevons principalement qu’avec nos yeux. Sans un œil aguerrit et attentif, la ville peut être perçue comme une simple succession d’images hétérogènes. On expérimente peu l’espace urbain avec les autres sens d’un point de vue positif. L’ouïe capte des sons relativement dérangeants tels que les bruits des véhicules considérés comme nuisance sonore. L’odorat est souvent perturbé par de mauvaises odeurs. De plus, la saleté liée à la pollution et aux usages fréquents n’invite pas au contact tactile avec cet environnement. Or, « on n’apprécie pas une œuvre architecturale comme une série d’images rétiniennes isolées, mais dans son essence matérielle, corporelle et spirituelle totalement intégrée »84. Il faut y intégrer les autres sens pour apprécier l’espace architectural et donc l’espace urbain dans son ensemble. « La ville, on la voit, on la sent, mais on a rarement le plaisir de la toucher »85. On ne touche que très peu la ville. Elle est perçue comme peu hygiénique. Le seul toucher le plus présent est celui généré par nos pas. On ne touche pas réellement la ville avec pour but de la toucher. C’est plutôt un toucher inconscient et indifférent qui est en jeu. Rares sont les personnes qui vont aborder l’aspect tactile urbain à l’image du collectif UNTEL 86.

80

PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.46. ZUMTHOR, Peter. Op. Cit., p. 96. 82 ZUMTHOR, Peter. Ibidem, p. 96. 83 HOLL, Steven. Op. Cit., p.20. 84 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.12. 85 Yannick Guéguen dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, Op. Cit., p.83. 86 Collectif artistique français composé de Jean-Paul Albinet, Philippe Cazal et Alain Snyers 81

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Figure 50 – Espace urbain appropriable, offrant de nombreux lieux d’accrochent pour différentes activités dont notamment le parkour mais aussi la détente, la pause. Ce lieu n’est pas seulement un espace qui est traversé. Port Marianne, Montpellier

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Plusieurs de leurs interventions avaient pour sujet « l’appréhension du sol urbain ». En inhibant le sens visuel à l’aide d’un bandage, ils se sont prêtés à une exploration tactile du sol des villes en rampant. Ils avaient pour but de se saisir de la ville de manière sensorielle. En dehors de cette performance artistique, toucher la ville n’aspire pas au plaisir. La ville est plutôt touchée par les personnes qui l’entretiennent afin de la rendre propre et agréable à l’œil. Le citadin ne touche pas non plus la ville car il n’en est pas le propriétaire. Il est plus facile de rendre l’expérience tactile aux objets et lieux qui nous appartiennent. « Les seuls murs que je touche sont ceux qui composent mon appartement. Pour le reste, je touche avec les yeux »87. Dans les espaces publics, que ce soit la rue, la place ou le carré d’herbe, les usagers ont du mal à se prêter à l’expérience tactile et à s’approprier l’espace car il sait que cet endroit a déjà été vécu par un certain nombre de personnes avant eux sans savoir si ces dernières l’ont traité avec attention. Il est par exemple relativement difficile pour certains de s’assoir par terre en se disant que de nombreuses personnes ont marchés à cet endroitlà. Le passage génère de la salissure avec les chaussures qui s’imprègnent des lieux qu’elles parcourent. Un toucher urbain qui n’est pas non plus lié au désir, est celui de la promiscuité avec des inconnus qui peut se produire lorsque l’espace est saturé comme dans les transports urbains. Ce n’est pas un toucher volontaire et l’usager aimerait bien l’éviter. « Avec la perte du sens tactile, des mesures et détails traduits du corps humain, particulièrement de la main, les structures architecturales deviennent laides et plates, leurs bords aigus, elles n’ont ni matière, ni réalité. La construction, détachée des réalités de la matière et du métier, fait de l’architecture un décor pour les yeux, une scénographie dépourvue de l’authenticité du matériau et de la construction »88. Cependant, il reste des personnes qui justement profitent des caractéristiques tactiles de la ville comme les skaters ou les personnes pratiquant le parkour évoqués plus haut. Les sans-abris eux aussi possèdent un rapport tactile important avec l’espace urbain. La dureté des matériaux et leur chaleur sont des caractéristiques importantes pour eux. Le choix de l’espace de couchage dépendra aussi de la protection face au froid, ou au contraire proche d’une source de chaleur. L’espace public est leur habitat de vie. Mais ce dernier n’est pas pensé pour cette fonction, ses matériaux sont généralement rudes et sont peut-être donc peu appréciable d’un point de vue tactile. C’est certainement l’une des raisons pour laquelle on ne touche pas la ville. Les matières invitant au contact se retrouvent généralement dans nos habitats, qui avec leur douceur et leur chaleur, procurent un certain confort.

87

Jennifer Rey dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, Op. Cit., p.104. 88 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.35.

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Figure 51 – Mur en béton recouvert d’un plaquage en imitation bois ne vieillissant pas avec le temps. Ce matériau artificiel est tout de même mis en valeur par les jeux d’ombres et de lumière, mais vibre moins avec ces effets qu’une matière naturelle.

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Ce que nous propose le sens visuel dans une zone urbaine, c’est un enchaînement de constructions auxquelles on attribue une fonction liée au logement, au travail, au loisir, au commerce, etc. Selon Le Corbusier, « la construction c’est pour faire tenir. L’architecture, c’est pour émouvoir »89. L’architecture n’est pas seulement là pour accueillir un usage. Cependant, de nos jours, le lien entre architecture et économie aurait tendance à diminuer son côté émouvant au profit de la fonction. La notion de rentabilité entre en jeu notamment dans des bâtiments réalisés par des promoteurs. Une grande partie d’entre eux tente de produire une architecture compétitive afin de détenir le plus grand nombre de marchés. Leur politique de construction se base sur une économie de projet serrée, omettant volontairement d’intégrer certaines notions propres à l’architecture pour en diminuer les coûts alors qu’elles sont essentielles pour apprécier un espace. Sauf que cette économie possède un impact direct sur la qualité de vie. Prenons pour exemple les matériaux employés dans les intérieurs. Ils sont souvent peu qualitatifs dans ce type de constructions. Les imitations bon marché seront préférées aux matériaux naturels. Cependant, quand je touche une matière synthétique comme celle d’un lino au sol, je ne trouve pas cela très enthousiasment. Cela me laisse plutôt indifférent. C’est ni chaud, ni froid ; ni dur, ni mou ; ni agréable au toucher, ni désagréable ; ni beau, ni laid. C’est quelque chose qui au final est assez difficile à qualifier, qui reste neutre par l’absence de sensualité. Ces matériaux synthétiques reproduits à l’identique en de nombreux exemplaire dans des usines, ne portent pas d’histoire particulière. Les matériaux travaillés de manière artisanale tels que le bois possèdent une histoire. Ils induisent une méthode particulière d’assemblage, de découpe, des dimensions, un traitement, une finition avant de devenir un produit. Ils possèdent des contraintes qui leur sont propres. Un plancher en bois massif ne porte donc pas les mêmes valeurs qu’un sol stratifié ou un vinyle imitation bois. Ces derniers prennent l’apparence d’un matériau sans en avoir les propriétés qui lui sont caractéristiques. Notre perception est trompée à leur contact. L’œil semble percevoir du bois. Or au toucher, la chaleur de la matière, sa texture, sa masse ne sont pas celles auxquelles on s’attend. Il en va de même avec son odeur, le son qu’elle produit, ou sa durabilité face à l’usage dans le temps. Un plancher massif dégage une présence particulière. C’est une matière vivante qui bouge au fil du temps, qui craque à certains endroits, qui s’abime, qui s’use, mais qui peut être retravaillé. La vérité du matériau procurera plus de sensations aux personnes qui y sont en contact. L’esthétique reste généralement la seule chose à être valorisée dans des constructions économiques. Les autres sens sont délaissés au profit de la vue et donc de l’image. La vue possède une certaine facilité à toucher le plus grand nombre. Lorsqu’une personne veut acheter ou louer une maison ou un appartement, la recherche ne se base principalement que sur des photos. La première approche est donc visuelle. C’est seulement après cette sélection par l’image que les autres sens peuvent entrer en jeu. Cependant, lors d’une visite, on ne vit pas entièrement l’espace. Pour savoir si l’on se sent bien dans un lieu, il faudrait pouvoir l’aborder sous différentes ambiances, c’est-à-dire, sous différentes conditions. Prendre le temps de le visiter plusieurs fois à différents moments de la journée permettrait de comprendre l’atmosphère que peut générer cet espace, avec sa lumière et sa thermique changeantes en fonction des heures, ses vues qu’il propose, les bruits environnant qu’il perçoit, etc. Mais ceci n’est que très rarement compris par la personne intéressée. Elle reste encore assez éloignée de ce lieu car le contact qu’il établit est toujours visuel à cause du court instant qui lui est mis à disposition. Les biens immobiliers sont des biens qui ne restent que très peu de temps sur le marché et le visiteur ne se fie donc qu’au sens qui permet de survoler rapidement tous ce qui peut l’intéresser, en l’occurrence le sens visuel.

89

Citation de Le Corbusier, évoquée dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, Op. Cit., p.10.

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Figure 52 – Contexte urbain des thermes de Vals

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Le manque de temps dans notre société actuelle est un réel problème impactant sur le bien-être des personnes. En plus de générer du stress, il ne permet pas aux individus d’être pleinement conscients de ce qui les entoure et de profiter de l’instant présent. « Notre concept moderne du temps se base en un modèle linéaire, peut-être disjonctif. Le problème de la fragmentation temporelle de la vie moderne et les effets destructifs que provoquent le stress et l’anxiété pourraient en partie contrecarrer la distension du temps dans la perception de l’espace architectonique »90. Le manque de temps aurait tendance à réduire l’architecture en tant qu’espace d’accueil et de passage uniquement. Il est nécessaire de prendre le temps pour profiter d’un moment et le ressentir pleinement. Si notre esprit est trop préoccupé, il est difficile de se sentir bien même si le lieu possède de grandes qualités. L’attention est donc primordiale pour capter la richesse d’une ambiance dans un lieu. Cette perte de temporalité dans l’espace architectural, notamment dans l’espace urbain, est liée à une recherche d’un impact instantané selon David Harvey. Cela induit une perte de profondeur au profit des apparences directes qui ne permet pas l’architecture de se positionner dans une durabilité. L’architecture actuelle tend à être simplifiée et à produire une image spectaculaire pour être facile à mémoriser. Elle tend vers une stratégie de persuasion instantanée, à l’image d’une publicité, plutôt que vers l’expérience plastique et spatiale. « La ville contemporaine, en particulier, devient de plus en plus la ville de l’œil. […] Au lieu d’être une rencontre physique en situation, l’architecture est devenue un art de l’image imprimée fixée par l’œil pressé de l’appareil photographique »91. On a tendance, d’autant plus de nos jours avec les téléphones portables, à n’apprécier que très rapidement les qualités de l’espace architectural par le moyen de l’image photographique. On ne prend pas souvent le temps de s’intéresser aux autres sens que révèle l’architecture. « Au lieu d’expérimenter notre présence dans le monde, nous le voyons de l’extérieur comme des spectateurs d’images projetées sur la rétine »92. Il reste difficile de faire ressentir des émotions générées par un espace à partir de la photographie. C’est un élément arrêté dans le temps dont le cadrage ne peut être que subjectif. La photographie ne peut que suggérer l’ambiance d’un lieu de façon visuelle. Mais il lui manque de nombreux formants pour retranscrire la réelle atmosphère d’un espace. Une image propose une vision particulière d’un moment avec les choix de la personne qui la capture. Avant de partir en Suisse, je m’étais profondément renseigné sur les bâtiments que je comptais visiter. Mais je me suis rendu compte en arrivant aux thermes de Vals, que les photographies qui sont exposées dans les ouvrages et sur internet, ne reflètent pas toute la réalité. Elles ont même pour volonté de masquer ce qui peut être dérangeant pour l’esthétique du bâtiment. Même si j’en étais informé grâce aux vues aériennes, j’étais assez surpris de la présence des hôtels autour des thermes. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils soient aussi hauts et aussi proches. Les images que j’avais pu voir voulaient me faire croire que les thermes étaient loin d’une zone urbanisée, en pleine nature dans le versant de la montagne. Mon étonnement a donc aussi été lié à la déception lors de cette découverte. On ne peut donc pas entièrement se fier à la photographie car elle peut être trompeuse. « Les photos d’architecture sont des images mises au point de formes ciblées ; pourtant la qualité de la réalité architecturale semble dépendre fondamentalement de la nature de la vision périphérique qui enveloppe le sujet dans l’espace »93. Une architecture perd de sa force lorsque l’on ne ressent pas son contexte. La photographie peut retranscrire une partie esthétique d’un édifice mais elle est souvent ciblée sur un détail. La photographie n’intègre qu’une vision nette généralement plus élargie que celle que l’on perçoit avec notre œil. Son format a aussi une importance.

90

HOLL, Steven. Op. Cit., p.29. PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.33-34. 92 PALLASMAA, Juhani. Ibidem, p.34. 93 PALLASMAA, Juhani. Ibidem, p.13. 91

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P a g e | 118 Figure 53 – Atmosphère pesante du mémorial de l’holocauste à Berlin, Peter Eisenman


S’il s’agit d’une photo de petite dimension que l’on peut observer d’un seul coup d’œil, il est difficile de se projeter dans cette dernière. Alors que si une photo est tirée sur un très grand format à échelle humaine et qu’elle est exposée sur un mur courbe, la perception peut fait intervenir la vision périphérique floue et ainsi rendre la photographie plus sensible. Le sens de la photographie s’est retrouvé partiellement changé aujourd’hui. Elle ne sert plus vraiment à capturer un détail, un instant, un moment, mais sert malheureusement à dire “regardez, je suis ici”. On assiste de notre jour à un déferlement photographique sur les réseaux sociaux, à tel point que la photographie arrive à dénaturer l’architecture elle-même. Certaines images me désolent, comme lorsque je vois des personnes poser fièrement avec un grand sourire au milieu des masses de béton à caractère tombal du mémorial de l’holocauste à Berlin de Peter Eisenman. Le caractère fort de l’architecture semble s’évanouir sous ces clichés reflétant le tourisme et ses valeurs en déperditions, se laissant séduire par son caractère visuel, tournant le dos à l’historique et au symbole du lieu. Ce lieu possède une puissance générée par le quadrillage de blocs de béton dont la massivité apporte une présence pesante. Il est censé provoquer le respect et le recueillement. Mais son aspect esthétique passe parfois au-dessus de cela en fonction de la conscience et de la connaissance des individus qui la parcourent. Mais contrairement à une architecture purement esthétique, elle allie une symbolique à sa construction.

L’espace architectural précédemment cité apporte une singularité à la ville de Berlin. C’est un lieu que l’on ne retrouve pas ailleurs. Dans les villes, de nombreux points singuliers permettent de rompre la trame urbaine, de la rendre moins ennuyante, de générer un point d’attrait. La ville nous captive dans son aspect hétérogène, dans ce qui sort du lot, dans ce qui est spectaculaire au milieu d’un tissu urbain homogène, dans ce qui est irrégulier dans un bâti répétitif. Il en va de même à l’échelle de l’édifice. Une imperfection au milieu d’une façade qui parait parfaitement lisse, attire automatiquement l’œil. Une ville homogène laisse indifférent et génère peu d’émotion. Les villes cessent d’être ennuyeuses à partir du moment où elles arrivent à capter l’attention, qu’elles intriguent ses visiteurs mais aussi quand elle les décourage. Cela peut se traduire avec des bâtiments emblématiques et des quartiers trop étendus, laissant une part de mystère et d’inconnu qui attise l’attention. « L’innovation en architecture relèverait donc pour une part de la volonté du concepteur de surprendre son public, de rompre avec ce qu’il attend »94. Mais cette rupture avec l’attente du visiteur n’a d’existence que par l’absence de l’habitude. Si cet événement architectural fait partie d’un trajet quotidien, il finit par s’atténuer dans le temps. Il ne devient pas pour autant banal, mais ne provoque plus de surprise, plus d’attirance particulière. Je n’aimerai pas habiter à côté d’un monument pour cette raison. Il peut perdre de son éclat à nos yeux s’il est sujet à l’habitude. Mais il ne faut pas oublier qu’« il est tout à fait possible de découvrir une “poésie” du quotidien, une “beauté de l’ordinaire”, une sensibilité dans le banal. »95. Cela dépendra du regard et de l’attention porté sur l’objet. En s’arrêtant devant un bâtiment que l’on frôle tous les jours dans l’indifférence, et en se donnant le temps de l’observer, on peut lui déceler une certaine esthétique et en le regardant plus en détails, se rendre compte de la beauté de ses imperfections qui racontent son histoire comme celle « de l’empreinte de l’ouvrier qui est venu passer le dernier coup de peinture »96.

94

ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.22. ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.30. 96 Laure ANDRÉ dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, Ibidem, p.103. 95

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P a g e | 120 Figure 54 – Intérieur chaotique. Vitra Design Museum, Franck Gehry


Les villes tendent de plus en plus à vouloir créer des points de repère avec des bâtiments qui se démarquent des autres. Ces architectures se veulent stimulantes visuellement et il n’est pas rare de faire appel à des architectes mondialement connus pour attirer la convoitise des touristes ou montrer l’investissement d’une ville. Dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », les auteurs n’ont pas cités des architectes auxquels on pourrait s’attendre. Ils proposent une certaine critique des architectes stars qui profitent d’un phénomène de société pour concevoir leur architecture. « Où donc, en effet, les Zaha Hadid, les Franck Gehry, les Rem Koolhaas, les Daniel Libeskind, les CoopHimmelb(l)au..., ces “starchitects” dont les revues d’architecture nous ont rebattu les oreilles depuis deux décennies, se contentant de promouvoir le déjà promu au lieu de regarder sur les marges? Ceux-là, pourtant, sont des spécialistes de l’architecture d’émotion, ils ne proposent que cela, d’ailleurs, en matière de conception architecturale: des bâtiments-signe, des bâtiments-fanal. Le problème, les concernant, c’est cependant la nature douteuse, galvaudée de l’émotion qu’ils mitonnent à tout crin, en parfait état de solidarité avec l’horizon d’attente de la société consumériste: leurs bâtiments-spectacles, à dire vrai, se consomment comme le reste sur le mode du divertissement »97. Ces “starchitects”, comme ils sont nommés, sont ainsi critiqués car leurs architectures sont dominées par un principe visuel fort, celui d’une apparence qui, peut-être, cache un intérieur bien moins réjouissant en termes d’ambiances. Selon les auteurs, cette architecture est liée à une soumission de l’usager par la séduction, « celle du recours au cosmétique »98. L’effort porté sur l’aspect visuel du bâtiment afin de le rendre remarquable parmi les autres, peut finalement nuire aux autres sensations. Cela peut se traduire sous différentes formes. Si les concepteurs privilégient le visuel, il faut parfois faire des concessions sur d’autres points. Les efforts portés sur l’esthétique du bâti peuvent induire un manque de temps et d’argent pour traiter le reste des aspects architecturaux. En revanche, l’aspect visuel peut aussi être tellement présent qu’il captive les usagers. Ainsi, leur attention ne se porte pas ailleurs que dans l’aspect esthétique. Ils ne se rendent donc pas compte que les autres sensations dans le bâtiment sont bien moins spectaculaires. Selon Eileen Gray « l’architecture extérieure semble avoir intéressé les architectes d’avant-garde aux dépend de l’architecture intérieure. Comme si une maison devait être conçue pour le plaisir des yeux plus que pour le bien-être de ses habitants »99. Le souvenir des bâtiments de Franck Gehry que j’ai pu visiter, est celui d’une expérience étonnante. Il y a une sorte de fascination visuelle à la découverte du bâtiment à l’extérieur. Ces formes intriguent, notamment d’un point de vue structurel. Mais j’ai eu une sorte de déception lorsque je me suis retrouvé à l’intérieur de ces édifices. On ressent l’impact de la structure permettant aux formes extérieures complexes de tenir. L’espace intérieur est placé en second plan par rapport à l’esthétique forte de l’enveloppe du bâtiment. J’ai presque eu l’impression d’entrer dans le squelette d’une sculpture, comme dans les coulisses d’un décor de théâtre, où une partie de sa structure est visible. L’aspect un peu chaotique de cette structure interne m’a paru perturbant. Je me demandais même s’il n’y avait pas une partie du bâtiment qui était en cours de rénovation car ce n’étais pas l’image que je m’étais fait de l’architecture de Gehry. On voit que les formes et volumes intérieurs sont des résultats de la forme extérieure. Certaines ouvertures ou proportions d’espaces sont assez étranges. Je pense notamment aux halls du Guggenheim et du Vitra Design Museum qui ne peuvent pas laisser indifférents.

97

ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.186-187. ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.186-187. 99 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.68-69. 98

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P a g e | 122 Figure 55 – Façade d’un immeuble de logement en construction à Beyrouth de Lina Ghotmeh. De très nombreux édifices de grande hauteur adoptent des façades où les grandes ouvertures, voire les façades rideaux, sont privilégiées. Ici, le bâtiment s’adapte à un contexte lié une culture et au climat chaud.


Chaque ville est unique. Elles suivent toutes un développement qui leur sont propre en fonction de leurs aptitudes et leurs contraintes. Mais de nos jours, on peut remarquer un effet qui est contraire à cette singularité. Les nouveaux espaces urbains se ressemblent. La superposition d’éléments similaires et répétitifs tels que les centres commerciaux, les transports, les zones industrielles, ou les nouvelles ZAC, ont tendance à se reproduire dans chaque ville en cours de développement. Ces zones nouvelles sont souvent victimes d’une architecture internationale. Elle s’oppose à l’architecture régionale en oubliant les caractéristiques propres au climat, à la culture du lieu dans lequel elle s’implante. Il n’y a qu’à comparer les centres anciens aux nouveaux quartiers. Ils possèdent une certaine unité, une matérialité spécifique, une cohérence que l’on ne retrouve pas dans les nouvelles urbanisations due à la pluralité des architectes, constructeurs, urbaniste, promoteurs, mais aussi des matériaux, des budgets des styles, finalement d’une grande liberté. Les villes mondiales sont « trop peu surprenantes, trop attendues, trop similaires »100. Il est possible de retrouver un modèle urbain identique au nôtre à l’autre bout du monde, tout comme une architecture peut être reproduite de la même manière dans des zones pourtant bien différentes. Ces villes où bâtiments construits sur une influence mondiale perdent de leur âme. Ils ne caractérisent plus l’environnement qui les entoure. Or, si l’on écoute Lina Ghotmeh « un bâtiment n’est jamais un objet posé. C’est un être qui naît du lieu dans lequel il se développe »101. Dans son ouvrage « Eloge de l’Ombre », Junichirô Tanizaki évoque la perte de la culture locale initiée par la domination d’une autre culture. La culture occidentale a imposé en quelque sorte ses outils à la culture orientale qui, si elle avait été plus avancée, aurait développé des outils qui lui sont adaptés. Il prend notamment l’exemple de l’écriture en confrontant le stylo au pinceau. Le stylo s’est imposé mondialement avec son encre bleue et ses papiers fins. Le pinceau nécessite une encre particulière et un papier plus épais. Il différencie le papier d’occident qui possède une dimension utilitaire où les rayons lumineux ne font que rebondir, du papier de Chine appelé Hôsho, plus agréable, absorbant la lumière différemment et adapté à la plume. Le papier de Chine, « pareille à la surface duveteuse de la première neige, absorbe mollement [les rayons lumineux]. De plus, agréables au toucher, nos papiers se plient et se froissent sans bruit. Le contact est doux et légèrement humide, comme d’une feuille d’arbre »102. Le papier traditionnel se fait de plus en plus rare à cause de son concurrent, plus rapide à fabriquer et plus économique. Le même phénomène s’observe sur les matériaux et sur l’architecture. L’influence occidentale induit une perte d’identité locale. Avec la mondialisation de nombreux matériaux et procédés constructifs se sont exportés, diminuant par conséquent la sensibilité propre aux cultures locales. Au-delà d’une architecture internationale, un autre phénomène inquiète le sens même des sensations. Elles sont de plus en plus réduites à des valeurs commerciales. Les sensations et émotions perdent de leurs significations en devenant des “biens de consommation”. Le client les assimile à quelque chose de simplement consommable comme toute publicité qu’il absorbe à longueur de journée. Le danger est que le consommateur n’arrive plus à se rendre compte de ce qu’est une vraie sensation car elle est réduite aux produits commerciaux qui se l’approprient. La surabondance de ces sensations à fin commerciale peut diminuer la sensibilité des personnes face aux vraies sensations. Les sensations sont en quelque sorte banalisées dans la vie quotidienne. Une profusion d’éléments visuels pare les vitrines des magasins. Chaque commerce se veut attirant en apportant une odeur, un parfum particulier. Il veut aussi agrémenter son ambiance d’une bande musicale. Les consommables assurent quant à eux la présence du sens tactile. Des techniques de ventes font même appel au souvenir.

100

ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.109. Lina Ghotmeh, architecte humaniste internationale, https://www.linaghotmeh.com/. 102 TANIZAKI, Junichirô. « Eloge de l’Ombre », Verdier, Paris, 2011. Première publication au Japon en 1933, p.30. 101

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P a g e | 124 Figure 56 – Identité visuelle que l’on peut retrouver dans le monde entier sur les façades des magasins appartenant à une marque de vêtement


Les supermarchés changent la disposition et la hauteur de leurs étalages de fruits et de légumes pour se donner un air de marché. La lumière elle aussi serait pensée pour améliorer les ventes. « De nombreuses études ont prouvé que la lumière a une influence majeure sur notre comportement, par son intensité, sa répartition et sa qualité. Dans un magasin, un niveau d'éclairage élevé augmente la rapidité de la perception visuelle. Concrètement, cela permet aux acheteurs de circuler plus aisément, mais surtout de réagir, c’est-à-dire d'acheter plus rapidement. On a constaté que les consommateurs se dirigent plus volontiers vers les endroits les mieux éclairés »103. Les sensations auraient pour effet l’augmentation des ventes selon l’entreprise Trison qui s’est spécialisée dans ce domaine. Elle se décrit comme une entreprise “multisensorielle” en intégrant la lumière, l’image, le son et l’odeur dans des espaces commerciaux de grandes marques. Chacune d’entre elle est associée à un parfum, à un style de son ou à une esthétique visuelle. Ce modèle désormais présent dans toutes les surfaces, ne surprends plus réellement l’usager. En revanche, lorsque cette surconsommation des sens est utilisée à tort dans des lieux qui ne sont pas adaptés à leur réception, cela peut devenir inconfortable pour l’usager. Paul Ardenne nous décrit son expérience chaotique dans un lieu touristique. « Embarquez pour la visite de la baie de Hong-Kong dans le bateau mis à disposition par la compagnie touristique locale. Une expérience épouvantable. La skyline de Hong-Kong est spectaculaire, vue depuis la baie. Mais il y a dans votre oreille cette musique que diffusent à dose énervante les haut-parleurs installés sur le bateau qui vous transporte. La vulgarité totale, toute émotion s’éteint, l’ennui prend le dessus, plus la bouderie. C’est décevant, en effet. Être venu jusqu’ici pour se faire refiler, à vous gâcher le spectacle, une ambiance bas de gamme de musique d’ascenseur ou de supermarché. [...] Vous voilà bel et bien révélé à la mesure de ce que vous êtes, un consommateur urbi et orbi de paysages, d’ambiances, comme de fringues, d’alcool ou de bagnoles »104.

103 104

Issu d’un reportage de France Télévision https://www.francetvinfo.fr/. ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.108-109.

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P a g e | 126 Figure 57 – Cartographie numérique abstraite générée à partir de QGIS. Cette cartographie est censée représenter des reliefs de terrain, mais le résultat est encore approximatif. A défaut d’être juste, cela crée un élément visuel intéressant.


3) Les sensations, du concepteur à l’usager

« Produire un lieu, pensait Charles Moore, signifie créer un environnement qui aide les gens à savoir où ils sont et, par extension, qui ils sont »105. La conception d’un espace se fait par un être sachant ayant en main suffisamment de connaissances pour le rendre réel. Il doit être conscient de l’influence de l’espace sur la vie des personnes amenées à le fréquenter. « L’architecture n’est en premier lieu ni un message, ni un signe, mais une enveloppe, un arrière-plan pour la vie qui passe, un subtil réceptacle pour le rythme des pas sur le sol, pour la concentration au travail, pour la tranquillité du sommeil. »106. Avant de parler de projet, le concepteur commence avant tout par des phases d’analyses pour cerner plus amplement la demande. Il vient ensuite à utiliser différents outils lui permettant d’exprimer ses pensées. Cependant, les outils de conception actuels accentuent la perte de sensibilité remarquée plus haut. De nombreux concepteurs aujourd’hui vont composer principalement un projet de manière visuelle. La majeure partie du temps qu’il va y consacrer se fera derrière un écran. Cela induit une vision presque unilatérale de la conception puisque le concepteur ne va que très rarement s’appuyer aux autres sens. Il se focalise majoritairement sur ce qu’il voit et sa production reste avant tout liée à l’image. Juhani Pallasmaa possède quelques réserves vis-à-vis de l’utilisation des ordinateurs pour le dessin et la conception. « L’image informatisée tend à aplatir nos capacités d’imagination magnifiques, multisensorielles, simultanées et synchrones, en faisant du processus de dessin une manipulation visuelle passive, un parcours rétinien »107. Ces propos se lient au fait que la vision nette nous éloigne, nous met à distance de ce que l’on fait. Le dessin ne devient plus une réelle interaction entre le corps et l’élément dessiné. Il passe de la pensée à l’ordinateur directement, avec une manipulation tactile certes, mais qui reste minime et qui s’éloigne de l’aspect créatif et inventif. Ces manipulations sont répétées sous forme d’automatisme pour s’adapter au système de codage informatique. « L’ordinateur créé une distance entre le créateur et l’objet, alors que le dessin à la main, tout comme la fabrication de maquette, met le concepteur en contact tactile avec l’objet ou l’espace »108. Cette remise en question de l’outil de création est à mon sens essentielle. Le problème actuel réside dans le développement extrêmement rapide des nouvelles technologies. L’apparition du BIM109 tend à modifier nos façons de concevoir un espace architectural. On assiste à une sorte d’inversion des phases de conception. Sur certains logiciels BIM, il faut paramétrer les outils à disposition avant de dessiner, afin d’avoir un dessin organisé et surtout lisible en cas d’impression. Il est par exemple demandé, avant même d’avoir imaginé le projet, la composition des murs, des toitures ou des dalles, mais aussi leurs épaisseurs, leurs dimensions exactes, leurs aspects visuels, etc. Tout cela induit une part de “fini” sur laquelle le concepteur peut avoir du mal à revenir. Même s’il a la possibilité de changer les paramètres de chaque élément, cela demande un temps relativement important et cela peut parfois paraître suffisant dans l’état. Les logiciels informatiques possèdent une étendue de capacités relativement importante, mais il faut savoir les maîtriser. De nombreux éléments ne semblent pas être réalisables sur un ordinateur et contraignent le concepteur à trouver des alternatives qui parfois, peuvent desservir le projet.

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MANIAQUE-BENTON, Caroline. Op. Cit., p42. ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.37. 107 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.13. 108 PALLASMAA, Juhani. Ibidem, p.13. 109 BIM: Building Information Modeling. 106

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Figure 58 – Génération automatique de plans

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Un autre facteur peut aussi contraindre la création de l’architecte, celui des objets prédéfinis dans la bibliothèque du logiciel. Pourtant, il peut lui sembler au contraire, être un élément lui facilitant la tâche en lui faisant gagner du temps. Or, ces blocs prédéfinis sont un réel frein à la conception. Ils sont généralement associés à des éléments de fabricants ciblés et restreint le concepteur dans son imagination. Il ne dessine plus forcément dans les moindres détails, mais va faire en sorte de s’arranger avec ce qui lui est proposé. L’architecte, en s’appuyant sur ces modules à disposition, n’est plus incité à dessiner lui-même le mobilier alors qu’il en a la capacité. Le BIM est en pleine croissance et permet une synchronisation avec les différents corps de métiers. Il risque de s’étendre rapidement et de devenir nécessaire à tout concepteur pour se coordonner avec les différents acteurs du bâtiment. Sa maîtrise est certes importante, voire nécessaire, mais elle ne doit pas prendre le dessus au point d’en oublier les bases de conception. Un danger actuel de cette croissance technologique dans l’architecture commence à voir le jour. Il pourrait très fortement nuire la profession et requestionner son avenir. Il s’agit de la génération automatique de plans à partir d’algorithmes complexes. Différents modèles se développent et on peut notamment prendre l’exemple de Finch. Il a été créé par Wallgren Arkitekter en collaboration avec Box Bygg et se base sur une programmation dans le logiciel Grasshopper. Il permet de générer une architecture sur la base d’un codage en lien avec le logiciel de 3D, Rhino. Son principe est simple, il suffit d’entrer des contraintes, des dimensions et un cahier des charges pour obtenir un plan généré par l’ordinateur sans aucune intervention créative du concepteur. Même si elle ce n’est pas prouvée, la qualité de vie des possibles habitants de genre d’espace pourrait être bien différente de celle que pourrait proposer un architecte. L’absence de création et de prise en compte de l’humain pourrait produire une architecture radicale liée à la rentabilité. Elle pourrait même provoquer une monotonie dans l’architecture en créant des espaces basés sur le même principe qui seraient identiques selon certaines configurations. Le risque est bien réel car ce mécanisme complexe pourrait fortement intéresser de grands groupes et notamment des promoteurs qui pourraient racheter des droits afin d’avoir accès à cette technologie et ainsi générer des plans de façon automatique sans faire appel à un architecte. Leurs tarifs concurrentiels pourraient bien mettre à mal la profession architecturale qui malheureusement n’est pas perçue à sa qualité et à son importance, mais plutôt à son coût. Peu de particuliers font appels à des architectes pour réaliser leur maison. Ceci est dû à cette pensée répandue dans laquelle l’architecte est synonyme de frais supplémentaires importants. Or, les bâtiments conçus sans l’intervention d’un architecte peuvent être porteurs de faibles qualités architecturales, à la fois en termes d’espace, de matière, de thermique, de stabilité dans le temps, etc. Soit tout simplement de confort. « Le dessin moderne a intégré l’intelligence et l’œil, mais il a abandonné le corps et les autres sens, ainsi que nos mémoires, notre imagination et nos rêves »110. Cet écrit de Juhani Pallasmaa témoigne de sa position face au dessin numérique. Tout ce qui implique le dessin numérique s’éloigne de la création issue de la main. Le dessin manuel ne définit pas de façon figée une épaisseur, une composition de mur, une forme figée, etc. C’est un premier outil de réflexion libre, laissant s’exprimer le corps qui interagit avec la feuille par l’intermédiaire du crayon. Il laisse libre cours à l’imagination, à l’erreur, la rature, la ligne tremblante, l’imperfection, la touche personnelle sans contraintes prédéfinies, ce qui finalement rend ce dessin unique. Notre monde se reflète plus dans un dessin manuel qu’un dessin réalisé par assistance informatique. Il possède des imperfections et des variations liées au côté humain. Une façade est rarement parfaite, elle possède ses propres défauts liés à la construction des Hommes. On peut y voir des bavures, des irrégularités, des accidents. Et c’est finalement ce qui donne vie à cette façade.

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PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.20.

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P a g e | 130 Figure 59 – Esthétique du béton face aux intempéries


C’est ce qui éloigne le dessin à la main du dessin informatique, qui reflète souvent une image de perfection sans accrocs. Les perspectives réalistes ne sont pas aussi proche de réalité que ce qu’elles prétendent. L’image parfaite éloigne du réel. La production de la “belle image” prend le pas sur les sensations réelles. Il faut s’en méfier car elle a la capacité de séduire, étant plus accessible pour un large public, pas forcément habitué à la lecture d’un plan. Mais aujourd’hui, on commence à se rendre compte de l’importance de ces imperfections dans les images. On voit évoluer les images de synthèse vers quelque chose de plus sensible. Chose que l’on ne retrouvait pas il y a encore quelques années, où par exemple, les bétons étaient parfaitement homogènes à la fois dans l’apparence des textures, dans les motifs et la colorimétrie. Or un béton possède des imperfections. Il change d’aspect dès les premières intempéries s’il ne possède pas de protection face au ruissellement de l’eau. Sa surface peut accueillir des mousses s’il n’est pas parfaitement lisse. Le béton du monastère Saint-Claire de Renzo Piano, situé en contrebas de la chapelle Notre Dame du Haut de Ronchamp de Le Corbusier, a changé d’aspect avec le temps. Les mousses ont pris place dans les petits creux du béton laissés par des bulles d’air lors de la construction. Des coulures rougeâtres parent le mur de traînées verticales donnant une certaine esthétique au mur. Il vit au cours du temps et ses imperfections en font sa beauté. Il ne faut donc pas oublier que « donner l’illusion de la réalité à l’aide des outils numériques reste relativement complexe et, parfois, demeure encore peu satisfaisant. Certains architectes s’exposent donc à des remarques ou critiques à propos de l’ambiance vécue, par rapport à celle initialement projetée »111.

Le dessin en plan fait partie des principales productions de l’architecte. On peut considérer un plan comme un langage universel dans le domaine de la construction. Ils permettent d’assurer une compréhension aux ouvriers qui vont matérialiser les principes initiés par l’architecte. Cependant, l’architecte doit aussi savoir prendre du recul par rapport à ce qu’il dessine. Selon les échelles, les plans peuvent aussi créer une distance avec le corps. La planification urbaine des cités idéales de la Renaissance se base sur l’idée d’hygiène optique qui finalement est détachée du corps. Elle a une volonté d’avoir une vision d’ensemble de la ville qui doit paraitre ordonnée en plan pour être esthétique. Dans la réalité, à l’intérieur d’un bâtiment ou dans la rue, l’usager ne voit pas le plan développé de façon harmonieuse sur tout un ensemble. Il le parcours et le subit. « La vue d’un plan n’a aucun rapport avec l’expérience vécue de l’architecture »112. Son échelle met à distance le concepteur de la réalité. Il doit être considéré comme un outil d’organisation de l’espace. Mais il n’intègre pas toutes les dimensions caractérisant l’espace. En effet, il doit être complété par d’autres dessins, les coupes ou les élévations, afin d’assurer une compréhension dans les dimensions générales de l’espace. Ce que nous proposes ces outils de conception amènent à une perception fragmentée d’une architecture qui doit être considérée comme un tout. C’est peut-être pour cela aussi que l’usager se laisse séduire par les perspectives. Elles intègrent toutes les dimensions en une seule image. Les personnes auront plus de facilités à se projeter dans un espace dessiné à partir d’éléments en trois dimensions. Derrière un ordinateur, le concepteur ne se rend pas forcément compte des dimensions. Contrairement au plan dessiné à la main respectant une échelle, l’écran propose une vision abstraite du dessin pouvant s’agrandir ou se diminuer sans fin. C’est par conséquent assez difficile de se rendre compte des bonnes mesures. Pour éviter de se perdre dans cela, il est important de rallier le dessin visuel à des éléments concrets. Prendre des mesures de notre environnement est une méthode particulièrement efficace pour se remettre en contexte. C’est en comparant avec le réel que l’on peut apporter une dimension humaine à ce que l’on dessine et ainsi savoir si ce que l’on fait au travers de notre écran est réellement faisable, agréable, confortable et suffisant pour les futurs usagers. 111

DROZD, Celine. MEUNIER, Virginie. SIMONNOT, Nathalie. HEGRON, Gérard. « La représentation des ambiances dans le projet d'architecture », Sociétés & Représentations n°30, 2010, p.106. 112 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.50.

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Figure 60, 61 – Maquette et photographie du musée de la mine de zinc en Norvège, Peter Zumthor

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« Le fait que nous investissons autant de temps et autant d’expérience humaine dans un espace purement graphique, affecte nos perceptions. Si nous négligeons les réflexions générées par d’autres types d’expériences spatiales, des expériences plus sensorielles, nous risquons de limiter nos capacités perceptives. La manière dont nous gérons l’espace est une question trop importante pour être laissée entre les mains des promoteurs »113. Pour sortir du cadre visuel de la conception, d’autres moyens sont mis en œuvre par les concepteurs. Peter Zumthor possède une approche de la conception assez particulière. Il a fait peu de projets. Il choisit ses clients tout comme les clients le choisissent. Il prend le temps de dialoguer un long moment avec eux. « Il écoute vos désirs, pose des questions pertinentes et interroge énormément. Il veut connaitre le contexte, savoir si les clients ont le temps, s’ils souhaitent être patients, passer par un processus de découverte. Ce genre de choses, ça n’intéresse pas les investisseurs. Ils ont besoin d’un calendrier. Ils achètent un type de produit. Ce n’est pas ce qu’ils obtiennent de Peter. Et ce n’est pas ce qu’il attend d’un client »114. Peter Zumthor se donne le temps de faire comprendre sa philosophie. L’architecture est souvent le projet d’une vie lorsque les clients sont des particuliers. Pour être sûr que sa façon de penser l’architecture leur convient, il leur propose de faire un voyage initiatique pour découvrir ses réalisations. Ainsi, les clients pourront se rendre compte de la matérialisation de sa pensée et de voir s’ils sont réceptif à ce qu’il fait.

« J’aime définir l’usage d’un bâtiment aux côtés du client, dans un processus au cours duquel nous devenons plus intelligents »115. L’importance accordée à l’échange est peut-être aussi la raison pour laquelle son l’architecture touche les usagers. La manière dont travaille Zumthor influe sur les sensations qu’il va provoquer. Il prend un temps que d’autres architectes ne prennent plus forcément car il a cette possibilité de le faire. Ses projets sont imaginés sur une durée très longue et c’est peutêtre leur réflexion très poussée qui mène à une architecture sensible. « Le travail sur l’ambiance architecturale tend à démultiplier les moyens d’expression des architectes, puisque la perception d’un bâtiment sollicite, dès lors, tous les sens, bien au-delà de la seule vue. »116. Pour prévoir l’atmosphère d’un lieu, il fait usage de la maquette. Elle n’est pas pensée comme un moyen de représentation visuel en trois dimensions, mais plutôt comme un outil de travail des ambiances. Aucune de ses maquettes n’est réalisée à partir de matériaux que l’on a l’habitude d’utiliser en école d’architecture. Il emploie des matières concrètes ou abstraites allant de la pierre à la cire en passant par la terre, le bois ou le béton. Ses maquettes de travail peuvent aussi bien être conceptuelles que structurelle. J’ai d’ailleurs pu contempler une partie de son travail à la biennale d’architecture de Venise de 2018. Une partie de ses modèles étaient exposés. L’avantage de ce travail est qu’il invite à une réflexion dans un rapport au réel loin de l’image plate des écrans. Peter Zumthor est d’ailleurs très attaché au travail concret qu’apporte la maquette. Elle lui permet de tester de nombreux aspects amenant à une réflexion poussée du projet à la fois dans le travail de la matière, mais aussi dans celui de la lumière. Les nombreuses maquettes réalisées pour la chapelle Bruder Klaus ont servi à élaborer un processus de construction très particulier. Il a en amont, construit la chapelle à l’échelle 1:50 pour essayer un principe constructif. Son concept fort était de couler un béton par couche autour de troncs d’arbres accolés avant de les brûler. Son principe a fonctionné en maquette et l’effet produit était finalement très proche du bâtiment actuellement construit.

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Ralph RUGOFF dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara Op. Cit., p.82. 114 KIMMELMAN, Michael. DELLA CASA, Francesco. « De la côte pacifique aux Alpes Suisse, rencontre avec Peter Zumthor », L’architecture d’aujourd’hui n°383,Paris, 2011, p.33. 115 KIMMELMAN, Michael. DELLA CASA, Francesco. Ibidem, p.25. 116 LAPIERRE, Éric. CHEVRIER, Claire. PINARD, Emmanuel. SALERNO, Paola. « Architecture du réel : Architecture contemporaine en France », Le Moniteur, Paris, 2003, p.29.

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Figure 62 – Exposition de maquettes de Peter Zumthor à la biennale d’architecture de Venise de 2018. En fond, on peut apercevoir des maquettes d’études de la chapelle Bruder Klaus

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Il a pu faire des essais de lumière avec cette maquette et a aussi pu juger des textures et aspects de la matière. Il se sert aussi des matériaux pour représenter la force du paysage dans lequel s’inclue un édifice. C’est le cas de la maquette du musée de la mine de zinc en Norvège. Il arrive à recréer le caractère du paysage à une échelle totalement différente. Pour cela, il a employé des matériaux minéraux tels que la pierre et le béton. Pour les thermes de Vals, Peter Zumthor a également utilisé des matériaux similaires à ceux qu’il voulait employer dans la réalité. Ses « maquettes en pierre ont été plongées dans l’eau pour observer les effets produits par les failles lumineuses sur la pierre détrempée »117. Elles servent à une réelle phase d’expérimentation des ambiances du bâtiment en étant confrontées à des conditions qui pourraient se rapprocher de la réalité. Ce n’est pas la représentation fidèle du bâtiment qui est recherchée mais plutôt une approche sensible particulière sur des techniques constructives, sur des réactions des matériaux face à l’humidité, la chaleur, la lumière, etc. Peter Zumthor a appris à manier la matière de ses propres mains avant même d’étudier l’architecture. Sa formation initiale en tant qu’ébéniste l’a naturellement amené à continuer à ce travail des matériaux. Il a acquis une réelle connaissance de la construction et continue à expérimenter de nouvelle chose tout au long de son parcours. Selon lui, « il faudrait forcer les universités à former des charpentiers, des menuisiers, des artisans du cuir. Les architectes d’aujourd’hui veulent tous être philosophes ou artistes. Je me réjouis de l’éducation que j’ai reçue en Suisse, car les Etats-Unis, notamment, ont perdu le contact avec la réalité du métier de la construction »118. Ce n’est pas la seule approche de la matière qui amène Zumthor à créer des espaces sensoriels. « C’est en nous-même que réside la force d’un bon projet, dans notre aptitude à percevoir le monde avec sensibilité et compréhension. Un bon projet architectural met en œuvre les sens et l’intelligence »119. A cela s’ajoute une bonne connaissance du corps et des affects induits par un espace physique permettant à l’architecte de mieux saisir les sensations. « Sur des sites comme le Kunsthaus de Bregenz ou la chapelle Bruder Klaus, les visiteurs ne réagissent pas seulement à l’apparence de l’édifice, mais aussi à ses sons, ses odeurs, les variations de lumière, voire le contact des murs et des sols ; ce que Zumthor a décrit comme la “belle science”, que j’associe à des attributs tels que la sérénité, l’évidence, la pérennité, la présence et l’intégrité, également liées à la chaleur et à la sensualité »120. Mais l’architecte n’est pas à même de provoquer seul des sensations. Selon Peter Zumthor « l’architecture ne doit pas provoquer les émotions mais les laisser surgir »121. Le concepteur peut seulement accompagner leur apparition. L’ambiance d’un espace n’est pas toujours prévisible. Ces espaces possèdent une âme, changeante au cours du temps et de ses occupants.

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DROZD, Celine. MEUNIER, Virginie. SIMONNOT, Nathalie. HEGRON, Gérard. Op. Cit., p.103. KIMMELMAN, Michael. DELLA CASA, Francesco. Op. Cit., p.34. 119 ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit. , p.65. 120 KIMMELMAN, Michael. DELLA CASA, Francesco. Op. Cit., p.34. 121 ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit., p.29. 118

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P a g e | 136 Figure 63 – Le nouvel atelier de Peter Zumthor face au paysage, Haldenstein, Suisse


L’objet architectural est créé pour être appréhendé par un public. Les efforts de l’architecte ne seraient rien sans l’appréciation des personnes qui explorent l’espace. Tadao Ando précise que « l’architecture n’est jugée achevée que par l’intervention de celui qui l’expérimente »122. On peut observer différentes manière d’aborder l’espace architectural par les usagers. Il peut être acteur de l’espace dans lequel il se trouve mais aussi être simplement spectateur. Le manque de temps et l’occupation quotidienne des personnes peut avoir pour effet de rendre les rendre passives face à ce qu’elles voient, ne les incitant plus à agir et à s’imprégner de ce qui les entoure. L’espace urbain en est un parfait exemple. Lorsque notre attention est détournée par l’usage du téléphone portable, on ne fait plus attention à ce que l’on traverse. A tel point qu’il peut nous arriver d’avoir des moments d’absence. On ne s’en rend compte qu’une fois sorti de cet instant d’inattention. A l’inverse, un comportement actif dans l’espace pourra avoir une incidence sur la perception de l’espace. Le sujet peut prendre en compte des qualités de l’espace et en profiter. Il donne ainsi un sens à son environnement. Deux sensibilités sont à prendre en compte par le concepteur. Sa propre sensibilité en tant que concepteur et celle de l’usager récepteur. La sensibilité d’une personne va dépendre de trois facteurs. Elle est influencée par son vécu personnel, son ancrage socioculturel et par la nature humaine, l’Homme étant « biologiquement sensible à certaines formes, à certaines proportions »123. L’usager sera réceptif par rapport à son environnement, mais ne percevra pas la même chose que le concepteur. Chacun captera différemment les sensations de l’espace. Cela montre que l’architecte ne peut pas tout contrôler dans le projet qu’il conçoit. C’est part d’indéfini amène une certaine beauté à l’architecture.

Les sensations ne sont pas seulement issues de l’atmosphère générale du lieu. Elles naissent aussi au plus profond de nous-même, en nous rappelant des moments passés. Le concepteur imagine un projet en fonction de son vécu. Il va avoir tendance à retranscrire inconsciemment ou non, des choses qui l’ont marqué. Peter Zumthor a construit son atelier dans un village entouré de montagnes. Il semblerait que son cadre l’influence dans son travail. Quand un architecte pense un projet, de nombreuses images d’éléments existants lui viennent à l’esprit, dont notamment celles de son environnement de vie. Comme dans un cercle vertueux, l’espace produit par l’architecte va générer des souvenirs aux usagers qui l’appréhendent. Les sensations sont créatrices de souvenirs. Les souvenirs seront d’autant plus marquants que l’intensité des sensations sera forte. Peter Zumthor parle avec clarté de la maison de sa tante où il a vécu une partie de son enfance. « Aujourd’hui encore, cette poignée-là m’apparaît comme un signe particulier de l’entrée dans un monde fait d’atmosphères et d’odeurs diverses. […] L’atmosphère de cette pièce restera toujours associée pour moi à l’idée de cuisine »124. « Nous avons un pouvoir inné de nous rappeler et d’imaginer des lieux. Perception, mémoire et imagination sont en interaction constante »125. La littérature perdrait de sa force sans notre capacité de projection et d’imagination. Lors de la lecture du livre « Pensar la arquitectura », mon imagination s’est laissée transporter dans les récits des espaces ancrés dans le souvenir de Peter Zumthor. Les nombreux détails qu’il apporte comme le bruit des cailloux, le doux brillant du bois de chêne de l’escalier toujours propre, le bruit du lourd portillon d’entrée qui se ferme derrière lui, le sombre couloir, la dureté du sol en carreaux hexagonaux, l’odeur de l’armoire de cuisine à la peinture à l’huile, etc., sont autant de souvenirs qu’il énumère et qui permettent de s’imaginer l’espace dont il se remémore.

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Citation issue « Ando, Complete Works » utilisée dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.49. 123 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.24. 124 ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit., p.7. 125 PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.77.

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P a g e | 138 Figure 64 – Les bains des Docks, Le Havre, Ateliers Jean Nouvel


« Ce qu’il manque à nos habitations aujourd’hui, ce sont les interactions potentielles entre le corps, l’imagination et l’environnement. […] On peut, dans une certaine mesure, se rappeler chaque lieu, en partie parce qu’il est unique, mais en partie parce qu’il a affecté nos corps et engendre suffisamment d’associations pour être retenu dans nos mondes personnels »126.

L’une des limites actuelles de la conception réside dans les difficultés à représenter les ambiances d’un projet. En dehors des dessins, donc du sens visuel, peu de modes de transmission sont utilisés par les concepteurs. Mais l’expérience de l’architecture ne se limite pas au sens visuel comme nous avons pu le voir. Elle intègre la kinesthésie avec le déplacement du corps dans l’espace. Ce parcours pourrait se représenter en séquences de dessins. Les nouvelles technologies pourraient aussi être mises à profit avec la réalité virtuelle. Leur côté immersif permettrait de sortir de l’image plate des plans et des perspectives, d’autant plus qu’elles permettent d’oublier le contexte dans lequel la vision périphérique floue nous retient. La réalité virtuelle ne serait pas aussi persuasive sans l’utilisation d’un casque éliminant tout rapport visuel au contexte réel. Couplée à des sons, l’expérience peut se rapprocher un peu plus de la réalité à condition que ces sons soit en accord avec le visuel. Il est assez courant de voir des vidéos avec une exploration dans un modèle 3D, dans lesquelles des musiques sont associées. Sauf que la perception perd en qualité car le son et l’image ne se correspondent pas. Les sons réels que l’on pourrait entendre dans un espace architectural sont encore très rarement utilisés et mis en valeur. Pour être plus pertinentes, les vidéos devraient être synchronisées avec des sons participant à l’âme d’un lieu. Cela peut être des bruits de pas sur le sol en pierre, la porte qui grince à son ouverture, des sons environnants comme le bruit des voitures, de personnes qui discutent dans la rue ou des oiseaux qui chantent. Les Ateliers Jean Nouvel ont fait appel à la vidéo pour imaginer l’ambiance des bains des Docks au Havre. « Une bande sonore souligne les différents bruits de l’eau, en fonction de l’usage de chacun des espaces, comme le prévoyaient les AJN au moment du concours. Les différents bruits de l’eau sont présentés dans la piscine ludique : le bruit de la goutte qui tombe, celui du clapot, de la rivière, de l’eau qui roule, de l’eau projetée et de l’eau en pluie. Tous ces mouvements de l’eau sont présentés en privilégiant leur aspect acoustique »127. Cette prise en compte des sons est relativement intéressante dans ce type d’espace. Cependant, tous les concepteurs ne font pas appel à ces nouvelles technologies car leur étendue reste encore limitée, du moins dans le domaine architectural. Elles demandent encore trop de temps pour être maitrisées de façon convenable par les architectes. « Certains architectes introduisent une dimension sensible dans les représentations qu’ils produisent, pour une approche multisensorielle du lieu. Cette ambiance permet de révéler l’architecture, en sollicitant nos différents sens et en faisant référence aux différentes expériences vécues par chacun. Ce caractère personnel de la perception des ambiances induit un questionnement sur sa représentation : comment un architecte peut-il représenter ce qui ne se voit pas mais se ressent? »128. Les sensations non visibles, telles que « le vertige ressenti lorsqu’on se trouve tout en haut d’un gratteciel et que l’on regarde les rues en contrebas »129, les lumières changeantes au cours de la journée, la plénitude lorsque l’on est confortablement installé dans un canapé parfaitement proportionné, ou la fraîcheur d’un espace ombragé qui nous abrite d’un soleil ardent en plein été, sont autant de choses difficiles, voire impossible à représenter. Ce sont des sensations faites pour être vécues.

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Citation de C.W. Moore et K.C. Bloomer dans l’ouvrage « Le Regard des Sens », PALLASMAA, Juhani., Op. Cit., p.46. DROZD, Celine. MEUNIER, Virginie. SIMONNOT, Nathalie. HEGRON, Gérard. Op. Cit., p.104. 128 DROZD, Celine. MEUNIER, Virginie. SIMONNOT, Nathalie. HEGRON, Gérard. Ibidem, p.97. 129 CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 140. 127

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P a g e | 140 Figure 65 – Comme une envie de se plonger dans le livre … Un discours écrit vaut autant qu’un discours oral pour parler des sensations.


Des logiciels informatiques nous permettent de calculer l’ensoleillement et la température d’un espace. Mais dans la réalité on ne voit pas de valeurs, on les ressent. Le ressenti ne peut pas se mesurer. Un exemple simple permet de s’en rendre compte. Il est assez rare que la température affichée sur un thermomètre, soit celle que l’on ressent physiquement. Il est d’ailleurs souvent précisé dans les annonces météorologiques que le ressenti est de quelques degrés supérieurs ou inférieurs à la température annoncée. Lorsqu’il fait 18°C en été, la température semble correcte. Il fait même presque frais. Alors qu’en hiver, 18°C est une valeur chaude. Les valeurs sont aussi utilisées pour l’acoustique, le taux d’humidité ou encore la dureté d’une matière. Mais malgré leur côté concret, elles restent abstraites dans nos esprits. Personne ne pourra dire qu’il est particulièrement sensible à un son de 45 dB. En plus de cela, l’odeur et le goût sont des sens trop complexes pour pouvoir être mesurés. Ils dépendent encore de l’appréciation de chacun. Si les valeurs n’ont donc pas de réel sens à être utilisées pour représenter les sensations non visibles, par quels moyens peut-on les évoquer ? Une recherche de la représentation graphique des sensations invisible ne serait-elle pas contradictoire ? Ne suffirait-il pas de les évoquer de manière non visuelle ? La façon la plus adaptée à mon sens pour évoquer ces sensations pourrait se trouver dans le discours oral ou écrit. Contrairement à l’image, ce dernier laisse une part d’indéfini tout comme l’espace architectural lorsqu’il est exploré par une personne. Il permet au lecteur ou à l’auditeur de laisser libre cours à son imagination et à l’interprétation personnelle. Ainsi, la compréhension qu’il en a du lieu peut être raccordée à des souvenirs personnels. De cette manière, le discours peut toucher plus directement la personne qui le reçoit. « Dès la phase de conception des Thermes de Vals, Peter Zumthor entretient des échanges réguliers avec les membres de la maîtrise d’ouvrage, ainsi qu’avec les habitants de la commune; ces échanges lui imposent une mise en forme orale de sa pensée, en amont du processus de conception, dans le but de communiquer sur le projet. L’utilisation du langage permet aussi de faire “vivre” le bâtiment qui n’est pas encore construit »130. Le langage devient un autre moyen de représentation du projet architectural. Il est essentiel pour faire entendre un projet, permettant de compléter et de faire comprendre le dessin qui, par ses modes de représentation, varie en fonction de son créateur. Le langage est souvent l’une des meilleures manières d’expliquer un projet à quelqu’un d’extérieur qui n’a pas forcément de connaissances dans le domaine architectural. C’est aussi par le biais du langage que les usagers traduisent leur perception.

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DROZD, Celine. MEUNIER, Virginie. SIMONNOT, Nathalie. HEGRON, Gérard. Op. Cit., p.100.

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IV. L’architecture, espace stimulant

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De nombreux effets architecturaux sont pensés par les concepteurs mais ne sont pas toujours perçus de la même manière par les usagers. Il est possible de trouver un certain esthétisme, un certain confort, une sensation de bien-être dans des espaces où l’on aimerait bien rester. Ou au contraire se trouver dans un lieu qui nous angoisse, qui nous déplait, dans lequel nous ne voulons pas nous attarder. Chaque individu va avoir un vécu différent. On peut se rappeler d’un lieu avec notre mémoire visuelle, olfactive, gustative, tactile ou encore auditive, si quelque chose nous a marqué. Ce souvenir peut resurgir lorsque les sensations perçues dans un espace sont similaires. La compréhension du corps est essentielle pour analyser l’influence des sensations sur ce dernier. L’architecture est pensée à partir du corps mais cette notion est souvent oubliée aujourd’hui avec par exemple, la création d’édifices disproportionnés, ou peu appropriables par le corps humain, n’étant pas adaptés à son échelle. Il est donc difficile de trouver ses marques dans ce type d’espace et de s’y sentir bien. L’architecture est principalement créée pour l’Homme. Son but n’est pas d’être inconfortable pour ses usagers, mais plutôt d’assurer leur bien-être. Certains espaces vont cependant avoir une volonté toute autre. L’architecture peut être porteuse de messages et symboliser un fait. C’est le cas des monuments. Afin de déterminer les dispositifs architecturaux mis en place par le concepteur pour provoquer des sensations j’ai décidé de m’appuyer sur des cas concrets dont notamment celui des thermes de Vals. Cette étude principale est complétée par de nombreuses autres expériences architecturales personnelles. Elles m’ont permis de repérer différents facteurs pouvant stimuler les sens et générer des sensations. Ces facteurs constituent une palette d’outils à disposition de l’architecte pour faire émerger des sensations du lieu qu’il imagine, permettant à ce dernier d’être et de paraitre dans notre monde.

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P a g e | 146 Figure 66 – Cohérence paysagère


1) Une première approche d’ensemble, la forme et son rapport au corps et au lieu

Lorsque l’on découvre un nouvel espace architectural, on s’attarde premièrement sur une vision d’ensemble. Une architecture s’intègre dans un contexte et entretient une relation avec lui. Sa forme, sa dimension, son poids, son esthétique doit créer une certaine harmonie d’ensemble. Elle devient aussi un élément de comparaison au corps. Un espace architectural crée un dedans et un dehors. Entre, on peut trouver des seuils, des passages, des « transitions imperceptibles entre intérieur et extérieur, une incroyable sensation du lieu, de la concentration, lorsque soudain cette enveloppe est autour de soi et nous rassemble et nous tient, seul ou en groupe »131. L’enveloppe va séparer l’individuel du collectif, le privé du public. Il créé une tension entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. Un bâtiment peut avoir pour vocation à être vu, à se démarquer des autres, ou au contraire à se cacher, se fondre dans son environnement. Il peut lui aussi à son tour, vouloir exposer, ou à l’inverse, cacher quelque chose aux yeux du public. Selon Steven Holl, « l’architecture n’arrive jamais à être autant convaincante comme le paysage »132. Les paysages impressionnent. Leur construction est issu d’un processus long dans lequel tout élément le constituant évolue face aux même conditions auxquelles ils s’exposent dans le temps. L’architecture suit un chemin différent. Chaque entité est construite à une période différente, influencée par son époque, et donc à ses styles et ses méthodes constructives. L’espace construit s’enrichit de nouvelles pièces qui décident ou non, de s’intégrer à celles déjà présentes. En résulte un paysage construit plus ou moins hétérogène.

La source d’inspiration principale des thermes de Vals a été la montagne dans laquelle ils s’inscrivent. Ils viennent s’implanter directement à l’endroit de la source chaude. La précieuse eau jaillit là depuis toujours, il était important de conserver cette dimension temporelle importante. Le bâtiment semble avoir été construit avant les hôtels qui l’entourent, mais est résolument plus moderne que ces derniers. Non pas en termes de style architectural, mais plutôt au niveau de son intégration. Le bâtiment s’inclue dans la pente de la montagne. La terre du versant se prolonge sur sa toiture pour l’envelopper d’une épaisseur d’herbe aux beaux jours qui se laisse recouvrir par la neige durant l’hiver. Le dessin de la toiture des thermes ferait presque penser aux fouilles d’un site archéologique. On discerne la structure générale du bâtiment par des traits qui semblent en partie enfouis dans le sol. Le bâtiment émerge du site géologique. Il s’imprègne de la matière du sol rocheux des montagnes suisses. Les teintes grises du gneiss se retrouvent dans ce paysage somptueux. Elle pare également de nombreux habitats vernaculaires de la région. Le caractère minéral du bâtiment lui donne de la force dans ce paysage. Il n’est ainsi pas écrasé par les montagnes alentours, mais il leur accorde un respect particulier. A l’arrivée dans la vallée, il est difficile de distinguer les thermes. Les imposants hôtels captent notre attention et dissimulent en partie le bâtiment de pierre. Les thermes ont dû s’adapter à leur présence. Il n’a pas été possible de construire en hauteur pour ne pas gâcher la vue depuis les édifices hôteliers.

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ZUMTHOR, Peter. « Atmosphères : environnements architecturaux. Ce qui m’entoure », Op. Cit., p.45. HOLL, Steven. Op. Cit., p.47.

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Figure 67 – Grand cadrage sur le paysage enneigÊ

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En plus d’une intégration dans un environnement, l’architecture instaure un certain dialogue depuis son intérieur. Ses usagers possèdent un rapport au paysage différent selon les vues proposées par l’architecte. Peter Zumthor créé des cadrages en fonction des hôtels afin que les visiteurs les oublient. Lorsque j’ai profité de l’espace thermal, je ne me suis pas rendu compte de la présence des bâtiments entourant les thermes. Les ouvertures créent des tableaux sur la nature verdoyante. Celles situées dans l’espace principal des thermes sont suffisamment grande pour que le visiteur puisse profiter de la vue depuis les bassins. Il y a une sorte de mise à distance indirecte qui n’incite pas le visiteur à s’approcher jusqu’aux grandes baies de verre. Et même s’il le fait, son œil restera captivé par l’impressionnant paysage. Dans les espaces dédiés à la détente sur des chaises longues, les vues sont plus réduites. Chaque personne peut profiter d’un cadrage particulier sur un détail de la nature. L’un donne sur les branches de conifères, l’autre sur le versant de la montagne. La perspective est toujours contrôlée. Le bâtiment assure ou refuse une vue. L’architecte peut mettre en valeur le paysage en créant de réels tableaux et en proposant aux visiteurs des cadrages qui le touchent.

L’intégration de l’architecture dans un environnement est étroitement liée à la notion de mesure. L’édifice est un intermédiaire entre le paysage et le corps. Il doit à la fois faire en sorte de s’intégrer dans son milieu et de répondre aux usages de l’Homme. Ses proportions sont donc particulièrement importantes afin de concilier des échelles très différentes. Il faut réaffirmer le corps humain comme l’élément ressentant, vivant, découvrant l’expérience du monde. Cela amène à de nouveaux questionnements sur les proportions et les échelles de l’espace architectural. Il est possible de se retrouver confronté à un milieu bâti ne prenant pas en compte les proportions humaines. « Il est des bâtiments ou des ensembles, petits ou grands, imposants ou importants qui me diminuent, m’oppressent, m’excluent, me rejettent. Mais il est aussi des bâtiments ou des ensembles, petits ou immenses, dans lesquels je me sens bien, où je fais bonne figure, qui suscitent en moi un sentiment de dignité et de liberté, où je me tiens volontiers, que j’aime utiliser. De telles œuvres m’enthousiasment »133. A l’inverse, « l’environnement ne m’intimide pas, mais, d’une certaine façon, me grandit, ou me permet de respirer plus librement » 134.

Quand j’ai découvert les thermes de Vals, le bâtiment m’a paru relativement imposant. Cet effet est accentué par l’arrivée située en contrebas. Le bâtiment domine le visiteur par sa position en hauteur. Et pourtant, ce dernier n’est pas si grand face à l’immensité du paysage. Les montagnes dominent la vallée et ce qui s’y trouve. Mais leurs dimensions sont peut-être moins dérangeantes car il y a une certaine distance entre l’observateur et le point culminant de ces masses rocheuses. Un effet plus vertigineux peut se faire ressentir lorsque l’on se trouve au pied d’une tour verticale. L’absence d’inclinaison et la confrontation à un mur de grande hauteur peut être perturbant pour l’Homme. L’effet de perspective est fortement accentué et les proportions perçues de l’extrémité de la tour sont très réduites. Or l’observateur sait pertinemment que les dimensions du sommet sont habitables par l’Homme. Ceci peut créer un certain malaise dans l’acte perceptif. Dans le grand paysage, l’effet est différent car il n’y a pas d’éléments d’accroche aussi évidents pour permettre une comparaison à l’échelle humaine. Les arbres, les roches ou les masses de végétation sont de tailles très variables et ne permettent pas à l’Homme de lui donner un facteur d’échelle.

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ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit., p. 85. ZUMTHOR, Peter. « Atmosphères : environnements architecturaux. Ce qui m’entoure », Op. Cit., p.53.

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Figure 68 – Séparation lumineuse entre le grand espace et la partie haute des thermes

Figure 69 – Différenciation des hauteurs en fonction de l’intimité des espaces

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A l’intérieur des thermes, une grande variété de dimensions permet de différencier le statu des espaces. Elles concernent à la fois les superficies au sol et les hauteurs sous plafond. L’espace principal des thermes offre une plus grande liberté dans la déambulation. Il est assez large et son plafond est positionné à une hauteur de 5 mètres. L’arrivée dans le bâtiment permet une certaine gradation vers le grand espace. Il faut d’abord traverser un couloir étroit et sombre pour rejoindre les cabines. Ces dernières possèdent des dimensions confortables pour se changer. Elles sont adaptées à l’échelle du corps et amènent ainsi un côté intime car peu de personnes peuvent y entrer. Lorsque l’on sort des cabines, la découverte d’un grand espace surprend. Le visiteur est situé sur promontoire lui permettant de visualiser l’ensemble de l’espace thermal. Même lorsqu’il descend l’escalier et qu’il se retrouve dans le vaste espace, Peter Zumthor a fait en sorte de ramener des éléments se référant à l’échelle humaine, évitant à l’usager d’être diminué face aux grandes dimensions de l’espace. La hauteur donnée par les murs est divisée par les nombreuses pierres composant le calepinage. L’empilement peut sembler aléatoire mais il suit un principe dans lequel trois épaisseurs de pierres différentes forment un total de 15 centimètres. Et finalement, la grande hauteur des murs dépassant l’échelle humaine est ramenée à la dimension de la pierre. Cette échelle devient plus rassurante. Ces pierres pourraient être tenues dans la main de l’Homme. « Mais, demanderez-vous, le visiteur ressent-il vraiment ces proportions ? La réponse est oui ; non pas les mesures exactes mais l’idée fondamentale qui est derrière. Vous avez une impression d’une composition noble, solidement intégrée, dans laquelle chaque pièce offre une forme idéale au sein d’un grand tout »135. « Un des pouvoirs intuitifs des Hommes est la perception des subtiles proportions mathématiques dans le monde physique. Tout comme nous pouvons affiner les instruments musicaux en réalisant un ajustement proportionnel pour but de produire des harmonies, nous avons aussi une capacité analogue pour apprécier les relations proportionnelles visuelles et spatiales. En musique, comme en architecture et en quelconque art visuel, on doit cultiver notre sensibilité »136. Dans les blocs de pierres formant des sous espaces, on ne retrouve plus ce calepinage particulier. Leur dimension réduite ne nécessite pas de repères rappelant l’échelle humaine. Peter Zumthor joue sur les contrastes de proportion des espaces. Ainsi il introduit les notions d’espaces intimes et d’espaces ouverts. Ces espaces intimes ont une hauteur sous plafond aussi importante que dans les grands espaces. Mais il est difficile de s’en rendre compte car l’absence de lumière naturelle et l’utilisation de couleurs sombres semblent effacer l’impression de hauteur. « Les architectures démesurées des palais prônant des « proportions immenses, étaient construits pour flatter la vanité des princes. En réalité, ces dimensions grandioses reprises de structures classiques que tous les architectes de cette époque s’évertuaient à imiter, et les palais n’étaient ni confortables ni faciles à habiter. Mais dans la période rococo […] dans les châteaux et les palais on commença à préférer l’intimité et le confort à l’apparat et au faste »137. La recherche de grands espaces n’est pas dans tous les cas agréable en milieu architectural. L’usager ne va pas toujours s’y sentir protégé. Lorsqu’il s’agit d’espaces clos, plus l’espace sera grand, moins la sensation de confort sera importante. La chaleur aura plutôt tendance à se dissiper, effet d’autant plus accentué si les hauteurs sous plafond sont importantes. Si un intérieur est vaste, les fonctions qu’il accueille seront éloignées et peuvent donc devenir des contraintes pour certaines personnes. « La philosophie de l’être détermine le mobilier. Notre taille, nos positions, nos déplacements déterminent la forme et les dimensions de notre espace. […] La capacité de nos poumons, la longueur de notre pas, la hauteur à laquelle nos mains peuvent atteindre, sont des échelles de mesure physiologique et déterminent notre espace vital. C’est l’activité qui engendre l’espace et non le contraire. C’est la recherche de l’espace optimal et non de l’espace maximal»138.

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RASMUSSEN, Steen Eiler. « Découvrir l’architecture », éditions du Linteau, Paris, 2002, p.136. HOLL, Steven. Op. Cit., p.41. 137 RASMUSSEN, Steen Eiler. Op. Cit., p.146. 138 DUCANCELLE, Jean-Michel. Op. Cit., p14-15. 136

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Figure 70 – Le Modulor à la Cité Radieuse de Marseille

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Un projet qui n’introduit pas la physiologie humaine dans sa réflexion peut se traduire par une mauvaise ou une faible occupation de son espace une fois réalisé. « Les espaces rationnels, développés entre autres par la géométrie, sont des manières de concevoir l'organisation de l'univers. Visant la généralité et l'universalité, la géométrie cherche à échapper aux variations humaines par exemple en introduisant la mesure. Mais elle reste néanmoins liée à la nature humaine de ceux qui le conçoivent: la nécessité d'un système de référence, la direction des coordonnées indispensables pour situer les lieux, donc pour faire des mesures, sont comme des transpositions de ce que nous vivons dans notre propre corps ; c'est celui-ci qui est le premier système de référence »139. Le concepteur va être influencé par le système métrique mis en place en préférant les mesures simples évitant les décimales. Il y a une forte tendance à arrondir les nombres pour faciliter le travail à la fois du concepteur et du constructeur. Mais ces derniers se reposent finalement sur une unité de mesure abstraite qui ne se retrouve pas dans la nature et qui n’est donc pas forcément adaptée à l’Homme luimême. « Les hommes en général ne mesurent ni un mètre, ni deux mètres »140. En revanche, la mesure anglaise en pied-pouce est différente et se rapproche plus de l’échelle humaine. Le Corbusier essaye de mêler les deux systèmes de mesure pour concevoir le Modulor. Pour établir cette figure, il se base sur une taille humaine de 1,83m. La hauteur du nombril correspond à 1,13m. Le double de cette hauteur, 2,26m, est la hauteur de l’Homme le bras levé. En plus des proportions humaines, il s’appuie également sur la suite de Fibonacci141, suite mathématique liée au nombre d’or. Le Corbusier définit ainsi les proportions du corps humain de façon mathématique. Le Corbusier a ainsi conçu ses projets à partir de cette base liée à la physiologie de l’Homme. A Marseille, il a vu émerger la cité Radieuse, l’un des projets clés de sa carrière. J’ai eu l’occasion de visiter cet édifice et de me confronter à ses proportions. C’était assez perturbant lorsque je me suis retrouvé dans le couloir rue desservant les nombreux appartements. Ses proportions particulières redéfinissent la qualité de l’espace. Le couloir est très large et sa hauteur sous plafond est faible. Cependant, j’ai ressenti un effet oppressant à cause de cela. Cet effet était accentué par la faible lumière et l’espace vide dont la longueur dépassait les 100 mètres. De plus, j’arrivais à toucher le plafond en levant le bras. En revanche, les proportions à l’intérieur des appartements me semblaient être agréables et adaptées. Le Corbusier a d’ailleurs lui-même dessiné les meubles afin qu’ils respectent les dimensions du Modulor. « Pendant longtemps, les formes obtenues par le nombre d’or ont été considérées comme esthétiquement agréables dans les cultures occidentales. Elles reflétaient l’équilibre de la nature entre la symétrie et l’asymétrie ainsi que l’ancienne croyance pythagoricienne en la toute-puissance mathématique régissant l’Univers. Certaines études de l’Acropole, y compris du Parthénon, sont parvenues à la conclusion qu’un grand nombre de ses proportions s’approchent du nombre d’or. Ainsi, la façade du Parthénon peut être découpée en rectangles d’or »142. Le nombre d’or est caractérisé par φ = (1 + √5) / 2 = 1,618. « Le rapport 1,618 correspond à une proportion considérée comme particulièrement esthétique, synonyme d’harmonie, de mesure, d’équilibre, de régularité »143. Ce rapport a souvent été réutilisé pour concevoir des bâtiments, autant en façade qu’en plan. Pour cela, les concepteurs utilisent le rectangle d’or reflétant le principe de la suite de Fibonacci de façon graphique. « On dit qu’un segment de droite se divise selon la section d’or quand il se compose de deux parties inégales dont la première est avec la deuxième dans le même rapport que la deuxième avec le tout »144.

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Citation issue du cours « Psychologie de l’espace » de Geneviève De Clève, cité dans « L’architecture et nos Sens », CRUNELLE, Marc, Op. Cit., p.121. 140 WILLARD, Claude-Jacques. Op. Cit., p.250. 141 Suite mathématique de Fibonacci dans laquelle un chiffre est issu de la somme des deux chiffres précédents : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, etc. 142 FARRELLY, Lorraine. « Les Fondamentaux de l’Architecture », Pyramid, Paris, 2008, p.116. 143 Tangente, hors-série n°14, « Mathématiques & Architecture », édition Pole, Paris, 2002, p.19. 144 RASMUSSEN, Steen Eiler. Op. Cit., p.129-130.

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Figure 71 – Croquis conceptuel : des blocs, de l’eau. Peter Zumthor

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Cependant, aujourd’hui il est moins courant de retrouver des projets imaginés sur ce principe. Le nombre d’or ne fait pas partie de la base d’enseignement dans l’architecture et n’est donc que rarement intégré lors de la conception des projets. Il ne m’est d’ailleurs jamais arrivé de penser un projet à partir de cette valeur. Le système métrique influence encore aujourd’hui les concepteurs dans la création. Mais la question de la mesure ne doit pas être oubliée. Lorsque « l’Homme médite sur un poème, admire une statue, est fasciné par un tableau, il domine toujours la situation, de par sa liberté de pensée et de mouvement : il peut à tout instant fermer le livre de poésie, se détourner de la statue ou du tableau. Il en va différemment de l’architecture. L’Homme y est prisonnier d’un univers d’influences. Il traverse un château ou une ville, il subit l’ambiance du lieu, car il y a une différence d’échelle, entre ses dimensions propres et les dimensions de la maison, de la rue, de l’usine, de la ville. Cette notion de mesure joue donc un rôle capital en architecture »145. C’est l’un des facteurs composant l’ambiance d’un lieu. C’est notamment elle qui a le pouvoir de réduire ou d’intégrer l’Homme dans l’espace qu’elle construit. Toutefois, il n’est pas possible de rendre toute l’architecture mesurable. L’ambiance par exemple, malgré qu’elle soit liée aux proportions, n’est pas une qualité mesurable. On peut obtenir des mesures d’un espace, mais elles restent objectives, or l’ambiance est quelque chose de subjectif. Elle dépend de chacun. Les mesures sont en quelques sortes utiles pour crédibiliser un fait. L’ambiance reste difficile à décrire en soi.

Les proportions définies par l’architecte induisent une forme. Un projet est conçu pour une fonction mais intègre aussi la dimension esthétique. Plusieurs approches sont possibles. Elles dépendent de la philosophie de l’architecte qui conçoit le bâtiment et de la demande du client. Cette dernière peut être influencée par la volonté de s’intégrer dans un environnement en reprenant les codes qui le composent. Au contraire, la volonté d’un projet peut être celle de se démarquer dans le milieu où il s’implante afin d’être vu. En ce qui concerne la forme, on peut distinguer deux écoles de pensée. Celle où le bâtiment découle d’un concept géométrique dans lequel les usages doivent s’adapter. Puis celle où la forme découle de la conception de l’espace en fonction des usages. Peter Zumthor s’associe à cette seconde façon de concevoir l’architecture. Mais pour imaginer ses projets, il part tout de même d’un concept général qui, une fois définit, vient s’adapter aux fonctions et à l’échelle humaine. « Ma façon d’inventer l’architecture commence toujours avec une image forte. C’est une idée et la visualisions d’un événement corporel ou physique. Le contraire d’une idée abstraite. Ces premières images sont naïves dans un sens presque enfantin : je les aime. Pendant tout le processus de développement du bâtiment, je veille à ce que cette image devienne architecture, une architecture qui existe pour elle-même. Dans [le cas des thermes de Vals], la première idée était d’ouvrir la montagne et de créer une carrière, de s’imaginer une carrière ou des blocs. On peut creuser de haut en bas, on peut aussi creuser vers le côté et ce qui reste, ce sont alors des toits ou des fragments de toits »146. Cette idée provient de la volonté d’intégration dans un paysage minéral. Elle rappelle symboliquement l’image de la grotte ou de la carrière de pierre. Ainsi, quinze volumes indépendants composent l’édifice. Ces blocs forment la façade alternant entre plein et vide, donnant la possibilité de faire de grandes ouvertures tournées vers le paysage. Ces pleins et ces vides créent un paysage entre falaises et failles. Un paysage fort qui contraste avec celui proposé par la toiture. Quand les thermes sont perçus depuis un point haut, comme depuis les chambres d’hôtel, le bâtiment semble s’effacer dans la pente. La forme des thermes de découle pas d’une pensée essentiellement basée sur le concept. Cela se ressent en façade. Les percements sont différents selon les fonctions des espaces. Ainsi on peut différencier depuis l’extérieur les espaces intimes des espaces ouverts grâce à la taille des ouvertures. 145 146

WILLARD, Claude-Jacques. Op. Cit., p.249-250. COPANS, Richard. NUEMANN, Stan. Op. Cit., p.141.

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Figure 72 – Irrégularité de la façade du palais des Doges à Venise

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L’architecture de Peter Zumthor découle du processus du projet qui a pour but d’accueillir des personnes sensibles. La question de la “belle forme” n’arrive qu’après la définition de l’usage. Si la forme finale générée ne le touche pas, il reprend tout depuis le départ pour faire en sorte qu’elle soit réussie. Lorsque l’usage et la forme entre en corrélation, Peter Zumthor parle de “consonance”. A contrario, le projet du Rolex Learning Center de SANAA est plutôt issu d’un concept esthétique dont la réflexion de l’usage ne vient qu’après le dessin de la forme. La beauté de l’architecture est quelque chose de difficilement explicable. Elle n’est pas évaluée de la même manière selon les personnes. « La beauté est une sensation. La compréhension y joue un rôle secondaire. Nous reconnaissons immédiatement, je crois, la beauté issue de notre culture et correspondant à notre formation. […] La beauté est à la fois évidente, posée, sereine, naturelle, digne, pénétrante, mystérieuse, suggestive, excitante, passionnante, etc. »147. Quand un bâtiment ou un paysage attire notre œil, il se produit un instant de contemplation particulier. « Il y a l'expérience intense d'un moment, le sentiment d'être complètement entre les mains du temps, […] d'abord le souffle coupé pour un bref instant, puis complètement absorbé, plongé dans l'émerveillement, entré en résonance, excité, mais sans effort et même calme, envoûté par le charme de ce qui se présentait à moi. Des sentiments de joie, de bonheur »148.

Il y a une attirance de l’Homme presque inexplicable pour les formes courbes. Elles apportent de la douceur, elles captivent et donnent envie d’être touchées. Pourtant, ce ne sont pas les plus répandue dans le domaine architectural, certainement à cause de la complexité qu’elles apportent. L’angle droit est plus simple à réaliser et à dessiner. Mais il propose une esthétique plus marquée, plus rigide et peut être perçu comme agressif. D’autres effets sont aussi difficilement rationalisables. Notre perception visuelle nous induit parfois en erreur. Ce que l’on voit ne correspond pas à la réalité. Dans l’architecture on s’intéresse à ce que l’œil voit et ces illusions peuvent être utiles à la pensée d’un projet. L’architecture peut jouer sur des illusions liées à l’optique pour paraitre belle et harmonieuse. Les illusions et corrections d’optique sont notamment utilisées dans l’architecture grecque. Notre œil lui aussi corrige certains éléments sans que l’on n’en prenne conscience. Il cherche la régularité et nous fait croire qu’un bâtiment est symétrique alors qu’il ne l’est pas forcément. Des façades peuvent paraître régulières alors qu’en réalité, si on les scrute bien, elles ne le sont pas. C’est le cas de la façade du palais des Doges de Venise. Certaines ouvertures sont décalées en hauteur et d’autres petites ouvertures viennent s’ajouter la rendant asymétrique. Pourtant, sa façade n’est pas perturbée par ces éléments. Elle parait symétrique et harmonieuse dans son ensemble. D’autres effets géométriques peuvent tromper notre œil. Il n’est pas rare que notre cerveau pense qu’« une ligne verticale semble plus longue que l’horizontale de même longueur, et plus encore si la verticale coupe l’horizontale en son milieu» 149. L’architecte peut jouer sur les dimensions des éléments structurels verticaux. Plus un pilier va être fin, plus on aura une impression de hauteur. Une architecture, même si elle est parfaitement verticale, paraîtra s’évaser en hauteur. Il y a une impression d’élargissement de la partie haute. Les contrastes géométriques, colorimétriques et lumineux peuvent aussi provoquer des illusions. Un objet d’une même teinte sur des fonds différents va nous sembler être plus ou moins brillant selon le fond. Plus le fond est foncé, plus l’objet nous paraîtra brillant. Il paraîtra aussi plus grand et plus large. Les colonnes dans les temples antiques ont été pensées en fonction de cette illusion. Les colonnes d’angles ont un fond plus clair étant visuellement en contact avec le ciel. Celles du centre se trouvent sur un fond ombré. 147

ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit., p. 77. ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Ibidem, p. 72. 149 CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 73. 148

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Figure 73 – L’entrée des thermes se fait depuis l’arrière du parking de l’hôtel, dans la zone ombrée.

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Si ces colonnes avaient le même diamètre, celles situées dans les angles paraîtraient plus petites. Elles sont donc un peu plus larges que les autres colonnes pour avoir un ensemble visuel uniforme. Les colonnes extérieures sont également légèrement inclinées vers l’intérieur en partie haute pour donner l’impression d’être droites en contrant l’effet de perspective. Un effet de contre-perspective relativement connu est celui de la place du capitole à Rome. Elle semble être entourée de bâtiments parallèles et perpendiculaires lorsque l’on est en bas des marches. Or, ces bâtiments sont implantés en fonction d’un point de fuite. Cet effet peut être expliqué par un exemple simplifié. Les espaces dont le plan suit une forme trapézoïdale, peuvent provoquer un malaise chez l’observateur. Dans une pièce rectangulaire, il voit les murs, sols et plafonds former des trapèzes et rétablit mentalement les fuyantes en lignes parallèles car il a conscience que cet espace est rectangulaire et établit un lien avec la perspective. Cependant, il est trompé par les fuyantes qui ne sont en réalité pas parallèles. Si une personne se trouve contre le mur en face elle va paraître plus grande ou plus petite, ou bien plus proche ou plus éloignée. Tous ces effets peuvent donc être mis en œuvre afin de donner des impressions harmonieuses de proportions et de formes. En plus de créer des éléments agréables à l’œil, cela fait apparaître une certaine fascination chez l’observateur. Mais si les effets de contre perspective ne sont pas bien calculés, ils peuvent devenir perturbants et peu agréables à l’œil.

Le rapport au corps, les proportions et les formes prennent du sens avec le mouvement du corps dans l’espace. Dans les thermes de Vals, l’espace de circulation est construit par le négatif des blocs de pierre. La déambulation des baigneurs est libre. Peter Zumthor appelle l’espace central le “méandre”. Il n’impose pas de chemin à suivre pour ne pas apporter de contrainte aux visiteurs. Cela pourrait nuire à l’expérience du lieu si c’était le cas. Peter Zumthor « compare même cet espace à une promenade dans les bois, c’est “ comme marcher dans une forêt sans sentier. Un sentiment de liberté, le plaisir de la découverte” »150. Chaque bain se rattache à l’espace central par sa toiture. Même si ce sont des espaces fermés, ils sont liés à l’espace de circulation par une continuité de forme qui invite le visiteur à y entrer. Le méandre amène à la flânerie. Le baigneur va suivre des détails qui l’intriguent, suscitant la surprise. Ne pas être dirigé et suivre son instinct peut être signe de plaisir. Les thermes deviennent un lieu à explorer qui va de découvertes en découvertes. Ce qui est assez surprenant aux thermes de Vals, c’est sa séquence d’entrée. En questionnant de nombreuses personnes, je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à avoir été déçu par certains points. L’entrée du bâtiment n’est pas directement visible. Il faut rejoindre l’entrée de l’hôtel cachée à côté d’une zone de stationnement peu flatteuse. « J’avais l’impression d’entrer par une porte de service, C’était assez étrange »151. Ensuite, le cheminement se poursuit à l’intérieur avec un long couloir sombre. « On aurait dit quelque chose de temporaire. J’ai trouvé que ce couloir conditionnait trop les personnes qui le traversent »152. Cette première impression négative a eu pour effet de rendre plus intense l’expérience de l’espace qui suivait. L’architecte a joué sur les contrastes pour mettre en valeur les thermes.

Certaines architectures peuvent avoir pour but de contrôler son visiteur dans son parcours. Des dispositifs peuvent le faire suivre un certain chemin ou le faire renoncer à parcourir certains espaces. Cela peut tout simplement se matérialiser avec des murs, mais l’architecte peut jouer plus subtilement avec le déplacement. 150 ROOS, Anna. BREIDING, R. James. McLAUGHLIN, Niall. DAVIDOVICI, Irina. JACCAUD, Jean-Paul. «

Sensibilité Suisse: La culture

de l’architecture en Suisse », Birkhäuser, Bâle, 2017, p.128. 151 Réponse de Julie Tardy, étudiante en architecture, suite à un échange retranscrit en annexe. 152 Réponse de Cornélia C., Architecte DE, suite à un échange retranscrit en annexe.

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P a g e | 160 Figure 74 – Inclinaison d’un espace dirigé, Richard Serra, Guggenheim, Bilbao


L’Homme aura tendance à prendre le chemin le plus adapté à sa marche et ainsi éviter les sols accidentés lorsqu’il le peut. Dans certains lieux publics, la simple différenciation de sol permet d’éviter que des personnes ne piétinent l’herbe. Une bordure de galets peut ainsi dissuader les individus avec son aspect instable et peu agréable au toucher, n’étant pas lisse. Sur les thermes de Vals, la toiture végétalisée est simplement protégée par un garde-corps élégant et fin. De plus, il n’y a pas de sol stable allant jusqu’à ce garde-corps. Une barrière végétale est créée par les terrasses de l’hôtel.

De nombreuses œuvres artistiques de Richard Serra reprennent ces principes de formes, de parcours et de proportions par rapport au corps. Au Guggenheim de Bilbao, j’ai pu explorer trois séries d’œuvres se divisant en neuf sculptures153. Ces sculptures de métal proposent des parcours particulièrement forts en termes de sensations. Les épaisses feuilles de métal courbées indiquent un chemin à suivre. Il est très contraignant pour le visiteur car ce dernier ne sait pas ce qui l’attend au bout du parcours, les sculptures étant opaques et de grande hauteur. Le cheminement très étroit est aussi relativement perturbant car il permet difficilement aux personnes de se croiser et créé une relation de proximité. La feuille de métal s’incline selon la courbe et l’effet perçu est assez déstabilisant. Ce ne sont pas des murs droits que l’on longe, mais des murs inclinés. Cela peut conduire à une sensation de malaise. J’ai pu moimême ressentir une sensation un peu angoissante. D’un côté, le mur incliné semblait peser sur ma tête. Je sentais sa présence et son poids au-dessus de moi. L’autre dont la base s’approchait de mes pieds, semblait de me déséquilibrer. La courbure des parois métalliques nous impose une courbure à notre propre corps. Cet espace crée une tension particulière accentuée par l’impression de cheminement interminable. Quand nous sommes à l’intérieur d’une sculpture, on se retrouve un peu désorienté, sans repère. Des zones de plus en plus sombres et étroites s’enchainent avec d’autres plus larges et éclairées. Une fois arrivé au centre d’une sculpture on se retrouve dans un espace plus vaste qui contraste fortement avec le passage étroit. Cependant, même si cet espace permet de se sentir plus libre que dans le précédent, on est tout de même un peu oppressé par la hauteur des murs en acier et par cet espace presque circulaire ne possédant qu’une seule sortie. Par ailleurs, les visiteurs ne s’attardent pas au centre de l’œuvre et reprennent le chemin en sens inverse. Une fois ressorti de l’œuvre, je me suis senti beaucoup plus libre et léger, comme libéré de la contrainte créée par l’espace. Ces œuvres artistiques sont faites pour créer des émotions et pour marquer les esprits. Les sensations provoquées dans ces espaces sont surprenantes car ce ne sont pas forcément celles que l’on retrouve dans l’architecture. L’architecture accueillant une activité quotidienne ne doit d’ailleurs pas reproduire ce type de sensations négatives. L’œuvre d’art est quelque chose que l’on ne voit que quelques fois alors que l’architecture est vécue quotidiennement par des usagers et se doit donc d’être accueillante et agréable.

153

Torsions elliptique I, II, IV, V, VI (Torqued Ellipses I, II, IV, V, VI,1996–99), Double torsion elliptique I, II, III (Double Torqued Ellipses I, II, III, 1997–99) et Serpent (Snake, 1996).

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P a g e | 162 Figure 75 – La pierre mise en lumière


2) Une vision rapprochée, l’intérêt pour la matière et le détail

« Nous sommes assis dans cette grange, il y a ces séries de poutres, elles-mêmes recouvertes, et ainsi de suite. J’en ai une perception sensorielle. Il me semble que c’est le premier et le plus grand mystère de l’architecture, qu’elles réunissent les matériaux, des choses du monde pour créer cet espace. C’est une sorte d’anatomie. Je prends vraiment la notion du corps presque à la lettre. De la même manière que nous possédons un corps avec une anatomie, une peau et des choses que l’on ne voit pas, etc. » 154. La chapelle Saint Benedict 155 de Peter Zumthor possède comme tout autre bâtiment, un corps architectural, avec son squelette structurel et sa peau protectrice. Lorsque je suis entré dans cette chapelle, j’ai dû traverser sa structure. Son squelette de bois se prolonge pour rejoindre la colonne vertébrale soutenant la toiture. Sa peau se matérialise par une série d’épaisseurs tenues par la structure. La chapelle se pare d’écailles de bois pour protéger la vie qu’elle créée en son intérieur. Quand Zumthor imagine un projet, il commence par l’idée du matériau qu’il va employer. Pour lui, l’architecture n’est pas une affaire de papier ou de forme, c’est avant tout un espace et une matière. Il s’imprègne de la culture et des matériaux locaux. La chapelle de bois se fond dans le paysage du village. Les thermes de pierres mettent en valeur la matière de leur environnement. Dans ces deux bâtiments, les matériaux sont travaillés de manières diverses. « Je crois que, dans le contexte de l’objet architectural, les matériaux peuvent revêtir des qualités poétiques. Mais il faut pour cela créer, au sein de l’objet lui-même, un certain rapport de forme et de signification, parce que les matériaux ne sont intrinsèquement pas poétiques »156. La matière, les textures qu’elles génèrent et les détails apportés forment un tout. Mais comment se fait-il que certains matériaux s’accordent mieux ensembles que d’autres? Les matériaux possèdent des qualités différentes et peuvent être travaillés de façons presque infinies. Une pierre peut être sciée, poncée, percée, fendue, polie, etc. ; elle aura toujours un aspect différent. Ses dimensions peuvent varier et produire des effets distincts. En fonction de sa position dans l’espace, de sa surface lisse ou rugueuse, la pierre peut absorber ou refléter la lumière mais aussi laisser apparaître l’ombre. Les propriétés de chaque matière vont permettre certaines associations. Lorsque des matériaux s’accordent entre eux, leur combinaison peut en dire plus qu’un matériau seul.

L’eau des thermes de Vals semble devenir une matière. Une matière pénétrable, dont le contact tactile avec le corps peut être total. Elle s’associe avec la pierre et dialogue avec elle. Elle créé une continuité uniforme en s’alignant à la dalle principale, se mariant avec élégance à la pierre. La teinte bleue de cette eau minérale, fait briller le mica et le quartz présents dans le gneiss. La pierre se laisse adoucir par le mouvement de l’eau. Elle ondule avec le passage des baigneurs. Une interaction entre le corps et la matière se crée. « Moitié pierre, moitié eau, toute l’expérience du bâtiment passe dans cette alternance entre l’austérité et la sensualité, entre l’immobilité des lignes droites parallèles et le balancement des courbes de l’eau et des reflets, entre le gris monochrome et les jeux de lumière, avant que la nuit ne vienne tout inverser, l’eau créant la lumière »157. Sous son état gazeux, l’eau humidifie la pierre, lui donnant un aspect particulier, luisant au contact de la lumière. Elle la réchauffe également. La pierre n’est pas froide comme on pourrait le penser. L’atmosphère chaude et moite la garde à une température convenable.

154

ZUMTHOR, Peter. « Atmosphères : environnements architecturaux. Ce qui m’entoure », Op. Cit., p.23. Construite en 1988 à Sumvitg en Suisse, suite à une avalanche ayant détruit l’ancienne chapelle en 1984. 156 ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit., p. 10. 157 COPANS, Richard. NUEMANN, Stan. Op. Cit., p.146. 155

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P a g e | 164 Figure 76 – Gardes corps en laiton scintillant à la lumière


En revanche, un matériau froid vient s’intégrer dans cet espace. Le laiton est ajouté par légères touches, pour assurer la sécurité et venir mettre en valeur des détails. Il est utilisé pour les gardes corps, les supports de serviette, la signalétique et les tuyauteries de façon élégante. La lueur de ce métal ressort dans ce décor gris et sombre. Mais ce n’est pas une matière qui apporte un plaisir tactile, étant froide et rigide. Dans l’architecture, il est préférable d’assurer à l’Homme un espace confortable qui ne l’agresse pas. Les sols sont particulièrement importants pour mettre en confiance l’usager. Il est plus facile pour notre corps de marcher sur une dalle de béton plutôt que sur un sol instable comme le sable. Un sol qui n’est pas plane peut éveiller une certaine méfiance. Il ne faut pas non plus qu’il soit trop lisse au point de devenir glissant. Dans les thermes, le traitement du sol particulier diminue les risques. La pierre n’est pas parfaitement lisse. Elle est légèrement rugueuse et permet une adhérence aux pieds des baigneurs leur procurant un certain sentiment de sécurité. Les gestes sont ainsi plus naturels et fluides. Au sein de l’habitat, on peut observer une gradation des matériaux composant le sol entre l’entrée et la chambre. C’est dans cette dernière que se trouve le plus grand confort. La chambre est l’endroit « où la rencontre est la plus intime, où le toucher est le plus sensuel, où l’autre est le plus proche, où la plus grande surface cutanée est en contact avec les matières, les textures sont effectivement plus douces: depuis les draps, les couettes souples et légères, le lit où, comme dit la publicité “on ne sent même plus son corps”, etc...»158. Les matériaux sont plus chauds que ceux employés dans les espaces d’entrée. Dans les thermes de Vals, les cabines de change ont pour but de mettre en confiance le visiteur. Des couleurs chaudes sont apportées avec le bois d’acajou rouge. Les rideaux de velours amènent de la douceur. Ainsi, ce moment contraste avec les habituelles cabines que l’on peut rencontrer dans d’autres thermes ou des piscines. Je n’ai pas de souvenirs agréables de ces lieux. Le carrelage froid du sol, les couleurs bleues des parois dont la stabilité et la solidité sont douteuses et la crainte d’un manque d’hygiène due aux nombreux passages de personnes sont autant de choses qui pressent ce moment. Dans les thermes de pierre, je n’ai pas ressenti cela. Les matériaux utilisés invitaient au contact tactile. Finalement, les matériaux sont fortement influents sur la notion de confort. Lorsque le corps est protégé des agressions extérieures, il peut profiter d’une autre sensibilité plus sensuelle et prendre conscience des qualités des matériaux qu’il touche. Le corps peut ainsi ressentir une sensation de bien-être. Cela peut aussi avoir un effet sur le comportement en apportant une tranquillité de l’esprit. « L’Homme [qui] se sent bien, portera son attention aux autres, dialoguera plus facilement et communiquera davantage »159. Le confort est peut-être donc lié à l’idée de ne plus sentir son propre corps. Quand nous sommes confortablement assis dans un fauteuil, le toucher devient inconscient. En revanche, si l’on ressent une pression liée à la dureté de l’assise, notre attention se porte sur cela et ne nous permet pas de profiter pleinement de l’instant. Dans une eau dont la température se rapproche de 37°C, le corps n’est pas dérangé par une sensation de fraîcheur ou de chaleur. Il se laisse porter dans un milieu où le corps est moins contraint par la gravité. Il est donc moins sujet à la pression tactile qui pourrait perturber son esprit. Si en plus de cela, son attention n’est pas dirigée vers un son ou une odeur qui pourrait le déranger, alors, on peut considérer que son confort est total. En revanche, dans les thermes, le visiteur ne se situera pas toujours en situation de confort. La dureté de la pierre peut paraître austère pour certaines personnes. Le bain dont l’acoustique impressionne, est paré de pierres rugueuses. Il peut sembler très brut. Les murs n’invitent pas au contact tactile. Ils ne donnent pas envie au baigneur de s’y appuyer car sa surface irrégulière n’est pas confortable. Une certaine distance est donc créée avec le mur.

158 159

CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p. 15. CRUNELLE, Marc. Ibidem, p. 9.

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Figure 77 – Plan du niveau inférieur renfermant l’espace technique des thermes

Figure 78 – Coupe dévoilant les dessous des thermes

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Mais cette distance n’est que corporelle car cette pierre attire tout de même l’œil par son travail particulier mettant en valeur un aspect naturel. Le contact devient donc visuel. Cet espace est plutôt lié aux sensations intenses du son. Si la volonté de l’architecte avait été de créer un espace confortable dans l’ensemble des thermes, il n’aurait peut-être pas employé la pierre. Des matières chaudes et moins rigides auraient été préférées. « Toucher, sentir et entendre ces matières font des Thermes de Vals une expérience à la fois hautement sensorielle et hautement esthétique »160.

Avant d’arriver à une expérience sensorielle de la matière, l’architecte doit penser à sa mise en œuvre. L’espace construit tel qu’il est perçu par le visiteur, est un espace ayant demandé de nombreuses réflexions afin d’y intégrer de nombreuses qualités. « Beaucoup de complexité (technique) est mobilisée pour rendre un bâtiment simple, beaucoup d’argent pour le rendre pauvre, beaucoup de poids pour le rendre léger, un maximum de détails pour le rendre minimal, une précision inouïe dans la mise en œuvre pour donner l’impression que le bâtiment des bains appartient à la montagne »161. Tout ce que l’architecte ne montre pas participe à la mise en scène du corps dans l’espace. Dans les thermes de Vals, la mise en valeur de la matière se fait par l’absence d’éléments perturbants visuellement. Les réseaux d’eau et d’électricité sont intégrés dans la structure. Les seuls éléments visibles sont les tuyaux d’où jaillissent l’eau et les suspensions lumineuses qui descendent de la dalle supérieure. Peu de choses complètent le gros œuvre, il n’y a seulement que quelques tuyauteries pour les jets d’eau et les douches, ainsi que les gardes corps en laiton et les chaises longues en lamelles de bois. Cette simplicité accentue la perception des sens de ce qui est essentiel. Cette absence d’éléments techniques apparents ferait presque oublier à de nombreux visiteurs la nécessité d’un espace conséquent dédié au bon fonctionnement des thermes. Pourtant, une surface importante est nécessaire au stockage de l’eau de source chaude pour assurer son renouvellement. Des salles sont cachées sous l’espace principal. Ce lieu n’est pas accessible au public. Seules les personnes ayant réservé un soin particulier peuvent accéder au niveau inférieur et longer le mur de l’espace dissimulé afin de rejoindre les salles de massages accolées à la façade. Mais aucune photographie ni aucun écrit ne relate de cet endroit. Il y a une certaine beauté là-dedans, une part de mystère bien cachée éveillant la curiosité et la convoitise. Seul un plan permet de se rendre compte de sa présence. Peter Zumthor à choisit de masquer la dimension technique jusqu’aux éléments structurels. En effet, les pierres visibles ne sont pas porteuses. C’est un parement qui recouvre le béton. Certaines personnes pourraient penser que Zumthor ne fait que masquer le béton avec la pierre. Mais le béton est à la pierre, comme le ferraillage est au béton, une sorte d’élément assurant la résistance de ce dernier. Les failles de lumières qui découpent la toiture en de nombreux segments, sont permises par le système constructif utilisé. Chaque bloc possède sa propre toiture. Ce sont donc quinze toitures indépendantes qui couvrent le volume. Elles sont toutes en porte-à-faux maintenues par des câbles métalliques surtendus qui remmènent les efforts vers le sol avec des tirants non visibles, coulés dans l’épaisseur de béton entre deux couches de pierres. Si les éléments structurels avaient été visibles, l’espace perçu aurait perdu en force. Les effets déstabilisants de ces toitures sont issus de l’incompréhension face à leur stabilité.

160

MANIAQUE-BENTON, Caroline. Op. Cit., p.129. BRUNO, Jean-Hubert. « Lithiques : Thermes et bains de Vals, Suisse », Techniques et Architecture n°442, Paris, Avril 1999, p85. 161

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P a g e | 168 Figure 79 – Accroche de la lumière sur la matière. Lumière directe chaude, lumière indirecte froide.


Une matière ne possède pas seulement une texture, elle est aussi caractérisée par sa teinte. Toute architecture possède une couleur. Elle peut être naturellement amenée par les matériaux utilisés, mais aussi ajoutée volontairement pour donner un caractère particulier au bâtiment. Une couleur peut revêtir un aspect décoratif ou fonctionnel. « En architecture, la couleur sert à faire valoir le caractère d’un bâtiment, à mettre en valeur sa forme et ses matériaux, à rendre sa distribution plus claire »162. Selon Georges Beanes et le Physicien Charles Henry163, la couleur est d’abord perçue avant la forme. On voit une surface colorée avant de voir la façade d’un bâtiment. L’œil est attiré par les accords de couleurs harmonieux ou les contrastes forts. La texture de la surface engendre une variation des teintes en fonction de sa réflexion. L’accroche de la lumière sera différente si le matériau est brillant ou mat. Comme on peut le voir sur l’image, l’intensité et la source de la lumière peuvent également donner des aspects différents. La lumière directe du soleil au soir donne des teintes chaudes qui s’accrochent différemment selon la surface. La lumière indirecte semblerait presque bleutée par effet de contraste. Notre œil s’adapte graduellement au changement des teintes liées à la lumière au cours de la journée. Il nous semble donc que les couleurs sont relativement identiques du matin au soir. Mais si les deux lumières se retrouvent à éclairer distinctement deux surfaces côte à côte, on se rend alors compte de leur différence.

Les couleurs ont la capacité à modifier notre perception des objets et des espaces. Certaines d’entre elles peuvent donner plus de profondeur, rendre un objet plus léger visuellement, lui donner un peu de chaleur ou provoquer l’effet inverse. Une couleur pâle rendra plus vaste un espace intérieur ou la froideur des espaces orientés au Nord peut être contrebalancée avec des teintes chaudes. « Mais il y a quelque chose qui n’est pas satisfaisant dans un tel camouflage. Il est irritant de découvrir que la réalité n’est pas ce que nous attendions. Dans toute bonne architecture, consciemment conçue, la pièce petite apparaît comme petite, la grande comme grande et, au lieu de le masquer, il faut l’accentuer par une utilisation judicieuse de la couleur. La petite chambre doit être peinte dans des tons profonds, saturés, pour qu’on ressente vraiment l’intimité des quatre murs qui vous enclosent. Le plan des couleurs de la grande pièce doit être clair et lumineux pour faire doublement ressentir la distance d’un mur à l’autre »164. Ces paramètres dépendront des choix du concepteur et de ce qu’il veut faire ressentir au travers de l’espace. Il n’y a pas de règles particulières à suivre dans le choix des couleurs. Elles peuvent provenir d’une réflexion sur l’intégration dans un milieu afin de retrouver les teintes présentes dans l’environnement. A contrario, une couleur peut être symbolique. On aurait tendance à associer une couleur à un élément en particulier. Cela peut être une odeur, une ambiance ou encore un objet. L’association que l’on fait du rouge à la chaleur et du bleu au froid est par ailleurs utilisée dans les thermes de Vals. L’usage de ces teintes permet de différencier le bain à 42°C du bain à 14°C. Si Peter Zumthor avait fait le choix d’inverser les teintes, le baigneur aurait certainement eu un effet de surprise, s’attendant à trouver une eau chaude dans le bassin aux teintes bleutées. « En somme, il est assez difficile de comprendre comment nous en sommes venus à associer certaines couleurs à certaines choses. […] Certaines couleurs ont des effets psychologiques généralement reconnus. Le rouge, par exemple, est une couleur explosive, excitante ; le vert est calmant. Mais nombreuses conventions de couleur diffèrent selon les civilisations »165.

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RASMUSSEN, Steen Eiler. Op. Cit., p.249. Cités dans l’ouvrage de Marc CRUNELLE, « L’architecture et nos Sens », Op. Cit. 164 RASMUSSEN, Steen Eiler. Op. Cit., p.256. 165 RASMUSSEN, Steen Eiler. Ibidem, p.254-255. 163

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P a g e | 170 Figure 80 – Photographie abstraite, la mise en lumière de la matière textile


3) L’ambiance lumineuse. Un outil en variation permanente entre ombre et lumière

« L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière; les ombre et les clairs révèlent les formes »166. Peter Zumthor pense le bâtiment comme une masse d’ombre que l’on viendrait évider de lumière. Il se préoccupe de la source de cette lumière, des endroits qu’elle pourrait atteindre et où est-ce qu’elle laisse opérer l’ombre. La lumière rend l’espace architectural vivant en y introduisant la dimension du temps et du mouvement. C’est un élément impalpable diffus ou intense qui s’appuie sur les surfaces pour être perçu. De ce fait, Peter Zumthor étudie aussi la réaction du contact qu’elle crée avec les matériaux afin de comprendre comment ils la réfléchissent. A partir de cela, il détermine leur éclairage ou leur position dans l’espace. L’impression de relief est permise grâce aux différents plans d’un objet. S’ils sont perpendiculaires aux rayons lumineux, la lumière se reflète entièrement dessus et l’on perçoit très clairement cette surface. Les autres faces inclinées reflètent moins la lumière et offrent d’autres valeurs. Cette impression de profondeur est appelée le modelé. Avec une lumière vive et directe, les éléments modelés ressortiront avec leurs facettes ombrées et éclairées. Une lumière diffuse impose un travail plus important avec la profondeur pour espérer avoir des ombres. Les profils pourront être arrondis pour générer une ombre propre et des reflets. La douceur de la lumière ressort avec les contrastes. Au contraire, les angles et les arrêtes la rende plus tranchante. La lumière et la matière sont complémentaires. La surface rend compte de la lumière. Sans l’une, on ne peut pas voir l’autre. « L'architecte doit donc, lorsqu'il cherche à moduler des formes architecturales, accorder chacune de celles-ci avec ses conditions particulières d'éclairement; il doit, avant tout, tenir compte du fait que dans ses possibilités d'action, certaines sont indépendantes de sa volonté, direction et intensité des rayons lumineux, alors que d'autres peuvent et doivent être entièrement déterminées par lui. Lorsque ce dernier cas se présente, il peut alors en toute liberté choisir le mode d'emploi de sa lumière, l'intensité de sa diffusion, sa direction et son champ d'action, voire sa coloration, en un mot définir l'entier caractère de l'éclairement qu'il apporte à ses formes »167. L’orientation de l’édifice et les ouvertures qu’il propose, permettront de capter de différentes façon les rayons lumineux. Les façades ne peuvent pas être traitées de la même manière au Sud qu’à l’Est, l’Ouest ou au Nord. La façade Sud est la plus adéquate pour être modelée, elle subira des contrastes forts entre ombre et lumière. Pour les façades Ouest et Est, les ombres portées seront soit très faibles, soit très accentuées selon le moment de la journée. Une architecture qui ne serait pas modelée, serait plus monotone car elle n’arriverait pas à accrocher la lumière et à jouer de ses effets.

Aujourd’hui, on ne s’étonne pas que tout espace de vie possède un éclairage artificiel. La conception des bâtiments est moins axée sur la lumière naturelle qu’avant le XIXème siècle. Avant l’invention de l’électricité, l’architecture devait s’adapter à cette lumière naturelle. Elle possédait autant d’importance que la notion de protection, essence de l’architecture. La lumière naturelle possède une source unique d’émission, le soleil. Elle va permettre de jouer sur les contrastes entre surface éclairée et surface non éclairée. Les lumières artificielles quant à elles, peuvent avoir plusieurs sources. Cela peut faire perdre cet effet de contraste et d’expression des objets ou surfaces qui présentent moins d’ombres.

166

Le Corbusier, cité dans « L’architecture et nos Sens », CRUNELLE, Marc., Op. Cit., p.121.

167

CRUNELLE, Marc. Ibidem, p.121.

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Figure 81 – La lumière souligne l’espace de la chapelle de Tadao Ando au château La Coste

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Certains espaces vont nous laisser plus ou moins indifférent sur leur traitement de la lumière. C’est le cas des espaces totalement vitrés qui ne cherchent généralement pas d’effet particulier. Ils possèdent un côté fonctionnel à l’image des immeubles de bureaux. D’autres espaces seront plus captivants en provoquant un effet de lumière, en la canalisant, en la captant ou en la dirigeant comme dans la chapelle de Tadao Ando au Château La Coste168. A l’ouverture de la porte de la chapelle, l’espace intérieur se retrouve baigné de lumière. Aucune autre source lumineuse n’est à ce moment-là visible. Au premier abord, c’est une chapelle relativement classique qui se dévoile. Cependant, c’est en fermant la porte que la chapelle prend tout son sens. L’espace se laisse envahir par l’obscurité. L’architecte introduit la lumière comme un évènement. Elle est mise en valeur par sa faible présence. L’autel reste visible en diffusant une lumière tamisée sur son écran de verre. C’est une lumière naturelle qui provient de trois petites ouvertures au niveau du sol. Le plus captivant est la lumière qui émerge entre le mur en pierre et la surface lisse du toit. Comme si une plaque de métal avait simplement été posée sur les murs en pierre irréguliers sans y ajouter de jointure. Ce filet de lumière souligne avec élégance la matérialité originelle de la chapelle. Un autre filet de lumière signale la position de la porte d’entrée. Une sorte de légèreté est amenée à cet espace minéral. La lumière n’est pas utilisée pour éclairer mais pour mettre en valeur. L’architecture la maîtrise. L’ambiance créée invite au calme et à la méditation, propice à la chapelle.

Les phénomènes lumineux que l’on peut observer dans la nature peuvent nous émerveiller mais sont différents de ceux qui ressortent d’un espace construit par l’Homme. Un coucher de soleil ou les rayons de lumières ondulant avec les feuilles des arbres n’ont pas d’égal dans l’espace construit. Dans un édifice, le rayon lumineux peut tout de même nous captiver, mais celui-ci aura été sculpté par un créateur. La lumière introduite dans les thermes de Vals est dirigée par l’architecte. La couverture du toit volontairement rompue, laisse pénétrer la lumière naturelle au travers d’espaces subtils de seulement 8 centimètres. « Le toit semble très lourd, et pourtant, chaque morceau, cerné de lignes de lumière, paraît flotter dans le vide »169. La lumière vient délicatement caresser la pierre lorsque la faille longe un mur. En revanche, si cette faille lumineuse vient heurter perpendiculairement une masse, elle provoque un triangle lumineux intense, sublimant la matière. La pierre du mur est en quelque sorte mise en lumière. Elle nous dévoile ses détails et sa brillance. Pour donner plus de profondeur à la pierre, de légers décalages sont initiés en partie haute du mur, proche de la source de lumière. Je ne me suis aperçu de cet effet qu’après avoir visité les thermes, en cherchant des photographies intérieures. Je n’avais pas remarqué ce détail, car en expérimentant le sens tactile, ces murs m’ont parus totalement lisses, sans irrégularité. Dans le méandre, l’apport de lumière artificielle n’est pas nécessaire en plein jour. Ces jeux de lumière et les ouvertures en façade sont suffisants pour éclairer l’espace à sa juste mesure. Les seules lumières artificielles ajoutées, ne servent pas à apporter un éclairage supplémentaire mais participe plutôt à une ambiance chaleureuse avec sa source jaune orangée. Les clairs obscurs et les contres jours participent à l’atmosphère du lieu. Les personnes sont résumées à des silhouettes. L’espace intérieur est moins disposé au regard des autres, il parait plus intime.

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Projet de réhabilitation d’une ancienne chapelle du XVIè s. réalisé par l’architecte japonais Tadao Ando en 2011. COPANS, Richard. NUEMANN, Stan. Op. Cit., p.141.

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P a g e | 174 Figure 82 – Matière vibrante, la brique du Vitra Schaudepot, Herzog & de Meuron


Dans de nombreuses architecture la lumière reste encore « rarement pensée comme matériau principal de composition à partir duquel on a choisi les revêtements de murs, la couleur de la pierre, la modénature, les courbes, l’orientation, les couleurs, etc... »170. Elle va plutôt dépendre des préoccupations géométriques et spatiales actuelles. Les maisons où bâtiments avec des crépis ou enduits basiques non travaillés avec des jeux de profondeurs ou de textures peuvent paraître monotones. À l’inverse, des matériaux dont les textures sont réfléchies en fonction de son rapport à la lumière, peuvent vibrer avec elle et nous émouvoir. Le bâtiment Vitra Schaudepot conçu par Herzog & de Meuron sur le Vitra Campus171 possède une façade qui paraît relativement simple dans l’ensemble. Les architectes ont fait en sorte de valoriser la matière. Les briques sont ici utilisées d’une manière bien particulière, elles sont détournées en étant fendues en deux parties. La face cassée est exposée à la lumière en lui apportant plusieurs surfaces d’accroche. Une texture rugueuse et irrégulière crée des ombres et l’intensité de la lumière varie sur cette surface. Elle alterne avec une surface lisse et arrondie qui propose une plus grande réflexion de lumière en fonction de l’orientation du soleil. Pour donner plus de profondeur à la façade, les briques laissent place à un interstice ombré horizontal entre chaque rangée. Lorsque le bâtiment est à l’ombre, sa façade attire moins l’œil. La lumière permet finalement une mise en valeur de la terre cuite en rendant compte des variations de textures de cette dernière.

Il est souvent question de la lumière dans l’architecture. Mais qu’en-est-il de la place de l’ombre ? La fenêtre a perdu sa signification de médiatrice entre extérieur et intérieur, clarté et ombre avec l’apparition de la baie vitrée. Elle s’est réduite à une absence de murs, enlevant toute intimité et faisant entrer un maximum de lumière, laissant peu de place à l’ombre. L’ombre dépend d’une culture mais aussi d’un climat. Elle est liée à la fraîcheur. Dans certains pays, le soleil est préféré à l’ombre et permet d’apporter de la chaleur. On retrouve toujours aujourd’hui une opposition forte entre la culture architecturale occidentale qui va plutôt prôner la présence lumière et la culture orientale qui donne de l’importance à l’ombre. Dans l’architecture traditionnelle japonaise, la toiture est très large et est couverte de tuiles épaisses ou de roseaux. Par conséquent, la lumière ne rentre que très peu. Le toit est créé de façon à protéger ses habitants du soleil. La maison occidentale adopte un toit qui protège principalement des intempéries et fait en sorte de répande le moins d’ombre possible. La recherche étant chez nous, orientée vers la meilleure exposition à la lumière afin de la capter dans nos intérieurs. La notion de beauté apparait pour Junichirô Tanizaki, dans l’expérience de chacun. De part cette architecture protectrice vis-à-vis du soleil, les japonais ont pris l’habitude de vivre dans l’ombre. Et ils ont décelé une certaine beauté dans cette dernière. Les seuls rayons lumineux passant sous la toiture doivent encore traverser le filtre des shôji ne laissant entrer qu’une lumière légère et tamisée. Cette lumière est reçue par des murs sablés qui semblent la retenir grâce à leur texture granuleuse. Dans les endroits les plus sombres, l’or est utilisé pour faire ressortir le moindre infime reflet. Il apporte une élégance à l’espace qui s’exprime sous la retenue. « La beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire »172. L’ombre met en lumière les quelques objets composant l’espace. L’utilisation de poudre d’or sur les laques les fait scintiller à la moindre clarté.

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CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p.116. Le Vitra Campus situé à Weil am Rhein en Allemagne, est un site dans lequel sont exposés et fabriqués des mobilier de designer de renom. Le campus s’ouvre aux visiteurs avec des pavillons d’architectes mondialement connus. 172 TANIZAKI, Junichirô. Op. Cit., p.44. 171

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P a g e | 176 Figure 83 – Installation artistique qui prend tout son sens quand les lumières s’éteignent. L’obscurité laisse place à une beauté que l’on ne perçoit pas sans elle. Seules les surfaces des œuvres reflètent une légère lumière. Estrid Lutz, La Panacée, Montpellier.


Les laques japonaises prennent tout leur sens dans la pénombre lorsque des bougies sont allumées. Elles vibrent avec la lumière vacillante de la flamme. « Car un laque décoré à la poudre d’or n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l’un ou l’autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l’ombre, il suscite des résonnances inexprimables »173. L’ombre amène à la rêverie, elle laisse suggérer ce qu’elle cache et libère l’imagination de celui qui observe. Junichirô Tanizaki revient régulièrement dans son livre sur la sensation du goût de la cuisine traditionnelle japonaise. Elle est selon lui intimement liée à l’atmosphère de l’espace et à la présence de l’ombre. Dans un restaurant traditionnel, des chandeliers étaient utilisés jusqu’à ce que des clients étrangers demandent à avoir plus de lumière afin de voir plus distinctement ce qu’ils mangent. Selon l’auteur japonais, éclairé à une intense lumière artificielle, les plats perdraient de leurs saveurs. Plongé dans la pénombre, les plats semblent plus goûteux, plus esthétiques et gagnent en profondeur. Le sens gustatif est accentué, la vue étant moins sollicitée. L’ombre est donc non négligeable. Elle peut redonner plus d’importance aux sens non visuels et amener à une nouvelle appréciation d’un moment. Finalement, en occident il y a une certaine notion de propreté qui prône la brillance, et par la même occasion évite l’ombre. La lumière est omniprésente et possède un côté rassurant. Au Japon, l’ombre est presque considérée comme une matière. Elle apporte profondeur et texture à l’espace, ou plutôt elle relève des détails sur des surfaces qui ne seraient pas visibles si elles étaient entièrement exposées à la lumière.

L’expérience au sein du hammam des thermes de Vals a eu pour moi une résonnance particulière. J’ai réellement senti cette importance de l’ombre par le contraste avec la forte lumière. Cette lumière n’éclairait pas à mon sens. Elle éblouissait. Ma vue n’était que peu importante dans ce lieu empli de vapeur. En dehors du cône lumineux, l’obscurité m’obligeait à me servir de mes autres sens. Etant plus en éveil, le toucher m’offrait une autre approche de l’espace. Une approche plus lente et peut être plus séduisante que celle que propose la vue. La compréhension de l’espace ne peut pas se faire dans sa totalité et demande une exploration par le mouvement. La vision de par sa rapidité ne m’aurait peutêtre pas incité à rester plus longtemps dans le hammam. Il ne m’a pas été possible de me rendre compte de la qualité esthétique des matériaux utilisés dans cet espace. Mais ce que je sais, c’est qu’ils sont tactilement intéressants. L’ombre laisse cette part d’indéfini qui apporte une richesse particulière à l’atmosphère du lieu. Par sa présence, il en devient mystérieux.

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TANIZAKI, Junichirô.Ibidem, p.37.

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P a g e | 178 Figure 84 – Un espace pouvant accueillir silence et son d’exception, Eglise du Iesu, Rafael Moneo, Saint Sébastien, Espagne


4) L’invisible de l’espace. Entre acoustique, hygrothermie et odorat

Un grand nombre de sensations que l’on ressent font partie du domaine non visible. Une odeur, un son ou une température sont des formants de l’ambiance d’un lieu. Ces formants se propagent principalement dans l’air mais peuvent aussi affecter les matériaux. Leur importance est souvent peu considérée lors de la conception car leur caractère invisible les rend difficiles à exprimer. Pourtant, ces sensations sont nécessairement présentes dans nos lieux de vie et permettent d’agrémenter la notion de confort. Leur maitrise est donc essentielle, d’autant plus que ce sont des facteurs que l’architecte peut contrôler dans un espace clos. « Chaque espace fonctionne comme un grand instrument, il rassemble les sons, les amplifie, les retransmet »174. Deux types de sons se distinguent, ceux provoqués par le bâtiment lui-même et ceux venant d’une source extérieure. Les édifices produisent toujours un son même si l’on ne s’en rend pas compte. Il peut provenir d’un craquement, d’un équipement, du mouvement des matériaux, etc. Ce n’est qu’après avoir fait l’expérience d’une chambre sourde que l’on peut prendre conscience que quelque chose est différent dans l’ambiance sonore. Il est d’ailleurs très difficile d’arriver à un bâtiment qui produit du silence. Atteindre cet objectif ne serait peut-être pas très bon pour les usagers, car l’absence de bruit peut provoquer chez l’être humain de profonds troubles. Le bruit ramène à l’idée de la vie. Un bâtiment peut nous dire si l’on est seul ou non. Dans un immeuble on peut entendre des bruits de pas, des portes qui claques, des serrures qui se ferment. Il y a une certaine présence à cela. Néanmoins, si le bruit devient trop présent, il peut aussi être dérangeant. « Le bruit est une forme de pollution des plus insidieuses qui peut avoir de fortes incidences sociales. On sait que le défaut de confort d’ambiance sonore, au même titre qu’un éclairage déficient, est un des facteurs importants d’échec scolaire et universitaire ; que ce même défaut provoque des troubles psychiques en milieu de travail, des pertes de productivité, etc. »175. Les sensations influent sur les humeurs. L’architecture a donc un rôle important à jouer qu’il ne faut pas le négliger. La pollution sonore la plus importante provient d’un bruit monotone comme celui d’une autoroute. Elle est favorisée par la discontinuité du bâti qui ne donne plus de localisation spatiale au bruit, le laissant se répandre entre chaque vide. Le cloisonnement acoustique des espaces permet d’éviter cette pollution sonore ou de la réduire à une localisation donnée. Le son dépend donc en partie de la forme de l’espace. Les volumes répétés ont tendance à accentuer l’effet de résonance. « Les cours fermées aux murs trop plans ont une réverbération discontinue et “agressive”, les sons brefs y trouvent leur “impulsivité” accentuée par des phénomènes d’“échos flottants”. Une colonnade ne réfléchira que les sons aigus aux longueurs d’ondes inférieures au diamètre des colonnes. Une vaste place, par contre, “sonnera” de manière beaucoup plus neutre. C’est là que l’on placera un objet sonore pour colorer la rumeur diffuse: une fontaine »176. Chaque espace architectural va avoir sa propre particularité sonore, mais son acoustique dépend aussi des propriétés de ses surfaces et de la manière dont est fixée la matière. Le bruit des pas sur un plancher reposant au-dessus de poutres en bois sera très différent de celui d’un plancher installé sur une dalle en béton. Une matière rigide et lisse absorbe moins le son et le réverbère plus facilement qu’une matière souple et irrégulière.

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ZUMTHOR, Peter. « Atmosphères : environnements architecturaux. Ce qui m’entoure », Op. Cit., p.29. PLACE, Jean-Michel. « Acoustique, Bois et fibres au service du confort d’ambiance », L’architecture d’Aujourd’hui n°351, Paris, Mars-Avril 2004, p.130. 176 CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p.39. 175

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P a g e | 180 Figure 85 – Un espace pouvant accueillir un léger écho, passage dans le jardin des plantes de Montpellier


L’ouïe nous permet une certaine compréhension de l’espace. « Le vif reflet de l’écho et du rebond de cet écho dans une cathédrale de pierre accroît notre conscience de l’immensité, de la géométrie et du matériau de cet espace. Imaginons ce même espace avec une moquette amorti acoustiquement... la dimension spatiale et l’expérience de l’architecture se perdent »177. On peut, uniquement grâce à ce sens, avoir une notion de la dimension et de la distance. On appelle cela la présence. Elle est perçue grâce au retard de réflexion du son. Plus l’espace sera grand, plus le son mettra du temps à être réfléchi. Un espace vide aura tendance à résonner. A cela s’ajoute la conscience du plein et du vide. Une maison inhabitée, sans objets et sans vie va produire un son froid résonnant. Une fois habitée est remplie d’objets, le son sera adouci et sa résonnance diminuée car les objets créent une irrégularité à l’intérieur de l’espace. La capacité d’un milieu à réverbérer un son est appelée la vivance. De nombreux autres termes permettent de définir l’acoustique d’un espace. La clarté dépend de la qualité de la propagation du son. Si un espace est vivant, clair et présent, il permet la brillance d’un son, c’est-à-dire une amplification des aigus donnant des sons clairs. Un son grave sera définit par ce que l’on appelle la chaleur. L’acoustique dépend aussi de la diffusion en fonction de l’orientation spatiale des sons réverbérés. Une bonne diffusion avec un temps de réverbération long peut être contrôlée avec des volumes irréguliers en plafond et sur les murs. La diffusion est meilleure si les sons réverbérés proviennent de toutes les directions. L’ensemble des réflexions apportent une texture au son. On retrouve dans le vocabulaire acoustique de nombreux termes similaires aux autres domaines sensoriels. Ils reflètent de nombreuses similitudes entre les différents sens.

Dans un grand nombre d’espace architecturaux actuels « nos oreilles sont aveuglées »178. L’écho est gommé par de nombreux dispositifs matériels ou non. Il est recherché une certaine tranquillité sonore. Mais les multiplications des vastes espaces ne permettent que rarement ce calme. Dans les supermarchés, le volume acoustique du bâtiment est masqué par une musique continue. Sans cela, les bruits seraient certainement désagréables car les matériaux employés sont généralement durs et lisses comme le carrelage du sol ou le métal de la structure.

Différents dispositifs acoustiques sont développés dans les thermes de Vals. Tout d’abord, la pierre de gneiss possède une capacité réfléchissante. Ses différents traitements la font réverbérer le son de plusieurs manières. L’acoustique si particulière du bain dont l’accès se fait par un petit tunnel est d’ailleurs le seul endroit des thermes profitant d’une pierre dont la surface présente de fortes irrégularités. Ces aspérités renforcent la diffusion du son en toutes directions et amènent ainsi à générer une résonnance relativement forte. Le son n’est pas seulement amplifié par la texture de la pierre, il est aussi dépendant de la dimension réduite de cet espace. Un carré de 3 mètres de côté définit la surface au sol. Sa hauteur importante atteint 6 mètres à partir du niveau du sol, soit 5 mètres au-dessus du niveau de l’eau. La surface de réverbération est donc importante et le son rebondit de nombreuses fois sur les parois. La seule issue qu’il dispose est l’entrée réduite du bain. Ces nombreuses caractéristiques permettent ainsi de provoquer des sons particuliers, pouvant surprendre mais aussi fasciner. Il est plutôt rare de se retrouver dans un espace acoustique aussi impressionnant. Les sensations que cet espace véhicule dépendent de l’interaction avec les personnes. Si le visiteur ne produit pas de son, il se peut qu’il ne se rende pas compte de la sensibilité de ce bain. Il faut qu’il prenne conscience des qualités de ce dernier. Il peut s’en rendre compte avec le bruit de l’eau qui, lorsqu’elle est en mouvement, génère des claquements contre les parois de pierre. Le son produit est différents des autres bains. Il suffit d’y être attentif.

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HOLL, Steven, Op. Cit., p.33. PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.60.

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Figure 86 – Brume chaleureuse, thermes de Vals

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De nombreuses personnes interrogées n’ont pas ressentie les mêmes sensations que moi. Certains n’ont pas entendu de son et ne se sont pas attardé dans ce lieu. D’autres au contraire ont pensé à la présence de hauts parleurs bien dissimulés, mais ont donc étés peu réceptifs aux sons, jugeant leur origine peu naturelle. Quand à certains, ils se sont prêtés à des expériences sonores certainement somptueuses avec leurs voix. Une des personnes questionnées était accompagnée d’un ténor ayant profité des qualités acoustique du bain pour chanter. Il devait être aussi très intéressant d’entendre ce chant depuis l’extérieur, même de forme atténuée, cela ne peut pas laisser les baigneurs indifférents. Le son est réagi cependant différemment dans l’eau. Sa propagation est plus lente est le son se dissipe rapidement. En ayant fait de nombreuses expériences dans cet espace, je me suis aperçu que les sensations acoustiques sont faites pour être perçues dans l’air. L’effet procuré sous l’eau est très faible voire inexistant. Il en va différemment des sensations thermiques.

La seconde approche de l’espace dans le domaine non visible concerne l’hygrothermie. Elle est caractérisée par deux facteurs, la température et le taux d’humidité dans l’air. Ces derniers sont tous deux perçus par le sens tactile, mais de façon non volontaire. On ressent le chaud ou le froid à la surface de notre peau. L’effet de température peut être accentué ou diminué par la présence ou l’absence d’eau dans l’air. Très simplement, lorsque notre peau est mouillée, on peut ressentir une sensation de fraîcheur. L’eau a besoin d’énergie pour s’évaporer, elle capte donc la chaleur de notre corps. Le transfert énergétique produit, peut nous provoquer des frissons. « La peau humaine, comme celle des bâtiments, régule l’hygrométrie, la température »179. Elle est par analogie l’enveloppe du bâtiment qui apporte une protection aux intempéries, une isolation, une ventilation et une régulation hygrométrique et thermique. Avant tout, une architecture est par essence un lieu de protection thermique face aux agressions extérieures, mais on a tendance à la considérer comme visuelle. L’architecture vernaculaire est généralement issue de préoccupations thermiques. Son esthétique dépend des dispositifs mis en jeu pour répondre au climat. De nos jours, de nombreux bâtiments sont plutôt orientés vers une architecture spectaculaire, voulant montrer un esthétisme singulier. Ils sont donc peu adaptés aux besoins essentiels. Cela implique d’autres installations pour contrebalancer ce manque de considération climatique. Or ces installations impactent également le point de vue visuel. Il est donc peut-être préférable de remettre en question la façon de concevoir. Une architecture climatique peut être esthétique et, si elle est bien pensée, peut éviter l’ajout d’éléments comme des climatisations, parfois difficiles à masquer. Dans les hôtels, les restaurants ou les commerces, on peut observer une surutilisation de l’éclairage. Ce dernier engendre un inconfort thermique en accentuant la sensation de chaleur. Au lieu de diminuer l’importance de cette source de chaleur, des dispositifs de ventilation mécanique sont souvent ajoutés. Le seul fait d’avoir une source lumineuse apporte une impression de chaleur même si cette dernière n’en produit pas. L’ombre procure l’effet inverse et pourrait être mise à profit. Trois types de températures se distinguent dans un espace architectural. Dans l’air, la température ressentie est différente de celle mesurée. Mais il faut aussi prendre en compte la température des matériaux. Elle est à la fois physique et psychique. On peut ressentir une sensation de chaleur en voyant du bois, et de froid avec l’acier. Ces sensations sont directement liées à la mémoire du contact tactile avec ces matières. On sait par avance les caractéristiques tactiles de matériaux. Il m’est par exemple souvent arrivé de ne pas m’assoir sur un banc métallique situé en extérieur en hiver, car je sais pertinemment qu’à son contact je vais être confronté à une sensation froide désagréable.

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ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Op. Cit., p.89.

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Figure 87 – L’architecture pensée par Philippe Rahm se développe autour d’un approche hygrothermique. Les pièces sont disposées en fonction de leur taux d’humidité et de leur température.

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L’architecture développée dans de nombreux pays chauds est à la recherche d’une certaine fraîcheur en son intérieur. Différents dispositifs sont mis en place pour conserver l’air frais. Les maisons sont accolées afin de réduire le nombre de façades exposées au soleil, les rues sont étroites pour conserver l’ombre, les matériaux sont froids, les moucharabiehs ne laissent passer que peu de lumière, les patios ombrés régulent la chaleur, les cheminées à vent captent l’air, etc... Tous ces dispositifs sont pensés pour maintenir le corps à une température convenable. Il faut qu’il soit dans un espace frais en été et chaud en hiver pour conserver une température corporelle normale.

« Des voix se firent entendre pour dire que si l’architecture moderne avait failli, c’est parce qu’elle avait tué la part symbolique et émotionnelle de la maison quand elle avait supprimé la cave et le grenier dans les appartements, deux espaces éminemment émotionnels et poétiques »180. Ces deux espaces sont supprimés par l’horizontalité des édifices. Dans « La poétique de l’espace », Gaston Bachelard parle de la verticalité et de la structuration de la maison entre le grenier et la cave. « En bas les souterrains, les ténèbres, la peur, le crime, l’air lourd, l’eau noire et dormante. En haut, le grenier, l’odeur du raisin qui sèche sur la claie, le jour. Et entre les deux, un ou deux étages d’une atmosphère plus tranquille et médiane »181. L’espace principal de vie semble être régulé par la cave et le grenier. Ils servent d’espaces de transition entre le sol et le ciel en introduisant une diversité climatique au sein même de l’habitat. La cave garde l’humidité et la fraîcheur dans sa pénombre. Le grenier est un lieu chaud et sec qui récupère la chaleur montante et le rayonnement du soleil sur la toiture. Ces deux endroits sont utilisés pour la conservation d’aliments ou d’objets en fonction des nécessités hygrothermique. Avec le mouvement moderne, les toitures en pente laissent place aux toits terrasses et les cave sont remplacées par des vides entre les pilotis. La nécessité de ces espaces s’est vue diminuée avec la présence des réfrigérateurs, et des meubles de rangement. Avec cette horizontalité, l’hygrométrie s’est stabilisée aux alentours de 50% d’humidité dans l’air. Il faut donc s’adapter à ce nouveau type d’espace et contrôler son hygrothermie. Pour qu’un espace soit sain, un renouvellement de l’air est nécessaire. Il permet de contrôler le taux d’humidité et d’éviter les moisissures, nocives pour la santé des usagers. Certaines propriétés peuvent être utilisées pour réguler la température et l’humidité des espaces. L’air chaud et humide est plus léger que l’air froid et sec. L’humidité et la chaleur vont donc s’élever dans l’espace. Elles peuvent être évacuées par des ouvertures hautes ou par un étage grâce à l’effet de tirage thermique. L’intégration d’une diversité climatique intérieure entre air sec et humide, permettrait de redonner une certaine poétique à l’espace architectural et le rendrait plus émotionnel. Il est toujours possible de composer l’hygrothermie avec un espace horizontal même en l’absence de cave et de grenier. Une gradation des zones sèches aux zones humides peut créer des ambiances différentes en fonction du lieu où l’on se trouve. « Dans ce nouveau plan libre basé sur la variation du taux d’humidité relative viennent se disposer les différentes denrées alimentaires selon les nécessités de conservation en même temps que les biens d’usage courant d’aujourd’hui, douche, cuisinière, ordinateurs, livres vêtements, prenant place également dans ce paysage en fonction de la vapeur d’eau qu’ils génèrent ou qu’ils supportent »182. Les usages se répartissent ainsi en fonction des besoins hygrométriques et thermiques. La salle de bain et la cuisine se retrouve d’un côté, alors que les espaces de détente et de lecture de l’autre. Ceci est valable pour l’habitat mais est différent pour les bâtiments publics.

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Philippe RAHM dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, publié par l’édition le Bord de l’Eau, Lormont, 2011, p.115. 181 Extrait de « La poétique de l’espace » de Gaston Bachelard, écrit en 1957 et utilisé dans l’ouvrage « Architecture émotionnelle: Matière à penser », ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara, Op. Cit., p.116. 182 ARDENNE, Paul. POLLA, Barbara. Ibidem, p.119.

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Figure 88 – Répartition de l’air chaud dans les thermes de Vals

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Les thermes de Vals sont par définition relativement humides et les températures auxquelles sont exposés les visiteurs sont très variables. On peut se rendre compte que la zone encastrée dans le sol est plus chaude que celle située à proximité de la façade et donc de l’air ambiant. Les blocs de pierre accueillant des bains ou d’autres sous-espaces, sont les endroits où la température est la plus élevée. Elle contribue à l’intimité de l’espace. Dans le méandre, la chaleur se dissipe avec le grand volume. Les blocs de pierre et l’eau accueillent et protègent le visiteur du froid. Ils lui procurent une certaine sensation de confort.

Le son, la température et l’humidité sont des éléments qui s’imposent face à notre corps. On ne peut pas les éviter. C’est aussi le cas de l’odeur. Elle peut embaumer un lieu. Au-delà des odeurs produites par un environnement extérieur, les matériaux constituants un bâtiment émanent quelque chose de spécial. Leurs odeurs sont généralement discrètes mais ont leur rôle dans l’ambiance d’un lieu. Les matériaux peuvent dégager des odeurs très variées selon leur composition ou leur mise en œuvre. L’odeur du bois dépend de ses essences. Celle du béton sera différente si ce dernier est brut ou possède une finition de recouvrement. Celle de la terre dépendra de son degré de cuisson et des minéraux présents. Un paysage olfactif est plus difficile à imaginer qu’un paysage sonore. L’odorat ne permet pas de se repérer comme le son, il est moins précis. Une odeur embaume un air ambiant alors qu’un son le perce de façon ponctuée. Un complément visuel est donc pertinent avec l’odorat. Il permet au cerveau d’associer une odeur à un élément. Avec le syndrome de Proust, ces odeurs évoqueront plus tard des souvenirs et des ambiances. Elles racontent une histoire. Juhani Pallasmaa particulièrement a été marqué par les odeurs durant son enfance. « Je n’arrive pas à me rappeler l’apparence de la porte de la ferme de mon grand-père quand j’étais petit, mais je me souviens de son poids et du bois patiné couvert des cicatrices de décennies d’usage, et je me souviens très bien du parfum de la maison qui me heurtait la figure comme un mur invisible derrière la porte. Chaque habitation à son odeur. […] Une odeur particulière nous réintroduit à notre insu dans un espace complètement oublié par la mémoire rétinienne, les narines évoquent une image oubliée et nous sommes entrainés dans un rêve vivant »183. Cependant, la complexité des odeurs les rendent difficilement définissables. La pauvreté du langage olfactif ne nous permet pas de les décrire facilement. Juhani Pallasmaa ne fait que signaler leur présence à un moment précis, il ne peut pas les détailler. Il est tout de même possible de dire qu’un espace embaume une odeur de bois. Mais comment différencier les essences ? Ce manque de vocabulaire induit une part subjective plus importante que pour les autres sens.

Les odeurs sont parfois synonymes de plaisir en procurant un moment de légèreté. Marc Crunelle renvoie à un récit de Guy de Maupassant. « En sortant du couvent (Palerme), on pénètre dans le jardin, d'où l'on domine toute la vallée pleine d'orangers en fleur. Un souffle continu monte de la forêt embaumée, un souffle qui grise l'esprit et trouble les sens. Le désir indécis et poétique qui hante toujours l'âme humaine, qui rôde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de se réaliser. Cette senteur vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate sensation des parfums à la joie artiste de l'esprit, vous jette pendant quelques secondes dans un bien-être de pensée et de corps qui est presque du bonheur »184.

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PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.62. Citation de Guy de MAUPASSANT issue de l’ouvrage « La vie errante » et cité par Marc CRUNELLE. « L’architecture et nos Sens », Op. Cit., p.108. 184

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P a g e | 188 Figure 89 – Lorsque le bâtiment n’amène pas aux odeurs, il peut simplement devenir un support accueillant des éléments odorants.


L’Orient est à la fois une culture et une situation géographique. D’un point de vu olfactif, il commence au bassin méditerranéen. Avec la chaleur, les plantes dégagent toutes leurs odeurs. Le climat chaud a vu se développer un grand nombre d’espèces végétales odorantes. Ces lieux peuvent évoquer un côté poétique, dont l’aspect éphémère du parfum rend le moment intense. Certains palais orientaux ont intégré cette culture du sens olfactif lors de la fabrication des matériaux de construction. Chaque argile a été pétrie avec des fleurs pour anoblir la matière. Les espaces sont traités avec des senteurs différentes pour raviver l’odeur par effet de contraste. Les sensations qu’amène cette architecture sont apportées pour montrer un certain niveau de noblesse et impressionner les personnes invitées à la parcourir.

L’odorat est amélioré dans des conditions d’air chaud et humide. Une hygrométrie et une température élevées permettent aux molécules odorantes d’être conservées plus longtemps. Ces propriétés sont bénéfiques à l’ambiance olfactive des thermes de pierre. Les odeurs que l’on peut sentir dans cet édifice ont des origines différentes. La pierre ne propose qu’une odeur très légère difficile à capter. En revanche, l’eau chaude de la source minérale possède une odeur que l’on remarque dès l’entrée mais qui se dissipe par l’accommodation. Les odeurs les plus présentes sont celles qui émanent des plantes. Les fleurs de jasmins flottant à la surface de l’eau du bain à 36°C proposaient une ambiance calme et reposante. Mais l’expérience m’ayant le plus marquée d’un point de vue olfactif est celle vécue dans le hammam. L’odeur, transportée par les gouttelettes d’eau en suspension dans l’air, était très prenante et attirante. Dans cet espace, l’accommodation à l’odeur ne m’a pas fait totalement disparaitre ce parfum intense. Je crois que c’est une des rares odeurs que l’on peut qualifier mais les termes utilisés restent encore très subjectifs et abstraits. Je l’ai associée à une odeur fraîche, mentholée rappelant l’air de la montagne. Comme pour le goût, cette odeur m’a été accentuée par la diminution partielle du sens visuel. Il me sera difficile de retrouver une odeur aussi intense me rappelant cet endroit. Je n’avais jamais ressenti une sensation pareille.

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P a g e | 190 Figure 90 – La vie participe à l’ambiance d’un lieu. Halles du Lez, Montpellier


5) L’occupation de l’espace, la notion de présence et de vie

La vie dans un espace architectural peut avoir une influence sur la façon d’aborder ce dernier. S’il est fortement fréquenté, il peut attiser la convoitise. Il mettra plus facilement en confiance une personne qui souhaiterait s’y diriger. A contrario, s’il est vide, il peut questionner. Il n’est parfois pas évident de savoir si l’on peut pénétrer dans un espace. On peut se demander s’il est ouvert au public ou seulement à certaines personnes. Par simple curiosité, on peut avoir envie d’entrer dans un bâtiment, mais l’absence d’indications dans certains lieux ne permet pas une appréciation confiante de l’espace. Durant un voyage architectural à Séville en Espagne, avec de nombreux étudiants nous nous sommes retrouvés devant un bâtiment qui nous intéressait. Il était situé dans la zone de l’exposition universelle de 1992, quartier peu fréquenté de la ville par manque d’attractivité. La plupart des édifices présents dans cette zone étaient ouverts. Pourtant, nous ne voyions pas de vie. La plupart des accueils étaient clos. Nous n’avons donc pas osé aller au-delà du hall d’entrée, ne sachant pas si nous y étions autorisés. La vie dans un espace a un effet psychologique sur les individus. Les espaces délaissés repoussent car ils exposent aux regards. Les espaces fréquentés attirent car ils possèdent un côté rassurant, celui de la présence humaine. Si un lieu est convoité, il se peut aussi qu’il devienne moins plaisant à vivre. Lorsque Steven Holl parle de la Chapelle Notre Dame du Haut de Ronchamp de Le Corbusier, il se souvient de l’impact de la présence humaine sur l’expérience du lieu. « La horde de touristes qui venaient en bus et se pressaient autour de l'endroit atténuait l'expérience la plus intime de ma visite à l'aube en 1970 »185. Il est vrai que la chapelle perd de sa puissance spirituelle avec les allers-retours incessants des visiteurs. Le lieu est devenu une sorte d’attraction pervertie par le tourisme. Le calme nécessaire à l’appréhension du lieu est perturbé par des mouvements permanents. Or, la découverte d’un espace est parfois plus adéquate lorsqu’elle se fait seule. Se sentir observé par une personne attendant que l’on lui cède la place est quelque chose de très frustrant car cela ne permet pas une attention totale sur l’instant. Cela créé une contrainte pouvant nuire à la réception des sensations. « Seraient-ce les gens qui donnent à la pièce cette étrange atmosphère ? Je pose ici cette question parce que je suis convaincu qu’un bâtiment réussi doit être capable d’absorber les traces de la vie humaine et qu’il peut acquérir ainsi une richesse particulière. Je pense bien sûr à la patine que l’âge donne aux matériaux, aux petites égratignures, à l’éclat terni et écaillé de la laque et aux arêtes polies par l’usure. Mais lorsque je ferme les yeux et essaie d’oublier ces traces physiques et mes premières associations d’idées, il me reste une autre impression, un sentiment plus profond : la conscience de l’écoulement du temps, la sensation de la vie humaine qui s’accomplit dans des lieux et dans des espaces qu’elle charge à sa manière. Les valeurs esthétiques et pratiques de l’architecture sont reléguées au second plan. A ce moment-là, leur signification stylistique ou historique n’a pas d’importance. Seul compte le sentiment mélancolique qui s’empare de moi. L’architecture est abandonnée à la vie. Si son corps est suffisamment sensible, elle peut développer une qualité qui soit garante de la réalité de la vie écoulée »186. Un édifice, même inoccupé, peut alors être perçu différemment. Si l’on prend conscience de la vie d’un bâtiment et ce qu’il a accueilli, la vision que l’on a de ce lieu est changée. L’attention se porte sur des détails d’usure liés au temps. Cette usure invoque une certaine présence, celle de ceux qui ont foulé le sol de cet espace, qui y ont vécu et qui y vivent peut-être encore. L’usure des matériaux dépend de leur robustesse. En 24 ans, les thermes de Vals ne montrent que très peu de traces d’usure. La pierre est immobile face au piétinement des baigneurs. Seule l’eau à le pouvoir de l’altérer. La beauté des thermes se trouve dans cet équilibre. L’eau n’érode pas la pierre tant qu’elle reste immobile.

185 186

HOLL, Steven. Op. Cit., p.50. ZUMTHOR, Peter. « Pensar la arquitectura », Op. Cit., p.24.

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P a g e | 192 Figure 91 – L’usure de ce banc en bois du port de Saint Sébastien en Espagne, marque son utilisation fréquente et sa résistance face au milieu où il est exposé


Le seul endroit marqué par l’usure se trouve dans le bloc de pierre sombre renfermant un puit. L’eau s’écoule d’un tube cuivré situé en hauteur et vient finir sa course au centre de ce puit. Mais une grande partie de cette eau se retrouve projetée sur le sol en pierre. Les nombreuses éclaboussures et le débit important de cette source d’eau sculpte peu à peu la pierre. L’eau dessine une topographie que l’on peut ressentir sous les pieds. Ce phénomène inverse les rôles entre la passivité de la matière liquide et la robustesse de la matière solide. L’eau ne se plie plus à un volume à cet endroit, elle impose sa présence avec sa force de projection. La pierre finit par obéir à la contrainte de l’eau. La vie que donne l’usure aux matériaux dépend du temps. La patine raconte la vie de la matière et nous donne son âge. L’usure apporte une dimension haptique plus importante aux matériaux. Leur texture change, ils s’oxydent, s’érodent, se rayent, se cassent, etc. La patine provient de l’usage et donc du sens tactile. Les matériaux naturels pouvant s’altérer sont marqués par les traces du contact avec l’Homme et la nature. « On a plaisir à saisir une poignée de porte polie par des milliers de mains […] devenue une image d’accueil et d’hospitalité. La poignée de porte est la poignée de main du bâtiment »187. Le passage du temps appelle au souvenir et peut provoquer chez certains, des émotions personnelles. Les matériaux produits aujourd’hui tels que le métal ou le plastique créent des surfaces rigides qui ne révèlent pas leurs origines où leur âge. La dimension du temps disparait pour atteindre une certaine perfection et paraître éternel. Les sensations perçues deviennent plus froides. La matière reste insensible à notre toucher. Ou plutôt l’usager reste insensible à cette matière. Elle ne lui raconte pas d’histoire, elle le laisse en partie indifférent. Certains métaux peuvent tout de même s’altérer. L’étain est préféré à l’argent ou à l’aluminium dans la culture japonaise car il se noircit avec le temps. « La vue d’un objet étincelant procure un certain malaise »188 chez les japonais selon les écrits de Junichirô Tanizaki. Ils recherchent l’émotion dans la patine. La profondeur qu’apporte le temps à la matière les fascine.

La vie dans un espace ne se traduit pas seulement par la présence de personnes physiques ou de l’usure. Elle peut apparaître avec la présence d’objets. L’architecture a un rôle de réceptacle et de mise en valeur de ces objets. C’est rarement l’architecte qui les défini, mais il peut créer des espaces pour les accueillir. La possibilité d’appropriation permet aux usagers de se sentir bien dans un lieu. Ils apportent une pierre à l’édifice même si elle n’est que temporaire. Ces objets renvoient au domaine affectif de la personne qui les a organisés. Un certain soin est porté afin que les objets s’accordent entre eux. L’appropriation par les habitants permet de mettre à l’aise. Cette sensation est antinomique au malaise ou à la gêne. Elle est liée au bien-être du corps dans un espace. Les objets créent des attaches et reflètent les personnes qui les installent. Mais la présence d’objet dépendra du type d’espace architectural. Un bâtiment public est bien moins appropriable qu’un habitat, mais les objets ne se limitent pas simplement au logement. Les individus peuvent apporter leurs objets dans des lieux qu’ils fréquentent au quotidien tels que les lieux de travail ou de loisirs. La ville est comparable à un assemblage d’objets. Elle accueille des bâtiments variés, construits selon la demande pour héberger différents modes de vie. On peut considérer les bâtiments constituant les villes comme les musées du temps et de l’occupation humaine. L’architecture fige une époque, une idée, un concept, une fonction. En prenant le temps de l’observer, la ville peut nous dévoiler son histoire en se livrant sur ce qu’elle a vu et ce qu’elle a vécu. L’architecture nous permet finalement de nous libérer de l’étreinte du présent en nous rendant compte de son passé.

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PALLASMAA, Juhani. Op. Cit., p.65. TANIZAKI, Junichirô. Op. Cit., p.30.

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Conclusion

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Au regard de ces analyses et réflexions sur le corps et de son rapport à l’espace architectural, il est possible d’apporter des réponses aux questionnements initiaux liés aux sens et aux sensations. Un espace, qu’il soit architectural ou non, fait intervenir tous les sens de l’être humain. Selon sa conscience, son attention et sa sensibilité personnelle, un Homme aura une aptitude à ressentir les sensations que génère son environnement. Les informations qu’il capte peuvent l’influencer sur son humeur, ses actions ou sa façon de vivre et d’aborder l’espace. Sa perception est fondamentalement différente de celle des autres personnes. Elle est influencée par ses souvenirs s’alimentant de chaque expérience nouvelle liée au corps. L’inconscient sensoriel permet à l’Homme de se sentir présent dans un lieu. Les sensations viennent à lui, et assurent une compréhension du milieu dans lequel il se situe. La part de conscience sensorielle permet à chaque personne de saisir ce qu’elle perçoit de façon individuelle. Un Homme devient par conséquent à la fois acteur et spectateur dans un espace et un temps. La prise de conscience et une profonde connaissance de son propre corps participent à une meilleure appréhension des sensations. Elle sera d’autant plus intense si la sensibilité de chacun des sens est développée sans exception.

L’architecture par sa taille, impose un certain rapport avec le corps. Son impact n’est pas sans effets sur celui-ci. Elle doit être maîtrisée par son concepteur qui doit au préalable, avoir développé une compréhension du corps humain et de ses sens. Ces notions sont essentielles pour que le concepteur d’un espace architectural soit conscient des effets qu’il peut créer au travers de ce qu’il imagine. Son rôle n’est pas de devoir tout contrôler. Il doit accepter que des sensations autres, émergent dans le milieu une fois construit. La beauté de l’architecture réside dans ce qui échappe à l’Homme. Tout ne peut pas être rationnalisé. Un espace architectural ne se résume pas à une simple équation, et malgré l’intégration de données mesurées, il reste impossible de maîtriser parfaitement l’effet qu’il pourra produire. Sans cette part d’indéfini, les sensations seraient perçues avec moins de force. L’objectif de l’architecte ne se trouve pas dans la recherche absolue d’un espace parfaitement agréable, mais plutôt d’amener les usagers vers une expérience touchante ne les laissant pas indifférents. Pour y arriver, l’architecte peut soutenir légèrement l’apparition des sensations afin qu’elles ne soient pas perçues comme contraignantes. Y laisser une part indéterminée permet à l’Homme d’enrichir l’espace de sa propre interprétation et ainsi de donner un réel sens à ce dernier. Son imagination, complète celle du concepteur. La finalité d’un bâtiment est atteinte lorsque l’objet construit arrive à établir un dialogue entre les idées de l’architecte et celles de l’usager. La palette d’outils qu’utilise l’architecte doit être mesurée afin de créer un ensemble cohérent. Pour éveiller les sens, le concepteur doit faire face à de nombreuses décisions et doit se questionner sur ce qu’il souhaiterait faire ressentir au travers de l’espace. Assurer la vérité des matériaux et accepter qu’ils s’usent dans le temps, est un choix. Mais l’architecte sait déjà que ce choix engage un réel facteur émotionnel puisqu’il génère une mémoire chez l’usager et que les souvenirs sont liés à la perception individuelle. Si le concepteur fait le choix contraire en jouant uniquement sur les apparences, il ne se risque que très peu à rendre sa création émotionnelle et son architecture pourrait “paraître” plutôt qu’“être” dans le monde.

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Enfin, nous pourrions ouvrir ce thème vers des horizons plus vastes en s’intéressant à des cultures variées et en analysant la sensibilité qu’elles ont développée en s’adaptant à leur milieu, différent en tout point de la Terre. Si une personne étrangère à notre culture européenne donnait son point de vue sur notre façon d’imaginer l’espace architectural, « c’est bien l’universalité de la représentation uniquement visuelle de l’architecture, inhérente à notre culture et à notre climat tempéré, qui sera mise en doute »189. La vision que chacun développe à propos de l’architecture est profondément induite par le milieu de vie et donc par l’espace architectural lui-même. Dans certaines régions, l’architecture n’a pas besoin d’être dessinée pour exister. Il suffit d’engager un processus de construction et un travail de la matière de façon directe. Les espaces créés peuvent simplement s’inspirer de ceux déjà existants depuis des décennies plutôt que d’essayer de réinventer sans cesse le milieu de vie. S’ils sont reproduits, cela signifie que ces formes fonctionnent et sont appréciées pour leurs qualités. L’architecture n’étant plus construite à partir d’une représentation visuelle, elle a peut-être la possibilité d’amener à l’éveil de nouvelles émotions. Le thème des sensations dans le domaine architectural semble sans fins. Il n’existe pas de solutions exactes pour atteindre une architecture sensorielle, l’architecture étant par définition un espace destiné à accueillir les corps sensibles que l’on incarne.

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CRUNELLE, Marc. Op. Cit., p.143.

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Bibliographie

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Table des illustrations

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- AKIYAMA, Sarah. Figure 53 – Atmosphère pesante du mémorial de l’holocauste à Berlin, Peter Eisenman, p.117.

- AMORETTI, Aldo Figure 61 – Photographie du musée de la mine de zinc en Norvège, Peter Zumthor, p.131.

- Ateliers Jean Nouvel Figure 64 – Les bains des Docks, Le Havre, Ateliers Jean Nouvel, p.137.

- CARLYLE, Ellis. Figure 48 – Panoptique du Presidio Modelo, Cuba, p.107.

- COGNON, Gaétan. Image de couverture. Figure 1 – Thermes de Vals, p.13. Figure 2 – Paysage Suisse vu depuis le toit des thermes de Vals, p.15. Figure 17 – Dessin abstrait, Vapeur Lumineuse, dessin personnel, p.41. Figure 18 – Volume du hammam, dessin personnel, p.43. Figure 20 –Photographie abstraire, l’acte perceptif, p.51. Figure 21 –Photographie abstraire, perception visuelle par manque d’attention, p.53. Figure 22 – Photographie abstraire, perception confuse, p. 55. Figure 23 –Tentation tactile. Œuvre Dark Matter, Alicia Martin Lopez, p.58. Figure 24, 25 – Dark Matter, Alicia Martin Lopez, p.59. Figure 26 – Dark Matter, Alicia Martin Lopez, p.61. Figure 27 – Douceur tactile, p.63. Figure 28 – Addition des points de focalisation de l’œil pour synthétiser une image d’ensemble perçue comme étant nette, p.65. Figure 29 – Anamorphose à Séville, p.67. Figure 31 – Profondeur visuelle, escaliers de métro, San Sebastián, p.69. Figure 32 – Indices visuels. Gradient de texture l Effet de perspective géométrique l Contours des objets, p.71. Figure 33 – Absence de contexte visuel et incompréhension de la position du corps photographiant, due au manque de repères. La photographie a été prise depuis le second étage d’une résidence à Montpellier, p.73. Figure 34 – Rien n’est plus beau que de le voir de ses propres yeux. Les couleurs de cette image sont différentes que celles que j’ai perçues en voyant ce ciel cadré par la rue Foch à Montpellier, p.75. Figure 35 – Le son de l’eau, p.77. Figure 36 – Sensations portuaires, Pointe du Barrou, Sète, p.79. Figure 37 – Le goût de l’eau de source montagneuse, p.81. Figure 38 – Ancrage du mémorial de Rivesaltes, p.87. Figure 39 – Présence du mémorial de Rivesaltes, p.89. Figure 40 – Atmosphère de la chapelle Notre Dame du haut de Ronchamp, Le Corbusier, p.91. Figure 41 – Entre-deux, musée Soulages à Rodez, RCR Arquitectes, p.93. Figure 42 – Verre givré, p.95. Figure 43 – La poignée d’un monde à part, celui de mes souvenirs personnels, p.97. Figure 44 – Rayon lumineux caressant le mur, p.99. Figure 45 – Evoluer dans la pente, Rolex Learning Center, SANAA, p.101. Figure 46 – Le poids de la matière face à la légèreté des courbes, Rolex Learning Center, SANAA, p.103. Figure 47 – Passerelle du Mucem, Rudy Ricciotti, Marseille, p.105. Figure 49 – Sensation déstabilisante en espace urbain, Lausanne, Suisse, p.109. Figure 50 – Espace urbain appropriable, Port Marianne, Montpellier, p.111. P a g e | 206


Figure 51 – Mur en béton recouvert d’un plaquage en imitation bois ne vieillissant pas avec le temps, p.113.

Figure 54 – Intérieur chaotique. Vitra Design Museum, Franck Gehry, p.119. Figure 56 – Identité visuelle que l’on peut retrouver dans le monde entier sur les façades des magasins appartenant à une marque de vêtement, p.123. Figure 57 – Cartographie numérique abstraite générée à partir de QGIS, p.125. Figure 59 – Esthétique du béton face aux intempéries, p.129. Figure 63 – Le nouvel atelier de Peter Zumthor face au paysage, Haldenstein, Suisse, p.135. Figure 65 – Comme une envie de se plonger dans le livre de Marc Crunelle, p.139. Figure 66 – Cohérence paysagère, p.145. Figure 73 – L’entrée des thermes se fait depuis l’arrière du parking de l’hôtel, dans la zone ombrée, p.157. Figure 74 – Inclinaison d’un espace dirigé, Richard Serra, Guggenheim, Bilbao, p.159. Figure 75 – La pierre mise en lumière, p.161. Figure 79 – Accroche de la lumière sur la matière, p.167. Figure 80 – Photographie abstraite, la mise en lumière de la matière textile, p.169. Figure 81 – La lumière souligne l’espace de la chapelle de Tadao Ando au château La Coste, p.171. Figure 82 – Matière vibrante, la brique du Vitra Schaudepot, Herzog & de Meuron, p.173. Figure 83 – Installation artistique qui prend tout son sens quand les lumières s’éteignent. L’obscurité laisse place à une beauté que l’on ne perçoit pas sans elle. Seules les surfaces des œuvres reflètent une légère lumière. Estrid Lutz, La Panacée, Montpellier, p.175. Figure 84 – Un espace pouvant accueillir silence et son d’exception, Eglise du Iesu, Rafael Moneo, Saint Sébastien, Espagne, p.177. Figure 85 – Un espace pouvant accueillir un léger écho, passage dans le jardin des plantes de Montpellier, p.179. Figure 89 – Lorsque le bâtiment n’amène pas aux odeurs, il peut simplement devenir un support accueillant des éléments odorants, p.187. Figure 90 – La vie participe à l’ambiance d’un lieu. Halles du Lez, Montpellier, p.189. Figure 91 – L’usure de ce banc en bois du port de Saint Sébastien en Espagne, marque son utilisation fréquente et sa résistance face au milieu où il est exposé, p.191.

- CRUNELLE, Marc. Figure 30 – Principes Visuels, p.68. CRUNELLE, Marc. « L’architecture et nos Sens », 2e édition publiée par ULB, Bruxelles, 1996-1997, p.61. Figure 72 – Irrégularité de la façade du palais des Doges à Venise, p.155.

- Designboom Figure 60 – Maquette du musée de la mine de zinc en Norvège, Peter Zumthor, p.131. Figure 62 – Exposition de maquettes de Peter Zumthor à la biennale d’architecture de Venise de 2018, p.133.

- DUCREST, Jonathan. Figure 14 – Bain résonnant, p.35.

- DURISCH, Thomas. Figure 4 – Plan des Thermes de Vals, p.18.

- FOUILLET, Fabrice. Figure 7 – Bassin Intérieur, p.23. Figure 13 – Bassin extérieur, p.34.

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- GHOTMEH, Lina. Figure 55 – Façade d’un immeuble de logement en construction à Beyrouth de Lina Ghotmeh, p.121.

- GUERRA, Fernando. Figure 6 – L’escalier et les failles de lumière, p.21. Figure 67 – Grand cadrage sur le paysage enneigé, p.147. Figure 68 – Séparation lumineuse entre le grand espace et la partie haute des thermes, p.149. Figure 76 – Gardes corps en laiton scintillant à la lumière, p.163.

- LEK, Lawrence. DEAN, Michael. Figure 69 – Différenciation des hauteurs en fonction de l’intimité des espaces, p.149.

- LITTLEWOOD, Andrex. NEWELL, Karl. Figure 70 – Le Modulor à la Cité Radieuse de Marseille, p.151.

- MONTAGNE, Jean. Figure 5 – Couloir desservant les cabines de change, p.17. Figure 8 – Alcôve sonore, p.25. Figure 9 – Bain de fleurs, p.27. Figure 10 – Bain chaud, p.29. Figure 11 – Bain froid, p.29. Figure 12 – Chandelles suspendues, p.31. Figure 16 – Cadrages individuels, p.39. Figure 19 – Le méandre, p.45. Figure 86 – Brume chaleureuse, thermes de Vals , p.181.

- MÜLLER, Christoph. Figure 3 – Les traces de l’eau thermale, p.19.

- RAHM, Philippe. Figure 87 – L’architecture pensée par Philippe Rahm se développe autour d’un approche hygrothermique, p.183.

- RENE BRANDLI, Marianne. Figure 52 – Contexte urbain des thermes de Vals, p.115.

- VON NELLI MAIER, Eine. Figure 15 – Bain résonnant, p.37.

- Wallgren Arkitekter Figure 58 – Génération automatique de plans, p.127.

- Wikiarquitectura Figure 71 – Croquis conceptuel : des blocs, de l’eau. Peter Zumthor, p.153. Figure 77 – Plan du niveau inférieur renfermant l’espace technique des thermes, p.165. Figure 78 – Coupe dévoilant les dessous des thermes, p.165. Figure 88 – Répartition de l’air chaud dans les thermes de Vals, p.185.

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Annexes

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Questionnaire Après avoir vécu l’expérience sensorielle que proposent les thermes de Vals, j’ai souhaité recueillir des avis extérieur afin de rendre cette recherche un peu plus objective. Pour cela, j’ai questionné les rares personnes rencontrées à la sortie de l’espace thermal. Pour compléter leurs réponses, j’ai contacté d’autres personnes ayant été en ce lieu. Cependant, il y a tout de même une limite à ce travail car les personnes interrogées ont toutes une connaissance particulière de l’architecture étant tous, ou presque, étudiants ou employés dans ce domaine.

Sullivan et Louise étudiants à l’ENSAPVS, ainsi que Mathieu, étudiant en marketing. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Oui, en Bulgarie, mais cela n’avait rien à avoir. C’était des thermes très touristiques plus semblables à une piscine municipale qu’à un lieu reposant. Ici on ne vient pas pour s’amuser mais pour se poser. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? Non, c’est la première fois que l’on vient ici. 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? On était de passage, durant notre petit périple libre entre l’Allemagne et l’Italie. Cela nous semblait être une étape obligatoire, on avait prévu de s’y arrêter. 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? Août, il faisait plutôt beau, avec quelques nuages par moments. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Non, nous sommes en roadtrip, nous dormons dans notre voiture ou nous faisons un campement. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? Plutôt déçus par les alentours avec les nombreux hôtels et bâtiments même si l’on avait déjà vu quelques images avant de venir. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? Nous sommes arrivés à 11 h et sortis à 18h. On avait envie de profiter au maximum de ce bâtiment au vu du prix et du fait que ce ne soit pas un endroit où l’on risque de revenir souvent. 9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Oui, on a tout essayé sans exception. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? Le bain de fleur était agréable mais je crois qu’on a tous les trois préférés le bain chaud. Nous y sommes retournés de nombreuses fois. La sensation de chaleur est très rassurante. 12-Etes-vous retourné dans un même bain plusieurs fois ? Oui, à peu près tous.

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15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? On entendait des sons. Vu qu’il fallait attendre très longtemps avant que cela arrive, et c’était très rare, on était persuadés que le son provenait de haut-parleurs. On ne se doutait pas du tout que c’étaient les gens qui jouaient avec l’acoustique. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? Pour les douches et cabines, il ne faut pas être pudique, les rideaux ne se ferment pas complètement, ça peut être assez gênant pour certaines personnes. Eau froide, c’est assez difficile à supporter. Un sur trois est rentré entièrement dedans. Avant de rentrer dans le bain avec les fleurs, on a eu un moment d’hésitation car on a vu de nombreuses choses flotter sans savoir ce que c’était. Cela pouvait faire penser à des bouts de peau. On n’y est pas allé au départ, mais après avoir entendu quelqu’un dire que c’était au final des pétales, nous y sommes retournés. 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? Le sens le plus important selon nous est la vue. Dans ce bâtiment, on resterait sur la vue. Le toucher a aussi son importance mais la vue reste quand même prioritaire.

Julie Tardy, étudiante en 5ème année à l’ENSAM. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Je suis déjà allée dans des thermes à Budapest, mais ce n’est pas du tout la même chose que les thermes de Vals. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? C’était la première fois. 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? J’ai fait un voyage en Suisse où j’ai eu l’occasion de voir plusieurs bâtiments de Zumthor (Chapelle St Benedict, Shelter for Roman Ruins, résidences pour personnes âgées, maison et atelier). 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? C’était en juillet, dans l’après-midi. Il pleuvait et il faisait du brouillard. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Non, j’ai logé dans un autre village. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? Je n’ai pas réussis à trouver les thermes facilement. Surtout avec les hôtels environnants. 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? J’avais l’impression de rentrer par la porte de service de la cuisine. C’était assez étrange. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? Dans l’après-midi, de 14h à 18h. P a g e | 213


9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? Oui c’est un peu pareil, j’étais très contente de découvrir cet espace. Je pense que cette impression est accentuée par les séquences d’entrée. On arrive par le couloir étroit et sombre. Quand on ouvre le rideau des cabines, on se retrouve devant un grand espace qui contraste avec l’espace comprimé de l’entrée. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Oui, je suis allée dans tous les espaces. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? J’ai adoré le bain avec l’écho. Il y avait des gens qui chantaient, et moi-même j’ai testé l’acoustique de la salle. 13- Avez-vous suivi un parcours particulier ? Non, je me suis prêté à la déambulation, sans suivre de chemin particulier. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Oui, mais ce n’était pas une super expérience. 15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Oui, c’était impressionnant. En terme de son, cela résonne beaucoup dans le grand bain, mais ce n’est pas dérangeant. 16- Le contact avec la pierre vous a-t-il parut agréable ? Oui bien sûr, j’ai touché tous les murs, je n’arrêtais pas de toucher le bâtiment en permanence. 17- L’espace vous a-t-il marqué par des odeurs ? Au hammam, j’avais l’impression d’être asphyxié. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? J’ai trouvé bizarre l’endroit où l’on pouvait se servir d’eau à une fontaine à eau. Ce n’est pas un endroit où l’on est très à l’aise, ça dénote un peu avec le reste des thermes. 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? Pour moi il y en a deux très importants, le toucher et l’ouïe. La vue trouble trop la perception, quand on ferme les yeux on perçoit plus de choses. Je suis restée très longtemps face à la grande baie vitrée sur un transat en fermant les yeux. C’était très intéressant, j’entendais vivre les thermes. 20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? Pour moi aussi cela a été le cas !

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Sylvie A., étudiante à l’ENSA Paris la Villette. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Non c’était la première fois. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? C’était aussi la première fois. 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? Ca a toujours été un rêve de découvrir cette œuvre architecturale. Etant donné que je vivais en Suisse, c’était l’occasion d’y aller. 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? En mars, il faisait froid et il y avait encore un peu de neige. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Non j’avais une location dans le village. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? Etonnée car on ne voyait pas beaucoup les thermes de loin. Depuis l’hôtel, on ne les voit que très peu aussi, le bâtiment étant encastré dans la pente. 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? Non, je suis d’abord entrée par la voie d’accès de l’hôtel. C’est après que nous avons compris qu’il fallait faire le cheminement sur le côté. C’est une entrée très opaque et assez simple. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? C’était en début d’après-midi. J’y suis restée environ 5 heures. 9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? J’ai aussi ressenti quelque chose de particulier. J’étais apaisée, j’avais l’impression que le temps s’était arrêté d’un coup. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Oui, je les ai tous essayés. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? L’espace extérieur avec le grand bassin et les cadrages sur le paysage mais aussi le hammam. 12-Etes-vous retourné dans un même bain plusieurs fois ? Oui, dans tous les bains. 13- Avez-vous suivi un parcours particulier ? Non, pas vraiment, tout dépendait du bain précédant, si c’était chaud ou froid, on alternait. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Oui. 15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Oui, c’était très amusant, nous avons même chanté. P a g e | 215


16- Le contact avec la pierre vous a-t-il parut agréable ? Oui, très agréable. 17- L’espace vous a-t-il marqué par des odeurs ? Surtout le bain parfumé, mais sinon pas plus que ça. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? Non, mais les transats ne sont pas si confortables que je le pensais ! Au final, leur forme est élégante, mais ce n’est pas forcément le style qui doit primer sur le confort. 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? Je pense qu’ils sont tous important et qu’ils fonctionnent ensemble. Pour moi, ils étaient tous sollicités. 20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? Oui, pour moi aussi !

Mathilde P., Architecte DE HMONP travaillant depuis 5 ans. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Je suis déjà allée aux Thermes d’Amnéville en Moselle, et dans certains spas privés, même si ce n’est pas la même échelle. Cela n’a pas grand-chose à voir avec les Thermes de Vals. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? Oui, deux fois. 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? Pour l’architecture principalement. 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? Deux fois au mois d’août, avec une température autour de 20°C (même si on est en été, il ne fait pas très chaud car les Thermes sont en altitude). 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Oui la première fois. A l’époque, les chambres étaient encore accessibles financièrement. Ce n’est plus le cas depuis qu’ils ont rénové les chambres et qu’elles sont toutes très chères. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? Je me suis demandé où il était, l’accès n’est pas évident et je pensais que l’entrée des thermes était mieux indiquée, de façon plus directe. En réalité il faut chercher et passer par un petit chemin le long des arbres pour la trouver. C’est dû aussi au fait que le bâtiment est encastré dans la colline. En ayant sa chambre dans l’hôtel, on peut se rendre directement des couloirs aux thermes.

8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? P a g e | 216


Durant l’après-midi et nous avons deux fois la fermeture des thermes, soit une durée de 3 ou 4 heures. 9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? La notion de parcours est l’essence du lieu. La simplicité des matériaux calme les sens et les pensées pour diriger l’esprit vers la « zenitude ». Le long couloir en pierre et les tubes en laiton sortant du mur forment une première séquence. Ensuite, lorsque l’on arrive vraiment au niveau de l’espace thermal, on est marqué par l’impression de grandeur. C’est aussi lié au fait d’être en hauteur au moment de l’entrée dans ce grand espace accueillant les bassins. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? La première fois, nous n’avons pas tout fait, la personne avec qui j’étais (ma mère), n’était pas toujours à l’aise avec les espaces. La seconde fois, on a tout testé. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? Le bain aux fleurs, très original, mais aussi le hammam par « paliers de chaleur », où on sent la gradation spatiale de la température. 12-Etes-vous retourné dans un même bain plusieurs fois ? Oui, si on considère les bassins principaux comme des bains. Sinon, pour tout faire, il fallait « partager » le temps. 13- Avez-vous suivi un parcours particulier ? Non pas spécialement. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Oui, elle n’était pas très bonne ! 15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Non, je n’ai pas beaucoup été dans cet espace. 16- Le contact avec la pierre vous a-t-il parut agréable ? Oui et c’est une pierre très intrigante de par les nombreux micas présents. 17- L’espace vous a-t-il marqué par des odeurs ? Oui, celui où l’on retrouve les fleurs mais aussi l’odeur sèche du hammam. Mais c’est plus l’aspect spatial visuel qui prime. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? Ma mère trouvait que certains espaces étaient très durs, très bruts, et elle ne se sentait pas à l’aise (couloirs, cabines de change, entrée des bains). 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? Le visuel, clairement. Il y a une grande recherche de continuités visuelles, d’alignement, de symétrie. Les petits couloirs précèdent les grands espaces ou les bains très hauts sous plafond et jouent avec les perceptions spatiales.

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20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? Oui absolument ! Les thermes sont très abouties et Peter Zumthor a pu avoir carte blanche, ce qui lui a permis aller au bout de son expression et cela se sent. Mais avec l’expérience, on voit plus de défauts ou des problèmes de fonctionnalité que certains novices ne verraient pas. En tant qu’initiés, on a tendance à toujours trouver ça bien, mais on ne fait pas des bâtiments que pour les architectes.

Cornélia C., Architecte DE. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Je n’ai jamais été dans d’autres thermes (seulement dans des spas assez grands). Mais malgré cela, je peux quand même te donner quelques différences qui sautent aux yeux : les thermes de Vals sont assez sombres (pierres grises foncées), ce qui donne une atmosphère vraiment tamisée et agréable pour les yeux (après tout, c’est la quiétude et le repos que l’on cherche quand on va dans des thermes). A l’inverse, les spas et le peu que j’ai pu voir des thermes d’Uriage, sont souvent éclatants, blancs, donc peu reposant au final. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? Non, c’était la première fois. Un petit cadeau de Noël que je me suis faite à moi-même ! Cela vaut vraiment le coup, c’est LA meilleure expérience architecturale que j’ai faite et j’y retournerai avec grand plaisir. 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? En hiver, il y avait de la neige. C’était sublime. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Oui. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? Avec la neige, le bâtiment n’était pas très visible depuis le bas de la route. J’étais assez surprise d’ailleurs, je m’attendais à ce qu’il soit plus visible mais en fait, il est très discret, on peut le rater si on ne fait pas attention… D’autant qu’à côté, l’hôtel est très imposant et pas vraiment dans le même style… Au départ je m’étais dit que ce n’était pas possible que les thermes se trouvent à côté de ces hôtels. Mais encore, avec la neige je pense que ce n’était pas trop mal car les hôtels sont blancs, donc un peu moins présents. Je me souviens d’avoir lu dans un livre de Zumthor qu’il avait conçu le bâtiment pour les piétons, afin qu’on le découvre à pied en se baladant dans Vals, donc pas en voiture. 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? Vu que j’ai dormis à l’hôtel je n’ai pas eu ce souci pour trouver l’entrée. Mais je n’étais pas fan de cette sorte de couloir tout noir qui descend légèrement… On aurait dit quelque chose de temporaire comme pendant des travaux ! D’ailleurs, je n’avais même pas capté une fois le couloir passé, que j’étais dans les thermes. Je trouve que ce couloir conditionne trop. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? Tôt le matin, à 7h et en fin d’après-midi jusqu’à 19h. Je ne pouvais pas y aller tard le soir à cette période, ce n’était ouvert que quelques jours dans la semaine. Mais c’est tout aussi magique, comme il fait nuit tôt en hiver, à 19h on trouve déjà une autre ambiance. Je suis resté 3h dans les thermes pour les deux fois où j’y suis allé. P a g e | 218


9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? Je n’ai pas utilisé les cabines du coup vu que je me changeais dans la chambre d’hôtel. Mais j’ai effectivement ressenti un truc, je suis passée le long des cabines de change parce que j’étais attirée par ce long couloir sombre, très calme et glauque un peu aussi ! Il y avait de l’eau qui ruisselait des murs (cette rouille c’était splendide et glauque !). En fait je me laissais guider par l’eau jusqu’à arriver aux douches. Je dis glauque car il n’y avait pas un bruit, il n’y avait personne, c’était calme. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Oui, tous. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? Alors si l’on parle juste des bains, je dirai que j’ai adoré celui où on passe un petit tunnel et on ressort dans une salle qui fait caisse de résonnance, ex aequo avec le bain bouillonnant. Sinon, en termes d’espace, c’était le hammam mais aussi ex aequo avec la fontaine d’eau tiède. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Oui j’y ai goûté, il y avait des gobelets prévus pour. Mais je me suis quand même dis que ce n’était pas très hygiénique. Je trouvais intéressant et reposant le bruit de l’eau dans cet espace. Finalement, les thermes sentent bon, sont tièdes et l’eau y est sous beaucoup de formes, mais j’ai trouvé que c’était vraiment l’endroit où on entendait l’eau (à part dehors avec les grosses fontaines). 15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Mon copain a une voix de ténor alors il s’est amusé avec ! Cela fait beaucoup penser aux résonances de l’architecture romane. A contrario, l’espace sonore avec des haut-parleurs ne faisait pas naturel. C’est d’ailleurs l’espace que j’ai le moins aimé. C’était un peu l’intrus du bâtiment. 16- Le contact avec la pierre vous a-t-il parut agréable ? Oui j’ai touché à chaque fois la pierre. Je n’ai pas de souvenir désagréable, je pense que justement c’était assez agréable. Le bain bouillant était plutôt granuleux je crois ; le hammam entièrement lisse, très confortable ; et pour le reste, je ne me souviens plus trop. Je trouve que la pierre est agréable en toute circonstance, qu’elle soit avec des grains ou lisse, en plaquette ou en dalle. 17- L’espace vous a-t-il marqué par des odeurs ? Le hammam avec ses huiles essentielles qui détendent vraiment et qui pour moi ont un peu effacé le côté anxiogène. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? Vraiment aucun. 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? C’est un peu une question piège ! Mais je dirai plutôt l’ouïe. Dans les thermes je mettrai la vue et l’ouïe à égalité. L’acoustique et l’ambiance lumineuse changent beaucoup d’un espace à l’autre. 20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? Carrément ! La meilleure clairement et à mon avis je ne vais pas revivre ça avant longtemps ! Je ne suis pas sûre d’être à ce point touchée par un bâtiment une seconde fois dans ma vie. Il est difficile de trouver un autre bâtiment avec une telle ambiance appelant à presque tous les sens. P a g e | 219


21- Est-ce que tu apprécies les sensations générées par le hammam ? Certaines personnes ne supportent pas forcément ce genre d’espace. Oui, le fait qu’il sente fortement les huiles essentielles apaise un peu le côté anxiogène de ce genre d’espace (même si ça ne pose pas nécessairement problème !). C’est juste un peu étonnant de rentrer sans voir qu’il y a des niches sur le côté avec des gens qui dorment sur les pierres chaudes ! Mais une fois qu’on est couché sur ce qui ressemble davantage à une pierre tombale en marbre, on se sent tout de suite mieux, on est à l’abri des regards avec l’air frais au niveau du sol. Je suis allé jusqu’à la troisième salle du hammam.

Jean M., étudiant en architecte faisant un erasmus à la Sapienza à Rome. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Oui, en Turquie et en Egypte. Ce qui change avec les Thermes de Vals, c’est surtout au niveau des déplacements dans l’espace. Dans les thermes où j’avais été auparavant, les salles s’enchaînent. Aux Thermes de Vals, on trouve plutôt un grand espace où l’on peut aller où l’on veut. La circulation entre les salles est assez libre. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? Non, je n’y suis allé qu’une fois. 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? J’ai traversé la Suisse pour voir les bâtiments de Zumthor, pèlerinage d’architecte, un peu cliché ! 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? En avril, il faisait très beau et il avait un peu neigé. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Oui. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? Je ne savais pas que c’était dans la ville, du coup j’ai été un peu surpris. Mais le bâtiment est très intégré au paysage, c’est très beau. 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? C’était assez étrange de devoir rentrer par l’hôtel. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? J’y suis resté deux jours et une nuit. Il n’y avait pas grand monde quand j’ai profité de l’espace thermal. Le jour, on n’était que 4 tout au plus. Quand j’étais seul, c’était assez impressionnant.

9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? J’ai aussi ressenti quelque chose, impressionné par l’espace que je découvrais enfin après en avoir tant parlé. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? P a g e | 220


Oui. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? Le bain aux fleurs. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Non, les gobelets en métal ne me tentaient pas trop. Je ne suis pas tellement resté dans cette salle. 15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Oui, cet endroit été très sympa aussi. J’étais seul aux thermes, donc j’ai pu tester. Mais la résonnance ne m’a pas tant marquée. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? Vu que j’étais seul, il y avait la demoiselle qui s’occupe de surveiller les thermes qui me surveillait assez souvent, c’était plutôt gênant. Sinon, les pièces chaudes et humides sont assez restreintes du coup c’est un peu gênant quand il y a d’autres personnes. 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? La vue me paraît être le sens le plus important, et c’est le toucher qui a été le plus sollicité dans les thermes. 20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? Ce n’est ni la plus belle, ni ma préférée mais celle qui m’a stimulée le plus les sens. Ma plus belle expérience a été à Angkor.

Pauline B. H., architecte diplômée de l’ENSAL. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Oui, je suis fan des thermes en général, donc j’en ai fait pas mal (Konstanz, Caliceo à Lyon même si ce n’est pas la meilleure c’est assez pratique pour moi, Tamina à Bad Ragaz, Leukerbad …). Les Thermes de Vals sont assez particulières au niveau de la représentation que l’on s’en fait. Je ne sais pas si c’est parce que c’est un « must have » à vivre ou que c’est le bâtiment en lui-même, mais c’est une œuvre contemporaine. Enfin c’est le ressenti que l’on a à l’intérieur, on ne sait pas si on peut toucher à certains éléments (j’ai bloqué sur les robinets de douche, je me suis vraiment dit qu’un surveillant allait me reprendre si je l’utilisais, tellement ils étaient beaux et spectaculaires). Le fait que le lieu soit très surveillé (parce que des bus d’architectes débarquent tous les jours), joue pas mal sur ce point. En vrai, c’est différent des autres thermes parque que c’est aussi une autre population et des gens qui ne sont pas forcément habitués au comportement à avoir dans des thermes. Bref, du coup il y a pas mal de facteurs, mais il faut avouer que les thermes de Vals ont vraiment un truc en plus par rapport aux autres thermes que l’on a fait. Il y a un travail sur les 5 sens, sur la perte d’orientation, la coupure du temps et le sens des détails qui est vraiment poussé à un point rarement visible ailleurs. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? Non c’était la première fois. P a g e | 221


3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? Pour les thermes principalement mais aussi pour voir d’autres projets de Zumthor. 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? Avril ou Mai 2018. Il n’y avait pas de neige mais bon c’est la Suisse, c’était nuageux avec par moment de la petite pluie ou du ciel bleu. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Non, l’hôtel est beaucoup trop cher, mais le 7132 possède plusieurs hôtels en ville maintenant où tu peux disposer des avantages du grand hôtel en moins cher et un peu moins joli. 6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? Je n’ai pas trouvé facilement le bâtiment, c’est un peu en retrait de la route principale donc on ne le voit pas vraiment. Et puis Vals est quand même un petit village, ses routes sont étroites et dangereuses, on est plus concentré sur la conduite que sur les paysages. 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? L’entrée, au final, est assez banale je trouve. Enfin elle dénote presque par rapport aux thermes, cela fait vraiment partie de l’hôtel, pas des thermes. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? J’y suis allé deux fois en deux jours, et deux ambiances : l’après-midi, la première, bourrée d’architectes que l’on reconnait facilement avec leurs carnets moleskine et une paire de lunette dans cet espace thermal ! Je n’avais jamais vu ça ailleurs ! C’était très surveillé et très bruyant. Les surveillants rappellent à l’ordre toutes les deux minutes… Alors que le soir, c’était le silence complet (imposé) et là, c’était radicalement différent, il y a un côté méditatif et contemplatif qui s’installe, c’est assez dingue. Tu perds vraiment la notion du temps.

9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? Je trouve que c’est même avant qu’il se passe quelque chose. Les cabines en bois, ça a une touche super « ancienne » sans être vieillotte (qui dénotent un peu avec le reste). On y laisse toutes ses affaires, donc on se sépare de toute technologie. Je trouve que la césure se fait vraiment à ce moment-là, où l’on sort de notre époque. Quand tu découvres enfin les thermes en vrai, tu jubiles, surtout qu’au final, il y a assez peu de photos qui circulent donc on a une vision différente d’autres lieux connus. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Je crois, mais comme on n’a pas de plan, on ne peut pas être sûr à 100%, mais on a fouillé. D’ailleurs je trouvais ça génial, il y a un côté surprenant. On ne sait pas où l’on va et ce que l’on va y trouver. Et c’est super important la manière dont on découvre les espaces je trouve. Il y a un vrai travail sur les sens, on découvre au son la salle où l’eau coule que l’on peut boire, ou aussi à l’odeur le bain au jasmin… 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? Le bain au jasmin, son côté olfactif est dingue. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Oui, mais ça ne paraissait pas inné comme salle, enfin les gobelets réutilisables sans lavages c’était un peu déstabilisant. Le cuivre est censé détruire une partie des microbes, mais cela reste peu hygiénique tout de même. Après je ne me souviens pas du goût de l’eau. P a g e | 222


15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Oui c’était cool, surtout la nuit quand il n’y avait pas de bruit. 16- Le contact avec la pierre vous a-t-il parut agréable ? Sur les murs, c’est assez rugueux en comparaison avec les pierres dans le hammam, où là, on est étonné de voir ces pierres aussi lisses. Cela fait presque l’effet d’un sanctuaire avec le côté morbide. Après ce terme n’est pas utilisé dans un côté triste. Il y a une sorte de calme dans cet espace par rapport à ailleurs. 17- L’espace vous a-t-il marqué par des odeurs ? Le bain au jasmin où l’odeur est très importante et agréable. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? Je n’ai pas vraiment aimé la salle sonore, mais sinon rien de particulier. Même dans le hammam je me sentais bien. Je ne comprenais pas ce que venait faire cette salle sonore dans les thermes qui sont dépourvues de technologie (du moins apparente). 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? L’ouïe est beaucoup sollicité je trouve mais aussi l’odorat par touches (même dans la salle pour goûter l’eau, il y a une odeur particulière je trouve). Je n’arrive pas à dire la vue en premier parce que même si c’est somptueux, ce n’est pas le plus important dans l’expérience selon moi.

20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? L’une des meilleurs, mais après je n’ai pas établis de réel classement.

Kévin C., Architecte diplômé de l’ENSAPVS en Juillet 2019. 1-Avez-vous déjà été dans d’autres thermes ? Lesquelles ? Quelles différences avec celles-ci ? Oui, aux bains de Lavey en Suisse et aux bains de Saint Thomas dans les Pyrénées. Rien à voir avec les thermes de Vals. On y trouve des parcours à suivre plus marqués. Le matériau ne sert pas la fonction, on est dans quelque chose de plus classique… il n’y a pas réellement de recherche architecturale à proprement parlé. On y trouve même un aspect ludique dans les bassins que l’on ne retrouve pas à Vals. En plus, les deux autres sont plutôt construits dans la vallée alors que les thermes de Vals sont construits sur le versant de la montagne. 2-Etes-vous déjà venus aux Thermes de Vals ? Non c’était la première fois. 3-Pour quelles raisons êtes-vous venu ici en particulier ? C’était dans le cadre d’un parcours architectural avec des amis dans les Grisons suisses. 4-A quelle période de l’année êtes-vous venu aux thermes? Quel temps faisait-il ? Durant l’hiver, en 2015. Il y avait de la neige, c’était magnifique. 5-Avez-vous logé à l’hôtel des thermes ? Non, nous avons fait juste une journée dans cette zone. Nous sommes retournés à Zurich pour loger. P a g e | 223


6-Quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le bâtiment en arrivant dans le village? C’était un peu difficile à trouver, les thermes ne sont pas très visibles avec les nombreux arbres devant. Les hôtels autour sont « immondes » alors que le contexte paysager est sublime. 7-Avez-vous trouvé facilement l’entrée des thermes ? Qu’avez-vous pensé de cette entrée ? Non, il m’a fallu faire le tour, et ce n’est pas forcément donné à tout le monde d’y accéder en hiver. C’était laborieux avec la neige sur la montée. 8- A quelle heure êtes-vous allé aux thermes ? Combien de temps y êtes-vous resté ? J’y suis resté qu’1h30 dans l’après-midi. 9-En sortant des cabines de change, j’ai ressenti une sensation particulière en découvrant enfin l’espace thermal. Avez-vous aussi ressenti quelque chose ? Est-ce possible de décrire cette sensation? J’ai eu un peu de mal à me repérer avec cette matérialité traitée quasiment de façon identique dans tout le bâtiment. Mais j’avais vraiment la sensation d’être dans un sanctuaire plus que dans des thermes. Comme un lieu spirituel. Après j’ai trouvé qu’en vrai, c’est moins impressionnant qu’en photo. En photo cela parait monumental alors qu’en vrai on retrouve une échelle humaine. 10-Avez-vous essayé tous les bains ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Oui, rapidement vu que je n’y suis resté que 1h30. Par contre, je ne me souviens pas de l’endroit où l’on peut goûter l’eau de la source. 11-Quel bain ou quel espace avez-vous préféré ? J’aimais bien les petits espaces qui sont cloisonnés sur le grand bassin. C’était un peu intime et mystérieux (enfin quand il n’y avait pas déjà des gens dedans). 13- Avez-vous suivi un parcours particulier ? Non, c’était aléatoire et j’ai essayé d’aller dans les espaces au moment où ils étaient moins fréquentés. Je pense que c’est pour ça que j’ai eu la sensation de manquer de repères. 14- Avez-vous goûté l’eau des thermes dans l’espace où l’eau de la source coule ? Je ne me souviens pas d’être rentré dans cet endroit. 15-Vous êtes-vous prêté à l’expérience sonore dans le petit bain marqué par un tunnel ? Avez-vous joué avec l’écho ? Cet espace ne m’a pas plus marqué que ça. Pour le son, je me souviens surtout que l’acoustique était assez différente en fonction des espaces. Parfois le son était en résonance et parfois en absorption. 16- Le contact avec la pierre vous a-t-il parut agréable ? Cela donne envie de toucher toutes ces stries et surtout de toucher les différentes façons dont la pierre a été traitée, parfois polie, parfois rugueuse. 17- L’espace vous a-t-il marqué par des odeurs ? Le bain parfumé aux fleurs avec quelques pétales qui flottaient. 18-Y-a-t-il des défauts que vous avez remarqué ? Ou des espaces où vous vous êtes senti en situation d’inconfort ? J’ai plus été marqué par l’espace où le son était diffusé. J’étais un peu « mal » dans cet espace. Je vivais le son comme une vibration dans mon corps… je ne sais pas comment l’expliquer mais je n’ai pas trouvé cela relaxant. C’était une sensation que je n’avais jamais ressentie auparavant et que j’ai eu un peu de mal à gérer. Je n’avais jamais était saisi aussi profondément par le son, à part en festival quand le son est très vibrant et fort, mais c’est différent car très entrainant. Là j’étais pris par un son calme. P a g e | 224


Le son pénétrait en moi, c’était étrange. Mais ceci n’avait pas marqué mes amis, seulement moi personnellement. Et il y avait aussi des espaces qui agissaient sur l’absorption des sons et qui provoquaient une sorte d’intimité forcée entre les gens qui s’y trouvaient. 19-Parmi les 5 sens, quel est selon vous le plus important ? Pour quelles raisons ? Et dans les thermes, lequel a été le plus sollicité ? Je pense que j’aurai plus de mal à vivre sans la vue. Je crois que dans mon fonctionnement, c’est le sens qui conditionne le plus les autres sens car il les prévient. Par exemple, quand je vois que je vais manger, mon sens du goût est en éveil et s’attend à certaines saveurs. Quand je vois des objets que je m’apprête à saisir, je me prépare aussi à la matière que je vais toucher. On dit que les gens qui deviennent aveugles développent une ouïe plus précise. Et puis même, la contemplation est beaucoup trop importante dans mon émerveillement et ma compréhension du monde. Dans les thermes, je me souviens que c’est surtout par le son que j’ai ressenti les sensations les plus extrêmes (hormis les différences de températures des bassins et douches qui font appel au toucher, mais on s’y attend). Les seules choses auxquelles je ne m’attendais pas étaient cette expérience sonore très poussée et cette sensation de se perdre dans cet espace. J’en ai même un peu perdu la notion du temps, comme si le temps était suspendu. 20-Pour moi, cela a été la meilleure expérience architecturale que j’ai pu faire, est-ce que c’est aussi votre cas ? J’ai ressenti ça pour un autre bâtiment que j’avais visité, la casa de musica de Rem Koolhaas à Porto. A l’exception du goût qui était totalement exclu, les autres sens étaient très sollicités.

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