Sadikou Oukpedjo, Silentium

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Sadikou Oukpedjo Silentium



Sadikou Oukpedjo Silentium

Abidjan 2019



L’ANIMAL QUE JE SUIS Seloua LUSTE BOULBINA Février 2019

« On peut comprendre la nudité comme un glissement vers quelque chose qui se dérobe sans trêve, une ouverture vers un monde secret. »

Un bœuf, un coq. Une poule, ou, plutôt, une pintade. Une chèvre, un bouc. Des corps humains. Des carcasses. Des êtres hybridés. Une peinture incarnée. En même temps, des pans de couleur troublent et obscurcissent la fausse clarté des formes. Un bleu strié ou taché. Des éclaircies de blanc. Un gris sombre ou transparent, quelquefois grainé. Une auréole colorée et un jaune où s’enfouissent des pieds. Des pastilles rouges. Un noir opaque, paradoxalement, illumine une scène étrange. Une teinte rouge ou bleutée vient tracer de nouveaux espaces. Des lambeaux de matière picturale s’assemblent dans un désordre organisé. La peinture se montre ainsi à l’opposé de ce qui va de soi. Une double présence des formes et des matières concourt à l’intensité des grandes toiles de Sadikou Oukpedjo : un espace pour montrer, raconter, et réfléchir. Il y a des épanchements (de sympathie ou de douleur). Il y a surtout des mystères, des rites secrets, des choses cachées, de l’inexplicable. Toute une mythologie œuvre à l’envers de l’image, pleine d’hybridations animales et de figures énigmatiques. Face à la mort, l’animal a-t-il une âme ?

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On ne sait presque rien des sentiments des animaux, mais on peut aisément observer leurs émotions. Darwin écrit L’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Il ne fait pas scandale. Un chimpanzé femelle étreint un primatologue avant de s’éteindre. Le savant écrit La dernière étreinte. Frans de Waal s’intéresse à l’agressivité mais aussi à l’empathie. Comment ne pas être soi-même touché par ce que les animaux expriment ? Pour l’antispécisme, les animaux ne sont pas toujours si loin de nous que nous l’imaginons. Cer taines expériences sont en ef fet saisissantes. Un criminel travaille dans la ferme d’une prison. Les postes les plus populaires sont à l’abattoir. Les cochons, les moutons, les vaches sont forcés de passer par un étroit couloir avant de se faire tuer – ou du moins étourdir – par un pistolet électrique. Un jour, le prisonnier se trouve face à une vache qui le bouleverse. Prête à être abattue, pour ainsi dire résignée, devant lui, sous ses yeux, elle se met à pleurer. Le détenu est désormais végétarien. L’abat toir, ici, n’est pas loin. C’est du pleur d’un bœuf que s’origine, si l’on peut dire, le travail pictural de Sadikou Oukpedjo. Pourtant, l’artiste n’est pas militant antispéciste. Il n’est pas éthologue. Il n’est pas non plus végétarien. Et pourtant… Qu’est-ce qui, si profondément, si intimement l’interpelle dans cette scène primitive ? Certainement une réaction face à la mort, un sentiment de mort prochaine, l’appréhension d’une fin du monde. L’artiste commence ainsi par la fin, non par le commencement. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du peintre, et du sculpteur. Car une chose y renvoie toujours à une autre, et souvent à ce qui semblerait son opposé. L’animal vs l’homme, la mort vs le sexe etc. Une question, pour Sadikou Oukpedjo, engendre une autre question, non moins épineuse que la première. Nous sommes, indéniablement, des animaux intelligents, mais pourquoi sommes-nous si monstrueux ? Nous sommes à l’évidence des animaux, mais pourquoi portons-nous notre animalité avec tant de peine ? Tout porte à penser que nous sommes des animaux handicapés. Philosophiquement, le travail de Sadikou Oukpedjo suscite en moi de profonds échos. Si j’ai écrit Le singe de Kafka et autres propos sur la colonie, c’est parce que j’ai été troublée par la nouvelle que l’écrivain intitula « Rapport pour une Académie ». Un singe est interpellé, par des « académiciens ». Il est sommé de décrire son humanisation depuis l’instant où il a été capturé dans la Côte-de-l’Or (Gold Coast), jusqu’au moment où, en Europe, il est devenu une curiosité de cabaret. C’est le créateur allemand du premier zoo humain, Karl Hagenbeck, qui donne son nom au marchand d’animaux de la nouvelle. Quant à Rotpeter, le héros de l’histoire, s’humanisant, il apprend à boire, à cracher et à serrer la main. D’abord enfermé dans une cage, sur un bateau, avant d’arriver en terre incertaine, il cherche… une issue. Un

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moyen de s’en sortir. Le récit de l’animal humanisé (ou de l’homme animalisé) est un tableau d’hommes indifférents aux blessures qu’ils infligent pourtant eux-mêmes, sourds aux plaintes et aveugles à toutes les cicatrices que peuvent porter, à même la peau, ceux qui ont eu le malheur de croiser leur chemin. Pour le peintre, l’esclavage, la colonisation ont animalisé l’homme, le transformant en sous-homme. Jusqu’où peut aller l’absence de respect de l’autre ? Jusqu’à quel point le manque de compassion peut-il aller ? L’inter ro gation anime l’ensemble des scènes et des images qu’il donne à voir. Il montre l’humain et le corps animal, bœuf, coq ou chèvre ou bouc ou autre. Sadikou Oukpedjo dit créer à partir de l’échec de la Grèce. C’est une décla ration d’indépendance, une volonté, aussi, de re-création. Les images de sacrifices anciens hantent les tableaux. Les centaures et autres monstres montrent des corps collés à d’autres, doubles essentiels et impuissants. Le centaure est-il un centaure ? Ou, par un singulier renversement, un cheval auquel il manquerait certains membres ? L’animalité, ici, est une figure de l’innocence qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Une image du silence face aux échecs que nous taisons. Religion, du latin religere, relier. La religion, que la mythologie portait, s’est éteinte dans le capitalisme : nous ne sommes plus reliés. Les survivants des catastrophes (Yemen, Mali, Libye) considèrent que cela ne les regarde pas. Qu’est-ce qui, donc, nous regarde ? Un cerceau, quelques fleurs offertes, un discobole, une laisse rouge, une assise sans fonction, l’esquisse de lèvres fermées, un brin d’herbe ou un petit bâton, une cage à la place de la tête, un revolver. Des détails, mais des situations terrifiantes. Toutes sont des mises à nu. Les personnages voient sans voir, se détournent, ou, interdits, lèvent les yeux au ciel. Ils se font face, comme prêts à s’agresser. Kokou Anani tient son animal – inerte – dans les bras. Lequel ? À chacun son animal – ou son animalité – connu(e) ou inconnue(e), déterminé(e) ou indéterminé(e). Chacun possède, aussi, visiblement ou invisiblement, sa conscience morale. Picturalement, les toiles de Sadikou Oukpedjo coagulent une pensée qui ne vise pas la beauté mais l’expression plastique. Et nous remuent. Un parfum de catastrophe sème partout le doute, immédiatement, directement. Toute une trame signifiante opère. Une toile spectaculaire confronte un homme à tête d’animal, ensanglanté par la couleur, de profil, avec, à la main, une arme prête à tuer. De face, un homme à teinte de linceul, suspendu et saisi, lui tient presque tendrement le bras. De quel bois sommesnous faits ? Les assemblages surprennent qui, au lieu du siège de l’intelligence, exhibent un arrière train tenu en laisse. Cul par-dessus tête mais… sur la pointe des pieds. Dans ce détour hors de la ressemblance, dans ces profils inquiétants, d’énormes mains touchent, prennent, portent, retiennent. Étrange ballet de gestes qui perturbent plus encore les compositions.

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Difformité, dit-formité qui fait, indéfiniment, dériver ou divaguer. Ce déplacement, cette migration, cette transmutation est à l’image même de l’artiste. Du Togo au Mali, du Mali à la Côte d’Ivoire : tout un périple personnel et artistique. Amoureux de la liberté et de son cortège d’évasions, il se détourne pour donner à voir. Il met la réalité en mouvement : il l’anime. Je me souviens de son premier atelier à Abidjan : un extérieur gigantesque pour un intérieur sous-dimensionné. Les aventures d’atelier sont partie intégrante du travail de l’artiste, et de l’artiste au travail. Aujourd’hui, Sadikou Oukpedjo a élargi son territoire. Il a augmenté l’amplitude du geste. Et du verbe. Terminons donc par le commencement. En 1974, un célèbre psychanalyste français donne une conférence intitulée « le triomphe de la religion ». Que dit ce sorcier ? « C’est quand le verbe s’incarne que ça commence à aller vachement mal. L’homme moyen n’est plus du tout heureux, il ne ressemble plus du tout à un petit chien qui remue la queue, ni non plus à un brave singe qui se masturbe. Il ne ressemble plus à rien du tout. Il est ravagé par le verbe. Moi aussi je pense que c’est le commencement. » Encore une histoire d’animaux.

Seloua Luste Boulbina est philosophe, ancienne directrice de programme au Collège International de philosophie à Paris (2010-2016), actuellement chercheuse (HDR) à l’Université Diderot Paris 7. Théoricienne de la décolonisation, elle s’intéresse aux questions coloniales et postcoloniales, dans leurs dimensions politiques, intellectuelles et artistiques. Elle est l’auteure de Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie) (Les Presses du réel, 2018), L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’après (Présence Africaine, 2015), Les Arabes peuvent-ils parler ? (Blackjack 2011, Payot Poche 2014), Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (Sens Public, 2008) et Grands Travaux à Paris (La Dispute, 2007). Elle a dirigé de nombreux ouvrages dont Dix penseurs africains par eux-mêmes (Chihab, 2016), Décoloniser les savoirs (La Découverte, 2012), Un monde en noir et blanc, Amitiés postcoloniales (Sens Public, 2009) ou Réflexions sur la postcolonie (PUF, 2007). Elle a travaillé sur et avec des artistes et collaboré à de nombreux catalogues d’exposition.

THE ANIMAL THAT I AM Seloua Luste Boulbina Translation : Louise Jablonowska

“Nakedness may be construed as a shift towards something that unceasingly slips away, an opening towards a secret world.” A bullock, a cockerel. A hen, or, rather, a guinea fowl. A nanny goat, a billy goat. Human bodies. Carcasses. Hybrid beings. A painting brought to life. Swathes of colour simultaneously blur and obscure the false clarity of the

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forms. A streaky or smudged blue. Bright white patches. A sombre, transparent and sometimes grainy grey. A colourful halo and yellow where feet are buried. Red spots. An opaque black paradoxically illuminates a strange scene. A red or bluish hue delineates new spaces. Shreds of pictorial matter congregate in an organised chaos. The painting therefore contrasts with the natural order of things. The dual presence of shapes and materials contributes to the intensity of Sadikou Oukpedjo’s large canvases : a space to show, tell and reflect. There are outpourings (of sympathy or pain). Above all there are mysteries, secret rituals, hidden things and the inexplicable. A whole mythology is at work behind the image, full of hybrid animals and enigmatic figures. In the face of death, do animals have a soul ? We know very little about the feelings of animals, but we can easily observe their emotions. Darwin wrote “ The Expression of Emotions in Man and Animals ”. It didn’t cause any shockwaves. A female chimpanzee hugged a primatologist before dying. The scientist went on to write “ Mama’s Last Hug ”. Frans de Waal focuses on aggressiveness as well as empathy. It is impossible not be moved by what animals express. Regarding antispecism, animals aren’t always as far-removed from us as we imagine. Certain experiences are indeed quite powerful, such as for example a criminal who is working in a prison farm. The most sought-af ter jobs are in the abattoir. Pigs, sheep and cows have to go through a narrow corridor before being killed – or at least stunned – by an electric gun. One day, the prisoner encounters a cow that moves him. It is waiting to be killed, resigned to it as such and before his very eyes it starts to cry. The inmate is now vegetarian. Here the abattoir is not so far off. Sadikou Oukpedjo’s pictorial work originates, as it were, in cattle crying. The artist is not however a militant antispecist. He is not an ethologist. He is not vegetarian either. And yet… In this primitive scene what speaks to him so deeply and intimately ? Undoubtedly it is a reaction to death, a feeling of imminent death and apprehension regarding the end of the world. The artist therefore begins with the end and not with the beginning. It is not the least of the paradoxes of the painter and sculptor. For one thing always refers to another, and often to what would seem to be its opposite. Animal versus man, death versus sex, etc. One question, for Sadikou Oukpedjo, leads to another question that is no less delicate than the first. We are undeniably intelligent animals, but why are we so monstrous ? We are clearly animals, but why is our animality so hard for us to bear ? There is every reason to believe that we are animals with disabilities.

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Sadikou Oukpedjo dans son atelier situé à Bingerville, une commune proche d'Abidjan, 2019 Sadikou Oukpedjo in his studio located in Bingerville, near Abidjan, 2019 © Wilfried Sant'Anna

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Sadikou Oukpedjo’s work resonates deeply with me on a philosophical level. I wrote “Kafka’s Monkey and Other Reflections on the Colony”, because I was upset by the short story that the writer called “A Report to an Academy”. An ape is interrogated by “academics”. He is called upon to describe his humanisation from his capture on the Gold Coast, up to when he performs in a freak show in Europe. The animal dealer in the short story takes his name from the German creator of the first human zoo, Karl Hagenbeck. As for Red Peter, the hero of the story, who has learnt to behave like a human, he drinks, spits and shakes hands. Caged to begin with on a ship, before arriving in a strange place, he seeks… a way out. A means of escape. The account of the humanised animal (or the animalised man) portrays humans who are indifferent to the wounds that they inflict, deaf to complaints and blind to all the scars inflicted upon those who have had the misfortune to cross their path. For the artist, slavery and colonisation animalised humans, transforming them into sub-humans. Just how far can a lack of respect for others go ? Is there a limit to a lack of compassion ? Questioning underpins the scenes and images that he portrays. He depicts human and animal bodies, ox, cockerel or goat or billy goat, amongst others. Sadikou Oukpedjo claims to create since the Greek failure. It’s a declaration of independence, also a desire for re-creation. Images of ancient sacrifices haunt the paintings. Centaurs and other monsters display bodies bound to others, essential and helpless doubles. Is the centaur a centaur ? Or, to look at it another way, is it a horse with a few limbs missing ? Animality here is a picture of innocence uncomprehending of what is happening. An image of silence in the face of the failures about which we remain silent. Religion from the Latin religere meaning to tie or bind. The religion, that mythology conveyed, waned with capitalism : we are no longer tied. Survivors of catastrophes (Yemen, Mali, Libya) think that it is not relevant to them. What, then, is relevant to us ? A hoop, a few flowers offered, a discobolus, a red leash, a seat without a function, the contours of sealed lips, a blade of grass or a small stick, a cage instead of a head, a gun. Details, but terrifying situations. All are exposures. The figures see without seeing, turn away, or, forbidden, look up at the sky. They face one another, as if ready to attack. Kokou Anani holds his animal – inert – in his arms. Which one ? Each to their animal – or animality – known or unknown, defined or undefined. Everyone, visibly or invisibly, also has a moral conscious. On a pictorial level, Sadikou Oukpedjo’s canvases embody thought through artistic expression not beauty. They move us. A hint of catastrophe immediately and directly casts doubt. A whole network of meaning is having an effect. A spectacular painting presents the colour-

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fully bloody profile of a man with an animal head, holding a weapon ready to kill with, facing us, a man as white as a sheet, suspended and troubled, is almost tenderly holding his arm. What are our true colours ? Certain assemblages are surprising with the hind leg on a leash instead of the seat of intelligence or neck. Head over heels but on tiptoes. In this beyond recognisable digression, in these disconcerting profiles, huge hands touch, take, carry and hold in a strange procession of gestures that further distort the compositions. Deformity- a de-formity resulting in endlessly drif ting or wandering. This displacement, this migration, this transmutation is the very image of the artist. From Togo to Mali, from Mali to Ivory Coast : it’s a personal and artistic journey. Lover of freedom and his suite of escapes, he deviates to make certain things visible. He sets reality in motion : he animates it. I remember his first studio in Abidjan : a huge exterior with an undersized interior. Studio experiences are an integral part of the artist’s work, and the artist at work. These days, Sadikou Oukpedjo has expanded his territory. He has increased the scope of the act. And the verb. Let us end then with the beginning. In 1974, a famous French psychoanalyst gave a conference called, “The Triumph of Religion”. What does this sorcerer say ? “It is when the word is involved, when it is incarnated that things really start going badly. Man is no longer at all happy ; he no longer resembles at all a little dog that wags its tail or a nice monkey who masturbates. He no longer resembles anything. He is ravaged by the Word. Me too I think that it’s the beginning.” Another story about animals.

Seloua Luste Boulbina is a philosopher, former programme director at the Collège International de philosophie in Paris (2010-2016), currently a researcher (HDR-authorised to steer research) at Paris Diderot University (Paris 7). A decolonisation theorist, she is interested in the political, intellectual and artistic dimensions of colonial and postcolonial issues. She is author of Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie) (Les Presses du réel, 2018), L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’après (Présence Africaine, 2015), Les Arabes peuvent-ils parler ? (Blackjack 2011, Payot Poche 2014), Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (Sens Public, 2008) and Grands Travaux à Paris (La Dispute, 2007). She has edited many publications including Dix penseurs africains par eux-mêmes (Chihab, 2016), Décoloniser les savoirs (La Découverte, 2012), Un monde en noir et blanc, Amitiés postcoloniales (Sens Public, 2009) and Réflexions sur la postcolonie (PUF, 2007). She has worked on and with artists, as well as collaborating on many exhibition catalogues.

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GENÈSE Sadikou Oukpedjo 2014

Mon travail est le fruit de questionnements personnels dont celui plus particulier de l’origine de l’homme. Il vient en partie d’une expérience émotionnelle fondatrice lors d’un rite sacrificiel de mon ethnie. Ce jour-là, nous célébrions la fête de tabaski où sont sacrifiés bœuf et mouton. Attaché au lieu du sacrifice, j’ai vu le bœuf pleurer. Je me suis toujours demandé d’où venait le côté brutal et violent de l’homme. Bien souvent on lui confère un caractère animal. Ne dit-on pas d’un acte sauvage et cruel commis par l’homme qu’il est hors de l’humanité… un vrai animal. Or, je ne connais pas d’animal qui ne tue si ce n’est pour assurer sa nourriture ou sa survie. Est-ce à dire que la violence est humaine ? Je ne crois pas non plus. Il me semble que l’envie, l’orgueil qui génèrent ce genre de comportement sont directement liés à une mutation originelle. Pour que l’un vive, il faut assurer son pouvoir sur l’autre. Quel qu’il soit. La plus grande démonstration de cette nature de l’homme est l’esclavage qui n’est que la conséquence de cette recherche de pouvoir et de fierté dans l’asservissement d’un autre. Les guerres territoriales qui marquent sans discontinuer l’histoire de l’humanité sont à l’image du félin qui marque son territoire. Comme eux, l’homme y assigne ses frontières et se prive par conséquent de la liberté d’aller voir ailleurs. Ainsi, ont été créées les barrières territoriales, raciales, ethniques et sociales. L’homme a étalé son pouvoir de par le monde, asservissant d’autres hommes et d’autres espaces, les façonnant selon ses propres archétypes langagiers et sociaux. À cause de ça, je parle une langue qui n’est pas la mienne et dont je ne maîtrise pas les codes. Je suis devenu hybride, ni français ni tchamba. Je suis comme ce bœuf promis au sacrifice. On m’a volé mon identité, je suis sans nature, victime de la colonisation et de l’esclavage, sans culture. Moi, Sadikou, je suis tchamba du Togo, victime de cette mutation.

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MATIÈRES Sadikou Oukpedjo 2017

En atelier, les matériaux s’imposent et imposent une rigueur à l’artiste jusqu’à la négociation. Il m’arrive de ramasser un bout de tissu, un vieux tabouret, une chaussette, une bouteille, un sac de ciment, une pierre, etc., peu importe ce que je pourrais citer ici. Tout a de l’intérêt à mes yeux. Il m’arrive d’être mal à l’aise pendant toute une journée parce que j’ai ignoré par exemple une vieille chaussure qui traînait dans la rue, qui a attiré mon attention et que je ne pourrai pas retourner chercher ou que je ne pourrai pas prendre faute de place dans mon atelier. Le sac de ciment, le papier, le verre et la toile sont autant de matières capables de supporter mes caprices. Ils semblent résister à toutes les épreuves que leur soumettent mes processus de création. Je les frotte, je les brûle, je les séduis, leur impose d’autres matières, je les gratte, les meule, et ensuite je peins sur eux pour les ramener à la vie. J’utilise les pigments, la cendre, le charbon, l’acrylique. Tous ces éléments qui rentrent en pratique dans ma phase créative me parlent et me rappellent que je ne suis qu’une simple matière de la nature et que je ne suis ni supérieur ni inférieur à eux, puisqu’il leur arrive de me résister et de m’amener à la négociation. Je suis matière comme eux : comme la pierre que j’écrase pour sa couleur ou le bois que je brûle pour son charbon. Je respecte la matière, j’entre souvent en communion avec elle afin d’avoir le meilleur de sa force.

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GENESIS Sadikou Oukpedjo 2014

My work is the fruit of personal thoughts, particularly over the origin of mankind. This questioning dates back to a crucial experiment I had during a religious ritual. On the day of Tabaski, a holiday where oxen and sheep are slaughtered, I saw a tethered ox cry. I have always wondered where our brutality came from. When people commit cruel and savage acts, we call them inhumane and ascribe them animal characteristics as if it could only happen outside of the realm of humanity. Yet, in reality, when an animal kills, it is for sustenance and survival. Does it mean that human nature is inherently violent ? I do not think so either. It seems to me that the envy and pride that cause this kind of behaviour are a direct consequence of the original mutation. For one to live, the other must be overpowered, whoever that may be. The greatest demonstration of this is slavery - the direct consequence of a quest for power as well as a pride in enslaving and alienating others. Territorial wars that continuously mark the history of humanity are in the image of felines marking their territories. Like them, we impose borders, simultaneously depriving ourselves of the freedom to go elsewhere, thus creating racial, ethnic, and social barriers. Man has spread his power worldwide, enslaving other men and areas, shaping them according to his own linguistic and social archetypes. Because of that, I speak a language that is not mine and of which I do not master the codes. I have become this hybrid creature, neither French nor Tchamba. Like this ox destined to be sacrificed. My identity was stolen from me; I am without nature, victim of colonization and slavery, without culture. I, Sadikou, am a Tchamba from Togo, victim of this mutation.

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MATERIALS Sadikou Oukpedjo 2017

In the workshop, the materials impose themselves and force a certain rigor on the artist to the point of negotiation. I sometimes pick up a piece of cloth, an old stool, a sock, a bottle, a bag of cement, a stone, etc. I could name anything here. Everything is interesting to me. I can get upset for a whole day because an old shoe that was lying in the street caught my attention and I could not retrieve it or take it in for lack of space in my studio. The bag of cement, piece of paper, glass and canvas are all materials that withstand my whims. They seem to resist all the hardships that my creative processes subject to them. I rub them, burn them, seduce them, impose other materials on them, I scratch them, grind them, and then, I paint on them to bring them back to life. I use pigments, ash, charcoal, and acrylic paint. All these elements that intervene in my creative process speak to me. They remind me that I am only a matter of nature as well, neither superior nor inferior to them as they sometimes resist me and lead me to bargain with them. I am matter like them ; like the stone that I crush for its colour or the wood that I burn for its charcoal. I respect the material and often enter into communion with it in order to have the best of its strength.

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Sadikou Oukpedjo dans son atelier situé à Bingerville, une commune proche d'Abidjan, 2019 Sadikou Oukpedjo in his studio located in Bingerville, near Abidjan, 2019 © Wilfried Sant'Anna


" Il y a surtout des mystères, des rites secrets, des choses cachées, de l’inexplicable. Toute une mythologie œuvre à l’envers de l’image, pleine d’hybridations animales et de figures énigmatiques. " "Above all there are mysteries, secret rituals, hidden things and the inexplicable. A whole mythology is at work behind the image, full of hybrid animals and enigmatic figures."

SELOUA LUSTE BOULBINA

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"[…]je parle une langue qui n’est pas la mienne et dont je ne maîtrise pas les codes. Je suis devenu hybride, ni français ni tchamba." "[…] I speak a language that is not mine and of which I do not master the codes. I have become this hybrid creature, neither French nor Tchamba."

SADIKOU OUKPEDJO

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NEW LAND, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 250 x 400 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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LES HÉRITIERS DE DIEU #1, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 200 x 180 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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LES HÉRITIERS DE DIEU #2, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 200 x 180 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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LES HÉRITIERS DE DIEU #3, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 200 x 180 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SÉRIE MUTATION - KOKOU ANANI, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 180 x 150 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SÉRIE MUTATION - PORTEUR, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 180 x 150 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #1, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 280 x 247 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #2, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 200 x 180 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #3, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 284 x 353 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury



NOUVELLE MYTHOLOGIE #4, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 180 x 150 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #5, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 284 x 353 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury



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NOUVELLE MYTHOLOGIE #6, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 200 x 180 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #7, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 180 x 150 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #8, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 180 x 200 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #9, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 280 x 350 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury



NOUVELLE MYTHOLOGIE #10, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 168 x 198 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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NOUVELLE MYTHOLOGIE #11, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 127 x 203 cm © Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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Pages 66-67 : NOUVELLE MYTHOLOGIE #12, 2019, technique mixte sous verre / reverse mixed media on glass, 261 x 261 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

NOUVELLE MYTHOLOGIE #14, 2019, technique mixte sous verre / reverse mixed media on glass, 220 x 62 cm

© Sadikou Oukpedjo, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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Sadikou Oukpedjo Né en 1970 à Ketao, Togo. Il vit et travaille aujourd’hui à Abidjan, Côte d’Ivoire. Après avoir développé très jeune une pratique artistique essentiellement portée sur la sculpture et les assemblages, Sadikou Oukpedjo intègre en 1998 l’atelier de Paul Ahyi à Lomé au Togo. Il crée par la suite son propre atelier à 15km de la capitale, dans le quartier d’Agoe Nyeve. Au travers de ses œuvres, intégrant notamment un ensemble d’objets traditionnels collectés, il interroge son héritage culturel par le prisme des problématiques actuelles – abus du pouvoir politique, inégalités sociales et conflits religieux. Au fil des années, il commence à peindre en marge de son travail de sculpteur et multiplie alors les expérimentations. Du papier de ciment aux rehauts de pastels, de l’utilisation de craies à la peinture sur toile, il crée des œuvres aux dimensions nouvelles, le dessin étant à la fois modelé à la manière du bois et envisagé comme un médium à part entière. Après un long séjour à Bamako au Mali, pays de ses lointaines origines, il décide de s’installer à Abidjan où il se consacre alors essentiellement à la peinture. C’est à partir de 2014, à son retour de la Biennale de Dakar, qu’il commence une série d’œuvres, dont les figures mi-homme, mi-animal seront exposées lors de sa première exposition personnelle, Anima, à la galerie Cécile Fakhoury à Abidjan en 2016. Cette série a également été présentée pour la première fois en 2014 à 1:54 Contemporary African Art Fair à Londres. En 2018, les œuvres de Sadikou Oukpedjo ont fait l’objet de deux expositions collectives, Des Hommes et des Totems à la Galerie Le Manège à Dakar, et Les Fantômes de l’Afrique, avec Vincent Michéa, à la Galerie Cécile Fakhoury de Dakar. Cette même année, une exposition personnelle a été consacrée à ses œuvres, Mutation, à la Cité internationale des arts de Paris.

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Sadikou Oukpedjo Born in 1970 in Ketao, Togo. He lives and works in Abidjan, Côte d'Ivoire. After having developed, at a young age, an artistic practice essentially focused on sculpture and assemblies, Sadikou Oukpedjo joins in 1998 the studio of Paul Ahyi in Lome, Togo. He then creates his own studio, 15kms from the capital, in the neighbourhood of Agoe Nyeve. Out of his works, which incorporate several traditional objects that he collected, he questions his cultural heritage through the prism of contemporary issues – political abuse of power, social inequalities and religious conflicts. Over the course of time, he begins to paint as an aside of his work as a sculptor, and then starts numerous aesthetic and material experimentations. From the cement paper to the pastel highlights, from the use of chalks to the canvas painting, Sadikou Oukpedjo creates works with a whole new dimension, as his drawings are modelled in the style of the wood as well as considered as a fully-fledged medium. After a long stay in Bamako, Mali, the country of his foreign origins, he decides to settle in Abidjan, where he essentially dedicates himself to painting. It is from 2014, when he returned from the Dakar Biennale, that he started a new series of works of which the half-human, half-animal figures. They have been shown at his first personal exhibition, Anima, at Galerie Cécile Fakhoury - Abidjan in 2016. These works were also displayed for the first time in 2015 at 1:54 Contemporary African Art Fair in London. In 2018, the works of Sadikou Oukpedjo were part of two collective exhibitions, Des hommes et des Totems in Galerie Le Manège in Dakar, and Les Fantômes de l’Afrique, with Vincent Michéa, in Galerie Cécile Fakhoury – Dakar. That same year, a personal exhibition was dedicated to his works, Mutation, at the Cité internationale des arts de Paris, France.

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Expositions personnelles / Selected Solo Exhibitions

2019

Galerie Koffi-Yao, Abidjan, Côte d’Ivoire

Silentium, Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire

2013

2018

Blabla Bar Hippodrome, Bamako, Mali

Mutation, Nuit Blanche 2018, Cité internationale des arts de Paris, France

Institut français de Bamako, Mali 2012

2016

Le cri silencieux, Goethe Institut de Bamako, Mali

Anima, Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire

2003

2014

Centre Culturel Français de Lomé, Togo

Paintings, Blabla Bar Hippodrome, Bamako, Mali

2002

Dans les rues d’Abidjan, Galerie Guirandou Arts Pluriels, Abidjan, Côte d’Ivoire

Centre Culturel Français de Cotonou, Bénin

Résidences / Residencies

2019

2016

Vestfossen Kunstalobatorium, Vestfossen, Norvège

Thread, The Josef & Anni Albers Foundation, Tambacounda, Sénégal

2018 Résidence Institut français, Cité internationale des arts de Paris, France

La Vallée, Bruxelles, Belgique

START, Fondation Tiroch DeLeon, Tel-Aviv, Israël

La Somone, Fondation Blachère, Dakar, Sénégal

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Expositions collectives / Selected Group Exhibitions

2019

Une collection particulière,

Kubatana, Vestfossen

OFF Biennale de Dakar (12e édition),

Kunstlaboratorium,

Dakar, Sénégal

Vestfossen, Norvège

2015

2018

Platform, Art Twenty One,

Les Fantômes de l’Afrique : Siriel Rellik,

Lagos, Nigeria

Galerie Cécile Fakhoury, Dakar, Sénégal

2014

Des Hommes et des Totems,

OFF Biennale de Dakar,

Galerie Le Manège,

Hôtel Djoloff,

Dakar, Sénégal

Dakar, Sénégal

Pioneer Works,

1:54 Contemporary African Art Fair,

1:54 Contemporary African Art Fair,

Londres, Royaume-Uni

New-York, États-Unis

2013

Palimpsest,

African Art Yaya Gallery,

African Studies Gallery,

Londres, Royaume-Uni

Tel-Aviv, Israël

Festival Arkadi (17e édition),

1:54 Contemporary African Art Fair,

Institut Français,

Londres, Royaume-Uni

Abidjan, Côte d’Ivoire

2017

2012

1:54 Contemporary African Art Fair,

Le OFF - Biennale de Dakar

Londres, Royaume-Uni

(8e édition),

Art Paris Art Fair,

Maison d’Aïssa Dione,

Paris, France

Dakar, Sénégal

2016

2010

1:54 Contemporary African Art Fair,

Cinquantenaire de l’indépendance,

Londres, Royaume-Uni

Bamako, Mali

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Ce catalogue accompagne l’exposition Silentium de Sadikou Oukpedjo à la Galerie Cécile Fakhoury à Abidjan, du 9 mars au 11 mai 2019. Textes L'ANIMAL QUE JE SUIS

par Seloua Luste Boulbina (p.3 à 11), Traduction : Louise Jablonowska (p.7 à 11) GENÈSE, MATIÈRES

Sadikou Oukpedjo (p.13 à 17) Traduction : Elsy Tobin (p.16 à 17) Photographies Wilfried Sant'Anna (p. 4, 9, 12, 15, 18-19, 24 à 31, 37 à 49, 55 à 65) Issam Zejly (p.22-23, 32 à 35, 50 à 53, 66-67) Design Elfie Barreau Impression Escourbiac, France Catalogue © Galerie Cécile Fakhoury, 2019 Œuvres © Sadikou Oukpedjo, 2019 Texte © Seloua Luste Boulbina, 2019 Texte © Sadikou Oukpedjo, 2019

ISBN 978-2-9542653-2-2

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Galerie Cécile Fakhoury - Abidjan Boulevard Latrille, entre le Carrefour de la Vie et le Carrefour de la RTI, entre la Sodemi et l’Immeuble Carbone 06 BP 6499 Abidjan 06 - Côte d’Ivoire Tel: +225 22 44 66 77 galerie@cecilefakhoury.com www.cecilefakhoury.com




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