courrier

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Cuba

Un écrivain revient à La Havane

Sibérie

A bord du train Baïkal-Amour

Numéro double

Sciences

N° 1103-1104 du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

Le bouledogue, chien dégénéré

L’OR

La face cachée d’une frénésie mondiale

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M 03183 - 1103 - F: 5,00 E

Afrique CFA : 3 300 F CFA - Algérie : 700 DA Allemagne : 5,50 € - Autriche : 5,50 € - Canada : 8,95 $CAN DOM : 6,80 € - Espagne : 5,50 € - E-U : 8,95 $US - G-B : 5,00 £ Grèce : 5,50 € - Irlande : 5,50 € - Italie : 5,50 € - Japon : 900 ¥ Maroc : 45 DH - Norvège : 59 NOK - Pays-Bas : 5,50 € Portugal cont. : 5,50 € - Suède : 60 SEK - Suisse : 9,90 CHF TOM avion : 1 150 CFP - Tunisie : 6 DTU

Cartoons Dracula La poste

Toute l’année 2011 en dessins Fou à lier ou prince éclairé ? Chronique d’une mort annoncée France 5,00 €



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Sommaire n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

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Planète presse Les gens

Les opinions

PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Le 21 juillet, les Européens s’étaient quittés en espérant que les marchés ne secoueraient pas trop la monnaie unique durant l’été. En ce mois de décembre, les mêmes espèrent que l’euro passera la trêve des confiseurs sans encombre. Et que les agences de notation ne profiteront pas de Noël pour dégrader la note de tel ou tel pays… Chaque fois, on se contente d’un demi-plan ou d’une promesse de révision des traités, toutes choses trop lentes pour des marchés de plus en plus nerveux. Ces trois dernières années, ces marchés ont spéculé sur l’or, valeur refuge, comme on le sait, en cas de gros temps (voir dans notre dossier toutes les conséquences de cette frénésie). Même si les cours du métal jaune baissent depuis trois semaines, cela ne signifie en aucune façon que la crise soit finie et que l’on revienne au train-train habituel… En Europe, cette crise a trois volets : il y a une crise de la dette, une crise de compétitivité de la plupart des pays et une crise des balances des paiements. Martin Wolf, l’éditorialiste du Financial Times, a raison de négliger la première et d’insister sur la troisième. Mais le problème, c’est que les dirigeants politiques, par crainte du nouveau, choisissent de traiter la première, la dette. Ils prennent donc les recettes habituelles, c’est-à-dire plus d’austérité budgétaire. Or cette austérité mènera à plus de récession, donc à de nouveaux déficits et à de nouvelles dégradations des notes, donc à des difficultés de refinancement de la dette, etc. Ah, si l’on pouvait sortir du cercle vicieux, refuser de payer ses dettes, se déclarer en faillite, fermer les frontières et reprendre le franc ! Mais toutes ces solutions sont pires, économiquement parlant, que le choix de poursuivre sur la lancée actuelle. Ces solutions seront pires pour l’investisseur et pour les banques bien sûr, mais aussi et surtout pour le commun des mortels et pour les plus pauvres. C’est là la grande force du néolibéralisme économique qui s’est mis en place dans les années 1980 : sortir de sa logique est plus douloureux qu’y rester. C’est absurde, et, un jour, les effets externes induits (ce que les économistes appellent les externalités) seront tellement évidents et négatifs qu’on en reviendra à des logiques plus saines. En attendant, souhaitons à tous nos lecteurs de bonnes fêtes et une excellente année 2012. Courrier international vous donne rendez-vous le 5 janvier avec un numéro exceptionnel qui s’intéressera au XXIe siècle, rien de moins. Avec, pour les acheteurs au numéro, un atlas mondial en cadeau (Voir p. 79) ! Philippe Thureau-Dangin

En couverture : Une pépite d’or extraite d’une mine du sud-ouest de l’Australie. Photo de Roger Garwood, Camerapress/Gamma

En couverture 10 L’or, une frénésie planétaire La flambée des cours de l’or, même tempérée par une récente correction, provoque une nouvelle ruée sur le métal précieux. Réouverture de mines, achats spéculatifs, nouvelle clientèle asiatique : l’or n’a jamais été autant convoité. Cette frénésie mondiale cache mal le travail de forçat des mineurs et les atteintes à l’environnement.

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Pour une année 2012 cousue d’or !

8 Controverse Les “printemps arabes” sont-ils antijuifs ?

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Editorial

2011

L’année en cartoons

D’un continent à l’autre 18 France Politique Un peu de flegme, monsieur Sarkozy ! 20 Europe République tchèque Václav Havel : ni ange ni Dieu Roumanie Dracula, scélérat sadique ou despote éclairé ? Union européenne L’euro a dix ans ? Pas de quoi jubiler ! Lituanie Exil à temps partiel pour les blouses blanches Suède Christopher Kullenberg, thésard le jour, cybermilitant la nuit 28 Amériques Etats-Unis Dures leçons de l’aventure irakienne Cuba Premiers travaux de démontage d’un Etat totalitaire 36 Asie Extrême-Orient russe Le long du Baïkal-Amour, les oubliés du bout du monde

Cuba Travaux de démontage d’un Etat totalitaire 41 Moyen-Orient Egypte La révolution kidnappée par les forces obscures Egypte Les Nubiens, un peuple à part qui en a assez de supplier 44 Afrique Cameroun Plongée dans l’univers de la prostitution masculine Maroc Du sexe oui, mais avec modération 46 Economie Reportage Comment ils ont tué la poste 52 Sciences Animaux Le bouledogue, ou le destin tragique d’un chien dégénéré 54 Médias Syrie Floraison de journaux révolutionnaires 55 L’année en cartoons La liberté au coin de la rue

Long courrier 68 Hommage “Printemps arabe”, un lexique 72 Le livre Polina Jerebtsova 75 Portrait L’homme qui ne verra pas la fin du monde 78 Insolites Soiffards

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Economie Reportage : comment ils ont tué la poste


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Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine The Christian Science Monitor (csmonitor.com) Etats-Unis. En proie à des difficultés financières, cet élégant tabloïd fondé en 1908 à Boston et lu from coast to coast a cessé d’être imprimé quotidiennement le 27 mars 2009, pour mieux concentrer ses efforts sur son site Internet. Une version papier continue toutefois de paraître hebdomadairement. Evenimentul Zilei 229 000 ex., Roumanie, quotidien. Fondé en 1992, “L’événement du jour” se veut le journal d’opposition au plus fort tirage de tout le pays. Apprécié pour ses positions pertinentes et parfois impertinentes, il dispose aujourd’hui d’un site Internet. Financial Times 448 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. Fokus 22 000 ex., Suède, hebdomadaire. Créé en décembre 2005, le titre est le premier hebdomadaire d’informations générales de Suède. Créé sur le modèle de Newsweek, il mêle actualité de la semaine, analyses et reportages ambitieux sur la politique nationale et internationale, les questions de société, l’économie et la culture. Foreign Policy 106 000 ex., Etats-Unis, bimestriel. Fondé en 1970 dans le but de “stimuler le débat sur les questions essentielles de la politique étrangère américaine”, le titre a longtemps été édité par la Fondation Carnegie pour la paix internationale avant d’être racheté par le groupe Washington Post en 2008.

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Planète presse

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Courrier international n° 1103-1104 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal décembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

Gatopardo Colombie et Mexique, mensuel. Créé en 2000, “Guépard” est diffusé dans toute l’Amérique latine et à Miami. Des journalistes de toute la sphère hispanophone collaborent à ce magazine d’enquêtes et de reportages qui publie aussi des plumes telles que Carlos Fuentes ou Alma Guillermoprieto. Al-Hayat 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public. Hospodárské Noviny 68 000 ex, République tchèque, quotidien.

“Les Nouvelles économiques”, fondé en 1957, est un titre de grande qualité. Destiné à l’origine aux hommes d’affaires, il propose aujourd’hui un excellent niveau d’information politique, économique et financière. A noter l’existence d’une version slovaque. Le Jour Cameroun, quotidien. En septembre 2007, Haman Mana et les dissidents de Mutations, rejoints par quelques plumes renommées, lancent Le Jour. Leur formule : beaucoup de reportages, d’enquêtes et dossiers et très peu de commentaires. Et ça marche ! Le Jour a la réputation d’être le journal des élites du pays. Letras Libres 30 000 ex. et 35 000 ex., Mexique et Espagne, mensuel. Succédant à Vuelta,

la célèbre revue d’Octavio Paz, le titre, fondé par Enrique Krauze en 1999, s’inscrit dans la tradition des grandes revues littéraires latino-américaines. Il a deux éditions, l’une mexicaine et l’autre espagnole, avec des contenus différents. London Review of Books 26 000 ex., Royaume-Uni, bimensuel. Née en 1979, cette “Revue londonienne des livres” traite tout autant de littérature que de politique, à l’instar de la prestigieuse New York Review of Books. Elle offre un excellent moyen de se tenir au courant de l’actualité éditoriale anglo-saxonne. Mail & Guardian 41 000 ex., Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1985, sous le nom de Weekly Mail, le titre a été remis à flot dans les années 1990 par The Guardian de Londres et appartient depuis 2002 au patron de presse zimbabwéen Trevor Ncube. Résolument à gauche, le Mail & Guardian milite pour une Afrique du Sud plus tolérante. Moskovskié Novosti 33 000 ex., Russie, quotidien.

Les nouvelles Moskovskié Novosti revoient le jour en mars 2011. La priorité est donnée aux commentaires, opinions, analyses et reportages. “Une publication moderne et attractive pour ceux qui pensent et ne sont pas indifférents à leur pays.” The New York Times 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes,

29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, c’est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). L’Orient-Le Jour Liban, quotidien.

Né en 1971 de la fusion des deux plus grands quotidiens francophones de Beyrouth, L’Orient et Le Jour, le titre est diffusé au Liban et dans les pays abritant des communautés libanaises. Il reste proche des préoccupations des chrétiens libanais. Rousski Reporter 168 000 ex., Russie, hebdomadaire. Dernier-né du groupe de presse russe Expert, ce magazine d’information conçu pour un lectorat issu des classes moyennes mise sur le photoreportage. Al-Shourouk Egypte, quotidien. Crée en 2009 par la célèbre maison d’édition égyptienne Dar AlShourouk, “Lever de soleil” est un média généraliste qui traite de l’actualité politique, économique, culturelle et sportive. Süddeutsche Zeitung 430 000 ex., Allemagne, quotidien. Né à Munich, en 1945, le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand est l’autre grand quotidien de référence du pays, avec la FAZ. The Sunday Times 1 202 240 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Fondé en 1822, il a fusionné avec The Times en 1967. L’enfant chéri de Rupert Murdoch est aujourd’hui l’un

des meilleurs journaux britanniques de qualité du dimanche, en tout cas le plus lu. Al-Tahrir Egypte, quotidien. “Libération” se nomme ainsi en référence à la place Tahrir, lieu emblématique de la révolution du 25 janvier. Il a été fondé dans la foulée des événements et s’est rapidement imposé comme le journal préféré des militants de gauche, qui ont initié et accompagné ce mouvement. TelQuel 20 000 ex., Maroc, hebdomadaire. Fondé en 2001, ce newsmagazine francophone s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, il délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité. The Washington Post 700 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam ou les révélations sur l’affaire du Watergate ont démontré que le Post vit selon certains principes. Un grand quotidien de centre droit. Zhongguo Qiyejia 175 000 ex., Chine, bimensuel. Fondé en 1985 par le groupe de presse Jingji Ribao, le titre se positionne comme le leader des magazines consacrés à la finance et aux affaires en Chine. Son équipe organise chaque année depuis 2002 le Forum des dirigeants d’entreprise chinois, à Pékin. Zhongguo Zhoukan (China Weekly), Chine, hebdomadaire. Journal de diffusion nationale placé sous la tutelle de la Ligue communiste de la jeunesse de Chine. Le titre a été créé en mai 2009 et traite principalement de la politique chinoise et de l’économie.

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Marie Béloeil (chef de rubrique France, 17 32), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Amelle Agoubi, Alice Andersen, Edwige Benoit, Jean-Baptiste Bor, Valérie Brunissen, Isabelle Bryskier, Darya Clarinard, Pierre-Laurent Cosset, Monique Devauton, Marc Dillon, Bernadette Dremière, Marion Gronier, Catherine Guichard, Gabriel Hassan, Nathalie Kantt, Laurent Laget, Christophe Maupas, Céline Merrien, Valentine Morizot, Albane Salzberg, Patricia Sugi, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Nicole Thirion Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (Partenariats, 16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité M Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Corinne Mrejen. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (alexandre.scher@mpublicite.fr, 13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (sandrine.larairie@mpublicite.fr, 13 47), Kenza Merzoug (kenza.merzoug @mpublicite.fr, 13 46), Hedwige Thaler (hedwige.thaler@mpublicite.fr, 1407). Littérature : Béatrice Truskolaski (beatrice.truskolaski@mpublicite.fr, 13 80). Régions : Eric Langevin (eric.langevin@mpublicite.fr, 14 09).Annonces classées : Cyril Gardère (cyril.gardere@mpublicite.fr, 13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Site Internet Alexandre de Montmarin (alexandre.demontmarin@mpublicite.fr, 01 53 38 46 58). 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Ce numéro comporte un encart Abonnement broché sur les exemplaires kiosque France métropolitaine.




Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

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Les gens Gary Locke

L’ambassadeur qui embarrasse Pékin The Washington Post (extraits) Washington

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ors d’un récent forum de l’Asia Society à Pékin, les célébrités les plus courtisées étaient le violoncelliste Yo-Yo Ma, l’actrice Meryl Streep, le réalisateur Joel Cohen et… Gary Locke. En trois mois seulement, cet homme discret est devenu une véritable star en Chine. Après deux mandats comme gouverneur de l’Etat de Washington et un passage au sein du gouvernement Obama comme ministre du Commerce, il est devenu [le 1er août 2011] le premier ambassadeur des Etats-Unis d’origine chinoise en Chine. Le succès de Gary Locke auprès des citoyens chinois ordinaires, particulièrement ostensible sur la plate-forme de microblogging Weibo, est dû autant à sa simplicité qu’à ses origines. Avant même d’arriver à Pékin, Gary Locke a été photographié à l’aéroport de Seattle, sac à l’épaule, en train de payer son café avec un bon de réduction. Depuis, on a pu voir l’ambassadeur prendre l’avion en classe économique ou faire la queue au milieu des touristes pour prendre le téléphérique de la Grande Muraille. Pour de nombreux Chinois, la raison pour laquelle leurs compatriotes sont fascinés par ce diplomate américain, c’est qu’ils voient en lui tout ce que ne sont pas leurs dirigeants. Selon Hu Xingdou, professeur d’économie à l’Institut technologique de Pékin, “son style est à l’opposé de celui des responsables chinois. Encenser Gary Locke est une façon pour les gens de montrer leur mécontentement vis-à-vis de leurs dirigeants et de la corruption ambiante.”

Dessin de Joep Bertrams (Pays-Bas) pour Courrier international.

A l’affiche

qui appartient au groupe du Quotidien du peuple] a renchéri, le 22 septembre, avec un éditorial s’attaquant à l’ambassadeur : “Un diplomate américain devenant une véritable star politique, cela ne peut pas être interprété comme un signe de respect des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine.” La réaction ne s’est pas fait attendre : les lecteurs ont pris la défense de Gary Locke par lettres et sur Internet. Une réponse si massive que l’article du Guangming Daily a disparu du site web du journal. Aux Etats-Unis aussi, la nomination de Gary Locke a provoqué quelques remous. Certains se sont demandé si ses origines chinoises ne faisaient pas de lui un potentiel agent double. Mais la fermeté du discours du diplomate vis-à-vis de la Chine semble avoir dissipé ces doutes. “Il a été très clair dès le départ en montrant qu’il était américain avant tout”, souligne Hong Huang, éditrice de plusieurs magazines de mode, “et il a levé les préventions de ceux qui craignaient de le voir se comporter différemment des autres ambassadeurs américains.” Dans ses discours, Gary Locke rend fréquemment hommage à ses racines et raconte comment cent ans après que son grand-père a quitté le village de ses ancêtres pour devenir domestique dans l’Etat de Washington, il a été lui-même élu à la tête de cet Etat, devenant le premier gouverneur américain d’origine asiatique. Tout comme Obama pendant la campagne électorale de 2008, Gary Locke présente son histoire comme un exemple de l’idéal américain d’ouverture et de tolérance. Pour Hong Huang, cela ne fait aucun doute : “Il est le parfait exemple du rêve américain.” Keith Richburg

Corée du Nord

Un “sale gamin” aux commandes

Cette soudaine popularité a mis le gouvernement chinois et les médias officiels dans l’embarras. Le 15 août, le quotidien Guangming Daily a publié un article intitulé “Attention au néocolonialisme véhiculé par Gary Locke”, dans lequel on pouvait lire : “Pas de fleurs, pas même de comité d’accueil, la famille Locke a débarqué à Pékin incognito. Ce genre de comportement ne peut que lui attirer les faveurs des citoyens ordinaires.” Suivait un avertissement : “Ses origines lui permettent de séduire l’opinion publique, mais qui sait si ce n’est pas l’objectif des Etats-Unis, qui veulent utiliser un Chinois pour provoquer le chaos politique en Chine ?” Le Global Times [ journal anglophone

AFP

“Son style est à l’opposé de celui des dirigeants chinois”

Le dictateur Kim Jong-il avait préparé sa succession avant sa mort : c’est Kim Jong-un, son benjamin, qui sera le nouveau dirigeant de la Corée du Nord. Ce n’est qu’en septembre 2010 qu’on a découvert le jeune Kim. Il venait alors d’être promu général quatre étoiles et vice-président de la Commission militaire centrale du Parti. Si Pékin et Moscou ont officiellement reconnu Jong-un comme le successeur légitime, la presse sud-coréenne est unanime à mettre en doute sa capacité à prendre la suite de son père. “La mort de Kim Jong-il nous amène à nous interroger sur la survie du régime nord-coréen. Jong-un, âgé de seulement 28 ans et nommé depuis peu à des postes importants, aura-t-il eu le temps de consolider sa position ?” écrit Hankyoreh. Le jeune Kim Jung-un ne participe aux affaires de l’Etat que depuis trois ans, alors que son père avait été désigné comme successeur vingt ans avant la mort du grandpère Kim Il-sung, en 1994. Il est fort probable dès lors qu’une direction collégiale soit mise en place et que Jung-un se fasse encadrer par des proches. En attendant, l’agence de presse nord-coréenne Korean Central News Agency (KCNA) présente l’héritier comme “le grand successeur” et n’hésite pas à encourager le peuple à “vénérer l’honorable camarade Jong-un”. Or, comme l’indique le quotidien japonais Asahi Shimbun, on ne dispose que de très peu d’informations à son sujet, si l’on écarte la propagande : l’identité de sa mère ainsi que l’année exacte de sa naissance n’ont jamais été rendues officielles. Il aurait étudié à Berne de 1996 à 2001, sous une fausse identité. A en croire la KCNA, le fils de Jong-il est un surdoué, qui a su manier une arme à feu dès l’âge de 3 ans. Dans tous les cas, le nouveau dirigeant ne bénéficie pas d’une grande popularité. Il semblerait même qu’il soit très peu apprécié. “Dans son dos, son peuple le traite de ‘sale gamin’”, titrait en une le quotidien nippon Yomiuri Shimbun.


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Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

Controverse Les “printemps arabes” sont-ils antijuifs ? Oui La chute des dictateurs arabes a curieusement ravivé la haine des juifs dans les rues du Caire, de Tripoli et de Damas.

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The Miami Herald (extraits) Miami

e courage des jeunes Tunisiens, Egyptiens, Syriens et Libyens est indéniable, car ce n’est pas à de simples jets de bombes lacrymogènes qu’ils s’exposent. L’idéalisme du “printemps arabe” est lui aussi incontestable. Mais il y a une autre réalité que l’on ne saurait occulter : le désir des Arabes de se libérer de leurs impitoyables dictateurs s’exprime parfois en des termes bizarrement antisémites. En apparence, cela n’a aucun sens : quels liens pourrait-il y avoir entre le soulèvement d’Arabes contre d’autres Arabes et les Protocoles des sages de Sion ? Il existe une tendance, au Moyen-Orient, à imputer toutes les misères du monde à l’action insidieuse et malveillante d’Israël ou, de façon plus générale – et plus préjudiciable –, des “juifs”, mais au départ le “printemps arabe” semblait se démarquer radicalement de cette tendance. Tunisiens, Egyptiens, Syriens et Libyens manifestaient contre les causes réelles de leurs souffrances, et non contre Israël. Israël passait au second plan. Dans le passé, des dictateurs ont utilisé l’antisémitisme pour détourner l’attention des citoyens de leurs propres problèmes. Aujourd’hui, des théories du complot parfaitement ridicules apparaissent spontanément. La Libye est un exemple intéressant. Son dernier dictateur, Kadhafi, était un grand antisémite qui préconisait l’élimination de l’Etat d’Israël. Pourtant, certains des insurgés qui ont renversé son régime l’accusaient d’être en partie juif et d’œuvrer en faveur du sionisme. Quand un juif libyen en exil est rentré à Tripoli, au début de l’année, il a failli être lynché par la foule entourant la synagogue délabrée qu’il souhaitait restaurer. “Les juifs n’ont pas leur place en Libye”, pouvait-on lire sur les banderoles des manifestants. Le dirigeant syrien Bachar El-Assad est lui aussi profondément hostile à Israël et aux juifs. Il soutient le Hezbollah et le Hamas, deux mouvements qui œuvrent à l’élimination physique des juifs. Pourtant, l’écrivain syrien Ossama Al-Malouhi a écrit récemment sur un site proche de l’opposition syrienne que les juifs “veulent que ce suceur de sang syrien reste… Ils prennent plaisir à voir le sang syrien répandu.” Et il ajoute : “Alors que je me demandais pourquoi les juifs avaient apporté un soutien accru à Assad après avoir vu les torrents de sang que ce boucher a répandus dans les villes syriennes, une vieille image m’est venue à l’esprit, celle de juifs saignant des gens et utilisant leur sang pour confectionner leur pain azyme.” Selon le spécialiste du Moyen-Orient Martin Kramer, même en Tunisie, pays considéré comme le plus modéré des Etats arabes, le dirigeant d’Ennahda, un parti islamiste puissant mais présumé raisonnable, a déclaré dernièrement qu’il apportait une bonne nouvelle : la région arabe allait se débarrasser du mauvais germe qu’était Israël. Un climat d’antisémitisme règne au Caire. Lors de ma dernière visite, j’ai rencontré des chefs de parti prétendument progressistes qui étaient convaincus que des juifs complotaient pour provoquer l’effondrement de l’économie égyptienne. L’un d’eux m’a affirmé que George Soros, Benjamin Nétanyahou et un certain “D. Rothschild” œuvraient de concert pour acheter le canal de Suez à l’Egypte. Les manifestations d’antisémitisme sont fréquentes jusque dans les plus hautes sphères de la politique égyptienne. Le candidat à l’élection présidentielle Tawfiq Okasha [un homme d’affaires] a récemment déclaré : “Tous les juifs du monde ne sont pas mauvais : 60 % sont plus ou moins mauvais, parfois jusqu’à un point indescriptible, et 40 % ne le sont pas.” Après quoi il a concédé que, même si sur

Contexte De Tunis à Sanaa, les manifestants du “printemps arabe” ont réclamé du pain et la liberté. Le conflit israélo-palestinien, souvent instrumentalisé par les régimes arabes pour opprimer leurs peuples, semblait absent des préoccupations de l’homme de la rue. Plusieurs actes anti-israéliens, comme le saccage de l’ambassade d’Israël au Caire en septembre dernier, et antijuifs, comme le lynchage de Juifs en Libye, ainsi que les prises de position israéliennes contre les changements dans les pays voisins, ont réintroduit ce conflit au sein des révolutions arabes.

Dessin d’Ares, Cuba.

les 40 % de juifs qui ne sont pas mauvais il n’y en a que 1 million d’irréprochables, il est possible de “cohabiter” avec eux, car “ce ne sont pas des gens qui trahissent, conspirent, extorquent de l’argent ou considèrent les autres comme des païens”. Au Caire, une telle position peut aujourd’hui passer pour modérée. Jeffrey Goldberg

Non Améliorer son image auprès des peuples arabes n’est pas le souci d’Israël, qui préfère édifier des colonies plutôt que de bâtir une paix “chaleureuse” avec ses voisins.

Q

Ha’Aretz Tel-Aviv

ui est le dirigeant des Frères musulmans en Egypte ? Comment s’appelle le responsable du parti Ennahda en Tunisie ? Et qui est à la tête du mouvement islamiste au Maroc ? Dans un pays qui s’inquiète de la “prise de pouvoir islamiste” au Moyen-Orient, on pourrait croire que tout le monde saurait répondre à ces questions. Pourtant, à quoi bon apprendre les nouveaux noms de ses rivaux alors qu’il est plus pratique, facile et surtout plus menaçant de parler de “l’Islam”. Quand une menace a un nom collectif, Israël n’est plus responsable de ses relations désastreuses avec les pays arabes et leurs nouveaux régimes. La façon dont les Arabes mènent leur vie n’intéresse pas Israël. Pas plus que la démocratie arabe qui émergera sûrement des régimes religieux. Israël préfère séparer les citoyens musulmans des politiques étrangères de leurs pays. C’est ce qu’il a fait pendant des décennies avec la Jordanie, l’Egypte et les Palestiniens. La paix, version israélienne, se conclut entre dirigeants, de préférence autoritaires, et non pas entre les peuples. Les dirigeants seraient chargés de forcer les peuples à aimer Israël. On comprend mieux la surprise, la colère et la frustration vis-à-vis de la “paix froide” avec la Jordanie et l’Egypte. Quand Hosni Moubarak était au pouvoir en Egypte et le roi Hussein en Jordanie, il était impossible d’accuser “l’Islam” de menacer la paix. Les intellectuels de gauche ne sont pas des musulmans radicaux, loin s’en faut. Prenez par exemple des écrivains égyptiens comme Alaa Al-Aswany [auteur de L’Immeuble Yacoubian] ou Sonallah Ibrahim, qui ont refusé d’accepter un prix du ministre de la Culture égyptien parce qu’un pays corrompu, qui maintient des relations avec Israël, l’occupant, n’est pas en droit de remettre des récompenses culturelles. Les syndicats de journalistes, les écrivains et les cinéastes égyptiens et jordaniens boycottaient Israël et continuent de le faire, non pas parce qu’ils sont croyants (ils sont libéraux pour la plupart), mais à cause de la politique menée par Israël à Jérusalem et dans les Territoires occupés. Pendant les manifestations de la place Tahrir, quand Israël était pour ainsi dire absent du dialogue public, religieux et laïc en Egypte, certains “jeunes de la révolution”, la génération Facebook et la masse considérable de personnes qui surfent sur le web étaient d’avis que l’accord sur le gaz naturel signé par Moubarak avec Israël relevait de la corruption, crime pour lequel le président égyptien devait être puni. Ils ont pris soin de préserver la “paix froide” et de s’en servir pour construire une séparation entre eux et le régime. Selon eux, si Israël souhaite “réchauffer” la paix, il faudra payer la note en monnaie palestinienne. Ce n’était pas là une demande “islamiste”. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les personnes derrière cette revendication étaient on ne peut plus laïques. Israël n’a pas voulu payer ce prix, et s’y refuse encore. Entre une paix chaleureuse avec l’Egypte et la construction de logements dans les colonies [colonies juives dans les Territoires palestiniens] de Har Homa ou de Migron, les colonies l’ont emporté. Mieux vaut une paix froide, assortie d’un accord sur le gaz naturel et le pétrole, qu’une paix chaleureuse, bien plus coûteuse. Comme à son habitude, Israël commence à chercher une personne – égyptienne, cette fois-ci – qu’il considère comme responsable de l’échec du dialogue. Elle sera islamiste, radicale et antisémite. A cause de cette personne, la paix s’effondrera. Après tout, tout le monde comprend ce qu’est une menace islamiste. Zvi Bar’el



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En couverture

L’OR Une frénésie planétaire La flambée des cours de l’or, même tempérée par une récente correction, provoque une nouvelle ruée sur le métal précieux. Réouverture de mines, achats spéculatifs, nouvelle clientèle asiatique : l’or n’a jamais été autant convoité. Cette frénésie mondiale cache mal le travail de forçat des mineurs et les atteintes à l’environnement.

Mineur sud-africain à Johannesburg. Le coût de production d’une once d’or atteint en moyenne 800 dollars, soit la moitié du cours mondial du métal précieux.


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

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Spéculation

La nouvelle ruée vers l’or Valeur refuge par excellence en période d’incertitudes économiques, le métal précieux conserve son pouvoir d’attraction. Même si son cours n’est pas toujours tranquille. Mail & Guardian (extraits) Johannesburg

A

llons-nous assister au grand retour de l’étalon-or ? Le métal précieux, l’une des premières formes de monnaie, était le pivot du commerce international jusqu’à ce que le président américain Richard Nixon abolisse l’étalon-or en 1971 [en abandonnant la convertibilité du dollar en or]. Ce système présentait des inconvénients notoires : il fallait échanger du papier contre des lingots chaque fois que les investisseurs et les épargnants s’inquiétaient de l’ampleur du déficit ou de la dette d’un pays, ou encore de sa propension à faire marcher la planche à billets. Dans la mesure où l’appétit pour le métal précieux reflète les échecs économiques et politiques, il n’est pas étonnant que certains rêvent aujourd’hui d’un retour à l’étalon-or. Selon les traders de lingots, c’est la ruée générale – des fonds spéculatifs aux fonds souverains, en passant par les particuliers, les joailliers et les banques centrales – vers le métal jaune, sous sa forme physique ou en produits cotés sur les marchés.

DAVID GOLDBLATT/SOUTH PHOTOS/AFRICA MEDIA ONLINE

Une garantie pour les investisseurs Pendant que les Américains et les Européens tentent de résoudre la crise de la dette en émettant de la monnaie qui ne vaut rien, les investisseurs et les banques centrales – en particulier sur les marchés émergents comme la Chine, la Russie et la Corée du Sud – trouvent refuge dans des valeurs tangibles comme l’or physique, afin que leurs réserves ne soient pas uniquement à la merci du dollar et de l’euro. L’or a gagné presque 27 % en 2011, même si après un pic de 1 921,15 dollars l’once, atteint le 6 septembre, son cours est retombé autour de 1 600 dollars [à la mi-décembre, soit 1 226 euros]. En 2010, la demande mondiale en or s’est élevée à 4 330 tonnes. Les joailliers en ont acheté 50 %, et les investisseurs, 38 %, contre seulement 4 % dix ans plus tôt, selon le Conseil mondial de l’or. Quant aux banques centrales, elles n’en ont acheté que 73 tonnes, volume qui devrait dépasser 500 tonnes en 2011, selon Walter de Wet, analyste à Standard Bank. “De plus en plus de banques centrales font des réserves d’or, constate-t-il. Même si les pays de la zone euro et les Etats-Unis parviennent à trouver des solutions [à la crise de la dette], ils seront malgré tout confrontés à une récession. Or, en période de récession, les Etats impriment de la monnaie ; le cours de l’or va donc monter.” Bien que le métal jaune ne rapporte ni dividendes ni intérêts, contrairement aux obligations ou aux actions, il garantit des gains en capitaux et rassure les banques centrales et les investisseurs prudents lorsque les marchés

s’effondrent. “Une once d’or est une once d’or. Un baril de pétrole est un baril de pétrole. Mais qu’estce qu’un dollar ? Ce n’est qu’un instrument de mesure dépourvu de sens, puisque le président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, peut créer de toutes pièces des milliards de dollars”, explique Jay Taylor, rédacteur en chef de Gold, Energy & Tech Stocks, dans un entretien publié récemment sur le site The Gold Report.

A nouveau à la mode en Asie Alarmé par la crise mondiale de la dette souveraine, le Venezuela a rapatrié en septembre plus de 160 tonnes d’or, dont la majorité était stockée par la Banque d’Angleterre. Plus de 60 % des réserves internationales de ce pays sont constituées d’or. L’Allemagne, vue comme le grand sauveur potentiel de la zone euro, détient la deuxième plus grande quantité d’or du monde [après les Etats-Unis] : le métal précieux représente 71 % (environ 3 400 tonnes) de ses réserves. La Chine arrive au sixième rang du classement, avec seulement 1,6 % (1 100 tonnes), contre 7 % pour l’Inde et la Russie, et 14 % pour l’Afrique du Sud. Les acquisitions des banques centrales, toutefois, sont modestes comparées à celles des orfèvres. L’or est de nouveau à la mode en Asie et au Moyen-Orient, où la consommation du marché de la joaillerie augmente à vue d’œil. La demande de ce secteur avait baissé au cours des dix dernières années, car le prix du métal précieux augmentait plus vite que les revenus. Après avoir atteint un niveau record de 3 290 tonnes en 1997, elle est retombée à 1 850 tonnes pendant la récession de 2009. Mais le marché a repris des forces au cours des dix-huit derniers mois : environ 2 000 tonnes ont été achetées en 2010 et plus de 2 300 tonnes en 2011. Certains investisseurs en quête de rendements réels ne sont toutefois pas séduits par l’éclat de l’or. Selon l’homme d’affaires américain et milliardaire Warren Buffett, “ce métal n’a aucune utilité. On le déterre d’Afrique du Sud pour l’envoyer à la Réserve fédérale [américaine], où il est de nouveau enterré.” Sharda Naidoo

Conjoncture

Fin de la bulle ? En quelques jours, le marché de l’or semble avoir brutalement perdu de son éclat, son prix abandonnant plus de 350 dollars par rapport au record enregistré au mois de septembre (1 920 dollars l’once). “La montée de l’or touche-t-elle à sa fin ?” s’interroge The Hindu. Le quotidien The Economic Times, observant les évolutions du passé, avertit : “On est monté de 32 dollars l’once en 1971 à plus de 800 dollars au début des années 1980 ; ensuite, le prix de l’or a été divisé par quatre.” Un tel scénario peut-il se répéter aujourd’hui ? La presse indienne a des raisons de s’inquiéter. “En Inde, l’un des plus grands marchés de l’or, le cours du métal subit la baisse de la demande liée à la fin de la saison des mariages et des festivals”, rapporte le site KhaleejTimes.com. Cette mauvaise passe du marché indien n’explique pourtant pas tout. La remontée du dollar, alimentée par les inquiétudes mondiales (dernière en date : les incertitudes liées à la succession de Kim Jong-il en Corée du Nord), fait presque automatiquement baisser le cours de l’or. De même, l’intensification de la crise de la dette souveraine en Europe et l’importance des investissements spéculatifs pèsent aussi sur le prix du métal précieux. Le magazine économique Forbes reste pourtant serein. “En dépit d’une correction sévère en décembre, les fondamentaux de l’or indiquent une nouvelle année très dynamique en 2012”, pronostique le journal américain. Et de relativiser le recul de ces dernières semaines. “L’or reste l’un des placements les plus performants en 2011. En dépit de la débâcle de fin d’année, le métal jaune gagne 15 %, largement devant le marché des actions américaines ou celui des matières premières.” Alors, 2012, année en or massif ou en plaqué or ?

En cinq ans, le cours de l’or a triplé Prix de l’or sur le marché de Londres

Demande mondiale d’or (2010, en milliards de dollars)

(en dollars par once)

Investissements 1 800

(or physique et or papier)

Joaillerie

1 500

79,4 1 200

Total

157,5 milliards

900

de dollars

59,7

600 300

18,4 Technologie

0

1990

2000

2010

Sources : Reuters Datastream, LBMA, World Gold Council

(électronique, autres industries et soins dentaires) Sources : GFMS, LBMA, World Gold Council


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En couverture L’or, une frénésie planétaire Canada

Les chercheurs d’or à l’assaut du Yukon

The Wall Street Journal (extraits) New York De Whitehorse (Yukon)

D

enis Jacobs balise des concessions minières pour le compte de sociétés d’exploitation aurifère depuis 1975. Mais il n’avait encore jamais été témoin d’une frénésie semblable à celle qui vient à nouveau de s’emparer du Yukon, le territoire le plus occidental du Canada, qui a déjà été le théâtre, il y a plus d’un siècle, de l’une des plus formidables ruées vers l’or. Denis Jacobs fait partie d’un petit groupe discret de “jalonneurs”, qui sillonnent les montagnes et les forêts du Yukon sur des kilomètres pour planter des poteaux en bois dans le sol. Depuis des années, ils délimitent et repèrent des terres pour les compagnies minières, les autorisant ainsi à explorer le sous-sol en quête du précieux minerai. Avec l’envolée du cours de l’or, les jalonneurs ont dû bouleverser leurs habitudes : cette année, ils ont continué de travailler pendant tout l’hiver, pourtant rigoureux dans le Yukon. De nouvelles découvertes d’or dans la région stimulent en effet l’activité. “Dès le moment où le prix de l’or a augmenté, tout a changé, constate Denis Jacobs, 60 ans. Ça se déchaîne, dans le jalonnement.” Ces dernières années, les compagnies faisaient enregistrer quelque 15 000 titres d’exploration par an, estime un porte-parole des autorités du Yukon. Aucun jalonnement ou presque n’avait lieu en hiver. En mars dernier, cependant, les entreprises en ont fait 18 472, soit un total de 34 022 concessions enregistrées sur la seule période de janvier à mars 2011. Le gou-

vernement du Yukon, contrairement aux pratiques les plus courantes dans le reste du monde, exige que le jalonnement s’effectue à pied : les concessions sont ensuite enregistrées dans l’un des quatre bureaux de conservation des registres miniers du Yukon. Depuis la grande ruée vers l’or des années 1890, ce territoire canadien n’a cessé d’élaborer des réglementations détaillées, encadrant jusqu’à la surface des concessions. La plupart du temps, les jalonneurs profitent du long hiver glacial du Yukon pour interrompre leur activité. Les avalanches et les températures qui tombent au-dessous de – 30 °C ne sont que quelques-uns des dangers que présente cette saison. Au printemps, c’est des grizzlis qu’ils doivent se méfier. Chaque matin, l’équipe de Denis Jacobs, formée d’une dizaine de jalonneurs, part travailler, raquettes aux pieds et hache à la main. Juste après le lever du soleil, ils montent à bord de l’un des trois hélicoptères de location, qui les conduit loin de tout, dans des paysages de vallées enneigées et de sommets pelés.

Coureur des bois Commence ensuite une longue marche qui durera des heures, pendant laquelle ils plantent des piquets et balisent les arbres à l’aide de leur hache ou bien de rubans. Les règles sont complexes, mais, pour l’essentiel, leur travail consiste à obtenir pour leurs clients l’autorisation d’exploiter le sous-sol des lopins qu’ils ont marqués. La société de Denis Jacobs, Coureur des bois Ltd., a de nombreux concurrents dans le jalonnement, qui n’est d’ailleurs qu’un volet de ses activités. Denis Jacobs ne dévoile pas l’identité de ses clients, qui ne tiennent pas à ce que leurs concurrents sachent à quels territoires ils s’intéressent. Ses camions ne portent pas le logo de sa société et Denis Jacobs ne transmet les cartes à ses hommes qu’à la dernière minute. Pour revendiquer une concession, la première étape consiste souvent à se rendre en catimini dans un bureau de conservation des registres miniers. “Ils prennent soin de venir quand il n’y a

A la une Dans “Easy chair”, la chronique phare de Harper’s, l’éditorialiste Thomas Frank s’en prend aux amis de l’or (“Des métaux précieux pour tirer profit de la paranoïa”, juillet 2011). Il rappelle que c’est Roosevelt qui a déconnecté le dollar de l’étalon-or en 1933 pour faire rebondir l’économie. La majorité de ceux qui défendent l’or aujourd’hui, note le journaliste, ne se positionne pas par rapport à un débat monétaire, mais succombe à l’aura du métal précieux.

Cent ans après la première ruée vers l’or, le Yukon (Canada) est à nouveau convoité.

personne d’autre, pour jeter un œil aux cartes et poser des questions bien précises”, raconte Janet BellMacDonald, conservatrice des registres miniers à Dawson City. Ce matin-là, le jalonneur Tyler Quock, 24 ans, et Robert Clarke, 39 ans, chef d’équipe de longue date de Denis Jacobs, s’installent à bord de l’hélicoptère qui les attend. Préalablement, ils ont largué de l’hélicoptère des jalons entourés de ruban adhésif orange vif dans une zone montagneuse. Cette sortie doit leur permettre de les planter dans le sol aux bons emplacements avant d’aller faire enregistrer leur marquage en ville. Après avoir déposé Tyler Quock, l’appareil vire au-dessus d’une crête pour laisser descendre Robert Clarke dans une clairière où la couche de neige dépasse largement un mètre d’épaisseur. Grâce à un GPS portable et à une boussole, il détermine où planter son premier jalon, avant d’y inscrire la date et l’heure sur une plaque de métal. Puis il avance péniblement dans la neige en comptant 1 500 pas, jusqu’à l’endroit où a été largué un autre piquet, qu’il plante à son tour. Il lui faut ensuite baliser la ligne reliant les deux jalons, en pratiquant une entaille dans les troncs d’arbres ou en nouant des rubans biodégradables dans les broussailles et à la cime des arbres. “Cela devrait être une zone assez riche, potentiellement”, déclare Robert Clarke en montrant du doigt une montagne au loin. Ses équipes l’ont jalonnée presque intégralement au cours des dernières années, précise-t-il. Glissant sur ses raquettes comme sur des skis, il rejoint la berge abrupte d’un cours d’eau gelé. Il avance d’abord très prudemment sur les bords glacés, pour éviter que la glace ne rompe, puis escalade la rive opposée où l’attend l’hélicoptère. L’aventure et le danger font partie intégrante de ce métier. En novembre 2009, un des hommes de Denis Jacobs s’est retrouvé enseveli sous une avalanche peu après sa descente d’hélicoptère. Heureusement, un de ses collègues avait repéré l’antenne de sa radio portable et a réussi à le dégager. Chip Cummings

MARC SHANDRO

Ce territoire du nord-ouest du Canada est le théâtre d’un nouvel emballement pour le métal jaune. La concurrence y est si rude que les sociétés d’exploitation aurifère ne respectent même plus la trêve hivernale.


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Le cours s’envole, les voleurs accourent Les exploitants sud-africains font face à une concurrence accrue : les zama-zama, souvent d’anciens mineurs réguliers, viennent leur ravir le métal précieux dans des conditions extrêmes. Reportage. Profil (extraits) Vienne

L

es lourdes portes se referment, la cage rouillée s’ébranle avec fracas, et nous commençons notre plongée dans l’obscurité. Des sifflements nous transpercent les oreilles tandis que la température et l’humidité se font plus oppressantes. Pas moins de 84 gueules noires s’empilent ainsi sur trois niveaux. Après une interminable descente, l’ascenseur s’immobilise enfin : “#6 DRD Blyvoor, niveau 15, 1 783,08 mètres”, peut-on lire sur un panneau vert. Bienvenue au quinzième niveau de la mine Blyvoor, exploitée par la société minière DRD Gold, à près de 1,8 kilomètre sous la surface de la Terre. Les hommes se hissent ensuite à bord de petits wagons – s’entassant jusqu’à une dizaine dans chacun d’eux –, puis il faut encore marcher un moment sur des fragments de roche tranchants avant d’arriver sur leur lieu de travail. Là, les faisceaux lumineux émanant de leurs casques balaient l’obscurité, révélant la présence d’hommes s’échinant sur des parois éventrées au milieu du grondement de marteaux-piqueurs. Au-delà de ces zones éclairées commence le territoire des voleurs d’or. Sur les murs, des signes indiquent le chemin aux initiés, qui s’enfoncent dans l’immense dédale de galeries. On estime que le sous-sol sud-africain renferme près de 36 000 tonnes d’or, soit un tiers des réserves mondiales encore non exploitées. La grande époque des mines sud-africaines est tou-

tefois révolue. En 1970, le pays représentait plus de 70 % de la production mondiale de métal précieux, aujourd’hui il compte pour moins de 10 %. Les mines les plus profondes du monde se trouvent aux environs de Johannesburg. Leur exploitation est un combat permanent, un gouffre dévorant énergie et matériel. Les systèmes de climatisation coûtent à eux seuls des fortunes. Seule la rentabilité économique de ces opérations peut justifier de telles conditions de travail, explique Chris Miller, représentant de la société aurifère Gold Fields.

Les “zama-zama” à l’affût Au mois de septembre, le prix de l’once d’or frôlait les 1 900 dollars, soit six fois plus que sa valeur d’il y a dix ans. A ce prix, l’or n’intéresse plus seulement les entreprises mais également toutes sortes de brigands. Située dans la province du Gauteng, la mine Blyvoor retourne environ 80 000 tonnes de terre par mois, dont sont extraits près de 300 kilos d’or. Au total, cela représente 3,6 tonnes par an, soit presque 2 % de la production nationale. La galerie ne fait que 1,50 mètre de haut – pour “limiter le matériel nécessaire au strict minimum”, explique Hennie-King, un des responsables de DRD Gold. Même la boue qui recouvre le sol contient de l’or : entre 3 et 4 grammes par tonne, soit à peine moins que les 4,5 grammes d’or par tonne de terre. L’équipe du matin creuse et fait sauter les blocs de terre que les équipes de l’après-midi et du soir font remonter à la surface. Des wagonnets déversent la terre sur un convoyeur qui la répartit sur des plateaux horizontaux la rapportant jusqu’à la surface. Sur l’une des bennes, une main a tracé à la peinture rouge les mots “zamazama !” en lettres capitales. L’expression vient de la langue zouloue et signifie quelque chose comme : “ceux qui saisissent leur chance”. C’est aussi le nom donné 14

En bref Ecosystème

L’Alaska veut sauver ses saumons

THE ECONOMIST, LONDRES

Afrique du Sud

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L’Etat le plus septentrional des Etats-Unis s’inquiète pour ses saumons. En cause, un projet d’exploitation aurifère non loin de Bristol Bay, sur le détroit de Béring. Des écologistes rappellent que l’ouverture d’une mine dans cette région mettrait en danger un écosystème encore vierge, rapporte l’Anchorage Daily News. Ils craignent notamment que la mine et ses déchets n’empoisonnent les saumons frayant dans les eaux de cette baie, alors que la population de cette espèce est en forte diminution.

Environnement

Eldorado sous-marin volcanique La mine d’or de l’avenir se trouvera à 1 600 mètres sous l’eau, annonce la revue spécialisée New Scientist. A partir de 2013, la compagnie canadienne Nautilus Minerals projette d’exploiter les dépôts métalliques des cheminées hydrothermales au large de la Papouasie - Nouvelle-Guinée, sur un site nommé Solwara 1. Ces formations sous-marines d’origine volcanique sont aussi riches en minerais de grande qualité qu’en biodiversité. Face aux inquiétudes des scientifiques, Nautilus Minerals s’est engagé à minimiser l’impact écologique de son exploitation.

L’auteure Brigitte Reisenberger, journaliste autrichienne de 28 ans, diplômée en anthropologie, membre de l’ONG Fian (FoodFirst Information and Action Network), a été élue reporter 2009 par le quotidien viennois Die Presse pour un reportage sur les mines d’or au Ghana. Elle est coauteure, avec Thomas Seifert, de Das Schwarzbuch Gold. Gewinner und Verlierer im neuen Goldrausch (Deuticke Verlag, 2011, Le livre noir de l’or. Gagnants et perdants de la nouvelle ruée vers l’or, non traduit en français).

Extraction

La fièvre de l’or en Californie CAGLE CARTOONS/ERIC ALLIE, ETATS-UNIS

ARNAUD THIERRY GOVEGNON/AFRICA MEDIA ONLINE/PICTURE-ALLIANCE

Auparavant, les voleurs d’or opéraient dans les parties de mines abandonnées. Aujourd’hui, ils s’aventurent jusque dans les mines en exploitation.

Plus de cent cinquante ans après le début de la ruée vers l’or en Californie, on s’apprête à remettre en exploitation l’un des principaux sites d’extraction du précieux métal jaune, relate The Daily Telegraph. Située à l’intérieur des terres, à l’est de San Francisco, la Lincoln Mine reprendra bientôt ses activités. L’exploitation devrait également reprendre sur un autre site californien, cinquante ans après la fin de la fièvre de l’or dans la région. En 2008 déjà, une première mine avait recommencé à produire de l’or à la frontière mexicaine.


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En couverture L’or, une frénésie planétaire Production d’or et réserves mondiales Banque centrale européenne éenne (BCE) (B 502

FÉDÉRATION DE RUSSIE 190 ALLEMAGNE LLLEM MAGN MA G 3 401

AYS BA PAYS-BAS

CANADA 90

852

CHINE 1er pays producteur

613

FRANCE

SUISSE U SS UISSE SSE SSE

2 435

230

8 134

Fonds monétaire international ernational ((FMI)

1 040

OUZBÉKISTAN 90 345

2 452

A AP JAPON

1 054

765

2 814

INDE MEXIQUE 60

558

GHANA 100

ÉTATS-UNIS 3e pays producteur BRÉSIL 65

PAPOUASIENLLE-GUINÉE 60

INDONÉSIE 120

PÉROU 170

AUSTRALIE 2e pays producteur O

T

A

U

X CHILI 40

Production mondiale en 2010 : 2 500 tonnes Réserves mondiales estimées : 51 000 tonnes

Production d'or Production (cercles violets) Chiffres de 2010 (en tonnes)

Total des avoirs en or : 30 700 tonnes

Réserves estimées (cercles jaunes)

13 aux voleurs d’or qui opèrent dans les mines les plus profondes et les plus dangereuses d’Afrique du Sud. A des centaines de mètres sous terre, ils extraient l’or de leurs propres mains. Ce sont généralement de jeunes hommes qui rêvent de s’enrichir. Ils sont des milliers dans l’Etat libre, et la ville de Welkom est leur fief. Une longue silhouette décharnée se glisse discrètement dans une maison délabrée du township de Thabong, notre point de rendezvous à Welkom. Le visage en partie caché par son couvre-chef, l’homme est visiblement méfiant et garde ses lunettes de soleil. Cela ne fait que quelques jours qu’il est revenu à la surface. Il préfère rester discret. “Pas de nom, pas de photo”, exige-t-il d’abord.

Sénégal-Mali

Main basse sur le magot ? La frontière sénégalo-malienne est une zone aurifère. Depuis la montée des cours de l’or, des compagnies canadiennes, australiennes et sud-africaines accourent. Cette ruée réveille les frustrations des populations qui n’en profitent pas encore. La presse locale rend compte régulièrement d’incidents. En décembre 2008 déjà, à Kédougou, la plus grande ville du Sud-Est sénégalais,

la population s’était révoltée. Les émeutes avait duré une semaine. Bilan : un mort. Depuis, le calme est plus que précaire. Dans Pambazuka, Sara Cissokho, chef du village de Sabodala, déclare : “Nous pensions que les billets de banques allaient tomber à flots, que des infrastructures sociales de base allaient sortir de terre, que nous allions définitivement tourner le dos à la pauvreté”…

7 000

Les avoirs en or des banques centrales

3 000

Plus de 8 000 tonnes P

1 000 300 100

De 1 000 à 3 500 tonnes D

Ce zama-zama revient d’un séjour sous terre avec neuf autres personnes. La plupart sont d’anciens mineurs qui connaissent le métier. Il leur arrive de rester des semaines, voire des mois sous terre. Le travail leur rapporte gros – mais ils paient le prix fort.

Pépites en Suisse Les zama-zama s’aventurent là où les autres mineurs n’osent pas aller. Ils font sauter la roche sans mesures de sécurité et travaillent sans système d’aération ou de climatisation dans des galeries où la température peut monter jusqu’à 50 °C. Ils n’ont pas assez d’eau pour limiter les nuages de poussière et travaillent au milieu d’une atmosphère de mercure qui pénètre la peau et les voies respiratoires. Au bout de quelques jours sous terre, on perd toute notion du temps, explique l’homme. Beaucoup deviennent fous dans ces conditions cauchemardesques. Les voleurs d’or existent depuis les débuts de l’industrie aurifère. Tous les deux ans, les sociétés comme Gold Fields procèdent à des entretiens individuels et soumettent leurs employés au détecteur de mensonges pour démasquer les éventuels voleurs. Il est difficile d’estimer les quantités d’or volées ou extraites illégalement. Le gouvernement estime le montant des vols à 617 millions d’euros, soit environ 10 % de la production annuelle nationale. Notre interlocuteur se détend peu à peu. “Appelez-moi Peter, s’il vous plaît”, nous dit-il subitement avant de poursuivre. “Il y a moins de gens dans les galeries pendant la nuit et juste après les explosions.” C’est à ce moment que les zama-zama se fournissent en matériel et

De 500 à 1 000 tonnes

en explosifs. “Nous ne les volons pas, nous nous servons sans demander l’autorisation”, explique-t-il avec un large sourire. Auparavant, les voleurs se contentaient des parties de mines abandonnées mais, aujourd’hui, ils sont également présents dans les sections en exploitation. Une fois sous terre, il est pratiquement impossible de les retrouver dans ce labyrinthe de galeries de plusieurs milliers de kilomètres. L’or est travaillé directement dans la mine. Des intermédiaires se chargent de fournir des outils et des machines dans les galeries et de revendre l’or pur à la surface. Peter ne sait pas ce qu’il advient de son butin. La plupart du temps, cet or passe par le Swaziland et le Mozambique avant d’arriver jusqu’en Inde ou en Chine. Il atterrit également en Suisse, affirme Dick Kruger, de la Chambre des mines. Comment le sait-on ? Grâce aux méthodes de traçage sur les fines particules, qui permettent d’identifier la zone, la méthode d’extraction et parfois même la mine d’où provient l’or. Cela ne sert toutefois pas à grand-chose, reconnaît Kruger : “Cela nous donne le point de départ et d’arrivée de l’or, pas le parcours.” Plus le prix grimpe, plus l’activité des voleurs fleurit. En 2008, Peter est resté six mois d’affilée dans la mine. Il n’est remonté que le 25 juillet – “une date que je n’oublierai pas de sitôt”. Six mois de labeur dans l’obscurité et dans la fournaise pour environ 1 680 euros. Aujourd’hui, il pourrait en gagner 4 800 sur la même période. Peter remet ses lunettes de soleil et sourit. Une chose est sûre, il redescendra dans la mine. Brigitte Reisenberger

Sources : World Gold Council, USGS.

T

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AFRIQUE DU SUD 190


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Colombie

Nouvelle cocaïne des groupes armés

Foreign Policy Washington

Milliardaire Au début des années 1980, le Brésilien Eike Batista n’a que 22 ans mais est déjà à la tête de 6 millions de dollars. Il fait du commerce avec l’or de l’Amazone et s’achète sa propre mine. Son père n’est autre que l’ex-ministre des Mines et patron du groupe Companhia Vale do Rio Doce, devenu le groupe Vale. Depuis, le fiston a plutôt réussi dans les affaires : à 55 ans, il est aujourd’hui la première fortune brésilienne et la 8e mondiale selon le magazine Forbes.

minières sur la côte pacifique. “C’est souvent le patron du trafic de drogue [de la région] qui exploite la mine.” Le gouvernement est conscient du danger. En septembre dernier, le président Juan Manuel Santos [élu en juin 2011] a annoncé que des groupes rebelles étaient en train d’infiltrer le secteur minier. Le gouvernement a réagi rapidement en suspendant, dès le mois de février, les concessions de licences minières, déjà très nombreuses. En mai, le ministère des Mines et de l’Energie a annoncé une enquête sur la corruption dans le secteur.

Bataille économique Mais, pendant ce temps, les mines “informelles” continuent de voir le jour. Le plus inquiétant est peut-être la diversité des groupes armés impliqués : les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, principal groupe de guérilla de gauche) et l’Armée de libération nationale (ELN, deuxième groupe de guérilla), mais aussi un réseau grandissant de bandes criminelles qui commencent à peupler les villes colombiennes. Connues sous le nom de bacrim (raccourci de bandas criminales), ces structures mafieuses sont apparues à la suite du vide créé ces dernières années dans le trafic de drogue et d’autres activités illégales par la démobilisation des paramilitaires [près de 30 000 paramilitaires ont été

concernés depuis 2006], acteurs traditionnels du conflit. Ces bacrim luttent également pour le contrôle économique. Sur une route non pavée de Buenaventura [principal port de la côte pacifique colombienne], un mineur artisanal qui, il y a encore quelques mois, se rendait régulièrement à une mine “informelle” située à quarante-cinq minutes m’a raconté les scènes de cohue dont il a été le témoin. Les groupes armés qui cherchaient à contrôler une part de la mine étaient si nombreux qu’“il était impossible de savoir qui ils étaient”, m’a-t-il dit, sous couvert de l’anonymat. Quelque 250 pelleteuses appartenant à autant de propriétaires creusent où bon leur semble dans le lit d’une rivière alluviale. Au milieu de la mêlée, des groupes locaux de la société civile recueillent des informations sur la centaine d’homicides commis entre 2009 et 2010. Les signes de ce nouveau commerce sont visibles un peu partout. Selon des observateurs recrutés pour les prochaines élections locales, les plus grandes violences touchent les zones riches en ressources, y compris les sites aurifères. Le 25 juillet, l’International Crisis Group (ICG, ONG indépendante) a dénoncé des “alliances entre les criminels et une partie de l’élite économique locale”. Dans le but de s’assurer l’appui de responsables locaux susceptibles de leur faciliter l’accès aux mines, les groupes armés n’hésitent pas, pour faire élire leurs candidats, à recourir à 16

Tendance

So trendy ! A en croire les défilés de la Fashion week 2011 à Milan – rendez-vous incontournable de la mode –, c’est la tendance à venir :

l’or va se décliner sous toutes les formes possibles et imaginables. Sandales dorées, robes à paillettes, broderies scintillantes, bustiers chamarrés d’or, maquillage étincelant… selon le magazine Forbes, tous les grands créateurs, de Giorgio Armani à Donatella Versace, adoptent la golden touch. Tout ce qui brille n’est pas or… Distributeur de lingots Ce ne sont pas des canettes de soda qui sortent de cette machine, mais bien des pièces d’or. Le distributeur, installé fin septembre à Pékin,

IMAGINECHINA

Ruée sur les détecteurs Le prix du métal jaune a augmenté de 25 % depuis le début de l’année, rapporte The Australian, qui constate un boom de la fréquentation des gisements rappelant la ruée vers l’or des années 1850. Mais, contrairement à leurs ancêtres qui fouillaient les rivières

à la main, les nouveaux chercheurs d’or sont équipés de détecteurs de métaux. Une aubaine pour Peter Charlesworth, président de la société Minelab, qui a vu ses ventes de détecteurs exploser depuis 2009 : “Les ventes sont particulièrement importantes en Afrique, mais on assiste à une croissance solide sur tous les continents”, confie-t-il.

a la capacité de produire 320 pièces ou minilingots par jour et ajuste son prix toutes les dix minutes pour coller aux fluctuations des cours du métal précieux, rapporte le WantChinaTimes.

FILIPPO MONTEFORTE/AFP

Or des villes, or des champs

DR

BRENDAN MCDERMID/REUTERS

E

n Colombie, à plus de 4 000 km de Wall Street, le boom de l’or attire bien des opportunistes, générant une tout autre crise. Le pays, premier producteur d’or d’Amérique latine depuis 1937, a triplé sa production annuelle entre 2006 et 2010. Celle-ci a atteint 59 tonnes, une quantité qui pourrait encore doubler l’an prochain grâce aux investissements de grandes multinationales comme AngloGold Ashanti et Cambridge Mineral Resources. Mais ces entreprises ne sont pas les seules à entrer en action : guérillas de gauche, cartels de la drogue et criminels de tout poil veulent aussi leur part du gâteau. Sachant que le prix des denrées ne cesse d’augmenter et que le trafic de drogue est de moins en moins facile, l’or est devenu la nouvelle cocaïne. L’essor de ce secteur porteur est tel que les efforts de réglementation et de surveillance ont du mal à suivre. Il y a simplement trop de candidats à ces nouvelles activités et pas assez d’yeux entraînés pour s’assurer de leur légalité. Les autorités locales prêtent facilement leur concours à ces opérations en échange d’un profit. Et, surtout, le produit – l’or – n’est pas illégal : il peut être librement exporté par des entreprises ou des intermédiaires. “Les mines attirent toutes sortes d’acteurs armés”, explique Victor Hugo Vidal, responsable de la section locale du Processus des communautés noires de Colombie, une association régionale qui œuvre pour la justice sociale et surveille les opérations

STEPHEN FERRY/REDUX-REA

Raid policier dans une mine d’or de la région d’Antioquia. Le président Santos s’inquiète de l’infiltration des guérillas dans le secteur minier.

Cartels de la drogue, mafias et paramilitaires s’intéressent aux ressources aurifères du pays, premier producteur d’or de la région. Car le métal précieux rapporte plus que le trafic de drogue…


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En couverture L’or, une frénésie planétaire Quand les groupes armés font irruption sur les sites aurifères, les opportunités de travail se tarissent

Un marché sans foi ni loi lent ce marché ni ceux qui y participent n’y étaient préparés. Le bon grain côtoie l’ivraie, et les escroqueries sont monnaie courante. “Après trente ans de réformes et d’ouverture, on ne trouve plus en Chine de secteur offrant autant de perspectives que celui de l’or”, souligne Wang Zhibin, directeur général de la société d’investissement en or Hengtai Datong de Pékin. Les capitaux affluent. Pourtant, les connaisseurs en or n’y entendent rien en placements et ceux qui s’y connaissent en placements ne maîtrisent pas forcément le marché de l’or. Illustration dans les immeubles de bureaux flambant neufs du quartier financier de Pékin. Le visiteur y déniche toujours une ou deux entreprises de placements en or qui lui expliquent dans leur jargon financier comment il est possible de réaliser de gros bénéfices à Londres ou à Hong Kong. Il suffit de déposer les fonds sur un compte à l’étranger pour réaliser des achats d’or virtuels.

Si la fièvre de l’or a saisi le premier pays producteur, l’absence de régulation multiplie les risques. Certains s’enrichissent, mais gare aux arnaques ! Zhongguo Qiyejia (extraits) Pékin

J

e n’ai jamais entendu parler d’une entreprise qui ait mis la clé sous la porte par ici”, affirme le patron d’une entreprise de transformation de l’or, tout en montrant les ateliers de bijoux alignés en rangs serrés de part et d’autre de la rue, dans le quartier Shuibei à Shenzhen. En l’espace de seulement quelques années, la Chine s’est installée au premier rang mondial pour la production de l’or, pour sa transformation et pour l’exportation de bijoux. Mais tout cela est arrivé trop vite : ni ceux qui contrô-

Transactions clandestines

MARK HENLEY/PANOS-RÉA

15 l’intimidation ou pis. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies signale également des déplacements de population dans les zones d’exploitations minières le long de la côte du Pacifique et dans le nord du pays. Des groupes armés – voire, dans certains cas, des entreprises légitimes – expulsent des communautés de leurs terres en les indemnisant faiblement, voire pas du tout. Dans les régions du pays riches en minerais, les habitants travaillent comme mineurs artisanaux depuis plusieurs années. Nombreux sont ceux qui, comme celui que j’ai rencontré à Buenaventura, lavent le sable aurifère, vendent ce qu’ils peuvent et gagnent leur vie au jour le jour. “Il n’y a pas d’autres options”, m’a expliqué le mineur. Mais, quand des groupes armés font irruption sur les sites, les opportunités se tarissent. Voilà des mois que ce mineur n’a plus trouvé de travail. Pourtant, le gouvernement colombien considère l’exploitation minière comme un secteur en expansion. En 2006, le gouvernement d’Alvaro Uribe a annoncé un plan pour transformer la Colombie en un “pays minier” d’ici à 2019. Le document indique les mesures à prendre pour rendre le pays plus attrayant pour les investisseurs étrangers, en dotant le secteur de réglementations claires et en multipliant les incitations économiques. Mais, dans leur ruée vers l’or, les institutions du pays ont eu tendance à oublier les normes environnementales. Même quand les mines disposent d’une licence, leurs opérations ne sont pas toujours réglementaires. “C’est une catastrophe environnementale, en particulier pour la production agricole, la pureté de l’eau et l’ensemble de la population”, déplore Gustavo Gallón, directeur de la Commission colombienne de juristes [une ONG de défense des droits de l’homme]. “C’est épouvantable – comme si on était revenu à l’époque coloniale.” Une élue de Buenaventura, Lucmilla Gutierrez García, va encore plus loin : “Cette activité minière est la guerre la plus féroce que nous ayons connue.” Elizabeth Dickinson

Chine

La Chine est devenue le premier producteur d’or de la planète.

Tendance

La série gagnante La fièvre de l’or s’est emparée de la télévision américaine. Six hommes sans emploi sont devenus les nouvelles stars de Discovery Channel. L’émission de télé-réalité Gold Rush

propose de suivre leurs aventures au Yukon, au Canada, où ils espèrent trouver de l’or. La chaîne peut se frotter les mains, le show est un succès et rassemble 4,5 millions de téléspectateurs, rapporte US News & World Report. La série en est déjà à sa seconde saison. 9 carats plutôt que 18 “Un monde sépare le quartier des joailliers de Birmingham, vieux de deux cent cinquante ans, avec son élégante place et ses rues pavées”, des rues

de la City. “Mais les investisseurs jonglent en ce moment avec le gagnepain des 400 orfèvres et artisans du quartier”, écrit The Independent. Stephen Bickerton, qui tient une échoppe depuis vingt-cinq ans, est très préoccupé par le prix de l’or. Il explique dans les colonnes du quotidien que les orfèvres s’adaptent déjà, “travaillant avec de l’or 9 carats plutôt que 18, ou sur des designs évidés plus légers et plus abordables”.

PAUL THOMSON/CORBIS

DR

Trouver le bon filon

En fait, ces entreprises mandataires spéculent sur l’or en catimini. Selon les chiffres de la Sécurité publique [la police chinoise], il existerait environ sept mille sociétés de ce genre en Chine. Certaines passent effectivement des ordres d’achat pour leurs clients en contrepartie d’une commission et réalisent des profits assez élevés. Mais d’autres n’achètent pas vraiment, organisant des paris sur l’or. Et, à ce petit jeu avec leurs clients, il arrive souvent que ces intermédiaires disparaissent lorsqu’ils perdent. Ce gigantesque marché gris des transactions clandestines a explosé. “Tout le monde parle de spéculation clandestine sur l’or, mais quelle forme prend-elle et quelles lois viole-t-elle ? Ce sont des points que les organismes de contrôle doivent clarifier”, commente Liu Shan’en, de l’Université d’économie et de commerce de Pékin. Du fait d’un important retard législatif, il n’existe quasiment pas de régulation de ce marché. Dans la première période des réformes, dans les années 1990, l’Etat avait libéralisé l’octroi des droits d’exploitation des mines d’or. Denombreux gisements étaient alors passés aux mains de particuliers. “Ils ont acheté les gisements à un prix très bas, mais maintenant ils les revendent au prix maximum acceptable”, explique Dai Xiaobing, directeur général de la société China Precious Metal Resources Holdings. Le prix astronomique du métal jaune n’a pas freiné la soif de consommation. Chaque matin, des bijoutiers de toute la Chine affluent à Shuibei pour acheter en gros des bijoux et marchander leur prix comme s’il s’agissait de vulgaires choux. La quantité moyenne d’or acheté par les Chinois aujourd’hui est de 0,26 gramme, un chiffre bien inférieur à la moyenne mondiale. Ce n’est qu’en se rendant dans le quartier Shuibei que l’on peut comprendre les secrets du marché de l’or en Chine. Au détour d’une rue, un bâtiment décati parmi tant d’autres, avec un ascenseur vétuste. La lourde porte en fer de l’entrée est gardée par un vigile. Car n’accède pas qui veut à l’intérieur, où une grande salle d’exposition et de transaction d’objets en or attend le client. Huang Qiuli


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Réserves

Roumanie

Rosia Montana, la mine de toutes les convoitises Associé à une société canadienne, l’Etat roumain compte bien profiter de la flambée de l’or en rouvrant la mine de Rosia Montana. Un projet controversé. Revista 22 Bucarest

O

n dit que chaque maison de mineur de Rosia Montana recelait un passage qui conduisait aux carrières d’or. On ne peut plus vérifier cette histoire, car Romania Gold Corporation les a toutes rachetées. Avant de pouvoir exploiter l’or de Rosia Montana, ce joint-venture entre la société canadienne Gabriel Resources et l’entreprise publique roumaine Mininvest n’attend plus qu’une licence environnementale. La guerre est totale. Le noyau dur d’opposants à la réouverture de la mine fermée en 2006 soutient que le projet rayerait de la carte le massif Carnic, réduirait en poussière un patrimoine culturel antique, datant de l’époque où les Romains exploitaient l’or de la région, et que l’environnement pourrait être gravement pollué par la technique d’extraction au cyanure. Gold Corporation soutient pour sa part qu’elle prendra soin des sites archéologiques. La bataille se déroule sur un territoire fortement marqué par son histoire minière, dont les effets écologiques ont laissé un héritage difficile à gérer. Les eaux des ruisseaux à proximité des mines sont rouges [à cause de la pollution au cyanure], et les collines éventrées semblent avoir été frappées par un cataclysme. Pendant l’“âge d’or” [la dictature de Ceausescu], réduire la pollution n’était pas une priorité du régime communiste. La qualité de vie des gens ne comptait pas. Ils ont donc toutes les raisons d’être effrayés. L’un des

principaux problèmes du projet Rosia Montana est le manque de confiance qu’il suscite. Le profil des principaux actionnaires de Gabriel Resources, cotée à la Bourse de Toronto, est typique : des milliardaires avec un gros appétit pour la spéculation financière. Parmi eux, Paulson & Co. et Electrum Strategic Holdings, des fonds d’investissement spécialisés dans l’or, ainsi que Newmont Mining Corp (Etats-Unis), l’un des principaux producteurs d’or du monde.

République bananière L’Etat roumain, via la société Mininvest, est le plus gros actionnaire de l’entreprise, avec 19 % des parts. Mais sa participation semble sousévaluée. Etre assis sur une montagne qui, selon les estimations, cache dans ses entrailles jusqu’à 300 tonnes d’or devrait inciter à prendre une participation plus consistante. Le contrat de la participation de l’Etat roumain au projet est maintenu secret, et la Roumanie semble être traitée comme une République bananière par des investisseurs véreux. Ailleurs en Europe en revanche, la Suède et la Norvège exploitent activement des mines d’or. L’Etat suédois a émis des concessions sur ses gisements d’or, et le respect des normes est soumis à un contrôle strict. Chez nous, ce genre de chose fait défaut. L’enjeu reste la ruée vers l’or. Le projet Rosia Montana prévoit d’extraire de l’or pour une valeur de plus de 16 milliards de dollars en seize ans. Mais si l’investisseur canadien était chassé, il pourrait demander à l’Etat roumain des dédommagements ahurissants. Rosia Montana, elle, risque de rester fantomatique, car 80 % des bâtiments appartiennent désormais à Gold Corporation. Les quelques auberges de la région sont loin d’être rentables, et la bourgade n’est devenue attractive qu’avec toute cette controverse. Lidia Moise

La Bundesbank est à la tête des deuxièmes réserves d’or de la planète. Le lieu où elles sont stockées est un secret d’Etat. Celui qui voudrait mettre la main sur les réserves d’or de l’Allemagne – qui s’élèvent actuellement à environ 3 401 tonnes, pour une valeur marchande de 196 milliards de dollars – se trouve face à un problème : où sont-elles ? Cette question simple fait l’objet de folles spéculations. D’après les esprits critiques, le métal précieux se trouve essentiellement aux Etats-Unis, où il a été déposé pendant la guerre froide, d’une part pour l’éloigner le plus possible du rideau de fer, d’autre part pour donner un gage idéologique de la loyauté de l’Allemagne vis-àvis des EtatsUnis. Les esprits supercritiques doutent même que la Bundesbank détienne cet or tout court. Prenons les choses une par une. Les réserves d’or de la République fédérale remontent aux années 1950. Avec le miracle économique, les exportations de l’Allemagne de l’Ouest explosaient, et nombre de pays payaient en or. L’Allemagne détenait 4 000 tonnes d’or en 1968. Une grande partie d’entre elles ne fut toutefois jamais déplacée pour des raisons à la fois logistiques et actuarielles. L’or changea tout simplement de main dans les grands centres d’échange de New York, Londres ou Paris, tout en restant stocké au même endroit. Pendant la guerre froide, il semblait trop incertain d’entreposer l’or à Francfort, au siège de la Bundesbank. La métropole financière n’est en effet qu’à 100 kilomètres de la “trouée de Fulda”, un point de la frontière intérieure allemande qui aurait été idéal pour une invasion des troupes du pacte de Varsovie en raison de sa topographie. Quand le prix de l’or se mit à augmenter, dans les années 2000, un nombre croissant d’esprits critiques voulurent savoir où était l’or allemand. La Bundesbank resta muette. Hans-Helmut Kotz, le directeur de l’époque, déclara au magazine

Stern en 2004 : “La plus grande partie de nos réserves d’or se trouve à la Réserve fédérale des Etats-Unis, à la Banque d’Angleterre et à la Banque de France, dans cet ordre.” Aucun représentant de la Bundesbank ne s’est depuis exprimé avec autant de détails. Les chasseurs de trésors doivent donc commencer par se fabriquer une carte : par exemple, la rumeur veut que sur les 3 400 tonnes d’or, 2 400 se trouvent dans les coffres de la Federal Reserve Bank, à Manhattan. Thorsten Schulte n’a ni jambe de bois ni bandeau sur l’œil – seul son surnom, Silver Boy, correspond à l’imagerie de la chasse au trésor. Il est expert en métaux précieux. “Bien sûr que le fait que la Bundesbank en dise aussi peu est suspect”, déclare-t-il. Il y a plusieurs explications à cela. L’une d’entre elles touche à des considérations de sécurité et de politique commerciale. Sur plusieurs forums Internet, les observateurs se demandent si les réserves allemandes n’étaient pas une garantie accordée aux Etats-Unis, mais la Bundesbank dément catégoriquement. “Nous sommes guidés par des objectifs de sécurité, d’efficacité et de trésorerie”, déclare une porteparole. La Bundesbank n’a rien a priori contre un changement de lieu de stockage, mais le transfert de l’or dans les coffres allemands entraînerait des coûts élevés. C’est pour cette raison qu’il demeure à l’étranger. Les réserves d’or qui se trouvent dans les coffres de la Bundesbank à Mayence et à Francfort n’ont pendant longtemps pas représenté plus de 4 % du total, selon les spéculations. La Bundesbank affirme au FTD que “la plus grande partie de ses réserves d’or” se trouve en Allemagne. On n’en saura toutefois pas plus pour le moment, et les amateurs de théories du complot continueront à se raconter les histoires les plus folles sur l’or allemand autour de la cheminée. Peter Vollmerl Financial Times Deutschland Francfort

ANTHONY BRADSHAW/GETTY IMAGES

MCT/ZUMA/REA

Où est l’or allemand ?


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Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 Colère “Il y a plus que la Manche entre nos deux pays”, s’est emporté The Financial Times. Depuis quelques jours, les invectives contre “la perfide France” pleuvent dru dans la presse britannique, en réponse à des critiques formulées

France

depuis Paris. Mais comme le suppose dans The Daily Telegraph Boris Johnson, le maire conservateur de Londres : “Les mangeurs de grenouilles nous aiment bien – ils se défoulent juste contre nous parce que les Allemands les rendent chèvres.”

Politique

Un peu de flegme, monsieur Sarkozy ! Le titre original de cet éditorial est : “Ça suffit, Nicolas ! Trop, c’est trop”. En pleine crise de l’euro, la presse britannique saisit l’occasion d’étriller une fois de plus ces maudits Français. The Sunday Times (extraits) Londres

n n’a pas entendu beaucoup de gens le dire ces derniers temps, mais [le vice-Premier ministre britannique] Nick Clegg a raison. Les attaques de la France contre la GrandeBretagne sont “tout simplement inacceptables”. De même que dans le monde du sport la tactique la plus vile consiste à faire exclure un adversaire, les Français, peu réputés pour leur esprit sportif, cherchent à détourner l’attention de leurs problèmes économiques en dénonçant les nôtres. Pour François Fillon, dire que la Grande-Bretagne mérite plus que la France une dégradation de la note de sa dette souveraine revenait à répondre coup pour coup à George Osborne [le ministre des Finances britannique], qui affirmait il y a quelques semaines que la France prenait peut-être le chemin de la Grèce. Mais, lorsque le gouverneur de la Banque de France s’en est mêlé, c’était presque une déclaration de guerre économique [Christian Noyer s’est fait l’écho des propos de François Fillon]. Le code non écrit des banques centrales stipule qu’on ne doit pas se critiquer entre pays. Rester audessus de la mêlée politique permet à ces établissements de garder leur réputation et leur indépendance. La France, bien entendu, n’est pas un pays comme les autres. Les diplômés de

O

Merkel, Cameron et Sarkozy. “Ma note de crédit est meilleure que la tienne !” Dessin de Schrank paru dans The Independent on Sunday, Londres. l’Ecole nationale d’administration (ENA), ces énarques* qui dirigent le pays, passent continuellement de la politique aux grands corps de l’Etat et vice versa. Avant même que la France ne confie sa politique monétaire à la Banque centrale européenne (BCE), l’indépendance de la banque centrale française était déjà une vue de l’esprit. C’est plus que jamais le cas aujourd’hui, comme viennent de le confirmer les propos imprudents de son gouverneur. Et cette querelle prouve au moins une chose : la France est irritée au plus haut point par la Grande-Bretagne. Elle estime que le

projet européen a été conduit au bord de la faillite par les spéculateurs “anglosaxons” de la City et leurs amis des agences de notation. Depuis le rejet par de Gaulle de notre candidature à la Communauté européenne, l’entente avec la France n’a jamais été très cordiale*. Mais il y a peut-être lieu de s’inquiéter. Robert Zoellick, président de la Banque mondiale, s’est dit “profondément préoccupé” par la prise de bec franco-britannique. L’une des leçons importantes à tirer des années 1930 est que la situation est

devenue délicate lorsque certains pays ont opté pour l’isolationnisme. Ils ont instauré des barrières douanières en s’imaginant que cela profiterait à leurs industries. Cette fois, la polémique porte sur les flux de capitaux. Apparemment, la France pense pouvoir tirer les marrons du feu en encourageant les investisseurs internationaux à déserter la Grande-Bretagne. Elle se trompe – et pourrait précipiter une crise encore plus grave que celle qui s’annonce en 2012. La France joue à un jeu dangereux. Elle devrait arrêter tout de suite. * En français dans le texte.

Droit d’inventaire

Fini la tyrannie des croissants Juste ciel ! Je dirais même mieux : mon Dieu* ! Voilà que l’animosité séculaire entre la France et la Grande-Bretagne redresse sa vieille tête*. Plutôt que de nous lancer dans une scène de ménage pas belle à voir, je me demande s’il ne serait pas plus simple de procéder à un audit rapide et de déterminer ce qui nous manquerait vraiment si nous devions couper tout lien avec nos conquérants d’antan. Juste au cas où nous voudrions nous payer un petit boycott antifrançais, vous voyez. Ce ne sont que quelques suggestions personnelles, et vos contributions sont les

bienvenues – nous sommes très laissez-faire** par ici. Dieu merci, l’été prochain nous promet de grands événements sportifs, comme les Jeux olympiques de Londres. Dans le cas contraire, je me serais langui du Tour de France, festival annuel qui permet à chacun d’étaler sa science linguistique – peloton, poursuivants, lanterne rouge* – dans la plus parfaite impunité. Il faut être lucide : ce sera déchirant de dire adieu* aux champagne, calvados, chablis, cognac et autres innombrables breuvages en c. Et je ne parle même pas du cointreau. Mais il

faudra bien ; nous ferons contre mauvaise fortune bon cœur grâce au prosecco, au chianti et au Jägermeister. Au revoir* à vous aussi, éclairs**, choux** et meringues** ! Cependant, je serai soulagé d’être enfin libéré du joug tyrannique du croissant. Depuis qu’une émission culinaire de la BBC a révélé que la confection de cette minuscule bricole nécessite l’équivalent de ma consommation annuelle de beurre et une semaine de manœuvres au rouleau à pâtisserie, je perçois mal les charmes de cette viennoiserie. Sans compter qu’elle est

l’incarnation de ce que la vie à la française a de plus agaçant pour nous Britanniques : excédents agricoles + beaucoup trop de temps libre = objet de culte gastronomique. Passons maintenant au sexe. Les Français sont les meilleurs amants du monde. Ben tiens… Paris est la cité des amoureux. Si vous le dites, monsieur* – beaucoup moins, en tout cas, depuis l’avènement des vols low cost pour la Scandinavie. Reste enfin* une catégorie délicate : celle des choses qui ont l’air françaises mais qui pourraient se révéler ne pas l’être. Alors, tenez-vous-le pour

dit, French windows [portesfenêtres], French beans [fèves vertes], French Connection [grand réseau d’exportation d’héroïne de la France vers les Etats-Unis, démantelé dans les années 1970 et chaîne d’habillement britannique], French kiss, French toast [pain perdu], French poodle [caniche] et French knickers [caleçon pour femme] : vous êtes prévenus. Quant à toi, Dawn French [actrice britannique], on t’a aussi dans le collimateur. Alex Clark The Guardian (extraits) Londres * En français dans le texte. ** Emprunts au français entrés dans la langue anglaise.



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Europe

Héritage L’ensemble des quotidiens

tchèques ont fait leur une, le 19 décembre, sur la mort de Václav Havel, décédé la veille à 75 ans, “le Tchèque le plus important de la seconde moitié du XXe siècle”,

selon, par exemple, le journal Lidové Noviny, qui décrit l’ancien chef de l’Etat comme “un homme politique qui, en fait, n’a jamais été un homme politique, mais restait davantageun écrivain et un penseur”.

République tchèque

Václav Havel : ni ange ni Dieu L’ancien président tchécoslovaque, puis tchèque, ne cherchait pas le pouvoir pour le pouvoir. Mais il a été indispensable à son pays. L’hommage d’un grand quotidien tchèque après sa mort, le 18 décembre. Hospodářské Noviny (extraits) Prague

’interview “Je ne m’aventurerai jamais sur ce terrain” est parue dans la revue samizdat [clandestine] Sport, le prédécesseur de l’hebdomadaire Respekt. On était alors en septembre 1989. La Pologne venait d’organiser ses premières élections quasi libres et les Allemands de l’Est, à bord de leurs Trabant, se frayaient par des chemins tortueux la route d’un nouvel avenir. Dans une Prague grise et couverte d’échafaudages, un homme de 53 ans, sorti quelques mois auparavant d’un nouveau séjour en prison, se faisait lentement à l’idée qu’il allait passer les prochaines années de sa vie un peu différemment de ce qu’il aurait probablement souhaité. Dans cette interview du journaliste Ivan Lamper, Václav Havel, le leader de l’opposition tchécoslovaque, insistait avec force sur le fait qu’il n’entendait absolument pas devenir un homme politique professionnel. “Nous n’avons pas choisi la politique, c’est la politique qui nous a choisis. Et tout ce que nous faisons, nous le faisons pour mettre en place des conditions qui nous permettent de ne pas être obligés de nous consacrer à la politique”, disait-il en citant son ami le Polonais Adam Michnik. “Je ne suis ni un ange ni Dieu, et je n’ai pas de forces surhumaines ou herculéennes. Je ne peux pas changer cette nation… Mais je la servirai tant que je le pourrai.” Havel est devenu président trois mois plus tard et il a servi la chose publique les vingt-deux années suivantes, jusqu’à son décès, hier matin. Nous pouvons être certains qu’il continuera à la servir.

L’amour et la vérité A la fin de l’année 1989, personne ne pouvait imaginer ce qui allait arriver. Un pays en déclin, où stationnaient encore plus de 70 000 soldats soviétiques, se trouvait alors à l’aube d’un changement de civilisation qui concernerait chacun d’entre nous. “L’amour et la vérité doivent triompher du mensonge et de la haine” : c’est par cette formule célèbre que Václav Havel a résumé l’esprit euphorique de cette époque. Pour une très grande partie de la population, il est apparu comme le garant de cette victoire tant attendue. Il convient de rappeler ici une autre décla-

MIROSLAV ZADJIC/CORBIS

L

Václav Havel le 1er novembre 1989, figure clé de la “révolution de velours”. Deux mois plus tard, il devient président du pays. ration de Havel, liée à la première : sa promesse de conduire le pays jusqu’aux premières élections libre, en juin 1990, puis de retourner à l’écriture. Pour les contempteurs de Vaclav Havel, ce fut une preuve de son hypocrisie, car il a finalement présidé le pays – avec un court intermède dans la seconde moitié de l’année 1992, au moment de la partition de la Tchécoslovaquie – pendant treize longues années, au cours desquelles le match entre la vérité et l’amour d’un côté et le mensonge et la haine de l’autre n’a pas pris la tournure qu’il avait espérée. Mais nous ne pouvons absolument pas savoir quel aurait été le cours des événements si Havel n’avait pas assumé cette responsabilité et si, à l’été 1990 ou après la naissance de la République tchèque [le 1er janvier 1993], il avait pleinement profité de ce rôle, pour lui

“Nous n’avons pas choisi la politique, c’est la politique qui nous a choisis : je n’ai pas de forces surhumaines”

plus naturel, de star intellectuelle mondiale. Havel a décidé de s’engager et de se mettre au service non seulement de son pays, mais de toute l’Europe postcommuniste. C’est lui qui, aux yeux du monde entier, a ramené toute la région dans le giron de la civilisation.

Besoin de lui Bien sûr, il y avait au début une certaine fascination pour l’exotisme de ce président rock’n’roll qui, dans ce nouveau rôle qu’il avait endossé, refusait de changer d’habitudes et d’amis. Mais, s’il n’y avait eu que cela, l’“effet Havel” se serait épuisé juste après 1990, quand George Bush, le dalaï-lama, Margaret Thatcher, les Rolling Stones, le pape ou François Mitterrand lui rendaient visite à tour de rôle. Ce ne fut pas le cas. Havel est devenu comme une caution pour cette partie du monde, méritant d’être prise au sérieux et d’être aidée. Lorsque, au printemps 1997, Havel s’est demandé s’il devait pour la dernière fois se lancer dans la course à la présidence, il venait de sortir, six mois seulement auparavant, d’une lourde opération d’un cancer du poumon. Il avait alors parfaitement le droit de se retirer de cette atmosphère de plus en plus tendue qui régnait dans le pays, au moment où

le “miracle économique” prenait fin en même temps qu’une époque dont Havel était le symbole. Mais il a accepté ce nouveau défi. Et, au cours de son dernier mandat, il a fait entrer son pays dans l’Otan et l’a conduit aux portes de l’Union européenne. Les Tchèques avaient besoin de lui, et cela même si sa cote de popularité dans le pays – contrairement à celle dont il bénéficiait à l’étranger – s’était peu à peu émoussée, jusqu’à 40 % à la fin de son dernier mandat, il y a neuf ans. Il en est ainsi. Václav Havel n’était, comme il l’a dit de lui-même dans Sport, ni un ange ni Dieu et il savait qu’il ne changerait pas la nation. Mais il a toujours servi son pays comme le lui avait toujours dicté sa conscience. Cette confrontation d’une autorité morale avec la politique réelle ne peut, semble-t-il, se terminer autrement que par une certaine désillusion de toutes les parties. Certes, la vérité et l’amour ne triomphent pas du mensonge et de la haine, mais on ne peut douter que ce sont ses plus profondes convictions qui ont toujours guidé les discours et les actes de Havel, et que c’est là le chemin qui mène à cette victoire. Jindrich Sídlo



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Europe

Biographie Vlad Tepes (Vlad LEEMAGE

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l’Empaleur), fils du prince Vlad le Diable, est né en 1431 à Sighisoara (Transylvanie). Il monte sur le trône de la principauté de Tara Romaneasca (Valachie) en 1456. En 1459, il refuse

de payer le tribut aux Turcs qui occupaient les principautés. Vlad Tepes est mort assassiné par de riches propriétaires terriens en 1476, à Targoviste (la ville où furent exécutés les époux Ceausescu).

Roumanie

Dracula, scélérat sadique ou despote éclairé ? Pour les Occidentaux, Vlad Tepes est le comte Dracula. Pour les Roumains, il est le prince sanguinaire mais juste, défenseur du peuple qui n’empalait que les traîtres et les voleurs. Evenimentul Zilei Bucarest

es avis des historiens roumains sont partagés : certains comparent Vlad Tepes avec Dracon d’Athènes [législateur grec du VIIe siècle av. J.-C.] et voient en lui un génie politique, tandis que d’autres le tiennent pour un scélérat sadique. L’Empaleur demeure un personnage très présent dans l’imaginaire collectif, et les déçus de la société actuelle, de la corruption et de l’injustice, l’invoquent encore, comme le faisait jadis le grand poète roumain Mihai Eminescu (fin du XIXe siècle) : “Pourquoi ne viens-tu pas, seigneur Vlad l’Empaleur ?” L’historien Ioan Bogdan a critiqué la tendance de certains experts à idéaliser Vlad Tepes. Il a averti que l’historiographie roumaine avait tendance à présenter le voïvode (prince) comme un protecteur des pauvres et des justes et comme un prince organisateur. Pour Bogdan, l’Empaleur était “un tyran brutal et un monstre inhumain” : “Nous devrions en avoir honte, et non pas le donner pour un modèle de bravoure et de patriotisme”, écrit-il. D’autres historiens, comme Constantin C. Giurescu, ont justifié ses actes de cruauté par l’intérêt supérieur de la nation : “Les tortures et les exécutions n’étaient pas des caprices : elles avaient leur raison d’être dans un monde où l’on n’avait pas encore inventé le principe de la diversité d’opinion.” Les massacres seraient donc justifiés, car l’Empaleur n’aurait cherché qu’à établir l’ordre, l’honnêteté et à consolider son règne. L’image la plus défavorable de Vlad l’Empaleur se retrouve cependant dans les chroniques allemandes et slaves. Certains experts les ont écartées d’emblée, estimant qu’elles étaient entièrement fausses. D’autres, bien que conscients du fait qu’elles contenaient des éléments inventés, destinés à étonner un public avide de sensationnel, pensent que ce sont des documents à valeur historique. L’historien Lucian Boia est d’avis qu’autour de Vlad Tepes s’est créé le mythe du roi sévère mais juste, qui pourfendait les nobles, avides et corrompus : “Il s’agit d’une mythologie encore très vivace en Roumanie, et dont les Rou-

PHILIPPE LOPPARELLI/ TENDANCE FLOUE

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A Targoviste, l’ancienne capitale de la Valachie (ou Tara Romaneasca), un buste de Vlad Tepes, alias Dracula. mains devraient pourtant apprendre à se méfier. C’est le culte du chef caractéristique du peuple roumain, issu d’une société fondée sur les traditions. Une attitude de société paysanne, respectueuse envers le prince. Vlad Tepes est le souverain qui a toujours raison face à une élite avide d’enrichissement et de pouvoir. Son succès repose sur la vénération d’un peuple insuffisamment politisé, qui adule le dirigeant, qu’il soit prince, roi, président communiste ou postcommuniste.” L’historien Neagu Djuvara décrit dans son livre O Scurtă Istorie a românilor povestită celor tineri (Une brève histoire des Roumains racontée aux jeunes) le supplice du pal : “C’était une terrible

agonie : un grand pieu était planté dans le sol, et le condamné était, en quelque sorte, crucifié – quelque chose de terrible à dire, le pal était graissé avec du suif, puis introduit par les fesses, mais très lentement, pour ne pas causer une mort immédiate ; il ne fallait pas qu’il perce le foie ou le cœur, mais devait

C’était une agonie : un grand pieu était planté dans le sol, et le condamné était, en quelque sorte, crucifié

sortir par le cou, et l’homme restait exposé, pour que les corbeaux lui mangent les yeux.” Bien qu’on lui ait créé une image de monarque juste, proche du peuple, les chroniques slaves racontent qu’une fois, le voïvode ordonna le rassemblement des mendiants et des malades du pays, les enferma dans une maison, les nourrit à satiété, puis mit le feu à la maison. Les Saxons de Transylvanie figurent parmi les victimes de Vlad Tepes. Insatisfaits des facilités commerciales accordées par le souverain roumain, les Saxons de Sibiu et de Brasov prêtaient soutien et abri à divers prétendants au trône. En conséquence, l’Empaleur traversa plusieurs fois les Carpates pour ravager les


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 A l’écran Depuis Nosferatu en 1922,

Lee) et 1992 (Bram Stoker’s Dracula, avec Gary Oldman). De nos jours, Twilight (2010-2011). Les fans de Vlad Tepes le retrouvent aussi dans le jeu vidéo Assassin’s Creed, version 2011.

AFP

DR

RUE DES ARCHIVES

jusqu’au prochain Dario Argento, Dracula 3D, le personnage a inspiré 223 films. Parmi les plus connus, les Dracula de 1931 (avec Béla Lugosi), 1958 (avec Christopher

villages de la région de Ţara Bârsei [Burzenland, sud de la Transylvanie]. Les chroniques racontent que le voïvode confisqua les richesses de 600 marchands du Burzenland avant de les empaler. Les chroniques décrivent aussi le cynisme du voïvode : il aurait obligé un prétendant au trône à creuser sa propre tombe avant de le tuer, et aurait empalé le commandant ottoman Hamza sur un pieu plus haut que ceux des autres Turcs. L’un des récits slaves qui fut, paraîtil, le livre de chevet d’Ivan le Terrible, raconte un épisode où, certains Turcs ayant refusé de se découvrir devant lui, Vlad Tepes ordonna qu’on leur clouât le turban sur la tête. Il est aussi écrit qu’une fois, sur la route, l’Empaleur ayant rencontré un homme avec une chemise sale, il se rendit chez lui et fit empaler sa femme sur-le-champ pour la punir de sa paresse. Ce qui demeure certain, au-delà des histoires invraisemblables nées de l’imagination surchauffée des contemporains, est que Vlad Tepes était un homme d’une rare cruauté, même pour l’époque : l’original de son célèbre portrait, qui figure dans les manuels scolaires, se trouve d’ailleurs aujourd’hui encore au château d’Ambras, près d’Innsbruck, dans un musée des horreurs, parmi d’autres monstruosités immortalisées en peinture. Andreea Dogar

Revenants

Le village qui tue ses morts Dans le sud du pays, certains plantent toujours un pieu dans le cœur des cadavres. Evenimentul Zilei (extraits) Bucarest

marastii de Sus est un village aride d’Olténie [une région du sud du pays], bâti, comme n’importe quel village des plaines, autour d’une longue route centrale bordée de m a i s o n s s o i g n é e s e t d e t av e r n e s bruyantes. La quiétude du village est cependant troublée par une tradition ancestrale : celle de “tuer” les morts qui se sont transformés en moroi (revenants) et reviennent hanter leurs proches. Tous les morts d’Amarastii sont piqués “préventivement” dans le cœur ou le ventre

A

avec des pieux chauffés à blanc, pour qu’“ils ne sortent pas de leurs tombes”. “Moi, je n’ai jamais été hantée par les morts parce que je leur ai piqué le cœur à tous, et c’est très bien comme ça”, lance Dumitra, 71 ans. Elle ne l’a pas fait elle-même, mais a fait appel à des “intermédiaires”, des habitués qui savent opérer avec sangfroid. La voix du village raconte que c’est pendant les six premières semaines après l’enterrement que l’on voit si le mort est ou non un moroi. Pendant cette période, si son cœur n’a pas été piqué, il revient pendant la nuit et prend le lait des vaches, la vigueur des hommes, apporte la grêle ou la sécheresse. Si le mort ne donne pas signe de vie pendant quarante jours, alors la famille peut dormir tranquille. Ioana Popescu, du musée du Paysan roumain, à Bucarest, dit que de telles

pratiques persistent dans les campagnes : “Dans les sociétés traditionnelles, il arrive souvent qu’après le décès d’un membre de la famille ou de la collectivité, quelque chose de mauvais se produise. On fait ainsi le rapport avec le mort, pensant qu’il entraîne avec lui les vivants dans l’autre monde ou qu’il revient se venger de ses ennemis.” La chercheuse estime que “nous ne pouvons pas juger d’après notre mentalité contemporaine une pratique traditionnelle, créée à un moment donné par des croyances collectives”. La tradition dit que sont destinés à se transformer en moroi ceux qui ont les yeux bleus, les enfants non baptisés, les morts qui ont fait du mal durant leur vie, ceux qui meurent pendus, noyés, ou les morts non veillés sur lesquels passent des chats, des chiens, des souris, ou des poulets... Cristina Lica

S

w u in ww r l te .c e rn ou w at rr e io ie b na r l.c om

Sur notre site Internet, retrouvez l’ensemble du dossier sur le prince Vlad Tepes dit Dracula.

PHILIPPE LOPPARELLI/ TENDANCE FLOUE

INTERFOTO/ALAMY

Empalement

Le prince Vlad Tepes n’a jamais été un vampire. Mais sa soif de sang et la façon dont il pensait venger les injustices sont restées célèbres. Sa punition préférée était l’empalement : avant d’être planté à la verticale, le pieu (“pal”) était enfoncé au-dessous du sternum du supplicié ou parfois dans son anus. Il mourait lentement, un peu comme dans une crucifixion.

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Le château de Bran, en Transylvanie, connu comme demeure de Dracula, même s’il n’y a pas vécu.


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Europe Union européenne

L’euro a 10 ans ? Pas de quoi jubiler ! Profil bas : le 1er janvier 2002, la monnaie unique entrait en circulation, mais avec la crise actuelle personne ne songe à célébrer cet événement… Süddeutsche Zeitung (extraits) Munich

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e 1er janvier 2002 est probablement l’une des rares dates dont se souviennent tous les adultes européens. Ce jour-là, pour la première fois, le verre de vin chaud en bas des pistes de Garmisch Partenkirchen coûtait 1 euro – et non 2 marks. En ville, tous les distributeurs étaient pris d’assaut, les gens couraient avec leurs petits sachets d’euros fraîchement imprimés. Ils découvraient avec étonnement les diverses faces nationales des euros : ici Mozart, là le roi des Belges et là, qui était cet Espagnol déjà ? Ce jour-là, 307 millions d’Européens avaient en main une nouvelle monnaie. C’était il y a dix ans. Alors, joyeux anniversaire, l’euro, réjouissons-nous et faisons sauter les bouchons de champagne ! Sauf que le climat dans lequel se déroulent les préparatifs de ce grand anniversaire se révèle étrangement frileux. La

Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö. Banque centrale européenne (BCE), autorité monétaire suprême de l’Europe, n’a prévu qu’une journée portes ouvertes “au deuxième trimestre 2012” et un concours pour les écoles baptisé “Course de l’euro”, entre le 1er janvier et le 31 mars. La banque fabrique également une pièce spéciale et propose sur son site Internet des films

vidéo sur le thème fabrication de la monnaie et qualités infalsifiables des billets. A côté de ça, la “Semaine verte” de Berlin [sur l’agriculture] paraît extravagante. La Bundesbank va encore plus loin dans le minimalisme : elle s’est contentée de mettre en place sur son site Internet un “bloc info”, disponible depuis le début du mois de

décembre. Intitulée “Dix ans d’euro : les faits”, la page est claire, nette et précise – tout sauf festive. “Nous avons d’autres soucis”, explique le service de presse de l’institution. Se pourrait-il donc que l’euro soit encore plus mal en point qu’on ne l’imagine ? Quoi qu’il en soit, “aucune manifestation ou célébration n’est prévue pour le moment”, indique-t-on du côté de la Commission européenne. A Berlin, la chancellerie n’a pas “réfléchi” à la question et le ministère de l’Economie ne répond carrément pas. Mais le ministère des Finances – au nom duquel Wolfgang Schäuble (chrétien-démocrate, CDU) a participé à une table ronde le 14 décembre sur le thème : “Une monnaie pour l’Europe. Bilan au dixième anniversaire de l’introduction de l’euro” – semble plein d’allant. Les vidéos de la BCE sur l’euro ne mentionnent pratiquement pas la crise de la monnaie. Mais l’institution contient tout de même une sorte d’avertissement : elle rappelle l’ultime délai de change des monnaies. Ainsi apprend-on qu’à partir du 1er mars 2012 la Bank of Greece n’acceptera plus de changer les vieilles drachmes en euros. L’ancienne monnaie de la Grèce ne vaudra alors plus rien. Wolfgang Luef

Lituanie

Exil à temps partiel pour les blouses blanches

Lietuvos Rytas (extraits) Vilnius

e plus en plus de Lituaniens travaillent à l’étranger en s’éloignant de chez eux pour une courte période seulement. Quatre semaines en Norvège, deux en Lituanie. Voilà le rythme que proposent au personnel médical des sociétés de soins à domicile norvégiennes. L’émigration des médecins et des infirmières donne des maux de tête à tout le monde. Il semblerait qu’ils quittent tous la Lituanie les uns après les autres. Cette année, près de 3 % des médecins de notre pays sont partis tenter leur chance à l’étranger. L’ouverture du marché allemand du travail y a sa part de responsabilité. Selon les données de l’Agence lituanienne pour l’emploi, le salaire moyen d’une infirmière généraliste était de 1 074 litas [311 euros] net par mois. Cette

D

faible rémunération est l’une des principales raisons qui poussent les infirmières à chercher du travail à l’étranger. Les employeurs scandinaves profitent de cette situation. Ces pays offrent un niveau de services médicaux élevé et doivent, dans le même temps, parer à un manque de médecins. Les Finlandais vont les recruter en Estonie et les Norvégiens en Lituanie. En aucun cas on ne leur propose d’émigrer, simplement de venir travailler le temps de missions limitées. Les infirmières ayant signé un contrat avec une entreprise norvégienne travaillent quatre semaines en Norvège et reviennent en Lituanie pendant deux semaines. Le montant de leur rémunération dépend de leur ancienneté en Norvège. Le salaire peut ainsi varier de 7 000 (2 000 euros) à 14 000 litas (4 000 euros) par mois. Jurgita Papiliauskiene travaille en Norvège depuis 2009. Actuellement, elle est infirmière à domicile à Bergen. Il y a un an, elle s’occupait des patients d’un hôpital non loin de Kristiansund. En Lituanie, son parcours professionnel a connu des hauts et des bas. “Je n’ai aucun reproche à adresser à mon ancien employeur, l’hôpital de Kaisiadorys : le médecin en chef était la collègue idéale avec qui travailler en équipe. Je

Exode balte NORVÈGE

Orkanger Kristiansund

SUÈDE

FINLANDE

Bergen Oslo ESTONIE

RU.

LETTONIE Courrier international

Vilnius banlieue d’Oslo ? Face à la crise, le personnel médical va travailler en Norvège, où les salaires sont bien plus élevés. Ce n’est pas un exil, mais des allers-retours permanents.

DA.

500 km

Mer Baltique Kaisiadorys Vilnius RU. POLOGNE

LITUANIE

faisais des heures supplémentaires, je ne m’arrêtais jamais, mais mon salaire, même avec une telle somme de travail, ne dépassait jamais les 2 000 litas (580 euros)”, raconte-t-elle. Pour ne pas perdre sa licence d’infirmière, elle a pris un quart de temps à l’hôpital et trouvé en plus un poste d’assistante de direction plus rémunérateur dans une société exploitant des stations-service. Mais la crise financière qui a démarré en 2008 a touché son poste de plein fouet :

son salaire s’est réduit en peau de chagrin. C’est en cherchant un nouvel emploi qu’elle a découvert cette entreprise recrutant des infirmières pour la Norvège. “C’est la baisse extrême de mon salaire qui m’a forcée à cette décision”, explique l’infirmière. Sandra, 39 ans, accumule, elle, les heures en Norvège depuis juin. “J’ai travaillé vingt ans en Lituanie, mais j’ai dû faire face à la restructuration des hôpitaux. Les emplois ont disparu et les salaires ont baissé. Je devais trouver une solution, dit-elle. En Norvège, les immigrés, même avec une formation supérieure, occupent les postes les moins qualifiés. Mais mon employeur m’a expliqué le système de santé norvégien et m’a même donné quelques cours de langue.” En Lituanie, Sandra touchait mensuellement tout juste 1 000 litas net (290 euros). Son salaire horaire n’est encore que de 33 litas (10 euros), mais il dépasse de loin celui qu’elle touchait en Lituanie. Pour Vyturys Svedas, urologue dans la ville d’Urkanger, “plus les médecins lituaniens seront nombreux et pressés de partir travailler ailleurs, plus des changements interviendront vite en Lituanie. Il ne faut pas grand-chose : les médecins doivent pouvoir vivre en gagnant un salaire décent, et non pas grâce à des commissions versées au noir.”



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Europe

L ar es ch iv es

w in ww te .c rn ou at rr io ie na r l.c om

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A retrouver “Tous pirates !” (CI n° 1095 du 27 octobre 2011), un dossier consacré aux hackers. Un article racontait la création de Christopher Kullenberg : le réseau Telecomix.

Suède

Christopher Kullenberg, thésard le jour, cybermilitant la nuit Il creusait des tunnels quand les autorités dressaient des murs : avec ses amis du réseau Telecomix, ce thésard de Göteborg a permis aux opposants de se connecter à Internet en Tunisie, en Egypte et en Syrie. Fokus (extraits) Stockholm

’était juste après minuit, dans la nuit du 27 au 28 janvier : Hosni Moubarak avait alors donné l’ordre aux fournisseurs d’accès de verrouiller tout le réseau Internet. Quelques minutes plus tard, l’Egypte s’est transformée en “Corée du Nord”. Seul un unique câble, posé au fond de la Méditerranée, a empêché que le pays ne soit totalement coupé du monde – il permettait à la Bourse du Caire de rester ouverte. Même le réseau de téléphonie mobile avait été coupé – tout cela pour isoler les Egyptiens et entraver l’organisation du “jour de la colère”, quand des centaines de milliers de personnes devaient converger vers la place Tahrir, après la prière du vendredi, pour protester contre la dictature. Cette nuit-là, Christopher Kullenberg était installé devant son ordinateur, dans son logement étudiant. Le jour, il est thésard en théorie des sciences à l’université de Göteborg ; la nuit, il est cybermilitant. Il fait partie du noyau dur d’un collectif de hackers et de militants disséminés à travers l’Europe et réunis sous le nom de Telecomix. Le 28 janvier donc, sur son écran d’ordinateur, Christopher Kullenberg a vécu en direct la coupure des connexions en Egypte : il était en plein chat avec un contestataire égyptien quand la communication a été interrompue. Que faire ? Sur le chat de Telecomix, les échanges ont fusé, avec les propositions les plus farfelues. Une antenne a même été dressée en Belgique dans l’espoir d’entrer en contact avec des radioamateurs égyptiens, mais tout ce que les hackers sont parvenus à capter, ce fut… la radio de l’armée égyptienne. Quelqu’un a suggéré d’utiliser des numéros de fax égyptiens, car le réseau de téléphonie fixe était toujours en service. Et cela a fonctionné. Les membres de Telecomix ont récupéré de vieux groupes de modems datant de l’époque où les cybercommunications passaient par les lignes fixes. Une fois le matériel acheminé sur place, une cinquantaine d’Egyptiens, tout au plus, ont ainsi pu se raccorder à Internet au moment où le réseau était officiellement suspendu.

C

Suffisant pour faire sortir les informations du pays. Christopher Kullenberg et ses amis n’ont quasiment pas fermé l’œil pendant plusieurs jours. Telecomix a été créé le 18 avril 2009, lors d’une soirée organisée chez lui. Au départ, ils n’étaient qu’une dizaine et s’étaient rencontrés lors du procès [du site de téléchargement] Pirate Bay. Ils s’inquiétaient de l’instauration du “paquet télécoms” [directive européenne sur les télécommunications], qui menaçait le droit à un web libre et ouvert à tous. Telecomix a entrepris de faire pression directement sur les décideurs. Le collectif a créé un site qui donnait les numéros de téléphone des députés européens et il exhortait les internautes à les appeler. “Nous avions trouvé un moyen de courtcircuiter le processus politique”, se félicite Christopher Kullenberg. L’UE était alors la cible favorite de Telecomix. La présence dans ses rangs d’un homme comme Christopher Kullenberg, dont le titre universitaire légitime l’organisation auprès des acteurs politiques, est un atout précieux. A l’été 2009, lors de la “révolution verte” iranienne, “nous avons joué le rôle de support technique auprès des révolutionnaires”, raconte Christopher Kullenberg. La révolution a raté son but, et le cybermilitantisme aussi, constate-t-il avec le recul. Mais l’Iran n’était qu’un début, présageait-il dans Le Manifeste cyberpolitique, son premier et pour l’heure unique ouvrage, publié six mois avant le début du “printemps arabe”. Il avait vu juste.

“La liberté d’expression, c’est le fait que le réseau fonctionne” Christopher Kullenberg partage une petite pièce avec deux autres thésards dans l’ancienne cour d’appel de Göteborg, une vieille bâtisse en brique. Son manifeste est là, quelque part au milieu des piles de livres qui jonchent son bureau. Il est censé terminer les derniers chapitres de sa thèse, mais, sur son écran d’ordinateur, c’est le chat de Telecomix qui défile. Difficile de dresser son portrait, même si son parcours est connu : il naît en 1980 dans la petite ville de Bodafors, dans le Småland [dans le sud de la Suède], d’où il s’envolera vers l’université de Göteborg et la liberté après l’adolescence. Là, il passe le plus clair de son temps à la bibliothèque de l’université. Il suit un double cursus, décroche la note maximale à ses examens. Devient thésard. Avant d’être aspiré – lui qui fréquentait surtout jusqu’alors le monde analogique – par

Le Suédois de l’année L’hebdomadaire suédois Fokus a désigné Christopher Kullenberg “Suédois de l’année” 2011. Dans ses motivations, le journal explique que l’homme “représente un mouvement qui lutte pour la liberté d’expression et l’ouverture du monde numérique et [qu’]il a contribué à transformer l’activisme sur le Net en une bataille pour la démocratie, notamment durant le ‘printemps arabe’”. A 31 ans, Christopher Kullenberg est doctorant en théorie des sciences à l’université de Göteborg. Né à Bodafors, dans le sud de la Suède, il est à l’origine d’un collectif de hackers et de cybermilitants européens réunis sous le nom de Telecomix. Il est l’auteur du Manifeste cyberpolitique.

le trou noir de la cyberpolitique. C’est en effet l’époque des descentes de la police contre The Pirate Bay et celle de la création du Parti pirate. Ce qui l’intéresse alors, ce n’est pas le téléchargement de musique gratuite, mais ce que devient le web, infrastructure commune de notre liberté d’expression. Il est difficile de ranger Christopher Kullenberg dans une catégorie. Il évolue dans plusieurs univers à la fois et détonne, où qu’il se trouve. Dans la culture hacker, c’est le philosophe qui, au fond, est davantage versé dans les lettres que dans la technique. Il fait penser à un instituteur à l’ancienne coincé dans une époque numérique, avec une aptitude particulière à traduire une technologie complexe en une politique qui parle à tous. Telecomix n’est qu’un biais parmi d’autres. Il est également membre actif du groupe Julia, un think tank qui œuvre en faveur d’un web libre et ouvert à tous. Sur son blog et son compte Twitter, partout, le message est le même : “J’essaie de traduire en politique une pratique existante.” Il ne fait partie ni de ceux qui croient que nous prenons inexorablement le chemin d’une société policière, ni de ceux qui affirment que la généralisation de la fibre optique s’accompagnera nécessairement d’une diffusion de la démocratie dans le monde. C’est précisément pour cette raison qu’il croit le cybermilitantisme nécessaire : pour aiguiller le cours des événements dans la bonne direction. En soi, Internet n’est pas démocratique : Christopher Kullenberg est le premier le reconnaître. Ce qui ne l’empêche pas de voir dans les progrès de la technologie un grand potentiel pour la démocratie. A ses yeux, Internet s’apparente

au feu de Prométhée (le Titan de la mythologie grecque qui a subtilisé le feu aux dieux pour le donner aux hommes), un pouvoir extraordinaire capable à la fois de nous affranchir ou de nous asservir selon l’usage que nous en faisons. “N’importe qui peut lancer un blog, n’importe qui peut se mettre à tweeter”, se félicite-t-il. Une nouvelle forme de culture participative, où quelques clics suffisent à sensibiliser l’opinion, se substitue peu à peu aux flux d’information à sens unique des médias traditionnels. Et la façon de faire de la politique en a été profondément bouleversée, analyse-t-il. “Les réseaux sociaux font que les jeunes du Moyen-Orient n’ont plus besoin d’être représentés : ils peuvent désormais communiquer directement avec vous et moi.” Pour Christopher Kullenberg, il ne suffit pas de s’appuyer sur les déclarations des droits de l’homme, “il faut construire matériellement la liberté d’expression. Et, sur Internet, la liberté d’expression, c’est le fait que le réseau fonctionne.” C’est là que les hackers de Telecomix entrent en scène. Quand l’infrastructure du réseau est hors service, ils la réparent. Quand les dictatures dressaient des murs, ils creusaient des tunnels. “Si on ne défend pas l’Internet libre, on ne sait pas ce qui se passe sur la place Tahrir.” Contrairement à d’autres collectifs de hackers, Telecomix, Christopher Kullenberg en tête, a fait le choix de la transparence totale sur ses actions. La raison en est simple : “On ne peut pas rester anonyme quand on veut participer à une séance du Parlement européen à Bruxelles.” Et aussi : “Quand vous piratez le réseau d’un pays, vous êtes dans l’illégalité. Pour débloquer Internet au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, on est obligés d’enfreindre une foule de lois dans les pays concernés. Mais on bénéficie d’un soutien moral chez nous.” Et plus encore du soutien de toutes les personnes dont les cybermilitants suédois ont fait la connaissance, en Iran, en Tunisie, en Egypte, en Syrie et ailleurs. Aider les militants chinois à creuser des tunnels cryptés sous le “bouclier doré” [nom du pare-feu mis en place par la Chine] est un travail incessant. Sauver l’Internet libre est une besogne lourde et chronophage. Quelqu’un doit bien nourrir le feu de Prométhée. Mais celui qui se dévoue contribue aussi à façonner l’avenir, ce qui peut expliquer qu’une personne comme Kullenberg – qui ne possède lui-même ni smartphone ni compte Facebook – passe le plus clair du temps à se battre pour que des gens qu’il n’a jamais rencontrés aient la possibilité d’exprimer leurs opinions sur les réseaux sociaux. Voilà qui lui promet sans doute de nouvelles nuits blanches. Claes Lönegård


EMELIE ASPLUND/SCANPIX/SIPA

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Christopher Kullenberg en mars 2011. Il est né en 1980 dans le sud de la Suède.

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Amériques

Retrouvez sur notre site l’article du quotidien libanais The Daily Star sur l’état de la démocratie en Irak après le départ des Américains.

Etats-Unis

Dures leçons de l’aventure irakienne L’intervention américaine en Irak a laissé une trace profonde dans le pays et au Pentagone. Washington réfléchira à deux fois avant de se lancer dans une nouvelle opération militaire de longue durée.

d’armement, qui coûtent tous très cher.” Toutefois, si importants que soient les coûts directs de la guerre, ses coûts indirects pourraient être encore plus considérables, précise M. Lindsay. Selon lui, l’Irak a absorbé toute l’attention des Américains au moment où les Etats-Unis auraient dû se concentrer sur l’émergence de la Chine en tant que puissance mondiale.

The Christian Science Monitor (extraits) Boston

L’image ternie de l’armée

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n les appelle les interventions militaires “transhorizon” ou à distance : l’usage de drones ou de missiles lancés à partir de bâtiments de combat en vue d’éliminer des cibles humaines dans un pays étranger sans avoir à envoyer de soldats sur le terrain. Alors que les Etats-Unis quittent l’Irak après plus de huit ans de guerre et d’occupation, le recours accru à ces tactiques à distance et aux unités d’élite des forces spéciales, extrêmement mobiles, n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’impact durable que cette guerre, lancée en mars 2003, a eu sur la politique étrangère américaine. “Pendant un certain temps, le syndrome postirakien produira une réelle réticence à mener des opérations militaires ressemblant de près ou de loin à la guerre en Irak”, prédit Stephen Walt, professeur à l’université Harvard. “Nous n’allons plus nous lancer dans des occupations prolongées ni tenter de remodeler la politique intérieure d’un pays.” Autrement dit, au lieu de guerres comme celle d’Irak, nous assisterons à des interventions ciblées, comme au Pakistan et au Yémen. “Nous allons nous employer à éliminer les méchants au lieu de chercher à réformer des sociétés entières”, résume l’universitaire. L’annonce du retrait de toutes les forces militaires américaines d’Irak d’ici à la fin de l’année, faite par le président Obama au mois d’octobre, a marqué la fin d’une décennie d’efforts visant à façonner le Moyen-Orient à l’image des Etats-Unis en faisant de l’Irak une vitrine. La guerre en Irak a été l’incarnation de la doctrine

Dessin de Stavro paru dans The Daily Star, Beyrouth. Bush, une politique qui consistait à mener une guerre préventive contre ce qui était perçu comme une menace.

Un coût exorbitant Avec le retrait des derniers soldats américains, tout ce qui va rester aux responsables de la politique intérieure et extérieure américaine dans les années à venir sera le coût colossal d’une guerre qui était censée ne durer que quelques mois. Le ministre de la Défense, Leon Panetta, a accueilli l’annonce du président en déclarant que c’étaient les soldats américains et leurs familles qui avaient supporté le plus lourd fardeau de la guerre : près de 4 500 soldats américains sont morts sur le sol irakien. M. Panetta aurait également pu souligner que la guerre a coûté aux

Retrait

Ni victoire ni défaite “La guerre d’Irak a pris fin de manière peu spectaculaire le jeudi 15 décembre, lors d’une cérémonie très simple à l’aéroport international de Bagdad”, écrit The Washington Post. Mais les Etats-Unis vont continuer de jouer un rôle dans le pays. “La plus grosse ambassade américaine au monde

se trouve à Bagdad et elle compte plus de 16 000 employés, dont de nombreux agents de sociétés de sécurité privées,” note The New York Times. De plus, moins de 200 militaires américains resteront pour former les forces de sécurité irakiennes. Pour le quotidien de New York, cette guerre

ne se termine “ni sur une victoire ni sur une défaite. Pour les optimistes, la violence a été réduite à un niveau qui devrait permettre à l’Irak de poursuivre sa trajectoire vers la stabilité et la démocratie. Pour les pessimistes, la présence américaine n’a été qu’un pansement sur une plaie purulente.”

Etats-Unis plus de 800 milliards de dollars [quelque 610 milliards d’euros] à une époque de creusement des déficits. La facture cumulée des guerres d’Irak et d’Afghanistan s’élève à plus de 1 200 milliards de dollars. Pour la plupart des experts en politique étrangère, les coûts financier et humain de la guerre sont la principale raison pour laquelle les Etats-Unis ne lanceront pas d’invasion similaire dans un avenir proche. Ils invoquent également d’autres raisons, en particulier le sentiment que, malgré un investissement énorme, l’occupation irakienne a été à beaucoup d’égards une aventure sans lendemain. “Les Etats-Unis ne vont pas oublier de sitôt la reconstruction bâclée qui a été menée en Irak”, souligne Kenneth Pollack, spécialiste du Moyen-Orient à la Brookings Institution, un think tank de Washington. “La leçon [de cette guerre] est que, si l’invasion est facile, la reconstruction nécessite un effort important et prolongé. Si vous n’y êtes pas préparé, alors mieux vaut ne pas intervenir en premier lieu.” L’une des conséquences du coût élevé de la guerre en Irak sera de limiter les options de modernisation de l’armée américaine. “En faisant peser un lourd fardeau sur nos finances, la guerre d’Irak a contribué à créer la situation financière périlleuse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui”, analyse James Lindsay, directeur d’études au Conseil des relations extérieures, un autre think tank de Washington. “Cela aura des conséquences sur notre avenir, quand nous aurons besoin de nouveaux avions ou systèmes

De fait, la guerre d’Irak ainsi que celle d’Afghanistan ont conduit les Etats-Unis à se préoccuper d’une région qui ne devrait pas jouer un rôle important dans leur future prospérité. Comme Jon Huntsman Jr., candidat à l’investiture républicaine pour la présidentielle de 2012, se plaît à le répéter : “Notre avenir n’est pas dans les montagnes afghanes de l’Hindu Kuch.” Après s’être focalisés sur l’Irak pendant la majeure partie de la dernière décennie, les Etats-Unis doivent, selon M. Lindsay, rattraper leur retard dans une région qui pèsera beaucoup sur leur futur : l’Asie orientale. Un autre coût indirect de la guerre sera d’avoir terni l’image de l’armée américaine. “On avait le sentiment que notre armée était magique ; qu’elle était capable de remplir n’importe quelle mission”, souligne l’universitaire Stephen Walt en énumérant une série de victoires, de la première guerre du Golfe à l’intervention au Kosovo, en passant par les premières incursions en Afghanistan. “A présent, nous allons être beaucoup plus prudents pour décider des endroits et des moments opportuns pour faire appel à l’armée.” Selon Henry Barkey, un ancien analyste du département d’Etat, cette “nouvelle réticence” transparaît déjà dans le rôle de soutien que les Etats-Unis ont choisi de jouer dans l’intervention de l’Otan en Libye. Mais, selon d’autres experts, la Libye ne présentait qu’un intérêt secondaire pour Washington. D’après eux, le véritable test de l’impact de la guerre d’Irak sur la politique extérieure américaine se fera avec l’Iran, et peut-être plus tôt qu’on ne le pense. Des effets de la guerre d’Irak sont déjà apparents dans la réaction prudente du gouvernement Obama aux informations divulguées dans le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Publié au début du mois de novembre, ce rapport présente les preuves les plus détaillées que l’on ait jamais obtenues sur l’intention de l’Iran de se doter de l’arme nucléaire. Mais, plus encore que l’Iran, ce qui inquiète M. Pollack, c’est la manière dont l’expérience irakienne a dissuadé les Américains de s’engager sur la scène mondiale. “Ma crainte, dit-il, c’est que notre lassitude après la guerre d’Irak et notre manie de nous focaliser sur nos problèmes intérieurs ne nous conduisent à faire des économies de bouts de chandelle dans le domaine de la politique extérieure.” Howard LaFranchi



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Amériques Cuba

Premiers travaux de démontage d’un Etat totalitaire L’écrivain et exilé cubain José Manuel Prieto revient à La Havane, sa ville natale, après dix ans d’absence. Etonné, il remarque à travers les détails de la vie quotidienne le repli de l’Etat, qui fut omniprésent pendant près de soixante-dix ans. Letras Libres Mexico

ans cette agence de Queens, lorsque j’ai acheté mon billet d’avion pour le seul vol direct New York-La Havane, j’ai aussi reçu la liste des produits que je pouvais apporter à Cuba : 10 kilos de médicaments et 20 kilos de produits alimentaires exempts de droits de douane. Cuba étant toujours sous embargo commercial des Etats-Unis, ce sont les exilés cubains qui se chargent de maintenir le pays à flot. Le jour du départ, à l’aéroport, j’ai vu de nombreux passagers transportant non seulement de gros paquets – contenant, j’imagine, les médicaments et la nourriture en question –, mais aussi des téléviseurs à plasma dans leur emballage, des chaînes hi-fi et des appareils électroménagers. En 2009, sur les 324 000 touristes provenant par vol direct des Etats-Unis, 95 % étaient d’origine cubaine, selon La Jornada. D’après les calculs de différents économistes, les envois d’argent des émigrés représentent chaque année plus de 1 milliard de dollars [769 millions d’euros] et environ 35 % des entrées de devises du pays. Cette aide est pourtant insuffisante. Je suis arrivé dans une Havane plongée dans une obscurité presque totale. Le célèbre carrefour situé entre les rues 23 et L, l’équivalent local de Times Square, est désert à cette heure, 22 heures. Cela donne une impression funeste – à croire que le pays vient d’être frappé par une catastrophe. Il règne un sentiment d’abandon et de crise très profonde. Cuba va mal. Et c’est en somme ce même diagnostic qu’a posé, quelques jours après mon arrivée, le 18 avril 2011, l’actuel président cubain, Raúl Castro, devant le Parlement. Evoquant les temps difficiles que traverse l’île, il a averti : “Soit nous procédons à des rectifications, soit c’en est fini, nous ne pourrons plus longer le précipice, nous allons sombrer, et avec nous […] les efforts de générations entières.” Nul doute que les symptômes de cette crise profonde existent depuis au moins vingt ans. Mais ce qui saute aux yeux aujourd’hui, c’est que la crise n’est pas conjoncturelle, mais bien structurelle. Il ne s’agit plus de continuer à accuser le “blocus” [l’embargo] américain et la chute

LES PHOTOS DE CE REPORTAGE ONT ÉTÉ RÉALISÉES PAR ORLANDO LUIS PARDO LAZO.

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“Les transport sont toujours problématiques.”


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L’auteur

MCMULLAN CO/SIPA

de l’URSS. C’est le système qui est vicié. En août 2010, Fidel Castro en personne l’a reconnu dans un étonnant entretien avec Jeffrey Goldberg, journaliste à The Atlantic, et la spécialiste américaine Julia Sweig : le modèle ne fonctionne pas. Plus précis encore, il a dit : “Le modèle cubain ne fonctionne plus, pas même pour nous.” Soulignons qu’il ne dénonçait plus la perfidie de l’empire [étasunien], mais soulevait une cause interne. Ce qui constitue en soi un véritable événement, méritant une analyse approfondie. De quel modèle parlait-il ? Du modèle soviétique d’étatisation forcée. Depuis la révolution cubaine, en 1959, l’Etat devait prendre en charge tout ce que les dirigeants précédents avaient mal fait. L’Union soviétique, avec ses triomphes retentissants (par exemple le lancement du premier Spoutnik, en 1957), montrait combien cette voie-là était prometteuse. Une voie qui présentait au passage le grand avantage de fonctionner sur le principe d’un gouvernement à parti unique, quasiment sans opposition, avec une société civile réduite à néant. Aujourd’hui, ce voyage à Cuba, le premier depuis dix ans, m’a permis d’observer les premiers signes du processus inverse, les premières étapes du démontage de cet Etat tentaculaire. J’ai observé la rétractation de celui-ci. Je l’ai vue, c’est un phénomène visible à l’œil nu, un phénomène physique, tel un reflux qui en se retirant lourdement laisse des débris derrière lui : le désastre d’une économie détruite, le pays plongé dans une crise financière profonde, aggravée par un système schizoïde de double monnaie [le peso cubain convertible (chavito) est considéré comme la monnaie officielle depuis 2004, mais les salaires sont payés en pesos nationaux sans aucune valeur à l’extérieur]. Dans un contexte de mécontentement croissant de la population et de montée en puissance de la dissidence.

José Manuel Prieto, né à La Havane en 1962. Cet écrivain et traducteur a vécu douze ans en Russie, a enseigné à Mexico et vit aujourd’hui à New York. Parmi ses œuvres traduites en français : Papillons de nuit dans l’empire de Russie (Christian Bourgois, 2003) et Rex (Christian Bourgois, 2007).

à jour consiste précisément à dégraisser cet Etat lourdaud, à le rendre plus compact et à réduire son coût de fonctionnement. Comme je finis par le comprendre à travers les lignes jargonneuses de ces Lineamientos que tout Cuba lit et dont elle débat comme si c’était un best-seller, l’exercice consiste au fond à définir quel sera le nouveau rôle confié à cet Etat (qu’on imagine plus en arbitre qu’en joueur vedette), en veillant en même temps à ce qu’il n’y perde pas sa mainmise politique. Le parti de gouvernement doit rester au pouvoir afin de “sauvegarder les conquêtes de la révolution”. J’en conclus que les dirigeants cherchent en fait à s’adapter à un changement qui s’est amorcé sans la participation du gouvernement, mais sur l’initiative du peuple cubain. C’est comme un fleuve qui retournerait dans son lit. Ou bien, comme si, face à la débandade sur le front, l’étatmajor déclarait une “retraite organisée”. Les Lineamientos ont pour seule fonction d’essayer de sauver les apparences, de contrôler le processus. La vie sous le socialisme est un éternel jeu du chat et de la souris. Il y a d’une part

un Etat protégeant jalousement sa condition d’acteur unique et de l’autre l’infatigable guérilla de l’initiative privée et du marché noir, ce puissant fleuve qui court sous la surface apparemment monolithique du pays et qui assure en grande partie sa bonne marche. L’Etat vient donc de se fixer pour but de forer des puits artésiens pour accéder à ce fleuve souterrain et lui permettre de jaillir à la lumière sous une forme plus ou moins maîtrisée.

Pas de queue Je suis stupéfait, par exemple, des quantités de nourriture que l’on vend dans les rues, en comparaison de la faim qui sévissait pendant ce qu’on appelle ici la “période spéciale” [après la chute de l’URSS, période marquée par de graves difficultés économiques pour Cuba, privée des subsides soviétiques]. Dans la rue San Rafael, en plein centre de la capitale, dans le quartier historique, je dénombre au moins dix points de vente de nourriture, pour la plupart en pesos cubains. Et il n’y a pratiquement pas de queues, peut-être en raison des prix, assez élevés ; les étals sont bien approvisionnés (pour Cuba – tout est relatif) et les prix, bien que prohibitifs pour la majorité de la population, n’empêchent pas les produits de trouver preneur. Quoi qu’il en soit, l’offre privée, ajoutée à celle de l’Etat (qui vend, lui, à des prix “libérés” des contraintes du marché), rend bien moins pénible la tâche ardue de s’alimenter. Cuba importe 80 % de ce qu’elle consomme, l’équivalent de 2 milliards de dollars [environ 1,5 milliard d’euros] chaque année. En 2007, la distribution des terres en jachère (près de 3 millions d’hectares, soit la moitié des terres cultivables) a commencé. Comme le souligne dans un entretien à la

S’adapter au changement Je me procure toute la presse disponible au kiosque le plus proche de la “casa particular” [chambres d’hôtes, chez des particuliers] où je me suis installé. Cet intérêt si inhabituel pour des journaux et gazettes que presque personne ne lit me trahit instantanément : je viens de l’étranger. Je demande le tout récent Proyecto de lineamientos de la política económica y social [Projet de grandes lignes de la politique économique et sociale], mais il est épuisé, m’informe le vieux marchand de journaux : “Tout La Havane est en train de le lire.” Je finis par le dénicher grâce à un vendeur d’occasion improvisé, un autre vieux monsieur qui, entendant la conversation, me laisse son exemplaire pour dix fois son prix. Cette brochure de 29 pages détaille en 291 points la prochaine “mise à jour” du modèle cubain. Il s’agit, affirme le quotidien officiel Granma, du produit de la consultation lancée le 26 juillet 2007 par Raúl Castro, grâce à laquelle “plus de 4 millions de Cubains [ont formulé] plus de 1 million de propositions”. Pour l’essentiel, la mise

“La vie sous le socialisme est un éternel jeu du chat et de la souris.”

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revue Espacio Laical le jeune économiste cubain Pavel Vidal Alejandro, il reste encore à accomplir la “désarticulation du monopole étatique et centralisé de commercialisation des produits agricoles”. Car c’est cela, et non une quelconque arriération, ni les cyclones, qui a toujours empêché l’agriculteur cubain de remplir son grenier. La disparition du carnet de rationnement, rêve éternel de tout Cubain, a été annoncée. Aujourd’hui, ce rêve est enfin à portée de main, non parce qu’on a atteint la prospérité économique du “socialisme développé” (comme l’URSS, qui, nous disaiton, ignorait les carnets de rationnement), mais parce que l’Etat n’a tout bonnement plus rien à distribuer. La bodega [épicerie distribuant les produits en rationnement] devant laquelle je passe tous les matins, dont le téléphone public, en état de

La disparition du carnet de rationnement, rêve éternel de tout Cubain, a été annoncée : aujourd’hui, ce rêve est enfin à portée de main marche, me permet de passer des appels, est aussi vide que lorsque j’étais enfant et que ma mère faisait des pieds et des mains pour obtenir une ration de pain, qui se révélait toujours insuffisante. “Cuba a beau faire les yeux doux aux Chinois”, me dit mon ami l’essayiste Víctor Fowler, à qui je rends visite tard dans la soirée, dans l’obscurité et sous une pluie battante, “ils ne sont pas entrés dans le jeu d’‘entretenir’ notre île lointaine comme l’avaient fait les Russes”. L’URSS, bailleur de fonds de luxe qui durant plus de trente ans a nourri la révolution cubaine de milliards de dollars, est passée de vie à trépas en 1991. La place laissée vacante a été reprise par le Venezuela, qui vend à Cuba 100 000 barils de pétrole chaque jour en échange de son assistance médicale. Mais ce modèle commence lui aussi à prendre l’eau, à cause des faux pas d’Hugo Chávez et de la situation délicate dans laquelle se trouve à son tour son pays. Voilà pourquoi les dirigeants se sont vus contraints d’en appeler au dernier bailleur de fonds disponible, celui qui se trouve toujours à portée de main : le peuple cubain. Des décennies durant, ils l’ont maintenu pieds et poings liés, et voilà que de toute leur grandeur olympienne et omnipotente ils se penchent vers lui pour le délivrer. A commencer par le “déserteur de l’Etat”, qui n’est plus traité de spéculateur ou de parasite mais qui a reçu une toute nouvelle appellation : cuentapropista [celui qui travaille pour son propre compte]. Car c’est lui l’ultime sauveur. La première étape a consisté à publier gracieusement une liste des activités autorisées, au nombre de 178, y compris les professions les plus farfelues, telles que clown ou couvreur de boutons. La liste reste 32


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Amériques 31 prudente : certains métiers n’y figurent pas, comme médecin ou programmeur, des métiers impliquant les études financées par la révolution, d’autant que les médecins sont l’une des principales sources de revenus du pays. Cuba envoie ainsi d’importants contingents de “missions médicales” au Venezuela mais aussi dans la lointaine Afrique du Sud, chez les frères boliviens et dans bien d’autres pays. Quoi qu’il en soit, ce plan a été introduit avec tambour et trompette, et Granma nous informe que, en novembre 2010 déjà, 80 000 Cubains avaient demandé un permis de cuentapropista. Vu l’ampleur du phénomène, le gouvernement a annoncé qu’il allait importer 130 millions de dollars de marchandises afin de créer un marché de gros où ces nouveaux entrepreneurs pourraient se procurer le matériel nécessaire. Sans craindre les contradictions, c’est l’Etat qui, toujours selon les Lineamientos, se chargera également de fixer les prix et de taxer les bénéfices, à des taux que certains jugent excessifs, voire susceptibles de compromettre l’avenir des nouveaux entrepreneurs en question. Des contradictions qui s’expliquent idéologiquement. Dans son discours devant le Parlement cité précédemment, Raúl Castro disait aussi : “Que personne ne s’y trompe : les Lineamientos montrent la voie vers l’avenir socialiste adapté au contexte cubain, et non vers ce passé capitaliste et néocolonial mis à bas par la révolution. C’est la planification, et non l’économie de marché, qui caractérisera notre économie et, comme il est précisé au troisième point des généralités des Lineamientos, la concentration de la propriété sera interdite.”

Une précision s’impose, il faut lire entre les lignes tout ce qui se dit ou se lit sur un pays comme Cuba : un “chômeur” n’est pas un “chômeur” et même comme “une occasion à saisir pour beaucoup de Cubains. L’essentiel est que l’Etat nous laisse réellement gagner nous-mêmes notre vie, sans s’ingérer.” C’est plus hasardeux, mais c’est aussi le gage d’une plus grande liberté. Car une précision importante s’impose. Il faut lire entre les lignes tout ce qui se dit ou se lit sur un pays comme Cuba : un “chômeur” n’est pas un “chômeur”, une “manifestation” n’est pas une “manifestation” mais une activité organisée par le gouvernement, etc. – la liste est longue. Le totalitarisme, comme l’a très clairement expliqué [le linguiste allemand spécialiste de la “langue nazie”] Victor Klemperer, commence avant tout par la subversion linguistique de la réalité. Une subversion contre laquelle s’élèvent les blogueurs et la presse indépendante. Je suis avec attention les blogs écrits à Cuba, en particulier celui de

Yoani Sánchez [desdecuba.com/generaciony], lauréate de nombreux prix, qui a le mérite de transcrire la catastrophe cubaine en des termes compréhensibles. Véritable cuentapropista de l’information, Yoani sait rendre compte avec fidélité du quotidien des Cubains. Par habitude, on l’a accusée d’être au service de la CIA, mais ce sont des accusations auxquelles plus personne ne croit. Beaucoup ont compris que marquer son désaccord ne signifiait pas être au service d’une puissance étrangère. Cependant, l’impact des blogs reste limité. A Cuba, 1,5 million de personnes seulement (soit à peine 14 % de la population) peuvent se connecter à Internet, et le prix de l’abonnement est exorbitant pour ceux qui n’y ont pas accès depuis leur lieu de travail. La connexion est par ailleurs d’une lenteur exaspérante, comme je le constate à mes dépens en voulant consulter mes méls dans la salle de presse de l’Hotel Nacional. Dans ce joyau architectural de l’âge d’or de Cuba, à défaut d’accéder à Internet, mieux vaut descendre au jardin pour admirer les paons et écouter les musiciens égrener les mélodies doublement désuètes du Buena Vista Social Club. J’ai rendez-vous ici avec Orlando Luis Pardo Lazo, 39 ans, ami de Yoani et blogueur lui aussi, dont les photographies illustrent ce reportage. Cet ancien scien-

Subversion linguistique Une autre mesure fait naturellement jaser toute La Havane : les licenciements. D’ici à la fin de l’année 2011, le gouvernement devrait en effet s’être séparé de 500 000 fonctionnaires, ce chiffre devant atteindre 1,3 million au bout de trois ans. Cette nouvelle, que j’ai lue à New York, m’effraie, mais à Cuba deux choses retiennent plus particulièrement mon attention. D’abord, aucun des nombreux amis, excondisciples ou personnes rencontrées dans la rue, avec lesquels je discute ne travaille pour l’Etat. J’ai même rencontré une femme médecin qui a renoncé à son emploi pour ne rien devoir à l’Etat et pouvoir émigrer quand elle le pourra (les médecins se voient imposer un moratoire-sanction de cinq ans s’ils disent vouloir émigrer). Ensuite, je ne perçois pas tellement d’inquiétude. Peut-être est-ce parce que parler de licenciement quand les rémunérations ne sont guère plus que symboliques n’a pas beaucoup de sens. Le maigre salaire de l’Etat, 15 dollars en moyenne [11,50 euros environ], ne procure presque aucun pouvoir d’achat. Dans une économie où un téléphone portable peut coûter une quarantaine de dollars par mois – on en recense 1 million à Cuba –, il est évident que l’argent ne provient pas de l’Etat. Un ami que je ne nommerai pas m’a dit voir ces licenciements “comme un soulagement”,

“Le délabrement de la ville saute aux yeux.”

tifique a travaillé des années au Pôle scientifique de La Havane à recombiner de l’ADN “pour faire des vaccins”. Il me parle aussi des “dames en blanc”, épouses de certains des 75 opposants arrêtés lors du “printemps noir” de 2003. Le plus important, estime Orlando, c’est que les “dames”, qui protestent en défilant dans les rues de La Havane vêtues de blanc et en brandissant des glaïeuls, n’ont pas été l’objet d’attaques spontanées de la population, qui s’est même mise à porter sur elles un regard de sympathie. Le sort réservé au prisonnier politique Orlando Zapata Tamayo, mort à La Havane en février 2010 au terme d’une longue grève de la faim, a suscité un véritable tollé dans la presse internationale et aura probablement servi de catalyseur sur la scène intérieure.

Une opposition en attente L’action des “dames” et aussi le jeûne entrepris par Guillermo Fariñas, lauréat, depuis, du prix Sakharov, ont contribué à la libération de prisonniers cubains, favorisée également par la médiation de l’Eglise catholique et de sa personnalité la plus visible à Cuba, le cardinal Ortega. Plus d’une cinquantaine d’opposants parmi les prisonniers politiques reconnus comme tels par l’Etat ont été envoyés en Espagne ; pour l’heure cependant, le plus célèbre d’entre eux, Oscar Biscet, un médecin de 50 ans, reste derrière les verrous [il a en fait été libéré le 11 mars 2011]. Biscet, qui fut arrêté lui aussi en 2003, est le fondateur de la Fondation Lawton pour les droits de l’homme, un militant antiavortement et sans doute le dissident le plus éminent de tout le pays. “On est aujourd’hui dans une sorte de trêve, me dit Orlando Luis Pardo Lazo. C’est le plus important. Les deux camps sont dans l’attente.” Si l’obscurité est déprimante, elle a le mérite d’occulter un phénomène qui, de jour, saute aux yeux : le délabrement de la ville. En dehors de la vieille ville [au centre de la capitale] rénovée, qui a désormais des airs de village Disney et s’est dotée de musées et de restaurants semi-privés, la déliquescence de La Havane est palpable. Sur les immeubles ont fleuri des saillies construites grossièrement et une myriade de protections comme jamais je n’en ai vu : les fenêtres et les balcons sont grillagés, mais aussi les escaliers et les portes d’entrée. Je ne peux m’empêcher de voir là un autre symptôme de ce repli de l’Etat à travers tout le pays : partout où cette enveloppe stabilisatrice se retire, des forces négatives, criminelles, se libèrent. Et le fait est que La Havane bruit de rumeurs d’agressions et de vols. L’une d’elles retient en particulier mon attention. C’est ma belle-mère qui me raconte l’attaque d’un bus par des individus armés qui ont emporté tout ce que les passagers avaient sur eux. “Comme au Mexique”, ajoute-t-elle, visiblement effrayée. La rumeur est si persistante que le journal télévisé de la chaîne d’Etat prendra soin deux jours plus tard de la démentir. Pourtant, La Havane reste plus sûre que la


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l’édition a radicalement changé la situation dans les années 1990, et tout le monde est parti publier à l’étranger. Evidemment, ces ouvrages, y compris les miens, tous publiés hors de Cuba, ne circulent pas dans le pays. Il n’en reste pas moins que le climat s’est considérablement amélioré. A l’invitation de Reina María Rodríguez, je fais une lecture d’un chapitre de mon prochain roman dans l’un des rares espaces culturels non officiels. Il a fallu un grand savoirfaire et beaucoup de persévérance à cette illustre poétesse cubaine pour monter ce lieu, ce qui est en soi un petit miracle et est digne de toutes les louanges. En chemin, j’entre dans l’une des quelques librairies en activité, dans la rue Obispo, la plus touristique de la capitale. On y trouve uniquement des ouvrages des maisons d’édition d’Etat, aucune œuvre d’importation, et pas une seule, comme on pouvait s’y attendre, qui critique ou conteste la révolution. S’il est un terrain “La Havane reste plus sûre que la plupart des villes ou j’ai vécu.” plupart des villes où j’ai vécu, et elle a en prime un atout indéniable : la mer. Je flâne longuement sur l’emblématique Malecón [promenade de bord de mer] avant de monter dans une Oldsmobile de 1956 qui, si antique soit-elle, reste le moyen de transport typique des Havanais. Ici les transports sont toujours aussi problématiques : je vois de grands attroupements aux arrêts, malgré les nouveaux bus mis en circulation, importés de Chine et équipés – miracle ! – de la climatisation. Je n’aurais

Je suis surpris, j’avais oublié que Cuba reste une destination pour faire des études : malgré la crise, plus de 30 000 étudiants étrangers sont là jamais cru connaître une telle avancée de mon vivant dans un pays où la chaleur peut être infernale. En réalité, ce sont les voitures H [voitures particulières disposant d’une licence de taxi collectif ] qui ont permis cette amélioration notable des transports, diminuant la pression sur le système public pour la modeste somme de 10 pesos nationaux [30 centimes d’euro]. A côté de moi, à l’arrière de l’Oldsmobile, deux jeunes filles qui doivent être des touristes discutent en mandarin. La présence de visiteurs étrangers est bien visible à La Havane. Selon le journal Juventud Rebelde, Cuba en a accueilli quelque 2 millions entre janvier et octobre 2010 – un record historique. Mes compagnes de voyage sont en fait des étudiantes chinoises venues apprendre l’espagnol dans une université de la banlieue havanaise, à Tarará. Je suis surpris : j’avais oublié que Cuba reste une destination pour faire des études. Malgré la crise formidable que traverse le pays, plus de 30 000 étudiants étrangers sont là, dont une centaine de jeunes Amé-

ricains étudiant la médecine à l’Escuela Latinoamericana de Medicina. Cuba souffre pourtant d’une pénurie d’enseignants, et l’éducation n’est plus ce qu’elle était du temps de ma jeunesse (plus de la moitié des cours sont aujourd’hui dispensés par vidéo). Par nostalgie, mais aussi pour me documenter pour le livre que je suis en train d’écrire, je me rends à l’école dont j’ai usé les bancs dans les lointaines années 1970, l’Escuela Vocacional Lenin. Cet établissement, construit au cœur d’une végétation tropicale luxuriante sur le modèle du gigantisme soviétique, peut accueillir plus de 4 000 élèves. Aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il était lors de son inauguration, en 1974, par Leonid Brejnev. On y dispensait à l’époque une éducation de très haute qualité, non dépourvu d’une certaine dose d’endoctrinement idéologique et dans des conditions qui, aujourd’hui, alors que je visite les dortoirs et le réfectoire, m’apparaissent plutôt spartiates.

Lutte idéologique Mais ce qui me laisse sans voix, c’est d’apprendre que de nombreux parents paient à leurs enfants des cours particuliers privés de mathématiques et de sciences. Chose qui, je le répète, aurait paru non seulement impensable, mais surtout inutile, à l’époque où l’Etat consacrait jusqu’à 15 % de son PIB à l’éducation. “Si je ne le fais pas, la petite sera mal préparée aux examens d’entrée à l’université”, me confie une amie dont la fille termine le lycée dans cette même école qui reste la meilleure de Cuba. Elle m’apprend d’autres choses sur l’établissement, notamment la multiplication des vols de matelas dans les dortoirs et de matériel scolaire. Des années durant, le gouvernement a interdit aux auteurs cubains de publier leurs livres hors de l’île et certains, dont Reinaldo Arenas, aujourd’hui très lu, ont rencontré de sérieux problèmes pour avoir enfreint la règle, quand ils n’ont pas fait de prison. L’effondrement du secteur de

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que l’Etat n’entend pas céder, c’est bien celui de la lutte idéologique. Les derniers livres publiés dans le privé au cours des longues années de la révolution cubaine datent du début de celle-ci, et ils ont été interdits pour subversion (certes, ils étaient bien subversifs). Ce fut le cas de La Ferme des animaux, de George Orwell, ouvrage par lequel ses lointains éditeurs entendaient dénoncer les dangers de l’Etat totalitaire et tout-puissant qui s’annonçait – ce même Etat qu’ils ont aujourd’hui commencé à démanteler patiemment et prudemment, de crainte qu’il ne leur explose dans les mains. Cela m’amène à une question qui me tarabuste depuis longtemps : comment un Etat totalitaire meurt-il, comment met-on fin au totalitarisme ? Jusqu’à présent, le monde a connu divers scénarios de fin : défaite militaire, réforme politique mise en place avant la réforme économique, modernisation économique assortie 34


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Amériques qui ne lui devront plus rien. J’imagine des rechutes, des sursauts d’orgueil, de la perplexité face à ce nouveau rôle, voire – qui sait ? – un retour aux mêmes éternels errements une fois qu’ils croiront avoir surmonté la tempête économique ou (miracle !) qu’ils auront trouvé un nouveau mécène pour les financer généreusement. Si le contexte est aujourd’hui différent, ce ne serait pas la première fois qu’à une période de “privatisation” et de “réformes” succède un retour en arrière. Mais, pour être honnête, je crois que le temps n’est plus à cela. Si ce voyage à La Havane a eu pour moi une utilité, c’est celle d’en repartir avec le sentiment que cette fois il n’y aura pas de retour en arrière. Non qu’ils ne le souhaitent pas, mais ils ne le pourront pas. Même dans ce nouveau scénario, l’Etat cubain rétréci conservera une taille disproportionnée par rapport à tous ceux des autres pays de la région. Il faudra des années pour que cela change, mais le plus important, c’est que la vie du citoyen ordinaire, la vie de la rue, en ressente les effets.

Réserves formidables

“Cuba a opté pour le modèle chinois. Mais peut-être faut-il parler de modèle cubain.” 33 d’un gel des réformes politiques. L’Allemagne nazie en 1945, l’Union soviétique en 1991 et la Chine en 1978 ont illustré chacune de ces variantes. Il est évident (à en croire les reportages sur le Vietnam parus dans Granma ou le récent voyage d’un groupe d’économistes cubains en Asie, au Vietnam et au Laos en particulier) que Cuba a opté pour le modèle chinois : réformes économiques et gel à durée indéterminée de toute réforme politique.

Scénario de fin Mais peut-être faut-il en réalité parler de modèle cubain. Je m’explique : jusqu’en 1968, Cuba vivait dans une économie mixte au sein de laquelle l’Etat laissait échapper à son contrôle pas moins de 60 000 petites entreprises qui rendaient plus supportable le quotidien des habitants en couvrant certains besoins (cordonniers, épiceries, etc.). C’est Fidel Castro lui-même qui, dans une opération baptisée “Offensive révolutionnaire”, mit fin à cette situation, qu’il dénonça dans un de ses fameux discours-fleuves : “Il subsiste encore une véritable couche de

privilégiés, qui prospèrent sur le travail des autres et vivent bien mieux que les autres en regardant travailler les autres. Des paresseux, en parfaite condition physique, qui montent un timbiriche [petit stand de restauration], un commerce quel qu’il soit, qui leur rapporte chaque jour 50 pesos, en violation de la loi, en violation des règles d’hygiène, en violation de tout […]. Si certains se demandent quelle est cette révolution qui tolère encore une telle classe de parasites au bout de neuf ans, ils ont parfaitement raison de se le demander […]. Que voulons-nous faire, du socialisme ou des timbiriches ? Messieurs, nous n’avons pas fait la révolution ici pour établir le droit au commerce !” Les derniers vestiges de la propriété privée ont disparu ce jour-là. Parmi les nombreuses choses qui vinrent alors à manquer figure le goûter, supprimé à l’école lorsque j’étais en primer grado [équivalent du CP], et pour lequel on me donnait chez moi une pièce de 20 centavos (!). L’inflation prit d’horribles proportions : c’est l’un de mes premiers souvenirs “politiques” d’enfance, ces prix affreusement chers, et ce beau foulard importé qui avait coûté à ma mère un mois de salaire ou

presque, 80 pesos, et qui devait lui être arraché un soir de carnaval. Pour certains, ce scénario de fin qui s’annonce, celui de la transformation économique, a ceci de particulièrement écœurant qu’il ne permettra pas de condamner clairement les abus commis par la révolution, la violence qu’a supposée cette mobi-

Si ce voyage à La Havane a eu pour moi une utilité, c’est celle d’en repartir avec le sentiment que cette fois il n’y aura pas de retour en arrière lisation totale, la mise en marche de l’Etat totalitaire. Il y a là, assurent-ils, non sans raisons, une menace d’enkystement, de dommage moral qui s’incrustera profondément et pour longtemps dans l’avenir de Cuba. Reste à savoir par ailleurs si l’Etat cubain saura comment se comporter dans ce rôle diminué, avec des millions d’individus travaillant pour d’autres que lui et

C’est de New York, avant mon départ, que j’avais pris les coordonnées de ma “casa particular”. Ces “maisons particulières”, chez l’habitant, ont un agrément de l’Etat pour recevoir des touristes, une innovation apparue pendant la crise des années 1990, quand la capacité hôtelière de l’Etat s’est révélée insuffisante. La mienne se trouve dans ce qui fut le quartier chic des classes moyennes, à deux pâtés de maisons de la Section des intérêts américains [qui fait office d’ambassade des Etats-Unis depuis la rupture des relations diplomatiques, en 1961]. Le quartier n’étant pas vraiment touristique, l’offre de restauration de rue se raréfie de façon spectaculaire le soir. Un soir où je rentre sans avoir dîné, je remarque un panneau “Se vende comida” [Nourriture à vendre], sans plus de détails. Je m’engouffre dans un passage étroit, entre deux maisons. Une famille est réunie devant la dernière telenovela brésilienne du moment. Et derrière la fenêtre, dans une pièce aménagée en cuisine, une jeune femme fait cuire des steaks qu’elle jette dans l’huile bouillante d’une poêle noircie. Le repas cubain typique, avec du riz, des haricots noirs et du manioc cuit à l’eau. Le tout pour 20 pesos, soit quelque 70 centimes d’euros. Il est servi, comme souvent à Cuba, dans une petite boîte en carton, et en me la donnant la femme prononce quelques mots qui me stupéfient : “Attention, c’est extrêmement chaud.” Elle ne dit pas “très chaud”, elle dit “extrêmement”. Je ne saurais expliquer pourquoi ce mot m’interpelle à ce point, mais il m’apparaît comme un symbole des réserves formidables d’un peuple attendant qu’on le laisse vivre sa vie d’adulte. L’Etat protecteur aujourd’hui en retrait l’a élevé et instruit, mais il l’a aussi paralysé, castré, il a réduit tout un peuple en enfance prolongée. Le temps est venu de le laisser grandir. José Manuel Prieto



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Asie

Le projet du siècle

La ligne ferroviaire Baïkal-Amour est une branche du Transsibérien longue de 4 287 kilomètres. Sa construction, dont l’objectif était l’exploitation industrielle de régions riches

en minerais, s’étale sur trois périodes : 1932-1942, puis 1947-1958, enfin 1974-1984. Au cours des deux premières périodes, ce sont essentiellement les prisonniers des camps staliniens qui ont été

Extrême-Orient russe

Le long du Baïkal-Amour, les oubliés du bout du monde

es villages qui jalonnent la ligne de chemin de fer Baïkal-Amour [BAM] ressemblent à une colonie martienne sortie d’un film de sciencefiction, ou à l’Amérique au temps de la conquête de l’Ouest. Je ne parle pas des mœurs, mais de l’esprit. Les gens qui vivent là sont des superhéros de notre temps. Ils n’ont pas acquis leurs superpouvoirs grâce à des radiations ni à un gène d’araignée, ils ont simplement été envoyés en plein milieu de la taïga il y a trente ans, pour construire une voie ferrée, avant d’être oubliés sur place. Cela dit, ils n’ont pas régressé à l’état sauvage, ni dépéri. Ils ont développé d’exceptionnelles capacités à survivre dans un environnement incompatible avec l’existence humaine. Ils ont aussi découvert un terrible secret qu’ils ont révélé à notre reporter : c’est l’espoir qui meurt en premier. Et c’est alors que l’homme devient humain. Dans le premier tiers du XIXe siècle, le Dr Moudrov s’est rendu célèbre en rédigeant “l’Histoire des maladies et des traitements” de ces pionniers, ce qui lui vaut aujourd’hui les railleries de nombreux médecins, qui auraient préféré qu’il s’échinât à écrire l’histoire de leur santé. Il est mort en héros, en luttant contre une épidémie de choléra à Saint-Pétersbourg. C’est en partie pour cela que, un siècle plus tard, un train porte son nom. L’intitulé complet du convoi qui circule de nos jours est horriblement long : Centre de consultation et de diagnostic Dr Matveï Moudrov. Les chemins de fer russes comptent quatre trains de ce type, chacun portant le nom d’un grand médecin. Dans les localités où le Matveï fait halte pour la journée, les médecins ne soignent pas, ils consultent et posent des diagnostics – exactement ce qui est indiqué sur les wagons. Ce service est principalement destiné aux gens “de la maison”, c’est-à-dire aux cheminots et à ceux qui ont une assurance médicale en règle. Les autres peuvent y avoir recours, à condition de payer. Les tarifs pratiqués sont environ trois fois plus faibles que dans une clinique privée de

L

“Je suis essoufflé et j’y vois de moins en moins, explique le vieil homme. J’ai des taches noires devant les yeux. Et ici, les gens sont tellement emmitouflés qu’on ne sait jamais si on a affaire à un garçon ou à une fille. Je crois voir une fille, je m’approche, et c’est un gars.” L’ophtalmologiste lui confirme qu’il a effectivement un problème. Alexeï Mazour ne se démonte pas pour si peu. Ici, tout ce qui ne nécessite pas une opération urgente est remis à plus tard. La raison en est simple : l’hôpital le plus proche se trouve à Tynda, à plusieurs heures de train. En hiver, on peut s’y rendre en voiture en traversant les rivières gelées. En été c’est impossible : il n’y a pas de pont.

Moscou, les annonces locatives le décriraient comme “en bon état”. Dans le salon, sur des étagères, ils ont installé une sorte d’iconostase assez hétéroclite, mais sincère, qui mêle Jésus, la Sainte Vierge, eux-mêmes quand ils étaient jeunes, leurs petits-enfants, un charmeur de serpents en biscuit et un chat en peluche. L’égalité naïve établie entre tous ces personnages rappelle la description des habitations martiennes de Ray Bradbury, où les objets du quotidien terrien sont tout aussi sacrés que les représentations des divinités. Le Terrien que je suis les interroge : “Vous vous sentez bien ici ? – Ma foi, on n’a pas à se plaindre. La vie se passe. Nos enfants trouvent l’endroit ennuyeux, mais nous, on s’y plaît bien.” Nous revoici dans le train. Nous avons raté le repas. Pas grave : les petits vieux nous avaient invités à partager le leur. Chaque halte dans un village dure une journée, et le trajet jusqu’au suivant s’effectue durant la nuit. Chaque fois, ce sont 40 à 60 personnes qui viennent consulter, mais lorsqu’il faut utiliser les appareils, le rythme ralentit nettement – ainsi, on ne peut pas réaliser plus d’une vingtaine d’échographies par jour.

Le train médical Matveï Moudrov fait halte dans chaque village Le vieil homme vit, comme il se doit, avec une vieille dame, Lioubov Ivanovna. Cela fait quarante-cinq ans qu’ils sont ensemble, partageant un appartement dans l’une des trois “tours” de Toutaoul (c’est ainsi que l’on appelle ici les khrouchtchiovki) [immeubles de quatre étages construits en masse à partir de l’époque Khrouchtchev, dans les années 1960]. Sinon, il n’y a que des maisons. Dans ces contrées, vous n’entendrez jamais le terme d’“isba”. Aux yeux de ces romantiques originaires de toute l’URSS qui s’étaient engagés dans le dernier chantier pour Jeunes Communistes, la notion même d’isba était un archaïsme. En revanche on trouve encore des “tonneaux”, habitations provisoires des premiers arrivés, aménagées dans des citernes, mais ils sont de plus en plus rares, car on les découpe pour en revendre le métal. Le logement des deux petits vieux a tout d’un appartement de retraités. A

Habitations martiennes “L’Extrême-Orient, c’est déjà pas tout près, mais ici, c’est encore plus loin.” C’est ainsi qu’Alexeï Mazour dépeint le tracé de la branche du BAM sur laquelle se trouve Toutaoul, le village où il habite. A soixantedix ans, cet ancien cheminot a encore fière allure et n’hésite pas à flirter avec les femmes du village qui piétinent devant le train. Elles rient sous cape et le font déguerpir en le qualifiant de “papi”. Un petit chien bâtard vient se fourrer dans nos jambes. Personne ne sait à qui il appartient, mais tout le monde connaît son nom : Pirate. Dans ce village de 375 âmes, c’est important. S’il a un nom, c’est qu’il est d’ici. Plus tard, je vais comprendre pourquoi c’est si important.

Des communistes coréens

A travers la taïga FÉDÉRATION DE RUSSIE

Toutaoul

La ligne “Magistrale Baïkal-Amour”

Tynda

AMOUR

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BOURIATIE

Lac Baïkal Tra

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Komsomolsksur-l’Amour Khabarovsk PRIMORIÉ

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Moscou

Vladivostok

MONGOLIE

CORÉE DU NORD

Courrier international

Rousski Reporter (extraits) Moscou

Moscou. Ce train n’accomplit aucun exploit humanitaire, et ne rencontre pas non plus de situations véritablement tragiques, seulement les habituels énervements à l’accueil, les patients mécontents de l’attente ou du service, mais aussi ceux qui viennent remercier les médecins. Finalement, même avec des roues et lancé sur des rails, cela reste un dispensaire comme un autre. Le Matveï parcourt l’Extrême-Orient russe, en suivant différents itinéraires. Nous l’avons emprunté le long de la branche du BAM qui dessert plusieurs villages à l’ouest de Tynda, l’un des grands centres du chantier de construction de cette voie ferrée, au siècle dernier [le dernier grand chantier soviétique, à la fin de l’ère Brejnev, voir ci-dessus]. En 1980, la rockstar du monde socialiste, l’Américain Dean Reed, est même venue donner un concert [quasi inconnu en Occident, ce chanteur et acteur au look de cow-boy, surnommé l’Elvis rouge, s’était fixé en RDA dans les années 1970 par conviction idéologique. Il se serait suicidé en 1986].

Ve rk O hne go To ro zeïs k u n Fe nga vr l als a k

Ils sont les rescapés du dernier grand chantier de l’utopie soviétique : celui du chemin de fer Baïkal-Amour, traversant des contrées parmi les plus reculées de la Sibérie, promises à l’époque à un développement prodigieux. L’essor n’a pas eu lieu, les pionniers sont restés.

Dans la vie, Kolia Maromyguine conduit un camion de pompiers. Il a 42 ans et c’est le premier superhéros que nous rencontrons. Son superpouvoir consiste à distinguer la beauté du monde. Il nous emmène à travers la taïga jusqu’au sommet d’une petite colline pour nous faire admirer cette splendeur. Son 4 x 4, avant qu’il en devienne propriétaire, a couru des rallyes, mais sa deuxième vie est beaucoup plus rude, digne d’un véhicule de superhéros car, dans le coin, la notion de route est plutôt virtuelle : on passe là où il n’y a pas d’arbres. Tout en maniant son volant, Kolia nous familiarise avec les réalités locales : “D’un côté de la voie ferrée, il y a le village et, de l’autre, ce qui nous sert de datcha. Au début, on avait un passage à niveau à peu près correct pour traverser, mais l’administration ferroviaire l’a fait démonter. Ils s’en fichent que les gens aient besoin d’aller à leur datcha. – Alors, il va falloir sauter par-dessus les rails ?” Après cinq minutes passées à bord de la Koliamobile, je suis disposé à croire qu’elle peut voler. “Que non. On s’est bricolé un passage secret, tu vas voir.” C’est ainsi que nous franchissons l’obstacle en roulant sur deux poutres, avant de nous enfoncer jusqu’au ras des vitres dans le lit de la rivière, pour enfin grimper sur la fameuse hauteur. Kolia est si amoureux de sa taïga qu’il 38


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 réquisitionnés pour ces travaux herculéens. En 1974, la troisième tranche (la plus importante, plus de 3 000 kilomètres) est déclarée “chantier de choc des jeunesses communistes”. Des jeunes

sont mobilisés à travers toute l’URSS pour participer à cette grandiose conquête du Far East. Les chiffres dévoilés en 1991 ont révélé que la construction du BAM avait été le projet industriel

le plus coûteux de toute l’histoire de l’URSS. Le Premier ministre de la transition vers l’économie de marché, Egor Gaïdar, a déclaré à son sujet : “Le projet du BAM est un exemple typique

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de ‘projet du siècle’ socialiste. Cher, gigantesque, romantique… Soutenu par la toute-puissante propagande soviétique et, du point de vue économique, absolument insensé.”

A Ogoron, des mamies en goguette ont sorti les lunettes de soleil et les vestes à la mode pour accueillir le train. Maria Popova, 30 ans, est la jeune maire fraîchement élue de Toutaoul. Alexeï Izotov, 16 ans, représentant de commerce à Toutaoul

MARIA IONOVA-GRIBINA/ ROUSSKI REPORTER

Un habitant du village d’Ogoron attend l’arrivée du train. A Verkhnezeïsk, Sergueï Dordia, ancien détenu, invalide, se bat avec l’administration locale pour obtenir un logement décent.

Reportage photo Maria Ionova-Gribina pour Rousski Reporter, Moscou.


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Asie Suite de la page 36 “Ici, le pire, c’est de tomber malade, explique Mme le maire. En cas d’urgence, il n’y a pas d’hélicoptère pour venir vous chercher. Reste le train, mais parfois les convois refusent de s’arrêter pour prendre un malade, ils ont des horaires à respecter.” Du coup, on a moins envie de rester roulé en boule dans les parages. “Nous n’avons pas de dentiste. C’est très pénalisant. Traiter une dent nécessite plusieurs séances, il faut prendre rendezvous à Tynda, y aller, revenir, y retourner, et payer comme ça deux ou trois allers-retours en train. Un aller simple coûte dans les 500 roubles [12 euros], et la nuit d’hôtel sur place plus de 2 000 [50 euros]. Si on nous envoyait un wagon équipé d’un cabinet de dentiste et qu’on nous le laissait un mois, tout le monde en profiterait.”

Dents toujours douloureuses

La taïga autour du village de Toutaoul à la fin de l’été. est prêt à stopper devant la moindre fleur des marais ou le moindre petit oiseau. C’est dans cet état d’esprit prichvinien [Mikhaïl Prichvine, 1873-1954, grand écrivain, ethnologue, géographe, amoureux de la nature] que nous entrons dans un marécage et nous mettons à couler. “Euh, on va rester là ?” Le 4 x 4 disparaît peu à peu. “On va y aller, attends une seconde.” Il examine les alentours. “Dommage, les canards nous ont entendus et se sont envolés.” C’est sûr, pour être dommage, c’est dommage. Mourir noyé au fond d’un marécage sans avoir entendu le coin-coin d’un canard, j’aurais vraiment été déçu. Mais nous nous extirpons de là pour nous retrouver, au bout d’un certain temps, devant la voie ferrée, en face d’une scierie surmontée d’un drapeau rouge. “Vous avez encore le communisme, ici ? – Oui, mais là, c’est pas nous, c’est les Coréens du Nord. Ils travaillent quasiment sans salaire et sans rien à manger. Ils ont déjà boulotté tous les chiens du village. – Vous n’avez pas tenté de leur expliquer que ça ne se fait pas, en Russie ? – Oh, ici les Russes aussi mangent les chiens, maintenant. – Même toi ?” Je dois avouer qu’une pointe d’admiration transparaît dans ma voix au moment où je lui pose la question. Je n’ai encore jamais conversé avec un mangeur de chien. “Non, mais je crois bien que je suis le seul. Je préfère les animelles. – C’est quoi comme animal ? – T’as pas compris. Je te parle des couilles de sanglier. Je les cuisine moi-même. Si j’avais su que tu venais, je t’en aurais préparé, c’est

un délice !” Quelque chose me chiffonne encore : “Dis, Kolia, du côté du train, on a vu Pirate, tu crois que lui aussi il va passer à la casserole ?” Le pompier prend quelques secondes pour se représenter ce chien-là précisément, et délivre son verdict : “Non, lui non. Il est trop maigre. Ici, en général, c’est les huskies qu’on mange.” Il considère un instant le drapeau rouge qui flotte dans le ciel de la taïga et ajoute : “Mais s’il va faire un tour du côté des Coréens, il risque de se faire bouffer quand même.”

Des dynasties de cheminots Dans la langue des autochtones, les Evenks, Toutaoul signifie “tête de petit renne”. Maria Popova est maire de Tête-de-PetitRenne. Elle a 30 ans et elle aussi est une superhéroïne – une femme maire. Son don, c’est l’amour de la patrie. Elle a gagné son fauteuil en remportant les élections, après une campagne acharnée qui a amené tout le village aux urnes, à part les Coréens. Meetings, tracts, diffamation, équipes de campagne, tout était là, on aurait cru l’élection d’Obama. “Comment avez-vous été élue ? – Je répondais à un besoin de changement. Le nouveau maire devait avant tout être quelqu’un de neuf. Le village est jeune, du coup c’est une personne jeune qui l’a emporté.” Pour Maria, le monde extérieur est un cloaque dégoûtant et amoral où les gens pourrissent et se décomposent de l’intérieur au lieu de mener une existence digne de ce nom. Toutaoul est différent. “Nous vivons quasiment comme de vieuxcroyants*. Nous formons une grande famille, une communauté, si vous préférez, même si

nous avons aussi des points de discorde, comme partout. Ici, les jeunes sont soutenus, et d’abord par leurs parents. Récemment encore, nous avions des appartements vacants, mais plus aujourd’hui. Avant, ils se vendaient 10 000 roubles [240 euros], à présent les prix atteignent un demi-million [plus de 12 000 euros]. – Cet endroit a vraiment des perspectives à offrir aux jeunes ? – Nous formons essentiellement des dynasties de cheminots. Les enfants partent suivre leur scolarité dans les grandes villes de la région, puis reviennent. Nous avons beaucoup de jeunes chefs d’entreprise, on peut faire de beaux progrès dans une carrière, par ici.” La liste des possibilités d’avenir radieux ne va guère plus loin que cela. “Vous n’avez jamais envisagé de partir ? – Non. Mon enfant n’a qu’à éprouver la saleté de l’existence, ça lui mettra du plomb dans la tête.” A écouter son discours, on se dit que Tête-de-Petit-Renne est un genre d’incubateur pour personnes moralement solides. Cela donnerait envie de s’enfoncer dans cette tête, de se rouler en boule et de consacrer le restant de ses jours à se purifier intérieurement. Mais Maria ne cherche pas à vous retenir, car la pureté, les gens d’ici en ont besoin pour euxmêmes et, moins il y a d’étrangers, plus l’atmosphère est propre.

“Quand quelqu’un meurt c’est terrible. La morgue est à Tynda”

Mais un dentiste au village, ce n’est pas prévu par la loi. Une population aussi réduite n’a droit qu’à un dispensaire doté d’une salle d’accouchement. Il n’y a donc qu’une infirmière, et l’équipement dont elle dispose est à l’avenant : symbolique. Mme le maire nous assure que cette femme mériterait qu’on lui érige une statue de son vivant. Elle aussi est une superhéroïne, qui doit soigner des blessés par balles, des pendus, des accidentés, mettre des bébés au monde et assurer les vaccinations. Bref, elle doit savoir tout faire. Le train transporte plusieurs appareils servant aux diagnostics, radio, échographe, pour la gynécologie, la cardiologie, l’ophtalmologie, l’oto-rhino-laryngologie. Parfois, on lui rajoute une section de soins dentaires, mais cette option susceptible de transformer provisoirement la vie d’électeurs oubliés en un paradis sanitaire est réservée aux périodes de campagne électorale et offerte par l’un des partis en course. En fonction de son budget communication, celui qui finance ces compléments ferroviaires peut aussi rajouter un wagon chapelle avec prêtre, voire payer une vedette de variétés. “Lorsque quelqu’un meurt, c’est terrible, constate Maria. Il faut aller faire établir le certificat de décès à la morgue, et la morgue, elle est à Tynda. Naturellement, personne n’acceptera de vous délivrer de certificat sans voir le corps, donc on fabrique un cercueil, on y enferme le défunt, et il faut attraper le train de service qui va à Dipkoun, où on change pour un autre train de service, et là, la famille accompagne enfin son disparu jusqu’à Tynda. Pareil pour le retour. Et si ça tombe un weekend et que le médecin légiste n’est pas là, le mort n’est pas enterré avant une semaine, voire plus.” Mme le maire est persuadée qu’elle et ses administrés ont été abandonnés par l’Etat. Ici, on en veut à Moscou, mais on préfère ne pas y penser. Le nom de la capitale résonne moins souvent que ceux de villes chinoises. Le pouvoir central est surtout blâmé pour l’absence de voies de communication entre les différentes localités. Quand on demande aux gens pourquoi il n’y a pas de routes, ils se contentent d’esquisser un sourire en serrant leurs dents



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Asie Suite de la page 38 douloureuses. Tout le monde connaît la réponse : “Ce n’est pas rentable”. Des villages entiers de gens non rentables. Mais ils ne sombrent pas dans le désespoir, tout cela n’est que le prix à payer pour éprouver sa solidité morale. La halte suivante a lieu à Verkhnezeïsk, au sud du grand lac artificiel de Zeïa. Avec ses 1 500 habitants, c’est, dans le contexte local, une vraie ville. La voie ferrée, elle, a des airs de monument à une guerre oubliée de l’homme contre la nature, guerre perdue depuis longtemps. Le BAM devait servir à édifier dans ces confins un avenir industriel, qui a sombré dans le passé avant même de se concrétiser. Nous sommes face à une anomalie temporelle, où le présent n’a jamais existé. Un monde postapocalyptique : des khrouchtchiovki délabrées au milieu d’une toundra que déboisent des Coréens communistes. Mais malgré tout, les Russes refusent de se rendre. Dans les quelques rues, le goudron a depuis belle lurette cédé la place à la poussière, qu’un vent incessant fait tourbillonner. Au milieu de l’une de ces petites tornades apparaît soudain Valentina Albinovna, adventiste du septième jour, ce qui lui vaut d’être le souffre-douleur de tout le village. Il n’y a qu’elle qui professe cette foi par ici. Elle a un fils handicapé, qui boit. Il vit chez elle, dans son studio.

Chien de garde ou à cuisiner ? Un autre handicapé, Sergueï Dordia, habite seul dans une cabane branlante sans eau ni chauffage. Si ses jambes sont paralysées, la partie supérieure de son corps mène une lutte acharnée contre l’administration, la maladie et la brutalité de l’existence. A le voir, on croirait Spiderman. Il se déplace en rampant, à la force des bras. Ancien détenu, il est couvert de tatouages. C’est dans un camp, quelque part en Russie centrale, qu’il a eu la colonne vertébrale brisée. A sa libération, il est venu à Verkhnezeïsk, où il avait de la famille, mais ses proches l’ont abandonné dans cette cabane en pensant qu’il y mourrait vite. Sauf qu’il n’a aucune intention de mourir et, pour continuer à vivre, il harcèle le maire, écrit au gouverneur, aux journaux régionaux, à Poutine et à Medvedev. Le pire, c’est qu’il n’a pas le statut d’handicapé, faute d’attestation médicale. Pour obtenir ce document, il lui faudrait aller à Tynda. En attendant, le maire lui apporte des pommes de terre et promet de le reloger en appartement, dès qu’il s’en trouvera un disponible, à l’occasion de la mort d’une petite vieille. Bizarrement, Verkhnezeïsk dispose d’un hôpital. Immense. Mais vide : quatre médecins, dont deux partent bientôt en retraite, et trois malades. A l’origine, le projet urbain prévoyait 40 000 habitants, pas 1 500. L’Etat s’est délesté de ses obligations envers cet établissement ; elles ont été reprises par l’administration ferroviaire. Si l’un des soignants vous prescrit un médicament, vous pourrez le retirer gratuitement. Dans une pharmacie de Tynda. Le bureau du médecin-chef, Vera Gladycheva, s’orne du portrait du président Medvedev,

qui voisine avec une image de la Vierge. A la fin de l’année, ce sera le départ. Et ensuite ? Les jeunes médecins ne se pressent pas pour prendre la relève. Eux, ils veulent tout tout de suite. Ici, il n’y a rien, et il faut attendre longtemps. Elle éprouve une joie sans mélange à l’idée de sa retraite qui approche, et compte s’installer le plus vite possible à SaintPétersbourg, auprès de ses enfants. Elle pourra enfin fréquenter les théâtres, les musées, se promener le long des avenues. Mais pour l’instant, elle a rendez-vous chez sa coiffeuse, Lena Ptchelkina, une autre superhéroïne. Si le médecin-chef arrive en retard, elle devra attendre une semaine avant de pouvoir se faire coiffer, car Lena tient le seul salon de coiffure le long de la ligne, et son agenda est plein longtemps à l’avance. Le lendemain, elle part exercer ses talents dans un autre village. Nous ne pourrons pas la rencontrer cette fois, mais nous la rattraperons plus tard. Nous voici maintenant à Ogoron, “le renne qui court”, en evenk. “Pas facile de distinguer les Coréens des Chinois”, déplorent devant moi deux dames d’un certain âge, vêtues de leurs plus beaux atours. Elles déambulent bras dessus, bras dessous le long du train. Mais elles savent tout de même faire la différence : “Les Coréens sont toujours affamés, les Chinois seulement de temps en temps.” Dans ces lointains chiches en distractions, le passage du convoi est un événement. C’est ainsi que ces dames ont sorti leurs lunettes de soleil, leurs vestes des grands jours, et arborent leurs plus belles mises en plis. Elles me racontent des histoires d’ours, un grand classique dans la région, où l’on brandit toujours les trois mêmes épouvantails : le tandem au pouvoir, le virus de l’encéphalite transmis par les tiques, et les ours sauvages. L’une de ces élégantes en goguette (qui refuse que son nom soit cité) nous invite chez elle. Elle habite à l’autre bout du village, à un quart d’heure à pied. Dans son intérieur, elle se transforme en simple femme de la campagne, une bonne

Trois épouvantails : le Tandem, l’encéphalite et les ours sauvages ménagère retraitée qui vit avec son mari toujours occupé à construire ou réparer quelque chose. Nonobstant l’écran plasma qui trône au salon, madame continue à regarder ses séries préférées sur la petite télé cathodique installée dans sa cuisine. Elle nous informe qu’ici, à Ogoron, les gens ne meurent ni de faim ni de froid. Certes, les prix des produits frais sont ceux du Grand Nord mais, avec une vache, on s’en sort très bien. Leurs enfants travaillent aux chemins de fer, et vont passer leurs vacances en Chine ou en Thaïlande. Le soir, nous nous rendons à la scierie où travaillent les Coréens. A côté se dresse une petite maison en rondins entourée d’une palissade aux planches irrégulières. La cheminée fume. Le portail est fermé. Nous frappons. Venu de la maisonnette, un aboiement nous répond. Nous ne saurons jamais s’il s’agit de celui d’un chien de garde ou d’un chien à cuisiner. Personne ne nous ouvrira. L’endroit rappelle un fort de western. Le Far West en plein Far East. Matin suivant. Des collines couvertes de résineux aux troncs noyés dans le mauve de l’inévitable lède des marais. On nous apprend que nous sommes à Toungala, “la rivière sinueuse comme un ruban”. Je commence à me demander si ces traductions de l’evenk sont vraiment fiables. Cette fois, les patients débattent de la qualité des produits alimentaires récemment livrés au village. Tous les villages ont leur “supermarché”. Chez Natali, par exemple, une fois écarté le rideau lumineux à l’entrée, on tombe nez à trompe avec un mammouth, une énorme peluche au doux regard. Il prend le frais près de la banque réfrigérée où se trouvent plats cuisinés, saucisson, ainsi qu’un entonnoir et un ballon. L’absence de route fait monter les prix, de 20 % plus élevés qu’à Moscou. Souvent, une pan-

Une jeune habitante du village d’Ogoron.

carte prévient “On ne fait pas crédit”. Ce qu’il y a de meilleur, ici, c’est le pain frais, juste de la farine de blé, simple, comme on en mangeait dans notre enfance. Alexeï Izotov est un homme d’affaires de 16 ans. Il est en terminale et s’est lancé dans le business lorsqu’il avait 7 ans, en revendant avec une petite marge des porte-clés qu’il achetait dans d’autres villages des alentours, plus importants. Il est désormais dans la distribution de produits de beauté. Cela ne lui rapporte pas des fortunes, mais ça représente une bonne source d’argent de poche. Il voudrait faire des études de journalisme, songe à s’orienter vers le marketing politique. Il compte poursuivre ses études à Blagovechtchensk, puis à Novossibirsk, car au village, les perspectives sont inexistantes. Depuis trois ans, il dispose d’Internet, ce qui lui permet de se tenir au courant de la marche du monde. Il a un bon moteur et l’esprit d’entreprise, qui le mèneront bien plus loin que tous les trains qui passent à Toungala.

Campements evenks C’est dans ce village que nous retrouvons notre coiffeuse, Lena Ptchelkina. Conformément à ce que suggère son nom, c’est une travailleuse infatigable [ptchela signifie “abeille” en russe]. Elle coiffe dans tous les villages de la ligne, mais aussi dans les campements evenks. C’est en péniche qu’elle se rend chez ces éleveurs de rennes. Elle nous apprend toutefois qu’ils n’ont plus de rennes, ils les ont tous mangés. Ne restent que des chevaux. Les Evenks sont très sensibles à la beauté, et leurs faveurs vont aux coupes inventives, asymétriques, avec crêtes. Avant d’arriver à Khabarovsk, nous stoppons à Fevralsk, et rencontrerons un dernier superhéros, Vladimir Mikholapa, ancien sidérurgiste engagé dans une guerre écologique contre la compagnie minière Petropavlovsk, qui exploite l’or de la région. Il nous assure que le minerai est lavé sans aucune précaution et que tous les produits toxiques sont rejetés dans les eaux de la Byssa. “Et ils chient aussi dedans, alors que plus bas sur le cours de cette rivière, on a notre station de pompage qui nous fournit en eau potable !” Les habitants ont signé en masse la pétition courroucée qu’il fait circuler. Pour le moment, les pêcheurs évitent la Byssa et vont mouiller leurs barques dans d’autres rivières. Le Matveï Moudrov termine sa mission. Les dizaines de personnes, si gentilles, spontanées, que nous avons croisées, nous font penser aux ours d’un conte de sorcières : ils ont depuis longtemps enterré tout espoir d’une vie normale, mais s’évertuent à aménager cette tombe pour tenter de la rendre vivable. Andreï Molodykh * Communauté de Russes qui ont conservé la foi orthodoxe d’avant le schisme provoqué par la réforme du patriarche Nikon au XVIIe siècle. Persécutés comme hérétiques, ils ont émigré ou fui toujours plus à l’est et se sont parfois installés dans la taïga sibérienne où ils ont conservé leurs us anciens.


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Moyen-Orient Egypte

La révolution kidnappée par les forces obscures La violence actuelle mène-t-elle le pays à un affrontement entre l’armée et les islamistes, comme dans l’Algérie des années 1990, ou alors à une entente entre ces deux forces, comme au Pakistan ? Al-Tahrir Le Caire

ommentant les nouveaux affrontements autour de la place Tahrir [ayant fait en trois jours dix morts et des centaines de blessés], le Premier ministre Kamal Al-Ganzouri [nommé à la fin de novembre par le Conseil suprême des forces armées] estime qu’on n’a pas affaire à une poursuite de la révolution, mais à une contre-révolution. Je suis entièrement d’accord avec lui, mais, dans ce cas, qui sont les meneurs de cette contre-révolution ? Supposons que l’armée est la protectrice de la révolution, comme elle l’affirme, qu’elle ne tire pas à balles réelles, n’arrête pas les jeunes, ni ne les torture, ni ne les traîne par les cheveux, ni ne les écrase avec ses blindés, supposons donc que notre Conseil suprême des forces armées est tout gentil. Cela veut dire que ce n’est pas la peine de compter sur lui puisqu’il n’a visiblement pas la maîtrise de ce qui se passe réellement. [La presse publie de nombreuses photos montrant des soldats tirant avec des revolvers ou des mitraillettes.] Mais alors, si ce ne sont pas les militaires, qui sont donc les responsables des derniers événements ? Appelons-les “les forces obscures”. Des forces qui gouver-

MOHAMMED ABED/AFP

C

“Tantawi [chef du Conseil suprême des forces armées], éloigne tes chiens de moi.” Le dessin reproduit une agression qui a eu lieu lors des manifestations place Tahrir, le 19 décembre. nent le pays en sous-main depuis la chute de l’ancien président Hosni Moubarak, en février dernier. Ce sont elles qui attaquent actuellement la révolution. Plus précisément, elles s’en prennent à ces jeunes toujours prêts à descendre dans la rue afin de défendre leur cause. Elles essaient de les éliminer en les tuant, en les blessant, en procédant à des “détentions provisoires” afin qu’ils ne soient plus en mesure de mobiliser de larges couches de la popula-

tion derrière eux. Une fois que ces jeunes auront été réduits à néant, ces forces obscures s’en prendront aux forces politiques nées de la révolution. Elles ont un grand savoir-faire dans l’art de miner des partis d’opposition et d’en faire des coquilles vides, incapables d’obtenir un réel soutien populaire. Mais qu’en est-il des Frères musulmans et des salafistes [forts de leurs bons scores électoraux lors des première et deuxième

étapes des législatives] ? Pour ces deux-là, il n’y a que deux voies : soit l’affrontement [avec l’armée], soit l’arrangement. Dans la première hypothèse, on aura un scénario à l’algérienne, dans la seconde, un scénario à la pakistanaise, où les Frères et les salafistes pourraient étendre leur domination sur l’enseignement, les médias, les affaires sociales, etc., pour modeler la société selon leurs idées. Le cas du Pakistan montre bien où cela peut mener. Cette option ne serait toutefois pas non plus sans risques pour les islamistes. D’une part, les forces obscures pourraient se retourner contre eux une fois les mouvements révolutionnaires réduits à néant, les mettre à nouveau en prison ou les contraindre à l’exil en Arabie Saoudite. D’autre part, le peuple pourrait bien se retourner contre eux, notamment les jeunes générations et les catégories les plus ouvertes sur le monde extérieur. Les islamistes, et notamment les Frères, ont donc un choix difficile à faire. En tout état de cause, les décideurs auraient intérêt à ne pas oublier que l’Egypte a changé depuis la révolution. Les forces obscures continuent d’agir selon le mode d’action qu’elles connaissent et qui leur a permis de contrôler le pays depuis cinquante ans, mais ne se rendent pas compte qu’elles ressemblent aux dinosaures de Jurassic Park, ces dinosaures qui font un retour fracassant et sèment la terreur avant de connaître une fin inéluctable. Chers lecteurs, levez la voix avec moi ! Dites aux forces obscures que l’Egypte a changé, et qu’elles n’y ont plus leur place. Ezzedine Choukri Fishr

Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin

Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10 La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec


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Moyen-Orient Egypte

Les Nubiens, un peuple à part qui en a assez de supplier

A

PortSaïd

Alexandrie MarsaMatruh

I.

A.S.

ÉGYPTE Désert

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Le Caire

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Mer Méditerranée

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Barrage d’Assouan Assouan Lac Nasser

Mer Rouge Nasser Al-Nouba Basse Nubie

Les récits des grands-mères SOUDAN

Haute Nubie

Nil

la suite de la construction du haut barrage d’Assouan, environ 200 000 personnes ont dû quitter leurs foyers entre août 1963 et avril 1964. Or les Nubiens ne se distinguent pas seulement par le nombre considérable de personnes déplacées, mais aussi par un nombre record d’associations et de militants qui défendent leur cause dans l’Egypte actuelle. Ils forment en effet l’une des communautés les mieux organisées et les plus à même de se mobiliser en Egypte, grâce à des militants qui ont acquis, au cours des ans, un grand savoir-faire pour faire avancer leur dossier et exploiter tous les moyens de servir leur cause. Il n’y a probablement que les Frères musulmans qui puissent en dire autant. Aujourd’hui, ils sont près de 3 millions de personnes [sur un total de plus de 80 millions d’habitants pour le pays]. Au Caire, ils sont surtout concentrés dans les quartiers d’Abidine et de Boulaq. C’est là également que sont domiciliées quelque trente-deux de leurs associations (sur cinquante-cinq que compte la capitale). Armina en est une. Trois générations de militants y cohabitent. Les plus anciens racontent la vie d’antan : des maisons d’un blanc éclatant, les enfants qui courent au bord du Nil, les jeunes qui dansent lors des fêtes, les vieux qui font leur sieste sur le pas de la maison, la fabrication de cabas, le mouvement incessant des norias…

a été fondée en 1963, quelques années après le début des travaux, à des fins de relogement.] Quant aux sommes allouées, elles n’ont permis la réfection que de 2 000 maisons sur un total de 4 000. Par ailleurs, les dédommagements versés aux Nubiens lors de leur déplacement ont été extrêmement faibles, estimés à un peu moins de 2 millions de livres égyptiennes pour près de 36 000 maisons, ce qui fait 5,5 livres par maison. De même pour les terrains agricoles, les norias et les puits, estimés à plus de 10 000, qui ont également été indemnisés de manière insuffisante.

La Nubie historique

400 km Abréviations : A.S. Arabie Saoudite, I. Israël, J. Jordanie

Courrier international

Al-Shourouk Le Caire

des étudiants et étudiantes de l’université d’Assouan. Après son arrivée au Caire, il s’est employé à unir les rangs des Nubiens originaires de différents villages. De même, il a participé à la fondation de la commission de suivi du dossier des Nubiens à Alexandrie. Et puis il a été l’un des initiateurs du groupe de Nubiens qui ont pris part aux manifestations de la place Tahrir [entre le 25 janvier et le 11 février, qui ont abouti à la chute de Hosni Moubarak]. Selon Ahmed Sokarno, doyen de la faculté de littérature à l’université d’Assouan et lui-même nubien, les problèmes ont commencé dès la création d’une retenue d’eau à Assouan, en 1902, destinée à réguler les crues du Nil. Chaque fois que le lac s’est agrandi à la suite de nouveaux travaux [notamment en 1912 et 1933], des habitants de certains villages ont dû partir s’installer dans les villes de la région ou au Caire. Cela culmine avec la construction du haut barrage, achevé en 1970 sous le règne de Gamal Abdel Nasser, qui a provoqué l’immersion d’énormes superficies de terres [le lac Nasser s’étale sur une superficie de plus de 5 000 km2]. Le gouvernement a plus d’une fois promis d’assurer une vie digne aux déplacés et de construire 9 000 maisons pour

Al-Ar

Depuis qu’ils ont perdu leurs terres à cause du barrage d’Assouan, les Nubiens n’ont cessé de réclamer leurs droits. En janvier 2011, ils étaient parmi les premiers à camper sur la place Tahrir. Enquête.

les 17 000 familles qui n’avaient pas obtenu de logement au moment de leur départ. Or il n’en a construit que 5 000 en plus de quarante ans. Pis, de nombreuses habitations de Nubiens à Nasser Al-Nouba, près de la ville d’Assouan, sont délabrées. [La ville de Nasser Al-Nouba

Ali Mohammed Hamed en janvier 2009, au Caire.

Leur président, Fawzi Saleh, la soixantaine, représente la première génération à avoir subi la douleur d’être séparée des vieilles terres des Nubiens. “J’étais à l’école primaire à l’époque. Les gens ne croyaient pas qu’ils allaient devoir partir pour du bon. Ils ont même emporté avec eux la clé de leur maison. Il faisait alors très chaud. Je portais de vieilles sandales toutes rapiécées, datant de la guerre avec les Anglais, se souvientil. Ma génération représente la mémoire vivante de la cause. Les souffrances qu’elle a endurées, elle les transmet aux générations suivantes.” Il a commencé son parcours de militant dans les années 1960 dans la Ligue

DENIS DAILLEUX/AGENCE VU

Unir les rangs des Nubiens

Mahmoud Al-Sayali est considéré par les militants nubiens comme un de leurs pionniers. Dès le début des années 1960, il a proposé de rassembler les Nubiens dans la vallée Wadi Abu Siyal, sur les terres de l’ancienne Nubie. Achraf Othman, la quarantaine, appartient à la deuxième génération. Il y a quelques mois, il a dénoncé le haut barrage dans un virulent réquisitoire en direct à la télévision. “Je fais partie de ceux qui considèrent que le barrage fait partie des points noirs du régime nassérien, puisqu’il retient les sédiments de terre fertile”, explique-t-il. Convaincu que l’écriture de l’histoire est un élément important pour la défense de la cause, il s’emploie à pister tout document ayant trait à cette partie de l’histoire égyptienne. Le fait d’avoir longtemps vécu à l’étranger ne l’a pas empêché de rester fidèle à la cause. Au Koweït [où vit une importante communauté d’immigrés égyptiens], il a été membre de toutes les associations nubiennes locales. De même aux Etats-Unis. “Sous le mot d’ordre ‘Ceci est notre cause’, j’ai fait partie de ceux qui ont présenté notre dossier à Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU à l’époque. Il nous a dit que notre dossier devait d’abord faire son parcours juridique en Egypte, avant de pouvoir être présenté devant les instances internationales. A partir de là, nous avons déposé des plaintes devant le Conseil d’Etat contre l’ancien président, l’ancien Premier ministre, le ministre de l’Irrigation et celui du Logement, ainsi que les anciens préfets d’Assouan.” Plus encore que le travail d’historien, de recherche dans les archives, la culture orale est l’un des moyens importants de soutien au travail des militants. Les récits des grands-mères et leurs cantiques tristes donnent une dimension sentimentale à la cause. C’est par cette voie que Nagla Aboulmagued a développé sa conscience. Son père avait déjà été militant, tout comme le sont sa tante et sa


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venu afin de négocier avec nous. Nous avons vite compris qu’il mentait. Une autre fois, quelqu’un s’est présenté comme appartenant aux services du renseignement militaire et a essayé de nous diviser en disant qu’une des tribus de la région allait venir la nuit pour nous frapper. Mais nous avons appelé quelqu’un des nôtres appartenant à cette tribu et il nous a assuré qu’il n’en était rien. Plus tard, il s’est avéré que cet homme était un membre du Parti national démocrate [ancien parti au pouvoir dissous].”

Jeu du chat et de la souris Abdallah Al-Aqid, un militant d’une vingtaine d’années, était alors assis devant son ordinateur au Caire. Lui a fait le choix de lutter via Facebook contre les fausses informations données par certains médias. “Nous étions comme dans un jeu du chat et de la souris avec ceux qui essayaient de donner des manifestants une image d’agressivité”, explique-t-il. Les plus jeunes apportent leurs talents de négociateurs et leur souplesse dans les discussions. C’est ainsi que Nagla Aboulmagued s’est entraînée intensivement aux techniques de dialogue avant de rencontrer ses interlocuteurs afin de leur présenter la cause.

DENIS DAILLEUX/AGENCE VU

Les Nubiens forment non pas une minorité mais un peuple autochtone. C’est un élément important pour réclamer des droits

Ali Ibrahim Mohammed Hamed en janvier 2009 dans le quartier Imbaba, au Caire. Portraits de Nubiens extraits de la série A Day of Change réalisée par le photographe Denis Dailleux. sœur, à Alexandrie. Elle-même, la trentaine, appartient à la troisième génération qui porte le flambeau. Après avoir été active à l’université, elle s’est engagée plus particulièrement depuis 2006 dans les associations à la fois du Caire et d’Alexandrie.

Des tentatives de division Si la première génération représente la mémoire vivante et si la deuxième a choisi de porter la cause devant les instances internationales, la troisième génération, quant à elle, a investi l’espace virtuel et les technologies modernes. Les partisans d’un appel à l’étranger et à l’internationalisation se recrutent dans toutes les générations, mais les plus jeunes se distinguent de leurs aînés par une inclination plus révolutionnaire, probable conséquence d’une conscience

politique plus développée, puisque certains d’entre eux sont par ailleurs membres de partis. Pour eux, notamment, les manifestations de la place Tahrir ont été un élément important. Ainsi, Nagla Aboulmagued y est allée et en a profité pour former des alliances avec les jeunes d’autres régions marginalisées du pays et qui y avaient également leurs tentes, de Marsa-Matruh, par exemple [sur la côte méditerranéenne, à l’ouest d’Alexandrie], d’Al-Arish [ville proche du canal de Suez, sur la côte méditerranéenne] et du Sinaï [région où vit une importante population bédouine]. A la maison, elle apprend à ses trois enfants les histoires de leur grandmère, en leur chantant les vieilles chansons et en veillant à ce que tous rendent visite à ceux de la famille qui vivent encore dans le Sud.

Leur capacité de mobilisation est apparue clairement lors de leur récent sit-in devant la préfecture d’Assouan. “Quand nous avons décidé d’y camper, nous nous sommes retrouvés confrontés à deux défis : faire venir les gens et financer l’action. Nous avons lancé une campagne de dons auprès des différentes associations nubiennes”, explique Othman, qui a été parmi ceux qui ont lancé l’étincelle de départ. Mohamed Hussein, membre dirigeant de l’association Armina, a lui aussi joué un rôle important en faisant profiter de son expérience d’encadrement et du réseau de connaissances qu’il avait en tant qu’entraîneur de l’équipe de football nubienne. “Le campement a duré huit jours, explique-t-il. On a subi des tentatives de division. Un jeune est venu avec un mégaphone et a prétendu être un représentant des jeunes révolutionnaires de la place Tahrir

Manal Al-Tibi, directrice du centre égyptien de Droit au logement et diplômée de l’université américaine [du Caire], où elle s’est penchée sur les aspects juridiques de la question, explique : “Jusque récemment, le ton dominant chez les Nubiens était la supplique. Désormais, il est plus rationnel et s’appuie sur les chartes des droits de l’homme et le droit international. Les militants se sont faits à l’idée que les Nubiens forment non pas une minorité mais un peuple autochtone. C’est un élément important pour réclamer des droits, notamment via la notion du droit des autochtones à leur territoire.” En revanche, ils ne prônent pas le séparatisme. “Nous n’avons aucun projet pour un scénario à la soudanaise [le Sud-Soudan vient de se séparer du Nord]. C’est une vieille accusation dont l’ancien régime a usé et abusé pour nous discréditer”, s’insurge Achraf Othman. Un autre militant, préférant rester anonyme, ajoute que les accusations d’être des espions ou des terroristes n’ont jamais cessé à leur égard. Le principal lien entre tous, c’est le rêve de retour sur les bords de l’eau, et plus précisément au bord de ce lac dont ils revendiquent l’appellation “lac de Nubie”. Ils réclament également des terrains pour construire des maisons et pratiquer l’agriculture. Et, finalement, la création d’une circonscription électorale leur assurant une présence pérenne au Parlement. Dina Darwich


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S

Afrique

Retrouvez sur notre site l’article “Sex and the City à Dakar”, une analyse de la tendance dénommée mbarane : ces jeunes filles qui ont plusieurs copains.

Cameroun

Plongée dans l’univers de la prostitution masculine Prohibée, la prostitution des hommes existe pourtant au Cameroun. A Douala, la capitale administrative, ces travailleurs du sexe ne se protègent pas toujours. Enquête. Le Jour Yaoundé

ouala au lieu-dit carrefour Elf le 13 novembre 2011. Il est 20 heures et l’endroit, qui a été rebaptisé “carrefour J’ai-raté-ma-vie”, est fréquenté par des travailleurs du sexe, l’expression politiquement correcte qui désigne les prostituées. Ici, on aperçoit des filles à perte de vue. Certaines sont debout dans la pénombre et causent entre elles. D’autres sont assises dans des buvettes et sirotent, en attendant leurs clients. Parmi ces filles, Aurélie, âgée de 26 ans. Un client arrive à pied, parle à peine une minute avec elle et ils s’en vont. Environ vingt minutes plus tard Aurélie revient, le sourire aux lèvres. “La soirée commence bien !” s’exclame-t-elle. Aurélie explique que le client est son “asso”, c’està-dire un habitué. Il lui a donné 3 500 FCFA [environ 5 euros] parce qu’il était content, soit 1 500 FCFA [environ 2 euros] de plus que le tarif habituel. Plus tard, Aurélie révèle qu’elle n’utilise pas de préservatifs avec ses “assos”. Autre révélation : Aurélie s’appelle en réalité Bertrand. C’est un travesti. Il a une perruque harmonieusement coiffée. Son visage est maquillé : du fond de teint, du rouge à lèvres, du fard à paupières, des faux cils. Il a les ongles mi-longs, bien manucurés, et arbore un tricot qui moule une généreuse poitrine que bien des filles lui envieraient, un pantalon tout aussi moulant et des talons hauts. Mais, en fait, ces seins sont des préservatifs remplis d’eau et habilement fixés dans un soutien-gorge. Un cache-sexe aplatit ses organes génitaux et l’illusion est parfaite, surtout la nuit. Des “filles” comme Aurélie sont nombreuses à Douala. En fait, la prostitution masculine est un phénomène peu connu, qui existe pourtant au Cameroun depuis plus d’une dizaine d’années et qui est en “constante évolution”, d’après Adonis Tchoudja, le président d’Aids-Acodev, une association qui lutte contre le sida auprès des travailleurs du sexe et des enfants de la rue depuis trois ans. D’après le Plan stratégique national de lutte contre le sida, “l’effectif total des travailleurs du sexe varie selon les sources”. Il cite, par

D

exemple, le rapport de cartographie des travailleurs du sexe publié en 2008, qui parle de “18 000 personnes (hommes et femmes)”. Il n’y a pas encore d’études qui portent uniquement sur les travailleurs du sexe masculins. Le plan stratégique de cette institution, placée sous l’autorité du ministère de la Santé publique, indique aussi que les travailleurs du sexe sont “des populations à haut risque d’exposition au VIH [parce qu’ils peuvent] jouer un rôle disséminateur de l’infection vers la population générale, à cause du multipartenariat sexuel qui les caractérise [et du fait qu’ils n’utilisent] pas systématiquement le préservatif”. Ce rapport révèle également que seulement 64 % des hommes interrogés lors d’une enquête démographique et de santé ont déclaré utiliser des préservatifs au cours des rapports avec des travailleurs du sexe. Adonis Tchoudja est plus modéré. Il affirme qu’environ 50 % seulement des travailleurs du sexe se protègent. Pour ce qui est des travailleurs masculins, ils vont aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes. “Bien que ce soit interdit, il est clair qu’il y a des hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes, et ces hommes ne sont pas suffisamment sensibilisés. Les spots publicitaires à la télévision ne montrant que des couples hétérosexuels, ils ont l’impression que le sida ne les concerne pas”, révèle-t-il. D’où son appel à la prise en compte de cette catégorie sociale dans la conception des messages de sensibilisation sur le VIH-sida. Ce vœu pourrait prendre du temps avant de se réaliser. Une source du Comité national de lutte contre le sida explique : “La prostitution

est interdite au Cameroun, et aussi les rapports sexuels entre personnes de même sexe. Inclure ces deux groupes dans des campagnes de sensibilisation, par exemple dans des spots publicitaires, serait une façon de légitimer ces pratiques. Personne n’est prêt à prendre ce risque.” Big Mami est le pseudonyme utilisé par un garçon de 27 ans, travailleur du sexe depuis environ sept ans. Ses clients sont aussi bien des hommes que des femmes, “des veuves, des femmes âgées qui ne sont pas satisfaites par les hommes de leur génération”, révèle-t-il. Il avoue qu’il n’utilise pas systématiquement de préservatifs. “Quand quelqu’un me plaît, s’il veut utiliser des préservatifs, on le fait ; s’il ne veut pas, on ne les utilise pas. Mais quand je n’aime pas une

Des garçons ne voient pas la nécessité d’utiliser le préservatif personne j’utilise toujours le préservatif”, explique-t-il. Quand on lui demande s’il n’a pas peur d’attraper le sida, il répond : “Dès qu’on a fini les rapports, je me nettoie et ça va.” En fait, beaucoup d’idées préconçues parmi les travailleurs du sexe sont de nature à augmenter la propagation du sida. Certains pensent qu’uriner et faire sa toilette immédiatement à la fin du rapport sexuel permet d’évacuer les microbes et met ainsi à l’abri des maladies. Des garçons ne voient pas la nécessité d’utiliser le préservatif, car “les hommes n’attrapent pas de grossesse”. Ils se fient également à l’apparence physique de leurs clients et ont encore l’impression que les malades du sida sont chétifs, avec des boutons sur le corps. Big Mami n’est pas un travesti et ne travaille pas au carrefour Elf, mais plutôt dans des snack-bars et des boîtes de nuit. D’ailleurs, les travailleurs du sexe du carrefour Elf ne sont que la face visible de la prostitution à Douala. Ils travaillent discrètement et on les rencontre, par exemple, dans un snack-bar qui porte le nom d’un réseau social, situé à Ndogbong, près de la zone universitaire. Ici, ces travailleurs sont pour la plupart des étudiants. Ce 13 novembre, Gilles, qui se fait appeler Njango, et ses collègues sont attablés et causent. Il est étudiant en deuxième année d’histoire, et c’est l’argent qu’il gagne dans ce bar qui paye ses études et ses factures. Environ une heure après son arrivée, un monsieur l’invite à sa table, lui offre à boire et,

Vue par les femmes

Les clientes sont plus prudentes A Douala, il existe également plusieurs clubs de rencontre dans le quartier Akwa, à l’exemple de celui dénommé Le C. C’est un snack-bar dans lequel on fait du strip-tease. Ici, les danseurs peuvent offrir d’autres services, tels que le sexe et les massages. Le type de voitures garées dans le parking en dit long sur les personnes qui fréquentent l’endroit : de grosses berlines, des 4 x 4, des cabriolets. L’autre surprise, ici, est qu’il y a beaucoup de femmes qui viennent pour acheter du sexe. “Ce sont des femmes qui n’aiment pas le physique de leurs maris, celles qui ont des maris toujours absents, et la plupart ne sont pas sexuellement satisfaites par leurs conjoints”, explique Chinoise, un garçon de 28 ans. “Elles viennent ici parce qu’elles veulent des relations sans attaches : on ne dévoile pas son identité, on n’échange pas de numéro de téléphone. C’est ni vu ni connu”, ajoute-t-il. Contrairement aux hommes, presque toutes ces femmes utilisent systématiquement des préservatifs. Le Jour, Yaoundé

après quelques mots, ils s’apprêtent à partir. Approché pendant qu’il règle sa facture, le monsieur explique qu’“il cherche juste quelqu’un pour [lui] montrer la ville car [il] a peur de se perdre”. Entre 22 heures et 23 heures, les étudiants s’en vont progressivement et d’autres types de travailleurs arrivent. D’autres types de clients aussi. Il s’agit, pour la plupart, de personnes handicapées, de petite taille, de très forte corpulence : des personnes qui ont du mal à avoir une stabilité affective à cause de leur physique ou de leur santé mentale. Elles viennent ici trouver une compagnie “non dédaigneuse”, explique Marie Ange, devenue paraplégique à la suite d’une crise cardiaque. Albert Dieudonné, lui, est épileptique, avec des crises assez fréquentes. Il explique que ses petites amies le quittent dès qu’elles assistent à une de ses crises d’épilepsie. Marie Ange n’utilise pas de préservatifs et paye le double du tarif pour avoir un rapport non protégé. “Je ne peux pas bouger mes membres. Je bave. Quand il n’y a pas un enfant pour m’aider à la maison, il m’arrive d’uriner et de déféquer sur moi. Je veux avoir au moins un vrai plaisir avant de mourir. Je m’en fous du sida”, confie-t-elle. Anne Mireille Nzouankeu Dessin de Javier de Juan, Espagne.


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 Repères Les chansons reprises sur cette vidéo, postée sur YouTube (http://goo.gl/ZnOze) en décembre 2006, sont interprétées par Hajib, chanteur populaire par excellence. Elles puisent dans le répertoire de la aïta, genre populaire

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transmis oralement et spécifique à la région de la Chaouïa, qui s’étend de la côte (avec pour principales villes Casablanca et Mohammedia) vers l’intérieur marocain pour inclure trois provinces, Ben Slimane, Settat et Khouribga.

Maroc

Du sexe oui, mais avec modération L’érotisme et la sensualité ont toujours existé dans le patrimoine musical marocain. Mais certaines reprises de chansons populaires ont forcé sur le caractère sexuel, contribuant à placer celles-ci sous le signe de la débauche.

en témoigne cet extrait d’une chanson de ce répertoire : “hezzi l’haska ou tal’i l’sala ya Zerouala” (prends le chandelier et monte au salon, ô Zerouala), une invitation explicite à l’acte sexuel. Selon Hassan Nejmi, tous les genres musicaux marocains contiennent des références érotiques. “Cela fait trente ans que je suis chercheur dans le domaine de la aïta et je n’ai pas lu un seul texte pornographique, ajoute-t-il. C’est dans les malhoun [poèmes mélodiques appartenant au patrimoine littéraire et musical] qu’on peut trouver des textes osés, notamment dans les kananich [recueils de malhoun manuscrits], qui renferment des poèmes citant ouvertement les parties intimes.” Des poèmes qui ne sont chantés qu’à huis clos.

TelQuel Casablanca

a vidéo est disponible sur YouTube depuis déjà cinq ans et continue pourtant d’engranger des visiteurs. Plus de 500 000 visionnages à ce jour, un record pour une vidéo marocaine [voir ci-dessus]. Pendant huit minutes, des pochettes de cassettes défilent, quelques-unes sont estampillées d’un avertissement “interdit aux moins de 18 ans”. Et, en guise de fond sonore, une rengaine répétée – attention, cela écorche les oreilles – “qam zibbi” (mon pénis est en érection), jusqu’à ce qu’un chanteur populaire reprenne l’antienne de son orchestre et enchaîne “jibou l’qhab…” (ramenez les putes). La chanson prend ensuite l’allure d’un medley où des classiques de la chanson populaire, tels que Ould âmti (Mon cousin), sont massacrés sur l’autel de la pornographie. C’est ainsi que ce refrain vient rythmer les descriptions d’une série d’offrandes faites par une vierge et variant en fonction du statut social de l’heureux élu, allant des cuisses offertes au juge au derrière offert à l’avocat. Cette chanson choque par le caractère explicite de ses paroles – aucune métaphore pour désigner les parties génitales. Il va sans dire qu’elle a été chantée à huis clos et qu’elle ne serait certainement pas sortie du cadre de ladite soirée sans l’aide de YouTube. Elle a offusqué la sensibilité des internautes au point que, dans les commentaires, certains appellent à incarcérer l’interprète, ou au moins à le punir d’une amende. Pourtant, les paroles découlent d’une tradition orale qui fait de l’érotisme la toile de fond de la chanson populaire et qui date de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles.

L

Soirées à huis clos Il faut remonter à la période du protectorat français pour retrouver les premières traces d’allusions sexuelles explicites dans l’art du chaâbi [populaire]. D’après Abdeslam Ghayour, chercheur dans le domaine de la aïta [voir ci-dessus], c’est l’occupation française et les transformations sociales et idéologiques qu’elle a véhiculées qui ont poussé à teinter la chanson populaire de références sexuelles. “L’occupation a sorti le chaâbi de son cadre jovial, célébré dans l’intimité dans chaque tribu, pour l’inscrire dans un cadre dépravé”, note-t-il. La raison en est que les paroles étaient limpides, inspirées du quotidien et compréhensibles par le

“Sublimer le quotidien”

Dessin d’Angel de Pedro paru dans El País, Madrid. paysan lambda. Durant cette période, il était logique que certaines paroles appellent à la résistance. Les décrédibiliser était donc une question de survie pour l’occupant. “La façon la plus efficace d’étouffer cette résistance était de circonscrire le chaâbi dans des soirées à huis clos, placées sous le signe de la débauche”, ajoute-t-il. La première moitié du XXe siècle a donné ainsi naissance aux lqsara, soirées de chant, d’alcool et de sexe, qui ont constitué le point de départ de la dégradation du statut de la chikha [voir encadré]. Il n’est pas nécessaire de maîtriser les préciosités de

la darija [arabe parlé, dialecte] pour relever dans plusieurs chansons populaires des allusions au coït et à l’effeuillage. C’est cette accessibilité qui peut porter à croire que ces chansons [qui dépassent l’érotisme pour aller jusqu’à la pornographie] s’inscrivent dans la tradition de la aïta, l’un des chants populaires les plus facilement déchiffrables. Hassan Nejmi, ex-président de l’Union nationale des écrivains du Maroc et spécialiste de la aïta, est catégorique : “C’est un art ancestral qui date de douze siècles et qui obéit à des règles strictes.” La aïta fait plus dans la suggestion, comme

Outre l’accessibilité verbale, la aïta est pointée du doigt comme vecteur d’immoralité, car sa rythmique se prête mieux à la danse que les autres genres populaires. Quand les claquettes sur la qaâda (grande bassine en métal) demeurent principalement la chasse gardée des hommes, les femmes se réservent déhanchement, flageolement des seins et balancement des cheveux dans un geste mimant le redressement du cheval sur ses pattes arrière, connu sous le nom de te’hyar (transes). En présence d’une audience à majorité masculine, la chikha, meneuse de la soirée, acquiert une aura érotique exacerbée. Les pas de danse sont essentiellement puisés dans la vie de tous les jours, “une manière de sublimer un quotidien difficile à vivre”, nous apprend Abdeslam Ghayour. Par exemple, les gestuelles inspirées des journées de lessive, telles que la rekza (piétinement cadencé) et le déhanchement couplé au frottage du pan de caftan. Ce vêtement, d’ailleurs, n’a pas échappé aux louanges charnelles dans la chanson Qaftanek mehloul (Ton caftan est ouvert) de Pinhas Cohen , chanteur de charme qu’on ne présente plus. Nouhad Fathi

La chikha

De la vénération à la prostitution “La chikha était [ jadis] une artiste respectée, pratiquant son art devant une audience mixte, avec la bénédiction de sa tribu”, rappelle Abdeslam Ghayour, chercheur dans le domaine de la chanson populaire traditionnelle. A l’époque, la mixité ne posait pas de problème, que ce soit dans les tribus âroubies (arabes) ou amazighes, et la chikha pouvait danser sans gêne, même devant son mari et ses enfants.

Le point d’achoppement fut l’occupation française. “La mutation des cafés est un exemple des bouleversements sociaux et culturels déclenchés par le protectorat. Avant cela, les cafés se caractérisaient par leur intériorité, les terrasses telles qu’on les connaît aujourd’hui ne datent que des années 1950”, fait remarquer Hassan Nejmi, ex-président de l’Union nationale des écrivains

du Maroc, avant d’ajouter : “Les terrasses ont permis l’exposition des chikhate et, la pauvreté aidant, le racolage.” S’ajoutent à cela les modalités de rétribution de la chikha. Avant, son cachet se limitait à la “lghrama”, un mode de rétribution variable qui dépend de la générosité de l’auditoire. “C’était la contrepartie du privilège de s’approcher de trop près de la chikha”, explique Ghayour.

Or, depuis l’avènement des lqsara [soirées de chant, d’alcool et de sexe], un paiement partiellement fixe a vu le jour, renforçant la dépendance économique de la chikha, la poussant parfois à la prostitution. “C’est ainsi que, du statut de diva vénérée, la chikha est passée à celui de marionnette hypersexuée qu’on n’ose pas regarder en famille à la télévision”, conclut Hassan Nejmi. TelQuel Casablanca


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Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012

Economie Reportage

GRAEME ROBERTSON/THE GUARDIAN

Comment ils ont tué la poste

Langley (Angleterre). Le Heathrow Worldwide Distribution Centre de Royal Mail est l’un des centres de tri postal les plus automatisés au monde.

Alors que la poste britannique se prépare à la privatisation, l’écrivain James Meek s’est rendu aux Pays-Bas, pionniers en la matière. Ce qu’il y a découvert est terrifiant : un service déplorable et des travailleurs exploités. London Review of Books (extraits) Londres

uelque part aux Pays-Bas, une factrice file un mauvais coton. Du fait de sa santé fragile, de la neige et d’une certaine confusion dans sa vie personnelle, elle a des mois de retard dans ses tournées. Tant de caisses de courrier se sont accumulées dans le couloir de son appartement, un ancien loge-

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ment social privatisé dont elle est locataire, qu’il devient difficile de s’y déplacer. Deux fois par semaine, l’une des sociétés postales pour lesquelles elle travaille, Selektmail, dépose chez elle trois ou quatre caisses de lettres, de magazines et de catalogues. Elle trie et distribue leur contenu, mais le retard accumulé l’hiver dernier est difficile à rattraper. Elle pense que ses employeurs commencent à se douter de quelque chose. Quand je lui ai rendu visite récemment, j’ai compté 62 caisses pleines de courrier. Un étroit passage permet de se glisser entre le mur de caisses et les piles d’affaires personnelles : des cartons de bananes, un rideau de perles inutilisé, un seau essoreur. L’une des caisses est venue s’échouer dans le bureau, où l’ordinateur émerge d’un tas de documents, de vieux journaux et magazines. Si ces deux flots

de papiers venaient à se mélanger, ils ne seraient pas faciles à démêler. La factrice n’a pas déclaré forfait. Elle a eu le même problème il y a quelques années avec Sandd, l’autre société postale pour laquelle elle travaille. “Quand j’ai débuté chez Sandd, en 2006, je distribuais environ 14 caisses de courrier chaque fois, racontet-elle. Je n’arrivais pas à suivre, et le jour de l’an suivant, il y en avait 97 dans la maison.” Cette factrice est payée une misère pour distribuer du courrier d’entreprise. Elle ne fait pas son travail correctement, mais si peu de gens se sont plaints qu’elle n’a pas été inquiétée.

Cette factrice est payée quelques centimes pour chaque courrier distribué

Partout dans le monde, les services postaux évoluent dans ce sens : on les optimise pour qu’ils distribuent le maximum de courrier indésirable à un coût minimal pour les entreprises. A l’ère d’Internet, les particuliers envoient moins de lettres qu’autrefois, mais cela ne suffit pas à expliquer le déclin de la poste. La baisse du coût des envois en nombre destinés à une poignée de grosses sociétés entraîne le remplacement de préposés décemment payés par des travailleurs précaires et la dégradation des tournées quotidiennes. J’ai accepté de ne pas identifier la factrice néerlandaise. Même si elle n’était pas assise sur des mois de courrier en retard, Sandd et Selekt pourraient la virer du jour au lendemain. Elle évalue son temps de travail à une trentaine d’heures par semaine pour les deux sociétés, et gagne environ 5 euros de l’heure, alors que le salaire mini-


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 réquisitionnés pour ces travaux herculéens. En 1974, la troisième tranche (la plus importante, plus de 3 000 kilomètres) est déclarée “chantier de choc des jeunesses communistes”. Des jeunes

sont mobilisés à travers toute l’URSS pour participer à cette grandiose conquête du Far East. Les chiffres dévoilés en 1991 ont révélé que la construction du BAM avait été le projet industriel

le plus coûteux de toute l’histoire de l’URSS. Le Premier ministre de la transition vers l’économie de marché, Egor Gaïdar, a déclaré à son sujet : “Le projet du BAM est un exemple typique

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de ‘projet du siècle’ socialiste. Cher, gigantesque, romantique… Soutenu par la toute-puissante propagande soviétique et, du point de vue économique, absolument insensé.”

A Ogoron, des mamies en goguette ont sorti les lunettes de soleil et les vestes à la mode pour accueillir le train. Maria Popova, 30 ans, est la jeune maire fraîchement élue de Toutaoul. Alexeï Izotov, 16 ans, représentant de commerce à Toutaoul

MARIA IONOVA-GRIBINA/ ROUSSKI REPORTER

Un habitant du village d’Ogoron attend l’arrivée du train. A Verkhnezeïsk, Sergueï Dordia, ancien détenu, invalide, se bat avec l’administration locale pour obtenir un logement décent.

Reportage photo Maria Ionova-Gribina pour Rousski Reporter, Moscou.


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Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 Aux Etats-Unis L’US Postal Service

Economie

(USPS) est menacé de faillite. Son dernier exercice s’est soldé par une perte de 5,1 milliards de dollars (près de 4 milliards d’euros). En cause : la forte baisse du volume

de courrier de première classe, le plus rentable, et l’obligation qui lui est faite de mettre de côté 5,5 milliards de dollars par an pour financer les retraites de ses employés. L’USPS envisage

La société privée Sandd fait appel à des seniors pour distribuer le courrier. chariots de courrier d’un bout à l’autre du centre. Les salariés ont découvert que certains tapis roulants électriques ralentissaient ceux qui y travaillaient, d’où l’idée de mettre au point un dispositif plus simple fonctionnant grâce à la gravité. Ils se sont également rendu compte que, pendant plus d’un siècle, personne n’avait remis en cause le nombre de cases des casiers utilisés pour trier les lettres par régions. Pourquoi y en avait-il 56 ? Il est apparu qu’on pouvait éviter à chaque opérateur des années de fatigue et de douleur musculaire en réduisant le nombre de cases à 15 et en aménageant aussi des ouvertures à l’arrière.

Des gauchistes hippies Pourtant, malgré tant d’ingéniosité et de coopération, malgré la fermeture de bureaux de poste et de centres de tri, malgré la réduction des effectifs de l’entreprise, passés de 230 000 à 165 000 personnes en neuf ans, malgré enfin une paix relative avec les syndicats, Royal Mail peine à redevenir rentable. Il ne peut pas gagner davantage d’argent sans se moderniser plus rapidement et il ne peut pas se moderniser plus rapidement sans davantage d’argent. Il dispute à des concurrents agressifs, au premier rang desquels le néerlandais Post NL, un volume de courrier en baisse et, contrairement à ses rivaux, Royal Mail est obligé de distribuer le courrier dans chaque foyer et entreprise du pays, 6 jours par semaine. Je me demandais ce que Fehilly pensait du système Sandd. Je lui ai expliqué que j’allais me rendre aux Pays-Bas pour voir à l’œuvre les facteurs privés. Fehilly ne voyait pas pourquoi cela ne fonctionnerait pas en Grande-Bretagne. “Nous pouvons préparer le courrier, puis livrer un sac à une mère de famille qui vient de déposer ses enfants à l’école. Elle peut alors passer deux ou trois heures à assurer la distribution dans son quartier. Nous avons un personnel pléthorique. Nous connaissons bien [le modèle néerlandais] et nous aimerions l’appliquer dans l’avenir.” J’ai senti que Simpson, le porte-parole de la compagnie, était très

nerveux. “Il faudra obtenir l’accord des syndicats”, a-t-il observé. “Oui, bien sûr, mais pourquoi ne pas réfléchir à ces modèles s’ils sont plus efficaces ?” a insisté Fehilly. Comment les Pays-Bas sont-ils devenus un banc d’essai pour les services postaux privés ? En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les Néerlandais ont une image de gauchistes vaguement hippies. Mais lorsqu’ils ont privatisé leurs propres postes royales, ils sont allés bien plus loin que Margaret Thatcher [Premier ministre du Royaume-Uni de 1979 à 1990]. Aux Pays-Bas, Ruud Lubbers, qui en tant que Premier ministre entre 1982 et 1994 a mené l’offensive libérale, a refusé de m’accorder une interview. Neelie Kroes [du Parti populaire libéral et démocrate, d’orientation libérale], cheville ouvrière de la privatisation de la Poste en 1989, a fait de même, s’abritant derrière sa fonction actuelle de Commissaire européenne [chargée de la stratégie numérique]. Je me suis donc mis en quête du dernier homme de gauche à avoir dirigé la poste des Pays-Bas : Michel van Hulten, responsable des services postaux jusqu’en 1977 dans le gouvernement Joop den Uyl. “A l’origine, l’Etat s’occupait de tout”, m’explique van Hulten dans la cuisine de sa maison de Lelystad [à 50 kilomètres au nord d’Amsterdam]. “La poste était une entreprise publique, entièrement financée par le budget de l’Etat. Quand vous aviez besoin d’argent, personne à La Haye ne vous demandait pourquoi : on vous le donnait.” Van Hulten avait en tête un mélange d’idées marxistes et chrétiennes quand, en 1973, il est devenu ministre des Transports, en charge des PTT, dans un gouvernement de coalition de gauche modérée. Au sein d’un gouvernement divisé, il a observé la polarisation idéologique grandissante de la vie politique, sans pour autant réaliser que les idées qui inspiraient les intellectuels thatchériens et reaganiens faisaient aussi leur chemin aux Pays-Bas. Quand il a pris les rênes de la poste, celleci perdait de l’argent. Sa solution : doubler le prix des timbres. Il s’étonne encore des

attaques de Neelie Kroes, alors dans l’opposition, qui lui reprochait de nuire aux entreprises. Son idéalisme lui a aussi valu l’hostilité du ministre des Finances de droite, Wim Duisenberg, à propos cette fois de la banque postale. “C’était l’une des banques les plus riches des Pays-Bas, elle était à 100 % la propriété du peuple néerlandais, se souvient van Hulten. J’estimais que nous devions utiliser cet argent pour des projets sociaux… C’est un combat que j’ai perdu. Duisenberg était déjà favorable à la séparation de la banque postale et des services postaux. A l’époque, je n’ai pas compris qu’il s’agissait d’un premier pas vers la privatisation.” Van Hulten a quitté le gouvernement et le Parlement après l’élection de 1977. Nellie Kroes, qui lui a succédé, a préparé la privatisation de la poste en 1989. Sept ans plus tard, l’entreprise rachetait la société australienne de transport express de colis TNT, dont elle adoptait le nom. En 1989, quand la poste a été privatisée, on avait tout lieu de penser que Lubbers et Kroes avaient rendu service à l’entreprise. Les Néerlandais avaient beau croire aux vertus de la libre entreprise, ils gardaient le sens de l’intérêt national dès qu’il s’agissait de leur Poste royale. Tandis qu’en 1984 la Grande-Bretagne avait revendu le plus beau fleuron de l’ancien

Les idées de Thatcher ont fait leur chemin aux Pays-Bas Post Office, à savoir la branche télécommunications, sous le nom de British Telecom, laissant les services postaux se débrouiller seuls, les Néerlandais maintinrent la poste et les téléphones ensemble jusqu’en 1998, ce qui rendit la société plus forte. Entre 1986 et 1996, période pendant laquelle les services postaux des deux pays gagnaient de l’argent, le gouvernement conservateur britannique emprunta la quasi-totalité des bénéfices de Royal Mail – 1,25 milliard de livres – pour combler le

déficit budgétaire, tandis que la poste néerlandaise utilisait ses bénéfices pour se moderniser et racheter TNT. A la fin des années 1990, quand le courrier électronique et Internet ont commencé à tailler des croupières au courrier papier, et que les services postaux à l’ancienne ont vu planer la menace d’une nouvelle directive européenne destinée à les soumettre à la concurrence, les Néerlandais étaient en position de force. En 2000, TNT Post était devenu tellement puissant que le gouvernement Blair a mené des pourparlers secrets en vue de fusionner la poste britannique avec son concurrent néerlandais, ou de la lui vendre.

Désarmement unilatéral La négociation n’a pas abouti. Mais le dispositif mis en place par le New Labour en 2000 pour exposer Royal Mail à la concurrence a eu un effet curieux. Alors que d’autres pays d’Europe, comme les PaysBas et l’Allemagne, protégeaient leurs vieux services postaux en leur donnant toute liberté commerciale, bien avant qu’ils aient à affronter des concurrents – privatisation d’abord, préparation à la libéralisation ensuite –, la Grande-Bretagne a fait tout le contraire : libéralisation d’abord, privatisation ensuite, peut-être. Autrement dit, les règles britanniques répartissant la distribution du courrier entre les différents acteurs – règles censées protéger les petites entreprises vives et audacieuses contre le dinosaure choyé et monopoliste qu’était Royal Mail – ont profité avant tout aux monopoles privés, à peine moins choyés, d’Europe continentale. J’ai demandé à Martin Stanley, l’ancien fonctionnaire à qui les travaillistes avaient donné pour mission d’exposer Royal Mail à la concurrence entre 2000 et 2004, pourquoi la Grande-Bretagne avait pris les devants en Europe. “C’était du désarmement unilatéral, m’a-t-il expliqué. Si nous n’avions pas désarmé les premiers, l’Europe occidentale aurait mis bien plus de temps à le faire.” Il est difficile de parler de concurrence quand on permet aux monopoles d’autres

JOOST VAN DEN BROEK/HH-RÉA

ROB CLOOSTERMAN/ HH-RÉA

Suite de la page 47

Employé par Sandd, ce facteur néerlandais trie le courrier chez lui.


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 de fermer 3 700 bureaux sur les 32 000 en activité, de ne plus assurer de distribution le samedi et de fermer plus de la moitié de ses 487 centres de tri, ce qui entraînerait la suppression

de 35 000 emplois et l’allongement des délais de distribution. Mais pour cela il lui faut l’aval du législateur. Depuis 1970, l’USPS est censé fonctionner comme une entreprise privée, “mais les dirigeants

politiques l’en empêchent”, explique The Atlantic. Il ne reçoit pas d’argent public, mais ne peut prendre aucune décision sans le feu vert de son autorité de tutelle, voire du Congrès.

Dessin de Tom paru dans Die Tageszeitung, Berlin. pays de ravir des parts de marché à un monopole britannique, alors même que celui-ci ne peut pas faire la même chose aux Pays-Bas ou en Allemagne, lui ai-je répondu. “Ce qui compte vraiment, a rétorqué Stanley, c’est que le courrier soit posté, collecté, trié, transporté et distribué par des Britanniques : il en sera toujours ainsi. Peu importe à qui appartient la société. Si nous n’étions pas intervenus pour réveiller Royal Mail, aujourd’hui ce serait un grand invalide.” Mais justement, Royal Mail est devenu un grand invalide, si l’on en croit Richard Hooper, dont les rapports successifs sur l’entreprise – le premier ayant été publié en 2008 – ont fourni au gouvernement tous les arguments nécessaires pour vendre la société. En juin 2011, le Parlement a approuvé un projet de loi ouvrant la voie à la privatisation [qui sera mise en œuvre au plus tôt en 2013]. “Sans des mesures sérieuses, faisait valoir Hooper, Royal Mail ne survivra pas sous sa forme actuelle et une réduction du périmètre et de la qualité du service universel postal si apprécié deviendra inévitable.” Alors même que, en 1981, le vieil empire des bureaucrates postaux commençait à s’effondrer avec la privatisation de British Telecom, une plus grande menace planait sur le courrier traditionnel. En 1982, aux Etats-Unis, une centaine de milliers de cadres étaient interconnectés sur un nouveau système à la mode, baptisé “courrier électronique”. Le cabinet de consultants en systèmes bureautiques Urwick Nexos n’avait alors que mépris pour cette innovation futile. “Qui voudrait remplacer un agenda par un terminal coûtant plusieurs milliers de livres, et être obligé de surcroît d’apprendre à se servir d’un clavier ? ricanait-il. Environ 90 % des lettres sont distribuées dès le lendemain, ce qui est largement suffisant dans la plupart des cas. Si l’on veut envoyer un message urgent, on peut toujours aller en salle de télex avec une note manuscrite.” En 1985, le mot “e-mail”, a commencé à remplacer l’expression “electronic mail” [courrier électronique], et l’opérateur de télécommunications américain MCI a proposé un service transatlantique à ses clients américains. Il ne fallait qu’une minute au

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courriel de l’envoyeur pour parvenir au centre de réception dernier cri de MCI à Bruxelles, où il était alors amoureusement imprimé et remis en main propre à son destinataire par un facteur belge. Puis tout le monde a appris à utiliser un clavier. Avant de commencer à travailler sur cet article, je me suis demandé si je n’allais pas poster les demandes d’interview. Je n’ai pas longtemps hésité. J’ai utilisé le téléphone, le courriel, les SMS, Skype, Viber [logiciel permettant de téléphoner gratuitement depuis un smartphone], le chat sur Gmail, et j’ai fait des recherches sur Google.

Une forteresse décatie Au tournant du millénaire, l’évolution du volume du courrier postal s’est dissociée de celle de l’économie. L’économie était au beau fixe, mais le taux de croissance du courrier s’est infléchi : les courriels, les SMS, le chat et Internet en général menaient la vie dure au papier. L’augmentation du nombre d’articles commandés sur Internet puis expédiés par la poste n’a pas suffi à combler la différence. Depuis 2005, le marché des lettres n’a pas cessé de décliner et, d’ici à 2015, selon les rapports Hooper, le volume de courrier devrait encore diminuer de 25 à 40 %. Les grandes usines ont déserté le cœur de Londres. Mount Pleasant, un bâtiment gris cuirassé, recroquevillé dans un coin de rue à Clerkenwell [quartier de Londres], est peut-être la dernière. Plus de 1 700 personnes travaillent dans cette forteresse postale décrépite. Elles y respirent la vieille odeur institutionnelle de ses cages d’escalier, y font craquer les parquets usés sous leurs pas et glissent des papiers dans des casiers sombres, sur fond de radio hurlante. En 1889, quand la poste avait repris les anciens locaux de la prison pour dettes, elle ne les avait pas démolis mais s’y était installée peu à peu, comme un pensionnaire désargenté louant la moitié d’un lit. Le bâtiment fut inondé après une attaque aérienne pendant la guerre, ravagé par le feu après un autre raid, puis incendié de nouveau en 1954. Dans les profondeurs de

ses sous-sols, elle abrite la gare centrale désaffectée des anciens chemins de fer souterrains de Royal Mail. Certaines des machines de ce centre de tri ont 25 ans. Pour Royal Mail, Mount Pleasant est le symbole de l’“avant la modernisation” incarnée par Gatwick. “Cela fait huit ans que je suis ici”, note Richard Attoe, le directeur qui me fait visiter les lieux avec David Simpson, “et il n’y a jamais eu un coup de peinture.” Tout cela devrait changer. Mount Pleasant est l’heureux élu : ce sera le dernier centre de tri du centre de Londres après l’abandon en 2012 des sites de Nine Elms (sud de Londres) et de Bromley-by-Bow (est de la capitale). Royal Mail va investir 32 millions de livres [près de 38 millions d’euros] pour transformer Mount Pleasant. Déjà tout un étage a été aménagé pour recevoir de nouvelles machines. Hajime Yamashina et la Sécuri-Taupe y seront aussi à l’honneur. Pourquoi Royal Mail n’investit-il pas dans Nine Elms et Bromley-byBow ? Parce que ces sites n’ont plus assez

“Cette machine de tri a remplacé près de 120 facteurs” de travail. En 2006, Londres a posté 861 millions de plis. D’après les prévisions de Royal Mail, d’ici à 2014 ce chiffre sera ramené à 335 millions. Dans tout le pays, une vingtaine de centres de tri sont fermés ou promis à la fermeture. Le soir de ma visite à Mount Pleasant, le personnel triait une masse de formulaires de recensement et traitait 2 millions de documents de vote destinés à des élections syndicales. De nouvelles machines viennent d’arriver. Un énorme engin, dont on pourrait croire qu’il est le fruit d’une collaboration entre Marcel Duchamp et Philippe Starck, a pour seule fonction de trier des enveloppes A4. “Cette machine a remplacé environ 120 facteurs, m’explique Attoe. C’est un superoutil. Quand on y introduit les formulaires de recensement, il les res-

sort aussi sec.” L’œil rivé à une fenêtre de contrôle, Simpson examine les entrailles d’une machine où des missives sont entraînées dans une danse hypnotique. “Quand on voit ça, on a comme un aperçu de la Grande-Bretagne en tant que nation, ajoute t-il. Cela a quelque chose d’unificateur.” Outre son gigantesque centre de tri, Mount Pleasant abrite un bureau de distribution, celui de la City. Un matin, j’accompagne une préposée, Denise Goldfinch, dans sa tournée. Cette femme menue, vêtue d’une blouse bleu ciel Royal Mail, s’est levée à 5 heures moins 10 pour commencer son travail à 6 h. Son fils est steward à British Airways et son mari chauffeur. Quand je la retrouve, 9 heures viennent à peine de sonner et elle trie le courrier, répartissant les plis en liasses, qu’elle attache avec des élastiques rouges, prêtes à être fourrées dans sa sacoche. Elle a trois sacs de courrier ; pendant qu’elle livrera le premier, une camionnette déposera les autres dans des coffres-relais où elle les récupérera au fur à mesure.

Une bonne tournée L’une des choses qu’on comprend quand on voit une factrice préparer le courrier, c’est le temps que lui font perdre les gens par pure incompétence. Denise Goldfinch a plus d’une centaine de lettres à réexpédier. Un cabinet d’avocats du New Jersey en a envoyé une dizaine à une société inconnue à l’adresse indiquée. Mme Goldfinch doit apposer un autocollant sur chacune d’entre elles et cocher une case expliquant pourquoi elle ne peut pas être distribuée. Puis elle va peser sa sacoche : 9,7 kg. Le maximum est censé être 16 kg. “Ici, tout dépend de l’ancienneté, explique-telle. Comme j’ai vingt-cinq ans de maison [ce qui correspond à 16 kilos maximum], c’est ce qu’on pourrait appeler une bonne tournée”, autrement dit légère. Elle estime qu’il lui faudra deux heures. Elle saute sa pause du matin et nous quittons Mount Pleasant à 10 heures ; elle aura terminé à midi. Je prends la sacoche de Mme Goldfinch et nous nous retrouvons dans Farrington Road sous un soleil printanier. On se croirait dans un film publicitaire vantant les joies du métier de préposée. Les bourgeons éclosent, l’air est doux et de vieilles dames saluent Mme Goldfinch en l’appelant par son nom, comme si elles avaient hâte de la voir, comme si elles se sentaient seules et qu’elles risquaient de ne rencontrer personne d’autre de la journée. Nous sonnons à la porte d’un appartement pour faire signer un papier, l’occupant tarde à ouvrir. Il est tout pâlot, mais semble content de voir la postière. — Désolé de vous avoir fait attendre, je me remets de problèmes intestinaux. Et vous, ça va ? — Ça va, merci. — Allez, au plaisir.” Peut-être cet homme vit-il seul ; un tiers des foyers britanniques ne comptent qu’une seule personne. Tant que la poste existe, au moins un être humain vient frapper à votre porte pour vous donner quelque chose. 50


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Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 En France Depuis mars 2010, La Poste est une société anonyme à capitaux publics. Son dernier secteur protégé (les envois inférieurs à 50 g) est ouvert

Economie

à la concurrence depuis le 1er janvier 2011, mais ce créneau peu rentable ne suscite guère de convoitise. Pour amortir les effets de la baisse du volume de courrier, le groupe

Suite de la page 49 Le soleil ne brille pas toujours sur les préposées. Il arrive qu’il pleuve ou qu’il neige, que les chiens mordent (c’est arrivé un jour à Mme Goldfinch). Il y a des étages à grimper – des centaines, si vous habitez à Edimbourg ou Glasgow –, des collines, des chemins boueux. La plupart des tournées durent plus de deux heures. Des syndicalistes et de simples préposés assurent que Royal Mail falsifie les chiffres et que le volume de courrier, loin de diminuer, augmente ; que les logiciels servant à optimiser les itinéraires ne tiennent pas compte de la réalité ; que les facteurs, enfin, doivent porter des sacs de plus en plus lourds, et qu’ils subissent des pressions pour effectuer des tournées de plus en plus longues.

“Le moment n’est pas venu de réduire le service universel. Il ne serait dans l’intérêt de personne de limiter le nombre de livraisons hebdomadaires.” Le deuxième rapport n’était pas aussi catégorique.

Dépenser le moins possible

Dégradation du travail “Quand un préposé me dit : ‘Ne me parlez pas de volumes de courrier en baisse, je n’en ai jamais distribué’ autant, le plus souvent il est dans le vrai, m’explique Simpson, le porte-parole de l’entreprise. Mais la tournée est conçue pour durer trois heures et demie, la dernière lettre étant remise à la fin de la tournée, et non au bout d’une heure comme cela pouvait être le cas il y a cinq ou dix ans. Je pense que la plupart des facteurs travaillent plus pour le même salaire… Autrefois, ils travaillaient 80 % de leur temps, maintenant ils sont passés à 100 %.” Travailler à 100 %, comme le savent ceux qui ont essayé, revient à tabler sur 90 % pour finalement se retrouver à 110 %. Plus la direction de Royal Mail s’efforce d’adapter le contenu de la sacoche au temps et à la distance impartis, plus certains préposés vont se sentir obligés de poster trop de courrier trop loin. Les temps sont particulièrement durs pour les facteurs britanniques. Mais de l’avis des concurrents de Royal Mail, ils ne le sont pas encore assez. Un facteur lambda de la banlieue de Londres gagne environ 1 500 livres par mois [1 784 euros] avant impôt – pour quarante heures par semaine. “C’est beaucoup d’argent par les temps qui courent”, assure Guy Buswell, PDG d’UK Mail, le seul gros concurrent de Royal Mail en dehors de Deutsche Post et de Post NL. “Mes chauffeurs qui livrent des paquets doivent se démener pour gagner 1 200 livres [1 427 euros] avant impôt, et ils font des journées plus longues que celles des préposés.” Denise Goldfinch non seulement est mieux payée que les facteurs privés de Sandd et Selekt aux Pays-Bas, mais en outre elle bénéficie de cinq semaines de congés payés. Son uniforme et ses chaussures lui sont fournis gratuitement. L’hiver dernier, pour ne pas s’étaler sur la glace, elle a reçu des crampons pour ses chaussures. Quand elle prendra sa retraite, elle touchera une pension correcte. Mais, sous l’effet de la concurrence, c’est vers le modèle du facteur privé que tend Royal Mail. Pour les préposés, le vrai combat n’est pas tant de préserver les emplois condamnés à disparaître que d’éviter la dégradation de ceux qui restent. “Il faut être réaliste, fait valoir Buswell. Facteur devrait être un travail à temps partiel. Le coût

Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève. du tri manuel est d’environ 2 pence par lettre ; à la machine, cela revient à 0,1 penny. Le tri manuel n’en a plus pour longtemps. Bientôt, le préposé ne s’occupera plus que de la distribution. Il fera une tournée de quatre ou cinq heures, et ce sera tout.” J’ai passé des coups de fil à Muck, une petite île au large de l’Ecosse. Muck ne reçoit de courrier que 4 fois par semaine, et je me demandais si ses habitants y trouvaient à redire. “C’est tout à fait raisonnable”, m’assure Lawrence MacEwen, dont la famille possède l’île. “Je me contenterais même de trois fois par semaine.” La loi oblige Royal Mail à vider chacune des 115 000 boîtes à lettres de Grande-Bretagne et à acheminer n’importe quelle lettre à n’importe laquelle des 28 millions d’adresses du pays, six jours par semaine, au même prix abordable. Cela vaut également pour les paquets, à ceci près que ces derniers ne sont distribués que 5 jours par semaine. C’est l’obligation de service universel (OSU) – “l’un des garants de la cohésion économique et sociale”, comme l’a écrit Richard Hooper dans ses rapports. Il y a toujours eu quelques exceptions. Muck en est une. L’île compte 12 foyers et ils ne reçoivent de courrier que lorsque le ferry arrive de Mallaig. “Evidemment, nous revenons très cher à Royal Mail”, reconnaît Lawrence MacEwen. En hiver, le mauvais temps peut immobiliser les ferries pendant une semaine. Mais Muck est désormais équipée d’une parabole pour l’Internet à haut débit. On peut même capter le signal de téléphone portable dans certaines zones de l’île. “Aujourd’hui, on communique tellement par courriel que la poste devient de moins en moins importante, note MacEwen. Je crains que ce ne soit un combat perdu d’avance pour Royal Mail.” Si ce combat vise à conserver l’OSU – c’est ce qu’affirme Hooper –, il est déjà bien engagé. A l’autre bout des îles Britanniques, à Jersey, où Anthony Trollope fit installer les premières pillar boxes

[boîtes à lettres rouges] en 1852, les services postaux viennent d’annoncer qu’ils abandonnaient les levées du samedi afin d’éponger leurs pertes. A l’échelle européenne, l’OSU doit être assurée au minimum 5 jours par semaine, en vertu de la plus récente directive de Bruxelles. Mais Post NL fait pression sur Bruxelles pour obtenir la réduction de ce minimum. L’année dernière, Pieter Kunz, responsable des services postaux européens de Post NL, a décrit l’OSU comme “une sorte de Jurassic Park dont il faut se débarrasser”. Il est facile d’imaginer les reproches qu’adresseront dans cinq ans les médias britanniques de droite aux eurocrates pour avoir réduit le nombre de tournées hebdomadaires. On voit d’ici les gros titres : Bruxelles sonne le glas du courrier quotidien.

“Le travail de facteur devrait être à temps partiel” Une fois privatisé, Royal Mail suivra avec un soulagement dissimulé l’exemple néerlandais. “Si Post NL obtient gain de cause, ces 5 jours seront ramenés à 3, assure John Baldwin, chef des affaires internationales du syndicat CWU [Communication Workers Union]. Post NL est le croquemitaine du secteur postal mais, franchement, Royal Mail ne va pas se plaindre si on le délivre de l’obligation des 5 jours.” Dans son premier rapport, présenté en 2008 au Parti travailliste, Richard Hooper recommandait une privatisation partielle de Royal Mail. En 2010, il a en a remis un second à la coalition lib-dem, où il prônait une vente ou une introduction en Bourse. Selon ces deux documents, la modernisation et la privatisation étaient indispensables si l’on voulait sauver l’OSU et empêcher Royal Mail de faire faillite. Le premier rapport affirmait sans ambages :

Hooper a raison d’affirmer que Royal Mail lutte pour sa survie face aux lettres électroniques dont les mots ne pèsent rien. Il en va du courrier papier comme de la musique et des journaux. Royal Mail est aussi aux prises avec des concurrents qui ont un accès garanti à ses facteurs, un peu comme on se raccorde au réseau de gaz ou d’eau potable. Enfin, il fait les frais de la concurrence entre deux catégories de clients aux besoins contradictoires : quelques centaines de grands groupes qui veulent envoyer des millions de lettres et de catalogues à quelques jours d’intervalle se disputent les mêmes préposés que des millions de gens qui veulent envoyer des cartes de vœux à Noël et, de temps en temps, un document qui nécessite une signature. Dans cette rivalité, le pouvoir appartient à la minorité, soucieuse avant tout de dépenser le moins possible, et non au plus grand nombre, dont les priorités sont la régularité et l’universalité. Et ce sont les postiers qui trinquent. Il y a un curieux décalage entre les deux rapports de Hooper. Le premier ne tarit pas d’éloges sur les anciens monopoles postaux néerlandais et allemand, TNT et Deutsche Post DHL, qui ont été privatisés, puis se sont modernisés, jusqu’à devenir des champions de la libre entreprise. On y voit un graphique où, pour l’année 2007, Royal Mail est à la traîne en Europe en termes de bénéfices, tandis que TNT et Deustche Post caracolent en tête. Deux ans plus tard, Hooper 2 garde un silence prudent sur les stars néerlandaise et allemande. Rien d’étonnant à cela : le même graphique pour 2009 fait apparaître que TNT et Deutsche Post n’ont fait que 3,25 % de marge bénéficiaire, moins que Royal Mail. La baston acharnée qui a opposé les Pays-Bas et l’Allemagne à la fin des années 2000 n’a peut-être eu aucune incidence sur ces chiffres, mais ceux-ci n’en sont pas moins le symptôme de quelque chose de pourri. Quand je dis “acharnée”, je pèse mes mots. Quand j’ai interrogé Almast Diedrich, [responsable des affaires internationales] de Post NL, quant à la tentative de Deutsche Post de bloquer l’expansion de son entreprise vers l’Est, il m’a répondu dans un rictus : “Ce qu’a fait Deutsche Post était très intelligent, et typiquement allemand.” Les Allemands n’ont pourtant rien fait de si différent de ce qu’ont fait les Néerlandais : ils ont essayé de protéger leurs propres préposés de la concurrence des bas salaires, tout en mettant en place dans le pays d’à côté des réseaux de facteurs privés mal payés afin de saper l’ancienne poste d’Etat. “Il est très intéressant de voir qu’aux PaysBas les Allemands tentent de concurrencer les Néerlandais non pas sur les produits ni sur les


Courrier international | n° 1103-1104 | du 22 décembre 2011 au 4 janvier 2012 s’efforce d’améliorer sa productivité, ce qui entraîne, selon les syndicats, une dégradation des conditions de travail, avec, notamment, un allongement de la tournée

des facteurs. Sur les 17 000 points de contacts de La Poste en France, environ 7 000 sont gérés avec des commerces (Relais Poste) ou des communes (agences postales).

jours de distribution, mais uniquement sur les salaires, note le syndicaliste John Baldwin. Et en Allemagne, les Néerlandais ne sont en concurrence avec les Allemands que sur les salaires.” Pourquoi les multinationales passent-elles si facilement les frontières, alors que les syndicats n’agissent qu’à l’échelon national ? Pourquoi les syndicats de toute l’Europe n’ont-ils pas organisé des mobilisations internationales contre la précarisation de la poste ?

Compressions de personnel “On en est arrivé là progressivement, explique Baldwin. Partout, les effectifs des préposés diminuent, du fait de la crise financière, du développement des courriels et de l’automatisation croissante. Presque tous ces pays gèrent ces compressions de personnel avec des retraites anticipées, des départs volontaires et des reconversions dont les effets se font sentir au fil du temps. Convaincre les préposés de participer à une grève européenne pour défendre le service postal serait extraordinairement difficile. Aujourd’hui, tant qu’il n’est pas touché au portefeuille, le facteur lambda ne s’inquiète pas de l’avenir des services postaux d’ici vingt à trente ans.” Tandis que j’étais aux Pays-Bas, la pression du Parlement néerlandais sur les sociétés postales à bas salaires, pression

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Le groupe (y compris La Banque postale, Chronopost, etc.) a réalisé en 2010 un bénéfice de 550 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 20,9 milliards.

qui montait depuis des années, a fini par les contraindre à signer un accord. Au petit matin, elles sont convenues avec les syndicats que d’ici à la fin septembre 2013 80 % des facteurs de sociétés comme Sandd devaient avoir de vrais contrats, leur assurant une certaine protection sociale. Netwerk VSP, la filiale à bas salaires de Post NL, est l’un des signataires. Lorsque j’ai demandé à Almast Diedrich ce qu’il pensait de l’accord avec les syndicats, il a craché le morceau. “Oui, nous avons sous-payé le personnel […]. Les autres faisaient pareil. Très tôt, nous avons dit que quand nos concurrents accepteraient de négocier, nous suivrions. Mais nous ne voulions pas prendre l’initiative.” De l’autre côté de la rue, j’ai rencontré Egon Groen, l’un des dirigeants syndicaux qui ont signé cet accord. “TNT avait pour ambition de se hisser au niveau de FedEx ou d’UPS, et il a échoué, bien sûr, explique-t-il. Aujourd’hui, il doit revendre des filiales, c’est la preuve que ça n’a pas marché. Les actionnaires n’y trouvaient pas leur compte, pas plus que les salariés.” D’après lui, ce sont les grandes sociétés d’envois en nombre qui ont bénéficié de la libéralisation du marché postal aux Pays-Bas. “Les perdants ? Presque tous les autres. Post NL, les nouvelles sociétés postales,

Le coûteux régime des retraites de Royal Mail les travailleurs, les pouvoirs publics. Ils ont libéralisé le marché, cela a été un casse-tête pendant cinq ans et ce n’est pas fini.” Groen est sans illusions quant à l’évolution du courrier papier, mais il est optimiste en ce qui concerne l’avenir de tous les trimballeurs, soupeseurs, souleveurs et marcheurs fatigués des Pays-Bas. “Près du tiers de la main-d’œuvre prendra sa retraite dans dix ans, poursuit-il. Cela va créer une situation très difficile, si bien que les facteurs privés que vous avez rencontrés auront une plus grande marge de négociation. Les employeurs ne pourront plus faire la fine bouche. On ne peut pas importer deux millions de personnes d’Irlande ou d’ailleurs. Le prix de la main-d’œuvre augmentera.” En Grande-Bretagne, l’un des fardeaux qui pèsent sur Royal Mail est son régime de retraite, dont le déficit s’élève à 8 milliards de livres [9,5 milliards d’euros]. La loi visant à bazarder la société prévoit de transférer à l’Etat le passif du Royal Mail Pension Plan (RMPP). [La Commission

européenne a ouvert en juillet une enquête sur ce projet.] Mais pour l’instant, le RMPP investit dans des obligations, des actions et autres actifs, comme n’importe quel fonds de pension. En feuilletant les derniers rapports de RMPP et de Post NL, j’ai vu apparaître plusieurs fois le même nom : BlackRock. Cette gigantesque société d’investissement établie à New York gère une partie de l’argent qui finance les retraites de Royal Mail. C’est aussi l’un des membres les plus puissants du conseil d’administration de Post NL, concurrent de Royal Mail. Voilà qui témoigne de la confusion qui règne dans le capitalisme. “Néerlandais” ou “Britannique” ne veut plus rien dire. Seuls 8 % des actionnaires de Post NL sont néerlandais ; 70 % sont américains ou britanniques. A travers leur régime de retraite relativement généreux, les facteurs britanniques sont aussi des capitalistes. Derrière le capitalisme mondial, ce grand corps informe qui malmène les entreprises, pressure leurs actifs pour obtenir de meilleurs rendements et fait baisser les salaires des facteurs, il y a une foule de retraités, y compris d’anciens préposés, qui ont besoin de dividendes pour vivre – et se payer des timbres-poste. James Meek


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Sciences Animaux

Le bouledogue, ou le destin tragique d’un chien dégénéré Fruit de croisements extrêmes, cette race de canidés souffre de graves problèmes de santé congénitaux. Ce qui suscite une polémique aux Etats-Unis, où le bouledogue est une véritable coqueluche. The New York Times Magazine (extraits) New York

ous sommes en septembre 2009, lors du match de football américain qui oppose l’université de Géorgie à celle de Caroline du Sud. Pendant la première mi-temps, Uga VII, qui somnolait sur un paquet de glace dans sa niche climatisée, est poussé gentiment sur le terrain pour être pris en photo avec quelques pom-pom girls et Sonny Perdue – alors gouverneur de l’Etat de Géorgie. Uga (ça se prononce ioug-euh), qui porte sa tenue habituelle – maillot rouge de l’équipe de Géorgie et collier à clous rouge –, a l’air de s’ennuyer tandis qu’un cadreur de la chaîne de sport ESPN lui colle une caméra sur sa face aplatie et ridée de bouledogue. Sa séance de pose terminée, la mascotte canine la plus célèbre du pays semble prête à se rendormir. “Parfois il se prend pour un chien de manchon”, explique Sonny Seiler, 78 ans. Cet avocat important de Savannah est le maître de la dynastie des bouledogues mascottes de l’université de Géorgie. “Uga est une célébrité, explique Seiler. Si on le lâchait ici, il y aurait carrément une émeute. C’est Michael Jackson en chien. Les gens deviennent fous quand ils le voient.” Certains essaient aussi de le kidnapper. Les mascottes sont la cible favorite des associations d’étudiants des universités rivales. Uga I s’est fait enlever deux fois au cours des années 1950 et 1960. Ce jour-là, toutefois, ce qui inquiétait Seiler, c’était moins les personnes qui voulaient enlever Uga que celles qui voulaient le changer. En janvier 2009, Adam Goldfarb, de la Humane Society of the United States [une organisation de défense des animaux], avait déclaré à The Augusta Chronicle [le principal quotidien de la ville d’Augusta, en Géorgie] que les bouledogues, aussi appelés “bouledogues anglais”, étaient “l’illustration des dérives de l’élevage”. Ces propos faisaient suite à Pedigree Dogs Exposed, un documentaire diffusé sur la BBC [en 2008] qui mettait en lumière les problèmes de santé des chiens de race et accusait le Kennel Club [l’équivalent de la Société centrale canine] britannique de se voiler la face devant l’ampleur des dégâts.

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Après sa diffusion, le documentaire avait provoqué trois enquêtes indépendantes sur l’élevage des chiens de race. Toutes constataient que certaines pratiques modernes – par exemple la consanguinité et la recherche de “caractéristiques extrêmes”, comme une tête massive et courte pour le bouledogue – nuisaient à la santé et au bien-être des chiens. Toutes concluaient que le cas du bouledogue nécessitait une intervention et l’une allait même jusqu’à se demander s’il était éthiquement justifiable de continuer à faire l’élevage de ces chiens.

Comme des petits bébés dodus Certains vétérinaires, éleveurs et défenseurs des animaux américains commencent à se poser la même question. La Humane Society a organisé sa première conférence sur la santé et le bien-être des chiens de race au printemps 2011. Brenda Bonnett, spécialiste en épidémiologie vétérinaire, y a expliqué que les bouledogues avaient bien plus de probabilités que les autres chiens de souffrir de pathologies multiples : problèmes oculaires et auriculaires, infections cutanées, troubles respiratoires, immunologiques, neurologiques et locomoteurs, entre autres. Il n’existe pas aux Etats-Unis d’étude exhaustive comparant l’espérance de vie des différentes races de chien, mais, d’après une étude britannique publiée en 2010 dans le Journal of Small Animal Practice, un bouledogue vit en général à peine plus de six ans. Quelques mois avant mon séjour en Géorgie, le Kennel Club britannique avait annoncé qu’il était en train de réviser les standards de la race (les éléments qui définissent l’apparence et le caractère des chiens d’une race donnée) pour tenter d’améliorer l’apparence et la santé des bouledogues. Les nouveaux standards anglais [rendus publics en janvier 2009] exigent une face “relativement” plate, une tête légèrement plus petite et des rides un peu moins prononcées. Le Bulldog Club of America (BCA), qui définit les standards américains, n’a cependant pas l’intention d’en faire autant. Les standards américains demandent toujours une “tête massive et une face plate”, un “corps lourd, trapu et plus long que haut”, une face et un museau “très courts” et une mâchoire “massive” et “courte”. Cet automne je suis allé voir Sandra Sawchuk, qui dirige les services de premiers soins de l’Ecole de médecine vétérinaire de l’université du Wisconsin. Sandra Sawchuk est l’un des rares vétérinaires à posséder un bouledogue. “Je ne devrais pas, mais je suis folle de cette race,

me confie-t-elle. Comme je suis vétérinaire, j’ai l’impression de pouvoir gérer les problèmes qui pourraient se présenter. Mais si quelqu’un me dit qu’il veut un bouledogue, je lui réponds tout de suite : ‘Non, n’y pense même pas.’” Je lui demande ce qui l’attire dans ces chiens qui ont tant de problèmes de santé. Elle me répond la même chose que les autres passionnés de bouledogues. “Ils ont un côté foufou et adorable qui est complètement craquant.” Mais elle va un peu plus loin : cette race fait ressortir un instinct parental particulièrement fort chez beaucoup de gens. “Même à l’âge adulte, les bouledogues ont une apparence presque infantile – on dirait de petits bébés dodus.” Voilà qui fait écho aux propos de James Serpell, le directeur du Centre pour l’interaction entre les animaux et la société de l’université de Pennsylvanie.

Selon lui, notre tendance à la sélection anthropomorphique est en partie responsable du triste sort du bouledogue moderne. “D’une certaine manière, nous avons accentué les caractéristiques physiques de la race pour la rendre plus humaine, en fait pour qu’elle ressemble à une caricature d’être humain, et en particulier d’enfant. Nous avons créé des bouledogues à face plate, aux grands yeux, à la bouche demesurée par rapport à la tête et au sourire gigantesque.” Pour Serpell : “Si les bouledogues étaient le produit de manipulations génétiques réalisées par des groupes pharmaceutiques, il y aurait des manifestations, et à juste titre. Mais comme ils sont le fruit d’une sélection anthropomorphique, non seulement on oublie leurs handicaps mais on les applaudit même parfois.” Quand je me suis rendu au centre médical pour animaux d’Angell, à Boston

A gauche, une reconstitution d’image montrant à quoi ressemblait le bouledogue au XIXe siècle. A droite, le chien comme il est aujourd’hui.


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A la une The New York Times Magazine du 27 novembre 2011, consacre sa une à la dégénérescence du bouledogue en listant dès sa couverture les nombreuses tares dont souffrent ces animaux de compagnie.

(Massachusetts), le Dr William Rosenblad, spécialiste d’odontologie canine, m’a montré la radio d’un crâne de bouledogue sur l’écran de son ordinateur. Puis il a secoué la tête. “On a tellement raccourci la face de cette race qu’il n’y a plus assez de place pour tout caser, confie-t-il. La langue, le palais, tout est comprimé. Les dents donnent souvent l’impression d’avoir été jetées là au hasard. Les narines sont minuscules. Résultat : beaucoup de bouledogues peuvent à peine respirer.”

Chiens contre taureaux

ANDREW BETTLES/TRUNKARCHIVE-PHOYOSENSO

Le Dr John Lewis, professeur assistant d’odontostomatologie à l’hôpital vétérinaire Ryan de l’université de Pennsylvanie, explique que, pour un être humain, respirer comme certains bouledogues consisterait à avoir “la bouche et le nez bouchés et à respirer par une paille”. Le bouledogue [en anglais bulldog, de bull, taureau, et dog, chien] tire son nom des combats de chien contre taureau qui étaient, paraît-il, très appréciés à l’époque élisabéthaine. Les bouledogues de combat étaient plus minces et plus hauts sur pattes et avaient le museau plus long que ceux d’aujourd’hui. Ils avaient la tête plus petite, moins de rides et la queue longue. Comme un éleveur de bouledogues réputé me l’a confié, “les bouledogues d’aujourd’hui ne sont que le pâle reflet de ce qu’ils étaient”. Les combats opposaient un taureau à un ou plusieurs chiens. Ceux-ci essayaient de lui saisir le mufle et le taureau tentait

d’esquiver. Après l’interdiction de ce sport en Angleterre, en 1835, la férocité qui avait si bien servi le bouledogue devint un handicap. Dans l’ouvrage The Dog, publié en 1845, le vétérinaire William Youatt parle du bouledogue comme on le fait aujourd’hui des pitbulls : une race “à peine éducable”, “bonne à rien d’autre que la férocité et le combat”. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le célèbre marchand de chiens britannique Bill George se mit à élever des bouledogues destinés à être des animaux de compagnie agréables et symboles de statut social. Comment les éleveurs réussirent-ils à modifier l’apparence et le caractère du bouledogue ? La question fait débat. On pense qu’il y a eu des croisements avec le carlin [race de petit chien d’origine chinoise], qui ont donné naissance à un chien plus gentil et plus compact, au crâne brachycéphale [arrondi]. Le changement de physique du bouledogue suscita l’intérêt de nombreux observateurs de la fin des années 1800, parmi lesquels Charles Darwin. Dans son ouvrage De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique, celui-ci écrit : “Certains des traits distinctifs des diverses races de chien ont probablement fait leur apparition soudainement et, bien qu’innés, peuvent être qualifiés de monstruosités ; par exemple la forme de la tête et la mâchoire pendante du bouledogue. […] Une particularité qui apparaît soudainement, et qui mériterait en un sens d’être qualifiée de

La plupart des éleveurs sont pleins de bonnes intentions, mais ils sont incapables de porter un jugement critique sur cette race de chien monstruosité, peut toutefois être accrue et fixée par la sélection humaine.” Le bouledogue était très à la mode en Angleterre et aux Etats-Unis. Selon les statistiques de l’American Kennel Club, le bouledogue était le cinquième sur la liste des chiens les plus répandus aux Etats-Unis entre 1910 et 1920. Le corps des marines l’adopta comme mascotte en 1922 et plusieurs universités suivirent son exemple. Aujourd’hui, le bouledogue est un symbole paradoxal de force et de courage. Diane Judy, une ancienne éleveuse de l’Etat du Tennessee, qui a produit la mascotte actuelle de Yale, m’avait confié avant sa mort l’année dernière qu’elle adorait les bouledogues mais n’avait plus envie d’en élever : “Ils ne sont ni athlétiques ni particulièrement en bonne santé. La plupart d’entre eux ne peuvent avoir de relations sexuelles sans assistance – ils sont trop petits et trop trapus. La plupart des femelles ne peuvent pas accoucher seules – la tête est trop grosse. Une race qui a du mal à faire ces deux choses est par définition mal partie.”

Redessiner le bouledogue ? En 2010, j’ai assisté au concours canin organisé par le BCA à Westminster, dans le New Jersey. Les éleveurs que j’ai rencontrés à cette occasion niaient que cette race avait des problèmes sérieux. “Les gens qui ne savent pas de quoi ils parlent se plaisent à raconter que les bouledogues sont des chiens malades, mais c’est tout simplement faux”, m’a déclaré Cody Sickle, un éleveur réputé. D’après Patrick Bateson, l’auteur d’un des rapports indépendants britanniques publiés après la diffusion de Pedigree Dogs Exposed, la plupart des éleveurs sont plein de bonnes intentions et, pour beaucoup, très compétents. Il est cependant sidéré par l’incapacité de certains à porter un jugement critique sur la race qu’ils élèvent. “C’est comme s’ils étaient aveuglés par l’amour qu’ils portent à leur chien.” Lors du concours de Westminster, je me suis entretenu avec Connie Chambers, qui élève des bouledogues depuis près de quarante ans. “Le physique du bouledogue d’aujourd’hui est parfait”, déclaret-elle. Je lui demande ce qui lui plaît le plus dans l’apparence de ce chien. “J’aime sa face plate. Leur grosse face et leur gros corps, c’est trop mignon. – Mais si cette face plate et mignonne n’est pas bonne pour sa santé ? – Si on change son apparence, il n’aura plus l’air d’un bouledogue.” Tous les éleveurs m’ont dit la même chose. Mais peut-on redessiner le bouledogue ? Au printemps 2011, j’ai rencontré Mike Sears. Longtemps membre du

BCA, il a quitté l’organisation quand les deux bouledogues qu’il avait achetés auprès d’éleveurs de chiens de concours réputés sont morts après avoir eu de graves problèmes de santé (l’un à 5 ans, l’autre à 9 ans). Un vétérinaire lui ayant conseillé de se tourner vers le Old English Bulldog [vieux bouledogue anglais], Sears a fait des recherches et a fini par trouver l’éleveur David Leavitt, qui a commencé à développer cette race en 1971. S’appuyant sur un modèle mis au point pour le bétail, Leavitt a croisé des bouledogues avec des pittbulls, des mastiffs et des bouledogues américains. Le résultat, m’explique Leavitt, est un chien athlétique qui ressemble beaucoup au bouledogue de 1820, mais qui est gentil. Il l’a appelé “le bouledogue Leavitt”. Le recours aux croisements n’est pas la panacée, mais, d’après Bateson, il faudra probablement en passer par là pour sauver le bouledogue. Il rappelle ce qui s’est passé avec les dalmatiens, une race qui souffrait de calculs rénaux avant d’être croisés avec un seul pointer [une race de chien de chasse] puis recroisés pour redonner des dalmatiens. D’après ceux qui dénoncent les pratiques actuelles d’élevage de bouledogues, certains des problèmes de santé pourraient être limités par une simple modification des standards de la race. Jemina Harrison, la réalisatrice de Pedigree Dogs Exposed, m’a expliqué qu’il était possible de produire assez rapidement, en trois à quatre générations, un phénotype [ensemble des caractères physiques] plus sain dans la plupart des races. “Si les éleveurs étaient prêts à produire des chiens ayant des caractéristiques moins exagérées et que les juges des concours commençaient à récompenser ces chiens, les choses pourraient changer.” En novembre, je suis retourné à l’université de Géorgie pour faire la connaissance d’Uga VIII, la nouvelle mascotte de l’équipe, âgée de 2 ans. Uga VII était mort d’une crise cardiaque six mois après le match auquel j’avais assisté en 2009. Il avait 4 ans. Comme tous ses prédécesseurs, il a été inhumé en grande pompe dans un mausolée situé dans le coin sud-ouest du Sanford Stadium [le stade de football américain de l’université de Géorgie]. A la mi-temps, Seiler emmène Uga VIII faire ses besoins. Le chien commence à s’accroupir quand un couple d’une vingtaine d’années passe par là. “C’est le vrai Uga ?” me demande la jeune femme. J’acquiesce. “Oh là là, il faut qu’on prenne une photo”, couine-t-elle en fouillant dans son sac pour trouver son téléphone portable. Quand elle a fini, elle fait des bonds d’excitation. “Je t’adore Uga, lance-t-elle en s’en allant. A l’année prochaine, à la fête de l’université !” Mais Uga VIII n’a pas vécu aussi longtemps. Peu après ma visite, il a contracté un cancer lymphatique et est mort un mois plus tard – à la moitié de la saison sportive. Récemment, Sonny Seiler m’a dit qu’on s’était mis à la recherche d’Uga IX. Benoit Denizet-Lewis


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Médias

“A Qousseir, la peur est dans les deux camps”. Reportage de La Libre Belgique du côté de l’armée syrienne, qui se dit harcelée par les insurgés.

Syrie

Floraison de journaux révolutionnaires Alors que le régime de Bachar El-Assad est confronté depuis neuf mois à une révolte populaire, les opposants s’organisent pour diffuser une autre information que celle des médias officiels. Et se raconter. Al-Hayat (extraits) Londres

ous parlons de ce que vous avez sur le cœur.” C’est le slogan de la radio Un + un, la première fréquence syrienne libre et indépendante. Elle émet à partir d’un site Internet – grâce à une équipe de “jeunes filles et jeunes garçons syriens unis par l’amour de leur pays”, ainsi qu’elle se présente elle-même. “Nos voix sont diverses, mais notre rêve est le même : une Syrie libre, un Etat de droit et un régime démocratique.” Selon Fares, le responsable des programmes, la station parle de toutes les cul tures qui cohabitent en Syrie, des Assyriens aux Kurdes en passant par les Arabes, sans oublier les Tcherkesses et les Arméniens. Il s’agit de faire entendre la voix des jeunes qui ne sont pas encartés dans un parti et de soutenir la mobilisation populaire en faveur de la liberté. L’équipe a démarré avec douze volontaires et elle compte aujourd’hui quarante personnes, qui diffusent interviews et informations locales, notamment. Avant cette radio, des médias papier avaient déjà vu le jour, dont les hebdomadaires Hourryat (“Libertés”), Al-Badil (“L’Alternative”) et Al-Haq (“La Justice”). D’autres restent limités au web : ainsi, Souryana (“Notre Syrie”) ou Boukra (“Demain”) sont diffusés au moyen de courriels au format PDF ou simplement consultables sans téléchargement – pour ceux qui craignent une saisie de leur ordinateur par la police. Al-Haq se présente comme un hebdomadaire politique indépendant de huit pages, traitant de l’actualité de Damas et de sa région. De son côté, Al-Badil est publié sur quatre pages par un comité indépendant de soutien à la révolution, qui s’est donné pour mot d’ordre “Liberté, justice, citoyenneté” et veut faire la preuve que “la révolution est capable de produire de l’information”. “Dès le premier jour de la révolution, le peuple syrien a réussi à envoyer au monde les images des crimes commis par le régime. Il est aujourd’hui capable de maîtriser toute la technologie des médias.” La revue Muthaqaffun ahrar li Surya hurra (“Intellectuels libres pour une Syrie libre”) se présente quant à elle sous forme de page Facebook, avec un bulletin d’information complet au cœur des événements. Selon Lama, l’une des fondatrices, “la mise en ligne sur Facebook a été préférée

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Dessin d’Eva Vazquez paru dans El País, Madrid. à une diffusion au format PDF parce qu’elle nécessite moins de coordination – difficile et dangereuse dans les conditions actuelles – entre les nombreux intervenants”. Beaucoup d’éditorialistes réputés y contribuent en effet, tels que Yassin AlHaj Saleh, Rosa Yassin Hassan [traduits respectivement dans CI n° 1014, n° 1062, n° 1073 et n° 1090] et d’autres militants et journalistes. La plupart des intervenants signent de leur vrai nom. N’est-ce pas dangereux, d’autant qu’ils se trouvent en Syrie même ? “La peur n’est plus l’élément déterminant aujourd’hui, répond Lama. La foi dans la cause l’emporte.” Une rubrique propose la traduction des principaux éditoriaux et analyses de

“La peur n’est plus l’élément déterminant aujourd’hui. La foi dans la cause l’emporte.”

la presse mondiale concernant la Syrie, une autre des récits des manifestations, une autre encore la révolution vue par les enfants. De même, la rubrique “caricature” explique les structures mentales du milicien du régime, une figure hideuse. La revue Souryana, lancée le 26 septembre dernier, a pour devise une citation de Gandhi : “A l’instant où l’esclave décide qu’il ne sera plus esclave, ses chaînes tombent.” Selon Souad Youssef, l’un des fondateurs, l’objectif est d’“offrir des informations vraies, la réalité vécue par les Syriens, et non la propagande des médias [officiels]”. Bien qu’elle paraisse en ligne pour des raisons de sécurité et de coût, elle est parfois imprimée par des militants. Son premier numéro aurait ainsi été tiré à 800 exemplaires. “Nous sommes en communication permanente par Internet, car, si nous nous réunissions physiquement, nous risquerions l’arrestation collective, dans le meilleur des cas.” Karim Layla, rédacteur en chef de la revue Hourryat, abonde dans le même sens. “Les publications révolutionnaires mé-

ritent qu’on mette sa vie en danger, estimet-il. Notre sang n’est pas plus précieux que le sang de ceux qui s’exposent quotidiennement à la répression. Chacun fait ce qu’il peut.” Après des décennies de répression, Hourryat a pris son envol le 22 août, explique Karim. “C’est le premier hebdomadaire de la révolution, écrit par les plumes de la révolution, imprimé dans les maisons des révolutionnaires et distribué malgré la menace de se faire arrêter ou éliminer. Nous essayons de contourner le danger autant que faire se peut, en le diffusant nous-mêmes au cours des manifestations et en le déposant de nuit devant les portes d’immeuble, mais le danger reste réel.” Une équipe de militants réunit les informations, documente les cas de torture, rappelle le destin des martyrs, raconte les manifestations et retrace le parcours des réfugiés. Tout cela est imprimé en un lieu tenu secret. “Au début la revue avait quatre pages, aujourd’hui elle en compte seize, couvrant la politique, l’économie, la littérature, publiant des opinions, sans compter le travail de prise de conscience à propos de l’Etat de droit, du respect de l’autre, de la liberté d’expression et de la culture du dialogue”, explique Karim. Une version électronique a été lancée depuis et elle est diffusée par des exilés en Occident lors d’événements consacrés à la Syrie. Boukra a commencé sous forme d’une page quotidienne sur Facebook, avec le mot d’ordre “J’aime la Syrie, c’est tout”. En septembre, son équipe a préparé un dossier de vingt-sept pages sous le titre : “L’opinion privée de liberté, comment résister ?” Celuici retrace l’histoire des disparitions forcées, aborde la question des prisonniers d’opinion sous l’angle de la législation syrienne actuelle, se demande si “le bourreau est une victime” et offre cinq pages de témoignages de prisonniers politiques de la révolution du 15 mars [début de la révolte syrienne]. Il étudie également les effets psychologiques, sociologiques et économiques d’une arrestation, puis la façon dont cela se répercute sur l’art et la littérature syriens. Un autre dossier, plus récent, porte sur “la résistance civile, la force de la non-violence”. Pour leurs maquettes, ces publications ont recours à des artistes qui s’appliquent à donner une identité visuelle à la révolution. Là encore, les œuvres de certains grands noms, sculpteurs et peintres, tels que Youssef Abdelki, sont en ligne sur Facebook. Et si le régime finissait par tomber ? “Hourryat deviendrait un journal officiel, s’amuse Karim. On garderait le même titre, mais aussi le même contenu défendant les hourryat (libertés). Nous ne serons jamais comme le quotidien Al-Thawra (“La Révolution”), porte-parole du régime actuel syrien, qui s’acharne contre la révolution.” Zeina Irhim


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Syrie

Les mains d’Ali Farzat C’était le 25 août. Le célèbre caricaturiste syrien Ali Farzat était enlevé à Damas et sévèrement molesté par des agents de services de sécurité. Ce jour-là, les agresseurs passaient à tabac le dessinateur, en s’acharnant particulièrement sur ses mains. Des mains jugées coupables de produire des dessins insolents à l’égard d’un régime à bout de souffle et de plus en plus sanguinaire. Faisant partie des cinq lauréats du prix Sakharov 2011, Ali Farzat, qui s’est réfugié au Koweït depuis son agression, n’a pu se rendre à la remise du prix, à Strasbourg, le 14 décembre. Dessin de Kichka paru dans Farzat, Syrie.

L’année en cartoons La liberté au coin de la rue Dans les avenues de Tunis, sur la place Tahrir du Caire, dans la province de Deera en Syrie ou dans les rues de Moscou, les manifestants ont scandé leur désir de liberté tout au long de l’année. 2011 restera l’année des “printemps”, arabe, russe ou birman, sources inépuisables d’inspiration pour les dessinateurs de presse, qui paient parfois chèrement leur engagement.


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Janvier Belgique

Unité, où es-tu ? Le 23 janvier, 30 000 personnes défilent dans les rues de Bruxelles pour l’unité de la Belgique, qui se trouve privée de gouvernement depuis le 13 juin 2010, date des élections législatives et de la victoire du parti nationaliste flamand Alliance néoflamande (N-VA). Au blocage constitutionnel s’ajoute le fossé qui se creuse entre 6 millions de Flamands néerlandophones dans le Nord et 4 millions de Wallons francophones dans le Sud. Dessin de Schrank paru dans The Economist, Londres.

Yémen

Immolations en série Les manifestations débutent fin janvier après quatre tentatives d’immolation par le feu, dont une mortelle, le 20. Les manifestants demandent la démission du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trente-deux ans, dont vingt et un à la tête du Yémen réunifié. Le président Saleh s’accroche au pouvoir. Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

Tunisie

Ben Ali s’enfuit de son pays Le 14 janvier, le président Zine El-Abidine Ben Ali annonce le limogeage du gouvernement et l’organisation d’élections législatives anticipées. Le même jour, sous la pression conjointe de l’armée et de la “révolution du jasmin”, il quitte la présidence, s’enfuit du pays et se réfugie en Arabie Saoudite. A la mi-décembre, Mohamed Bouazizi, un marchand ambulant de Sidi Bouzid, s’était immolé par le feu. Son geste d’ultime protestation avait généralisé les manifestations dans tout le pays. Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.


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Février Egypte

Moubarak “dégagé” par la place Tahrir “Irhal !” Les révolutionnaires du Caire ont repris le mot d’ordre des Tunisiens : “Dégage !” Le 11, alors que la foule est toujours massée sur la place Tahrir et demande sa démission, Hosni Moubarak annonce enfin qu’il abandonne la présidence de la République et charge le Conseil suprême des forces armées (CSFA) de gérer les affaires du pays.

Birmanie

Dessin de Kichka, Israël.

Petits pas vers la réforme L’élection de Thein Sein au poste de président de la République de l’Union du Myanmar, le 4 février, marque le début des réformes. Libéralisation économique, allégement de la censure, pourparlers de paix avec les minorités ethniques, regain diplomatique sur la scène internationale marqué par la visite de Hillary Clinton à l’automne : une certaine normalisation se met en place peu à peu. Le 19 août, l’opposante birmane historique Aung San Suu Kyi est invitée à rencontrer le président Thein Sein. Dessin de Hagen paru dans Verdens Gang, Oslo.

Bahreïn

Royaume en ébullition Le petit royaume du Golfe, à majorité chiite mais gouverné par des sunnites, est à son tour gagné par la contestation arabe à partir du 14 février. Un mois plus tard, un millier de soldats de Riyad, sous les couleurs de la force commune du Conseil de coopération du Golfe (CCG), entrent à Bahreïn. Le 15 mars, le roi Hamad Ben Issa Al-Khalifa proclame l’état d’urgence. “Ici, y a rien à voir ! Regardez Kadhafi ! Oui, Kadhafi ! Ici y a rien que du pétrole !” Saoudiens, Bahreïn. Dessin de John Darkon paru dans Columbia Daily Tribune, Etats-Unis.

Italie

Afflux d’immigrants sur île de Lampedusa Près de 1 400 migrants tunisiens débarquent, dans la nuit du 12 au 13 janvier, sur l’île de Lampedusa, portant le chiffre des arrivées clandestines à 5 000 personnes en moins d’une semaine. Dessin de Faber paru dans Le Jeudi, Luxembourg.


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Mars Etats-Unis

Guantanamo Bay toujours pas fermée Barack Obama autorise la poursuite des procès extrajudiciaires à la prison de Guantanamo. Cette décision constitue une volte-face : au début de son mandat, il s’était engagé à fermer la prison militaire.

CAI-NYT

Dessin de Kal, Etats-Unis.

Italie

Crucifix publics En 2006, Soile Lautsi, la mère de deux enfants scolarisés dans une école publique de Padoue, avait saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Elle jugeait en effet que ses deux fils non catholiques subissaient une différence de traitement discriminatoire par rapport aux élèves catholiques. Le 18 mars, la CEDH autorise les crucifix dans les écoles.

Japon

Tsunami dévastateur Le 11 mars, toutes les télévisions du monde retransmettent en direct les catastrophes qui touchent le Japon. Après un séisme de magnitude 8,9 frappant le nord-est de l’île de Honshu, suivi d’un tsunami dévastateur, la centrale de Fukushima échappe au contrôle de son opérateur, Tepco. Les cœurs de plusieurs des six réacteurs fondent. Dessin de Vadot, Belgique.

Syrie

Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

Terreur d’Etat Pour une “Syrie sans tyrannie, sans loi d’urgence ni tribunaux d’exception, sans corruption ni vols, ni monopole des richesses”, clame le 15 mars la “révolution syrienne contre Bachar El-Assad”, qui nie avoir donné un quelconque ordre de tuer. La répression ne va cesser de s’amplifier : en décembre 2011, les Nations unies décomptent plus de 5 000 morts depuis le début des protestations. Dessin de Ruben, Pays-Bas.


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Avril Côte d’Ivoire

Gbagbo exhibé Après plusieurs frappes de l’ONU et de la France, ainsi que des combats de rue, les forces d’Alassane Ouattara pénètrent le 11 avril dans le bunker présidentielet conduisent Laurent Gbagbo à l’Hôtel du Golf, où il est gardé et exhibé devant les caméras. Détenu pendant plusieurs mois dans le nord du pays, l’ancien président, accusé de crimes contre l’humanité, comparaîtra pour la première fois le 5 décembre devant la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye. Dessin de Chappatte, Suisse.

Grande-Bretagne

Mariage à trois Près de 2 milliards de téléspectateurs suivent le 29 avril la retransmission en direct du mariage du prince William et de Kate Middleton, à Londres, dans l’abbaye de Westminster. Presque aussi remarquée que le nouveau couple princier : la demoiselle d’honneur principale, qui n’est autre que la sœur de la mariée, prénommée Pippa. Dessin de Burki, Suisse.

Inde

La croisade du “nouveau Gandhi” Du 5 au 9 avril, le militant de 73 ans Anna Hazare entame une grève de la faim très médiatisée contre la corruption en Inde. Le jeûne provoque des manifestations de soutien dans tout le pays et contraint la coalition au pouvoir, menée par le Parti du Congrès, à accélérer la rédaction d’une loi anticorruption, la “Lokpal Bill”. Erigé au rang de héros, Anna Hazare, qui fait une nouvelle grève de la faim au mois d’août, est surnommé le “nouveau Gandhi”. Le projet de loi, actuellement discuté au Parlement, est toutefois bien en deçà de ce qui avait été promis. C’est pourquoi Ann Hazare menace de reprendre un nouveau jeûne public. Dessin de Ian Tovey paru dans The Independent, Londres.


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Mai Pakistan

“On l’a eu !” s’exclame Barack Obama Oussama Ben Laden est assassiné le 2 mai, lors d’un raid américain mené par un commando héliporté des forces spéciales, les Seals. Le chef d’Al-Qaida se cachait à Abbottabad, au nord d’Islamabad, dans une résidence située près d’une académie militaire. Né en 1957 en Arabie Saoudite, le cerveau des attentats du 11 septembre 2001 était le 17e des 57 enfants d’un milliardaire du BTP émigré du Yémen. “Maintenant qu’il est mort, tu crois qu’on va bientôt rentrer chez nous ?” Dessin de Schrank paru dans The Independent, Londres.

Brésil

Union civile entre homosexuels Dans le plus grand pays catholique du monde, c’est par un vote à l’unanimité (10 à 0) que la Cour suprême approuve le 5 mai l’union civile des couples homosexuels. Mi-juin, un juge de l’Etat de Goias (centre-ouest) a cependant contredit la décision de la Cour suprême et annulé une union “stable, homosexuelle et affective”. Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

Etats-Unis

DSK passe par la case prison Accusé d’agression sexuelle, le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, est arrêté à New York le 14 mai, alors qu’il s’apprêtait à prendre l’avion pour la France. Envoyé quelques jours à la prison de Rikers Island, le candidat non déclaré à la présidentielle voit s’interrompre toute carrière publique, échappant de peu à un procès pénal aux Etats-Unis. Pause. Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö.


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Juin Royaume-Uni

Un tabloïd trop à l’écoute

CAI-NYT

Scotland Yard annonce le 9 juin qu’il suspecte News of the World, le journal à sensation, de piratage informatique visant des ordinateurs des services secrets britanniques. Un épisode de plus dans la longue liste des scandales provoqués par des écoutes téléphoniques illégales au profit du tabloïd dominical, dont le tirage atteint 2,8 millions d’exemplaires. Le 10 juillet, le groupe australo-canadien News Corp. de Rupert Murdoch décide de fermer le journal. Rebekah Brooks, qui dirige la filiale britannique de l’empire médiatique, démissionne cinq jours plus tard.

Turquie

Islamiste et laïc ?

Rebekah Brooks, ex-rédactrice en chef de News of the World. Dessin de Randal, Etats-Unis. CAGLE CARTOONS

Le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste), au pouvoir depuis 2002, triomphe aux élections législatives du 12 juin avec plus de 50 % des suffrages. Une victoire largement due à son chef, le Premier ministre sortant, Recep Tayyip Erdogan. Charismatique, celui-ci passe pour l’incarnation d’un islamisme tranquille. Islamisme, laïcité. Dessin de Cummings paru dans Winnipeg Free Press, Canada.

Etats-Unis

Washington discute avec les talibans Le 19 juin, Robert Gates, le ministre de la Défense américain, admet pour la première fois l’existence de contacts avec les talibans dans le but de favoriser le processus de réconciliation. Près de 100 000 soldats américains sont déployés en Afghanistan, aux côtés de près de 47 000 soldats de l’OTAN. Washington promet le transfert de l’ensemble des services de sécurité aux autorités de Kaboul en 2014. “Cher Monsieur le Président, le soldat Smith était justement en train de me dire que, si on fichait le camp de là maintenant, personne ne s’en apercevrait. Envoyé depuis mon Blackberry.” Dessin de Danziger, Etats-Unis.


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Juillet-Août Norvège

Qui est Anders Behring Breivik ? L’explosion d’une voiture piégée le 22 juillet ravage le quartier des ministères, au centre d’Oslo, près du bureau du Premier ministre. Quelques heures plus tard, sur l’île d’Utoeya, à environ 40 km de la capitale, un faux policier tire sur les jeunes sociaux-démocrates réunis dans l’île. L’auteur des faits, Anders Behring Breivik, se réclame d’une idéologie d’extrême droite hostile au multiculturalisme. Dessin de Tom, Pays-Bas.

Somalie

La pire famine depuis vingt ans La sécheresse touche 12 millions de personnes dans la Corne de l’Afrique (Somalie, Kenya, Ethiopie, Djibouti). Deux régions de Somalie sont déclarées en état de famine le 20 juillet. Le reste du pays suivra très vite. Les Nations unies évoquent “la plus grave crise alimentaire en Afrique” depuis vingt ans. Dessin de Kap, Espagne.

Allemagne

Dernier souffle nucléaire Le Bundesrat entérine le 8 juillet la loi faisant de l’Allemagne la plus grande puissance économique à renoncer à l’atome. L’utilisation du nucléaire pour la production d’électricité devrait prendre fin en décembre 2022. Le parc nucléaire allemand compte dix-sept réacteurs, dont les huit plus anciens ont été arrêtés quelques jours après le déclenchement de la catastrophe du 11 mars 2011 à la centrale japonaise de Fukushima.

Grande-Bretagne

Emeutes urbaines Les troubles éclatent près d’un commissariat de Tottenham, dans le nord de Londres, à la suite d’une manifestation réclamant que justice soit faite après la mort de Mark Duggan, âgé de 29 ans, tué lors d’un contrôle de police. Le quartier affiche l’un des taux de chômage parmi les plus élevés de Londres et avait déjà été le théâtre d’émeutes en 1985. Les nuits suivantes, la vague de violence gagne Birmingham, Liverpool, Manchester, Bristol.

Dessin de Chappatte, Suisse. Printemps arabe. Eté anglais. Liberté ! Ecrans plasma ! Dessin de Schrank paru dans The Independent, Londres.


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Septembre Etats-Unis

Exécution de Troy Davis

CAGLE CARTOONS

Condamné à mort en 1991 pour l’assassinat du policier blanc Mark MacPhail, Troy Davis, 42 ans, est exécuté le 21 septembre par injection mortelle au pénitencier de Jackson, en Géorgie, malgré des doutes sur sa culpabilité et une intense mobilisation internationale en sa faveur. Il avait reçu le soutien de personnalités comme l’ancien président Jimmy Carter et le pape Benoît XVI, et un appel en sa faveur avait recueilli 630 000 signatures. Etat du Missouri. Exécutions. Ça va piquer un peu. Cour d’appel des Etats-Unis pour le huitième circuit. Dessin de Matson paru dans le St. Louis Post-Dispatch, Etats-Unis.

Palestine

Les Nations unies par la petite porte

CAI-NYT

Mahmoud Abbas dépose le 23 septembre une demande d’adhésion de son pays à l’ONU, où les Palestiniens ne disposent que d’un strapontin. Faute de mieux, ils obtiennent le statut de membre à part entière de l’Unesco et, le 13 décembre, le drapeau palestinien est hissé pour la première fois au siège parisien de l’organisation onusienne. Dessin de Hajjaj paru dans Al-Dustour, Amman.

Arabie Saoudite

Les femmes aux urnes Le roi Abdallah accorde le 25 septembre le droit de vote aux femmes et permet leur éligibilité aux élections municipales (les seules élections du royaume) et leur entrée au Majlis Al-Choura, conseil consultatif, dont les membres sont désignés. Dessin de Hagen paru dans Vergens Gang, Oslo.


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Octobre Libye

Lynchage et liberté A Benghazi, le 23 octobre, le Conseil national de transition (CNT) proclame officiellement la libération du pays après quarante-deux ans de règne de Muammar Kadhafi. Ce dernier a été capturé et lynché le 20 octobre par des groupes armés, à la sortie de Syrte, sa ville natale. Dessin de Khalid, Casablanca.

Grèce

Le vrai-faux référendum Les dirigeants de la zone euro parviennent à s’entendre le 27 octobre sur un nouveau plan de sauvetage de la Grèce. Celui-ci prévoit notamment la réduction de 100 milliards d’euros de la dette grecque détenue par les banques privées. A la surprise générale, le Premier ministre, Georges Papandréou, annonce la tenue d’un référendum sur ce plan. Il y renoncera sous la pression et quittera son poste.

Argentine

Un démon en prison Alfredo Astiz est condamné le 26 octobre à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité. L’ancien officier de marine, surnommé “l’Ange blond de la mort”, ainsi que onze autres officiers de l’armée et de la police sont condamnés pour les crimes commis sous la dictature militaire, entre 1976 et 1983. Alfredo Astiz était jugé pour avoir torturé et tué deux religieuses françaises, Alice Dumont et Léonie Duquet.

Dessin de Riber, Suède.

“Arrêtons de remuer le passé. Il est temps que nous, les Argentins, nous nous donnions la main et que nous laissions cicatriser les vieilles blessures.” Dessin de Langer, Argentine.

Etats Unis

Mort d’un entrepreneur Steve Jobs, né le 24 février 1955, s’éteint le 5 octobre. La biographie officielle du cofondateur d’Apple, signée Walter Isaacson et publiée trois semaines après son décès, devient le best-seller de l’année chez Amazon. Dessin de Cajas paru dans El Comercio, Quito.


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Novembre

Chine

Dissident fiscal L’artiste Ai Weiwei est condamné le 1er novembre à payer 15 millions de yuans (environ 2,4 millions de dollars) au titre d’impôts impayés et d’amendes dues par l’entreprise pour laquelle il travaille. Agé de 54 ans, il a contribué à l’architecture du “Nid d’oiseau”, le stade olympique de Pékin. Il avait été détenu sans motif pendant deux mois cette année, avant d’être libéré en juin, après une série de protestations internationales. Dessinateur ayant requis l’anonymat. Chine.

Nicaragua

Daniel Ortega - et de trois ! L’ancien leader révolutionnaire du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) remporte l’élection présidentelle du 6 novembre dès le premier tour, avec 63 % des voix. Daniel Ortega devient président du Nicaragua pour la troisième fois, mais il est le premier chef de l’Etat à obtenir un second mandat d’affilée, grâce à un changement controversé de la Constitution. Dessin de Simanca, Brésil.

Italie

Il Buffone quitte la scène Plus que les scandales, plus que ses opposants italiens, c’est la dette publique italienne qui aura eu raison de Silvio Berlusconi. Le Cavaliere déchu annonce le 8 novembre qu’il abandonnera le pouvoir après l’adoption au Parlement du plan de sauvetage réclamé par l’Union européenne. Il quitte ses fonctions le 16 novembre, l’économiste Mario Monti lui succédant à la tête d’un gouvernement technique. Dessin de Shot, Pays-Bas.


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Décembre Russie

Scrutin truqué, rues bondées En baisse, le parti de Vladimir Poutine, Russie unie, est arrivé en tête des élections législatives du 4 décembre, s’assurant la majorité absolue des sièges à la Douma. Le “Premier ministre” Vladimir Poutine est certes quasi assuré de redevenir président en mars 2012. Pourtant, les importantes manifestations qui ont suivi le scrutin et qui dénonçaient les fraudes constituent un signal inquiétant pour l’homme fort du pays. Dessin de Corax, Serbie.

Grande-Bretagne

Cameron fuit l’Europe Le Premier ministre britannique est le seul dirigeant de l’Union européenne à s’être opposé, lors du sommet du 9 décembre, à un nouveau traité européen destiné à sauver l’euro, au nom de la sauvegarde des intérêts de la City, première place financière d’Europe. Il fait ainsi revivre le splendide isolement britannique. David Cameron. Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.

Corée du Nord

Le “Cher Dirigeant” disparaît La mort de Kim Jong-il, le 17 décembre (mais annoncée officiellement le 20), qui a dirigé pendant dix-sept ans le régime communiste proche de Pékin, ouvre une période d’incertitude dans la péninsule coréenne. Son fils Kim Jong-un, que l’on dit âgé de 27 ans, doit succéder à son père. Il se retrouve à la tête d’une armée forte d’un million de soldats et dotée de missiles. Dessin de Kichka, Israël.


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Constituante Pour fonder un Etat de droit à l’ère de la démocratie, une Assemblée constituante élue au suffrage universel paraît être la voie royale pour élaborer et voter la loi organique. La Constitution pourrait être préparée par des commissions et soumise ultérieurement à un référendum populaire, mais les représentants des divers partis sont seuls à pouvoir établir le consensus légitime. Dans “l’Orient compliqué”, les choses ne sont pas aussi simples. Si la souveraineté populaire, cœur battant de la démocratie, donnait le pouvoir à des ennemis de la liberté, de l’égalité et des droits de l’homme, à un courant qui obstrue toute alternance ? Il serait donc légitime de se méfier d’un peuple trop longtemps opprimé, donné en pâture aux intégrismes et dont les organisations et les élites ont été continuellement décimées. Hitler lui-même est venu au pouvoir par la voie électorale. Farès Sassine

Hommage

Printemps arabe, un lexique

Dégage ! (Erhal !)

Voici un an, le Tunisien Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu, donnant le signal d’un vaste mouvement de révolte. Pour cet anniversaire, un quotidien libanais a demandé à des écrivains et à des journalistes de dresser l’abécédaire des “mots de la liberté”. Extraits.

L’Orient-Le Jour (extraits) Beyrouth

Bouazizi Rien ne prédestinait Mohamed Bouazizi à devenir un mythe, “l’étincelle” qui, en Tunisie, a déclenché la révolution. Fils d’une famille de sept enfants, marchand ambulant, le jeune homme pousse sa charrette pour vendre fruits et légumes. Ne possédant pas d’autorisation officielle, il subit les vexations d’une administration à laquelle il ne peut verser de pots-de-vin. Le 17 décembre 2010, on lui confisque son outil de travail. Il essaie de

plaider sa cause auprès du gouvernorat, mais il s’y fait insulter et chasser. Humilié, Mohamed Bouazizi décide alors de s’immoler par le feu devant le siège du gouvernorat. L’acte désespéré de cet être qui “préfère mourir plutôt que de vivre dans la misère” provoque la colère des habitants de Sidi Bouzid. Malgré la répression, le mouvement s’étend spontanément à d’autres municipalités du pays. A l’appel de militants syndicaux, la révolte atteint la capitale le 27 décembre… En guise d’hommage, des avenues, des places portent désormais son nom, notamment à Tunis et à Paris. Un marchand des quatre saisons aura fait le printemps. Alexandre Najjar

Syrie

MANI/ZEPPELINNETWORK

Homs, 31 octobre 2011. “Dieu est grand. Plutôt la mort que l’humiliation.”

Les auteurs Alexandre Najjar Avocat et écrivain libanais d’expression française. Son dernier roman, Kadicha, vient de paraître chez Plon. Farès Sassine Professeur de philosophie à l’Université libanaise, il publie dans les quotidiens libanais An-Nahar et L’Orient-Le Jour. Chérif Choubachy Ecrivain et journaliste égyptien francophone. Nommé vice-ministre de la Culture en 2002, il démissionne quatre ans plus tard. Il est notamment l’auteur de Le Sabre et la Virgule (L’Archipel, 2007). Fouad Laroui Professeur de littérature, romancier et poète marocain vivant à Amsterdam. Son roman Une année chez les Français (Julliard) a fait partie de la sélection du prix Goncourt en 2010.

Scandées par des millions d’Égyptiens durant les dix-huit jours de la révolution du 25 janvier, ces deux syllabes resteront un des mots-clés de l’histoire moderne de l’Egypte. Pour la première fois depuis que Ménès a unifié les royaumes du Nord et du Sud, le peuple d’Egypte osait défier ouvertement “Pharaon” et réclamer sans appel son départ du pouvoir. Jusqu’alors, les révoltes étaient généralement dirigées contre l’occupant étranger, comme les deux révoltes du Caire contre l’armée de Bonaparte et la célèbre révolution de 1919 contre les Britanniques. En outre, de multiples émeutes du pain et des mutineries contre la misère et la cherté de la vie ont jalonné le XXe siècle. Mais un soulèvement des masses populaires contre Pharaon, considéré comme le père de la nation et vénéré depuis des millénaires en tant que divinité intouchable, constitue une véritable première dans l’histoire de l’Egypte. Chérif Choubachy

Economie Pendant des semaines, Al-Jazira a repris en boucle une petite scène où l’on voyait une Tunisienne, proche de l’évanouissement, murmurer que ses quatre fils étaient au chômage : c’était le drame de sa vie. Depuis le début du “printemps arabe”, dès qu’on interroge des citoyens égyptiens, yéménites ou marocains, c’est toujours la question économique qui prend le pas sur les autres. Bien sûr, on parle globalement de dignité, de démocratie, de rejet du despotisme, etc., mais quand on s’adresse à un individu donné, quand on lui demande pourquoi il est en colère, qu’estce qui le pousse à manifester, on peut être sûr qu’il évoquera la cherté de la vie, la difficulté à trouver un logement et le chômage. Ceux qui réclament aujourd’hui le pouvoir sont-ils bien conscients de cette donnée ? Ont-ils un plan pour fournir un emploi à chaque Egyptien qui entre sur le marché du travail ? Comprennent-ils la question de l’eau au Yémen ? Ont-ils une alternative au tout-tourisme en Tunisie ? Mille questions similaires attendent d’être traitées. Ce sont elles qui décideront de l’avenir du “printemps 70 arabe”. Fouad Laroui


Libye Benghazi, mars 2011. “Dégage, chien !”

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JOHANN ROUSSELOT/SIGNATURES

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Jumaa (vendredi)

Les auteurs

Vendredi de la colère, vendredi de la libération, vendredi de la dignité, vendredi du départ ou vendredi de la décision : le jour du vendredi (en arabe, jumaa), temps fort de la mobilisation populaire tout au long du printemps arabe, aura marqué de son empreinte les slogans des opposants aux régimes en place. Le vendredi étant, chez les musulmans, le jour de la prière, d’aucuns en auront conclu que l’adoption par les contestataires arabes de ce jour-là en particulier pour se mobiliser reflétait le caractère musulman, voire islamiste, de leur mouvement. Il y a pourtant plus à ce mot-là de jumaa que la dimension islamique qu’on lui prête souvent. Dans la langue arabe, jumaa signifie en effet avant tout et surtout “rassemblement”, “réunion”, “union”. Quant à jâmi’, qui veut dire “mosquée”, il est dérivé de la même racine (jamaa) que jumaa, la mosquée étant justement le lieu qui assemble, rassemble, regroupe et réunit. Il n’en va d’ailleurs pas autrement dans la langue française, où le mot “église” est dérivé, par l’entremise du latin, du grec ekklesia qui signifie “assemblée”. C’est dire qu’avant d’être pour les Arabes un jour férié ou un jour religieux, le vendredi est ce jour-là de la semaine où l’on s’assemble et l’on se réunit dans le cadre d’une communauté de destin. Percy Kemp

Jabbour Douaihy Romancier libanais d’expression arabe et professeur de littérature française à l’Université libanaise. Pluie de juin est son dernier roman traduit en français (Actes Sud, 2010).

Tunisie Tunis, 26 janvier 2011. “Vive la Tunisie libre.”

Facebook On le savait agora, Hyde Park, retrouvailles, partage… Mais voici le “livre des visages” investi d’une nouvelle mission : pas moins que réveiller et bouleverser le monde arabe. La “révolution Facebook” est en marche depuis bientôt un an. Un manifestant égyptien a même ainsi baptisé sa fille, née pendant le “printemps” du Caire ! Difficile de croire que Zuckerberg, l’inventeur du réseau intercampus à Harvard, aurait imaginé qu’un jour son outil de génie servirait à organiser des manifestations à Alexandrie ou à Taëz, avec une liste des délateurs du pouvoir à éviter dans un quartier de Tunis ou de Tripoli, ou des avertissements adressés à des manifestants dans un faubourg de Damas, du genre : “Attention, franc-tireur embusqué sur le toit du bureau des Postes…” En plus de cette logistique de combat, Facebook remplit le vide laissé par une opposition souvent désuète. Les réseaux sociaux et les blogs tenus par les “cyberactivistes” informent en continu (on peut toujours compter sur des amis plus matinaux qui font pour vous le tour de la presse…), mobilisent, coordonnent (les rendez-vous, les slogans des vendredis, les manifs, les sit-in, les manifestes, voire l’appel aux “like” pour protéger un site…), jouent aux sondeurs d’opinion pour ensuite évaluer et faire l’autocritique. Que reste-t-il à faire pour un parti politique ? Jabbour Douaihy

Femmes A Deraa [en Syrie], ce sont les femmes qui, les premières, se sont rassemblées pour exprimer leur révolte après la disparition de leurs enfants. Quand on sait que, dans les dictatures, les femmes sont les plus sensibles, pour des raisons dit-on œdipiennes, au charisme du chef, le régime aurait dû réagir en châtiant les coupables des abus commis à l’encontre des enfants. Mais il a laissé pourrir, et la gangrène s’est répandue dans tout le pays. Nous vivons dans des contrées où les hommes ne semblent capables d’affirmer leur virilité qu’en écrasant les femmes. Partout, pendant le “printemps arabe”, les femmes sont descendues dans la rue. Place Tahrir, elles priaient aux côtés des hommes. Le prix Nobel de la paix attribué à l’opposante yéménite [Tawakkol Karman], les trois cents femmes en tête de liste aux élections tunisiennes sont la preuve de l’engagement de la gent féminine dans ces

révolutions dont elles sont les actrices… Même l’Arabie saoudite, qui sent gronder la révolte féminine, vient d’accorder aux femmes le droit de vote. Largesse dérisoire quand on sait qu’elles n’ont toujours pas le droit de conduire, pire, qu’elles n’ont le droit de se déplacer qu’avec la permission de leur “gardien”. Mais le printemps est sans aucun doute leur saison. Fifi Abou Dib

Gavroche Les échos des manifestations du Caire et de Tunis sont parvenus jusqu’à Deraa, ville des confins, au sud de la Syrie. “Le peuple veut la chute du régime.” Par jeu, par provocation, les enfants de Deraa ont gribouillé le slogan sur un mur, sans se douter que celui-ci avait des oreilles. Aussitôt raflés par les sbires du pouvoir, ils ont subi des tortures inouïes et leurs parents sont restés sans nouvelles. Quand ils les ont réclamés, on les a envoyés “en fabriquer d’autres”. Dans Deraa assiégée depuis lors, seuls les enfants filaient à travers les barrages pour dénicher des vivres. Hamza El-Khatib avait 13 ans quand il a été pris. Gavroche est mort d’une seule balle sur les barricades de l’insurrection républicaine de 1832. La faute à Rousseau. Hamza a été torturé. On l’a fouetté, battu, brûlé, on lui a broyé les os, on l’a émasculé. Quelle cause suprême justifie pareille perversion ? F. A. D.

Tahar Ben Jelloun Ecrivain marocain d’expression française, auteur d’une quarantaine de livres, dont La Nuit sacrée (prix Goncourt 1987). En 2011, il a publié L’Etincelle : révolte dans les pays arabes chez Gallimard. Percy Kemp Ecrivain de nationalité britannique et d’expression française, né à Beyrouth. Il a écrit de nombreux romans d’espionnage, dont Noon Moon (Seuil, 2010).

Minorités “Nous avons peur de la majorité. Il vaut mieux préserver le tyran qui la massacre chaque fois qu’elle lève la tête pour réclamer la liberté et la dignité, ou la tenue d’élections démocratiques – qu’elle souhaite, en plus, gagner ! Au moins le tyran (qui a aussi peur d’elle) nous protège de sa tendance hégémonique !” Ainsi parla le Minoritaire. Ce qui paraît caricatural ici est en réalité le message explicite envoyé par des “autorités” religieuses et politiques se voulant les “porte-parole” des minorités du Levant. Ces autorités n’emprisonnent pas seulement des citoyens-individus – des hommes et des femmes d’appartenances sociales, politiques et de références culturelles différentes – dans une identité communautaire étroite, opaque, fermée, se définissant par un chiffre, mais en plus elles attribuent à cette identité un adjectif qui l’accompagne et lui colle à la peau : la peur. Une peur qui devrait les pousser

Ziad Majed Chercheur et politologue libanais, il publie régulièrement des articles sur le Moyen-Orient dans la presse arabe et internationale. Samer Frangié Universitaire libanais. Ses articles sont notamment publiés dans le quotidien panarabe Al-Hayat et sur le site Open Democracy.

Individu Le “printemps arabe” n’a pas seulement réussi à faire prendre la fuite aux dictateurs, il a aussi permis l’émergence de l’individu. La société arabe, berbère, bédouine ne reconnaît pas l’individu ; elle met en avant le clan, la tribu, la famille. L’individu en tant qu’être unique et singulier a émergé en France grâce à la révolution de 1789. C’est la base de la démocratie. Il est une voix. Une voix, une seule, peut faire basculer un vote. C’est parce que les sociétés arabes dans l’ensemble se sont méfiées de l’individu qu’elles ont réservé à la femme un statut d’être inférieur. Ce qui est nouveau, c’est que l’individu arabe est en train de naître et finira par s’imposer dans le tissu social. Beaucoup de choses sont en train de changer, même si nous vivons une période trouble d’improvisation, de violence et de désordre. L’individu ne sera plus noyé dans le magma tribal et clanique. Tahar Ben Jelloun

HANI MOHAMMED/AP/SIPA

APUCINE BAILLY/COSMOS

Fifi Abou Dib Écrivaine libanaise et chroniqueuse au quotidien francophone L’Orient-Le Jour.

Yémen Sanaa, 26 octobre 2011. “Nous vaincrons.” Dessous, les drapeaux libyen, syrien, yéménite, tunisien et égyptien.


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Egypte

EMILIO MORENATTI/AP/SIPA

Le Caire, 3 février 2011. “Dégage !”

le départ du tyran…) ou à transmettre des messages aux Arabes et à la communauté internationale. En Syrie, pour répondre à ceux qui leur conseillent de prendre les armes, les insurgés n’hésitent pas à répéter : “Silimiya, silmiya !” (Pacifique, pacifique !), bien décidés à ne pas tomber dans le piège. Parfois, leur slogan se réduit à une invocation : “Allahou akbar !”, Dieu est grand ! Vox populi, vox Dei… A. N.

Torture

toutes et tous, en tant que “minoritaires”, à s’allier aux dictateurs sous prétexte du besoin de protection et de refuge. C’est loin, très loin de l’esprit du projet de la Renaissance que leurs ancêtres, individus acharnés pour la liberté et l’égalité, ont porté à travers toute la région et auquel ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes… Ziad Majed

Qahr

Slogans Les slogans scandés par les manifestants accompagnent les marches. “Al chaab youridou iskat al nizam !” (Le peuple veut renverser le régime !) a été repris en chœur par tous les rebelles, de la Libye à la Syrie. Mais de nombreux autres slogans ont été imaginés par les protestataires. Tantôt percutants, tantôt drôles, chantés a cappella ou rythmés par des applaudissements, ils ont contribué à galvaniser les foules et à exprimer la volonté du peuple (la fin de la dictature,

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Qahr veut dire “oppression”. C’est le sentiment d’injustice provoqué par le qahr qui a poussé Bouazizi à s’immoler et les populations arabes à se révolter. Le ras-le-bol général, le refus des exactions commises par le tyran et de l’humiliation subie à cause de lui, le poids de la misère, conséquence de la corruption et de l’incurie, ont poussé les peuples opprimés à se défaire des chaînes de la peur pour réclamer justice et liberté. A. N.

La torture, comme outil de répression, est devenue publique en Syrie, comme dans les autres dictatures arabes. Le régime ne cache plus ses crimes, obligeant les familles à récupérer les corps de leurs proches dans les casernes et les prisons, des corps mutilés qui se transforment en images renvoyées à travers l’Internet dans tous les coins de Syrie et du monde. Cette torture publique renvoie à la description faite par Michel Foucault d’un des derniers actes d’exécution par torture en l’an 1757. Depuis, la torture, honteuse, s’était réfugiée dans des geôles clandestines, ou exportée dans des pays peu soucieux des droits de l’homme. Avec son retour sur le devant de la scène publique en Syrie, la torture a perdu de sa pudeur, mais elle a gagné en symbolisme. Plus elle est gratuite, englobant des victimes jusqu’alors considérées comme n’appartenant pas à la sphère politique, comme les enfants et les femmes, plus elle gagne en pouvoir symbolique, comme le signe du pouvoir illimité de l’Etat. Mais – et là se cache tout le pouvoir moral des révolutions – au moment même où elle est toute-puissante, la torture devient un rite de passage au statut de martyr, une usine à fabriquer des icônes destinées à la vaincre. Samer Frangié

Wikidesia Construit sur le modèle de Wikipédia, un site Internet intitulé wikidesia.com répertorie le vocabulaire satirique de la révolution syrienne. Il qualifie ainsi le Parlement d’“assemblée des applaudisseurs” et surnomme Ramy Makhlouf… “Mère Ramy Teresa”. Il raille les manifestations de soutien à Assad, organisées “spontanément” par les forces de l’ordre, se moque des médias du régime, qui pratiquent une désinformation surréaliste, et ridiculise les rumeurs colportées par les autorités, qui accusent les manifestants, enfants compris, d’être des agents stipendiés par le Mossad. “Que tombe la Syrie, mais que vive Bachar !” est, selon ce site, la devise des chabbiha qui terrorisent la population. A. N.

YouTube Avec YouTube, tout citoyen est devenu témoin et reporter. Malgré le black-out imposé par le pouvoir tyrannique, les massacres ne se font plus à huis clos comme du temps de la boucherie de Hama, perpétrée dans l’ignorance générale. La technologie se met au service de la vérité. Les manifestations, la répression, les arrestations, les brutalités, les morts en direct, l’entrée des chars dans les villes, les bombardements… tout est capté, relayé, diffusé. Mais ce moyen de communication aussi efficace que discret trahit aussi les révolutionnaires : filmé par des portables et diffusé sur YouTube, le lynchage de Kadhafi nous révèle que la sauvagerie change parfois de camp… YouTube serait-il devenu cet “œil tout grand ouvert dans les ténèbres” évoqué par Victor Hugo dans La Légende des siècles ? A. N.

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Réflexion

Rendre vie aux mots Les mots ont trois lieux de vie, si l’on exclut le silence. La voix, l’écriture, la lecture. On a tendance à privilégier, en termes de valeur et de culture, les deux derniers. Non seulement à cause de leur durée, mais surtout parce qu’ils sont censés avoir été travaillés par la pensée, l’imagination, le savoir. Il me semble que l’évidence de cette supposée supériorité de l’écrit sur l’oral est fortement ébranlée, en ce moment, dans le monde arabe. Il se joue, depuis un an, un formidable renversement de rôle entre nature et culture. Ce n’est pas la seconde qui est en train de façonner la première, mais l’inverse. C’est la nature qui parle et c’est la culture qui, sous le choc, est amenée à s’affranchir, à s’adapter. A revoir ses cartes. Aucun manifeste, aucun dogme, aucune forme de pensée organisée n’a été le déclencheur du grand mouvement de contestation en cours. Ce sont les mots les plus simples, repris par des millions d’hommes, qui ont agi sur les esprits et les ont libérés. Une phrase a suffi. Et elle continue de soulever des montagnes. Elle est simple et littéraire. Vivante, concise, accessible à tous : “Al chaab yourid isqat al nizâm” (Le peuple désire la chute du régime). Un sujet, un verbe, un complément d‘objet. Rien d’autre. Pas d’adjectif. Pas de fioriture. Cette absence n’est pas un hasard. Consciemment ou pas, les peuples ont choisi l’austérité contre la redondance. La clarté contre la surenchère. Aux discours enflammés du passé ils ont opposé l’impératif sans discours du présent. La phrase qui est née à Tunis et qui, depuis, a fait le tour du monde, se paie, de surcroît, le luxe incroyable d’un verbe poli. Youridou. Cela aurait pu être : “Al chaab youtaleb, al chaab youhadded, al chaab ya’mor…” Le peuple n’a ni réclamé ni ordonné, il a demandé, il a désiré… Il ne pouvait mieux frapper les imaginations. Du jour au lendemain, une figure a pris corps : la multitude des héros anonymes. L’anonymat est, en effet, l’un des traits marquants des révolutions en cours. Il revêt un caractère d’autant plus subversif qu’il porte un coup, bien au-delà du monde arabe, au culte forcené de la célébrité – à ce vaste lieu de transfert des affects et des frustrations qui exalte indifféremment les représentants de la beauté physique, du pouvoir politique et de l’argent. Un phénomène auquel on doit notamment le glissement sémantique du mot “people” au seul profit d’une caste dont chaque fait et geste est l’occasion de promouvoir un nombril au rang de centre du monde. Et, surtout, de tout confondre : ce qui est inoffensif et ce qui est nuisible, la part de paillettes et la part de poison. C’est ainsi que, hier encore, Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Assad et bien d’autres faisaient partie de ceux qui, du seul fait de leur 72


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71 “célébrité”, jouissaient d’un droit quasi immanent aux honneurs et aux photos de famille dans les magazines du monde entier. Depuis, les peuples ont crevé l’écran au double sens du terme. Ils ont porté un coup – heureux dommage collatéral – au grand show politicomédiatique qui, à force de clichés et de photos vendeuses, a bel et bien fourni des munitions à ceux qui les tenaient sous leurs bottes. Je ne veux pas céder au simplisme ou à la démagogie. Je ne veux pas dire, cela va de soi, que l’anonymat est un accomplissement et la célébrité, une tare. Je veux dire qu’avec le renversement actuel des régimes par les peuples le triomphe du premier sur le second – de l’anonymat sur le culte de la personnalité – est une grande victoire. Ainsi le visage humain du monde arabe est-il en train de faire voler en éclats le carcan de mensonges qui le coupait du monde. Il ne s’agit pas de sous-estimer la fragilité ou les dangers de cette victoire, ni de céder à l’exaltation de la notion de peuple. Un peuple – l’Histoire n’a cessé de le vérifier – est capable du meilleur et du pire. Du meilleur quand il se bat pour la liberté, l’égalité. Du pire quand il fusionne avec le pouvoir ou l’idéologie. Déjà, vieux démons et signes de régression sont à l’œuvre dans certains pays “libérés”. C’est dire si la dissidence vaut mieux que l’optimisme. On ne sera jamais assez nombreux à quitter la tribu, à défendre les moins armés contre les autres. Jamais assez nombreux à être seuls. Sans compter qu’au royaume de la pourriture certains régimes se révèlent nettement mieux protégés que d’autres. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le peu d’émoi politico-médiatique que suscite la répression de la révolte à Bahreïn. Le monde arabe, gangrené de partout, a prouvé qu’il y avait un corps sain dans son corps malade. Comme un arbre aux apparences perdues, sauvé, contre toute attente, par la relève de nouvelles pousses. En somme, il a fait une crise de vie. Cette crise, quoi qu’il arrive, constitue un acquis irréversible. Il ne nous faut pas moins admettre que l’absence de visibilité est très supérieure à notre ambition de prévoir. Il se pourrait que la langue traverse un temps de nudité, comme les arbres que l’on taille en automne pour qu’ils redoublent de vigueur au printemps. Nous n’en savons rien. Par endroits, la moisissure s’en va en poussière. Ailleurs, la plaie est trop profonde et la croûte trop fine. Le sang coule. Je pense à la Syrie, où le courage n’a pas encore fait plier l’horreur. Dominique Eddé* L’Orient-Le Jour (extraits) Beyrouth * Ecrivaine libanaise. Son prochain roman, Kamal Jann, paraît chez Albin Michel le 5 janvier 2012.

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Réflexion (suite)

Le livre

Une adolescence tchétchène La jeune Polina Jerebtsova a tenu son journal intime de 1999 à 2002, pendant toute la deuxième guerre de Tchétchénie. Son texte n’a trouvé preneur en Russie qu’auprès d’un éditeur de livres à sensation. Moskovskié Novosti Moscou

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Des Russes qui tirent sur des vieilles femmes miséreuses, voilà une vision qu’il nous est difficile d’accepter.

nevnik Jerebtsovoï Poliny [Le journal de Polina Jerebtsova] vient d’être publié à Moscou, avec un modeste tirage de 2 000 exemplaires. Il raconte la guerre en Tchétchénie, entre 1999 et 2002, vue par une adolescente. Des éditeurs allemands et suédois se sont dits intéressés par les droits de traduction. Ce livre n’aura pas un destin facile. En Occident, il devrait connaître le succès. En Russie, impossible de savoir ce qui l’attend, aucun débat de fond sur la Tchétchénie n’étant envisageable pour l’instant. Il nous manque un langage pour cela, des critères permettant de distinguer les justes des coupables. Dans nos représentations, le sujet ne se manifeste que sous forme d’attentats et de rebelles, et la répartition des rôles est sans ambiguïté : d’un côté, il y a “eux”, une force néfaste, essentiellement masculine, porteuse de mort ; de l’autre, il y a “nous”, des victimes potentielles chaque fois que nous prenons le métro, marchons dans la rue ou attendons l’avion. Le journal de Polina a au moins le mérite de bousculer ce casting et de donner la parole à d’autres héros – fillettes, femmes jeunes et vieilles, qui redoutent la mort que vont leur infliger de jeunes hommes russes, puissants et en uniforme. Polina appelle ces derniers les “Allemands” ou les “Blancs” [nom des forces qui se sont opposées aux Rouges pendant la guerre civile qui a suivi la révolution de 1917], parce qu’elle est née durant les dernières années d’existence de l’URSS et qu’elle a fait son éducation en regardant des films soviétiques ; pour elle, l’ennemi appartient donc forcément à ces catégories. Alors, des Russes dans le rôle des Allemands, qui tirent sur de vieilles femmes miséreuses ou qui rient à gorge déployée devant le spectacle d’une fillette détalant à quatre pattes devant eux, voilà une vision qu’il nous est difficile d’accepter, même quand on est un esprit libéral et indépendant. L’effort du lecteur qui s’obligera à ouvrir ce journal sera d’autant plus louable. Polina a dédié son manuscrit “aux dirigeants de la Russie actuelle”, même si elle n’y parle pas

beaucoup des soldats des forces fédérales, et pas du tout des hommes politiques. Comme dans tout récit de guerre, l’essentiel ici réside dans l’étude de la nature humaine confrontée à des situations extrêmes. Des situations où la dignité suprême est de se contraindre à ne pas s’emparer des vêtements abandonnés dans les décombres des maisons bombardées alors qu’on n’a soi-même que des hardes sur le dos. Etrangement, ce sont ces règles de conduite qui aident à survivre, car un être humain qui conserve sa dignité se préserve plus facilement, dans un monde où l’on ne peut compter sur rien, se fier à personne, où à chaque instant un voisin, un soldat ou un rebelle peut vous prendre votre ration de pâtes, vous violer, vous offrir une robe ou vous tirer une balle dans la tête. En fait, si Polina écrit, c’est aussi pour se préserver, pour avoir, jour après jour, des règles et des valeurs à respecter, quand bien même ce ne serait que les règles de la grammaire russe. L’une des caractéristiques des textes de guerre, et celui de Polina ne fait pas exception, réside dans le va-et-vient permanent entre les détails triviaux et les grandes questions existentielles, ou les accusations emphatiques. L’adolescente se soucie peu du bon goût et de la mesure. Dans sa vie et celle de sa mère, les tâches quotidiennes occupent une place énorme : trouver de la farine, qui sera moisie, aller chercher de l’eau sous les bombes, se fabriquer un abri dans un couloir (même si le sol s’est effondré, on a plus de chance d’en réchapper dans un couloir que dans une pièce dont toutes les vitres sont brisées depuis longtemps). Avec la même


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Contexte

MAX AVDEEV

D’un conflit à l’autre

précision, elle décrit par le menu tout ce qui se passe chez les voisins, ce qu’ils mangent, d’où ils reviennent quand ils rentrent, comment ils perdent la tête et vont se livrer au pillage, comment ils lâchent peu à peu la bride à leurs instincts et s’interdisent de moins en moins de choses. Puis, sans transition, elle passe à ses amours, ses poèmes, ses rêves, exposés dans un style aux accents hollywoodiens bas de gamme, mais qui demandent absolument à être explorés. La tiédeur, la neutralité n’ont pas leur place dans son univers, où tout n’est que cataclysme. Les psychologues trouveront sans doute là matière à réflexion ; à l’instar de l’écriture, l’exaltation de Polina est aussi une façon de survivre. D’un point de vue littéraire, son incapacité à manier la nuance est dommageable, mais la valeur artistique n’est pas ce qui préoccupe avant tout cette écrivaine en herbe. Si la lecture de son journal est dérangeante, c’est aussi parce qu’elle nous oblige à nous mettre à sa place, à nous identifier à une victime de crimes de guerre. C’est particulièrement difficile dès lors qu’il ne s’agit plus de la Seconde Guerre mondiale, mais d’événements récents, dans lesquels nous avons tous, littéralement, biographiquement, une responsabilité. Cette difficulté vient du fait que nous ne savons toujours pas pourquoi des soldats russes (et non pas allemands) ont tiré sur une fillette russe dans son pays, dans leur pays commun. Mais il est aussi difficile de se mettre à la place de Polina parce que rares sont ceux, parmi les lecteurs, qui seront tombés amoureux de garçons prénommés Daoud, Mansour ou Mouslim ; ou se seront demandé avec gravité comment porter le foulard islamique ; ou

auront eu l’esprit encombré d’une bouillie invraisemblable qui mêle Anna Akhmatova [la poétesse], le yoga, l’intérêt pour les ovnis, la pratique de l’islam et la rhétorique soviétique de la fin des années 1980 ; ou, tout en analysant avec une grande précision les effets délétères de la guerre sur les gens, même sur les plus proches, les auront jugés aussi sévèrement en s’abstenant de porter le moindre jugement sur eux-mêmes ; ou auront écrit un journal intime en enjolivant un peu leur image, pensant à la manière dont il serait lu. C’est sans doute l’une des leçons les plus fortes que l’on tire de cette lecture ardue : ces héros et victimes n’ont rien d’angélique. Mais c’est bel et bien à ces gens, ces Tchétchènes et ces Russes qui n’ont rien d’idéal, que nous devrons tôt ou tard demander pardon. Avant même d’envisager son avenir, on peut constater que ce journal a d’ores et déjà une histoire compliquée. Il a été édité sans aucun soin, affublé d’une préface démagogique et privé de toute contextualisation. Cela met cruellement en évidence notre inaptitude à parler de la Tchétchénie, ou même à y penser pour le moment. Polina explique qu’aucun grand éditeur ne voulait la publier. C’est pourquoi sur les dernières pages du livre, après tous ces morts et toutes ces larmes, s’étalent des publicités pour des ouvrages sur la vie du Taïwanais et du Japonais [deux célèbres mafieux russes], fond de commerce de l’éditeur [Detektiv-Press] qui a accepté de publier Dnevnik Jerebtsovoï Poliny. C’est donc ainsi que le courage civique en est réduit à se vendre dans la Russie actuelle. Elena Rybakova

Lorsque en décembre 1994 les troupes fédérales entrent à Grozny, capitale d’une République russe du Caucase du Nord qui a décrété son indépendance trois ans plus tôt, la petite Polina a 9 ans. La première guerre de Tchétchénie est déclarée. Les fédéraux subissent un revers cuisant lors de la bataille de Grozny, en janvier 1995, face au colonel Maskhadov, chef d’état-major des Tchétchènes. Ce dernier signera un cessez-le-feu en août 1996 et sera élu président de Tchétchénie en 1997. La paix ne dure que trois années, au cours desquelles les chefs de guerre tchétchènes s’entre-déchirent. En août 1999, Chamil Bassaev, l’ennemi public numéro un des Russes, occupe deux villages au Daghestan et y instaure la charia. Boris Eltsine nomme au poste de Premier ministre un inconnu issu du KGB, Vladimir Poutine, qui déclenche la deuxième campagne de Tchétchénie. Elle s’achèvera (formellement) avec l’installation à la tête de la République de Ramzan Kadyrov, fils d’Akhmad Kadyrov, ancien indépendantiste rallié au camp prorusse, élu président en 2003 et assassiné en 2004. Ramzan, parfaitement loyal au Kremlin, dirige la Tchétchénie depuis 2007. Le 21 octobre 1999, Polina Jerebtsova est gravement blessée lors de l’attaque du marché central de Grozny, où elle aide sa mère après l’école. Elle ne sera soignée que cinq mois plus tard. En 2005, elle quitte la Tchétchénie avec sa famille pour la ville de Stavropol. Elle vit aujourd’hui à Moscou. Polina Jerebtsova a beau avoir un nom russe (d’origine cosaque), sa famille est “multinationale”, à l’image de celle de nombreux citoyens d’ex-URSS. Elle a eu du mal à faire éditer son journal, mais ses poèmes et ses récits sont régulièrement publiés dans des revues depuis 2003. C’est aussi à cette époque qu’elle a commencé une activité de journaliste, publiant dans de nombreux journaux du Caucase du Nord.


COLLENN DURKIN

José Argüelles En juillet 2009, à Hollywood.


L cou ong rri er

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Portrait

L’homme qui ne verra pas la fin du monde José Argüelles est décédé en mars dernier. C’est à lui qu’on devait l’idée que l’humanité disparaîtra le 21 décembre 2012. Une journaliste avait enquêté en 2009 sur la personnalité et la philosophie de cet historien de l’art passionné de cosmologie maya.

A

Gatopardo (extraits) Mexico la mi-2009, j’ai commencé à enquêter pour savoir d’où venait l’idée, très répandue, que le monde allait cesser d’exister en 2012. C’est ainsi que je suis tombé sur le livre de José Argüelles Le Facteur maya [Ariane, 2010], réputé le premier à avoir annoncé pour le 21 décembre 2012 un changement brutal, voire la disparition pure et simple de l’humanité. L’ouvrage a été traduit dans une douzaine de langues. Argüelles est un historien de l’art mexicano-américain qui réside en Australie. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages ésotériques et le chef de file du mouvement du synchronomètre, ou calendrier des 13 lunes, présent dans 98 pays. Il m’a fallu plusieurs semaines pour parvenir à le contacter : il accorde rarement des interviews et ne quitte pas volontiers l’Australie. J’ai réussi à le coincer enfin au cours de l’été 2009 à Los Angeles, où il était de passage avec sa compagne et biographe Stephanie South, à l’occasion de la parution du tome VI de ses Chroniques de l’histoire cosmique, la saga dans laquelle il expose sa pensée spiritualo-artistico-scientifique. Nous avions rendez-vous dans le hall d’un hôtel de Hollywood. J’ai découvert un septuagénaire au teint hâlé. Il arborait un collier de turquoises serties d’argent ainsi qu’une étoile huichole en sautoir. Il parle espagnol avec un accent anglo-saxon. Argüelles se veut le porteur ou le prophète du message que les “Mayas galactiques” venus des Pléiades [amas d’étoiles appelé aussi M45] nous ont laissé dans leurs calendriers il y a cinq mille

ans : en 2012, un cycle de l’humanité s’achèvera, mais ce ne sera pas la fin du monde. Notre planète s’alignera sur le centre de la galaxie, ce qui lui conférera une nouvelle fréquence vibratoire censée nous propulser vers une dimension supérieure, modifier profondément notre état de conscience collectif et signer la fin du système matérialiste actuel. ll se pourrait aussi qu’en 2012 les Mayas galactiques reviennent sur Terre. Leurs vaisseaux sillonneront les cieux pour enlever les 144 000 Terriens parvenus à un stade supérieur d’évolution spirituelle et les conduire vers une autre planète ou une autre dimension afin de poursuivre leurs enseignements. “Celui qui est maître de ton temps est maître de ton esprit”, aime à dire Argüelles. Il est convaincu que les Mayas savaient comment le temps agit sur le mental. Il prône l’abandon du calendrier grégorien de 12 mois et des heures de 60 minutes, ce qu’il appelle la “fréquence 12:60” et qui correspond selon lui à une conception artificielle et mécanique du temps. Il milite pour l’adoption universelle du calendrier solaire maya de 364 jours plus 1 et le rétablissement du compte sacré ou Tzolkin de 260 jours, qui correspond au transit de la planète Vénus devant le Soleil. Les Mayas utilisaient déjà ces deux cycles, qu’Argüelles baptise calendrier des 13 lunes et 28 jours, ou synchronomètre, affirmant avoir découvert qu’à chaque jour correspond une fréquence énergétique donnée avec laquelle il faut apprendre à “se synchroniser”. L’utilisation de ce calendrier permettrait de créer une onde télépathique massive d’harmonie planétaire. Argüelles a soumis sa proposition de synchronomètre au Vatican et à l’ONU, mais n’a jamais été entendu.

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A la place de la “fréquence 12:60”, Argüelles propose donc la “fréquence 13:20”, exprimée dans son interprétation du Tzolkin, qui comporte 13 nombres et 20 glyphes ou “sceaux”. Ceux-ci représentent la fréquence solaire propre à chaque jour, ce qui définit les particularités des individus en fonction de leur date de naissance. A la formule “Le temps c’est de l’argent” qu’incarne selon lui le calendrier grégorien, Argüelles substitue celle du calendrier maya “Le temps c’est de l’art”. Argüelles a créé des outils didactiques qui permettent à chacun de savoir jour après jour sur quelle fréquence “se brancher” en fonction de son sceau personnel. Les premiers et les plus connus de ces outils sont L’Enchantement du rêve et le Telektonon. Ce sont comme des plateaux de jeu avec des pions qui comportent toutes les informations nécessaires pour se synchroniser avec l’énergie du jour et vivre dans l’ici et maintenant en s’affranchissant du temps mécanique. Le Telektonon mêle des éléments du Coran, de la Bible et de la cosmogonie maya. L’Enchantement du rêve fait intervenir en plus des runes germaniques et des hexagrammes du Yi-king.

Messages télépathiques Argüelles est persuadé qu’il était prédestiné à diffuser le message des Mayas galactiques, qui n’ont rien à voir avec les Mayas terrestres d’aujourd’hui. Il a un frère jumeau comme Quetzalcóatl [divinité aztèque] et comme Hunahpú et Ixbalanqué, les héros du Popol Vuh [ou Livre des conseils, texte mythologique maya]. Il est né en 1939 aux Etats-Unis, dans l’Etat du Minnesota, où résidait sa famille maternelle. Sa mère, Ethel Meyer, était d’origine allemande, et son père Enrique Argüelles, mexicain. il a vécu jusqu’à l’âge de 5 ans à Mexico, rue Tula. Avoir habité dans une rue portant le nom de la ville toltèque où l’on a retrouvé les premières allusions iconographiques à Quetzalcóatl est pour lui un autre signe de sa prédestination. Par la suite, sa famille a émigré aux Etats-Unis. Il n’a retrouvé le Mexique qu’à l’âge de 14 ans, lorsqu’il a visité le site [aztèque] de Teotihuacán. Argüelles a commencé à consommer de l’alcool en grande quantité à l’époque où il était étudiant en histoire de l’art. Devenu enseignant à l’université, il a embrassé la contre-culture et les drogues qui allaient avec, comme le LSD. Il s’est plongé dans l’étude des cultures et des religions et, plus particulièrement, de textes comme le Yi-king et le Coran, ainsi que les livres de la sagesse tibétain, bouddhiste, hindouiste et maya. Il a aussi fait des incursions dans l’ésotérisme, la théosophie et l’hermétisme. C’est dans l’art, dit-il, qu’il a trouvé la transcendance spirituelle. Et c’est à travers le yoga et la méditation qu’il a commencé à recevoir des messages télépathiques contenant des informations énigmatiques, à caractère mathématique surtout. Les Mayas galactiques étaient entrés dans sa vie. Son intérêt pour les Mayas s’est accru lorsque son ami Tony Shearer lui a fait découvrir la sagesse mathématique du Tzolkin de 260 jours. C’est ce qui lui a inspiré son livre Earth Ascending, dans lequel il expose le lien mathématique entre le Tzolkin et la structure de l’ADN. Lorsque Hunbatz Men, un chaman maya du Yucatán expert en Tzolkin et en astrologie, a pris connaissance de ce livre, il a contacté Argüelles pour lui faire partager certaines informations calendaires car il avait identifié 17 calendriers mayas alors que les archéologues n’en reconnaissaient qu’une douzaine. Argüelles a affiné ses connaissances dans ces domaines en lisant l’ouvrage de l’anthropologue mexicain Domingo Martínez Parédez sur la parapsychologie maya. Cette somme de connaissances, ajoutées aux savoirs transmis par les 76


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Le “Tzolkin”, ou calendrier sacré maya, est fondé sur un cycle de 260 jours. Il associe un nombre de 1 à 13 à une séquence de 20 symboles ou glyphes.

75 Mayas galactiques, allait aboutir en 1987 à son livre Le Facteur maya. Cette même année, Argüelles lance, avec le soutien de sa troisième épouse, Lloydine Burris, le grand rassemblement de la “convergence harmonique”, qui attire en divers points du monde des manifestations mystico-ésotériques, écologiques, holistiques et artistiques, dans le but de méditer sur la paix. Argüelles appelle 144 000 personnes à se rassembler sur des sites sacrés entre les 16 et 17 août 1987 pour amorcer énergétiquement le compte à rebours de 2012. Ce nombre, qui correspond dans l’Apocalypse de Jean à celui des élus, était pour lui le nombre minimal d’être humains nécessaires pour déplacer la planète vers une nouvelle énergie. Ce rassemblement insolite attire l’attention de nombreux médias, et dès lors, son mouvement se développe de façon exponentielle. Au début des années 1990, un mouvement se forme au Mexique autour d’Argüelles. Son objectif immédiat est d’imprimer des tableaux de L’Enchantement du rêve pour les distribuer à grande échelle et promouvoir ainsi la fréquence 13:20. Avec l’aide de proches, il parvient à rencontrer l’ancien président du Mexique Luis Echeverría [au pouvoir de 1970 à 1976] afin de solliciter son soutien financier. Argüelles expose sa théorie à Echeverría et le persuade de promouvoir son outil didactique. L’ancien président veut se donner le temps de consulter des spécialistes de confiance, auxquels il demande d’analyser le contenu mathématique de L’Enchantement du rêve. Echeverría est convaincu et finance un millier de tableaux et de pions, qui seront imprimés à Hong Kong et distribués gratuitement en Amérique latine.

52 millions d’adeptes

Aire maya

2012, année touristique

Lo cou ng rri er

Qu’elles soient interprétées comme l’annonce de la fin du monde ou simplement comme celle d’un changement brutal pour l’humanité, les prophéties mayas pour 2012 fascinent, et tous les pays de l’aire culturelle maya – Mexique, Guatemala, Belize, Honduras et Salvador – ont bien l’intention de tirer parti de cet engouement. Leurs ministères du Tourisme se sont fédérés pour créer un parcours, Ruta Mundo Maya 2012, autour de 20 sites archéologiques, dont Calakmul (Mexique), Copán (Honduras), San Andrés (Salvador), Tikal (Guatemala) et Altun Ha (Belize), indique le quotidien salvadorien El Mundo. Le Mexique table sur plus de 52 millions de visiteurs mexicains et étrangers dans les cinq Etats de tradition maya du sud du pays (Yucatán, Campeche, Chiapas, Quintana Roo et Tabasco), note le quotidien El Universal. Un budget de plus de 270 milliards de pesos (près de 15 milliards d’euros) a été débloqué pour la restauration de sites archéologiques et l’organisation de plus de 500 événements culturels. Les guides de voyage américains Moon viennent de publier Maya 2012: A Guide to Celebrations in Mexico, Guatemala, Belize & Honduras.

Argüelles et son épouse passent encore une année au Mexique, hébergés par la représentante locale du mouvement, María Esther Hernández. Ils organisent des ateliers, des conférences, des cérémonies et des séances de méditation. Leurs adeptes couvrent tous leurs frais par des dons en numéraire et en nature. A l’automne 1993, María Esther Hernández remarque qu’Argüelles est inquiet : il vient de recevoir par télépathie une prophétie lui annonçant la scission de la formation au pouvoir, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), et l’assassinat de Luis Donaldo Colosio, choisi pour succéder au président d’alors, Carlos Salinas de Gortari. C’est ce dernier qui est censé commanditer son assassinat. La prophétie parle aussi d’un soulèvement autochtone à venir. Je rencontre Esther Hernández au Mexique, dans un restaurant du centre historique d’Aguascalientes. A l’époque, me confie-t-elle, Argüelles a cherché en vain à rencontrer le président Salinas pour lui demander de ne pas tuer Colosio. Salinas lui-même ne savait sans doute pas ce qui arriverait quelques mois plus tard, ajoute-t-elle, mais Argüelles, en interprétant les symboles et les dates du Telektonon, en avait déduit que le crime “était déjà écrit”. Le 1er janvier 1994, débute l’insurrection de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Le 23 mars de la même année, Colosio est assassiné. Un mois plus tard, Argüelles organise une conférence de presse pour désigner le commanditaire du meurtre. Les journalistes accourent en masse. Argüelles expose ses arguments. Des agents du ministère de l’Intérieur font alors irruption, raconte Mme Hernández, et évacuent la salle. Pas le moindre entrefilet ne paraît dans la presse. Quelques jours plus tard, elle voit débarquer chez elle des agents qui donnent au groupe une semaine pour quitter les lieux. Ils partent tous s’installer à Puerto Morelos, dans le Chiapas.

Des sympathisants chiliens du mouvement invitent Argüelles à s’établir dans leur pays. Entre-temps, au Mexique, Mme Hernández constate que le réseau créé autour d’Argüelles se délite. “Beaucoup se sont enrichis, beaucoup d’autres ont sombré dans les drogues.” Une partie des dons que recevait le mouvement servait, selon elle, à acheter des stupéfiants, surtout de la cocaïne. Esther Hernández rompt avec Argüelles en 2000. “Il y a eu une grande vague de départs.” Au Mexique, le mouvement se réduit comme peau de chagrin tandis qu’il prend de l’ampleur au Brésil et au Japon. Argüelles réfute les accusations concernant l’usage fait des dons. Dans un courriel qu’il m’a envoyé à la suite de notre rencontre en Californie, il soutient qu’il n’a consommé des psychotropes que dans les années 1960. “Je n’ai jamais touché à la cocaïne de ma vie !” clame-til, ajoutant que sa période d’excès est derrière lui et qu’il est désormais végétarien. Après le Chili, Argüelles s’installe en Nouvelle-Zélande, puis en Australie. Mme Hernández le perd de vue, mais elle distingue l’individu de la connaissance qu’il a diffusée et qu’elle juge authentique et puissante. Elle s’étonne par ailleurs qu’il n’ait pas rempli le mandat qu’il prétendait avoir reçu des Mayas : il aurait dû avoir accompli sa mission de messager à l’âge de 66 ans. Or il s’est passé le contraire, puisque c’est précisément à 66 ans qu’il a été consacré comme “celui qui clôt le cycle”, c’est-à-dire comme le prophète de la fin de l’ère matérialiste de l’humanité. Dès lors, sa mission consiste à délivrer son enseignement à la communauté afin qu’elle se prépare télépathiquement pour l’échéance de 2012. A l’été 2009, j’ai participé à la célébration du “jour hors du Temps”, la date la plus importante du calendrier des 13 lunes, consacrée au pardon, aux relations humaines et à l’art en tant que langage universel. Ce matin-là, une chape de nuages noirs pèse sur la capitale mexicaine. Dès l’aube, je rejoins le noyau central du mouvement mexicain qui, par des rituels et de la musique, doit célébrer la fin d’un cycle et le début d’un nouveau. Ce jour équivaut au 31 décembre dans le calendrier grégorien. Avec deux petites centaines de participants, nous sommes loin des 20 000 personnes qui s’étaient réunies à la même date au tout début du mouvement au Mexique, à l’époque où il était dirigé par Mme Hernández. Après le départ de celle-ci, en 2000, c’est Pedro Hernández Gutiérrez qui lui succède – un quadragénaire souriant dont le sceau est Chien blanc harmonique. L’assistance, en grande partie issue du courant de la mexicanité [mouvement indigéniste conjuguant traditions pré-hispaniques et New Age], déambule joyeusement. Pedro Hernández prononce un discours de bienvenue et fait la prière des “sept directions galactiques”. Je l’interroge sur la diminution spectaculaire du nombre d’adeptes depuis la fin des années 1990. Que s’est-il passé ? “Je parlerais plutôt de périodes d’expansion, répond-il. Et celles-ci coïncident avec les passages d’Argüelles au Mexique, car il apporte de nouvelles connaissances et nous allons sur les sites de Teotihuacán, Palenque ou Chichén Itzá.” Hernández a porté le message d’Argüelles dans 90 pays. Le Brésil, l’Espagne, l’Argentine, le Chili, la Colombie, le Japon, la Russie et les Etats-Unis sont à l’avant-garde cosmique. Il y a, selon lui, 52 millions d’adeptes dans le monde. J’engage la conversation avec quelques participants. Quelques-uns appartiennent au mouvement depuis des années, d’autres viennent d’y entrer. Une femme d’âge mûr me demande ma date de naissance, consulte une boussole en carton ornée de sceaux rouge, blanc, bleu et jaune, et m’annonce que mon sceau est Chien magné-


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Je m’étonne de rencontrer mon ex-belle-sœur et son mari, que je croyais totalement hermétiques à l’ésotérisme. Elle est Humain rythmique jaune et, lorsqu’elle a quelque chose d’important à faire, elle consulte le calendrier pour savoir quelles sont les énergies du jour et agir en conséquence. “Nous changeons pour le meilleur”, assure-t-elle. Elle n’a jamais entendu parler d’Argüelles. Elle est pourtant inscrite à un atelier sur le calendrier des 13 lunes. Comme d’autres participants avec lesquels j’ai discuté, elle n’a pas peur de 2012, qu’elle voit comme un “saut quantique de transformation”. Je m’approche du stand de vente de livres et de souvenirs. Julia de la Portilla, membre de la première heure, vend les articles du mouvement : livres, agendas, sceaux en colliers, décalcomanies, tasses, magazines. Il n’y a pas de photo d’Argüelles, mais il est présent dans les conversations des plus anciens. “Quand viendrat-il ? Saluez-le bien de ma part”, me disent-ils en apprenant que je vais bientôt le rencontrer. De nombreux partisans d’Argüelles le voient comme un gourou, mais lui se veut davantage prophète ou messager de la “loi du Temps”. Dans Le Facteur maya, il parle du compte long du calendrier qui établissait des cycles de 5 126 ans, les baktuns, et explique que le dernier cycle s’achèvera le 21 décembre 2012. Cette information, décryptée par l’archéologue Eric Thompson, était déjà connue des spécialistes de la civilisation maya dans les années 1970. C’était une méthode de

Si l’humanité devait disparaître en 2012, des vaisseaux extraterrestres viendraient récupérer les Terriens les plus évolués. L ar es ch iv es

La fin du cycle matérialiste

w in ww te .c rn ou at rr io ie na r l.c om

tique blanc, que ma fonction sur Terre est d’être loyale, que j’appartiens à la famille polaire, gardienne de l’évolution mentale, et que ma mission est de trouver mes compagnons de route. Soit.

A lire ou à relire Notre dossier spécial sur la fin du monde (CI n°998 du 17 décembre 2009).

calcul qui servait à dater le temps et les phénomènes astronomiques mais elle n’avait aucune valeur prophétique. Argüelles affirme pourtant avoir appris lors de ses séances de méditation que ce calendrier était utilisé pour mesurer “un rayon de synchronisation galactique” avec des cycles de fluctuation de 5 125 ans, et que le 21 décembre 2012 marquerait l’achèvement du dernier cycle, occasion unique de changer et de nous préparer à une période d’évolution sur Terre. En 1987, la presse internationale avait donné un large écho au livre d’Argüelles et à l’organisation de sa Convergence harmonique ; depuis lors, la date fatidique a fait le tour du monde. Il n’est toutefois pas le seul à l’avoir popularisée. En 1999, l’architecte colombien Fernando Malkún, initié à certaines écoles ésotériques, a lancé les “sept prophéties mayas”, qu’il disait tenir de chamans mexicains. Bien que l’on ignore leur source originelle, elles reprennent dans les grandes lignes la thèse d’Argüelles sur le rayon galactique et la date du 21 décembre 2012. Elles intègrent par

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ailleurs des informations sur le changement climatique, l’apparition d’une comète et l’avènement d’une ère nouvelle. D’autres interprétations prophétiques ont par la suite repris, parfois de façon un peu forcée, la date de 2012, en y mêlant les prophéties de Nostradamus, des passages de l’Apocalypse ou la thèse gnostique de Joaquín Amórtegui Valbuena, plus connu sous le nom de Rabolú, qui a prédit qu’une planète dénommée Hercólubus heurterait la Terre et produirait des cataclysmes meurtriers. A quoi se sont encore ajoutées des prédictions scientifiques guère encourageantes sur le changement climatique et les éruptions solaires susceptibles d’avoir un impact sur le champ magnétique de la Terre dans un avenir proche. La vision catastrophiste de l’année 2012 s’est si bien répandue qu’elle a éclipsé la thèse d’Argüelles. Selon Argüelles, tout cela est arrivé parce que “l’humanité est plongée depuis si longtemps dans les ténèbres que beaucoup ne peuvent concevoir qu’une époque s’achève autrement que par des catastrophes”. Il est toutefois convaincu que, si en 2012 l’humanité était véritablement menacée d’extinction, des vaisseaux extraterrestres viendraient récupérer les 144 000 Terriens les plus évolués. Pour Argüelles, la crise économique mondiale est un signe de la fin du cycle matérialiste. C’est pourquoi, à mesure que nous approchons de l’échéance du 21 décembre 2012, nous assistons à une aggravation de la crise économique et à une recrudescence de la violence, surtout au Mexique, puisque le pays est l’épicentre du message maya. “Il va se passer quelque chose de totalement nouveau, sans précédent”, prophétiset-il d’ailleurs, sans donner de détails, à propos du scrutin présidentiel mexicain de 2012. Laura Castellanos


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Insolites

DAPD/SIPA

Triste Noël pour les fonctionnaires moldaves. Depuis le 1er décembre, les serviteurs de l’Etat ne peuvent plus recevoir de cadeaux de leurs concitoyens, hormis des “dons symboliques, offerts par politesse”. Les gros présents ressemblant fort à des pots-de-vin doivent désormais être déclarés à l’administration de tutelle et inscrits dans un registre spécial. Pour jouir de leurs cadeaux, les fonctionnaires devront… les racheter. Les contrevenants encourent des sanctions allant jusqu’au licenciement, indique le quotidien moldave Timpul.

Soiffards

Contre la morosité, du lithium au robinet Un psychiatre appelle les autorités irlandaises à mettre des sels de lithium dans l’eau de ville pour tenter de faire baisser le taux de suicides et de dépressions dans la population. Lors du forum sur “la dépression en Irlande rurale” qui s’est tenu à Ennistymon, le Dr Moosajee Bhamjee [ancien député travailliste] a déclaré que “de plus en plus de travaux scientifiques montrent que l’on peut réduire le nombre de suicides et de dépressions en ajoutant un peu de lithium à l’eau de ville”. Le lithium est utilisé dans le traitement de la dépression pour stabiliser l’humeur. “Un récent article du British Journal of Psychiatry a mis en lumière les bénéfices d’un apport de lithium à l’eau de ville de certaines parties du Texas*”, a poursuivi le Dr Bhamjee. Selon lui, le gouvernement

C’était la dernière nuit avant l’entrée en vigueur de l’interdiction de boire dans le S-Bahn. Quelque 2 000 personnes s’étaient réunies dans le RER munichois

devrait mettre sur pied un projet pilote et tester l’idée dans une ville irlandaise : on mettrait de très petites doses de sels de lithium dans l’eau du robinet et l’on étudierait les résultats. “Certains pays ajoutent déjà avec profit du fluor à l’eau à des fins sanitaires, indique-t-il. Les habitants ne risquent pas de deveniraccros au lithium car les doses seraient très faibles. En Irlande, 200 000 personnes souffrent de dépression : le gouvernement doit trouver de nouveaux moyens de s’attaquer au problème.” Gordon Deegan, The Irish Times Dublin

à l’appel de Facebook pour un “pot d’adieu”. Bilan de ces libations : 50 trains envoyés à l’atelier pour réparation. The Local, Allemagne

Y a-t-il un pilote sobre dans l’avion ? La série noire, ça suffit ! Avant de prendre le manche à balai, les pilotes russes devront passer un éthylotest, a décrété le ministre des Transports Igor Levitine. Les accidents aériens ont fait plus de 120 morts en Russie en 2011 et, depuis le douzième crash, en octobre, les autorités multiplient les déclarations spectaculaires. Dernière annonce en date : la mise en place d’une surveillance vidéo dans les cockpits. Cela dit, l’abus de vodka n’est pas seul en cause. Les problèmes vont bien au-delà, reconnaît M. Levitine : avions en bout de course, manque d’équipement des centres d’entraînement des pilotes, défaut de financement de la filière en général. Dans l’immense territoire russe, l’avion reste un moyen de transport privilégié. Mais “les passagers ont peur. Si ça continue, ils vont préférer marcher à pied”, enrage le ministre, cité par les Izvestia.

* Une étude réalisée en 1990 dans 27 comtés du Texas montre que le taux de suicides, d’homicides et de viols était inférieur dans les comtés où l’eau de ville contenait du lithium. Une étude réalisée au Japon en 1999 arrive aux mêmes conclusions pour le nombre de suicides, indique le Guardian.

Tee-shirt intelligent pour troubles bipolaires volontaires sains, qui se poursuivent actuellement avec de vrais patients. Si les résultats se révèlent satisfaisants, il pourra être mis à la disposition de personnes souffrant de troubles bipolaires et de leurs psychiatres. Rien n’exclut que ces technologies soient ensuite adaptées à des personnes souffrant d’anxiété ou d’autres “maladies de l’âme”. Elisabeth Gordon, L’Hebdo (extraits) Lausanne

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sur vingt-quatre, un certain nombre de paramètres physiologiques et comportementaux et les transforme en informations directement exploitables par les médecins. Pour ne pas gêner les personnes dans leur vie quotidienne, “il fallait concevoir un système simple et pratique”, explique Mattia Bertschi, chef du projet Psyché au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (SEM). Discrètement intégrés dans des bandes du tissu, des capteurs enregistrent le rythme cardiaque et respiratoire de l’individu, ainsi que ses mouvements. Cela permet de savoir si la personne est active

ou non et d’évaluer la qualité de son sommeil, un élément “primordial dans le suivi des troubles bipolaires”, d’après Markus Kosel. Il suffit d’y connecter une petite boîte blanche qui ressemble à un baladeur MP3 pour que ces informations soient enregistrées, traitées et transmises au smartphone du patient. Doté d’une application spéciale, ce mobile permet aussi – et c’est là l’une des principales innovations du système – d’analyser la tonalité de la voix de son propriétaire. Un paramètre particulièrement précieux dans le cas des troubles bipolaires, puisque les fluctuations d’humeur se répercutent sur le timbre de la voix et le rythme de la parole, les épisodes dépressifs se caractérisant notamment par des phrases monotones et plus courtes et par des silences prolongés. Le médecin pourra aussi “demander au dispositif d’enregistrer certains paramètres particuliers”, indique Mattia Bertschi, et “rappeler au patient de prendre ses médicaments ou l’aider à mieux gérer ses activités”, ajoute Markus Kosel. Encore à l’état de prototype, le dispositif a déjà fait l’objet de tests préliminaires sur des

In le civ p s c il le as d he ité le po e m s. su 11 rte me ins Si v s r dé -b tt de ou su ont les cem ag re v fe s v la r u fa siè b ag ot r su oy m n ct g r e r i a in oit e p uré es a e, le s. D e va sse gez di ié la s u s ep li s, d qu d ce . L x h sa u se n an e u p as ais eu cs is da ’ou s la r s se r p ns bli es os Tr ix is ez r e d v ib un e v vo ot de és e ot us re po de re c b in G b oû aga te en ill te g èv et ra e e ,

Un tee-shirt et un smartphone : rien de plus commun en apparence que ces objets. Ils pourraient pourtant permettre bientôt de détecter les changements d’humeur de patients affectés de troubles bipolaires. Vêtement et téléphone mobile constituent en effet les deux éléments clés d’un dispositif innovant élaboré dans le cadre du programme européen Psyché. Les troubles bipolaires, qui se caractérisent par une alternance de phases de dépression et de grande excitation, sont “difficiles à traiter et s’accompagnent de nombreuses rechutes”, souligne Markus Kosel, psychiatre et psychothérapeute des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). En phase dépressive, les personnes concernées n’ont aucune envie de se soigner. En phase maniaque, elles ressentent une grande exaltation dont elles n’ont pas envie de sortir. Pour améliorer leur suivi psychiatrique, il est donc important de pouvoir anticiper ces changements d’humeur. Actuellement, les patients sont invités à remplir un “agenda de l’humeur” mais ils oublient souvent de le faire. D’où l’idée de concevoir un dispositif qui enregistre automatiquement, vingt-quatre heures

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Graissage de patte, adieu


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