incidences N° 6

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revue semestrielle art et po sie


revue incidences n° 6 1997

“brûle ta propre patience”


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La revue “incidences” et les dixièmes INSTANTS VIDEO de Manosque ont adopté le texte suivant de Marc Mercier. Chaque artiste sollicité, en connaissance de cause, a pu inscrire son travail dans l’espace de la revue et/ou du festival. Des passerelles inédites ont ainsi pu s’échafauder.

)

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Brûler sa propre patience. Faut-il toujours attendre ? Faut-il du passé faire table rase avec le fer et les flammes d'une promesse ? Faut-il entrer nu dans le fleuve Léthé qui apporte l'oubli aux âmes des morts ? Faut-il laisser quoique ce soit s'ancrer, se fixer ? Faire des villes des steppes ? Des déserts des lacs ? Et comme on ne peut avoir tout, faut-il prendre pour devise : plutôt rien que tout ? Faut-il faire de l'attente eschatologique sa maison, sa nourriture, sa raison de survivre ? Faut-il se coaguler en un corps collectif, communiquant, internétisé, un essaim de particules aimantées malgré la haine de l'autre ? Faut-il substituer a l'expérience tragique, douloureuse qu'est la vie, une logorrhée sans fin, sans soucis d'interlocuteurs, un meeting permanent, un brouhaha de médias, un compte rendu perpétuel de sondages, de statistiques, de tests de personnalité ? Faut-il vider l'homme de sa propre parole, le soulager du poids mortel des mots ? Faut-il ne plus rien faire, ne plus rien exécuter parce que tout a été déjà exécute, détruit, égorgé ? Faut-il se résoudre à bâtir une commune des Gueux, des impuissants, du grand renoncement, refusant tout bien, tout nom, toute obligation, toute orientation car tout est déjà tracé, accompli, désigné ? Faut-il bannir la nuit, la lune qui isole les amants, qui protège les secrets, qui favorise les conspirations des hommes et du verbe ? Faut-il l’avènement d'un soleil permanent pour taire toute singularité, brûler toutes les récoltes, donner du sens à tous les baffouillements humains, étouffer « la charogne des contradictions" 4


qui en découle ? Faut-il rêver d'une indivision totale sous le projecteur d'un soleil perpétuel, autour de soi et en soi ? Faut-il inventer une nouvelle topographie qui réduirait tout espace en un point, en une coordonnée ? Point d'origine et terminal de l'humanité. Faut-il avoir le cœur vide afin que tout puisse y trouver place ? Être charitable, humaniste, compatissant ? Faut-il se résoudre au dénuement puisque l'abondance nous échappe ? Faut-il s'amaigrir de bonheur puisque l'heure n'est pas de s'en goinfrer ? Faut-il bâtir une cité du partage où rien n'est à partager, un degré zéro de l'égalité sociale pour ventres creux, mots vides, rêves comprimés ?

Faut-il encore attendre ? Faut-il encore s'attendre à quelque chose ? Souffrir ici-bas avant de rejoindre chacun son étoile, briller de sa propre lumière, chevaucher son propre étalon astral dans le désert de l'univers ?

Ou bien, ne faut-il plus ? Ne plus attendre ? Ne plus être en souffrance comme un courrier égaré, une lettre illisible, un nom imprononçable ? Se prononcer enfin. Brûler sa propre patience. Se compromettre d'un acte de décision, S'inscrire sur le sable, sur les écorces, sur les murs, sur le vent. Fonder des cités claires obscures. Écrire l'impossible à dire, Penser autour de l'indicible. Devenir sans plus attendre. 5


S o m m a i re 2

6 10 16 26 32 33 47 49 52 56 59 64 70 72 76 78 84 90 92 95 6

Brûle ta propre patience

Graffitis Pour Médina Curabaz… De la vitesse des éventails Brûler, adorer, brûler La porte du Palais La brise clandestine Je suis idiot TRAVERSANTES Saison de l’attente Ma mère disait… Chroniques d’un paratonnerre Trag(j)est Miroir braille du temps Double aveugle

Trop poétulants… La carotte et le bâton de la révolution le trou de mémoire La valise

Epilogue “la braise et la cendre”


“ i n c i d e n c e s ” n u m é ro 6 Marc Mercieer Serge Pey n+n Corsino Jean Paul Fargier Dominique Barbier Marc Mercier et Abouelouakar (collages) François Lejault Marion Kiner de Dominicis et Bernard Lantéri Abdellatif Laabi Serge Pey Pierre Bonnet n. Corsino Christian Gattinoni Christophe Galatry Mounir Fatmi Gianni TOTI Denis Clarac et Sandrine Delrieu (Paso Largo) Jean François Guiton Serge Pey

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GRAFFITI N° 1 dans un pays où l’on dresse une statue pour la liberté seules les statues sont libres

GRAFFITI N° 2 dans un pays où l’on enferme la pensée dans les mausolées seules les momies sont libres GRAFFITI N° 3 dans un pays où dieu est crucifié seule la torture est libre GRAFFITI N° 4 dans un pays où l’on ne parle plus la langue de sa terre seuls les dictionnaires sont libres

GRAFFITI N° 5 dans un pays où l’on fait des images pour remplacer le feu seule la télévision est libre

GRAFFITI N° 6 dans un pays où le pétrole recouvre la mer seuls les désinfectants sont libres

GRAFFITI N° 7 dans un pays où l’on photographie les derniers arbres seul le souvenir est libre 8


GRAFFITI N° 8 dans un pays où l’on hésite entre les enfants et les chiens seuls les colliers sont libres

GRAFFITI N° 9 dans un pays où l’on place l’honneur en légion seules les armes sont libres GRAFFITI N° 10 dans un pays où l’on jette des pierres sur les femmes seules les pierres sont libres

GRAFFITI N° 11 dans un pays où l’amour est voile seuls les masques sont libres

GRAFFITI N° 12 dans un pays où l’on procède à des essais nucléaires seule la radioactivité est libre

GRAFFITI N° 13 dans un pays où la pensée est mise en sondage seule la bêtise est libre GRAFFITI N° 14 dans un pays où l’on 9


range les peuples dans un musée de l’homme seuls les musées sont libres

GRAFFITI N° 15 dans un pays où l’on enferme l’utopie dans des asiles seules les camisoles sont libres

GRAFFITI n° 16 dans un pays où l’on rassemble cent mille enfants dans un stade seul le stade est libre

GRAFFITI N° 17 dans un pays où l’on dresse encore des palais pour la justice seul le mensonge est libre

GRAFFITI N° 18 dans un pays où l’on enferme des poètes dans les prisons seules les prisons sont libres


GRAFFITI N° 19 CECI N’EST PAS UN POEME CE SONT LES ILES QUI INVENTENT LA MER

Serge PEY Images du film “Tupac Amauta” de Gianni TOTI


Serge PEY

Pour Médina Curabaz infirmière 25 ans torturée à la matraque électrique dans les locaux de la police d’Adana. Turquie La décharge électrique pour la première fois fait couler beaucoup d’urine

Toute torture à l’électricité fait couler beaucoup d’urine le soleil était nu

près d’un bébé incolore

Mais qui avait porté ce long fusil ?

Mais sur ce matelas qui était mort ? J’allumais

un vieux coquelicot

et je le fumais devant la porte

La décharge électrique n° 2 fait couler beaucoup moins d’urine 12

que la décharge n° 1


La première décharge électrique fait toujours couler beaucoup d’urine Nous enfouissons nos sœurs mortes dans des

amphores

en les recouvrant de lait

et nous accrochons des jarretelles aux bouteilles !

La décharge électrique n° 3 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 2

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine

Sur les murs des hommes effacent des hommes !

les statues étirent

leurs bras

et saisissent les ballons

des enfants qui jouent contre le ciel

La décharge électrique n° 4 fit couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 3

La première décharge

fait toujours couler beaucoup d’urine Les statues

cachent les ballons

derrière les fumées et les retiennent pour se faire de nouvelles têtes !

Dans des marmites de brouillards bouent des morceaux de lumière

La décharge électrique n° 5 fit couler 13


beaucoup moins d’urine

que la décharge n° 4

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine

Un homme et une femme sont face à face dans une et empêchent la nuit de tomber !

vitre

Et de l’arbre on voit descendre les enfants de l’arbre

avec des nids de ciel

La décharge électrique n° 6 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 5

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine

On a vu des oiseaux de chewim gum et des grains de beauté

et des tortues de feu

qui font des trous sur la terre !

La décharge électrique n° 7 fait couler beaucoup moins d’urine

que la décharge n° 6

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine C’est la nuit sous la nuit

et tous les dieux sont morts

dans la maison

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et ne savent rien du ciel

ni de l’autre dieu qui prend les nuages pour des

singes

qui font rire le soleil

La décharge électrique n° 8 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 7

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine

Un oiseau descend en parachute dans la nuit La lune a bu mille bouteilles de bière

et les jette dans la rue

La décharge électrique n° 9 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 8

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine Les chats dorment de leur mort pour faire gonfler la mer

puis s’aiment dans les poubelles

qui roulent dans la rue

La décharge électrique n° 10 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 9

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine Une étoile s’est arrêtée de boire

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au goulot d’une lampe

et La table est un miroir

qui mangent les visages de ceux

qui mangent

Mais la table ne rend pas la photo

de ceux qui sont assis

La décharge électrique n° 11 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 10

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine Prenez vos enfants

et envoyez les comme des bombes contre les avions

qui jouent dans les balançoires du ciel

La décharge électrique n° 12 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 11

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine La lune est un timbre collé

sur l’enveloppe d’un nuage et un oiseau écrit

à un autre oiseau

qu’il a vu passer un avion au-dessus des

montagnes

La décharge électrique n° 13 fait couler 16


beaucoup moins d’urine que la décharge n° 12

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine Un enfant revient de l’automne avec un fusil de questions

puis rassemble des réponses

dans des souliers

qu’il cloue contre les portes

La décharge électrique n° 14 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 13

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine Tu es assise

sur le bac à recoudre une lampe et tu berces une tête d’enfant

que tu as photocopiée sur un journal

car il ressemblait à celui qu’ils avaient tué

La décharge électrique n° 15 fait couler beaucoup moins d’urine que la décharge n° 14

La première décharge

électrique fait toujours couler beaucoup d’urine

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n+n Corsino

De la vitesse des ĂŠventails

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dĂŠtruire

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disent-ils ?

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Jean Paul fargier

brûler adorer brûler

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Depuis Adorer brûler, une confession de 22 minutes, réalisée en vidéo en juin 1992, je n’ai pour ainsi dire rien fait de bien. Je suis devenu un soutier de la télé, exécutant à tour de bras des commandes. En cinq ans, j’ai du signer au moins vingt titres d’émissions. Rien qu’en 97, j’ai planché sur 6 projets (3 de 26’ et 3 de 52), que des trucs intéressants d’ailleurs : un tableau de Courbet (pour Arte), l’enrichissement d’Orsay (la 5e), Dunant, l’inventeur de la Croix-Rouge (la 5e), l’origine de l’homme (la 5e), une sculpture de Rodin (Paris Première), Malaparte (France 3). Et ça recommence, la Peinture d’Histoire au XIXème, Pavlov, l’Ecole de Nancy, etc... Dire que ça me déplaît serait exagéré. J’en vis. Dans tous les sens du terme. Excitant, amusant, irritant, épuisant, étourdissant. Toujours sous pression. Je m’étourdis de travaux pratiques. Trouver des solutions. Des musiques. Des comédiens pour dire les textes. Ecrire les textes. Ecouter les critiques. Réécrire les textes. Tenir compte des commanditaires. Re-réécrire. Finalement j’écris beaucoup pour ces films. Ce sont des documentaires reposant sur des commentaires. Il parait que je m’en sors bien. Cela me prend beaucoup de temps. Ecrire pour des images, devant des images, des phrases précises, fonctionnelles, ayant des durées x, y ou z... c’est un cassetête permanent. Donc aussi un jeu. Un jeu différent à chaque fois. Les règles ne sont jamais deux fois les mêmes. Impossibles martingales. Mais galères, smarts galères ! C’est pour cela que je continue. Pas seulement pour le fric. Pour relever des défis. Des défis obscurs, imperceptibles, pas


très voyants, accomplis au fond de la soute de la Machine à débiter, produire des milliers de “programmes” pour habiter le vide de nos lucarnes. Du coup, de moins en moins en phase avec la vidéo, l’art vidéo, je me sens. N’arrive plus à suivre, vais plus dans aucun festival, trouve d’ailleurs surfaits les artistes qui montent actuellement (hormis les derniers que j’ai défendus, Lydie Jean-Dit-Pannel, Joël Bartoloméo, Loïc Connanski, Thierry Géhin). Conclusion : il faut que j’arrête d’écrire sur la vidéo. Comme journaliste, pour commencer. Je n’ai jamais été un vrai journaliste. Mais là, j’arrive même plus à faire semblant. Je donne ma démission au Monde, à art press. Voilà c’est fait. Place aux jeunes. Aux idées neuves. Moi je vais cultiver mon jardin. Planter quelques fleurs entre deux rangées de salades (mes tivi jobs). C’est à dire me remettre à écrire de la fiction, des romans. L’été dernier, en vacances, j’ai écrit un petit roman, Olympia ô l’impie, que je n’ai pas encore eu le temps de reprendre (de taper). Ce sont les aventures croisées deux de modèles, celui de Manet, qui posa l’Olympia, Victorine Meurent, et l’Olympia de Paik, Charlotte Moorman. Cet été, rebelotte, j’en ai commencé un autre, Jésus Machin Chose. Où l’on retrouve le héros d’Atteinte à la fiction de l’Etat, 1978, Gallimard, réalisateur de télé (on le suit à Capri, dans la maison de Malaparte, sur laquelle il tourne un film d’architecture) et artiste vidéo affrontant à l’occasion d’une commande l’Eglise catholique sur la question de l’inexistence historique du Christ. J’en ai écrit les trois-quarts, j’ai brossé la fin, je sais où je vais. Dès que j’ai deux jours devant moi, je le termine. J’ai été trop longtemps patient. Malade d’écriture rentrée. Au fond, la guérison ne dépendait que de moi. Il me fallait brûler même Adorer brûler et ce qui va avec. Finie la vidéo. C’était une époque. Maintenant je reviens à mes premières amours. Place aux mots. Vous en voulez quelques uns ? Voici. JESUS MACHIN TRUC “... comme la désagrégation d’un squelette spirituel dont les fibres, en craquant, rendrait un son presque perceptible à l'oreille.” Faulkner, Lumière d’août

I Il étendit ses bras en croix sur la terrasse brûlante, afin que le soleil enfonce ses divines aiguilles dans tout son corps. Il voulait fondre. Il était ivre de frissons. Le dieu soleil, pensa-t-il. Mourir de ses flèches, quelle belle fin ! Basculer avec lui, en lui, quand il s’éteint, avec la certitude de ne pas renaître le lendemain. Sans illusion de survie. Retour absolu à la matière absolue. Dissolution dans la lumière. Infini bonheur de disparaître concen-

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tré dans une seule seconde. Parmi tous les peuples qui ont fait de l’astre du jour leur dieu, y en a-t-il eu qui pratiquaient le sacrifice humain par cuisson solaire ? Je vais fonder cette secte, ah ah ! Roman ouvrit les yeux, souleva légèrement les épaules, sentit craquer une vertèbre. Sa tête reposait sur le menton. Devant lui, la mer blême, barrée au loin par la pointe de Sorrente, embrumée de chaleur. Les cigales. Le battement des vaguelettes contre le rocher. Le moteur d’une barque. Les sons lui redevenaient perceptibles. Tout à l’heure, il n’entendait rien. Il n’était qu’un bloc de feu trouant l’espace, un arc de temps arrêté, un vide incandescent ne se consumant pas, annulant ce qui l’entourait. Maintenant, le monde existait à nouveau : cris des mouettes, pépiements des passereaux, ressac, voix du pêcheur chantant dans sa barque, moteur arrêté, battement du sang derrière ses tempes surchauffées. Même l’odeur légèrement âcre de ses aisselles, mêlée aux parfums des pins et de l’origan, il en était redevenu conscient. Le sujet conscient. Mais... Mais en revanche - autre prise de conscience - son dos avait tellement absorbé de piques qu’il “colmatait”, comme l’on dit des papilles gustatives saturées par les assauts répétés d’une longue dégustation de vins. Heureusement, pour s’enivrer de soleil on dispose d’une seconde langue. Il suffit de changer de position. Il roula lentement sur le flanc. Comme un buvard boit l’encre d’une phrase, la chaleur intacte de la terrasse en cet endroit s’imprima sur sa peau relativement tiède encore. Puis, roulant encore, il se mit sur le dos. Secousse de la brûlure, frissons, décharge d’énergie, alanguissement suave, liquéfaction de tous les membres : un corps flaque de feu mou, doux à force d’ardeur absorbée. Bras en croix à nouveau, face à la falaise de Matromania, célèbre d’avoir abrité les turpitudes de Tibère, quand il s’était retiré à Capri. Souvenirs de lecture parascolaire. Suétone. La Vie des douze César. Césautica claunégalo vivestido. Excitation sexuelle adolescente. Des yeux, il cherche la grotte fameuse, dissimulée par les pins, les chênes verts, les agaves. Sacré Tibère ! Et tout à coup, il pensa au Crucifié des Evangiles. Sous Tibère ? Je crois. (...) Il faut que j’aille faire un tour dans cette grotte, se promet Roman, en se redressant. La sueur a dessiné le contour de son corps sur le revêtement rouge de la terrasse. Il contemple sa crucifixion en rose, ce crucifix vide, dans lequel il tente maintenant d’inscrire l’ombre de son corps debout. Les marques s’évaporent à vue d’œil. En quelques secondes, la croix que sa peau humide avait imprimée s’évanouit, laissant le sol nu, sec. Toutes proportions gardées, pense-t-il, c’est à une vitesse aussi fulgurante que la Croix


s’est répandu dans le monde méditerranéen. Par ce signe tu vaincras ! Constantin, énième successeur d’Auguste, Tibère, Caligula, Néron etc. (Césautica claunégalo vivestido) sauve leur empire, trois siècle après, en érigeant la mort du supplicié de Jérusalem en emblème d’état. Rencontre de deux courants expansionnistes. Universalistes. Union sacrée du spirituel et du temporel : première ! C’était parti pour des siècles. Capri c’est fini, Tibère. Et comment il a fini, Tibère. Assassiné, probablement. Pourquoi Constantin ne revendiquait-il pas l’assassinat de Tibère pour sauver son empire ? Vaut rien la mort de Tibère ? Pas grand chose ! Ressemble trop à des dizaines d’autres, depuis César (“Toi aussi, mon fils ?”), trahisons, coups de poignard dans le dos, dans les flancs, les jarrets, la gorge. L’égorgé ne vaut pas un clou, à la bourse du Salut. Le crucifié, lui, des clous il en a à revendre ! Toute la différence... Roman s’amuse de sa trouvaille. Comment s’y étaient-ils pris les sectateurs de la Croix pour entraîner l’Empire derrière eux, sous leur bannière ? La mort la plus minable promue religion d’état ! Dialectique du maître et de l’esclave, voilà. La religion des esclaves renverse les idoles des maîtres, merci Hegel, merci Marx. Facile ! Mais les esclaves, eux, pourquoi avaient-ils adhéré ? Action divine ? Providence ! Qu’ils disent, les croyants, qu’ils disent. Mais si Dieu n’existe pas, si Jésus n’est qu’un homme “extraordinaire” (merci Renan)... Reste la force d’une image. La puissante énergie d’un symbole. La force d’une grotte ! Plus fort que la Croix, la Grotte. Derrière la Croix, la Grotte. Ils invoquent la Croix, ils se prosternent devant la Grotte. Lourdes : lointain avatar. Ils veulent être Jésus dans la Grotte. Pas sur la Croix. La grotte de la Vierge, la grotte de la mère. Père castré : Joseph. Figurant inutile, pas inutile, rassurant. L’anti-Tibère. Le garant de la révolution christique : liberté de jouir pour tous dans la grotte. Joseph n’ordonne rien, à personne, ne soumet pas les autres à son plaisir. N’importe qui, un esclave même, est l’égal d’un roi. Quel message ! De quoi écrouler un empire. Et mille religions. La juive en premier. Dieu ne sauve pas que les Juifs, proclament les juifs qui forment le premier bataillon chrétien. Tous au Paradis, demain. Et tout de suite, tous dans la grotte. Bonne nouvelle ! Que se gardent bien de répéter les églises. Catholique, orthodoxe, protestante, et les sectes... tous d’accord, motus et grotte cousue. Des pentecôtistes, des baptistes, des évangélistes... pas de grottistes ! A partir de quand, le message premier s’était-il effacé devant le second, celui de la Croix ? L’emblème doloriste était devenu un jour, oui mais quand ? rapidement ? le nouveau chiffre d’une hiérarchie restaurée. Sur la Croix, Il nous sauve. Mais nous qui ? Et de quoi ? Pour quoi ? Escamotée, la Grotte, et sa liberté révolutionnaire. Où trouver le récit de ce glissement ?

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Existait-il seulement, ce récit des origines ? C’est cela qu’il lui fallait découvrir ou écrire lui-même. Sinon il ne pourrait jamais la terminer, son installation vidéo.

II Il avait reçu commande - des Chantiers du Cardinal - d’un mur vidéo destiné à occuper l’espace derrière le maître autel de la cathédrale d’Evry. La première cathédrale construite en France depuis plus de cent ans. Architecte : le suisse Mario Botta. Conseiller artistique : Marius Froment. Marius et Mario avaient proposé aux autorités ecclésiastiques une décoration moderne, mettant à contribution quelques uns des artistes contemporains les plus en vue. (...) Aux temps du tout électronique, place à l’art vidéo dans les églises. Le vitrail du XXIième siècle sera vidéo ou l’église... ne sera plus ! Il y allait fort, Marius Froment. Le Cardinal pourtant avait avalisé cette analyse, donné sa bénédiction au saut de l’ange numérique. Un vitrail de cent mini-écrans au moins, représentant la sortie du Christ de son tombeau, ce premier projet avait été approuvé puis rejeté. Approuvé parce que grandiose, théologiquement élevé. Rejeté : trop narratif, super spectaculaire... Accrocheur “en diable”, avait gloussé dans sa barbe, l’abbé Kirili, le représentant du Cardinal à la Commission d’art sacré, qui avait la haute main sur la décision finale. Les fidèles ne vont plus suivre la messe, n’écouteront plus que d’une oreille distraite les sermons. Placé dans l’axe de l’autel, le tableau d’un corps illuminé s’élevant toutes les trois minutes de la base de l’église à sa voûte, avant de disparaître dans une nuée, constituerait à coup sûr une distraction, un divertissement aussi captivant... qu’un direct télé. (...)

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III 52 : le chiffre de Dieu. Yahwé en hébreux équivaut à 52. Jésus aussi. Top secret ! Personne ne devait savoir pourquoi Roman avait opté maintenant pour 52 moniteurs. 144, c’était mieux, beaucoup mieux, attaqua l’architecte. Pour dévaloriser le nouveau projet, il feignait de regretter le premier. Classique. Mais il était bien le seul. Les autres membres de la Commission avaient tous étaient séduits d’emblée. Dès les premiers dessins. Avant même toute explication de l’auteur. Pour prévenir la question qu’il redoutait Roman avait justifié, spontanément, le nombre de ses “briques de base” (ainsi désignait-il les téléviseurs) par des raisons techniques, éludant toute symbo-


lique du chiffre. Il y a moins de briques mais elles sont plus grandes : 78 centimètres au lieu de 44 dans le projet précédent. Plus concentrée, l’installation devenait plus évidente. C’est par sa forme même, à présent, insistait Roman, qu’elle lance un message. Dès le premier regard qui se pose sur elle, surgit la forme d’une croix, légèrement esquissée par le dépassement de trois briques, au dessus et au dessous de la rangée centrale. Une en haut et deux en bas. Le bloc de sept rangées de sept moniteurs se trouve ainsi structuré par ses excroissances. Sans le recours à aucune figuration, la figure du Christ Sauveur est convoquée ex abrupto. “L’érection sur la Croix a lieu géométriquement, numériquement même. C’est formidable. L’abbé Kirili s’enthousiasmait pour une lecture chiffrée. 7 x 7, c’est à dire Dieu multiplié par lui-même, selon la numérologie hébraïque (où allait-il cherché cela ? c’est complètement faux, mais personne ne le contredit, songe Roman, tant mieux, cette fiction protège mon secret) : 49. Plus 3, le Dieu chrétien la Trinité, le Salut pour tous. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit par simple basculement hors des lois hébraïques. Très fort, conclut-il en se tournant vers Roman, félicitations. Votons ! A moins que quelqu’un veuille ajouter quelque chose. L’enracinement de notre foi dans celle des Juifs, voilà qui colle parfaitement avec la nouvelle politique du Pape, surenchérit Sœur Bura. Jean-Paul II venait en effet de reconnaître officiellement la responsabilité des chrétiens dans la construction idéologique menant droit à la persécution des juifs, accusés depuis le moyen âge, de “déicide”. Marius fit un clin d’œil à Roman. C’était dans la poche. Roman lui répondit par un léger haussement d’épaules. Il demeurait anxieux. J’ai posé une bombe sur la table, impossible que quelqu’un ne finisse pas par s’en apercevoir. Mais non, chacun y allait de ses arguments favorables, tentait de briller par une interprétation inattendue. Roman finit par savourer les subtilités que chacun se rengorgeait de découvrir dans son œuvre. Le Mur des 49 c’était le Mur des lamentations, le Temple de Salomon. La barre centrale : la fusion de l’échelle de Jacob et de la verticalité christique. Encore un peu, et ils vont me promouvoir Docteur de l’Eglise ! (...) L’architecte enrageait d’entendre tous ces éloges. Mais la Commission passa au vote, le projet fut adopté. Et les travaux d’aménagement du mur commencèrent. Il fallait dégager dans la paroi des alvéoles pour y loger les postes de télé. L’architecte confia la tache à un assistant. Avec la recommandation de saboter les emprises. (à suivre) 33


La Porte du Palais

Dominique BARBIER

J’étais devant la porte du Palais des Atrides et regardais au loin l’incendie ravager l’autre rive

Que reste-t-il à faire quand les intérêts du grand commerce international s’accommodent si bien de la barbarie ? Que vaut la vie d’un nourrisson jeté dans la marmite bouillante devant sa mère crucifiée sur la table dans un pays sans pétrole et sans uranium ? Combien de barils de pétrole vaut ailleurs une fillette au crâne fendu ? Combien pour cent fillettes au crâne fendu ?

faut-il continuer de respirer quand coule dans nos veines une boue si noire qui assombrit notre vision ? Faut-il hurler sa douleur et se mordre les doigts jusqu’à l’os ? Faudra-t-il supporter encore longtemps d’entendre les marchands de canons se targuer d’assurer la défense de l’emploi ? Les fabricants de mines ont-ils aussi la main sur le marché des jambes de bois ? faut-il prendre les armes, faut-il abattre les tueurs ? Faut-il brûler sa propre patience carboniser sa haine et son mépris s’embraser dans le sexe ou le travail ou l’alcool se calciner dans l’indifférence et l’oubli, se consumer dans une misère morale désespérée ? Faudra-t-il mourir ainsi, raide comme un morceau de métal dans un cercueil de chair ?

Et pourtant tout autour de la mer, nous sommes bien plus nombreux qui voulons de nos voix singulières, chanter la nostalgie d’un autre état du monde, J’étais devant la porte du Palis des Atrides et regardais au loin l’incendie ravager l’autre rive.

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Marc Mercier

La brise clandestine


Un désordre incontestable débarrasse les constellations de leur force attractive Elles chavirent virevoltent explosent Elles provoquent de curieuses géométries stellaires Elles inventent de mystérieuses opérations chimiques d’insensés alliages de lueurs rouges bleues et jaunes Etourdies, harassées, délavées Elles éliminent toute forme d’obscurité Une infinie tristesse auparavant voilée par la nuit s’exhibe au grand jour Les couleurs dégoulinent du ciel et s’évaporent Les fleuves rampent au plus lointain de leurs rives La sève fige le ventre des arbres Les montagnes se tapissent L’écho bégaie Les plumes ternissent


Une brise légère seule a échappé au cataclysme Silence Elle retient son souffle Elle se cache dans une narine féminine Elle se déguise de parfum et d’un rêve clandestin Dehors domine une inexorable clarté Elle brûle les ombres Elle étouffe le plus

fugitif baiser Elle coagule les frémissements Plus rien ne se tait Plus rien ne se murmure Une brise légère seule respire à l’abri de l’évidence Elle est l’exil profond d’une femme Vent sans navire Elle mesure ses pas qui vont qui viennent devant la porte d’un soir qui ne rentrera plus, qui s’est perdu, qui s’est pendu Un soir sans amour Elle est l’oreille d’un pleur sans



larme, de mots ravalés Tout est déjà dit Tout se sait dans ce monde où règne la lumière La brise seule ignore ce qui se passe ce qui ne se passe pas ce qui ne se passera plus Elle se nourrit d’énigmes Elle se désaltère de discrétions Dehors femmes hommes et animaux se goinfrent de clair-voyance Quelques résistants font la diète Ils forcent le souvenir de paroles ambiguës Ils proclament des jurons interdits Ils inventent d’improbables langues orientales jusqu’à extinction totale de la mémoire Ils n’ont plus le droit de parler pour ne rien dire Ni d’aimer La brise seule exhale ce qui reste d’aimer dans ce corps-refuge qui ne se sait plus femme Ce corps qui ne répond plus de rien Ce corps riche d’un obscur désir qui s’est fait brise légère plus légère que l’idée de légèreté Ce corps dénudé de nuit Trop propre Trop dessiné Impitoyablement limpide C’est l’histoire d’une femme éclairée C’est l’histoire d’une femme occupée par une brise clandestine C’est l’histoire d’une femme sans ombre C’est l’histoire d’une amertume dans une bouche sans saveur, d’un pli égaré sur la peau lisse du ciel C’est l’histoire d’un monde sans fard monstrueusement transparent

La brise sait encore que l’imperfection seule peut sauver le monde Le cri seul peut sauver le silence L’inquiétude seule peut sauver la tendresse La fatigue seule



peut donner la force d’aimer et le courage de chevaucher la chevelure des comètes peindre des aigles sur la falaise, des anges sur les écorces jouer de la harpe stellaire cisailler la lune tresser les fleuves traire les glaciers en découdre avec les hordes sauvages qui sillonnent en long en large la planète exagérément limpide où les femmes lumineuses n’ont plus de secret Une brise clandestine enfante à l’abri du jour un ruisseau d’élégances nocturnes Elle fonde une cité nouvelle Les habitants seront architectures mouvantes Les axes circulatoires seront des verbes équivoques Elle invente une cité suspendue pour peuple ailé



Une brise clandestine rédige un code civil Tout désormais est préfiguration d’un inaboutissement Enchevêtrement de ponts à la dérive Floraison de promesses au vent Alternance de vide et de matière, de semence et de putréfaction, de pulsation rocheuse et de quiétude vaporeuse, de fonte et de lichen, de chants gutturaux et de suintements stridents, d’aurore et de crépuscule Un peuple fils de la brise ne se recense pas Il se mesure à sa puissance, aux dérèglements, aux fractures chromatiques, à la disharmonie des sons qu’il occasionne Un peuple fils de la brise ignore la mesure, les litres, les mètres, les kilos Il ne connait des nombres que leur musique, des distances que la courbe du mollet Il est l’eau et son écoulement, le baiser et la peau, la foule et l’émeute Un peuple fils de la brise jaillit de la faille des mots, de la craquelure des astres emportant dans sa chute des lambeaux de nuage, de la sciure d’étoile, des pelures d’azur Un peuple ailé fils de la brise dégrafe maladroitement le corsage de l’ennui Il soulève la jupe des couleurs Il respire la peau brûlante des écorces Il invente des mots Les mots l’inventent à leur tour Son verbe l’arrache au printemps de son être, le propulse dans la tourmente de saisons hybrides Il est le sel qui ronge les digues Il est parfois ras-de-marée Un peuple ailé est sans patrie, sans destination



Un peuple ailé est drap résineux, humus, nervure Un peuple fils de la brise marche à contre-courant Ses pas tracent une géométrie aux coordonnées variables, électrisent le fil des communications muettes, soulèvent une poussière de rimes aléatoires Un peuple fils de la brise, libérée de la lumière absolue, marche aussi sur les mains ou sur le revers du ciel Il est la roche crayeuse contre laquelle vient s’inscrire la partition ventrale du peuple des oiseaux

Alors au sein d’une femme prisonnière de lumière put naître enfin le souffle crépusculaire de la résistance





François Lejault

“je suis un idiot”

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Je suis un idiot. Pas congénital mais par acquis. J’aimerais écrire cela dans le noir mais je n’y vois rien. Je suis devenu idiot petit à petit, par glissements successifs, des petits bonds de plus en plus idiots. Je dois me dépêcher d’écrire car bientôt… Je suis seul et idiot. Je consume.

Ça a commencé doucement par des abandons de souverainetés successifs, quotidiens. Chaque jour je laisse un peu. Un peu de moi filer dans un sponz moelleux et amniotique. Quesceque je fous ? Si peu que ça ne bouge plus. C’est comme doucement s’ouvrir les veines et laisser répandre ses humeurs dans un liquide tiède et épais. Une fuite qui dure une vie. A la fin c’est vide. Dehors ça ne ce voit pas. Les autres ne savent pas. Je me demande comment j’ai pu m’en rendre compte. Ne croyez pas qu’en fait je ne suis pas si idiot que ça, c’est la seule chose à laquelle je crois, alors j’y tiens. D’abord c’est physique. Je suis debout, mais arrondi vers l’intérieur. Pas en défense mais dans un état d’absorption permanent. Le ventre mou, les épaules vers les genoux, le menton sur la poitrine, j’attends ma dose. Je ne filtre plus, je boulisme. Ma seule contingence c’est d’avaler une bouillie prédentaire. La bouillie du Monde. Je ne chie plus, je transpire.

Je commence à me retourner. Le dedans va dehors. Mais je ne suis pas sûr que ça va s’arrêter. Le dehors, dedans deviendra dedans qui redeviendra dehors. A chaque retournement succédera une autre inversion. Et Schlak un coup dedans, un coup dehors, perpétuellement. Une fois la masse critique atteinte ça ne s’arrête plus. Alors je deviendrai sans consistance, un être plat, un ectoplasme. Totalement transparent, vide dehors, vide dedans, sans dimension, une vibration.

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L’idiot est le stade médian entre l’humain et l’ectoplasme


Marion Kiner De Dominicis Bernard Lantéri (photographie)

“TRAVERSANTES” je n’aurais jamais pensé en abordant cette longue page désertique et luisante, triste et sibylline, qui me rappelait néanmoins quantité d’autres scènes ayant vu nombre de mes circonvolutions et méandres prendre tournure, que celle-ci resterait pionnière en ce que la première elle conçut cet intérêt quasi-ethnologique, aussi imprévisible qu’audacieux pour les ferments puissants sous-tendant la détermination agitée qui me pousse sans à-coups à exécuter ces girations cabriolesques, à tournoyer, côtoyant le vertige dans ces enchaînements de pirouettes, tantôt errant, tantôt en toute hâte, comme si quelque train fantomatique se devait d’être monté en marche, tantôt simplement parcourant un circuit à tiroirs, malade, Dieu soit loué malade d’une sorte de fièvre récurrente, malade d’elle et pourtant greffant ces signes grimaçants dont les traces demeurent fixées sur l’espace tout juste déchu de sa virginité en tranchées intermittentes semblant poursuivre quelque horizon buté qui, au bout d’un laps toujours interminable et bref, s’étire sans étiolement, se cabre sans revenir à terre, mime l’envol sec et vertical des passereaux affolés d’un bruit à tout autre qu’eux mêmes inaudible, microscopique avancée vers quelque part frauduleuse de n’être pas encore connue, traces gauches qui s’aggravent en violaçant le bord d’un ciel perçant à l’est son dû de jour levé, traces gauchies plongeant de chaque arceau dans le blanc qu’il poursuit malgré le vide (ou grâce à lui devrais-je dire peut-être ?) bien qu’il se forge une croyance le disant poursuivi, comme si les lettres docilement se rembobinaient à l’instar d’une bande-son enregistrée que l’on remet à son début, et la drôle de langue si absolument étrange qui naît de cette opération - une mise au monde filmée qu’on visionnerait en marche arrière - et ces fous rires en quinconce, en dégradé, s’entraînant l’un l’autre à redoubler d’amplitude et de vitesse, staccato affolé des rires brisant leurs chaînes, et aux arrières cette langue inconnue - et pourtant remonte ~ contre-courant ses origines, enjambe la syntaxe, dégorge un flot grumeleux, presque familier, à quelque chose près, et dans ce quelque chose contenue, la blancheur de la page, sa fidélité d’ombre creuse, moquant le dernier mot tracé, un abîme cette blancheur vers laquelle j’avance aveugle, j’avance reculons sous très haute protection d’apesanteur, malgré les rires, les quolibets, malgré les morts successives de la peur aux funérailles de qui je ne me rendrai pas qui peut-on enterrer avec en bouche cet avant-goût de triomphe légitime ?

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je n’aurais jamais pensé en abordant cette longue page désertique et luisante, triste et sibylline, qui me rappelait néanmoins quantité d’autres scènes ayant vu nombre de mes circonvolutions et méandres prendre tournure, que celle-ci resterait pionnière en ce que la première elle conçut cet intérêt quasi-ethnologique, aussi imprévisible qu’audacieux pour les ferments puissants sous-tendant la détermination agitée qui me pousse sans à-coups à exécuter ces girations cabriolesques, à tournoyer, côtoyant le vertige dans ces enchaînements de pirouettes, tantôt errant, tantôt en toute hâte, comme si quelque train fantomatique se devait d’être monté en marche, tantôt simplement parcourant un circuit à tiroirs, malade, Dieu soit loué malade d’une sorte de fièvre récurrente, malade d’elle et pourtant greffant ces signes grimaçants dont les traces demeurent fixées sur l’espace tout juste déchu de sa virginité en tranchées intermittentes semblant poursuivre quelque horizon buté qui, au bout d’un laps toujours interminable et bref, s’étire sans étiolement, se cabre sans revenir à terre, mime l’envol sec et vertical des passereaux affolés d’un bruit à tout autre qu’eux mêmes inaudible, microscopique avancée vers quelque part frauduleuse de n’être pas encore connue, traces gauches qui s’aggravent en violaçant le bord d’un ciel perçant à l’est son dû de jour levé, traces gauchies plongeant de chaque arceau dans le blanc qu’il poursuit malgré le vide (ou grâce à lui devrais-je dire peut-être ?) bien qu’il se forge une croyance le disant poursuivi, comme si les lettres docilement se rembobinaient à l’instar d’une bande-son enregistrée que l’on remet à son début, et la drôle de langue si absolument étrange qui naît de cette opération - une mise au monde filmée qu’on visionnerait en marche arrière et ces fous rires en quinconce, en dégradé, s’entraînant l’un l’autre à redoubler d’amplitude et de vitesse, staccato affolé des rires brisant leurs chaînes, et aux arrières cette langue inconnue - et pourtant remonte ~ contre-courant ses origines, enjambe la syntaxe, dégorge un flot grumeleux, presque familier, à quelque chose près, et dans ce quelque chose contenue, la blancheur de la page, sa fidélité d’ombre creuse, moquant le dernier mot tracé, un abîme cette blancheur vers laquelle j’avance aveugle, j’avance reculons sous très haute protection d’apesanteur, malgré les rires, les quolibets, malgré les morts successives de la peur aux funérailles de qui je ne me rendrai pas 52 peut-on enterrer avec en bouche cet avant-goût de triomphe légiqui time ?


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Abdellatif Laabi

Saison de l’attente

Ce fut la saison de l’attente Dure longue saison Torride hiver coalisé contre la germination le délire inventif des fièvres Rides du nouveau-né L’attente avec ses airs de deuil sa tristesse épanouie

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Solennelle attente entre vide de l’acte


et raison vide Seul pouvoir en ce bas monde Ce qui naît attend Ce qui meurt attend Espoir et désespoir font illusion Il n’y a que l’attente et son énigme Les questions bouffent les questions Ce qui en subsiste un piment oiseau sous la luette un signe de malédiction formé par des cailloux qu’on lance et relance pour tuer le temps L’attente suaire brodé depuis l’enfance Volé à l’heure de l’agonie 55


Peu à peu l’attente éteint l’esprit de rébellion Rien ne ressemble à une minute d’attente qu’une autre minute d’attente Un consommé fade ridicule dans son inconsistance suspendant jusqu’à la nausée Dure longue saison où s’imaginent à peine un cercle pâlissant de feu une farandole d’étoiles exténuées un théâtre d’ombres où des acteurs réquisitionnés déambulent sans foi ni grâce ânonnant un texte dont ils ont oublié la moitié Quelque chose du genre : Gloire à toi ô bourreau attendu juge suprême du dénuement amant-violeur de la durée Libre à toi de faire peindre la misère par les misérables et de tenir en laisse le chien de la miséricorde Tu es... Tu n’es pas... Tu n’es pas... Gloire à toi ô saltimbanque en chef 56


Et l’attente se rengorge étend ses ailes soporifiques coupe le peu de lumière avant de lâcher sa fiente sur la vaste prison de l’âme et sa multitude prostrée Dure longue saison offrant cette paroi visqueuse où l’on ne peut enfoncer un clou suspendre des amulettes ou se cogner la tête L’attente plus haute souffrance moins la dignité Et le plus douloureux - on le saura c’est qu’elle ne tue pas A côté d’elle l’apocalypse est un jeu d’enfant

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Sege Pey

Ma mère disait Ma mère regarde un enfant traire une chienne sur la table dans des bols remplis de fumée

Ma mère disait quand les vivants meurent de travers le silence ramasse Dieu et le jette dans lapoubelle avec les os d’un homme mort au hasard au milieu de sa mort

Ma mère pensait que le 5 était plus grand que le 7 car les 5 mois du soleil nourrissent les 7 mois de l’hiver Ma mère savait que le trois était plus petit que le 1 car la photo de mon père

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sur le mur nous portait ensemble sur ses épaules et qu’à lui seul il tenait la photo

Ma mère disait que Dieu est un orphelin qui laisse toujpurs ses lèvres marquées de rouge dans le baiser des miroirs qui nous regardent sans nous refléter Ma mère est morte toute droite et le silence n’a plus rien à ramasser et Dieu non plus qui sort infiniment par la porte comme un homme pour manger sa propre poussière 2

Notre père le voici arraché de son homme à pieds-joints dans le ventre d’une étoile vendangeant ce qui reste de corde pour monter dans la nuit Il est des jours où notre tête tourne dans le labyrinthe d’une tête plus grande que nous posée sur notre cerveau désossé à la manière d’un casque

Il est des nuits où notre pied sacrifie le sang d’un oiseau et d’une pomme écrasée par hasard sur le trottoir des morts 59


Parfois notre main est une fleur absolue où la gravité d’une mouche tourne dans le vol sauvage d’une joie qui tombe sur nous

Nous trouvons notre chemin entre les têtes du temps qui nous regardent et nous demandent de les aider à chercher des torses pour marcher 3

Notre mère est cousue dans le tournoiement frénétique des fumées et des chèvres du ciel broutant le triangle et la flèche puis le carré et la roue

Nous avons un chien qui cimente des papillons dans l’air et les offre au resouvenir de la lumière

A midi notre enfant sépare les bateaux de la mer et fait des chateaux d’oiseaux quand il se tait

A midi notre enfant nous relève les lèvres pour le baiser retourné sortant de sa bouche tordue Quand il n’y a plus d’heure dans le jour et la nuit il efface notre nom et nous appelle sans bruit dans cet effacement

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Pierre BONNET

Chroniques d’un paratonnerrre

La cage à oiseaux sur le balcon

l’astérolide épineuse est une image du désert où l’infini devient culde-sac quand l’homme-cheval l’œil rivé sur la fleur saisit toutes les nuances de l’univers le nez au ciel tandis qu’un ange éberlué par le bestiaire imprévisible du monde se fait piquer le doigt par un frelon annonçant la fin des visites célestes nous n’aurons plus qu’un peu de pus au bout de l’index sur trois cœurs d’artichaut deux libellules et quatre chat-huant l’homme bleu descend les escaliers un Picasso sous le bras avec ce regard de peintre qui cueille des cerises posées devant une grotte où une jument morte s’est noyée en ayant esquissé un pas de danse sur un pare-brise de Peugeot diesel miroir du ciel à pic reflet de Dieu au cœur de la Terre immobile comme la résolution mathématique du sourire de la Joconde de cristal sans faille passant dans l’espace des yeux d’un enfant sans passion assis sur un cheval de bois vrai faune vert qui sur la mousse du matin creuse le sillage dodu des herbes en attente d’un soleil lové comme une fouine aux aguets c’est son hostie de lumière c’est la crainte du renard la peur des petits occupants de la Terre que l’on nomme insectes ou bâtonnets fourchus invertébrés saisissant toute une saison d’été oui nous le savons le renard les a comptabilisés avant de s’endormir

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repus heureux amoureux des coléoptères comme de sa tendre mère poilue rouquine qui le léchait enfant en regardant pousser la barbe brune du maïs phallique au bout duquel un nuage s’accrochait pour retarder son entrée au Paradis des nuées où les belles figures des rochers flétris soupiraient c’était il y a trente jours pendant le massacre des pies personne n’a rien vu le sommeil a tout coupé à présent l’oiseau-pluie rassure le dormeur éteignant au cœur de lui le sommeil du fauve qui sur les édifices observe les éclairs rouler au vif d’un roseau où gît une lézarde noire une espèce de suint de lune coulant sur Terre sous le regard des étoiles et de leur sourire de citron avec un coing jaune pendu à l’arbre parent du canari plein d’ennui à moins que ce ne soit une larme opaque le trait d’une palette endormie ce coing presque flétrit qui pourtant au soleil sourit enfin la porte s’ouvre l’homme rentre derrière lui tout est démoli il s’est isolé dans la montagne du bout du monde et a posé une boîte aux lettres devant sa porte au bord de la route près d’un poteau en prière et il se dit on va écrire le Panthéon de pierre et de moi il y aura alors des pythons jumeaux et des arc-en-ciels-sirènes des sentiments des guitares mal accordées une main courant le long du manche comme une araignée apeurée fuyant un feu de cigarette prête à franchir un regard dans le sable rayé par des dents potelées où l’incendie noire d’un daliha en demi-teinte brûle les lèvres jaunes d’un vieux bottin de famille aux empreintes digitales d’un têtard arrivé avant les douze coups de minuit non il n’a rien vu rien su de la fin du roman picaresque et l’autre aux doigts de faucheuse fond dans la masse immense du ventricule muet grimpant sur des rideaux où une libellule en attente du retrait immédiat des troupes du soleil entre dans une boulangerie achète trois timbres et expédie un lézard par la poste voilà l’ampoule du vélo-alumette qui faiblit vers le soir le cycliste a le coup de pédale hésitant entre ombre et lumière ceux là n’ont plus accordé de crédit à ce mollusque vibrant sur sa selle qui en respirant les gouttes du soir invective les étangs pour qu’il se produise un miracle ho rien un verre avalé simplement par ce type dont la femme n’a jamais accepté le divorce eh c’est le 62


malheur des moustiques qui s’entraînent à dépasser la vitesse de la lumière dans la plaine pour que le “bang” éloigne les oiseaux des cultures ou encore le pas des hommes qu’on trouve généralement sous la tristesse de cette femme boulimique qui a envie de manger la tête de son mec ou bien des bouchons de bouteille de vin il y en a quarante trois dans la cave en attente mais elle en veut à ses sous à sa vie qu’il meure de misère noire dans les coulisses de la vigne rouge lui qui de taille moyenne montre sa langue grosse comme un espèce de muscle informe qui l’aurait fait brûlé vif il y a quelques siècles tant elle attestait la présence du Diable il la montre aux consommateurs en disant que ce don de la nature lui vaut des pastis gratuits que les gens lui paient et qu’ainsi il boit à l’œil dans les bars mais ce soir tout le monde rit et personne ne lui paie de pastis alors il s’en va et reste seul avec son gros fardeau dans la bouche et dans le ciel de la nuit encore là nous écoutons le conte de la vieille secrétaire de l’école des beaux-arts amputée de la jambe gauche s’appuyant contre un arbre qui lui sert de canne on lui voit de pauvres petits cheveux blancs fins tomber le long de son cou sale elle qui regarde dans le vague les voitures des gens qui vont au travail à huit heures du matin au cœur de la sous-préfecture du Cher amoureuse depuis trente deux ans de son directeur lui mort hier soir embrasse encore un feu rouge à la lumière du jour qui monte dans la rue où rebondit l’air sec à travers les artères invisibles des oreilles où l’on entend les voix frottées de l’alto du violoncelle et de la contrebasse ventrue puis claquer le soleil ruisseler à l’ombre l’air de leurs ouïes quand le vent lève l’encre il soulève l’onde qui fait comme une espèce de tulle de noce un mystère d’orage qui astique les tuiles prêtes à l’eau Le Monde plié une pierre dessus fait le tour de l’arbre de l’homme noir aux nénuphars bleus celui là même qui a vu la délivrance du ciel en lisant la chronique du paratonnerre je suis à l’arrière d’une Volvo rouge pétard et je vois l’ancienne chevelure blonde d’une femme à côté il y a son mari au volant et sur le magnéto Jean-Sébastien suite on regarde dehors l’écobuage 63


fait l’effet d’un après-guerre dans la campagne on a faim ça tombe bien on vend des fruits à cinq cent mètres mais aussi un arbre son sourire édenté fait des manières d’amoureux à la femme mais pardessus il regarde le temps qui luit dans le rétroviseur enfin apparaît Marseille il y a des maquettes de bateaux pendues au plafond de l’église de Notre Dame de la Garde je me souviens d’une chanson piémontaise l’autre jorn me promeno tot lo long dau bosc charman rescontro una bergiera bergiera monte anatz iéu vau dedins lo champ voli demora soleta retiratz vos galant il y a des moments ou il faut arrêter la radio parce qu’elle empêche les rivières de couler puis la Ciotat où quatre vierges en neuvaine ont vu la Vierge dans un halo halluciné porter son fils dans ses bras elle arrivait du large sauver un navire qui faisait naufrage sauf le nautonier qui jurait cigarette aux lèvres un œil au-dessus des cheveux l’épaule qui sortait du pied une main qui entrait dans l’oreille il rampait pour rejoindre un peu de mer mais elle était sèche jusqu’à ce que vienne la pluie toujours la pluie cette petite cochonne au bord du fossé une dent arrachée comme un fusible moribond enfin on cherche la mémoire derrière ces fourrés entre les branches fourchues où nichent des fauvettes capricieuses trempées par les rosées successives c’est tôt le matin les passants pleins de mensonges traversent la rue ils ont vu le dos de la ville et ils ont dit juste salut au boulanger gavé de nuit dans ses poches en berne et l’eau tombe sur la chaussée creusant le milieu de la rue fortement indisciplinée son œil fixé sur le rideau qui brise les tuiles en morceaux jaunes alors nous sommes allés à Paris ce Paris si loin ce Paris mystérieux où l’amour s’est tué à force de tomber sur les rails du métro Filles Du Calvaire il fait encore orage parce que Dieu-Dieu est en colère celui-là qui n’existe que lorsqu’on y pense comme on pense au chat qui est venu s’asseoir près de moi au retour du paysan qui dans la nuit a vendu des salades aux vers luisants près des pierres de réemplois du village parce qu’on a détruit le château il y a bien longtemps au temps où les amis du Vieux Poste se régalaient à écouter les guitares vrombir comme des sirènes joyeuses quand notre Ulysse 64


passait sans nous voir le long des côtes déchirées qu’il est loin ce marathon des voix sans yeux quand la mer était une souricière un garde-manger inépuisable pour les orties flamboyantes bordant le chemin de la Pièce d’Or chut on voit à présent le croissant de la lune avec à côté l’étoile du berger tout est dit le plus beau tilleul du monde se trouve aux Hautes Bâties sur les pentes du Cousson sur la commune de Digneles-Bains là dessous je me suis assis et j’ai soufflé certains souvenirs sont tenaces comme des odeurs de parfum musqué eux font l’écho lointain d’un cœur troué perlant des gouttes de petite sueur mis j’entends des coups sourds donnés dans la cloison de la chambre des coups sourds comme si l’on essayait de défoncer un mur sans vouloir le casser des coups répétés sourds on ne sait pas avec quoi ils ne sont pas donnés avec un objet en métal ni en bois ni en béton c’est simplement un bruit qui n’a pas d’odeur qui ne fait penser à rien il ébranle la cloison de la chambre c’est une répétition sans fin de coups sourds venus du fond des âges du fond de la terre du fond du ciel des coups sourds et si sûrs d’eux si sûrs de se donner sourds boum boum boum inlassables coups feutrés qui heurtent très au fond de soi qui secouent ébranlent la charpente de tout et de nous au centre de la chambre en forme de pilotis ouverts a cent mille flots d’eaux grasses flux gros gris comme une rature de crayon a mine de plomb lourde tâche qu’a le bois de serrer au sein de ses artères filandreuses cette pointe obscure luisante grasse elle aussi les eaux de la pluie viennent sur la rature effacer ce que l’art a de plus grec ce que le style a de plus animal rêvons auprès du trait préhistorique cette flèche incandescente mûre dans la blessure trait flanqué au fond de l’âme du guerrier et je me souviens des superbes passages de l’Enéïde où il est question de morts et de combats cruels je me souviens je me souviens dans cette chambre d’hôtel tandis que de grands coups sourds crevaient il y a toujours un cri il perce la nuit c’est le cri de quelqu’un qui rêve il parle en dormant puis il crie le fruit du bruit au creux de la nuit de l’hôtel endormi où s’accroche un balcon sur lequel on a discrètement posé une cage à oiseaux 65


Norbert CORSINO

Discrètement continu et continûment discret

“Peindre les nuages pour évoquer la lune”

“La raison de la nasse se trouve dans le poisson : quand on a pris le poisson, on oublie la nasse ; la raison du lacet se trouve dans le lièvre : quand on a pris le lièvre, on oublie le lacet. La raison de la parole se trouve dans le sens à exprimer : quand ce sens est atteint, on oublie la parole. Quand trouverai je quelqu’un qui oublie la parole pour dialoguer avec lui ?” in le Zhuangzi, écrit au IVème siècle avant notre ère, cité par François Jullien dans “Le détour et L’accès”.

F. Jullien, (même ouvrage) : “A l’inverse de la vision globale où toute question d’angle a disparu, dès lors que nous parlons, il y a “ce qui convient” et “ce qui ne convient pas”, ce qui est “ainsi” et ce qui ne l’est pas. L’usage du langage ne cesse de dresser le réel contre lui-même ; en nous murant dans des positions factices, il nous fait perdre de vue l’unité foncière qui, le faisant constamment communiquer à l’intérieur de lui-même, lui permet d’exister.

Hermann Gunther Grassmann (mathématicien), cité par Gilles Châtelet dans “Les enjeux du mobile” “Tout ce qui est devenu par la pensée peut-être devenu de deux manières : ou bien par un acte simple générateur, ou bien par un acte double de position et de liaison. Ce qui devenu de la première manière est la forme continue (die stetige Form) ou la grandeur au sens étroit ; ce qui est devenu de la seconde manière est la forme discrète ou forme-liaison (Verkupfungsform)” in “die lineale Ausdehnunglehre”, 1844.

“Le contraste entre le Discret et le Continu est (comme tous les vrais contrastes) fluide (fliessender), car le Discret peut-être aussi regardé comme continu et, vice-versa, le Continu comme Discret. Le Discret est regardé comme continu si ce qui est lié est saisi comme quelque chose de devenu, l’acte de liaison étant compris comme un moment du devenir. Et le continu est regardé comme discret si des moments singuliers du devenir sont compris comme de purs actes de liaison, et si ce qui est lié de la sorte est regardé comme quelque chose de donné pour la liaison.” (idem) G. Châtelet (même ouvrage, titre du dernier chapitre) : “Vers le nœud comme laïcisation de l’invisible”

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“Wittgenstein :“la signification c’est l’usage”, mais ça ne dit pas ce qu’est la signification .Hilary Putnam dans “L’invention de la réalité”


Exemples discrets

Saut. Lecture par sauts. L’œil qui lit avance en sautant puis revient sur ses pas. La lecture d’un texte est discontinue faite d’allers-retours: trois pas en avant, deux pas en arrière. L’œil balaye nerveusement les lignes noires qui se détachent du fond blanc. La perception de quelque chose par rapport à un fond, c’est le début de la vision d’une image. Vision plus lecture ça nous fait deux directions ou deux plans ou deux hyperplans, tout dépend du nombre de dimension des surfaces: une surface tangente pour lire, une surface qui lui est perpendiculaire pour voir. Pour garder un aspect géométrique, disons que quelque chose se détache d’un fond s’il possède une dimension de moins ou de plus que le fond . L’œil se fraie un passage, saute d’un espace de dimension n à un espace de dimension n +1, ou de n à n 1 . Dans l’espace physique notre capacité proprioceptive nous fait appréhender trois de ces passages ou différences qu’on appelle usuellement les trois dimensions de l’espace euclidien. Au début de ce siècle Henri Poincaré expliquait par les impressions visuelles et tactiles la perception de ces trois dimensions, et employait le terme de coupure pour nommer l’augmentation (diminution) de dimension. Ces trois passages ou gradients sont nécessaires et suffisants pour localiser notre place dans l’univers. On saisit la différence mais on ne connaît rien des variétés de dimension inconnue mais finie de l’espace réel qui donnent lieu à ces passages. Ce sont des possibles, des virtualités. Si elles étaient de dimension infinie, la différence ne serait pas connaissable ni même imaginable au niveau humain. La relativité du temps, quatrième différence, devient sensible à des vitesses proches de celle de la lumière mais elle reste imaginable et a été imaginée. La notion de corps est inévitablement liée à celle de territoire. Dans quel espace de définition je me situe? De quoi je parle?. Le corps, le mien mais aussi le corps de l’objet réalisé (le corps du délit?) par le moyen de mon corps. Le corps du spectateur comment se situe-t-il par rapport au corps de l’objet et à mon propre corps? Sans aller sur les capacités des réseaux et la notion d’arborescences et de bifurcations je voudrais m’intéresser un instant à la position de l’utilisateur: assis devant un écran, qui, combinée à une certaine obésité des informations et à une vitesse des communications confine à une impotence paradoxale du corps. Assis c’est plus commode pour ce genre d’actions. Devant un écran, ce n’est pas neuf. Tout en reconnaissant le degré élevé de dimensions dans la praxie des espaces de représentation (pas seulement sur les réseaux), le passage par la surface de dimension 2 se révèle comme

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constante ontologique. De la pierre gravée aux surfaces peintes, de la cartographie et de l’écriture aux images animées, le regard est arrêté par quelque chose: lieu de projection de l’imaginaire et de la pensée, sur lequel non pas le corps peut s abstraire, mais la gravité, l’action de poids. Cette surface nécessaire d’accès est un lieu antigravitaire pour l’opérateur et ce sont au moins deux surfaces qui sont mises en contact sur les lignes du réseau. Je crois qu’avant de lancer une opération sur un réseau, il faut qu’il y ait pour l’artiste une action de corps totale à trouver comme prémices: qu’est-ce que je mets en jeu de moi, de ma masse (sensible à la gravité) ? Et corollaire : vers qui? Comment cet acte gravitaire peut se transmettre et être partagé, dans une relation inter-artistes fermée ou ouverte?

Qu’est-ce qui est séparable les corps ou les territoires? Topologie: un ensemble est séparable si deux éléments distincts étant donnés A et B je peux trouver deux voisinages V de A et V de B dont l’intersection est vide. Vision: Un objet dont l’image est stable je peux le nommer. Parties de corps: soient le foie et les reins. Ce sont deux organes séparés dans leur dénomination, leur forme, leur localisation mais pas dans leur fonctionnement. Ce qui différencie c’est l’espace des liaisons. Fonctionnellement ou intentionnellement. Les technologies sursignifient ces différences.

un cas de disparition dans le discret

Actuellement les opérations de nettoyage social, culturel et politique ont une fâcheuse tendance à remonter à la surface de la vie quotidienne. L’autre jour, déjà dans un certain état d’esprit, j’ai été cerné par des apparitions de camionnettes de nettoyage et j’ai été frappé par la généralisation effective depuis déjà quelque années de ces noms d’entreprise en quelque chose suivi de Net: Aminet,Enet, Marnet, Mo-Net, O’Net, Act’Net et même A.A.Net.

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Sans citer les véhicules de nettoyage de Toulon qui portent en sous-titre sur leurs flancs: “la propreté sur tous les fronts”. Embouteillé dans ma voiture je me suis fait la remarque, en passant, qu’entre le nettoyage des toiles d’araignée et la fabrication des réseaux de communication qui eux tissent leur toile avec des noms en Net-quelquechose, il y avait peut-être plus que deux termes homonymes décrivant deux entités distinctes et même opposées. D’un côté je lisse-Net, de l’autre je Net-noue. S’agissait-il d’un même


mot rejaillissant au fil des ans en un sens et son contraire ou bien ces deuxlà étaient-ils issus d’un mot disparu? A) - net en français vient de nitidus: brillant, poli, pur, puis propre l’adjectif nitescent vient de nitor(lat): éclat. ancien français: neier, vosgien: noyé, et nitidiare qui donne nedhier

B) - net en anglais vient du saxon netz: filet, et de netzen: mouiller, humidifier Notons déjà entre le nom et le verbe: le corps-objet: filet et l’action liée au corps sans le corps :je le plonge dans l’eau . Gothique: nati et aussi latin: nassa. Nodus, nexus, viennent de ned. Nodus: nœud du filet

En grec les trajectoires des deux mots s’écartent résolument, histoire de culture peut-être. En sanskrit: tejas: pointe, splendeur toya: eau (rite, ablution)

A) - nis-tejas: privé d’éclat ou d’énergie B) - nis-toya: privé d’eau A prendre, vue la transformation subie dans le temps, au sens de nis-tejas: plus d’éclat est inutile nis-toya: plus d’eau est inutile

Un seul mot antérieur et disparu, dirait que le rite purificateur de l’eau donne de l’éclat. Dans un sens “Nettoyer” c’est enlever, dans l’autre c’est rajouter. L’éclat du poisson sortant de l’eau grâce aux nœuds plongés dans l’eau.

“Nettoyer”, au sens perdu, c’est donc composer ou faire apparaître une multiplicité de différences, de singularités, de nœuds

La nasse nettoie la mer de poissons et la nasse est composée de nœuds. Il y a collusion dans un même mot de deux points de vue d’une même action.

Les nœuds ou entrelacs. Entre les lacunes les 1 et les 0. Sur les réseaux comment construire notre matière, notre résistance, affirmer notre corps entre ces deux singularités les O et les 1? Car ces filets ont des trous et de taille. Filer entre les trous (filer à l’anglaise?) c’est laisser passer la fluidité de la matière, ma matière. Je me nourris de la matière dont j’ai besoin, retenue grâce aux nœuds qui relient la toile, et sur laquelle je surfe. Je passe à travers les mailles comme

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de l’eau pour éprouver ma résistance. En maori, “kahenga”, signifie filet. Il est curieux de noter (et merci à Sally.J. Norman pour cette information) que les Polynésiens sont à l’origine d’une vaste variété de filets traditionnels, liée à l’alimentation en poisson principale source de subsistance. Ils naviguèrent du légendaire Hawaiki jusqu'à the Long White Cloud (actuellement la Nouvelle Zélande). Le surf fut inventé par les Polynésiens. un cas d’inexistence dans le continu

Figurez-vous que l’adjectif du mot “danse” n’existe pas. On peut écrire par exemple la recherche musicale, scientifique, architecturale, picturale, mais une fois arrivé à “de la danse”, pas de mot. Une absence. Liée peut-être à une absence de lieu. Danser vient de dintjan (francique) se mouvoir de ci, de-là. La danse interdite au Moyen Age par le christianisme est revenue par les Germains (Hollande, Belgique). Dintjan vient du néerlandais deinzen. En latin le nom désigne une action: saltare, en grec il se traduit par une disposition dans l’espace: orchesis et celui qui mène la danse: choreia.(en sanskrit: tan) On objectera l’adjectif “chorégraphique”, mais il ne s’agit pas de la même chose: on peut avoir un ensemble de personnes dansant sans souci d’une représentation chorégraphiée et inversement on peut insuffler une matière chorégraphique à un groupe de personnes ou d’objets qui ne dansent pas a priori.

“SDF le danseur. L’art de la danse n’a pas donné lieu à un lieu social, élu un domicile fixe auquel donné son nom comme le théâtre, le cirque, l’opéra, le cinéma. On ne connaît pas de Danse de la Ville, de Danse d’Hiver, de Danse Garnier, de Danse Gaumont-Palace.” Dominique Dupuy. (in Traversées, Actes Sud)

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Effectivement la danse est un art sans lieu. Pas nomade, mais plutôt immigré. Émigre d’où? Ca c’est une question! L’origine de la danse est dans le mouvement. Mouvement non localisé. Et migrant vers quoi? Contrairement au nomade qui se déplace avec son territoire, la danse se niche écologiquement dans des espaces de représentation très différents. Elle crée son territoire là où elle existe.Elle s’adjoint l’espace. C’est un art déformable (plastique) le corps y est entier mais aussi objet de sa propre disparition (image) . La danse c’est tout ou rien. On ne peut y adjoindre,


“adjeter”: le corps y est ou n’y est pas. Tout 1 ou tout 0. La danse c’est du continu. Elle navigue sans crainte sur des espaces inouïs. C’est l’eau plus ce qui navigue sur l’eau. Le danseur surfe.

“Danser, c’est toujours transformer . Chorégraphier c’est toujours aller vers 1 inconnu. vers une transmutation de matière, d’imaginaire.” Laurence Louppe (in publication de la cinémathèque de la danse, février 96)

Nous avons tourné récemment un film sur des jeunes filles dansant le Hip Hop, en essayant de garder l’origine de leurs danses et de leurs musiques.: leur chorégraphie sont simples, mais leurs mouvements, leurs danses sont à elles en ce sens que c’est une manière de bouger qui leur appartient, même si leurs gestes se transmettent et se transforment de l’une à l’autre.Le but du film est de aussi de montrer que cette danse-là se retrouve en tous points urbanisé du globe. New-York, Paris, Hérimoncourt (Doubs), même combat. Certaines des danseuses ne pouvaient s’arrêter au cours d’une prise, c’était comme un trip (c’était un trip) pour elles: si on les arrêtait, elles étaient mal. Métissage intégral des musiques, binaires, certes, mais d’abord bipédiques, métissage des cultures, des ethnies. Une des ressources actuelles de l’art contemporain se trouve dans ce mouvement là, en dehors de tout lieu. Multiplicité

C’est aussi le titre d’une des dernières leçons (qui n’ont d’américaines que le titre) d’Italo Calvino dans laquelle il conclut: “Mais peut-être tiendrai je à répondre d’une autre manière: en appelant de mes vœux une œuvre conçue hors du self, une œuvre qui nous permette d’échapper à la perspective limitée d’un moi individuel, non seulement pour accéder à d’autres mois semblables au nôtre, mais pour donner la parole à ce qui ne parle pas, l’oiseau posé sur la gouttière, l’arbre au printemps et l’arbre en automne, la pierre, le béton, le plastique...” Pour conclure sur la voie du même et du distinct, je vous dirai mon haïku préféré : “Sur la pivoine blanche, netteté de la fourmi”.

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Christian Gattinoni

miroir braille du temps

en dehors du temps feste

au dernier mouvement à l’intérieur du crâne il mani-

“ son ralenti du tonnerre” aurait dit le père en son langage de réclame, un plan rappelle alors le voile si noir de déclencher la camera obscura du crâne

le temps pour tourner la tête 72

déjà passé qu’il ré - arme l’histoire tant de fois racontée dans les versions apocryphes de l’évangile du regard partagé autour de lui qui construit sur son propre corps autant de belles machines de guerre à du réel transcodé


ce temps du regard décalé sur soi retourné son temps

dans le double aveugle de la rencontre

s’agglomère dans le monstre d’une armistice passée en douce avec son devenir œuvre nucléarisé en autant d’enregistrements il fragmente des secondes essentielles rendues au dépit de la solitude technique où son action s’enferre à l’oriflamme couleur nuit

feston conceptuel cousu dans le dedans du crâne savamment modulé sur le devant des yeux avec toute la douleur de voir d’un réel entièrement métaphysique au moment impossible à l’époque où à temps il sauve sa tête

un temps archéologique

se prélève sur des instants choisis bout à bout dans la plus perverse intimité de la peur et nous plonge pareillement dans l’urgence quand, pour une ultime fois il disparaît en images insupportables dedans

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Christophe Galatry

Double aveugle




Mounir Fatmi




Gianni Toti

…trop poétulants …trop poétulants encore les métapoètes qui pleurent d’impatience patiente mais qui chantent encore plus la patiente impatiente de leurs questionnements…

Patience de bois ? à brûler ? urere ? mieux : ustulare ! ou plutôt brustulare ! ah la cervelle brûlée ! à brûle-pourpoint ? à brûle-gueule ? oh le brûlot ! contre qui le lançons-nous ? et le brûloir ? brûle-tout…

Poètulants on disait… pète-sec/pet-en-gueules/poétillants… querelleurs rhétoriques professionnels de plaintes poèto-politiques et de sophomores sophronistes hélas… ! Maintenant la question : attendre ou non attendre ?

That is the question ? Faire table rase - oh Aristote ! Tabula rasa que - conseillait notre cher Karl de temps en temps c’est utile ou presque nécessaire raser la table les TABLES des lois et les tableautins du passé - et du futur naturellement n’est-ce-pas ? Avec une autre promesse ? avec d’autres fers d’autres flammes ? Pourquoi pas - ça dépend de la promesse. Il s’agit

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d’une promesse d’oubli de tous les holocaustes de la pré-histoire (la notre - où nous mal vivons) ? Ou ceux de la Conquête des “Amériques douloureuses” ? Léthargos àntropos est ce poètecantropo là. Déjà de-mente - ves-là - a oublié “le dernier ennemi” et au lieu de “fixer les vertiges” a laissé s’encrouer sa mort dans les déserts des pensées (pour homines petulci)…

Quels questions-questionneurs ! Mais pourquoi quelque chose au lieu de rien ? Rien du tout - tout de rien ? C’était res la chose la cosa… Pourquoi (pas) rien - Leibniz ? Toutime tottus totus avec dieu anges et diables… et aussi le diablotin tout compris tout à fait !!!

Dis moi - mon questionneur poètulant- pourquoi pas on ne peut “avoir tout” ? En “mondialisation” ? La logie de l’idée - le néo-libéraliste dit : “on peut !!” Déjà ! Déjà ! Déjà ! To have or not to have : that is the question… He has and you have not - you have nothing. Seulement la mort est notre disent-ils là-bas (là-bas… mais oui ! La forêt Lacandone…) “C’est à nous de choisir : quand et comment mourir. Il n’y a plus de patrons de la mort…” : cher Marc a dit Marcos ! Oui ! le subcommandant ! Le capital de la mort est fini ! Le cadavre de Marx respire encore… Les vivants nous sommes tous mourants mais on ne peut plus nous tuer dans les chambres à gaz à feu à électronicité…seulement dans “les chambres à conscience” ! Pourquoi eschatota pàthein ? laissons là les singularités chaosmiques et la fin absolue (dix avec cent zéros : et quelque chose finira. La mort chaosique peut-être qui évolue encore…) Laissons perdre les internettationalismes

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et les brouhaha de mode (farce brou ha ha) tou-bohu -uh ! (toroul boroul - tohou oubohou c’était avant l’origine s’il y a eu des origines et des promesses).

J’suis pas d’accord qu’on se fasse impressionner par ces cosmiques scénarios de sondages et de tests l’illogorrhée touche pas au grisbi… On a vidé déjà l’homme de sa parole tout ça c’est du passé la parole est futur la pòiesis n’a pas - encore - commencé dans cette notre préhistoire on ne peut pas. Peut-être on a perdu l’OCCASION de passer de la préhistoire à l’Histoire avec le Projet Humain et désormais on ne sait plus si il coûtera plus cher à l’espèce le passage pour transhumaniser.

Pensons aujourd’hui - si nous pensons encore pas à la lune ou aux soleils mais à la flèche du temps aux contre-passés - aux contre-présents et aux contrefuturs : l’antidestin qui nous hante - le destin naufragrant dans les destinaufrages de nos petites histoires. Mais nous guettent les motamorphoses du pouvoir les querelleurs comme les conquéreurs des hommes analysent la psyché pour mieux se mentir et entassent leurs mémoires dans de profonds dépôts en bas la superconscience en haut l’amnémosine : c’est la dénudation ou l’inverse - une peau autre ou une fourrure brutale pour se masquer à soi-même ?

Tous ces rhétorèmes tremblants - toutes ces eternanées auxquelles on veut répondre sans répondre ou au contraire provoquer de requinquants crachats mentaux voici nous avec le cœur plein de raisons d’irraisons l’abondance nous échappe pas la “dénudation”… ah “l’abondance” la parole magique - cosmuniste n’est-ce-pas ? Comment pourra-t-on parler de ces vagues ces undae 83


si ils en ont déjà fini avec le cosmunisme - infini ? Il faut le faire commencer et terminer - et après… après l’intaminatum continuera à in-finir…

Pourquoi donc ces recettes remèdes formules le “bonheur maigre” le malheur Jean Le Gouin ? et cette “mise à zéro”… c’est à zéro zéphyr… Mais je l’ajouterai ce degré zéro chiffre indéchiffrable de l’égalité il n’y aura pas jamais la compression des rêves - rêves évolutionnaires… ! Les rêves comprimés ne marchent pas au marché infiniversalement vois le théâtroce marchéage…

L’inattendu alors ? Une parousie ? A l’improviste ? Ou à l’impourvue ? Ou dévirtualisé ? Au désert des déserts après la mort thermique ? la dilution de l’être ? L’Apeiron ? un nouveau “désordre ontologique”…? A la Roulette Cosmique ? la Naissance d’un Dieu coestensive à la naissance de l’anthroposaure ? ah, Poethèques… !

N’attendre plus la reCerveaulution ? Oui ! D’accord ! Dacodac !!! L’irrévulvolution des ex-anthropusiastes alors ? Inattendre qu’est-ce-que c’est ? S’imprononcer ? Prolepse ou prolapsus ? On pornonce l’infutur ? Actes - on demande. Actes de décision… Décision d’actes… On agit alors ? S’agit-il d’agir ? “Que faire ?” Vous vous souvenez ? demandait sans plus attendre notre vieux Ulanine… Combien de “pas en avant” ? Combien “en arrière” ? Vous dîtes qu’on avait pas assez décidé ? Impossibles indicibles inaudibles ininscrivivables ? Et impensables et irrêvables - mais pourquoi ? C’est plumitif n’est-ce-pas “se compromettre” ? Oui ! c’est “compromettant” “face à un arbitre” voilà ! ”Mettre en mauvaise position” (Furetière…)… ”Promettre ensemble”. mais “ensemble” qui ?

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Et on répète - pour “quoi faire ?” Poiéin ? Ti ? On a déjà brûlé toute patience ! Et alors ? On continue à brûler mais d’impatience. Encore ? Comme tous les postphètes des futurs écoulés… Pauvre notre impoetience ! On réécrit les vieilles tables sans décider d’aller dans les Selvas Lacandonas (y en a partout pas seulement en Chiapas) aux larmes (alors) poétoyens ? les armes m’allarment mais m’allarmé comme je suis mal (l’) armé me réarme me rééquipe et sans équipement équipiers équip’age…

Il ne faut pas - ni faire ni ne pas faire si on ne sait pas si on ne croit pas si on ne pense pas mie (éliminé mie depuis le XV° siècle) passus ouvert - le pas qui n’est PAS ouvert… à quoi ? Devenir ? Sans attente ? Tout de suite ? Ego venio ! Je viens. Venio advenio pervenio devenio et jam dévénére locos laetos et amoena vireta facile est ingenio facile conciliante placent et facile tractabilis mitis lenis mollis et faciles motus mens generosa capit o mi Vergilie o mi Ovidie oh ! O rubor pudor verecundia o mea poetibunda inhonesta poeticitia et vetat ingenus verba inhonesta totius pudor…

En somme “en souffrance” ! oui ! en souffrance nous n’avons rien sauf la mort qu’on doit pas nous voler personne - persona impersona le masque tragique prosopopée qui nous fait parler et parabolare paràulas et notre parlerie - la mienne l’infinie… ouf ! Mais il ne faut pas taire ce qu’on ne peut pas…

Parler alors sans atte(i)ndre notre belle diction ! Il faut faire vite si on veut encore dire et voir (l’admonition cézannienne… encore) Sans attendre ! mais déjà nous attendons (toujours) en disant, répoetant : faut pas… Nous savons bien quoi faire - nous le savons ! ! !

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Denis Clarac et Sandrine Delrieu (Paso Largo)


la carotte et le bâton de la rÊvolution





Jean Franรงois GUITON

Le trou de

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mĂŠmoire

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Serge Pey

Ma valise est une étoile de la nuit Ma valise est toute la nuit Ma valise est entièrement une valise Elle porte des étiquettes rouges et des tampons Elle est entourée de corde car elle a passé les frontières qu’il ne fallait pas entre les déserts et la mer

Ma valise est remplie de trous de coups de pieds et de matricules de la police Ma valise a de vieilles images effacées et des faux papiers Quand je t’ai aimé tu m’a remis une valise ouverte avec toutes tes affaires une robe un cahier sans couverture quelques dessins et des timbres et un fusil avec une poignée de balles Je suis désormais responsable d’une valise ouverte devant moi Mais tous les deux nous savons

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La valise


qu’une véritable valise n’arrive jamais à destination Une valise transporte parfois un seul livre ou un seul mort ou l’espérance d’arriver ou seulement l’espérance de partir Mais ce matin quand j’ai vu que tu pleurais j’ai rempli une valise d’eau pour que tu puisses boire dans le fleuve qui te conduira au soleil

Parfois je porte une valise qui ne contient rien simplement pour ne pas voyager et pour partir sans rester

Une valise est plus forte qu’un train ou qu’un avion ou qu’un livre de philosophie Une valise est plus forte qu’un nom

Dans une valise perdue dans une gare se mélangent toutes les directions

Derrière ses serrures cassées l’aiguille d’une boussole tourne comme une fleur à un seul pétale et la vitesse de l’hélice fait une fleur qui coupe le centre des directions

Une véritable valise ne transporte rien ou peut-être toute la gare et tous les trains ou un seul livre de philosophie Une véritable valise ne transporte qu’une valise Une valise ne travaille qu’à fuir

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EPILOGUE

LA BRAISE ET LA CENDRE

Est-il de bon ton de laisser ici résonner ces vers d’Aragon soutirés du Roman Inachevé ? “On sourira de nous d’avoir aimé la flamme Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment Et comme il est facile après coup de conclure Contre la main brûlée en voyant sa brûlure On sourira de nous pour notre dévouement Je porte la victoire au cœur de mon désastre”

Nous avons tendu et l’allumette et la paille à tous les incendiaires de paroles confuses, de pensées délavées. de gestes moroses. Nous avons hurlé à qui veut l'entendre ! brûle ta propre patience ! Nous avons ouvert les pages de notre insolente liberté à tous les tisseurs d'avenir pour qu'entre ! joyeux l’inaperçu. Nous avons cheminé cette année durant avec les Montreurs d'images des Instants Vidéo de Manosque. Que cherchaient-ils auprès de nous ? Un feu où réchauffer leur ardeur ? Incidences aurait alors décliné l'invitation. Ils cherchaient la perturbation atmosphérique. Ils en appelaient au typhon pour ravager les plantations de convenances dont ils se sentaient menacés. Il faut que les poètes pénètrent le Temple de l'art avec la non-indulgence du loup dans le poulailler. Il faut chasser les marchands. Il faut croquer les dandys. Il faut abolir toute forme de courtoisie avec les autorités bienveillantes. Il faut déplumer le coq de la bêtise. A commencer par nous-même. L’art n’est pas la parure séductrice de l'ingérence humanitaire. Il ne console pas les victimes. C’est une arme de combat. Les mots. Les formes. Les couleurs. Avons nous provoqué l'incendie ? Avons nous su agencer le bois mort de notre espérance ? N’avons nous pas au lieu de cela entendu crépiter les brindilles d'un impossible rêve ? Que peuvent les poètes si non jaillir là où nous ne les attendions pas ? Etincelles indomptables. Que pouvons nous si non nous brûler aux tisons de leurs voix démultipliées ? Le désespoir est aussi une forme d'espérer. Nous avons désiré un verbe incandescent. Que reste-t-il entre vos doigts d'avoir feuilleté une à une les pages de l'ouvrage que vous tenez que nous soutenez, que vous supportez ? Des braises. De la cendre. L’oriflamme de notre navire poétique serait-il en berne que nous garderions en bouche le chant de notre insouciance. Notre échec est la semence de notre inconditionnelle fidélité.

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Directeur de la publication Giney Ayme Rédacteurs de ce numéro Giney Ayme et Marc Mercier

Correspondants et collaborateurs Rosemary Bardini, Monique Chalem, Catherine Ricoul, Bernard Lantéri, François Lejault, Serge Pey, Daniel Roth. Conception et mise en pages Giney Ayme

La revue “incidences” est éditée par Incid 90 éditeur 1 rue Saint Mathieu 13002 Marseille 06 20 03 21 09

“incidences” est publiée avec le concours de :

Ministère de la Culture et de la Communication DRAC Provence Alpes Côte d’Azur Conseil Régional Provence Alpes Côte d’Azur Office Régional de la Culture Ville de Marseille Fonds d’Intervention Culturel

Imprimerie ROBERT à Gémenos (13) Dépôt légal 4e trimestre 1997 ISSN : 1265 - 6542

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