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ROMA
HOMMAGE À LA SCULPTURE CÉRAMIQUE Vue de la salle consacrée à Leoncillo Leonardi.
Une grande exposition présentée au printemps dernier à Rome a exploré les infinies possibilités offertes par la céramique. Inédite à la Galerie nationale d’art moderne et contemporain.
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mposant bâtiment de facture classique niché entre les majestueux pins de la Villa Borghèse, la Galerie nationale d’art moderne et contemporain de Rome, musée public construit en 1911, s’ouvre sur une suite de vastes salles inondées de lumière zénithale qui renferment la plus grande collection d’art moderne et contemporain d’Italie. Pour la première fois de son histoire, le musée propose une grande exposition dédiée à la sculpture italienne en céramique. Celle-ci présente soixante-deux artistes et traverse au moins quatre générations, des maîtres de l’après-guerre aux jeunes artistes contemporains. C’est un monde riche et pluriel qui nous est présenté dans la Galerie, et même si l’exposition ne couvre naturellement pas la totalité de la scène artistique existante, elle réussit à marquer le visiteur et à faire naître de nouveaux intérêts. On y découvre différents langages artistiques et des techniques variées, en constante évolution : de la faïence émaillée à la terre cuite, du grès à la technique Raku, de la céramique réfractaire à la porcelaine, de l’argile crue à la terre cuite « micacée », jusqu’aux techniques mixtes qui allient le grès à des tiges filetées, la faïence au goudron, au bois ou au char-
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bon, ou encore la porcelaine à la lumière. Cette exposition a surtout le mérite de présenter la sculpture en céramique en dehors de ses « lieux de tradition », permettant ainsi à un public plus large d’appréhender l’évolution de cet art. L’exposition, née d’une idée de l’artiste Nino Caruso, qui s’est consacré à ce projet pendant plus de vingt ans, veut montrer comment on peut avoir, à travers les transformations de la sculpture en céramique, une vision globale de l’évolution de l’art moderne et contemporain ainsi que de son extrême diversité, du figuratif à l’abstrait, du rationnel à l’informel, de la photographie au conceptuel… Ce sont les artistes invités ici qui vivent quotidiennement dans leurs ateliers, la ferveur et le dur labeur que représente le processus de création d’une céramique. La première génération d’artistes, largement représentée ici, a été formée dans les années 1950 dans le sillage du grand Leoncillo Leonardi, et s’est également appropriée les enseignements d’Arturo Martini, Lucio Fontana et Fausto Melotti. Ces artistes trouvèrent de nouvelles méthodes d’expression et de nouveaux langages, libérant l’objet de sa fonction utilitaire. Ils étaient unis par une volonté
de renouveau et la reconnaissance d’une valeur innovatrice à la céramique, considérant ce matériau « pauvre » comme chargé d’un potentiel révolutionnaire. Une grande partie de cette première génération de sculpteurs céramistes se forma dans les instituts d’art nationaux des villes traditionnellement liées à l’histoire de la céramique comme Faenza, Deruta, Nove, Albisola ou Caltagirone. Ils s’appuyèrent également sur une documentation technique spécifique, diffusée par quelques éditeurs italiens spécialisés dans la publication de textes qui, en plus de décrire différentes techniques, s’attachaient à établir une comparaison constante avec la céramique produite dans le reste de l’Europe. Ces artistes s’élevaient contre le préjugé tenace qui considérait la céramique comme un art mineur. C’est grâce à leur ténacité que l’art de la céramique s’est développé et a atteint la contemporanéité. L’exposition commence avec une grande partie dédiée à Leoncillo Leonardi qui assure au visiteur un véritable coup de foudre. Les œuvres de cet artiste, né il y a exactement cent ans cette année, font partie de la collection permanente de la Galerie. Ses premiers travaux, réalisés en 1939, dialoguent n° 203 juillet-août
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céramique italienne
Salvatore Meli. Vase ailé, 1962-63, terre cuite avec oxydes.
parfaitement avec l’esthétique du lieu. Dès le début du xxe siècle, Leoncillo est un des précurseurs du changement, avec Martini, Ponti, Fontana et Melotti. Premier grand sculpteur céramiste de l’après-guerre, il a aidé la céramique italienne à surmonter les difficultés posées par l’abandon du figuratif, et à entreprendre un parcours vers la gestuelle de la terre et le rapport direct avec la matière. Ses œuvres ont une dimension plastique et informelle très affirmée, mais également une grande sensibilité poétique. Avec Leoncillo, la sculpture en terre cuite, enrichie d’un caractère fortement chromatique, réussit à effectuer la synthèse entre peinture et sculpture. Les œuvres de Salvatore Meli et de Salvatore Cipolla démontrent ensuite qu’il est possible d’intégrer de nouveaux éléments à la forme de base qu’est le vase, élaborant ainsi des objets complexes se rapprochant déjà de la dimension sculpturale. Les vases en faïence émaillée de Meli se renversent, s’élargissent en de larges embouchures, alors que celles de Cipolla se transforment en guerriers, maternités ou taureaux. À côté, les créations d’Alessio Tasca et de Nino Caruso surprennent. Au tout début des années 1970, Alessio Tasca et Nino Caruso enrichissent la céramique avec des innovations technologiques : tréfilage pour le premier, et fil d’acier incandescent pour le second. Tasca, recourant au procédé de l’extrusion, atteint la fusion entre technique et matière. Ces œuvres effectuées en série sont en même temps uniques ; même si chacune est générée par la répétition d’un même geste, elle représente un événement singulier. Œuvres ouvertes, cassées, inachevées, qui renvoient à la ruine et à la dérive. n° 203 juillet-août
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Salvatore Cipolla. Trois œuvres : Taureau, 2006, grès émaillé, Maternité, 1957, Guerrier, 1964, faïence.
Alessio Tasca. au premier plan, Eutizio, 1992, grès extrudé à l’aide d’une filière.
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céramique italienne
Nino Caruso au premier plan, Sculpture continue, 1972-74, Fire-clay porcelainé. Tout à droite, Panos Tsolakos, Cube, 1971, grès émaillé
Vue de la troisième salle. Au premier plan, Barrata de Nedda Guidi, 1993, terre cuite, oxydes, eau.
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Nino Caruso explore quant à lui le dialogue entre la céramique et l’espace ou l’architecture. Il allie des études spatiales à la recherche technique commencée vers 1960 et la découverte de l’incision de modèles de polystyrène et la réalisation de séries variables infinies, aux rythmes et variations qui annoncent d’une certaine manière l’art programmatique. Nedda Guidi, dans les mêmes années, crée elle aussi un lexique lié à des éléments architecturaux comme le fronton, la corniche, la dalle ou encore les tableaux d’échantillonnage, et travaille avec des terres aux couleurs naturelles dégradées. Ici sont présentées des œuvres d’une sobre rigueur, comme la composition de panneaux carrés unis en leur centre par une croix d’eau. Puis apparaissent, placées sur un fond de toile noire, trois œuvres de Carlo Zauli, hiératiques et sacrées. Dès le début des années 1960, Carlo Zauli se concentre sur le grès. Il se caractérise rapidement par son approche monochrome : en effet il met au point un émail gris-blanc qui vire vers le rose et le noir, connu comme le « Blanc Zauli ». Par la suite sa poétique se recentre sur l’essence de la matière, atteignant, avec les « mottes » (les zolle), l’âme de la terre. Ce discours informel est exploré au même moment par Alberto Burri avec ses « crevasses », les sacs de jute (la série des « sacchi ») ou encore les combustions. Dans les œuvres présentées ici on perçoit l’agitation de la matière qui croît dans l’espace et se modèle sur ses propres mouvements intérieurs.
En parallèle, on se laisse transporter par les œuvres de Nanni Valentini : un assemblage de plaques qui convergent en leur centre vers un espace vide, ou encore des concrétions en forme de colonnes de terre cuite grésée. Valentini imprègne ses céramiques de représentations mentales, de pensées poétiques, fruit de multiples influences venues de la littérature et de la philosophie. On y retrouve la simplicité essentielle des origines présocratiques, et à travers son travail on redécouvre le parfum de la terre, ses origines et sa mémoire. À côté se trouve Alfonso Leoni, une vie brève marquée par la volonté constante de provoquer et par une force d’expérimentation fantastique. On la décèle dans ses travaux des années 1970, volumes torsadés de faïence émaillée aux couleurs éclatantes exécutés à partir de feuilles de caoutchouc mousse pliées. Federico Bonaldi, Attilio Antibo, Candido Fior et Giorgio Crisafi explorent, eux, les mondes de la réinvention fantastique, de la mise en scène de la vie quotidienne qui, à travers leurs regards, devient presque une expérience onirique. Federico Bonaldi réalise des études précises sur les cuissons et réinvente la nature, entre ironie et mystère, s’approchant des enseignements du surréalisme et du Pop Art. Candido Fior, également peintre et dessinateur, s’inspire du monde rural et agricole. Il invente des objets aux formes simples et ancestrales qui semblent avoir une vie propre, et réalise des fusions d’émaux avec des terres polychromes. Cette terre que Pompeo Pianezzola et Giuseppe Lucietti réduisent à la finesse d’un antique parchemin, avec des traces d’écritures et des pauses chromatiques, ou encore des empreintes sur des textures déchirées et froissées. Des émotions que l’on retrouve également dans les plaques de Massimo Luccioli, qui réalisent la synthèse entre peinture et installation scénique. Panos Tsolakos, proche du secteur du design industriel, est un des artistes qui travaillent le grès, résultat de sa rencontre à Faenza avec Albert Diato. Ses œuvres aux formes épurées et au gris profond nous attendent ici. L’héritage de ces maîtres a été transmis à la génération d’artistes suivante, capable d’intégrer la céramique au paysage multiforme et complexe de l’art contemporain. L’exposition nous démontre leur dynamisme et leur versatilité. n° 203 juillet-août
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céramique italienne
Carlo Zauli, Stèle, 1983, grès avec émail « Blanc Zauli » ; Dé-explosé, 1985, grès avec engobe matiériste ; Blanc explosé, 1974, grès avec émail « Blanc Zauli ». Nanni Valentini. Annonciation, 1982-83, terre cuite grésée.
Alfonso Leoni. Vue d’ensemble. Torsion turquoise, et Torsion verte, 1973-74, faïence émaillée Annalisa Guerri. Vue d’ensemble. Drunken Forest, 2010, installation, porcelaine paperclay.
Candido Fior. Terre cuite polychrome. Federico Bonaldi. Colombe de la Paix, 1985, réfractaire et engobes colorées
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céramique italienne
Andrea Caruso et Massimo Luccioli. Au premier plan, Andrea Caruso, trois œuvres en terre cuite cuites en réduction et tiges de fer réalisées dans les années 1990.
Pompeo Pianezzola. Enveloppe claire avec signes rouges et or, 1998, semi-réfractaire et émaux.
Giuseppe Lucietti. Page Grise, 2012, porcelaine, oxydes.
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L’expérience de Marino Ficola et d’Andrea Caruso est intéressante. Ces deux artistes marient la céramique à d’autres matériaux ; Ficola assemble de petits éléments en terre cuite ou réalisés avec la technique du « bucchero » avec des liens de serrage en PVC, tandis qu’Andrea Caruso insère des morceaux de terre cuite, cuits en réduction, au sein de structures-squelettes faites de tiges de métal, créant des œuvres qui atteignent l’équilibre parfait entre forme et matière. Les femmes artistes de la dernière génération sont nombreuses. Elles déclinent au féminin la matière céramique, et leurs travaux délicats tout en étant combatifs et plein de force séduisent l’observateur. Annalisa Guerri exalte les qualités de la porcelaine « paperclay », Antonella Cimatti met en scène des objets ordinaires grâce à l’utilisation d’ombres colorées générées par le passage de la lumière à travers des formes d’alumine sintérisée, images d’une céramique légère et illusoire. Fiorenza Pancino traite du thème de la sexualité et de la conception avec des formes de faïence émaillée qui cachent et contiennent. Martha Pachon Rodriguez mêle séduction et nature animale, entre réalité et imagination. Gabrielle Sacchi et Silvia Celeste Cal-
cagno transfèrent la photographie et des notes personnelles tirées de leurs journaux intimes sur des panneaux de faïence imprimés en sérigraphie ou réalisent des compositions de photocéramique sur du grès porcelaineux. Tonina Cecchetti, Jasmine Pignatelli et Cristiana Vignatelli Bruni unissent à la céramique d’innombrables matériaux, créant même parfois des installations sonores et, avec Luigi Belli, Nicola Boccini et Giancarlo Sciannella, parcourent de nouveaux sentiers conceptuels, proposant des installations qui représentent de véritables histoires de la contemporanéité. À la fin de l’exposition, le visiteur réalise qu’il s’est laissé prendre au jeu séducteur des artistes, dansant avec eux entre les différents langages artistiques, sans plus se préoccuper de l’ancienne querelle si typiquement italienne de ce qui est « art pur » et « art décoratif », mais avec la conscience de retrouver ici la céramique à sa place indiscutée de digne représentante de l’art moderne et contemporain. monica zauli L’exposition Sculptura ceramica ontemporanea in Italia s’est déroulée du 12 mars au 7 juin 2015 dans la Galeria nazionale d’arte moderna à Rome. n° 203 juillet-août
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céramique italienne
Fiorenza Pancino. Le mystère de la vie, faïence, émaux et décalcomanies
Antonella Cimatti. Ghost, 2014, alumine sintérisée, plexiglas, lampes à LED.
Cristiana Vignatelli Bruni. Riss, 2015, installation, grès émaillé, capteurs de mouvement, son.
Nicola Boccini. Evolution 15.0, 2014, bonne china, led rgb, ordinateur
Marino Ficola. Tronc, 2014, terre, fer avec base en bois.
Jasmine Pignatelli. Outback, 2013, réfractaire, oxydes, émail
Toutes les photos : Paolo Emilio Sfriso. Martha Pachon Rodriguez. Forêt marine, 2014, porcelaine pigmentée. n° 203 juillet-août
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Silvia Celeste Calcagno. Still Life, 2014, installation, photocéramique sur grès porcelainé. Détail. la revue de la céramique et du verre
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