Nourritures terrestres et spirituelles au menu des francs-maçons

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REPORTAGE

Nourritures terrestres et spirituelles

au menu des francs-maçons PAR PHILIPPE WENDLING* PHOTOS JEAN-CHRISTOPHE DORN

L’agape maçonnique répond à un rituel de table laissant une large place à la symbolique et à la fraternité. Reportage au cœur de la Grande loge nationale française.

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HAGGIS ET WHISKIES Outre l’agape, les maçons partagent parfois d’autres formes de banquets pour des occasions bien spécifiques. Ainsi, ceux respectant les codes établis par les premières loges écossaises ont entre autres coutume de dîner en la mémoire de Robert Burns vers le 25 janvier, jour de sa naissance en 1759. « Si en Ecosse, son pays natal, il est toujours fêté en tant que poète nous, nous lui rendons hommage parce qu’il était lui-même maçon, explique un frère. Au cours de cette soirée, qui est rythmée par un joueur de cornemuse, nous assistons à la préparation d’un haggis, un plat à base de panse de brebis farcie. Nous buvons également trois whiskies, récitons des poèmes de Burns et entonnons « Auld Lang Syne », une chanson traditionnelle qu’il avait adaptée en son temps. Sa traduction est souvent reprise en France, notamment à la fin de repas festifs, sans que les gens ne fassent forcément le lien avec la franc-maçonnerie. Et pourtant, ses paroles sont sans équivoque : « Ce n’est qu’un aurevoir, mes frères, ce n’est qu’un au-revoir. Oui, nous nous reverrons, mes frères, ce n’est qu’un au-revoir. Formons de nos mains qui s’enlacent au déclin de ce jour, formons de nos mains qui s’enlacent une chaîne d’amour… » Le déroulement de l’agape est rythmé par des « santés » obligatoires. Ces toasts visent à rendre hommage, entre autres, à l’ensemble des frères et aux chefs d’Etat protégeant la maçonnerie, à l’instar du président de la République française.

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dernier veille au respect de la tradition ans la salle dite «humide» et à la bienséance des participants. du Temple strasbourgeois Aux extrémités de la tablée, deux de la Grande loge nationale Surveillants le secondent dans sa tâche. française, les frères attendent « Le déroulement de l’agape est précis et patiemment l’autorisation de s’attabler immuable mais il diffère légèrement selon pour l’agape. Sur les tables disposées en le rite observé par la loge. Nous, nous U pour reproduire la forme du Temple, les appliquons le rite français, glisse un initié. couverts sont dressés en forme de compas. Le Vénérable, fonction qui tourne entre les Les verres et les bouteilles sont alignés frères chaque année, doit faire respecter sur une bande dorée « pour respecter une ce rite mais il est libre d’y appliquer le certaine rectitude ». Le décorum est planté, rythme qu’il souhaite et d’instiller un peu le silence de mise, l’improvisation bannie. de sa personnalité. Néanmoins, quelle que Pas question pour les francs-maçons soit leur façon de faire, tous de s’installer n’importe les «Véné» sont guidés par la comment. Les places ne sont Avoir foi en même envie : celle de voir les pas nominatives mais fixées Dieu est une «frangins» rentrer chez eux en en fonction du chemin déjà obligation pour se disant qu’ils ont passé une effectué vers la Lumière, comprendre l’ancienneté et le tout postulant bonne soirée grâce autant aux travaux menés durant la Tenue grade de chacun dans la loge. qu’à la communion permise par l’agape. » Les apprentis ou derniers arrivés en Brisant le silence ambiant par un maçonnerie s’asseyent du côté nord, retentissant coup de maillet, le Vénérable tandis que les compagnons plus avancés ouvre le repas. Toujours debout, les frères dans leur travail spirituel se retrouvent récitent une version du Bénédicité dans au midi. Les maîtres de la loge se laquelle le «Seigneur» est désigné sous le positionnent, eux, de part et d’autres des vocable de «Grand architecte de l’Univers». colonnes, comprendre sur la table du « Avoir foi en Dieu est une obligation pour milieu. En leur centre, le Vénérable maître tout postulant qui frapperait à la porte et les Dignitaires. Garant de la soirée, ce

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de la Grande loge nationale française. Libre à lui, en revanche, d’être chrétien, juif ou musulman », confie Alain Brau, le Grand Maître Provincial d’Austrasie, secteur qui pour l’obédience englobe l’Alsace, la Lorraine et le Territoire de Belfort. Le moment de recueillement achevé, tous les frères s’asseyent dans un mouvement quasi synchronisé. Le Vénérable s’empresse dès lors de rompre du pain puis de le distribuer dans une chaîne d’union. Le geste n’a rien d’anodin. Il symbolise « la rupture entre le temps profane et le temps sacré, rappelant le retour au temps de l’Origine, au temps de la Création, c’est-à-dire le temps du premier partage entre le Grand architecte de l’Univers et l’Homme », pointe un maçon. Après un nouveau coup de maillet, le Vénérable demande aux Surveillants de s’assurer que « les canons sont chargés et alignés », soit en langage profane si les verres sont remplis et disposés sur la ligne dorée matérialisée sur la table. Si pour «boire un canon» certains maçons optent alors pour de la «poudre», comprendre du vin, d’autres préfèrent de la «poudre faible», de

leurs racines dans les us séculaires de l’eau. Les conversations s’interrompent. loges militaires. « Tout est chargé et aligné sur les Au cours de l’agape, « le vin se colonnes », confirment les Surveillants rapporte à la vie contemplative, au avant de jouer à leur tour du maillet. miracle de la transformation de l’eau Le moment est solennel : les initiés en vin. Il est du domaine du qualitatif. s’apprêtent à porter un toast, «à tirer un C’est le symbole de l’intelligence. Il santé» comme ils disent. Le bénéficiaire élève l’esprit », estime-t-on dans la de leurs bons sentiments ? Le Président franc-maçonnerie. Pour autant, si les de la République française ainsi que nectars de Bacchus ont toute leur place tous les souverains et chefs d’Etats qui dans les rituels, leur consommation protègent la franc-maçonnerie. « Nous doit être modérée. Convivialité, oui ; saluons une fonction pas une personne. débauche, non ! « Pourquoi un jour nos La politique n’a pas de place chez nous. pères ont décidé de dresser les bonnes Il est interdit d’en parler, au même titre pratiques de nos banquets ? C’est que la religion et l’argent », souligne tout simplement parce qu’au XVIIIe un maçon. Comme ses « frangins », l’homme présente fièrement son verre siècle, quelques décennies seulement de la main droite et après l’organisation de la L’agape n’a pas son «glaive» (couteau) maçonnerie en obédiences, de la main gauche. pour finalité de faire nobles et bourgeois avaient Côté gauche toujours, tendance à faire de ces repas bombance dans un moment de ripaille. Il une serviette posée sur son avant-bras un festin démesuré a fallu leur rappeler les fait office de drapeau. raisons pour lesquelles ils se « Feu », lance-t-il puissamment et réunissaient », explique un Dignitaire en chœur avec les autres convives. de la Grande loge nationale française. « Le maçon est viril et sage », sourit « L’agape n’a pas pour finalité de faire Alain Brau avant de préciser que ces bombance dans un festin démesuré. principes de table puisent directement Au contraire », poursuit un autre. 25


« C’est pour cette raison que nous ne parlons quotidienne, de s’enquérir de la santé ou de la pas d’«  agapes  » au pluriel mais d’«  agape  » situation de l’un ou de l’autre, ce que l’on ne au singulier, terme utilisé pour les repas peut pas faire pendant les Tenues. Les liens qui fraternels des premiers chrétiens, ajoute pour nous unissent se renforcent à cette occasion sa part un troisième frère. L’agape vient du d’autant plus que le statut que chacun a dans mot grec agapè qui signifie «amour, amitié la vie profane est occulté. Nous sommes tous fraternelle» et par extension «accueillir avec égaux quelles que soient nos origines sociales, amitié». Cet amour fraternel éprouvé entre nos différences. Un ouvrier est autant l’égal maçons ne doit pas être confondu d’un chef d’entreprise que d’un Agapè avec l’amour profane qui trouve médecin ou d’un avocat. » son origine dans le mot éros et se Afin de gommer encore signifie rapporte à l’emprise des sens. » davantage les différences sociales Conformément aux valeurs « amour, amitié qui pourraient les séparer, les intrinsèques de solidarité et de maçons retirent le tablier et le fraternelle » fraternité de l’agapè, le partage sautoir arborés durant la Tenue du repas se veut un rite d’alliance à travers avant de passer à table. Costumes noirs, lequel les maçons communient « dans une chemises blanches, leurs vêtements reflètent même pensée » car, disent-ils, « nous vivons «  leur uniformité et leur renoncement à la tous au même rythme et partageons la même vanité ». Cette volonté d’égalité se traduit expérience, le même mystère  ». Ce banquet également dans la possibilité offerte aux « contribue à nous souder davantage encore apprentis de prendre la parole durant l’agape, après nos travaux en loge, lors de la fête d’un chose qu’ils ne sont pas autorisés à faire saint-patron ou encore lors des Saint-Jean, pendant les travaux de la Tenue et ce le temps c’est-à-dire les solstices d’hiver et d’été, de leur initiation qui demande généralement commente un frère. Il permet d’échanger une bonne année. « Il est de règle que les avec son voisin de table des aléas de la vie apprentis soient chargés de préparer les plats

UN VECTEUR DE DÉMOCRATISATION «  A la fin du XVIIIe siècle, les frères avaient pour habitude de se retrouver dans des auberges pour chanter et partager l’agape, raconte un gradé de la GLNF. Parmi ces maçons, qui étaient des nobles ou des intellectuels issus de la bourgeoisie, certains ont manifesté la crainte de voir les cuisiniers et serveurs, tous profanes, colporter à l’extérieur ce qu’ils pouvaient observer durant les banquets. Afin de garder secret aussi bien la teneur de leurs propos que leurs travaux et rituels, l’idée est venue de faire maçons les dits professionnels. Cette initiative révolutionnaire est à l’origine d’une démocratisation de la maçonnerie, de son ouverture à l’ensemble des classes de la société. »

Garant de la bonne tenue du repas, le Vénérable joue du maillet pour appeler l’attention des maçons.

Détail de l’étendard de l’Austrasie. Cette province de la GLNF regroupe l’Alsace, la Lorraine et le Territoire de Belfort. Elle a été créée en 1954 et non en 1955 comme l’indique la broderie de ce fanion. 26

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La province d’Austrasie de la GLNF, dont Alain Brau est le Grand maître, regroupe environ 550 frères. L’obédience dispose notamment d’un temple de 800 m2 à Strasbourg pour ses travaux.

échangés. » En fonction des décisions du de l’agape, d’assurer le service puis de faire Vénérable, les convives peuvent prolonger la vaisselle. Ce n’est pas un bizutage mais à table les travaux menés quelques minutes une façon de leur apprendre l’humilité et la auparavant en loge. Ils peuvent aussi aborder fraternité », justifie un maçon. tout autre thème philosophique, symbolique Pour une question organisationnelle, la ou rituel. En outre, l’un des participants peut quinzaine de loges strasbourgeoises de la aussi lire une planche, comprendre un travail GLNF, qui comptent chacune d’entre elles au de réflexion, qu’il aura spécialement rédigée maximum une trentaine de membres, passe pour l’occasion à la demande du «Véné». par les services d’un traiteur lui-même engagé « Comme au cours d’un repas de famille, nous dans la franc-maçonnerie. Les mets proposés partageons également parfois sur sont divers et seuls certains ont des choses totalement triviales, une portée symbolique, à l’instar On ne parle dixit un maçon. Mais attention, de l’agneau pascal. Idem pour qu’une fois par cela ne veut pas dire qu’on se le vin, chaque loge est libre de retenir le rouge et/ou le blanc sujet et de façon laisse aller. Dans ce cas encore, des codes sont à respecter. La parole qu’elle souhaite. Rien n’oblige courte, ce qui ne se prend pas librement. Elle est non plus les maçons à privilégier oblige à bien accordée par le Vénérable. Quand telle ou telle cuvée ou encore la production d’un frère. La rumeur réfléchir avant quelqu’un parle, les autres se taisent et surtout ne le contredisent veut qu’au moins une dizaine pas. On respecte tous les avis et si de vignerons et de viticulteurs l’on veut réagir on commence par «je pense alsaciens soient membres de l’une ou l’autre que». La règle veut aussi qu’on ne parle qu’une obédience maçonnique. fois par sujet et de façon courte, ce qui oblige « Le rituel et les échanges sont les à bien réfléchir avant. Cette discipline, qui ingrédients principaux du repas, martèle reflète la droiture du maçon, favorise l’écoute encore un «frangin». L’agape n’est pas et l’attention de tous. C’est d’ailleurs pour obligatoire mais les frères s’en font un devoir cette raison qu’elle est de plus en plus adoptée car ce repas permet de poursuivre le chemin dans le monde professionnel. » initiatique entamé de par la teneur des propos 28

« Frères et compagnons de la maçonnerie, sans chagrin jouissons des plaisirs de la vie… » « Nous portons également des santés, entre autres, à notre Grand maître provincial et aux officiers de notre loge. De même, nous saluons par nos toasts l’universalité de la maçonnerie et l’ensemble de nos frères absents afin qu’ils bénéficient également des retombées divines dans ce monde ou ailleurs », précise un frère. Pour ce faire, les participants de l’agape joignent la voix aux gestes et entonnent «La chanson de l’apprenti» tout en se tenant par la main. « Frères et compagnons de la maçonnerie, sans chagrin jouissons des plaisirs de la vie… » Cassant parfois leur chaîne d’union, les maçons dessinent par trois fois un triangle dans le vide avant de boire une lampée et de se reprendre les mains. Une fois leur chant achevé, tous se rasseyent, certains en profitant pour finir leur dessert ou un café. Ultime coup de maillet de ce repas débuté une heure et demie plus tôt : le Vénérable prononce la clôture des travaux de table. Exit désormais tout rite. Les maçons s’accordent encore quelques minutes de discussions – libres cette fois – avant de quitter le Temple pour rejoindre leur domicile. « Après la Tenue, l’agape nous permet de passer du sacré à la fraternité et ainsi de réaliser que notre vie maçonnique ne se limite pas aux moments vécus dans la loge, résume l’un d’eux. De même, ce repas a valeur de phase intermédiaire pour que nous ne soyons pas trop coupés de la réalité terrestre avant de regagner le monde profane. »

DOCUMENT BNUS

L’omniprésence de la discipline se traduit aussi, notamment, dans le fait qu’un frère n’ayant pas aligné son verre sur ceux des autres se fait gentiment réprimander par un Surveillant. Sa punition : boire un godet d’eau comme les dieux grecs étaient contraints d’ingurgiter un liquide empoisonné en cas de parjure. Rien de frustrant ou de vexatoire pour autant, selon les membres de la GLNF. Rien d’antinomique non plus avec la convivialité de l’agape qu’insufflent notamment les sept santés à obligatoirement effectuer avant la fin du repas. Pourquoi ce nombre ? Tout simplement parce qu’il s’inspire des sept libations que les Grecs anciens pratiquaient en l’honneur des astres ayant donné leurs noms aux jours de la semaine. Parmi ces libations, l’une était par exemple dédiée à Mercure, planète liée à la surveillance dans la symbolique. Nulle surprise dès lors qu’elle soit reprise dans les loges pour saluer le grade de Surveillant.

Le Freemasons Hall de Londres en 1809, siège de la Grande Loge unie d’Angleterre et du Suprême Grand chapitre des maçons de l’Arche royale en Angleterre. Il a été reconstruit au début du XXe siècle dans le style art déco classique. Il abrite plusieurs temples maçonniques depuis 1775.

LA GRANDE LOGE NATIONALE FRANÇAISE Fondée en 1913, la Grande loge nationale française ou GLNF est « la seule obédience régulière en France à être reconnue par la Grande loge unie d’Angleterre qui est la garante des anciennes règles de la tradition maçonnique », précise Alain Brau, son Grand maître provincial en Austrasie. La province dont il a la charge regroupe, depuis 1954, des loges installées en Alsace, en Lorraine et dans le Territoire de Belfort. Exclusivement masculines, ces dernières comptent environ 550 frères, dont 200 à Strasbourg où la GLNF dispose d’un Temple de 800 m2. A l’échelle nationale, l’obédience est forte de plus de 28 000 maçons. La reconnaissance de sa régularité lui vaut en outre d’entretenir des relations privilégiées avec plus de 170 Grandes Loges de par le monde, que ce soit en Europe, en Amérique ou encore en Afrique. Parmi ses crédos, dixit Alain Brau : « offrir un cadre aux frères ainsi qu’aux postulants afin qu’ils se réalisent chacun spirituellement et individuellement ». Plus d’infos sur www.regius-glnf.fr.

Ph. W. *Philippe Wendling est journaliste.

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