OBJET
OÙ LE DÉCHET DEVIENT
D E V I E N T D É C H E T À L’ É R E
D E L’ É R E O U L’ O B J E T
RÉVERSIBILITÉ -
Sophia Goigoux-Becker
THIRZA SCHAAP -
P L A S T I C O C E A N A RT
MASTER D’ARCHITECTURE INTERIEURE ET DESIGN D’OBJET ECOLE CAMONDO
REVERSIBILITÉ D E L’ É R E O U L’ O B J E T D E V I E N T D É C H E T À L’ É R E O Ù L E D É C H E T D E V I E N T O B J E T
Memoire de fin d’Étude sous la direction de Monsieur Thierry de Beaumont Sophia Goigoux-Becker 2017-2018
REVERSIBLITÉ
“Pour les réinventeurs, rien ne se perd, tout se transforme en design” Titre de l’Article du M magazine sur l’exposition “Nouvelles vies” du VIA.
“Si notre civilisation boulimique disparaît un jour, étouffée, je serai le dernier homme. Le survivant, celui qui marchera le long infini des océans à la recherche d’un signe, de l’autre. L’horizon sera si vide, si désert que les débris de plastiques que je croiserai seront les seules preuves de mon passé. Je les contemplerai longuement pour me souvenir, ils deviendront immenses à mes yeux, uniques et précieux” AFTER THE FUTURE, Thierry konarzewski
Je remercie Thierry de Beaumont pour ses précieux conseils, et le collectif Rothor pour avoir accepté de répondre à mes questions.
SOMMAIRE I De l’ère où la matière devient objet... Cette première partie expose les raisons pour lesquelles il faut lutter contre le principe de staticité et de finitude dans la conception de notre environnement construit. Nous étudierons où la matière première se perd de façon invisible, Sur le Sable (1).Puis nous enquêterons sur des apparitions visibles, Sous l’eau (2) où la matière déchet survie dans le courant de ses déplacements involontaires.
II ...à l’ère où l’objet devient matériau... Cette deuxième partie conscerne les moyens transitoires pour parvenir à ne plus extraire nos matières premières en voie d’extinction. Nous explorerons le concept de l’Urban Mining (1) consistant à voir notre environnement matériel comme une mine à ciel ouvert. Puis nous étudierons Les Substituants (2) des innovations en matériaux prometteurs.
REVERSIBILITÉ
III ...Devenant matière à un nouvel objet. Cette dernière partie explore les limites de ces solutions de transformations, en explorant comment créer réversible aux prémices de la conception du projet. Nous explorerons les Volumes Capables (1), des espaces à usage non déterminé. Puis, Nous étudierons pour finir Les Objets éternels (2) permettant aux objets d’avoir un coeur appropriable.
8-11
Introduction
105-127
...Devenant matière à un nouvel objet.
14-43
De l’ère où la matière devient objet...
60-51
Entretien Collectif ROTOR
44-104
...À l’ère où l’objet devient matériau...
92-101
Répertoire de matériaux
RÉVERSIBILITÉ
Introduction
Imaginer une création réversible c’est essayer d’allier un désir de conception et de création infini à un impact matériel positif. Aujourd’hui, la matière et les matériaux sont de plus en plus rares. Leur extraction et leur transformation nécessite beaucoup d’énergie. Le Design, l’Architecture et l’Architecture d’intérieur, de plus en plus concernés par ces problèmes se doivent de suivre une éthique rigoureuse et de reconsidérer l’ensemble de leur process. La production d’un objet ou d’un édifice ne doit plus être celle d’un futur déchet ou d’une future ruine. La fin de vie d’un objet ou d’un espace est intrinsèquement liée à son caractère statique et irréversible. Il devient une sorte de “relique” abandonné espérant trouver un nouvel usage.
Les barres d’immeubles bordant nos périphéries, ayant connu leurs heures de gloire dans les années 50, implosent sous l’effet de la dynamite d’un promoteur immobilier gourmand estimant que reconstruire l’enrichira d’avantage que de réhabiliter. Nos appareils électro-ménagers sont incinérés à 70% bien que 40% sont remplacés alors qu’ils fonctionnent encore, et qu’ils contiennent des métaux rares et précieux. Il y à aujourd’hui une perte de la matière évidente et insensée. Concepteurs architectes, et designers, ne travaillons-nous pas directement en lien avec la matière ? Sommes-nous pourtant en pleine connaissance de l’impact que nous avons ? Je vais entrer dans la vie active d’ici un an et il me semble inévitable d’aborder ce sujet. Lors de discussions où je défend un avenir positif s’axant sur la logique de l’économie “verte”, de l’écoconception et autres tendances “recyclage”, on me réplique régulièrement que je contribue directement à cette boulimie matérielle et à l’assèchement de nos ressources naturelles. C’est en partie vrai.
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INTRODUCTION
Introduction -
RÉVERSIBILITÉ
J’ai pu remarquer lors de mes premières expériences professionnelles que l’éthique et l’esthétique sont deux impératifs parfois compliqués à respecter ensemble. Nos préférences sont d’avantage liées aux belles photos de projets que l’on découvre sur les réseaux sociaux, oubliant l’intérêt du sens ou de la démarche morale, ou non, du projet. Alors que “de tout temps le designer à été le complice caché de la consommation” (La Fin du Tout neuf de Laure-Marie Torre) et que le métier d’architecte est responsable de l’une des activités les plus avides en matériaux de la planète: la construction. Ceux qui font du design à partir de réemploi, récupération et autres procédés en “R”, et qui prennent souvent l’appellation de “Collectif ” ont une image extérieure très naïve. Ils sont perçus comme une communauté d’idéalistes naviguant sur la vague de la tendance “green”. Et les autres, ceux qui sont pris au sérieux, ne semble pas se préoccuper de ce sujet, ou seulement partiellement, ils ne l’intègrent pas comme une démarche globale, ou comme un objectif à atteindre. Une des solutions consisterait à construire durable mais surtout réversible. On entend par réversible des éléments réemployables à l’infini, modifiables, adaptables... Comment produire réversible et changer
les mentalités du concepteur au fabriquant ? Et comment garder les qualités d’esthétiques et de confort ? Le recyclage ce n’est que retarder la date de péremption d’un usage il faut introduire un nouveau concept de “préparation en vue de la réutilisation”, c’est à dire imaginer la réversibilité d’une création dés les premières phases de sa conception. Le designer et l’architecte doivent placer à l’origine de leurs créations un coeur appropriable à toutes évolutions. Il faut passer de l’ère où la ville produit du déchet, ou perte - à l’ère où le déchet produit la ville. Dans une première partie je propose de développer les principales raisons qui nous amènent à devoir construire réversible aujourd’hui pour lutter contre le principe de staticité et de finitude. Puis nous explorerons les nouveaux liens qui se tissent entre le concepteur, le fabriquant et leurs matériaux. Enfin je propose les solutions permettant de conserver les qualités d’esthétiques et de confort que pourrait potentiellement contrer la création réversible.
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INTRODUCTION
SMILE PLASTICS -
B L AC K DA P L E T I L E
RÉVERSIBILITÉ
INTRODUCTION
II De l’ère où la matière devient objet...
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I. RESSOUCE PREMIÈRE SE PERD :
Constatations
Mine : Du latin tardif mina, du gaulois meina. Une mine est un gisement exploité de matériaux. Elle peut être à ciel ouvert ou souterraine. Dans les années 1980, environ 20 milliards de tonnes de matériaux étaient extraits annuellement des seules mines à ciel ouvert dans le monde et plus de 6 milliards de tonnes de charbon, 1,6 milliards de tonnes de minerai de fer, 190 millions de tonnes de minerai d’aluminium sont presumés extraits du sous-sol par des galeries et puits au début du 21ème siècle. Notre capacité à concevoir de nouveaux objets dépend beaucoup de notre capacité à trouver des ressources adaptées, pour autant que nous sachions les exploiter sans les faire complètement disparaître. Lorsque l’on passe à l’étape de production dans un projet d’architecture ou de design on se tourne vers des fabricants et des éditeurs, qui eux-mêmes font appel aux fournisseurs. Les fournisseurs sont spécialisés dans l’exploitation et la distribution d’un ou plusieurs types de matériaux. Nous n’avons pas, en tant que concepteur, ce rapport direct au matériau que pouvait avoir le moine cistercien du roman Les Pierres Sauvages1 de Fernand Pouillon. Lorsqu’il allait chercher et tailler les plus belles pierres au sein de la carrière environnante afin de construire son abbaye du Thoronet. Nous allons chercher nos matériaux, destinés à être emprisonnés dans une certaine forme et par une certaine fonction, dans des hangars intramuros - ou dans les zones commerciales qui habitent nos périphéries françaises - bien organisés et présentants le matériau sous une forme semi-finie prêt à être modelé selon les dessins techniques du concepteur, bâtisseur.
Les Pierres Sauvages de Fernand Pouillon Le roman, écrit à la première personne, se présente comme le journal de bord apocryphe du moine cistercien Guillaume Balz qui a été chargé par son ordre de reprendre et de terminer la construction de l’abbaye du Thoronet (construite en Provence entre 1160 et 1176). Le journal couvre la période qui va du 5 mars au 5 décembre 1161. 1
De l’ère où l’objet devient objet...
Le problème de cette approche est que nous avons l’illusion d’un débordement de matière. Comme le décrit Jean Baudrillard1 “la profusion et l’abondance matérielle qui règnent au quotidien nous donne l’illusion que le manque, la rareté n’existe pas”. Bien sûr, exploiter des mines pour nous fournir en matériaux n’est pas une pratique à blâmer en soi. Elles sont apparues naturellement en réponse à un besoin de bâtir avec des matériaux de qualité assurant une sécurité et une durabilité. Les premières peuvent être datées à la fin du Paléolithique. Des découvertes récentes ont montré que les hommes creusaient déjà dans la roche des puits et des galeries de parfois plusieurs dizaines de mètres pour la recherche de minéraux variés tels que silex, ocre, ou variscite, au moyen d’outils modestes comme des galets de roches utilisés comme broyeur. Il a été de tout temps très naturel de creuser les sols en profondeur pour atteindre des couches non dégradées par la micro faune et flore du sol. Mais cette manie de creuser toujours plus profond et sur toujours plus de territoires nous amène au triste constat d’une disparition de certains éléments que l’on pensait infinis. Il n’est évidemment pas de notre devoir de concepteur de connaître tous les chiffres concernant la surexploitation de la matière première. Mais considérant la perte du rapport direct entre le concepteur et ses matériaux il s’agirait d’agir au minimum en connaissance de cause. Comme le dit l’auteur Christophe Bonneuil1, “alors que la modernité industrielle triomphante avait promis de nous arracher à la nature pour nous placer dans un monde de progrès indéfini, la Terre et ses limites font aujourd’hui retour”.
La société de consommation de Jean Baudrillard Référence majeure de la contreculture, La Société de consommation est un ouvrage du sociologue français Jean Baudrillard datant de 1970. 1 Christophe Bonneuil est historien des sciences, chargé de recherche au CNRS et membre du Centre Alexandre-Koyré de recherche en histoire des sciences et techniques. 1
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I. Sur le sable : À l’école Camondo, durant nos premières années d’études, notre connaissance en matériaux est limitée. L’originalité du concept et l’acquisition d’un apprentissage sur la représentation du projet prime. Et lorsque l’on nous demande en quel matériau nous souhaitons imaginer notre aménagement, le béton est un des matériaux les plus souvent cités. Il en va de même dans le secteur de la construction. On ignore ou l’on oublie souvent que 70% du béton provient du sable et que le sable est épuisable, non renouvelable et de plus en plus rare. La réversibilité de nos créations doit prendre en compte une exploitation sans retour de certaines de nos matières premières. Il me paraît donc judicieux d’introduire ce sujet en enquêtant sur une matière première qui est considérablement présente dans notre environnement construit : le sable. Un héros invisible : Nous avons une image du sable intrinsèquement lié à la plage, lieu de relaxation. Une fois dans nos habitats respectifs, le moindre petit grain qui se retrouve sur nos sols est perçu comme un élément qui n’est pas à sa place, un élément dont il faut rapidement se débarrasser. Pourtant il est plus à sa place que n’importe quel autre élément. Selon Michael Welland1, géologue américain, il est le “héros invisible” de notre époque. Peu d’entre nous sont conscients que le béton vient du sable et que 2/3 de l’environnement mondial construit est en béton. C’est une extraordinaire matière première qui est omniprésente dans notre quotidien. Sans sable, il n’y à plus de verre ou de béton, deux matériaux dont il serait difficile de se passer à l’heure actuelle, tant qu’un substituant valable n’aura pas été trouvé. Michael Welland est un géologue Britannique expert en sable. Son livre “Sand: a journey through science and the imagination” (Oxford University Press 2009 ISBN 978-0199563180), publié aux États-unis sous le titre “Sand: the never-ending story” (University of California Press 2009 ISBN 978-0520254374), a gagné en 2010 la médaille John Burroughs. 1
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Le Sable -
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Un grain omniprésent : C’est en réalité un des fondements de notre société moderne car il est nécessaire à la fabrication des micro-processeurs que nous trouvons dans tous nos objets connectés. Il est difficile de se l’imaginer mais le sable est la troisième matière première, après l’air et l’eau, à être la plus exploitée au monde. Il est présent dans de nombreux objets de notre quotidien comme nos dentifrices, nos laques, nos lessives, nos bouteilles de vins, et nos peintures... Mais le secteur qui consomme le plus de sable selon le géologue Michael Welland, c’est celui de la construction. A mesure que nos villes augmentent, les besoins pour le sable grandissent. Chaque kilomètre d’autoroute en engloutit environ 30000 tonnes, il en faut 200 tonnes pour une maison de taille moyenne, et 3000 tonnes pour un hôpital. Chaque années on en utilise plus de 15 milliards de tonnes dans le monde, seule notre consommation en eau peu égaler un tel chiffre. On peut se demander si ce problème ne se serait pas aussi appliqué si l’on avait continué à construire en bois ou en pierre. Toute surexploitation conduit inévitablement à un épuisement. Mais l’invention du béton armé au courant du XXème siècle à radicalement changé les contours de notre paysage urbain, il s’est hissé à la place de matériau dominant à l’échelle planétaire. Mélangé à du ciment, le sable est caché dans toutes nos infrastructures car il présente des qualités techniques non négligeables, qui sut faire évoluer notre architecture. Sans sable, les admirables grattes-ciel de New-York, Chicago, Hongkong, Dubaï et autres grandes villes prenant de la hauteur, n’auraient jamais vu le jour. Cette matière grise qui nous environne a un coût de production assez peu coûteux, ce qui explique son succès, en plus de sa grande résistance aux charges et à la flexion. Mais contrairement à ce que l’on s’imagine le sable n’est pas une matière facile à trouver, et sa raréfaction entraîne des conséquences indésirables.
Michael Welland est un géologue Britannique expert en sable. Son livre “Sand: a journey through science and the imagination” (Oxford University 1
De l’ère où l’objet devient déchet...
Historiquement, nous avons d’abord commencé à exploiter le sable au fond des rivières avant de se rendre compte que cela augmentait le nombre de crues. Puis on a également arrêté d’exploiter dans les carrières à ciel ouvert, car à l’époque il y avait des carrières de sable et de gravier, mais l’on s’est rapidement rendus compte qu’en terme de paysage c’était assez dégradant et coûteux. Donc ingénieurs et investisseurs ont commencé à développer des techniques pour extraire le sable des fonds marins. Cette solution aurait pu en être une mais l’appétit pour cette matière première est vorace. Plus elle disparaît, plus on continue à l’épuiser dans les fonds marins pour alimenter les chantiers de construction et renflouer les plages qui s’érodent à une vitesse alarmante. Un Verre Sablé : Les acteurs de la construction ont du mal à considérer la lenteur à laquelle se crée un phénomène naturel pour produire une matière première.Une proportion très importante des fonds marins est constituée de roches massives recouverte d’une fine pellicule de sable qui dans beaucoup de cas, à mis des centaines de milliers d’années à se constituer. Il est assez pénible de considérer cet aspect lorsqu’on regarde la vitesse à laquelle nous jetons nos téléphones (constitué à 15% de verre selon l’Ademe1, sans compter la composition des processeurs) ou démolissons nos immeubles. Nous ne recyclons notre verre en France que depuis 1974 (selon les chiffres de l’Ademe). Et pour faire du verre nous utilisons de la silice, composant principal du verre à 70% et le composant principal des roches sédimentaires, donc du sable. Son point de fusion est à 1730°C. Elle entre dans la fabrication sous forme de sable dont les plus purs contiennent 99,5 % de silice (les sables quartzeux). Sa fonte donne l’obtention du verre et du cristal.
ADEME : L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie est un établissement public à caractère industriel et commercial français créé en 1991. Il est régi par la loi n° 90-1130 du 19 décembre 1990 et le décret n° 91-732 du 26 juillet 1991. 1
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Notre ignorance sur cette composition aboutit à l’implosion répétée d’immeubles, composés à 20% de verre, qui n’ont jamais étés habitée. Il faut savoir que la France se place en deuxième position dans la consommation de béton à l’échelle Européenne et en cinquième position pour la consommation par habitant, avec un total de 60,3% de béton intégré à la construction dans le pays. Ces données sont vérifiées et tirées du site de l’Unicem (Union nationale des industries de carrières et matériaux de construction). Notre pays est donc un des leaders mondial dans le secteur de la construction. C’est un moteur économique important à notre développement. Mais il est intéressant de constater qu’en “2014, sur 3,9 millions de mètres carrés de bureaux vacants en Ile-de-France, 2,2 étaient impossibles à louer”1. . Ce qui signifie, en faisant un calcul approximatif que 3,4 millions de mètres cubes de sable sont gâchés chaque année. Aspirer les fonds : Il est extrêmement coûteux de se procurer une flotte adéquate pour draguer le fond des océans. Mais le sable est gratuit. Une drague de taille moyenne déplace environ 400 000 mètres cubes de sable par jour. Le minage sous-marins entraîne des effets secondaires dramatiques : toutes espèces vivant dans les fonds sont eux aussi aspirés. Ils sont généralement la proie des espèces vivants au dessus, qui se retrouvent sans moyens de survivre. Eux-même étant la source de revenus de nombreuses familles de pêcheurs. La survie de toutes les espèces en dépend. Nous n’imaginons à aucun moment cette réaction en chaîne dramatique lorsqu’il s’agit de choisir le béton ciré au sol pour notre future cuisine.
Analyse de Patrick RUBIN : né en 1950 1974 et diplômé de l’école Camondo en1982 : création de l’atelier d’architecture CANAL avec son frère Daniel Rubin en1993 : qualifié architecte. 1995 : création de CANAL. Depuis 1998 : enseigne le projet à l’école d’architecture de la Ville et des Territoires de Marne la Vallée. 1
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Mais le dragage des fonds marins ne sert pas seulement à extraire des granulats pour répondre aux besoins du secteur de la construction, il sert également entre autres, à remblayer les plages en disparition (globalement entre 75 et 90% des plages du monde reculent). Cette technique est barbare, elle broie tous les êtres vivants sur son passage, qui se retrouvent enterrés en particules fines sur nos plages, la logique est strictement économique. Matti Herrera Bower, maire de Miami Beach déclare lors d’une interview pour Arte1 qu’il “est important de reconnaître que nous sommes la cause du problème car nous construisons trop. Quand on y repense nous n’aurions jamais dû construire aussi près du rivage...”. Mais elle continue à aller chercher le sable au large pour alimenter les plages des hôtels environnants. “C’est une perfusion qui ne fait que traiter le symptôme”1. Si l’érosion est un phénomène naturel, les constructions humaines ne font qu’en démultiplier les effets. Toujours plus proche : Depuis environ trente ans, les constructions pour des villas côtières à quelques centimètres de la mer se démultiplient. Nous avons de plus en plus envie d’être proche de paysage naturels pour nous évader le temps d’un week-end, et cette envie est parfaitement compréhensible. Mais les plages suivent un cycle naturel. Leur morphologie s’adapte aux changements saisonniers : en été, elles sont plus épaisses et en hiver elles reculent et s’aplanissent pour mieux absorber l’énergie des vagues. Elles doivent avoir suffisamment d’espace derrière elle pour subir l’assaut des vagues. Mais nous construisons nos villes et infrastructures trop près des plages, qui dos au mur deviennent la proie des vagues qui les emportent au large. Là où les humains s’installent pour construire des digues, des hôtels, des autoroute, des maisons, ou des parkings, les plages ne peuvent plus reculer. L’Architecture reflète très précisément l’état et les valeurs d’une société.
ARTE documentaire : Le sable, enquête sur une disparition, paru en 2011 Réalisateur : Denis Delestrac, Producteur : ARTE France, Rappi Productions, La Compagnie des Taxi-Brousse, Informaction 1
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Le paradoxe d’une ville ensablée : La ville de Dubaï est connue pour sa folie des grandeurs en termes de constructions. C’est une ville qui a littéralement poussé dans désert en cinquante ans. Elle est donc entourée de sable à perte de vue. Tout est permis à condition que ce soit unique et pharaonique. Mais le sable du désert n’est pas adéquat pour créer un matériaux de construction. Il a été trop lissé par les vents, les grains n’agrègent pas entre eux. Ils vont donc chercher leurs sable ailleurs. La ville a fait importer son sable d’Australie pour construire le Burj-Khalifa par exemple. Le sable du désert n’est pas non plus adéquat pour le remblayage, action qui bat tous les records de consommation de sable pour la création d’îles artificielles. Les promoteurs ont constatés qu’il était plus cher d’acheter un terrain sur terre que de construire une île artificielle. Mais le chantier du World (ensemble d’îles artificielles représentant la carte du monde) est pétrifié depuis la crise financière de 2008. Cette surexploitation à épuisée les réserves disponibles. Le sable n’est pas une ressource durable. La ville continue à chercher son sable ailleurs, en Angleterre notamment, pour satisfaire ses besoins en construction. Singapour, autre ville en perpétuelle construction, affectionne aussi le sable de ses voisins. Ses besoins en sable ont fait littéralement se volatiliser certaines îles d’Indonésie. La superficie de la ville état s’est agrandie de 20% ces 40 dernières années, engloutissant des quantités de sable, et en gagnant 130km2 sur l’eau. Les pays alentours, Cambodge, Indonésie, Malaisie et Vietnam, ont même signé une interdiction de tout échange avec Singapour, pour calmer ses ardeurs. Mais ces interdictions ou restrictions, que ce soit pour la ville de Dubaï ou Singapour n’arrive pas à calmer une soif d’innovations toujours plus grande. Elles continuent donc à s’approvisionner de façon illégale, par la contre-bande.
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Guerres de matières premières : Des guerres sont nées ou sont entrain de naître pour le pétrole, et l’eau est entrain de devenir notre or bleu. Mais nous ne sommes pas informés que des guerres naissent aussi pour le sable. Une ressource se faisant rare fait naître des restrictions. Le besoin en sable est tel qu’il fait maintenant l’objet d’un traffic illégal. Naît alors une mafia. La mafia du Sable (ou Pirates du Sable) est une des organisations criminelles les plus puissantes d’Inde. Tous les chantiers de Bombay sont sous leurs ordres, ils enrôlent les gens par le chantage, la violence et n’hésitent pas à éliminer les éléments gênants. Il est insensé d’imaginer un aboutissement aussi dramatique pour un paquet de sable. Singapour est soupçonnée d’utiliser de tels moyens pour continuer à s’approvisionner. Seulement, elle veut se donner l’image d’un leader écologique mondial. Donc toutes informations confirmant cette démarche est étouffée par des méthodes assez floues. Plus près de chez nous, sur la Côte Marocaine, le paysage change. Ces côtes ont eu un grand succès auprès des promoteurs immobiliers souhaitant construire des villas avec vue sur mer. Mais aujourd’hui ces plages font l’objet d’un vol exposé au grand jour. Elles sont vidées de leur sable jour après jour par une main d’oeuvre illégale et peu chère, dont le butin est ensuite envoyé aux quatre coins du monde. Tous les pays, tous les continents sont aujourd’hui concernés pas ce problème. Le sable volé représente aujourd’hui plus de 40% de celui qu’on retrouve sur les chantiers de construction. De plus, le sable de contrebande n’est pas bien traité comme un sable normal. Le sable marin non lavé à l’eau clair avant d’être coulé dans le béton est hautement corrosif. Le sable qui contient toujours du sodium créer un matériau très friable, et donc une construction qui risque de s’écrouler. L’extraction sauvage aboutie à la disparition des plages, à une violence et à un danger quotidien.
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Le sable commence par une roche quelque part qui lentement s’effrite, ces grains sont ensuite emportés par un ruisseau, puis par un fleuve et atteignent les littoraux. Il faut des centaines, voire des milliers d’années pour qu’un seul grain atteigne la mer. L’ingénierie côtière, essaie de s’extraire des contraintes de la nature. Elle construit des digues et autres procédés extraordinaires permettant de “coincer” le sable. Mais toutes tentatives de contrôler l’océan est vouée à l’échec, une action quelque part entraîne toujours une réaction ailleurs. Le sable reste bloqué derrière les barrages (1 construit par jours aux USA depuis 1997). On estime qu’environ 50% du sable censé nourrir les plages du monde n’atteindra pas sa destination à cause de constructions. Il est nécessaire de rétablir un équilibre entre nos éléments et prendre les bonnes mesure permettant de limiter les impacts de l’activité humaine.
La cupidité, l’irresponsabilité ou l’ignorance, sont les vecteurs de ce triste constat.Et pendant que la couche inférieure de nos océans se vide de son bien le plus précieux, la couche supérieure se remplie d’éléments indésirables.
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II. LE DÉCHET SURVIT :
De la gloire de l’utilité à la
longue errance de la dégradation.
Déchet : D’après l’article la loi du 15 Juillet 1975, modifié par la loi n°92-646 du 13 Juillet 1992 est un déchet “(...) tout résidu issu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau, produit... que son détenteur destine à l’abandon”. La Directive Européenne du 18 Mars 1991 le décrit comme “Toute substance ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire”.
Tout objet crée connaît sa mort matérielle en prenant l’appellation de déchet ou de décombres, lorsqu’il s’applique à l’échelle de l’espace, de par son caractère irréversible. Peu de produits connaissent une fin de vie digne de ce nom. Et pourtant ils nous survivent et nous survivront en subissant des mutations souvent peu gratifiantes loin des regards et de l’intérêt de nos sociétés actuelles. Ils perturbent à leur insu et dans leurs déplacements involontaires, notre paysage naturel. Le simple citoyen, en pilotage automatique face à l’évidente Accélération du Temps1 n’est pas en moyen d’agir contre ce phénomène. Il accueille ces passagers le temps de leur utilité mais il n’est souvent pas en mesure de voir au-delà de leur caractère usuel et de percevoir le champ infini de possibles qui les traversent. Il devient donc un déchet, un détritus, un abandon, une ruine, un indésirable, qui commence la première partie d’un long voyage qui ne connaît généralement pas une bonne issue. Christophe Bonneuil dans son récit sur l’Anthropocéne2 estime que les traces de notre âge urbain, industriel, consumériste, chimique et nucléaire resteront coincées dans les strates géologiques de notre planète pendant des milliers voire des million d’années. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010,. L’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération. Nous le savons et l’éprouvons chaque jour : dans la société moderne, « tout devient toujours plus rapide ». 2 Christophe BONNEUIL et Jean-Baptiste FRESSOZ. L’événement Antropocéne, la terre, l’histoire et nous. (2016) 1
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Il faut distinguer d’une part le fait que, malgré les efforts poursuivis dans le domaine de la recherche, nous n’arrivons pas encore à trouver la solution miracle pour traiter entièrement toute sorte de déchets, et d’autre part un phénomène de boulimie consumériste qui ne semble pas s’essouffler en parallèle d’une obsolescence sans cesse re programmée. Cycle Rectiligne : Le déchet est un concept inventé par l’homme. La nature ne produit pas de déchets, elle ne produit que des nutriments. Cette phrase résume la relation logique que nous devrions adopter vis à vis de l’exploitation que nous faisons de nos ressources. C’est à dire considérer les rejets issus de nos usages comme de la matière apte à être réintégrée dans un cycle bénéfique. On ne retrouve pas l’idée d’irrécupérable dans la nature. Dans le cycle naturel tout matière résiduelle revient à sa source. La société de consommation a re distribué les frontières du sacré et du profane, du pur et de l’impur. Au culte de la marchandise répond le rejet du déchet, la matière usée a perdu toutes ses qualités fonctionnelles, c’est pourquoi elle est éloignée et traitée pour disparaître. Selon les calculs de l’Ademe, nous avons atteint 770 millions de tonnes de déchets en 2011. Une personne produit environ 590 kg de déchets en un an dont 365 se retrouvent dans les poubelles et les conteneurs de tri, et 225 dans les déchetteries. 30% de nos déchets vont à l’incinération, 36% à la décharge, 20% au recyclage et seulement 14% à la gestion biologique. L’un des vecteurs du design est de créer des objets de qualités qui sont censés durer le plus longtemps possible, ne pas être jeté et transmit de génération en génération. Mais là où le designer s’associe à l’industriel, naissent des conflits d’éthique. Il est difficile d’imaginer une assise Pierre Paulin1, ou une cafetière Alessi2 en dérive dans les océans. Ou alors le butin serait vite ramené par dessus-bord. On pourrait alors se dire que le designer n’a aucune responsabilité dans cet état des choses, puisque les objets qu’il produit sont précieusement choyés.
Pierre PAULIN : né en 1927 à Paris, débute dans les années 50, remarqué par ses créations et installations (TV, Thonet, Bertrand Faure, Disderot et Artifort), il fait entrer la modernité à l’Elysée en 1972 pour le Président Pompidou et crée tous les meubles du bureau officiel de F. Mitterrand. 2 Alessi : Alessi est le nom d’enseigne de l’entreprise Fratelli Alessi Omegna, fondée en 1921 par Giovanni Alessi. 1
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Mais n’oublions pas que Victor Papanek, célébre auteur de Design pour un Monde réel dénonce que “de tout temps le designer industriel à été le complice caché de la consommation”1. Il va même plus loin en ajoutant que “si les causes de l’empoisonnement de l’air et de la pollution des lacs et des courts d’eau sont très complexes, il faut cependant admettre que le designer industriel et l’industrie en général ont leur part indiscutable de responsabilité dans cet effroyable état des choses”. Un geste indifférent : Tous les efforts mis en place ont pour seul but de nier l’existence de cette matière dernière et de l’éloigner du monde fonctionnel. Et ces différents traitements sont aussi coûteux qu’insensés. En 2012, la gestion des déchets est revenue à 10 milliards d’euro en France. La moitié a été directement payée par les ménages sous formes de taxes d’enlèvement. Et il ne faut pas oublier que l’incinération, au delà du fait qu’elle brûle de la matière qui pourrait être récupérée, est un traitement très nocif. Brûlant à plus de 850 degrés. Les déchets rejettent des gaz toxiques dans l’atmosphère. Aujourd’hui en France un portable se renouvelle tous les 18 mois, et 56% des appareils électro-ménagers qui tombent en panne ne sont pas réparés. Nos sociétés ont étés habituées à jeter plutôt que de réparer quelque chose qui ne fonctionne plus. Nous pouvons dater ce comportement compulsif à partir des années cinquante où il se procède une réelle rupture culturelle. Cette époque où se démocratise “les rêves de l’Eldorado consumériste”, selon Gilles Lipovetsky dans son Essai sur la société d’hyperconsommation. Une prise de conscience collective et universelle a permis une évolution des mentalités et des modes de consommations depuis cette ère de l’économie. Néanmoins, plus de quarante ans après il est temps de constater que malgré les volontés ponctuelles d’attitudes alternatives le système “extraire, produire, consommer, jeter” reste toujours le plus répandu, lorsque l’on sait que pour atteindre 75 grammes, l’Iphone 5 émet 36% de plus d’émission de gaz à effet de serre, que son prédécesseur l’Iphone 4S, il est dur de percevoir ce changement des mentalités.
Victor PAPANEK. Design for a real world. Designer austro-américain né à Vienne en 1923 et mort à Lawrence (Kansas) le 14 janvier 1998. Défenseur d’un design responsable d’un point de vue écologique et social, il désapprouve les produits industriels qu’il juge peu sûrs, ostentatoires, maladaptés et souvent inutiles1. Ses productions et écrits sont considérés comme des exemples par de nombreux designers. 1
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Cette deuxième partie de notre récit présente l’histoire d’une ressource gâchée. Plus d’1,3 billions de tonnes de déchets municipaux sont produits par les grandes villes internationales chaque années. Les 34 pays de l’OCDE produisent plus de déchets solides que le reste des 164 autres nations dans le monde. La Banque mondiale estime que la Chine produira plus de la moitié des déchets de la planète d’ici 2025. Il faut ajouter à cela que le plus grand bien d’exportation des états-Unis vers la Chine sont leurs déchets. Ils ne trouvent plus de place sur leur territoire pour les incinérer et de nombreux pays les acceptent à bras ouvert, surtout quand ils sont payés pour cela. Le business du traitement des déchets illégaux est devenu une part importante du PIB d’un Pays. En Italie par exemple, il représente 1% du pouvoir économique, avec 16 milliards d’euro de bénéfices par ans. On appelle cela le marché noir du déchet. Pendant trop longtemps et aujourd’hui encore nous voyons le déchet comme un produit exclue du cycle du système économique, n’appartenant ni aux ressources naturelles ni aux produits désirés. Les habitudes de plus d’un quart de siècle sont dures à changer. L’Architecture est fortement exposée à la gestion de ces déchets, notamment à cause de ses liens avec le secteur du BTP qui produit chaque années en France environ 250 millions de tonnes de déchets. Mais nous étudierons les solutions qui se dessinent pour ce problème dans le chapitre suivant. Je souhaite étudier ici les liens qui se sont lentement tissés entre le designer-concepteur, le commercial, l’industriel et qui aboutissent à une multitude d’objets dont l’utilité réelle est souvent à questionner. Ces produits qui se retrouvent très rapidement dans nos océans. L’objectif n’est pas de faire un discours alarmiste sur l’environnement mais de clarifier des phénomènes que nous n’imaginons pas toujours dans la conception d’un projet de design ou d’architecture et qui pourrait guider de manière positive certains de nos choix.
L’écomafia. Le mot apparaît en 1999 pour désigner les activités criminelles qui portent atteinte à l’environnement. On parle aussi de la criminalité environnementale. Pour l’année 2007, Legambiente, une association pour la protection de l’environnement, estime que les écomafias ont rapporté 18 milliards d’euros, dont plus de 50% aux quatre mafias italiennes. Les écomafias renforcent le pouvoir de la mafia sur son territoire et elles dynamisent leurs liens avec les institutions et avec les acteurs économiques.
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II. Sur les océans : Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale nombreux auteurs s’accordent pour affirmer que notre modèle actuel suit une société d’abondance où le gaspillage est banal, et même souhaitable. En 1955, l’économiste Victor Lebow déclarait : “Notre économie extrêmement productive requiert que la consommation devienne notre mode de vie, que nous transformions l’achat et l’utilisation de marchandises en des rituels, que nous recherchions notre satisfaction spirituelle, de notre ego, dans la consommation. Nous devons consommer, brûler, remplacer et jeter les choses à un rythme frénétique”1. Nos discours tendent actuellement à s’éloigner de ces paroles prononcées il y à soixante ans. Mais nous en subissons aujourd’hui les conséquences. La plupart des déchets jusqu’à l’invention des matériaux polymères étaient de nature organique. Ils étaient placés à l’extérieur des grandes villes dans des plaines destinées à les accueillir. Ils étaient soit brûlés soit enterrés. Entre 1970 et 1980 la population demande l’arrêt de ce genre de pratiques craignant une contamination bactérienne et des radiations nucléaires dangereuses pour nos sols. Et c’est entre les années 1980 et 1990 qu’apparaissent les premières entreprises de recyclage privées dans les pays développés. Cette invention était prometteuse, mais la gestion des déchets est un processus très complexe entremêlé d’intérêts douteux et de corruptions. Cette complexité a de lourdes conséquences. Nous retrouvons actuellement dans nos océans, qui recouvrent près de 3/4 du globe terrestre, environ 8 millions de tonnes de déchets sous divers états et formes, visibles ou invisibles. Dans nos poubelles nous trouvons du plastique, qui représentent 10% de nos déchets ménagers, du papier, de l’aluminium, et du verre. Chaque années en Europe 15 millions d’emballages plastiques sont produits puis jetés. La papier, l’aluminium, le bois, mettent du temps à se dégrader mais la mer finie toujours par les faire disparaître. Mais le plastique demeure.
Victor Bellow, Journal of retailing, 1955, repris dans la vidéo Story of Staff de Annie Leonard. 1
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“Voici l’histoire d’un homme qui a trouvé son île. Un Robinson, maître des regards et du rivage. Voyez le. Il patrouille dans cet entre-deux qui n’a pas de nom, entre la mer et la terre, dans cette bande littorale où s’échouent les bidons emportés par les courants. Ces vestiges de plastique s’accrochent aux rochers, se coincent dans les anfractuosités, se laissent polir par la houle. Dérisoires sentinelles posées au hasard, ils mélancolisent. Et l’œil qui survole le sable n’a de cesse de fixer dans ces clichés, les matières fatiguées de ces âmes trop longtemps errantes....” Texte d’introduction à l’exposition ENOSIM, Espace Fondation EDF — Thierry Grillet | Décembre 2014
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Mystérieuse découverte : Le premier à avoir lancé l’alerte est Charles Moore1, un explorateur américain. Ce marin découvre la présence d’une quantité particulièrement importante de plastique au coeur de l’Océan Pacifique nord en 1997. Il mesure cette zone qui s’étend sur 3,5 millions de kilomètres carré, soit six fois la taille de la France. Il la nomme pour la première fois “le continent de plastique”. En 2010 une nouvelle plaque de déchet d’une taille comparable est découverte dans l’Océan Atlantique Nord. On pourrait s’étonner que cette pollution soit passée si longtemps inaperçue. Mais le terme de “continent de plastique” est une dénomination trompeuse utilisée pour frapper les esprit. Cette formulation laisse imaginer des amas de déchets solides compacts flottants sur l’eau mais si l’on survole ces zones en avion on ne voit absolument rien de notable. Une bonne partie du plastique est présente sous forme de fragments microscopiques qui ne flottent pas toujours en surface. L’immense majorité de ces morceaux fait moins de 5mm. On en trouve jusqu’à 30 mètres de profondeur. L’image de “Soupe de plastique” qui est aussi parfois employée est beaucoup plus juste. Mais pourquoi tant de plastique ? Plastique et design, une histoire intime : C’est assez simple, jusqu’à récemment le plastique à été le meilleur ami du designer, de la même manière que le béton pour l’architecte. Dans la première moitié du XXe siècle, tous les foyers regorgent d’objets partiellement fabriqués en bakélite2. C’est un fait nouveau, un grand soin est apporté à l’aspect et à la forme des objets de consommation courante qui, grâce à ce polymère, peuvent être fabriqués en très grande série. Dans les années 1930, la consommation est à l’arrêt dans les principaux pays développés. Raymond Loewy, le célèbre designer américain, écrit que “la laideur se vend mal”. Il propose de donner une valeur esthétique aux objets manufacturés pour relancer l’économie. Le design moderne et industriel naît à cette période grâce aux polymères.
Charles Moore est en compétition sur la Transpac, qui rallie Los Angeles à Hawaii. Sur la route du retour, il découvre le drame du gyre du Pacifique nord. 2 Bakélite, Ce fut le premier plastique fait de polymères synthétiques du benzène sous solvants. Elle fut développée entre 1907 et 1909 par le chimiste belge Leo Baekeland. 1
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Raymond Loewy a crée la première bouteille iconique de Coca-Cola. Ce succès à favorisé le développement du marketing qui a ensuite décidé d’utiliser le design comme une arme stratégique appelée aujourd’hui le packaging. La plupart des emballages étaient en verre jusqu’aux années 60 mais leur modelage était jugé trop compliqué. L’apparition d’un panel diversifié de polymères a gagné peu à peu l’intérêt des investisseurs. Historiquement, la première bouteille en PVC a été introduite par le producteur d’huile, Lesieur, en 1962. Puis en 1985 elle innovera encore en équipant sa bouteille d’un bec verseur. Les plus belles innovations techniques sont dues aux bouchons et plus particulièrement au polypropylène et ses charnières incassables. Ces objets nous semblent très banals aujourd’hui, et nous n’imaginons pas à quel point les designers et les ingénieurs se sont penchés sur leur conception. En 1950 Marcel Bic invente le fameux stylo jetable. Cent milliards de stylos sont vendus partout dans le monde soixante ans plus tard. Umberto Eco1 y voit même l’objet d’une étude sociologique et affirme que ce stylo est « l’unique exemple du socialisme réalisé. Il annule tout droit à la propriété et toute distinction sociale». C’est un objet simple et épatant à la fois. Il est vrai que le plastique a permis de casser des codes trop longtemps iconoclastes. Mais elle est apparue trop souvent comme une matière parfaite au coeur de nos vies alors qu’elle devient maudite une fois qu’il faut s’en débarrasser. Le problème n’est pas de créer un objet en plastique, ou une architecture en plastique. Si la création est faite pour durer et accompagner l’utilisateur au quotidien, ce matériau n’est pas critiquable, il est même extrêmement intéressant. Pour une valise Samsonite, par exemple, avec l’invention de son matériau plastique Curv, permettant une valise extrêmement fine et légère, on comprend l’intérêt d’avoir utilisé du plastique. Charles et Ray Eames, Arne Jacobsen, Verner Pantone ont le mérite d’avoir bouleversé les codes du design grâce à ce matériau, précurseurs d’une nouvelle société se dessinant entre contestation et utopie. Sans le plastique il aurait sûrement été impossible de posséder les appareils technologiques que nous avons aujourd’hui. Umberto Eco est un intellectuel et écrivain italien contemporain. Érudit spécialisé dans les domaines de la sémiotique et de la communication, il est mondialement 1
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Certes dans certains cas le plastique s’impose. Mais tout objet amené à avoir une utilisation courte, ou toute architecture éphémère (commerciale), ne devrait plus être conçu dans ce matériau car il risque tout simplement de finir sous l’eau. L’état actuel de la géosphère, nous impose d’utiliser le matériau plastique dans des cas de nécessité et non plus de facilité ou d’expérimentation. Brève histoire du gyre : Que se passe t-il concrètement pour nos productions qui finissent à la mer ? Tout d’abord, on estime que 10% des objets en plastique que nous produisons par jour finissent dans la mer. Tous ces objets sont déplacés par de grands courants, qui à certains points du globe, s’enroulent sur eux-même, formant de gigantesques spirales, qu’on appelle des gyres océaniques. Les déchets se retrouvent alors piégés dans ces spirales et d’années en années s’accumulent et il faut plusieurs centaines d’années pour qu’ils se dégradent. On trouve des gyres dans le Pacifique Sud, l’Atlantique Sud et l’Océan Indien. Il y a au total cinq gyres de plastiques sur la planète aujourd’hui. La plus étudiée et la plus connue reste celle du Pacifique Sud. Les scientifiques ont montrés que dans cette zone on trouve cinq fois plus de plastique que de plancton. Les conséquences de ces détritus sur la faune marine est bien connue aujourd’hui du grand public et ne fera pas l’objet d’un chapitre dans ce récit. Mais face à ce genre de données on peut se demander pourquoi nous continuons à produire autant d’objets jetables en matériaux non dégradable. En 1950, la production de plastique était de 1,5 millions de tonnes de plastique mais en 2013 elle approche les 300 millions de tonnes pas an. Jenna Jambeck, ingénieur spécialisée en gestion du déchet, a mené une étude de trois ans sur les côtes de 192 pays, concluant que 8 millions de tonnes de plastique ont fini dans les océans en 2010. Cependant nous sommes en capacité de ne retrouver qu’1% de cette masse actuellement. Mandy BARKER est une photographe américaine engagée qui a reçu de nombreux prix. Ses voyages ont pour but d’amasser des débris de plastique qu’elle met ensuite en scéne dans son studio. Pour la série “Beyond Drifting” l’artiste a fait un paralléle avec le chercheur John Vaughan Thompson, qui a écrit un livre sur la faune marine des grands-fonds au 19ème siècle présentant des planctons. Elle a repris le modéle de ce livre pour présenter les espèces de grands fonds qu’elle trouve actuellement : des débris de plastiques photographiés au microscope. Selon elle, planctons et débris de plastique ont un point commun : ils se laissent porter par le courant. À droite : débris de bouteille en plastique. 1
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La partie émergée de l’Iceberg : Les populations ont tendance à considérer ces gyres océaniques comme des terminaux et imaginent que le plastique va stagner en cet endroit jusqu’à sa dégradation. Et qu’ainsi le problème se résout tout seul. Mais nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg. La plupart des débris se dispersent dans les fonds marins et on ne sait pas vraiment comment ils se comportent avec la faune et la flore des grands fonds. Ils deviennent des particules fines qui s’immiscent dans n’importe quel recoin de notre environnement. Selon une étude de Kara Lavender-Law1, 236 000 tonnes de ces fragments se trouvent à la surface des océans. Le reste des 8 millions de tonnes censées être présents dans les océans se disperse dans des recoins de plus en plus durs à trouver. François Galgani2 , océanographe biologiste français, les traquent à bord de son sous-marin, le Nautile. Il observe les fonds à la recherche de plastique. Il a découvert que beaucoup de nos objets (bouteilles, verres, vêtements...) se retrouvent dans les abysses, des zones particulièrement compliquées à atteindre. Il en a conclu que les canyons marins fonctionnent comme des conduits. Ils attirent les déchets vers le fond où il y a moins de courant, et finissent pas stagner dans ces profondeurs, là où leur dégradation est bien plus lente. Leurs études consécutives nous permettent de savoir quel type de plastique à tendance à se retrouver au fond des océans, entre ceux qui se dégradent rapidement et ceux qui mettent du temps à se décomposer. L’étude des comportements de ces différents plastiques nous permet de savoir que le polyéthylène et le polypropylène sont les deux plastiques les plus communs à la surface.
Kara LAVENDER LAW est une physicienne océanographe américaine. Elle à développé une thése sur le comportement des débris artificiels dans les fonds marins. qui sert à tous les scientifistes actuellement. Elle poursuit des expéditions pour aggrandir sa collection de débris, en même temps qu’elle enseigne dans des universités et donne des conférences partout dans le monde. 1
François GALGANI est né le 18 mai 1958 à Cherbourg. Diplômé de l’université d’Aix-Marseille II (docteur en sciences, docteur en océanologie) et de l’université de Nantes (DU de biologie moléculaire), il travaille dans différents laboratoires français et étrangers. Chercheur à l’Ifremer, il s’est spécialise dans l’évaluation des effets des pollutions sur les organismes marins, l’écotoxicologue. Auteur de nombreuses publications sur le sujet. 2
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Perdus en mer : On peut se demander pourquoi on ne va pas chercher à l’aide d’une flotte adéquate tout ces débris qui stagnent à la surface de nos océans. Une des solutions pourrait être de les amasser et de les faire subir toutes sorte de transformations chimiques afin d’obtenir diverses “matière première secondaire”. Ce matériau gratuit pourrait alors devenir utile à toutes sortes d’architectures et de création d’objet, et nous placeraient même au statut de “sauveurs” de l’environnement. Mais la difficulté majeur est qu’il est presque impossible pour le moment de récupérer la plupart des débris car ils se trouvent dans un état microscopique et se répandent partout dans l’océan comme n’importe quel plancton. C’est cette dégradation vers l’infiniment petit qui complique notre volonté de retrouver tous ces débris nocifs. Les chercheurs ont récemment découvert des morceaux de plastiques de 20 microns, ce qui est plus petit que le diamètre d’un cheveux humain. Le plastique est maintenant traité comme une part importante de l’éco système marin. Selon le site Plastic Odissey1 chaque minute, 18 tonnes de plastique se déversent dans les océans et ce chiffre est en constante augmentation. Des initiatives sont tentées pour faire de cette matière stagnante des projets créatifs et innovant. Tendance Déchet Marin : Adidas, la célèbre marque aux trois bandes, grand influenceur sur des tendances mondiales s’est engagée sur ce problème. Elle s’est associée à l’ONG Parley for the Oceans pour concevoir la première basket créée à partir de déchets marins, et notamment de filets de pêche. Son intention étant d’utiliser ces gisements de matière pour une plus large gamme de produits, en évitant d’utiliser des matières premières vierges pour créer des produits neufs, et ainsi contribuer à la lutte contre le gaspillage. Dans une même démarche, la marque de vêtements espagnole, Ecoalf, s’est associée avec les communautés Valenciennes de pêcheurs pour obtenir leur future matière textile.
Plastic Odyssey est un catamaran de 25 mètres propulsé uniquement grâce au plastique. Les déchets sont ramassés à terre lors de chaque escale puis triés à bord. Le plastique non-recyclable est converti en carburant pour alimenter les moteurs du navire. 1
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Les matières plastiques qui se coincent dans leurs filets se retrouvent dans les hangars de la marque, qui a fait de la transformation chimique de ces débris son crédo. Le résultat est très réussi, l’esthétique des vêtements ne trahis en rien la provenance de sa composition. On peut se rassurer en admettant que la mode est un des porte-parole les plus influents de nos sociétés. Le projet “Plastic Roads” des néerlandais VolkerWessels a pour but de remplacer l’asphalte utilisé dans la fabrication des routes par une matière recyclée conçue avec des déchets marins. Il est actuellement au stade de prototype mais il présente de multiples avantages. De nombreux projets de design de “machines à nettoyer les océans” sont entrain de naître. Mais François Galgani les décrit comme sans valeur car difficilement applicables. Nicolas Fournier ajoute que le nettoyage des océans ne sera jamais une solution : mieux vaut réduire notre usage du plastique et nos déchets. Il faut peut être revoir notre participation dans la recherche des solutions. Au lieu de concentrer notre imagination vers la création d’autres objets gadgets potentiellement capables de nettoyer nos océans comme des “filet-drone-robot” hyper technologique, notre réflexion devrait se faire antérieurement dans le choix des matériaux. Les géologues, océanistes, ingénieurs et chercheurs de toutes disciplines confondeues, sont mieux équipés et informés que nous, designers et architectes pour trouver des réponses à ce problème mondial. Notre rôle serait donc d’intégrer ce problème en amont dans la conception de nos projets. Notre figure de proue : Mais dans quelle mesure le design est-il responsable ? Dans son livre “Le language des objets”1 , Deyan Sudjic, blâme les architectes qui construisent des magasins “à l’échelle d’un opéra et ainsi condamnent leurs clients à une transe consumériste délirante”.
Deyan SUDJIC. Le language des Objets. Il offre avec simplicité et pertinence une manière inédite pour comprendre le monde qui nous entoure et la société de consommation dans laquelle nous vivons. 1
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L’Historien des technologies Italien, Ezio Manzini1 écrit que la culture matérielle qui constitue notre environnement est le résultat d’un compromis entre ce qui est “possible” et ce qui est “pensable”. En d’autres termes, entre la technologie dans son stade le plus avancé et entre les idées acceptées par la population. Cette formule peut être utilisée pour expliquer la nature des créations humaines qui nous entourent dans notre quotidien. Les produits plastiques consumés par le marché de masse le sont pour leur design et non pour leur “maquillage” technologique. Peu importe le statut artistique de la complexité de ces recherches chimiques, il est nécessaire d’y inclure une valeur symbolique compréhensive par les usagers. Les décisions relatives à cette valeur dépendent des designers et non des ingénieurs, visionnaires des idéaux et préférences culturelles. En étant informés des études menées sur les comportements des divers plastiques, une fois fragmentés dans les océans, nous pourrions orienter notre choix. Pour créer tel ou tel objet, cette connaissance nous permettrait d’éviter l’utilisation massive du polypropylène, un des plastiques thermoformables le plus utilisé devant le PVC. Il est par ailleurs très intéressant de constater que le site encyclo-écolo. com encourage l’utilisation de ce plastique et le qualifie d’écologique et durable. Selon eux, le polypropylène présente “des propriétés multiples et intéressantes et est recyclable. C’est donc le polymère plastique le plus intéressant à ce jour et nous félicitons les entreprises qui limitent leurs effets sur l’environnement en l’utilisant”. Orienter la création : Le problème est que la plupart des habitants de nos sociétés occidentales portent un regard désensibilisé sur cette indigestion de déchet. Car pour prendre conscience de l’énormité insensée des détritus que produit l’espèce humaine il faut avoir vu la charge d’un incinérateur ou l’envergure d’une décharge. Il faut revoir cette notion d’inutilité présente dans chacun de nos usages et qui a installé de profonds paradoxes dans notre relation au monde. L’usage engendre fondamentalement une perte qui fait qu’aujourd’hui, et depuis l’émancipation de l’industrie, de précieuses matières sont perdues.
Ezio MANZINI est un Ingénieur et Architecte. Directeur de recherche à la Domus academy. Professeur à la Faculté d’architecture, Politecnico de Milan et à l’Ecole nationale de création industrielle, Paris (en 1989). 1
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Dans le domaine de l’architecture commerciale industrielle, spécialisée dans la production de petits espaces éphémères destinés à mettre en valeur un produit, l’utilisation massive de plastique est encore beaucoup pratiquée. Ces micro-espaces ont une durée de vie de 3 à 6 mois maximum. Ils ont une fonction promotionnelle qui suit l’achalandage frénétique de nouveaux produits. Chaque nouveau produit implique une nouvelle gamme d’objets rituels fabriqués sur-mesure. Il serait nécessaire de revoir en profondeur la fabrication de ce genre d’espaces qui participent énormément au constat que nous venons d’explorer. Rappelons qu’il n’est pas demandé de bannir le plastique mais de revoir son application dans des productions destinées à avoir une longue durée et non plus dans chaque objets à faible coût de courte durée. Car les données que nous avons explorées précédemment nous démontrent les conséquences de telle ou telle production, quelle soit spatiale ou relative à l’objet. Ce premier chapitre de notre recherche se clôt sur un paradoxe. Nous continuons, dans les pratiques architecturales, à épuiser une des ressources les plus importantes de nos constructions. Et simultanément ce temps là, un autre type de matériau artificiel s’accumule en masse là où il n’est pas voulu. Le but de cette recherche n’étant pas de faire un bilan catastrophique de la planète mais d’assoir l’urgence d’une problèmatique pour laquelle nous devons revoir en profondeur notre manière de conceptualiser tout projet amenant à avoir une existence matérielle. Notre rôle ne doit pas être d’introduire de nouveaux objets dans l’espoir incertain qu’ils régleront le problème particulier des océans de plastique, mais penser nos création en amont dans le choix de nos matériaux, puisque dans beaucoup de cas ils prendront vite l’appellation de déchet. Mais “qu’est-ce qu’un déchet aujourd’hui dans une ville ordinaire d’un pays émergent, ce que les habitants jettent ou bien ce que personne ne récupère ?”1
Jérémie CAVÉ. La ruée vers l’ordure. L’ouvrage offre une contribution originale aux débats en sciences sociales sur les déchets et leur gestion dans les villes du monde. Comme il l’affirme d’emblée, ce livre est directement tiré de sa thèse de doctorat en urbanisme et en aménagement soutenue en 2013. Il contribue à l’élargissement des recherches récentes sur le « urban mining », ou exploitation minière urbaine. Cette notion a fait son apparition dans un contexte de raréfaction planétaire des ressources. 1
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I. MINES URBAINES :
héritage généreux et gratuit
Urban Mining : Du latin mina, du gaulois meina. Une mine est un gisement exploité de matériaux. Elle peut être à ciel ouvert ou souterraine. Dans les années 1980, environ 20 milliards de tonnes de matériaux étaient extraits annuellement des seules mines à ciel ouvert dans le monde alors que plus de 6 milliards de tonnes de charbon, 1,6 milliards de tonnes de minerai de fer, 190 millions de tonnes de minerai d’aluminium sont presumés extraits du sous-sol par des galeries et puits au début du 21ème siècle.
Le déchet est un état, il parle d’usages anciens et de besoins nouveaux. N’importe lequel des objets qui m’entoure aujourd’hui au moment où j’écris peut faire partie de ces “pertes” un jour ou l’autre. La difficulté ne vient pas tant du fait que les objets ont une fin de vie mais plutôt dans le fait que nous ne voyons pas le potentiel qu’ils ont d’avoir une seconde vie. La fin d’usage ne correspond pas à la mort de l’objet. Par sa transformation, il acquiert quelque chose de supérieur à son utilité, il devient un artéfact. Notre évolution constante instaure cette règle du jeu inévitable. Nous ne pouvons pas rester avec les même objets et espaces indéfiniment. Le propre même de notre espèce est que rien n’est constant. Notre évolution tient de cette envie de renouvellement permanent et de création de nouveaux usages. Romain Poulles1 dans la revue Paperjam déclare que 80 % des produits fabriqués ont une durée de vie de moins de six mois. D’une certaine façon, chaque produit à ses quelques heures de gloire, mais après il n’est rien d’autre qu’un déchet. Ce besoin naturel de renouvellement à pour cause la fin de vie d’un objet et l’installation dans notre environnement d’un élément sans utilité, dans l’attente d’en trouver une nouvelle. La définition du déchet est installée dans cette nuance : le déchet n’est pas quelque chose qui n’à plus d’utilité, il est un élément physique de notre planète qui attend de trouver un nouvel usage.
Romain Poulles, spécialiste de l’économie circulaire crée sa 1ère société en 1996. Depuis, il est à l’origine d’une dizaine de structures au Luxembourg et à l’étranger. Il développe ensuite le projet immobilier Solarwind, référence nationale et internationale primée à la COP21 puis fonde l’Ecoparc Windhof et le Luxembourg Center for circular Economy. Expert auprès du Conseil Supérieur de la Construction durable depuis 2016, Il est également membre du Conseil Supérieur du Développement Durable et du groupe stratégique interministériel pour l’économie circulaire. 1
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STÉPHANE COUTURIER
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Contre l’épuisement des ressources et l’accumulation de ces éléments physiques sans utilité, des solutions se profilent. Philippe Bihouix, dans son livre “l’âge des low-tech”1 essaie de pointer du doigt cette absurdité pratiquée depuis trop longtemps: “L’homme continue à puiser dans ses ressources naturelles, ce qui demande une grande quantité d’énergie, alors que les éléments qu’il recherche sont présents tels quels dans son environnement bâti et qu’ils sont transformables à l’infini”. L’Urban Mining constitue une des solutions intéressantes pour contrecarrer cette pénurie de matière. Pratique nouvelle, Histoire ancienne : L’Urban Mining définit actuellement une pratique mondiale qui consiste à récupérer les métaux rares dans nos anciens appareils électroniques. Une moindre concentration en minerais des métaux a été constatée, forçant à chercher de plus en plus en profondeur des minerais de moindre qualité. Des chercheurs ont analysé les déchets électroniques qui contiennent une concentration jusqu’à 50 fois plus élevées en métaux et minéraux précieux que les minerais issus des mines. Selon eux, il suffirait de démanteler environ une tonne de téléphones mobiles pour obtenir 300 grammes d’or. Il en est de même pour les matériaux de constructions qui disparaissent dans leur élément naturel, et inversement, abondent dans notre milieu construit. Aujourd’hui, il y a plus d’aluminium au sein de nos bâtiment que dans la terre. Alors que nos mines naturelles se vident, nos architectures deviennent des mines elles-mêmes. Nos villes doivent être vues comme des ressources essentielles pour leur propre reproduction. Le principe de l’Urban Mining n’est pas aussi récent qu’il n’y paraît. Jusqu’à la découverte des énergies fossiles au XXème siècle, qui ont permis de creuser toujours plus profond, les habitats étaient démontés et les objets transmis de génération en génération. Le réemploi des matériaux peut donc être définit comme la mise en oeuvre dans une construction de matériaux provenants d’une autre construction.
Philippe BIHOUIX. L’âge des Low-Tech. Ingénieur. Spécialiste de la finitude des ressources minières et de son étroite interaction avec la question énergétique, il est coauteur de l’ouvrage Quel futur pour les métaux ? 2010. 1
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Les diverses civilisations égyptiennes, grecques ou romaines n’ont essentiellement fait que reconstruire sur les ruines du passé. À titre d’exemple, il n’y a que très peu d’acier utilisé par les Romains qui ne soit pas daté de cette époque. Celui employé provient de constructions précédentes re conditionnées. Le phénomène s’est reproduit à plusieurs reprises au cours de l’Histoire comme en témoignent les cathédrales et églises du moyen-âge dont les pierres des cryptes et fondations proviennent des édifices présents auparavant. Le Duomo de Pise est un exemple emblématique de ce réemploi au Moyen-Age. Dans les premières décennies du XIe siècle, de nombreux éléments ornementaux (colonnes, chapiteaux, corniches et autres fragments) rapportés de ruines d’ailleurs décorèrent les constructions en guise de “mémoire d’oeuvres plus lointaines”. Le terme italien “Spoglie” était utilisé pour définir ces matériaux récupérés (mot apparu en 1550 dans un ouvrage d’architecture) et était synonyme de “stérilité” artistique. Julien Gracq1 qui définit le duo bâtir-détruire comme le pouls de toute ville, définit le spoglie comme les dépôts matériels “des siècles successifs, qui se recouvrent, s’imbriquent, s’entre-pénétrent, se restructurent et se contaminent les uns les autres”. Le terme spoglie avait une conotation assez péjorative, considèrant que récupérer des matériaux ralentit le processus de création. Au contraire, récupérer les restes des vestiges précédents constitue “une matière vive qui lie le passé au présent, une matière protéiforme et profondément féconde”. C’est le cas de la ville de Saint-Malo, détruite en 1944, qui a été reconstruite avec des matériaux soigneusement récupérés, classés, répertoriés par Louis Arretche (chargé de reconstruire la ville), qui au delà de préserver les ressources naturelles a donné une valeur de patrimoine mémoriel à ces matériaux. “Un acte où la récupération consacre la résurrection”. Tirer profit d’une structure existante est donc une pratique courante et traditionnelle.
B. Addis, Building with Reclaimed Components and Materials, Earthscan. Londres, 2006. 2 J. Choppin, N. Delon, et Encore Heureux Architectes, Matière grise : matériaux, réemploi, architecture. Paris : Pavillon de l’Arsenal, 2014. p.64 1
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Mais l’avénement de l’industrialisation crée par la suite des matériaux “prêt-à-emploi” ravissant les populations. Le supermarché des matériaux est né. Mode et construction : Maurice Denis1 définit la peinture comme “une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées”. Cette définition peut s’appliquer à l’architecture en remplaçant le terme “couleurs” par “matériaux” et “surface plane” par “espace délimité”. C’est une mise en oeuvre de la matière destinée à fabriquer des bâtiments. Avant la découverte des composites, lorsqu’on utilisait principalement la pierre et le bois pour construire nos habitats, les opérations de transformation étaient simples. Les matériaux restaient proche de la matière première (mais leur exploitation unique auraient eu aussi sûrement des conséquences désastreuses). Les matériaux industriels (plâtrier contre BA13) inventés pour faciliter la mise en Ces matériaux sont un tout compliqué, un mélange compact de propriétés distinctes. Des difficultés naissent à partir du moment où le matériau à subit des transformation moléculaires dans sa structure interne. Pour fabriquer de la “fausse vieille pierre” on aura ajouté tel ou tel additif qui ampute directement sa réutilisation. Il s’agit plus généralement d’acheter du “faux vieux” plutôt que d’utiliser du “vrai ancien”. Et comme dans l’industrie de la mode, il faut actuellement renouveler à chaque saison les collections de “prêt-à-construire”. Les mêmes outils marketing et promotionnels sont mis en avant pour inciter le consommateur à changer ses revêtements de sols tous les trois ans. Nous sommes devant un hyper-choix de matériaux et souvent les paramètres environnementaux sont les derniers pris en considérations pour le choix final. “La matière est devenue invisible, seule demeure une idée de la matière”. Quand l’argument écologique est utilisé il ne l’est que pour inciter à la consommation de plus de matière. Louis I. Kahn disait : « Que veux-tu, brique ? La brique dit : J’aime l’arche. Si tu dis à la brique : les arches sont chères, et je peux utiliser un linteau en béton sur une baie. Que penses-tu de cela, brique ? La brique dit : j’aime l’arche »1
Maurice Denis, né en 1870 à Granville, mort en 1943, est un artiste peintre, décorateur, graveur, théoricien et historien de l’art français. 2 Louis Kahn, grand architecte brutalite américain, prononce ces mots dans son ouvrage Silence et Lumière. 1
JORGE PENADES -
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Laissons aux ressources le temps de se renouveler si nous voulons à l’avenir pouvoir toujours décupler et affiner le pouvoir de telle ou telle matière. Nous ne pouvons pas figer chaque édifice construit ou objet fabriqué, en espérant qu’il devienne un apprentissage pour une génération future. La conservation peut être ennemi de l’évolution, dans une certaine mesure. Mais pour innover en architecture il faut introduire la déconstruction pour mieux construire. Au lieu de faire table rase d’un édifice, le décomposer pour qu’il ne fasse qu’un avec le nouvel arrivant permettrait de concilier innovation et conservation. Mauvaise impression : La récupération des matériaux est souvent synonyme de pauvreté architecturale. On a en tête l’image d’un abris de fortune. Mais face aux enjeux du siècle à venir, cités précédemment, l’architecte, par ses facultés d’imagination, se doit de changer cette image négative et ainsi prouver la plus-value qu’apporte cette solution. Yona Friedamn1 a passé sa vie à tenter de répondre à ces questions avec pour objectif “de reconsidérer le rôle de l’architecture dans la simple survie de l’espèce”. Pour faire accepter cette démarche dans les consciences communes il faudrait que les professionnels dont le coeur de métier est de créer de l’esthétisme à partir de matières s’en emparent et non l’inverse. Actuellement ce sont d’avantage des groupes de personnes dont le coeur de métier est de récupérer ces matériaux qui essayent de lui donner un certain esthétisme. Déconstructivisme : Face aux enjeux du Grand Paris qui induisent de nouveaux chantiers, et donc un grand besoin en matériaux, il est nécessaire de considérer cette alternative. La pratique du réemploi n’est pas nouvelle, mais elle apparaît sous un jour nouveau. Cette démarche au delà de préserver nos ressources primaires et d’éviter le gaspillage de la matière, permet de donner une vie éternelle au patrimoine. Ce n’est pas une perte de qualité architecturale mais l’apparition d’écritures inédites.
Yona FRIEDMANN, architecte théorique de l’urbanisme, est internationalement reconnu pour ses “utopies réalisables” et sa façon de définir le rôle de l’architecte comme consultant chargé de suivre l’élaboration des bâtiments construits par les habitants. 1
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Les constructions récentes issues de la production peuvent avoir un aspect insipide. S’approprier les sources existantes permet de donner forme à des édifices avec un supplément d’âme. Une nouvelle équation est à trouver pour le BTP, hors du traditionnel mine-production-construction. Les normes écologiques du bâtiment sont un langage aussi complexe à décoder qu’un texte de lois pour quiconque n’a pas fait de droit. C’est pourquoi introduire la beauté de la trace, de l’usure, de l’imparfait, de l’aspérité et de la patine dans nos créations pourrait être un moyen efficace d’orienter le goût, et donc d’apaiser les dommages de la consommation. Vers de nouvelles esthétiques : Le principe de l’Urban Mining peut être l’un des défis majeurs pour les futurs architectes. Il pourrait devenir un exercice passionnant et excitant. La crise environnementale - “quant au mot crise n’entretient-il pas un optimisme trompeur ? Il désigne un état transitoire, or l’Anthropocéne est un point de non-retour”1 - ne peut plus se traduire par de nouvelles normes, de nouvelles solutions technologiques, ni même par une nouvelle industrie dans la perspective d’une éventuelle nouvelle “croissance verte”. Il est nécessaire de trouver des solutions plus immédiates. De plus, la situation énergétique a augmenté le prix des ressources et c’est pourquoi récupérer des matériaux présenterait beaucoup d’avantages. Il deviendrait un vecteur de créativité et générerait de nouveaux emplois. Le précurseur le plus connu à ce jour est Michael Reynolds1, inventeur des “Earthships”, littéralement “vaisseaux terrestres”, des maisons auto-suffisantes, construites uniquement à partir d’éléments récupérés, manifestes de ce que la société rejette. Il est possible de reconnaître la forme telle quelle dans certains éléments de la construction. Le Rural Studio, découvert lors de l’exposition à la Cité de l’Architecture Réenchanter le Monde, fonctionne d’une manière similaire. Il va à l’encontre de populations dans le besoin et construit des habitats adaptés issus de matériaux de récupération. Une des plus connues à ce jour, la Lucy Carpet House démontre parfaitement l’utilité de ce genre de pratique. Elle est construite en dalles de moquettes très compliquées à recycler, et fournies par l’entreprise Interface. L’événement Anthropocéne. Christophe BONNEUIL et Jean-Baptiste FRESSOZ. Michael REYNOLDS, est un architecte américain, adepte d’architecture écologique, d’écoconstruction de bâtiment autonome à base de recyclage de matériau, de développement durable, et de « vie radicalement autosuffisante ». 1 2
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L’exposition Matière grise (2014), au Pavillon de l’Arsenal, montrait qu’en France chaque année, 400 hectares de moquettes sont jetés. Cela correspond à la surface au sol du septième arrondissement de Paris. James Tate, étudiant-concepteur pour Rural Studio commente “C’est vraiment drôle : il faut quatre à huit ans pour mettre fin aux émanations d’une moquette, alors que sa durée de vie dans un immeuble de bureaux est justement de huit ans. C’est précisément quand il n’y a plus de dégagements toxiques qu’on l’enlève”. Il était également indiqué que près de 2 milliards de tonnes de métaux étaient consommés dans le monde par an. Soit l’équivalent de 20 tours Eiffel par heure. Et que parmi les 40 millions de tonnes de déchets produits en île de France chaque annés, 74% étaient issus des chantiers. Ces chiffres inquétants sont accompagnés par une guerre des matières premières. Matériau conflictuel : L’extraction et le traitement des métaux correspond à environ 10% de la consommation énergétique mondiale. Certains pays comme le Congo se font piller leurs ressources en métal par de grandes entreprises, alors que 50% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Pensez à la lutte livrée dans de nombreux pays d’Afrique, comme le Congo, pour obtenir le contrôle des mines où sont extraits des matériaux précieux. L’Urban Mining a le pouvoir de diminuer la demande de ces minéraux dits conflictuels. “Un message, que véhiculent notamment plusieurs ONG, veut que les «minerais du conflit» soient à l’origine d’une des plus graves épidémies de violences sexuelles actuelles. Il est dit aussi que ces métaux, matières premières de nos iPhones et autres gadgets hors de prix, sont des nerfs de la guerre. La solution serait qu’individus et entreprises cessent d’acheter ces minerais maudits, car dénoncer le fonctionnement corrompu d’un tel circuit permettra de réduire l’emprise des groupes armés sur les mines congolaises”1.L’architecte n’est pas en mesure de mettre fin à de tels conflits internationaux. Mais il est en mesure de questionner la provenance d’un acier galvanisé ou d’un cuivre pour sa construction. Et surtout de concevoir avec des métaux issus de précédentes constructions pour calmer l’appétit des industries qui vont puiser leurs ressources dans ces pays.
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Extrait de l’article dans Les échos : matériaux conflictuels (2016)
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F O R M A FA N TA S M A
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Nouveaux outils : Cette approche originale de la conception architecturale impliquerait de créer le projet en fonction d’un nouveau point de départ : le matériau trouvé. Généralement, l’étude du client ou de la marque permet d’élaborer un concept, qui prime dans la démarche du projet. Et c’est ultérieurement qu’on lui trouve une matérialité. L’Urban Mining propose le contraire : faire de l’architecte un archéologue dont les trouvailles au sein de notre environnement bâti seraient le point de départ de toute conception. Car seule sa vision et son imagination permettent de voir plus loin qu’un débris. Contre les méandres de l’acte de bâtir “ils inscrivent la matérialité comme la matière du projet”.1 Julien Chopin et Nicola Delon, de l’agence d’architecture Encore Heureux1, interviennent dans le catalogue de l’exposition Matière Grise. Ils affirment qu’il faut regarder “les conséquences liées à l’exercice de nos professions et rejoindre ceux qui recherchent la légèreté du moindre impact, animés par la joie de construire”. En faisant une rétrospective de leurs projets, conçus et construits, ils ont réalisés que certains leurs laissent un goût amer. Le déclic s’est fait lorsqu’ils réalisèrent que l’ensemble de la scénographie qu’ils avaient crée pour les 70 ans de la SNCF fût jetée dans les bennes au bout de 28 jours d’exposition. Cette scénographie recouvrait l’espace d’un grand train Transilien, “en quelques heures, cette grande quantité de matière neuve est passée de la lumière des projecteurs à l’ombre de la décharge”. Aujourd’hui l’agence d’architecture est reconnue pour ses projets empathiques. Ils ont été désigné commissaires de la représentation française à la Biennale d’Architecture de Venise en 2015. Yann Siliec les décrits dans Intramuros comme “des bosseurs impénitents autant que joueurs inventifs, (...) les deux fondateurs de l’agence Encore Heureux font aujourd’hui partie des figures tutélaires du mouvement des concepteurs conjuguant architecture et écologie, avec noblesse, sincérité et énergie. Ils n’ont pas 40 ans mais l’avenir de la planète se joue pourtant au bout de leurs mains”.
Encore Heureux est une agence d’architecture généraliste basée à Paris et pilotée par Nicola Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard. Ils étaient comissaires de l’exposition Matière Grise en 2014 au Pavillon de l’Arsenal. 1
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Histoires variées : Pour illustrer d’avantage les bénéfices de l’Urban Mining, analysons une sélection de projets remarquables qui incluent cette démarche dans leur profession au quotidien, accompagné d’une histoire originale. Tout d’abord, il y eut un précurseur involontaire, Charles Edouard Jeanneret. Sa fameuse chapelle, Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp1, est connue pour l’originalité de ses composants spatiaux : une massive coque de béton posée sur de hauts murs de chaux percés de façon irrégulière. Mais il est moins connus que derrière cette chaux se trouve l’ensemble des pierres de l’ancienne église détruite pendant la Seconde Guerre Mondiale, dont le nombre insuffisant a induit le dépôt en biais de cette coque de béton, une composante essentielle de la beauté de l’édifice.
Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp : Chapelle catholique construite de 1953 à 1955 sur la colline de Bourlémont à Ronchamp en Haute-Saône, dans la région française de Bourgogne-Franche-Comté 1
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Plus récemment, en 2010, l’agence d’architecture Iranienne, Collectif Terrain1, a construit un immeuble de logements dans le quartier de Mahallat. Mahallat est réputé pour ses carrières de pierres qui génèrent la moitié de l’activité économique locale. Pour construire chaque bloc de pierre, on engendre 50% de chutes issues du morceau initial. L’architecte a décidé de récupérer ces pertes pour construire la façade de ces logements, ce qui lui permit non seulement d’économiser 80% du prix initial d’utilisation des blocs finis, mais aussi de recevoir pour ce projet la plus haute distinction en architecture du Pays. Ce procédé est depuis beaucoup appliqué dans la région pour le secteur de la construction.
Collectif Terrain : agence d’architecture Iranienne ayant reçu de nombreux prix.
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Un projet admirable d’Urban Mining est le musée d’Histoire de Ningbo en Chine, construit par l’architecte Wang Shu1 et son épouse Lu Wenyu. Contre la modernisation accélérée de la Chine, qui semble vouloir effacer beaucoup d’édifices de son passé, l’architecte prend une posture à contre courant. Une trentaine de villages entourés de rizières, témoins historique de la Chine impériale, se trouvaient autour de l’actuel musée. Ils ont été entièrement démolis, comme beaucoup d’entre eux, pour construire des quartiers sur le modèle des banlieues américaines. Mais la technique de démolition a permis de préserver de nombreuses tuiles, pierres, et autres éléments en parfait état. Il impose donc au commanditaire de construire ce musée entièrement avec les éléments de ces démolitions. Le musée devient “fragment et continuité d’un paysage mis en abîme, là où plus rien de subsiste du paysage originel. Le témoignage d’une forme de la civilisation en lui ré-emergée”. Technique traditionnelle chinoise, le wa-pan consiste initialement à réparer un mur percé avec des petites briques et des tuiles empilées (équivalent du kintsugi au Japon pour l’objet). Il a ainsi recensé les ouvriers les plus âgés, détenteurs de cette mise en œuvre traditionnelle, et passeurs de précieux savoir aux plus jeunes constructeurs. Grâçe à ce contexte de conception particulier les matériaux des batîments précédents ont étés préservés, et une technique constructive traditionnelle a étée perpétuée, prolongeant un lien entre le passé et le présent.
Wang Shu né en 1963 à Ürümqi, Chine du Nord-Ouest, est un architecte chinois contemporain appartenant au nouveau mouvement des agences modernes en Chine. 1
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COLLECTIF ROTOR Le collectif Belge s’intéresse depuis onze ans aux chutes de production. Ils ont d’abord développé une curiosité pour les matériaux utilisés dans les scénographies de mode, ces “restes du monde”, qui selon les mots du collectif, se sont retrouvés dans les limbes de l’incertitude après un moment de splendeur. Ils ont ensuite crée une entreprise de démantèlement, un site cartographiant les revendeurs de matériaux de seconde main, et travaillent sur des projets de design et d’architecture dans le même temps. Leur dernière action fût la présentation du livre Behind the Green Door, un portrait critique des paradoxes du développement durable, illustré de 600 projets. Michael Ghyoot, travaillant principalement dans la structure Recherche du collectif, a accepté de répondre à mes questions pour approfondir notre sujet. Pouvez-vous premièrement m’expliquer comment marche le collectif ? Nous sommes aujourd’hui organisés en deux structures administratives différentes. La première est une ASDL, ce qui est en France l’équivalent d’une association loi 1901, donc une association à but non lucratif. Et l’autre structure administrative est une coopérative, une société coopérative à responsabilité limitée à finalité sociale, sous sa forme juridique complète.
Avec la DRL, Rotor Déconstruction, nous nous occupons de tout ce qui concerne le démantèlement, la transformation des éléments et l’aprèsvente. C’est plutôt une activité commerciale. Et la SDL, le reste du travail du collectif concerne tout le travail de recherche et les aménagements. Les personnes du collectif travail dans les deux structures. Il y a une très grande porosité entre les deux entités. Pour le moment, nous sommes une quinzaine de personnes, dont une dizaine de personnes à temps plein. Certaines personnes sont engagées dans les deux structures, d’autres dans seulement une. Participez-vous à la déconstruction des immeubles ? Nous allons beaucoup sur place pour démanteler les bâtiments, mais c’est aussi souvent les entrepreneurs euxmêmes qui viennent déposer les éléments chez nous par un sytème de vente-dépôt. L’entrepreneur demande à ses équipes de déconstruire le bâtiment ou nous avons nos propres équipes de déconstruction, cela dépend de notre interlocuteur. Nos postes ne sont pas extrêmement définis ou fixes, il m’arrive souvent de contribuer à l’un ou l’autre projet, et parfois de la déconstruction, mais en général je ne m’occupe pas beaucoup des projets d’aménagements.
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Pouvez-vous me citer d’autres groupes ayant une démarche similaire ? Nous avons vraiment plusieurs casquettes, ce qui peut nous différencier d’autres entreprises qui ont la même démarche ou les mêmes intérêts. Mais la partie recherche occupe tout de même une très grande partie de nos activités. Ce sont toujours des recherches commandités, soit par les pouvoirs publics, ou par des pouvoirs privés. Nous avons une partie qui s’occupe des aménagements, mais nous ne considérons pas comme un bureau d’architectes. Au niveau administratif nous ne sommes pas du tout une structure de bureau d’architecture, nous nous intéressons d’avantage à l’architecture d’intérieur. Et notre troisième casquette concerne tout ce qui est du domaine de la consultance, où nous faisons des missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, où nous collaborons avec des architectes comme un bureau d’étude ou des soustraitants, pour telle ou telle question qui sont liées au domaine du réemploi, du réutilisable. Quel sont vos plus grandes difficultés au quotidien ? Nous fonctionnons sans suivi structurel, une partie des projets est financée par les pouvoirs publics, donc pour nous la question de l’acquisition des projets est toujours un peu un défi. Jusqu’ici tout va bien, nous n’avons pas de difficulté particulière à trou-
ver des projets d’aménagement ou de recherche. Il y a parfois des déconvenues, des demandes de subventions qui ne sont pas toujours acceptées par exemple. Mais cela fait partie du jeu. Quelle matière première se fait de plus en plus rare selon vous ? Nous ne sommes pas très bien placés pour répondre à cette question, car, de part notre métier, nous sommes confrontés en permanence à des démolitions de bâtiments qui sont notre matière première. Nos projets mettent en oeuvre les éléments de cette démolition, soit qu’on fait réaliser nous même, ou que l’on trouve sur le marché de la seconde main, ou par d’autres opérateurs. Mais du coup nous ne ressentons pas forcément une raréfaction de la matière. Nous le savons évidement mais nous ne le percevons pas dans nos vies de tous le jours. En Belgique par exemple, il y a une grande pénurie de polyuréthane, liée à une petite usine qui produisait un des composants, de la réaction du polyuréthane, qui a subi un incendie, donc ils ont dût s’arrêter. Beaucoup d’entreprises ont profité des cette occasion pour augmenter la demande et créer la raréfaction du produit. On entend des collègues qui sont vraiment très embêtés par cette pénurie de ce produit là. Mais donc ce n’est pas lié à la sollicitude du produit, mais plutôt à une convergence de facteurs.
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On remarque aussi beaucoup la disparition de bois exotiques dans les constructions neuves, mais on se demande si ce n’est pas d’avantage lié à la disparition des colonies européennes, qui importaient leur bois du Congo par exemple, et non pas grâce à une prise de conscience environnementale. On ne voit plus de bois exotiques d’Afrique Subsaharienne par exemple. Peut être parce qu’ils sont épuisés, peut être parce qu’il sont sur la liste rouge d’espèces protégées, peut être que les modes ont changées. De manière générale, il est difficile de lier tout ce phénomène à une prise de conscience de raréfaction de la matière. On voit une certaine fluctuation mais c’est difficile de la relier à un geste environnemental. Et quelle matière trouvez-vous en abondance ? Nous avons fait le choix de nous focaliser plutôt sur les bâtiments récents, architecture moderniste et lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais aussi des bâtiments plus contemporain des années 80 par exemple. Nous démantelons énormément d’édifices de bureau. Il est difficile de répondre quel matériau nous trouvons en abondance, chaque bâtiment est unique et présente un panel de matériaux différent. Avec qui travaillez-vous actuellement ?
Nous sommes entrain de faire des recherches en partenariat avec une l’Université Flamande de Bruxelles, qui travaille beaucoup sur la question de l’éco-conception en vue du changement et de l’adaptation. Il faut aujourd’hui construire démontable pour que demain une récupération à grande échelle soit possible. Il faut concevoir en vue du changement. Par exemple l’atelier d’architecture liégeois, Alain Richard, qui est un peu devenu le spécialiste du réemploi en pratique. Ils sont très forts pour identifier les éléments qui pourraient être potentiellement réutilisés dans un projet. C’est une démarche remarquable et nous travaillons étroitement avec eux. Nous allons publier prochainement un ouvrage exposant une cinquantaine de projets en Belgique qui à chaque fois ont eu recours au réemploi partiel ou total dans la conception du projet. Quel est le point de départ de Rotor ? Historiquement, les toutes premières recherches de Rotor étaient plutôt autour des déchets industriels. On a visité pas mal d’usines, en nous intéressant d’avantage à ce qui sortait du container que à ce qui était exposé dans les showrooms. Au tout début, il y avait cet aspect très utilitariste d’imaginer à quoi pourrait servir tous ces déchets dans le domaine associatif, qui a de petits budgets.
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Nous nous sommes vite rendus compte que cet aspect utilitariste disparaissait sous l’aspect social et environnemental qu’il suggérait des systèmes de productions actuels. Nous avons monté une exposition en Allemagne, intitulée Deutschland in Land, qui présentait les résultats de cette première recherche. Notre point de vue était très naïf au départ, les premières recherches étaient plutôt guidées par un aspect économique. Nous avions évidement une conscience environnementale, mais de tout façon dés qu’on aborde le sujet du déchet on pense gaspillage. Mais ce n’était pas un acte militant ou écologiste, c’était plus une question d’opportunisme à la fois culturel, économique, et évidemment aussi un peu environnemental.
Quel est l’objectif de toutes ces expositions ?
Votre bonne volonté a t-elle parfois été freinée par une réalité plus complexe ?
Connaissez-vous d’autre groupes qui ont une démarche similaire ?
Nous sommes bien placés pour savoir comment ces choses se passent, mais nous avons une approche curieuse et essayons plutôt de décrire comment les choses se passent sans émettre trop vite un jugement, qui empêcherait en fait de comprendre toute la complexité des situations. C’est un peu facile de dire que le secteur de la construction ne fait que polluer et produire des déchets. Évidement qu’il en produit et qu’il à un impact non négligeablemais c’est aussi le fruit d’une évolution auquel tout le monde participe. Il y a beaucoup de choses en arrière-plan, et cela nous intéresse aussi.
Le projet de fond est surtout de créer un espace de discussion plutôt que de rajouter une énième couche à ce que doit être ou ce qu’est la durabilité. Et cela permet de mettre des gens autour d’une table qui n’auraient sinon jamais parlé. Nous voulions au travers de cette exposition (Behind the Green Door) créer modestement, et à notre échelle, des conditions de mise en discussion. C’est pourquoi il est important que ni l’exposition, ni le catalogue ne hurle aux visiteurs des réponses toutes faites car il faut laisser de la place à l’interprétation pour changer une opinion, un point de vue et le confronter à d’autres.
Si on prend chacune des casquettes de notre entreprise, on peut trouver des équivalents, par exemple des revendeurs de matériaux qui font du démantèlement, des éléments de démolition qu’ils remettent ensuite sur le marché. Nous en avons fait l’inventaire sur Opalis, il y a approximativement une centaine de profils extrêmement différents. Mais en général ce sont des gens qui ne font que ça, ils ne font ni de la recherche ni du concept dans le même temps.
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Cependant de nombreux architectes, designers et architectes d’intérieurs ont fait du réemploi leur domaine d’expertise, mais ils s’intéressent rarement au secteur de la recherche et du démantèlement. Nous n’avons pas encore rencontré d’équivalence, qui porte toutes les casquettes comme la nôtre. L’architecture intérieure contrairement à l’architecture ou le design n’a pas l’air de se préoccuper de ce genre de problématique, pensez-vous que c’est le cas ? Il est possible de lire les choses de cette manière, mais nous avons vraiment la tête dedans, donc cela biaise un peu notre perception, néanmoins nous avons justement l’impression que c’est un peu entrain de bouger dans ce domaine. Et même dans l’architecture très populaire. Si on regarde le dernier gagnant du Pritzker Price ou de la Biennale de Venise on voit qu’il y a quand même un grand engagement pour toutes les questions du socialement éthique, d’engagement environnemental, qui sont petit à petit quand même valorisées et mise en avant, alors parfois sous des formes qui sont très discutables, parfois sous une couche de grand Greenwashing. Mais en politique cela change aussi. En France nous avons quelques projets en maîtrise d’ouvrage et nous sommes assez étonnés de voir la volonté qu’il y a de toute une série de maîtres de d’ouvrage, public ou privé, qui s’intéresse à ces questions de réemploi et de filières de matériaux.
Mais c’est une volonté qui est parfois démunie de moyens, on a l’impression que l’envie est là, mais par contre les outils pour le faire, les procédures concrètes à mettre en place ou même la connaissance des opérateurs de ce type de réponses n’est pas toujours là. Les concepteurs commencent à être relativement bien sensibilisés mais l’intention bloque quand ils commencent à devoir matérialiser l’intention. Pour prescrire des éléments de réemploi dans le cas d’un marché public, cela pose pleins de difficultés pour lesquelles il n’y a pas encore vraiment d’expertise, il n’y a pas vraiment encore de retour d’expériences, ou en tout cas pas de façon centralisée. En fait, je dirai que tout cela manque beaucoup d’outils. Car la sensibilisation commence vraiment à porter ses fruits, en tout cas de notre point de vue. Votre rôle est donc de venir apporter ces réponses ? Il faut encourager petit à petit des démarches qui montrent d’autres manières de faire. Notre ambition est aussi de montrer la grande distinction entre le recyclage et le réemploi. Le recyclage est une sorte de broyage de la matière pour la ramener à l’état de matière première, Par exemple un lambris en bois va être broyé pour en faire de la sciure, ce qui va permettre de créer des panneaux d’aggloméré. Le béton va être concassé pour en faire du granulat permettant de faire des fondations.
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Il y a vraiment une sorte de perte de la valeur d’usage. Là où le réemploi à tendance à conserver les éléments dans leur intégrité. C’est important car depuis les années 50 il y a eu une grosse effervescence des structures de recyclage, de concassage, qui a un peu laissé en plan la question du réemploi. Alors qu’en principe dans la législation européenne le réemploi des déchets est considéré comme plus favorable que le recyclage, moins énergivore, et plus respectueux de l’énergie embarquée des éléments. Les concepteurs commencent à être relativement bien sensibilisés, mais l’intention bloque quand ils commencent à devoir matérialiser l’intention. Pour prescrire des éléments de réemploi dans le cas d’un marché public, cela pose pleinde difficultés pour lesquelles il n’y a pas encore vraiment d’expertise, il n’y à pas vraiment encore de retour d’expérience, ou en tout cas pas de façon centralisée. En fait, je dirai que tout cela manque beaucoup d’outils. Car la sensibilisation commence vraiment à porter ses fruits, en tout cas de notre point de vue. Pensez-vous que c’est la fin du recyclage ? Je pense que le secteur à encore de beaux jours devant lui. .Toutes les structures un peu monolithiques en béton, en réalité à part les maintenir sur place et les rénover en gardant la structure d’origine, une fois qu’on les décrète comme plus conforme, le
réemploi n’est pas une alternative, alors que cela constitue des bétonnages vraiment conséquents de matière. Et c’est à ce niveau là que le recyclage va continuer à être présent. La question c’est quelle place on va laisser à des principes de réemploi, Dans les gravats de bétons on constate qu’on retrouve aussi très souvent de la pierre bleue ou du carrelage, qui en réalité auraient le potentiel d’être réutilisés. Que pensez-vous des immeubles à usages indeterminés ? En fait c’est une vieille idée, qui date du début de l’industrialisation, l’idée de produire une pièce d’un grand mécano qui permettrait une espèce d’interchangeabilité entre toutes les fonctions. C’est le rêve du grand système normalisé. On constate que ce rêve est fondé sur une réalité. Ce serait évidemment plus pratique, mais cette pensée ne tient pas compte de deux facteurs : le principe d’obsolescence, l’industrie est encore et toujours régie par un bond en avant vers l’innovation, et nécessairement la nouveauté peut rendre invalide tout ce qui a été produit précedement. L’économie de marché est aussi extrêmement concurencielle et il y a une pression à tendre vers la nouveauté. C’est vrai pour l’industrie automobile, mais c’est aussi très vrai pour l’industrie des matériaux de construction. En fait il y a toujours un risque que quelqu’un invente un nouveau principe qui rende tout cela totalement obsoléte. Donc, ce principe est un peu utopique.
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Que pensez-vous de la matière déchet ? Dans notre pratique, nous avons beaucoup travaillé avec des juristes pour justement faire passer l’idée que les éléments que l’on récupère lors d’une démolition, ou avant que la démolition survienne, ne devienne pas des déchets. Et cela pour des raisons juridiques et administratives, qui font qu’une fois qu’un élément tombe dans le domaine du déchet, qui est un domaine avec des frontières assez opaques, il faut négocier une sortie du statut de déchet très complexe. Nous considérons que ce sont des produits qui restent des produits, dont on prolonge le cycle de vie en leur trouvant de nouveaux usages. En tant qu’observateur du secteur, il y a une série d’élements, par exemple les anciens échaffaudages en chêne, qui ont étés remplacés depuis une dizaine d’années en Belgique par de nouveaux modéles d’échaffaudages entièremement en aluminium. Et ces anciens échaffaudages ont entièremement étés récupérés tel quel pour le secteur de la construction car ils présentent des qualités de résistance incomparables, ils sont en grande quantité et ils ont des dimensions relativement standards. Ils se prétaient très bien à un reconditionnement. Autre exemple, les panneaux qui servent au séchage du béton dans les lignes de productions. Ces panneaux là servent une dizaine de fois et on considére à un moment qu’ils ne conviennent plus. Et encore une fois
on a vu l’apparition de ce matériau sur le marché de la construction. Donc, le réemploi peut s’appliquer à l’échelle de la ville. C’est un déchet industriel qui d’un seul coup devient un matériau de construction. Depuis combien de temps cette démarche s’intégre t-elle dans la société ? Au cours de l’histoire jusqu’au début du 20ème siècle, la plupart des démolitions étaient en fait des déconstructions. Il y avait une valorisation énorme de tous les éléments qui constituaient le batîment, parce qu’il n’y avait pas d’énergie fossile, donc c’était quelque part plus rationnel d’aller récupérer les pierres qui avaient déjà étaient taillées plutôt que d’en extraire des nouvelles de la carrière. C’était une filère de fourniture de matériaux assez essentiel dans l’économie de la construction au fil des âges. Avec le 20ème siècle, une série de facteurs changent : le prix de la main d’oeuvre augmente, la mécanisation du travail, l’alimentation du coût des assurances pour les ouvriers, l’augmentation de la pression foncière, poussent à effetuer des travaux de démolition de plus en plus rapidement. Il y a toute une série de facteurs qui s’entremêlent et qui font que l’on change de paradygme. D’un coup les batîments deviennent des sources de déchet en puissance.
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Et la seconde moitié du 20ème siècle c’est une sorte de reconquête, de redécouverte des pratiques de valorisation qui passe d’abord par des cadres réglementaires donc on voit apparaître un peu partout les premiers ministères de l’environnement, dans les années 1960-1970 avec les interdictions de mise en décharge pour certains déchets, avec des obligations de recyclages pour certaines filières. Petit à petit un cadre normatif se construit, pour une meilleure gestion des ressources matérielles. On est dans cette espèce de re-découverte timide et lente, maladroite pour cette question qui revient petit à petit à l’ordre du jour. Quelle est pour vous une création réversible parfaite ? Bruxelles, qui est une ville dont le patrimoine le plus ancien date du Moyen-Âge avec son ancienne enceinte toujours visible, a connu une grande phase d’expansion et d’extension comme beaucoup de grandes villes européennes à partir du 19ème siècle. Et les bourgeois qui urbanisaient la ville à ce moment là ont developpé une sorte de typologie du bâti assez spéciale avec des structures en maçonnerie et en ossature bois. Pour avoir vécu dans des immeubles de ce type, cela reste un exemple d’architecture qui est adaptable et réversible. La preuve est que la plupart de ces maisons existent encore toujours, le programme a changé car avant il s’agissait de grandes demeures bourgeoises avec du personnel sous les
combles, et aujourd’hui ces lieux sont souvent divisés en quatres appartements, ou en bureau, en infrastructure culturelle, ou encore en école. Cette typologie manifestement offre une grande souplesse à moindre frais car le gros de l’ossature reste identique. Tout l’enjeu est qu’aujourd’hui avec les nouvelles techniques de construction et les nouveaux matériaux que l’on vient injecter dans ces immeubles là, est ce qu’on ne bouche pas les possibilités de reversibilité ? Avec toutes les nouvelles normes énergétiques, qui induissent toute une façade en polyuréthane avec sa corde mousse qui vient unifier le tout quelque part, on s’empêche d’aller récupérer les briques lors de travaux futurs. Là sont les enjeux. Si ces architectures sont décrétées, spontanémant dans les deux grandes villes (Paris et Bruxelles), comme l’exemple d’une architecture réversible parfaite il s’agit surtout d’un retour d’expérience. Ceci est moins certain pour les batîments qui datent de 10 ou 15 ans.
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Toujours plus loin : L’architecte Aristide Antonas, d’origine grecque, propose d’aller encore plus loin dans le rapport entre déchet et architecture. Ses ouvrages ont été publié et ses travaux d’architecture ont été exposé, entre autres, à la Biennale de Design d’Istanbul, de Venise, de Sao Paulo et au New-York Museum. Il est aujourd’hui professeur d’Architecture en Grèce, aux États-Unis et à Berlin. Nous étudions ici un de ses projets étonnant : un bâtiment en déchet, qu’il nomme “Negative Places”.
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RECHERCHES
Deux types de stratégies assez générales se dessinent lorsqu’il s’agit de créer un espace ou un objet avec des déchets. Elles dessinent rapidement les contours de l’éventuelle construction ou fabrication. On choisit des éléments qui ne sont plus voulus pour leurs propriétés ou leurs fonctions. Puis soit on se ré-approprie cet élément en lui cherchant un autre usage, ou améliore son usage d’origine, soit on amasse une quantité d’indésirables pour créer une même unité permettant de former ce qu’on pourrait appeler un matériau “mélangé”. Ces deux stratégies distinctes font naître des techniques de production différentes. Dans la première stratégie l’architecte doit se comporter comme un archéologue du déchet. Il choisit l’élément pour des caractéristiques spécifiques. Dans la seconde stratégie, il est nécessaire de trouver l’élément en abondance pour obtenir une masse finale.
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On recycle des cartons pour créer du papier mais il est difficile de distinguer sa présence dans l’objet fini. Il en va de même pour les travaux de démolition. Les débris peuvent être utilisés pour une construction neuve particulière, avec des caractéristiques précises, et on ne reconnaîtra aucune trace de ces débris. Le philosophe appelle ce non-lieu où se situe le déchet Negative Places. Il soutient que la ré-interprétation d’une trouvaille est une reconstruction positive de celle-ci. “Nous réorganisons une stratégie pour un objet pendant que nous réinventons une possible reconstitution de celui-ci”. Mais dans le second mode de production, l’objet est dissimulé dans un volume de masse mixte.
Aristide Antonas questionne comment une architecture peut être pensée dans ce cadre. L’architecture est soit condensée dans une opération concernant l’objet trouvé, soit elle se produit comme une création d’espaces vides dans une masse recyclée. Cette attitude complexe utilisant des objets recyclés afin de créer de tels vides dans une masse de matériau mixte, s’appelle “conception négative”. Le prototype de bâtiments qu’il expose dans ses dessins et recherches plastiques est censé créer des lieux négatifs à partir de l’utilisation de réservoirs, de fûts et d’autres structures préexistantes qui peuvent permettre la création d’espaces vacants.
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L’écrivain pense le déchet comme un objet ou une masse qui désunifiée ne peut être déterminé comme un objet. Par exemple une partie d’une brique n’est pas considérée comme un objet, ou une partie d’un évier cassé ne serait pas non plus un objet. Mais un évier et un bac à eau peuvent apparaître comme de précieux objets trouvés pour un archéologue de déchets. Il affirme que nous avons besoin de cette approche archéologique, qu’une classification des déchets est nécessaire. Non seulement pour identifier certains objets qui seront glorifiés en tant que tels par une transformation particulière. Le problème vient du fait que nous les considérons comme des pièces isolées. “Des surfaces peuvent être fabriquées à partir d’éviers, de grilles, de bacs à eau usagés...” Nous avons besoin d’une détection systématique des déchets, mais cette détection ne peut être effectuée qu’après une approche programmatique au travers de laquelle certaines utilisations possibles de matériel homogène sont pré-organisées. Les déchets doivent laisser un espace réglementé afin de laisser des lieux hospitaliers vides. L’idée est que nous pourrions simplement commencer à penser comme si nous devions déjà vivre à l’intérieur des déchets. Les déchets doivent devenir une masse formable, cela pourrait devenir, selon ces mots, “la technologie la plus importante de demain”. “Nous devrons développer une architecture de façonnage des masses de déchets. Le concept de mur doit être revisité. Nous devrons penser à de nouvelles structures enveloppantes qui isolent et structurent une construction tout en recevant le maximum de déchets. Dans le passé, les murs de la ville étaient pensés de la même manière: 2 murs extérieurs minces formaient un réceptacle pour le sol et les déchets afin de construire la résistance la plus efficace aux chocs”.
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Projet : Réservoir positif - fût négatif “Le bâtiment proposé peut être utilisé comme complexe de bureaux particulier. Il est constitué de trois volumes distincts: le premier est un échafaudage conçu comme un escalier et une structure de couloir qui est liée au second volume par des ponts légers. Le deuxième volume négocie l’idée de conception négative dans le cas particulier d’une installation qui reçoit à l’intérieur de ses vieux fûts usagés. Le troisième est une structure proposée qui pourrait être appelée jardin flottant et peut être considérée comme une autre tactique pour la réutilisation des réservoirs, en les stabilisant à travers des poutres et des colonnes en titane solides et minces afin de créer un jardin vertical” Description du projet sur le site officiel d’Aristide Antonas http://www.aristideantonas.com
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L’esthétique de l’Urban Mining : Ce procédé de réemploi des matériaux, loin de l’aspect hasardeux communément ressenti, fait apparaître de nouvelles esthétiques, des textures, des coloris que ne peuvent nous offrir les matériaux industriels figés dans leur aspect et fonction. Mais cela ne s’applique pas uniquement à l’échelle de l’espace. De grands maîtres du Design se sont intéressés à cette question bien avant que les tendances DIY et autre activités manuelles ne connaissent un tel succès. Espérons d’ailleurs que ces nouvelles pratiques s’implantent et se perpétuent au delà des clauses esthétiques et des effets de mode. Enzo Mari1, dans un certain sens à essayé de briser cette chaîne industrielle qui rend dépendant les individus. Il ne s’agit pas du réemploi à proprement parler, mais ce partage de plans de conceptions faits avec trois morceaux de bois incitait à porter un regard neuf sur la matière, et à faire comprendre qu’on peut faire beaucoup de choses avec peu. Il s’agissait de donner matière à penser plutôt que matière esthétique. Tout son travail parle d’une certaine émancipation du concepteur que rejoint le concept récent de l’Urban mining. Le designer Delo Lindo2, à provoqué un grand effet lorsqu’il a présenté pour la première fois sa collection de contenants en tubes PVC issus de l’industrie. Ces nombreuses recherches ont permis de donner un aspect tout à fait unique à cet assemblage d’objets standards. Ces objets sont des manifestes du rôle important que doivent incarner les designers : faire un objet intéressant et esthétique à partir du laid, du rejeté ou de l’ennuyeux. Nous avons observé que l’architecture à cette faculté de pouvoir rendre méconnaissable l’élément de récupération par sa grande envergure. La répétition d’un élément dans des volumes à grande échelle crée un tout qui annule la lisibilité de l’objet de récupération. Mais le Design peut avoir plus de difficulté à masquer cette provenance. C’est pourquoi la création relative à l’objet se tourne actuellement vers des matériaux de substitution issus de rébus de notre société, méconnaissables après intervention du designer.
Enzo MARI provoque une révolution dans le domaine du design avec Proposta per un’autoprogettazione, un livre-manifeste du design anti-consumériste en Do-itYourself. Il y propose des plans de meubles fonctionnels et esthétiques à réaliser soi-même avec des matériaux simples 2 Delo LINDO 1
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II. LES SUBSTITUANTS :
matériaux néo-naturels
Substituer : D’après le dictionnaire Larousse 2017, il s’agit de “mettre quelqu’un, quelque chose en lieu et place de quelqu’un, de quelque chose d’autre” et dans un sens scientifique “remplacer, dans un composé, un atome, une molécule par un autre atome, une autre molécule, sans modifier la structure globale” Le premier fait interrogeant la solution étudiée précédemment est celui de l’esthétisme. La possibilité de reconnaître l’élément de récupération peut déranger dans certains cas. L’Urban Mining propose de moduler avec une certaine masse d’éléments trouvés, ou de mettre en valeur un élément qui présente déjà des caractéristiques intéressantes. Cependant, un concours de circonstances hasardeux nous amène à trouver ou non ces éléments, et dans la quantité souhaitée. Malgré les tentatives de démocratiser ce procédé, il reste associé à une esthétique de l’usure brute et banale. Il faut aussi prendre en compte les freins techniques et juridiques, qui peuvent être des obstacles au réemploi et à la réversibilité. Ne possédant pas assez d’informations (résistance au poids, au feu, conductivité...) sur les élément récupérés, la loi peut interdire son utilisation pour une construction. Là ou ce procédé trouve ses limites entre en jeu la “matière première secondaire”1. Cette pratique peut être considérée comme un prolongement de l’Urban Mining, car cette démarche induit également d’aller chercher les ressources dans notre monde urbanisé, à la manière d’un archéologue moderne. C’est la création d’un matériau issu de la récupération d’éléments particuliers en vue d’obtenir un produit utilisable dans les process de fabrication en remplacement de la matière première initiale. Dans ce cas, nous pouvons parler d’artificialisation positive dans le but de re-créer un équilibre perdu. Au lieu d’utiliser des ressources primaires, les créateurs du domaine de l’art de vivre se tournent vers de nouveaux arrivants, que nous appellerons les Substituants, ou matière dernière.“Si les ressources terrestres sont finies, les ressources intellectuelles semblent infinies”2. Matière première secondaire : C’est une des raisons de l’existence d’Eco-Emballage qui propose des aides financières aux collectivités qui trient leurs déchets en vue de les rendre valorisable. Exemples de matières secondaires utilisées dans l’industrie françaises : 26 % des solvants utilisés dans l’industrie, 30 % des ferrailles, 49 % des papiers et cartons, 50 % du verre, 30 à 60 % des métaux non ferreux. 2 Préface de Nicola Delon dans le catalogue d’exposition Matière Grise. 1
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La matériauthéque du futur : Selon Carolina Tinoco1, designer et architecte intérieure vénézuélienne et commissaire de l’exposition Nouvelles vies à la Galerie VIA : «Face aux enjeux environnementaux, il est nécessaire de révolutionner les différentes manières de créer, produire, diffuser, vendre et acheter : en finir avec le gaspillage et repenser notre appartenance à la société de consommation à partir des déchets et des matières naturelles et industrielles que nous produisons”. Elle ajoute que de nombreux talents semblent déjà engagés dans l’exploration de ces possibilités. Leurs projets démontrent des évolutions technologiques récentes permettant des expériences menées pour générer de nouveaux matériaux et la création de matériauthèques basées sur les déchets récupérés. Des matériaux “positifs” voient le jour. L’exposition participe à donner des lettres de noblesses à la matière “rejetée”. On y trouve entre autres, les créations de Bentu Design, Simone Post, et le studio suédois Brieditis&Evans qui, à partir de chutes de l’industrie textile, a créé 12 magnifiques tapis pour l’exposition Re Ra Rug. Le duo se fixe un cadre bien précis : un mois, une technique, un tapis. Une nouvelle matière textile est crée. Le studio chinois Bentu Design est connu pour ses recherches expérimentales à partir de rebuts. Leurs créations s’étendent d’un terazzo en débris de porcelaine à divers objets en surplus de tubes PVC destinés à la construction. La porcelaine est une céramique composée du précieux kaolin. C’est un matériau durable mais extrêmement fragile. Des additifs (zircone, alumine, carbure, nitrure) lui permettent de supporter de très hautes températures, qui lui donnent le statut de matériau technique. La porcelaine assure des usages là où plus aucun autre matériau n’est capable d’aller. Mais c’est justement ces additifs qui en font un matériau très nocif une fois laissé dans la nature. C’est pourquoi le studio chinois s’affaire à récupérer morceau par morceau les débris de ce précieux reliquat.
Carolina Tinocco : C’est une des raisons de l’existence d’Eco-Emballage qui propose des aides financières aux collectivités qui trient leurs déchets en vue de les rendre valorisable. Exemples de matières secondaires utilisées dans l’industrie françaises : 26 % des solvants utilisés dans l’industrie, 30 % des ferrailles, 49 % des papiers et cartons, 50 % du verre, 30 à 60 % des métaux non ferreux. 1
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La collection de contenants Transglass du studio Tord Boonje, exposée au Moma, est entièrement fabriquée à partir de bouteilles de vin usagées. Simone Post, designer textile du collectif néerlandais Envisions, crée une collection à partir des chutes de wax imprimée et Christien Meinderstam réussie la prouesse de créer une chaise entièrement recyclable et sans aucune chute de production à partir d’un nouveau matériau issu du blé. Quant à Breg Hanssen il est l’heureux créateur d’une collection de mobilier fait en newspaperWood (bois de journal). Les exemples de designers expérimentant ces “matières premières secondaires” sont nombreux. Nouvel ami : Cet enthousiasme créatif s’essouffle rapidement car il est difficile de l’appliquer à grande échelle. Il n’est pas évident pour tous que la matière première, pleine de qualités évidentes, doit être remplacée par un substitut issu de la matière déchet. On ne perçoit qu’un matériau inerte qui, en apparence, semble moins intéressant. C’est pourquoi entrent en scène architectes et designers. Il ne faut plus compter uniquement sur le fait que, dans leurs tours d’ivoire, s’activent chercheurs et ingénieurs en blouse blanche. Le designer est connu pour travailler proche de l’éditeur et de l’industriel. De nouvelles alliances se créent. Chimistes, physiciens, ingénieurs et designers s’associent dans un travail commun et participatif pour créer de nouvelles matières spécifiques à la création. Les résultats d’expériences menées prennent le même degré d’importance que le produit fini. L’architecte devient un archéologue urbain et le designer devient un chimiste créateur. Dans chaque domaine d’expertise il y a un rôle à jouer pour contrer cet état des choses décrit antérieurement. Concepteurs, architectes, designers travaillent intrinsèquement lié à la matière. Sommes-nous pourtant en pleine connaissance des alternatives de matériaux qui s’offrent à nous ? Construire réversible serait aussi construire avec la matière inventée à partir de précédentes créations. 1
Vitrification des déchets : Traitement de stabilisation des déchets qui consiste à chauffer ces derniers jusqu’à leur fusion (classiquement, à partir de 1.400°C).
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La désobéissance du designer : On peut voir l’apparition de ces nouveaux matériaux comme une désobéissance aux process de l’industrie standard. C’est peut être aussi la raison pour laquelle ils mettent du temps à entrer dans les moeurs de notre société. Beaucoup de grandes industries (du verre, du plastique, du béton...) ont assis leur notoriété depuis des générations. Les lobbies peuvent se sentir menacés par l’arrivée de ces substituants. Et c’est sûrement la raison qui explique la difficulté de trouver des financements pour ces découvertes. Cette pratique d’une nouvelle matériauthéque réajuste notre propre rôle. Toutefois, ces découvertes prouvent que la production des déchets ne doit plus être perçue comme une conséquence inévitable de nos modèles de production mais comme des ressources potentielles qui, au travers d’une conception intelligente, feraient du statut de déchet un état provisoire. Selon Laure-Marie Torre1, “la fabrication des produits doit se faire grâce à une association entre industries, et les déchets des uns doivent devenir les ressources des autres”. Plusieurs études réalisées par le cabinet de conseil Mc Kinsey2 démontrent par ailleurs que ce genre de démarche permettrait une économie nette de 380 milliards de dollars par an en matières premières en Europe. Victor Papanek propose l’idée selon laquelle le but final du design est de “transformer l’environnement et les outils de l’homme, et, par extension, l’homme lui même”. Cette formule citée dans Design for a real World résume ce nouveau rôle que doit adopter le concepteur. C’est à dire, de faire prendre conscience de la préciosité des matières dernières issues de nos activités et de rendre compte de leurs qualités esthétiques et fonctionnelles. L’utilité première de ce genre de pratique est de briser l’aspect réducteur et “misérabiliste” en valorisant l’esprit de créativité. En 2014 la ville de Cape Town, en Afrique du Sud, avait été élue Design World Capital notamment pour son design à partir de chutes. De nombreux tournages de publicités ont lieu dans la ville. Les décors laissés à la fin deviennent matières à transformer pour les créatifs. Laure-Marie TORRE : graphiste française d’interrogeant sur les déchets crées par l’industrie de l’imprimerie en France. 2 Cabinet Mc Kinsey : Etabli en France depuis un demi-siècle, McKinsey conseille les directions générales de grandes entreprises françaises et internationales, ainsi que celles d’institutions publiques et d’organisations à but non lucratif. 1
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Destin dé-brisé : Toujours en Afrique, sur l’île de Zanzibar, un projet remarquable voit le jour pour répondre à un problème local : l’accumulation de bouteilles en verre polluant le paysage naturel. Le studio Os and Oos1 à été invité à prendre part au projet Bottle Up, avec deux autres studios de design. L’augmentation du tourisme dans cette région amène inévitablement à une gestion du déchet qui n’est plus maîtrisée. Zanzibar ne possède actuellement pas les infrastructures nécessaires pour traiter ce genre de rebuts laissés par les touristes. Le projet Bottle Up propose une solution provisoire pour la gestion de ces déchets, en espérant que les ressources économiques qui en découleront puissent à long terme financer les infrastructures nécessaires. Les commissaires de ce projet, (Hubert & Elisabeth van Doorne et la Dutch Design Week ) ont construit un grand atelier très bien équipé sur l’île où les locaux et les designers s’afférent à transformer ce verre abandonné en petits objets, en terrazzo, en mobilier et à l’avenir, en véritable panneaux pour la construction. Pour faciliter l’approvisionnement en bouteilles de ces verres rejetés, le studio a crée un partenariat avec une entreprise qui apporte quotidiennement les bouteilles usées des hôtels présents sur l’île. Cette initiative admirable crée un véritable savoir-faire local pour la valorisation, et la transformation de ces bouteilles inutilisées. Les objets créés sont ensuite vendus dans les boutiques d’hôtel. Les recherches et expérimentations constantes leurs ont permis d’aller plus loin avec la création d’un terazzo de verre. Ils obtiennent aujourd’hui un matériau très séduisant. Ils ont aussi remarqué que de nombreux hôtels importaient leur mobilier de l’étranger. Ils ont donc décider de créer une collection de meubles pour répondre à leurs besoins. L’équipe réussie avec prouesse à passer de l’échelle d’un matériau, à la création de petits objets, puis à la création de mobilier pour arriver à l’échelle de l’architecture grâce aux panneaux de construction. Cette ode poétique au déchet a comme bénéfice de nettoyer l’île tout en stimulant la créativité et le savoir-faire des locaux. 1
Studio Os&Oos : studio de design néerlandais crée par deux jeunes diplômés de la Design Academy d’Eindhoven, créateurs d’objets questionnant la relation à la matière.
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Il est intéressant de voir aujourd’hui des entreprises emblématiques du design comme Kvadrat prendre conscience de cette perte de la matière. La célèbre marque de design textile a récemment crée une filière nommée Really, qui prend en compte les pertes phénoménales de l’industrie textile, en transformant ses rebuts en divers panneaux, interrogeant dans un même temps la manière d’exploiter les ressources dans l’industrie du design et de l’architecture. À noter que 95% du textile que l’on utilise actuellement pourrait être recyclé et que seulement 25% l’est réellement selon les sources de l’entreprise. Le problème des déchets issus de l’industrie textile concerne presque tous les pays du monde, mais chaque contexte nécessite des solutions particulières et sur-mesure. Lave de rebuts : PyroGenesis est une industrie canadienne qui a développé une série de procédés très avancés. A partir de multiple sources de déchets générés par les municipalités, les déchets organiques sont transformés en électricité et en vapeur, et les déchets inorganiques en vitrifiât inerte qui peut servir de matériau de construction. Les déchets passent sous une torche au plasma thermique à plus de 10000°C pour réduire les déchets en leur structure moléculaire la plus simple. Pour 100 tonnes de déchets, 85 tonnes sont transformées en gaz divers et 15 tonnes en vitrifiât. Le studio de design GGSV1 à travaillé à partir de ce matériau pour sa carte blanche au VIA en 2011 sous le nom “Objet trou noir”. Leur projet se résume à une collection d’objets variés (poêle à bois, radiateur, contenants..). Selon Stéphane Villart, “Un aspect séduisant du design consiste à laisser penser que nos productions de designers contribuent systématiquement au progrès alors qu’elles s’inscrivent, malgré nous , dans le surplus et la désagrégation. Si le design assume sa vocation industrielle tout en prenant en compte ces enjeux de société, il nous faudrait alors créer des objets en plus qui auraient pour vocation de générer des objets en moins. Cela reviendrait en quelque sorte à créer des objets trou noir.” 1
Studio GGSV : Le Studio GGSV a été fondé en 2011 par Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard. Leur association produit une approche atypique qui va du commissariat au design de recherche, de l’objet et l’architecture intérieure. En parallèle, Stéphane Villard dirige l’atelier de projet INFORME à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle, ENSCI / Les Ateliers, Paris.
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Litosphère empr(ein)untée : Considérant que nous vivons les dernières heures du plastique, Shahar Livne, étudiante diplômee de la prestigieuse Design Academy d’Eindhoven, développe une approche empreinte de nostalgie pour l’époque qu’il symbolise et travaille à partir d’un matériau hétéroclite alliant plastique et gravats. En enquêtant auprès de géologues, elle a reçu confirmation que ce polymère s’immisce déjà dans les couches de notre lithosphère. Les générations futures creuseront pour en trouver dans nos strates géologiques, tel un matériau naturel, comme le marbre ou le calcaire. En appliquant simultanément des pressions précises et des températures biomimétiques, un matériau semblable à de l’argile est né. Son matériau malléable pourrait, selon elle, devenir d’usage pour les artisans. Son projet manifeste la réalité des matériaux néo-naturels : l’assemblage involontaire d’une matière naturelle et d’une matière artificielle crée un type de matériau inédit, un réel mélange entre l’homme et la nature. Selon les principes de l’Anthropocéne, la nature telle qu’elle fût décrite pendant des siècles n’existe plus; nous sommes entrés dans un nouvel âge géologique sous l’emprise de l’Agir Humain. Cette nouvelle ère donne naissance à un paysage constitué de “plastiglomerat”, une pierre qui a absorbé du plastique durant sa formation et qui crée une roche “mutante”. Mais cette jeune diplômée ne voit pas le phénomène d’un oeil critique, elle les considère comme catalyseurs de la formation d’une seconde nature. Son travail pratique a été approfondi par l’écriture de son mémoire : “Will we mine plastics in the future ?”. Ce genre de démarche prône un design et une architecture à l’intérieur des limites biophysiques de notre planète. Jean Baptiste Fressoz, co-auteur de l’Événement Anthropocéne annonce une nouvelle relation à notre biotope : “Il y a quelques années encore l’environnement était compris comme ce qui nous entourait, le lieu où l’on allait prélever des ressources, abandonner des déchets ou bien celui que l’on se devait en certains points de laisser vierge... Les économistes parlaient des dégradations environnementales comme des externalités”.
L’Evénement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dressent l’inventaire écologique d’un modèle de développement devenu insoutenable. Ils décrivent une nouvelle ère sous l’emprise de l’agir humain. 2
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La géologie du futur : Les matériaux prometteurs issus de nos déchets ne sont qu’aux prémisses de leur apologie. Le principe de l’Antropocéne estime que les matériaux “artificiels” du XXème siècle et du début du XXIème siècle ne feront qu’un avec les constituants naturels de notre environnement et donneront naissance à des matériaux de formation “naturo-artificielle”. La distinction commune qui se fait entre le matériau naturel et artificiel est par ailleurs à revoir. Présentement, le matériau dit naturel est perçu comme inoffensif pour l’environnement alors que le matériau dit artificiel est perçu comme une menace notoire. Cette dualité très catégorique est à considérer sous un nouveau regard. Toute production humaine peut en fait être qualifiée de naturelle car nous formons un tout avec le Système Terre. L’Anthropocéne ouvre une nouvelle condition humaine là où la nature n’est plus perçue comme une externalité. Si le schéma de l’Urban Mining dépeint une solution potentielle pour la création réversible, l’objet ou la construction ne revient pas réellement à l’état de matière. Alors que les Substituants sont capables de faire d’un tout disparate une matière nouvelle, unique, présentant des propriétés inédites. Actuellement ces techniques physiques et chimiques ne peuvent pas s’appliquer à toutes sortes de rebuts. Chaque catégorie de déchet fait l’objet d’une recherche sur-mesure. L’utopie que tente d’atteindre cette alternative est de découvrir le maximum de processus pour transformer toutes sortes d’états du déchet en matériau prêt à être re-modelé. Dans le cas échéant nos constructions et fabrications ne passeraient plus jamais pas le statut de déchet ou de décombre. Nous serions dans une ère où la matière serait infinie, contre l’actuelle règne de la matière jetable. Mais nous sommes présentement loin d’être à ce stade. Les découvertes ne sont pas assez nombreuses pour pouvoir remplacer chaque matière première. Il est actuellement impossible de trouver les qualités de réflexion et de transparence d’un métal ou d’un verre d’origine naturelle. Pour pouvoir substituer la matière dernière à la matière première, il faudrait pouvoir retrouver toutes les caractéristiques représentées par nos matériaux actuels : flexibilité, brillance, transparence, élasticité, scintillement, métallisé, mou, léger, diaphane... L’Evénement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dressent l’inventaire écologique d’un modèle 2
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Le sceptimisme des connaisseurs : L’optimisme de la volonté fait face au pessimisme de la connaissance. La transformation des matériaux a des limites. Aujourd’hui, selon la fondation Britannique Ellen Mc Arthur1, la plus en pointe sur la question de l’économie circulaire, le recyclage des matériaux et la revalorisation énergétique des déchets n’exploite que 5% de la valeur initiale des matières premières. La marge de progression est donc immense. Elle conclue que d’ici à 50 ans, or, zinc, lithium, plomb, étain, cuivre, uranium, nickel et autres pétroles et gaz naturels ne seront disponibles autrement qu’en stock. Philippe Bihouix estime que le recyclage des matériaux fait partie du greenwashing dans le sens où l’énergie fossile est épuisée pour la transformation et qu’une perte de matière est quand même engendrée. A moins d’assembler molécule par molécule la perte est presque obligatoire dans la construction de la moindre partie d’un objet. Il conclue donc qu’il n’y a pas de produit ou de service plus positif en économie de ressources que celui que l’on utilise pas. Philippe Bihouix déclare, “Voici venu le temps de l’économie circulaire et de l’écologie industrielle, ô formidables oxymores, idoles des temps modernes”. Il est difficile de savoir si l’auteur y inclue ce genre de matériaux (les Substituants) issus de ce qu’on utilise pas. Mais il soulève une complication majeure et un équilibre à trouver. “Le discours du développement durable qui s’imposa à partir des années 1980 affirmait mettre en négociation trois pôles bien identifiés : l’économique, le social et l’environnement. Au lieu d’une vision concentrique où l’économie est dans le social lui même encastré par milles boucles de rétroactions dans la biosphère et le sytème Terre, on faisait de l’environnement un simple partenaire de l’économie et une nouvelle colonne de la comptabilité des grandes entreprises, qui se dotaient de nouvelle “directions du développement durable”1. En résumé, le terme écologie (ou durable) associé au mot matériau est une sorte de tromperie. Il faut voir ce terme comme un jugement scientifique, ou social, qui varie en fonction d’un contexte et d’une culture. Mais quelques matériaux semblent sortir du lot. Fondation Ellen Mc Arthur : Association caritative britannique créée le 23 juin 2009 qui vise à inspirer une génération à repenser, re-conceptualiser et construire un avenir positif à travers le cadre d’une économie circulaire. 1
Christophe BONNEUIL. L’Evénement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous. Chapitre “Penser avec Gaïa”, page 37. 2
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Répertoire des Substituants -
Une manière efficace de promulguer l’utilisation de ces matériaux méconnus serait de créer un outil numérique permettant d’identifier rapidement quelle matière dernière peut substituer au matériau souhaité pour la création d’un objet ou pour un projet d’architecture intérieure. Cette pause dans le récit est un court inventaire de matériaux issus de divers genres de déchets découverts entre autre dans le livre Building from Waste, co-écrit par Marta H. Wisniewska, Dirk E. Hebel et Felix Heisel.
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1 REFIOM
Les cendres des ordure ménagéres contient tous les composés minéraux de la combustion : chrome, zinc, plomb, cadmium… Très volatile, cette cendre est dangereuse car elle peut être inhalée ou absorbée. On la stabilise donc en la vitrifiant : on la fait fondre entre 1100 et 1200 degrés C. on la refroidit rapidement et on obtient un bloc de verre homogène d’un noir profond. Elle est utilisée pour l’empierrement des routes et des autoroutes, ou pour fabriquer des dalles de pavement.
2 POLYAL
Ce matériau est créé à partir de la récupération des brisques alimentaires dont les trois composants (polyéthyléne, aluminium, carton) sont séparés par les papetiers. Il peut être solide comme de la roche avec l’application d’un vernis, se couper et se courber facilement. Il présente également de bonnes propriétés accoustiques et de déformations. Et il peut être traîté de manière à être translucide.
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3 MYCOFOAM
Dans un moule un mélange de déchets agricoles (balles de céréales, sciures de bois...) et de mycélium (champignon) se mélangent. Le mycélium se nourrit du déchet petit à petit jusqu’à remplir tout l’espace du moule et devient un objet solide et compact de la forme désirée. Ce matériau se présente comme une alternative au polystyréne et à pour vocation d’étre utilisé pour les emballages. Il a aussi été utilisé en brique pour le projet d’architecture Hy-fi de David Benjamin.
4 STONECYCLING
Industrie qui crée des briques issues de déchets de chantiers concassés puis agglomérés dans un moule. Beaucoup de coloris et formes peuvent être créés sur-mesure. Ils ont pour objectif de créer des briques que l’on pourrait emboîter comme des legos afin d’éviter l’utilisation de mortier qui lui ne se recycle pas.
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4 BLOOD BRICKS
Matériau controversé créé à partir de restes d’abattoirs (8 litres de sang pas vache abattue). Le sang est totalement perdu actuellement dans ce process. L’industrie propose de le récupérer pour en faire un matériau de construction qui présente de grandes qualités. Leurs recherches permettent un pannel de coloris allant du rouge au noir.
5 LINEX PRO GRASS
Ce matériau est créé à partir de résidus de blé, de mauvaises herbes de et de racines de riz compressés sans aucun additif. Il est imperméable à l’eau et à la moisissure et peut faire un parfait isolant thermique et accoustique. Il peut êre recouvert de n’importe quel revêtement et réduit le bruit de 65 décibels par panneaux.
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6 TRPA PLASPHALT
Ce matériau utilise toutes sortes de déchets plastiques pour créer un granulat artificiel remplaçant les les minéraux concassés comme le sable et le gravat, qui constitue le béton à 70%. Les tests concluent que le Plasphalt est plus léger et plus résistant que le béton traditionnel.
7 FOAMGLASS
Une mousse alvéôlaire est créé à partir de reste d’aluminium dans les usines de fabriquation aéro-spatiale. Toutes sortes de métaux peuvent être récupérés et moussés pour obtenir des panneaux isolants et très résistants avec une extrême légéreté. Le matériau pourrait apparaître dans la composition des voitures pour sa légéreté et sa sécurité.
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8 NEWSPAPER WOOD
Matériau créé à partir de journaux usagés roulés en un cyclindre compact puis tranché dans l’épaisseur pour obtenir un motif de veinage qui s’apparente au bois. Il peut être coloré avec divers encres et sculpté dans des formes cylindriques, cubiques, rectangulaires ou en feuille. Ce matériau à reçu le Prix Innovative Design en 2013.
9 CRT CATHODE RAY TILES
Il s’agit de la créatiob de carreaux de verres dépolis composés de vieux tubes cathodiques provenant de nos anciens appareils électroniques. Les carreaux peuvent être de plusieurs tailles et formes. Deux finitions sont proposées : brillant et mat. Mais le coloris est unique.
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Cette entreprise crée des motifs de plastiques uniques à partir de toutes sortes de rebuts récupérés dans les communes. Ils proposent également aux architectes et aux designers d’apporter leurs propres trouvailles pour les transformer en panneaux.
11 BIOGLASS
Ce matériau de la compagnie Coverings.etc est composé à 100% de verre recyclé et se présente sous divers coloris qui dépendent des déchets de verres dont ils sont issus. Il est aussi solide qu’un verre primaire et peut être créé avec une épaisseur allant jusqu’à 23mm. Il perd cependant ses qualités de transparence et devient translucide.
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12 ECO-TERR
Matériau crée à partir de gravats de chantiers et de restes de clairières aux environs de Portland aux ÉtatsUnis. Plusieurs motifs et coloris sont disponibles. Le matériau est fourni en panneaux ou en carreaux.
13 BIO-LUMINIUM
Cet aluminium est créé à partir de vieux appareils de l’aviation qui se détériorent dans les hangars. Il peut être formé à l’état de mousse métallique, rugueux, et alvéôlaire ou être pressé à chaud pour obtenir un aspect lisse.
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14 ALKEMI Polyester
Ce matériau récupère les chutes de productions des métaux. Il est composé à 97% de paillettes d’aluminium et de cuivre. Il peut ête utilisé en remplacement de surfaces métalliques primaires mais ne posséde pas les mêmes qualités réflechissantes.
15 WINE CORK PANELS
Ce matériau de la compagnie Yemm and Hart est composé de bouchons de bouteilles de vins et de champagnes. La consommation mondiale de bouteilles de vin est estimée à 31.7 billions par an. Et les bouchons de liège finissent dans les décharges alors qu’ils offrent d’excellentes qualités pour le secteur de la construction.
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Matériaux en stock : Malgré ces inventions, il faut se rendre à l’évidence que certaines catégories sont difficilement remplaçables. Un équilibre est à trouver dans l’utilisation de ces matières dernières. Elles sont encore fragiles et font l’objet de recherches actives. Elles doivent être accompagnées d’une banque de matériaux primaires en stock qui permettrait de sauvegarder les “espèces” en voie de disparition. Cette banque aiderait à conserver des matériaux pour lesquels nous n’aurions pas trouvé d’usage ou d’application possible au moment où son usager s’en est détaché. Ils deviendraient des matériaux fossiles, souvenirs d’une époque et éléments de savoir pour les futurs chercheurs. Auparavant, le designer concevait pour un matériau dédié à une situation nouvelle. L’arrivée de ces recompositions atomiques ont libéré le concepteur de la question de la matière. Mais nous devons revenir à un regard concerné sur le sujet. Ces matières dernières, qui sont des curiosités de laboratoire dans certains cas ont une existence et un potentiel mérité. Mais elles se trouvent “orphelines” stagnant dans les salons et laboratoires, car pour que la matière accède à son statut de matériau il lui faut trouver une application. Néanmoins, l’étude de ces alternatives démontrent d’une tendance à entrer dans une période d’artificialisation positive. Le domaine de la recherche chimique et physique, associée à la technologie, tendent à être utilisé pour réparer nos dommages. Ces solutions serviront à rétablir des équilibres. Puisque depuis la Seconde guerre mondiale et maintenant nous avons consommé plus de ressources qu’entre notre apparition sur terre et la Première guerre mondiale1, ces alternatives ne doivent plus être pratiquées à petite échelle mais devenir le processus dominant de toute conception. “Dans un environnement qui est visuellement, physiquement et chimiquement bloqué, ce que les architectes, les designers industriels, les planificateurs, etc, pourraient faire de mieux pour l’humanité serait de cesser complètement leur travail.
Fait tiré de l’Article Créer des mines dans les fonds marins du magazine Les échos (2016) 1
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Dans toute pollution les designers ont leur part de responsabilité. Mais, dans ce livre, j’adopte une vision plus constructive : le Design peut, et doit, devenir un moyen pour les jeunes de participer à l’évolution de la société”1 Vers une transition : Notre étude démontre que pendant trop longtemps le béton a été le meilleur ami de l’Architecte et le plastique celui du Designer. Aujourd’hui nous en subissons de graves conséquences. Les solutions qui se dessinent actuellement nécessitent d’être étudiées sur le long terme pour montrer leur efficacité. Mais l’Urban Mining au delà de son aspect pratique, économique et moral introduit déjà dans nos moeurs l’intégrité sensible de l’objet. Il restitue une forme de souvenir où l’objet acquiert une charge biographique. Le prolongement de cette démarche, représenté par la création des Substituants, ou matière dernière, montre les conditions et les applications pour lesquelles le déchet devient matériau ou matière. Néanmoins ce processus de réversibilité est un travail en aval fastidieux car l’espace ou l’objet n’ont pas été pensé pour être déconstruit, décomposé, désassemblé, désunis, disjoint, démonté ou démantelé... Ce caractère réversible est appliqué postérieurement pour préserver la création architecturale ou l’objet. Mais “l’attribut réversible” n’était pas intégré dans la genèse de sa conception, ce qui complique la volonté des ambitieux. Les solutions prometteuses étudiées, propices à la créativité, ne suffiront peut-être pas à modifier le schéma linéaire actuel mais elles peuvent constituer une partie de la solution. Il faut y ajouter un nouveau concept de “préparation en vue de la réutilisation”, c’est à dire une production dont la réversibilité a été pensée aux prémices de la conception du projet. Il est presque impossible de revenir à un âge où le déchet n’existerait pas. Mais il peut être réduit par l’invention d’une production qui ne fige pas les usages. Une création comblant le besoin de changement perpétuel du caractère humain. Puisque là où l’imaginaire de l’homme ira se déploieront sans cesse de nouveaux usages. Construire réversible serait de réenchanter la construction et la conception, ouvrir de nouveaux moyens de produire, d’imaginer, de fabriquer et de créer du lien sans impacter négativement notre système.
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I. VOLUMES CAPABLES : destination indéterminée Capable : du terme latin capabilis. Qui a la force, l’aptitude, le pouvoir de faire quelque chose, d’avoir telle qualité ou quelque chose qui peut éventuellement se produire et à qui il risque d’arriver quelque chose1 Une réflexion se pose quant à l’inscription de la construction dans le temps. Des moyens peuvent être étudiés pour éviter l’obsolescence des espaces. Il faut comprendre pourquoi nous modifions frénétiquement nos habitats. Trois facteurs entrent en jeu dans le processus de destruction d’un espace : un individu se lasse de l’ambiance de son habitat et veut donc en changer ou reconfigurer totalement cet espace, mais les marges de manoeuvre sont faibles. Les temps changent et notre façon d’occuper les espaces accompagnent ces changements. L’envie de transformation est un caractère profondément humain. La deuxième cause est celle du progrès. Les découvertes technologiques et scientifiques nous proposent une meilleure version de ce que nous avons déjà ou un élément peut bouleverser notre quotidien. La troisième cause est la mode. Cette dernière s’immisce dans l’inconscient de l’individu et l’incite à se débarrasser de son mobilier pour éviter tout jugement extérieur et faire partie d’un groupe. Mais comme nous l’avons étudié, les conséquences sont problématiques quant à la perte de matière. Nous constatons que toute création matérielle est vouée à changer, physiquement ou dans la perception que nous avons de ses usages. Construire et fabriquer réversible serait concevoir des Volumes Capables1. C’est à dire, une architecture intégrant dans sa démarche de conception les possibles (et souhaitables) évolutions des espaces, de façon à survivre aux époques et à pouvoir accompagner leurs transitions. C’est un espace à plusieurs visages qui permet d’accompagner les désirs de changements de l’individu et ainsi éviter sa propre disparition.
Ce terme a été utilisé pour les travaux d’amménagement urbain de Bordeaux et désigne des logements vendus inachevés dont l’aménagement intérieur reste à la charge des acquéreurs. 1
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Selon Patrick Rubin, architecte et auteur de l’ouvrage Construire réversible1, l’idéal serait surtout de parvenir à ne plus avoir à déconstruire, ou à récupérer morceau par morceau la matière résiduelle d’un immeuble obsolète. Car l’effort est devenu démesuré pour parvenir à donner plusieurs vies à un bâtiment, contraint par sa programmation initiale. Il faut instaurer une souplesse d’usage et une géométrie libérée. Le problème que souligne l’architecte Lucien Kroll est que l’on démolit tout pour reconstruire de l’intransformable. La poétique du réversible : L’esthétique de l’impermanence s’est enracinée dans le concept du mono no aware, une croyance dans le design japonais qui consiste en partie à se concentrer sur l’appréciation de la beauté transitoire, éphémère et fugitive. Contrairement à l’architecture conventionnelle, l’architecture réversible ne serait pas une fin en soi mais un encouragement au changement continu et au raffinement, à l’amélioration de l’espace. L’habitat traditionnel japonais présente de nombreuses caractéristiques de réversibilité, sûrement liées aux manifestations climatiques qui rythment le quotidien des habitants. De multiples éléments sont amovibles, la matérialité y est éphémère, et permet un paysage intérieur qui change et se renouvelle. “La Minka2 japonaise est totalement préfabriquée depuis mille ans. L’élément standard étant le tatami et les éléments de façades. On utilise du très beau bois pour les gens aisés, du bois bon marché pour les nécessiteux, mais les standards sont les mêmes. C’est à la base de cette histoire de l’évolutif ” explique Manuel Perianez, architecte et psychanalyste. Le terme évolutif est allié au mot réversible. Il définit également la capacité d’évolution d’un ouvrage anticipé dés la conception. Les deux principes permettent de faire face à une obsolescence des besoins et des goûts. Ce concept dessinant un rapport à l’espace flexible a été prolongé à l’époque des années 1960, avec l’apparition du mouvement japonais : L’Architecture métaboliste. Patrick RUBIN. Construire Réversible. Ouvrage de Canal Architecture présentant de nombreux entretiens avec les acteurs de la construction et un guide de sept principes pour concevoir un “batîment à usage indéterminé”. 2 Les minka sont des résidences de type traditionnel. À l’époque d’Edo, les minka étaient les foyers des paysans, des artisans et des marchands. 1
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Ce mouvement a fait émerger les premiers habitats modulaires. Les initiateurs principaux étaient Kisho Kurokawa, créateur de la célèbre Nakagin Capsule Tower1, et Kenzo Tange. Leur vision de la ville du futur est caractérisée par de grandes structures flexibles et extensibles, pour une population à la croissance exponentielle. Même si le mouvement et ses préceptes répondaient d’avantage à ce problème démographique, les principes de flexibilité organique sont à reprendre pour la construction réversible, le but de leur réflexion étant aussi de résoudre la pérennité du bâti urbain. Réenchanter la construction : Construire réversible pour moins détruire suppose l’implication de chaque acteur de la construction. L’architecte doit réussir avec prouesse à penser l’espace afin qu’il puisse accueillir une succession de programmes différents, tout en gardant une qualité spatiale. Et l’individu doit adopter son rôle d’usager concepteur avec intelligence. Les mutations sociologiques en accélération constante compliquent la capacité du concepteur à anticiper les pratiques quotidiennes. L’apparition du télétravail, par exemple, questionne l’intégration d’un espace plus grand dans nos lieux de vie dédié à l’activité professionnelle. Dans un bâtiment réversible “tout devrait être possible. Pour autant il ne doit pas être banalisé, cela doit être, au contraire, un espace qui a un esprit, un lieu qui est investi par l’intelligence de celui qui l’utilise” selon Francis Rambert, directeur de l’Institut Français d’Architecture. C’est un des défis majeur de l’architecture réversible : concilier une originalité architecturale et une programmation multifonctionelle. La construction réversible permet de préserver nos ressources primaires, de diminuer les pertes de matières et crée un ensemble de constructions originales et expérimentales. Il reste à étudier l’accueil du public. “L’avenir est impossible à prévoir faisons du parfaitement transformable techniquement et socialement. Il faut partir depuis loin en arrière, lorsque nous étions innocents”2.
Nakagin Capsule Tower : Elle est constituée de deux tours en béton armé sur lesquelles viennent se fixer des modules préfabriqués appelés capsules, qui mesurent 2,3 m × 3,8 m × 2,1 m et constituent de petits espaces de vie ou de travail. 2 Entretient avec Lucien Kroll dans l’ouvrage Construire Réversible. 1
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En 2014, sur 3,9 millions de mètres carrés de bureaux vacants en Île de France, 2,2 millions étaient impossibles à louer, selon l’Observatoire Régional de l’Immobilier d’Entreprise (ORIE). Raphaël Ménard, architecte et ingénieur, spécialiste des énergies renouvelables, s’exprime sur le sujet : “La difficulté, c’est que l’obsolescence programmée sert les intérêts de tous les acteurs de la construction, y compris les architectes. Il est absurde que le métier d’architecte soit forfaitisé au fait de construire, car cela empêche toute liberté intellectuelle. Très peu d’architectes sont incités à transformer l’existant : il y a une tendance à créer des objets architecturaux signés, à repartir de la page blanche”. Il faut devancer ce gâchis en construisant autrement en nous appuyant sur la complexité du monde, instable, pour inventer la notion de réversibilité en architecture et en design. Réversibilité matérielle : Jean-François Blasel, architecte et ingénieur, ne situe pas seulement la réversibilité dans son caractère fonctionnel. Il souligne que les éléments standardisés, préfabriqués permettant une flexibilité de programmes deviennent monolithes une fois “noyés dans leur ensemble structurel”. Pour atteindre l’idéal que ce sujet propose il faudrait aussi assurer la “flexibilité de la réversibilité matérielle élémentaire” et pas seulement la réversibilité fonctionnelle globale. C’est à dire imaginer plus de constructions avec un assemblage à sec, où les éléments pourraient se dissocier les uns des autres, être désassemblés et indépendants. Premières tentatives : Les principes du mouvement japonais métaboliste étaient étroitement liés au célèbre groupe Archigram1. Contestataires du modernisme, ce groupe de jeunes architectes dans les années 1950 identifie plusieurs genres de mobilité : celle de l’objet, celle de l’ensemble architectural lui‐même par son déplacement et son évolutivité, et celle de l’utilisateur dans l’environnement construit.
Archigram : Ce mouvement est anglais. Il développe une architecture sans fondation, purement théorique, et se concrétise principalement par la parution d’une revue d’architecture. Celle-ci sert de média, entre 1961 et 1974, à un jeune groupe d’architectes. 1
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Flexibilité, structure, stratification et mobilité deviennent les grandes préoccupations théoriques de leur définition de la ville. “L’habitat peut alors se construire rapidement, adapter sa morphologie aux changements de configuration, et parfois même se déplacer”. Panseurs de notre environnement : Certains architectes tentent de poursuivre cette philosophie de l’habitat flexible, mutable, transformable et respectueux. C’est le cas de Stéphane Malka. Son projet Plug-in-City à Paris fait directement référence au groupe Archigram qui, soixante ans plus tôt, présentait son projet du même nom dessiné par Peter Cook1. Stéphane Malka fait partie de ces architectes qui se révoltent contre l’idéologie de la table rase et qui questionnent notre rapport à l’existant. Ces créations soulèvent des problématiques variées, comme la sur-conservation du patrimoine à Paris qui crée des problèmes de logements (3box), les espaces vacants comme le dessous des ponts (galerie Bunker), ou l’inutilisation des toits (neossmann). Ces travaux ne sont pas toujours bien accueillis par le public, mais ils ont un but manifeste, qui donne matière à réfléchir aux jeunes architectes. Dans la même perspective les travaux du studio japonais DOT Architects repensent l’habitat de demain comme un organisme mobile, adaptable et décomposable. Leurs maisons ont pour but de ne jamais être détruites puisque adaptables à tous types de programmes et d’habitants. Ils soulèvent l’absurdité d’avoir des “espaces stagnants” utilisés une heure dans la semaine ou une fois dans le mois. Il faudrait concevoir les espace fonctionnels en fonction de leur rapport au temps. Un projet plus récent de Tram-anh Nguyen, une architecte d’origine japonaise ayant étudié à Paris la Villette, s’inspire de la culture bouddhiste pour créer de l’impermanence en l’architecture. Elles est l’auteur d’une plateforme de recherche dédiée aux concepteurs appelée Impermanent Devices. Tout ces édifices sont pensés en considérant les usages du présent, tout en parvenant à envisager ceux du futur par la compréhension des usages du passé.
Peter Cook : Il entreprend des études d’architecture et obtient un diplôme en 1960 de la London Architectural Association. De 1961 à 1974, il fonde, avec d’autres jeunes architectes, le mouvement Archigram. Il participe à l’invention d’une architecture en prise directe sur la société de consommation et de communication. 1
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Sébastien Thiery, politologue au pôle d’exploration des ressources urbaines soutient ce type de constructions qu’il considère comme l’état de création absolu : “On ne peut plus imaginer que les choses ne soient pas réversibles. Il faut comprendre que l’on est entrain de lâcher un monde extraterrestre. Où on s’est bercé d’illusions, celle de la permanence des formes, des états permanents idéaux. La pérennité c’est hors sujet dans l’histoire de l’humanité, la réversibilité est son état décent, sensé, normal. L’humanité c’est la réinterprétation, l’invention permanente, et la réinvention, c’est ce qui fait notre singularité”. Ces pionniers de la construction réversible, ou impermanente dans le cas de Tram-anh Nguyen, démontrent qu’il ne faut pas verrouiller l’usage d’un bâtiment mais au contraire valoriser cette philosophie technique qui permettra d’éviter demain ce sur quoi nous butons aujourd’hui. Fiction prospective : Le livre Après Demain, de Valérie de Calignon1 raconte l’histoire de plusieurs personnes qui visitent un même appartement. Dix années les séparent à chaque fois. La première histoire se passe en 2022 introduisant le concept de réversibilité qui a été appliqué aux constructions récentes : “Elle sait que ces bâtiments appartiennent à la première vague de construction labellisée Reverse, dont le protocole structurellement réversible, fonctionnellement sécable, énergiquement autonome est appelé à s’étendre dans la métropole du Grand Paris d’ici 2030”. Elle décrit au fil de ce récit les métamorphoses qui modifient la volumétrie de cet immeuble sans jamais parler de destruction mais de “rénovation soft”, imaginant que l’expérience Reverse valorise dans le même temps le patrimoine. Cette lecture démontre que l’évolution de nos moyens de déplacements, de socialisation, de cultivation et autres activités, changent très rapidement et auront tendance à se renouveler de plus en plus vite. L’édifice situé au 7-13 sentier Alexandre Grothendieck, décor de l’histoire, s’adapte de manière fluide à toutes ces évolutions car il a été construit selon les préceptes du Reverse. Valérie DE CALIGNON : professeure agrégée en design d’espace à l’Ecole Boulle Elle a écrit uneThèse soutenue le 14 décembre 2015, dans l’auditorium des Arts Décoratifs, sous le titre : Architecture Intérieure, processus d’indépendance,1949-1972. Une autonomie réinventée ou la révolution du composant. 1
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Approbation mitigée : Patrick Bouchain, maître d’oeuvre et scénographe, pense au contraire qu’il faut se méfier et qu’il y a beaucoup plus d’espaces déjà construits à rendre réversible que d’immeuble à concevoir réversible. “Construisons de futures belles ruines pour pouvoir les faire revivre plusieurs fois”. Suzel Brout1, architecte, pense que c’est la grande qualité architecturale d’un édifice qui le maintient en vie. Et qu’il faut justement éviter la standardisation à tout prix, permettant plus de flexibilité certes, mais qui l’élimine d’office pour la préservation. Selon ces propos, l’aménagement intérieur d’un bâtiment est rapidement périmé. Elle prône une conservation de la structure et de la façade qui traverse d’avantage les âges que l’intériorité du bâti. L’idée serait de venir infiltrer le déjà-là et de jouer sur le contraste entre l’enveloppe “millénaire” et son intérieur, en constante transformation. Mais nous avons tendance à considérer que les immeubles détruits le sont pour leur pauvreté constructive. Beaucoup d’édifices d’une grande qualité architecturale ont été détruits simplement parce qu’aucun effort d’imagination n’a été fait pour envisager leur transformation. Douce reconversion : Heureusement, depuis le début du XXIème siècle l’idéologie de destruction-reconstruction s’essouffle un petit peu. Depuis longtemps les architectes savent transformer et reconvertir la destination d’un immeuble : les logements haussmanniens en bureaux, un atelier en loft, un grand magasin en logements... Les quelques exemples d’usines réhabilitées prouvent un gain d’intérêt pour le déjà-là. Mais Matalie Crasset2 soulève : “Les friches industrielles transformées sont remplies de mémoire. Avec du réversible neuf, il y aura moins d’histoire. Alors, il faudra l’inventer, et qu’apparaisse une singularité”. Le défi qui s’ajoute à cette démarche complexe reste donc notre capacité à trouver un maximum de propositions constructives afin d’éviter un futur paysage où tout se ressemblerait.
Suzel Brout : architecte française primée de l’agence AASB Matali Crasset : célébre designer diplômée de l’ENSCI
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Utopie souhaitable : Actuellement, la construction réversible semble s’appliquer dans un contexte de régulation immobilière et ne concerne que la flexibilité bureaux-habitats. Mais la construction réversible doit être perçue d’avantage comme une philosophie plutôt que comme un mode d’emploi. Elle doit faire partie intégrante de notre réflexion de concepteurs. Elle signifie être en accord avec les mutations de notre société, être perméable à tout changement d’usage, être capable d’affronter les intempéries des siècles qui passent, savoir être mobile, accompagner son utilisateur et savoir se rendre indispensable. Il est certain que cette démarche constructive créerait de nouveaux emplois. Un individu pourrait être chargé de prévoir les scénarios détaillés de reconversion de tel élément d’un édifice. Ce supplément d’intelligence dans un groupe permettrait de donner naissance à un projet présentant toujours une face A et une face B. Des outils numériques permettraient de mettre en lien ces acteurs. Il serait possible d’identifier rapidement des besoins à appliquer à des espaces vacants. Le concept est actuellement d’avantage perçu comme une aubaine économique que comme une révolution de conception. En vue de ce que nous avons étudié antérieurement, poser la réversibilité comme un principe de base, paraît relever du domaine du bon sens. En conclusion, pour construire réversible au regard d’une meilleure symbiose avec notre système, il faudrait allier un principe de réversibilité matérielle et fonctionnelle. Dans une première stratégie plus prospective, les matériaux utilisés pour la construction de l’édifice auraient la capacité de retourner à la terre sous forme de nutriment, dans le cas de la réversibilité matérielle. Les recherches scientifiques dans le domaines des “matériaux cultivés”1 par exemple pourraient répondre à cette caractéristique réversible. Matériaux cultivés : Les produits biosourcés pour la chimie et les matériaux sont des produits industriels non alimentaires obtenus à partir de matières premières renouvelables issues de la biomasse.En substituant les matières premières fossiles utilisées par notre industrie, cette filière contribue à réduire notre dépendance aux ressources fossiles. 1
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La seconde stratégie consisterait à pouvoir retourner le matériau ou l’élément dans plusieurs sens pour l’appliquer à d’autres usages. Dans le cas de la réversibilité fonctionnelle, il faudrait pourvoir accueillir des programmes bi faces à minima à l’intérieur d’un même volume, et donner possibilité à l’usager de modifier son environnement. Si l’idéal de la construction réversible est un jour atteint cela signifierait un édifice méconnaissable entre le moment de sa création et une décennie plus tard (en imaginant une construction réellement immortelle). L’inconvénient qui peut apparaître dans les esprits en considérant l’application de ce concept serait la disparition de nos ruines. Elles ont un rôle fondamental dans notre société, témoins d’une histoire, d’une manière de faire, et d’une façon de vivre. Une certaine beauté mystérieuse entoure ces fragments d’Histoire. Si la réversibilité ne laisse plus aucun espace vacant, alors il signifierait peut être également la fin d’une confrontation de l’individu au temps passé. Ou nous pouvons imaginer au contraire que cette façon de concevoir nous permettrait d’être plus proche de nos ruines, et donc de notre rapport au temps, puisqu’il s’immiscerait dans ces recoins les plus fragiles pour lui permettre de continuer à exister. Construire réversible nous permettrait peut être aussi de vivre la ruine sans jamais la détruire. Si le principe de la construction réversible commence à être appliqué dans le domaine de l’architecture, qu’en est-il dans le domaine du design ? Nous avons tendance à considérer que notre rapport aux objets est plus direct et proche que celui que nous entretenons avec notre espace, alors que dans chaque maisons on compte en moyenne quelque 3000, objets dont 80% sont utilisés moins d’une fois pas mois. Même si les français sont assez fidèles à leur mobilier et que leur temps de renouvellement est bien inférieur à celui de nos voisins européens, le principe de réversibilité devrait aussi pouvoir trouver des applications intéressantes à l’échelle de l’objet pour calmer “cette avalanche monstrueuse et étouffante de biens de consolations”1. Deyan SUDJIC. Le language des Objets. Ce livre décode les mécanismes à l’œuvre dans la séduction exercée par un meuble, un équipement électronique, ou un vêtement. Il revient sur les événements clés de l’histoire du design industriel, sur ses relations avec le monde de l’art, et n’hésite pas à égratigner au passage des figures iconiques de la discipline. 1
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II. OBJETS ÉTERNELS matière à penser Éternel : du terme latin capabilis. Qui a la force, l’aptitude, le pouvoir de faire quelque chose, d’avoir telle qualité ou quelque chose qui peut éventuellement se produire et à qui il risque d’arriver quelque chose1 La réversibilité en design peut être abordée de deux manières. La première à lieu sur un temps long. C’est l’ensemble des processus permettant à l’objet de revenir à l’état de matière première. Ce concept novateur s’accompagne de peu d’exemples, notamment parce qu’il est encore compliqué d’obtenir des matériaux qui se décomposent entièrement. Néanmoins il serait souhaitable d’explorer d’avantage cette démarche de conception afin de pouvoir continuer à créer du mobilier sans exploiter nos ressources. Car il ne s’agit pas juste d’une table inoffensive mais un ensemble massif de tables disséminées qui ont nécessitées l’exploitation d’une ressource pour leur création. La seconde se passe sur un temps immédiat, et serait la capacité d’un objet ou mobilier à présenter une autre face, et dans l’idéal plusieurs faces. Pour assouvir le besoin de changement de renouvellement de l’individu, l’objet aurait la capacité de changer d’aspect ou de fonction facilement et sans effort. En intégrant également la notion d’évolutivité, proche parente de la réversibilité, il est possible d’imaginer des sciences et technologies qui permettraient aux objets de changer d’apparence en fonction du temps, ou de l’atmosphère. L’exposition “Habiter Demain”1 à la Cité des sciences et de l’industrie présentait la notion de liaison chimique réversible. Le sens scientifique est difficile à saisir pleinement mais il permettrait à un mur en béton de fibre végétale de réparer ses fissures tout seul. Cette chimie idéale n’est actuellement pas ou peu accessible pour les concepteurs. En attendant de pouvoir concevoir des objets organiques ou réparateurs, nous pouvons imaginer des objets à multiples visages et usages, permettant de modifier notre environnement, ou des objets inoffensifs une fois démis de leur fonction. Cité des Sciences et de l’Industrie, “Habiter Demain” : exposition de 2012 présentant comment assurer un logement sain et confortable à une population toujours croissante, tout en préservant la planète. 1
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Le design for disassembly : Comme pour l’architecture, le design favorisant la réversibilité utilise des assemblages à sec, des pièces pensées pour être emboîtables et démontables. Jean Prouvé1 au milieu du XXème siècle évoquait déjà “l’anticipation de la déconstruction” appelant à concevoir des systèmes constructifs capables d’être désassemblés. Les anglophones nomment cette période de conception design for deconstruction ou design for disassembly. Jean-François Blassel parle, quant à lui, de réversibilité matérielle élémentaire. Une telle démarche remet à l’honneur l’usage du métal et du bois, qui ont été massivement supplanté par le béton en France. Jean Prouvé considérait qu’il n’y avait pas de différences entre la construction d’un meuble et d’une maison. La réversibilité matérielle élémentaire pourrait désigner tout processus permettant à un objet d’être démonté ou décomposé pour répondre au problème de l’encombrement et éviter d’être jeté. Mobilier organique : L’état de réversibilité sur un temps long, que l’on nommera réversibilité biomimiétique, s’illustre par un objet capable de se désintégrer complètement dans n’importe quel environnement et de revenir aux sols sous forme de nutriment. Erick Klarenbeeck, un jeune designer néerlandais, a développé la Mycelium Chair avec l’aide des scientifiques de l’université allemande d’Aashen. Sa chaise est constituée à 100% d’organismes vivants assemblé par impression 3d. Le mycelium est une sorte de champignon. Il l’a associé à un substrat organique et à des bio-plastiques pour obtenir un matériau solide et en mutation. Il n’y a eu aucun gaspillage de matière et rien de superflu. L’aspect de la chaise peut surprendre et déplaire, mais la démarche consiste à prouver que l’on peut créer des objets et du mobilier capable de revenir dans notre environnement de manière positive. De plus, pour assouvir aux besoins de changements de l’individu, les modifications d’aspect seraient entreprises par le matériau lui-même. Beaucoup d’autres objets à l’aspect moins surprenant ont été conçus depuis la découverte de ce procédé. 1
Jean PROUVÉ (1901-1984) L’architecte et designer, inventeur de la tôle plié et
du préfabriqué s’est engagé à mettre l’architecture au service d’un besoin social.
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Produit Biface : En 2008 le célèbre créateur japonais Issey Miyake a conçu une ligne de produits nommé 132 5. Son studio de recherche Reality Lab a mené des expériences pour obtenir un textile étonnant. Il crée une pièce de tissus plane en fibres textiles et polyester recyclé, qui une fois déployée prend une forme tridimensionnelle à partir de ce matériau est développé une collection de robes, de sacs et de jupes. Ces objets à deux visages crées à partir de technologies novatrices permettent de changer le regard porté sur nos produits en employant un procédé qui surprend. Ca caractère non figé offert à l’objet permet de répondre aux besoins de renouvellement du caractère humain. Jean Baudrillard1 ajoute même que les objets réversibles nous permettent de mieux affronter la non réversibilité de notre propre existence : “Nous ne pouvons vivre dans la singularité absolue, dans l’irréversibilité dont le moment de la naissance est le signe. C’est cette irréversibilité de la naissance vers la mort que les objets nous aident à résoudre”. Les designers Erwan et Ronan Bouroullec ont également créé des objets multi-faces. Leurs collections de vases combinatoires permettent à l’usager de dissocier les parties de ces vases et de créer des assemblages multiples. Ces créations interviennent au coeur du problème de consommation. Des objets variables permettent de s’adapter aux multiples scénarios d’une vie et de ses orientations diverses. Réparer l’état actuel de notre sytème ne se limite donc pas à la faculté de collecter les produits en fin de vie et de les intégrer dans une chaîne de traitement. Dans de nombreux cas, il est nécessaire de revoir en profondeur la conception même des objets, tant pour les composants utilisés que pour les matières premières. Cette problématique interroge en fait les solutions qui permettaient à l’objet d’allonger son service rendu à l’individu et de changer le regard porté actuellement sur nos produits. Intégrer des stratégies de réversibilité dans nos créations d’objets permettrait de résoudre l’équation entre le bilan environnemental et sociétal.
Jean BAUDRILLARD (1929-2007) sociologue et philosophe français. Sa pensée
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a fortement évolué depuis la publication, à la fin des années 1960, du Système des objets et de La Société de consommation, pour se concentrer sur la notion de disparition de la réalité.
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Romain Poulles1 s’exprime dans ce sens : “Ça va bien plus loin et c’est même en rupture avec les approches actuelles, même si au départ on place l’économie circulaire dans une case verte, un concept de plus, moralisateur. Il faut bien voir que tant que l’on reste sur une voie verte, une approche green business, on ne va pas arranger les choses en profondeur. Cette approche revient toujours à être moins mauvais, à générer moins d’impact, à alléger l’empreinte carbone et à rejeter moins de CO2. Mais quand on essaie seulement d’être moins mauvais, on reste mauvais et on ne fait que reporter l’échéance. L’idée est d’éliminer, dés la conception d’un produit, la notion même de déchet. Car un produit conçu pour être entièrement recyclable, mais qu’on finit par jeter, reste un déchet”. Une démarche à explorer : La réversibilité en design n’a pas encore clairement été abordé sous ce dénominatif. Selon les ressources du CNRTL (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales) le terme “réversible” peut être défini par plusieurs sens. Le premier sens définit, lorsqu’il s’agit d’un bien ou d’une terre, est ce qui peut ou doit revenir au propriétaire qui en a disposé. Ce sens peut trouver son application dans la création relative à l’objet à travers la réversibilité biomimétique que nous avons défini antérieurement. Le second sens définit, ce qui peut s’exercer, se produire de nouveau en sens inverse. Cette définition trouve son application dans la réversibilité matérielle élémentaire consistant à pouvoir décomposer et recomposer un objet dans les deux sens, lui inculquant une certaine longévité. Le troisième sens définit, évoque généralement un tissu ou un vêtement, qui se porte aussi bien à l’envers qu’à l’endroit. Cette dernière définition trouve son application dans ce que l’on nommerait une réversibilité panoplie. C’est à dire un objet ou mobilier capable d’être deux ou plusieurs en un. Ces trois démarches conceptrices ont encore beaucoup d’applications à trouver et doivent faire l’objet de recherches poussées, mais elles dessinent les contours d’un modèle de production bien plus en phase avec notre impermanence, qui a tendance à s’accélérer, que notre sytème actuel. 1
Romain POULLES. Expert auprès du Conseil Supérieur de la Construction du-
rable depuis 2016, Il est également membre du Conseil Supérieur du Développement Durable et du groupe stratégique interministériel pour l’économie circulaire.
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S TA N DA R D C H A I R
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CONCLUSION / réversibilité La notion qui sous-tend discrètement l’écriture de ce mémoire est celle de l’héritage. La question de ce que nous laissons derrière nous, de ce que nous allons laisser à l’autre est de plus en plus insignifiante et se fane dans les pratiques de notre société, que ce soit pour la matière, l’objet ou l’espace. Nous consommons aujourd’hui nos biens en omettant totalement l’idée de transmission. L’héritage est un acte de partage, révélateur d’une personnalité, d’une histoire et d’un patrimoine. Nous perdons peu à peu les traces de l’usager dans notre environnement matériel car tout élément présentant des traces d’aspérité ou de patine est placé hors de notre système.
qui constitue mon habitat contient une ressource aussi précieuse que l’eau et l’air, et il devient une espèce en voie d’extinction. Les retombées écologiques ne sont pas évidentes à saisir. Il est donc crucial pour le concepteur de savoir où intervenir. Contre la disparition du sable et la plastification des mers, l’Urban Mining, permettant à la ville de se régénérer elle-même nous permet de voir le possible du déjà-là. Les Substituants, matières néo-naturelles, nous propose un avenir où la nature n’est plus perçue comme une externalité.
Créer réversible c’est surtout accorder une survie positive à nos créations. Les objets ont le devoir d’être durables, car nous l’avons vu, le designer est responsable de l’embarras matériel du monde. Il est celui qui invente des objets qui en remplacent d’autres.
Mais pour éviter de nous retrouver face aux même problématiques d’ici quelques décennies, il faut intégrer la conception réversible anticipant et prévoyant les multiples vies du projet. Le designer ne doit plus se résumer à un rôle de mise en place d’objets gadgets qui ne produisent aucun sens ou solution. D’autre part, l’architecte doit s’éloigner du geste auto-promotionnel et du diktat de l’immobilier pour réenchanter son métier.
Le stock des matière premières s’épuise mais nous continuons à produire en quantité démesurée et à créer du jetable.
L’objet qui survivrait à ses différents usages se libérerait de sa propre utilité. Il tendrait à acquérir quelque chose de supérieur, il deviendrait un artéfact.
Ce mémoire m’a permis de mesurer les conséquences de ces réactions en chaîne entre l’idée du concepteur et son aboutissement matériel. Le béton
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THIRZA SCHAAP
CONCLUSION
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De même qu’un quelconque ustensile antique dans un musée sert une autre fonction que celle qui a commandée à son existence. Il devient témoin de toute une civilisation. Dans cette optique, chaque objet pourrait être le spectateur de toutes les époques qu’il traverse. C’est bien un autre rapport entre matière et temps qu’il nous faut envisager. Au lieu de toujours reconstruire « en partant de zéro » pour toujours refonder une nouvelle œuvre ou construction qui soit le témoin manifeste de notre génération ou de notre époque, et ce, jusqu’à ce qu’une nouvelle génération plus orgueilleuse décide à nouveau de « repartir à zéro ». Il faudrait au contraire garder vivantes les ruines et toujours faire attention au réemploi d’un maximum de matières, « faire avec ce qu’on a » plutôt que « repartir de zéro ». Ainsi le lien avec le passé resterait vivant, presque organique, les époques se superposeraient autour de nous au lieu de se remplacer infiniment. Dans La Condition de l’Homme Moderne, la philosophe Hannah Arendt, parle d’un homme occidental piégé dans un présentisme perpétuel aliéné par son rapport au temps. Le réemploi de la matière en inscrivant la mémoire dans l’espace et en réorganisant notre rapport au temps est un moyen de lutter contre cette
aliénation. Respecter la particularité de chaque espace est un moyen de lutter contre la standardisation des espaces, contribuant aussi à réduire cette forme contemporaine d’aliénation. Ce mémoire fera l’objet d’une suite de recherches pour réfléchir à un quotidien composé d’espaces et d’objets interchangeables, mutables, flexibles, évolutifs et réversibles. Les mutations sociales sont aléatoires et incontrôlables, nous devons donc entrer dans une ère où la matérialité soit en mesure d’accompagner ces mutations. Sophia Goigoux-Becker
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Bibliographie / réversibilité OUVRAGES BONNEUIL Christophe et FRESSOZ Jean Baptiste. L’événement Anthropocène La Terre, l’histoire et nous. Édition du Seuil, octobre 2013 KULA Daniel. Les 101 mots du matériau dans le design à l’usage de tous. Archibooks + Sautereau éditeur, 2014 PAPANEK Victor. Design for a real World, Human Ecology and Social Change. Thames&Hudson Ltd publisher, 2016 BIHOUIX Philippe. L’âge des Low Tech, vers une civilisation techniquement soutenable. Édition du Seuil, avril 2014. VASSEUR Laetitia et SAUVAGE Samuel. Du jetable au durable, en finir avec l’obsolescence programmée. Édition Gallimard, 2017 MCDONOUGH Wil. et BRAUNGART Michael . Cradle to Cradle. Édition Alternatives, 2011 RUBIN Patrick. Construire Réversible. Canal Architecture, 2017.
CHOPIN Julie et DELON Nicola. Matière Grise. Édition Pavillon de l’Arsenal, 2014 Hebel Dirk, Wisniewska Marta H. et Heisel Felix. Bulding from Waste. Édition Birkhäuser, 2014
RECUEIL DE TEXTES LIPOVETSKY G. (2006). Les trois âges de consommation. Dans le bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation (p.24-34). MANZINI E. (1989). Thinkable and possible. Dans The Material of Invention (p.7-11 ; 25-31) BORADKAR P. (2010) Planned obsolescence unstainable consumption. Dans Designing things : A critical introduction to the Culture of Objetcs (p.179-210) TRUDEL J.-S & Noël, K. (2010). De quelle couleur est votre consommation verte ? Dans édition Transcontinental Le grand mensonge vert : un guide pour acheter moins idiot (p.21-37)
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BIOGLASS
Bibliographie -
SITES https://www.arte.tv/fr/ www.ademe.fr/ https://www.planetoscope.com https://www.dezeen.com/ www.parley.tv/oceanplastic/ ARTICLES PAPERJAM (Juin 2016) R.I.P Déchets, des produits recyclables ou réutilisables qui arrivent en fin d’utilisation et non plus en fin de vie (n°3) LES ÉCHOS (Juin 2016) Richard Hiault, La Guerre Mondiale du Sable est déclarée. CNN WEBZINE (Juin 2017) Laura Houseley, Luxury quality materials made from waste. CNN WEBZINE (Juin 2017) Laura Houseley, Luxury quality materials made from waste. FILMOGRAPHIE LEONARD Annie (Juin 2009) The Story of Stuff OCÉAN SCIENTIFIC LOGISTIC (2016) Expédition septième continent DELESTRAC Denis (Mai 2013) Le Sable, enquête sur une dispariton.
SMILE PLASTICS -
LOUNGE BENCH