Quinze Coups de griffes
Quinze Coups de griffes
Par
GR746 Recueil de nouvelles
Le GR746 a déjà publié : Explorateurs et autres découvertes (2007) Légendaire Svetlana (2007) Et si… (2007) Contes pour Noël (2007)
15 coups de griffes Textes sous Licence Creative Commons by-ny-nd Imprimé par Lulu.com (USA) Edité par le GR746 (communauté d’auteurs libres) Mars 2008 Couverture Eleken Tableaux illustrations Lili et JP
LES AUTEURS
MACHA SENER macha.sener@free.fr http://maruja.sener.free.fr/Publications.html Déjà paru : • Les Aventures du Chevalier Timothée et de la Princesse Jade, tomes 1 et 2 (livres pour enfants) • Ma Divine Comédie (recueil de poésies)
STEPHANE THOMAS stephim972@orange.fr www.e-monsite.com/camelice Déjà paru : • ESPERE (Roman) • DEAN, un géant à l’Est Eden (récit)
CLAUDE ROUX claude.roux3@free.fr Déjà paru: • Nord Lointain
JACQUES PAÏONNI (JACQK) paionni.jacques@neuf.fr http://jacqk.magix.net/website/ Déjà paru : • Les fourmis bleues (SF) • L’héritage du Danyon (SF) • L’homme sous la pluie (aventure fantastique) • Poivre des murailles (roman) • Le piquant du hérisson (policier) • Petite Ile (Roman) • Des nouvelles d’ici et d’ailleurs (12 nouvelles de SF) • Humeurs Vagabondes (poésies) Avec le GR746 : • Robots et compagnie (Explorateurs et autres découvertes). • Le secret du Paklin ; La maudite ; Guerrier le hérisson (Légendaire Svetlana). • Et si Pieck revenait; Et si c’était lui le prophète (Et si). • Les rois de la bouteille ; Le marchant de couteaux ; Une échelle pour le père Noël (Contes pour Noël).
ADAM JOFFRAIN adam@joffrain.net http://www.joffrain.net Déjà paru : • Textes (a)variés (Recueil de poésies et chansons Auto édition) • Agenda 2008 (Agenda rigolo - Auto édition) • Le puits (Anthologie "HPL 2007" - Editions Malpertuis) • Et si... cette fleur fanait ? (Et si...) avec le GR746 • Le gardien du square (Contes pour Noël) avec le GR746
FABRICE CHOTIN chotin@nifty.com http://www.myspace.com/fabricechotin Déjà paru: • Guerre du Lancinant (Fantasy) Avec le GR 746: • Le mot de la fin (Explorateurs et autres découvertes) • Le Bal de Svetlana (Légendaire Svetlana) • Et si la magie disparaissait? (Et si?)
MICHELE DESMET micdes@caramail.com Déjà parus : • Nouvelles diverses (hebdomadaire Femmes d'Aujourd'hui) • Nous parlerons d'Alice (3ème prix de la Nouvelle F. d'A.) • Pour François (Nouvelle primée "Plumes et Nouvelles") • Chatte des Villes et Chat des Champs (roman humoristique auto-édition)
STEIN (http://sexblogrock.spaces.live.com) Déjà paru : • Ensorceleuses • Petites frayeurs Avec le GR 746: • Et s’il fallait retrouver Dieu ? (Et si…) • Sœur de sang (Légendaire Svetlana) • Involution (Explorateurs et autres découvertes)
NICOLAS CHAPPERON Déjà paru: • Le Cahier d'Owalid (roman fantasy) • Sèfèlzarag (nouvelle fantasy) "Les Epées" anthologie aux éditions Sombre Bohème (2007). • Klèsin (nouvelle fantastique) "HPL 2007" anthologie aux éditions Malpertuis (2007). • Brûlante Passion (nouvelle fantastique) Webzine "Trois Petits Points" n°2 (2007) • Pour l’Eternité (nouvelle fantastique) Webzine "Brèves du Crépuscule" n°2 (2008) • Hypermarché (nouvelle SF) Webzine "Le Quidam" n°8 (2008) Avec le GR 746: • Bleu et Vert (nouvelle SF) "Explorateurs et autres Découvertes" recueil de nouvelles GR746 (2007) • Svetlana en Arnèst (nouvelle fantasy) "Légendaire Svetlana" recueil de nouvelles GR746 (2007)
YANN ALIDOR Yann.alidor@aliceadsl.fr http://stores.lulu.com/lantredukhaos Déjà paru: • L'abbaye du chaos (Lulu.com) • Et si le petit peuple gouvernait la Terre (3° anthologie du GR746)
ELEKEN TRASKI azriel68@gmail.com http://www.okedomia.com Déjà paru avec le Gr746 : • Le dernier des Puritains (Légendaire Svetlana) • Et si je pouvais te ramener ? (Et si...) • L'ami de Noël (Contes pour Noël) • Le point Noir (Explorateurs et autres découvertes)
Introduction Une moustache, un regard clair, curieux, parfois soupçonneux, le chat promène dignement son pelage entre son domaine et le nôtre. Il passe de l’un à l’autre, silencieusement, sur le bout des pattes. Que pense-t-il de nous ? Que pense-t-il, tout court ! En quinze nouvelles, quelques plumes vont tenter de vous l’expliquer, elles vous invitent à les suivre sur les traces de ces félins malicieux, nonchalants et si attachants.
Mais attention. Les sentiers qu’utilisent nos minets ne sont pas toujours bordés de roses et de papillons. De la cave au grenier, nul n’est à l’abri de leur présence qui peut être douce et amicale, voire aimante, mais aussi maligne et cruelle. M’enfin, nous on les aime, on les admire, et comme le disait Charles Baudelaire :
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Dans ma cervelle se promène, Ainsi qu’en son appartement, Un beau chat, fort, doux et charmant. Quand il miaule, on l’entend à peine, Tant son timbre est discret Mais que sa voix s’apaise ou gronde, Elle est toujours riche et profonde : C’est là son charme et son secret. Cette voix qui perle et qui filtre Dans mon fond le plus ténébreux, Me remplit comme un vers nombreux Et me réjouis comme un philtre. Elle endort les plus cruels maux Et contient toutes les extases ; Pour dire les plus longues phrases, Elle n’a pas besoin de mots. Non, il n'est pas d'archet qui morde Sur mon cœur, parfait instrument, Et fasse plus royalement Chanter sa plus vibrante corde Que ta voix, chat mystérieux, Chat séraphique, chat étrange, En qui tout est, comme en un ange, Aussi subtil qu'harmonieux !
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Le châtiment du chat qui ment Christiane Toine
Fatiguée de conduire depuis le début de l’après-midi, Hélène décida de faire une pause dès le premier hôtel venu. La nuit, aidée par de lourds nuages orageux, avait envahi le paysage assez soudainement. Le moteur de l’Aston-Martin chauffait. Depuis quelque temps, cette mécanique consommait plus d’huile qu’une boîte de sardines, et Hélène savait qu’elle ne trouverait pas âme qui vive avant de passer le col du Gruyers. « Pourvu que cette bagnole tienne le coup ! » Une rafale de vent secoua les grands arbres en sifflant. Des feuilles et des ramilles s’envolèrent, retombant sur la chaussée en fouettant la carrosserie. La voiture tangua dans les lacets étroits de cette route de montagne sans visibilité. Puis, les premières gouttes, grosses cloches d’eau, commencèrent à exploser sur le pare-brise, suivies d’une cataracte impressionnante. Hélène stoppa net. Les essuie-glaces battaient à pleine vitesse sans vraiment d’efficacité. La température, brusquement, venait de chuter. Elle frissonna, saisit le plaid sur la banquette arrière et s’en fit un poncho pour s’envelopper. Dehors, la tempête s’installait pour durer. Un éclair lacéra la nuit, puis un autre enveloppa le ciel, telle la serre d’un vautour de feu. L’explosion de la foudre lui creva les tympans et se répercuta, portée par les échos. D’autres bruits inquiétants d’arbres craquants et gémissants 17
lui firent prendre conscience du péril de sa situation. « Je ne dois pas rester ici ! » Elle enclencha une vitesse et démarra un peu brutalement dans la côte. Les roues arrière patinèrent sur l’asphalte recouvert d’une nappe d’eau, la voiture chassa et fit un tête-à-queue complet, se retrouvant dans la même position. Hélène sentit l’adrénaline lui monter au visage. Son cœur fit quelques bonds. « Calme-toi ma fille », pensa-t-elle « Vas-y en douceur ». Elle refit sa manœuvre en maîtrisant les chevaux de la DB2 coupé 52. Cette fois l’auto se laissa dominer et reprit son ascension. Les trombes d’eau continuaient de s’abattre, et c’est au travers d’un mur de pluie flou et épais qu’elle tentait de délimiter les rebords de la route. Les phares étaient impuissants, seuls les éclairs, le temps d’un flash, lui dévoilaient la bonne direction. C’est au cours d’un de ces instantanés de lumière qu’elle devina les contours crénelés d’une tour. Droit devant se tenait une bastide construite en aplomb d’une gorge. Elle n’hésita pas, quitta le macadam et s’engagea sur le sentier défoncé par des nids-de-poule gorgés d’eau. Une faiblarde lanterne se brimbalait sous une marquise, offrant une lueur d’outre-tombe à un perron. Elle stoppa l’auto juste devant, ouvrit la portière et courut pour monter les trois marches qui menaient vers une porte épaisse et large. Elle n’eut pas à chercher comment frapper, la porte s’écarta sur un homme aux épaules tombantes, portant une veste d’intérieur sur un complet défraîchi. — Entrez vite, je commençais à être inquiet ! Elle passa devant lui et découvrit un hall poussiéreux, couvert de marbre rouge, vide de meuble. Un escalier en bois sculpté menait à l’étage en virant au-dessus du vide, et une grande porte ouverte conduisait vers une pièce d’où provenait de la lumière tamisée.
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— Entrez ! Allez vous chauffer près de la cheminée ! Vous n’avez pas de bagages ? — J’ai une valise dans le coffre… — Je m’en occupe, installez-vous dans le salon ! L’homme se courba davantage et s’élança en claudiquant sous la bourrasque. Hélène s’avança. Le salon n’était pas très grand. Une monumentale cheminée renvoyait la seule source de lumière. Un feu végétait en braises rouges. Des fauteuils formaient un arc de cercle autour, ils étaient recouverts d’un drap blanc. Un grand bahut surmonté d’un vaisselier était également masqué. — Avec ce temps, j’ai bien cru que vous ne viendriez pas. Dégoulinant, l’homme entra et déposa la valise le long du mur. Hélène l’observa avec surprise. Ses cheveux en bataille lui retombaient sur le front, sa peau grêlée et mal rasée lui donnait un visage sombre. Il avait des yeux verts d’eau, vifs et fuyants. — Venez, le corps est par là, dans la chambre. — Heu… excusez-moi, je pense que vous faites une méprise. Je me suis arrêtée à cause de la tempête… Il se redressa sensiblement pour la dévisager un moment… — Vous n’êtes pas Mme Bridge ? — Je suis Hélène Leclerc. Je me dirige vers l’Italie ou mon mari m’attend. Je n’en pouvais plus et quand j’ai vu votre demeure, j’ai pensé que peut-être… L’homme fit une moue dubitative. — Vous tombez mal ! J’attends l’embaumeuse. — Ho mon Dieu ! Je suis désolée ! Je ne vais pas vous déranger en un moment si pénible…
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À ce moment la tempête redoubla, des volets claquèrent, le vent rugit en s’engouffrant dans le conduit de cheminée, projetant un nuage de cendres dans la pièce. — Avec ce temps, elle ne viendra certainement plus. Et je ne vais pas vous laisser repartir. Ça ne serait pas prudent. Excusez-moi, je suis un vieil homme un peu brusque, mais les circonstances actuelles me sont pénibles. Avez-vous dîné ? — Oui, tout à l’heure, dans la vallée. Je pensais gagner le Piémont pour m’y arrêter dormir. — Bien, je vais vous donner une chambre. Réchauffezvous pendant que je la prépare. Il y a du thé dans la théière, et du lait. Servez-vous. Il reprit la valise et s’éloigna. Elle entendit ses pas dans l’escalier, le bruit d’un trousseau de clefs… puis plus rien. Hélène chercha s’il y avait un téléphone dans la pièce. Rien. « J’ai même l’impression qu’il n’y a pas d’électricité dans cette baraque » quelques lanternes étaient posées au sol, sur une petite table un bougeoir dégoulinant de cire jaunâtre semblait ne pas faire que de la déco. Elle s’approcha du feu, le tisonna pour le ranimer tout en regardant autour d’elle. Les murs étaient couverts de tentures délavées, certainement des œuvres de valeur. Pas de livre, ni de bibelots. Le silence pour seule distraction. Elle avait gardé le plaid sur ses épaules. Elle souleva un coin de drap recouvrant un fauteuil et s’y installa. Le feu avait repris de la vigueur, il crépitait en lançant des flammèches, provoquant des ombres mouvantes sur les murs et le plafond. Elle se versa une tasse de thé. Il était brûlant, amer, mais très parfumé. L’homme revint. Elle entendit son pas traînant.
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— Voilà, c’est fait. Si vous voulez vous coucher, tout est prêt. — Vous êtes bien aimable. Il resta un moment silencieux, se servit une tasse de thé et s’assit sur un autre fauteuil sans retirer le drap. Il posa son regard clair et perçant sur la jeune femme. — Ce n’est pas fréquent de voir des femmes conduire seules. Surtout une voiture de sport. Elle est très jolie, je n’en avais jamais vu de telle. — Ha ? C’est un modèle rare qui appartient à mon père. Il m’a demandé de profiter que je rejoins mon époux à Turin pour la lui descendre en Italie. Il vit à Bologne. — Il vous fait confiance ? Hélène eut un sourire : — Je conduis depuis toute petite. Mon père est ingénieur, il a toujours travaillé dans l’automobile, surtout la compétition. Et mon mari est pilote de course. Jean Leclerc ? Ça ne vous dit rien ? — Je ne lis pas la presse sportive. — Il vient de gagner les vingt-quatre heures du Mans… — Nous entrons dans l’ère de la vitesse. Toujours plus vite… Heureusement, ici la vie continue à son rythme normal. Les saisons nous dirigent, nous les gens de la montagne. Une pendule invisible sonna onze heures. L’homme se frotta les yeux et se leva. — Je vais vous conduire à votre chambre. Hélène s’apprêta à le suivre, mais il se dirigea vers la cheminée, saisit un objet en cuivre qu’il remplit de braise. — Il n’y a pas de chauffage dans les chambres. Les draps sont froids. Je vais les passer à la bassinoire. Elle lui emboîta le pas.
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L’escalier était sombre, elle manqua la première marche alors que lui semblait très à l’aise. — Ho, suis-je idiot ? Vous n’y voyez pas grand-chose. Il redescendit ramasser une lanterne, tira un briquet de sa poche et l’alluma. Il la lui tendit. — Avec ça vous y verrez beaucoup mieux. La mèche de la lampe renvoyait une flamme hésitante, presque terne. Hélène s’en contenta. L’homme semblait y voir comme en plein jour. — Je suis un peu nyctalope. — Comme les chats ! — Oui, répondit-il en riant, exactement. Arrivé à l’étage, un couloir long et étroit desservait six ou sept portes. Il la précéda jusqu’à l’une d’elles. — C’est ici. Il entra devant elle. La chambre ressemblait à une boîte carrée. Au centre un lit empire en poirier rose, au sol, un parquet de larges planches noires lustrées. Dans un coin une petite table avec dessus un broc et une bassine. — Ce n’est pas très confortable, vous devez avoir beaucoup mieux en ville. — Ca ira, ne vous en faites pas. Il ouvrit le lit et glissa la bassinoire entre les draps, puis, après plusieurs mouvements de va-et-vient, il se retira. — Je vous laisse. Passez une bonne nuit. Il referma. Elle entendit ses pas s’éloigner, une autre porte s’ouvrit puis claqua… Hélène se retrouva seule dans cette pièce sinistre. « Le papier peint doit dater du siècle dernier », pensa-t-elle. Il était jaunâtre, à colonnades vertes torsadées. Mais les couleurs étaient passées depuis longtemps. Elle versa un peu d’eau dans la cuvette et fit une toilette rapide avant de se glisser sous le gros édredon. La lanterne
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vacillait, menaçant de s’éteindre. « Pourvu que je m’endorme rapidement ». Elle ferma les yeux espérant s’assoupir… Une caresse sur le front la sortit de son engourdissement. Surprise, elle entrouvrit les yeux, puis se redressa sur un coude. La lanterne diffusait toujours sa faible lueur. La chambre était déserte. Elle laissa sa tête retomber sur l’oreiller et se coula plus profondément sous l’édredon. La maison était étrangement silencieuse. Pas un craquement ne lui parvenait, pas même le bruit de la tempête. Comme si le temps s’était arrêté. Quelque chose effleura ses cheveux. Elle bondit en poussant un cri. Attrapa la lanterne et la souleva pour inspecter le lit et la chambre. Rien ! Une peur ancestrale la pétrifia. Soudain, ses cauchemars d’enfant la rattrapèrent. Tremblante, elle se pencha pour vérifier que personne n’était sous le lit. Elle eut un hoquet, ne pouvant plus faire un geste : des yeux verts étincelaient dans l’ombre, la contemplant. Terrifiée, paralysée, Hélène en perdit le souffle, mais très vite un timide miaulement la ramena dans la réalité. « Un chat ! Suis-je bête ! » Elle descendit du lit, se mit à quatre pattes et l’appela. — Viens minou, piutt piutt. La petite chatte s’approcha timidement et vint frotter ses oreilles sur ses mollets.
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Hélène se recoucha, la petite chatte blottie contre elle. Cette présence inattendue avait le mérite de la rassurer. Elle s’endormit. Quelle heure était-il quand elle s’éveilla ? L’obscurité de la chambre était complète. Un bruit furtif devant la porte l’avait tirée de ses rêves. La petite chatte était toujours près d’elle, mais elle aussi avait été troublée. Les oreilles dressées elle scrutait la nuit. Hélène perçut un soupir, venant du couloir. Intriguée, elle se leva et s’approcha pour coller une oreille à la porte. Il lui sembla reconnaître des bruits de pas. La chatte s’était glissée entre ses jambes. Elle posa une main sur la poignée qu’elle tourna lentement, puis elle entrebâilla la porte. Une lueur tamisée permettait d’y voir, cette lueur provenait du fond du couloir. Piquée de curiosité, et d’une petite envie pressante, Hélène s’aventura sur le tapis du couloir. La porte du fond était moitié ouverte. Elle s’en approcha. Les lumières étaient dues aux flammes de six calbombes posées sur des bancs, entourant un grand lit à baldaquin. Elle voulut s’en retourner, mais la chatte passa devant elle et entra dans la chambre. Hélène tenta de la rattraper. Elle pénétra sur la pointe des pieds. Elle découvrit alors une très belle pièce, richement ornée de tableaux et de meubles anciens. Au centre du lit, entouré de fleurs, un chat gris semblait dormir. D’un bond, la petite chatte le rejoignit. Elle le flaira précautionneusement, puis posa une patte légère sur sa fourrure, comme si elle cherchait à l’éveiller.
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Hélène s’approcha. Elle posa la main sur cette fourrure, pour la caresser, mais retira très vite ses doigts. Le chat était glacé. « Il est mort ! » — Viens minette, ne restons pas là ! La petite chatte la suivit et elles regagnèrent leur chambre, à l’abri des draps du lit.
Quelques fissures sur les volets laissaient passer des traits lumineux vers son visage. Hélène s’éveilla. « Enfin, il fait jour ! Quelle nuit ! » La petite chatte s’étirait langoureusement au pied du lit. — Toi tu as bien dormi. Rien ne te trouble ! Elle s’habilla et rangea ses affaires. Elle allait sortir quand elle reconnut des pas. Elle tendit l’oreille : — Vous n’y pensez pas ! Je n’ai jamais fait ça ! — Voyons ! Un embaumement est un embaumement. Quelle différence entre un humain et un chat ? — Je ne l’ai jamais fait, il faut connaître l’anatomie… — Le baron y tient beaucoup, il paiera ce que vous demanderez. C’est très important pour lui. Madame Bridge, vous lui devez bien ça, avec tous les services qu’il a rendus dans la région ! — Mais pourquoi ne me l’a-t-il pas demandé lui-même ? — Il est en voyage. C’est une opération qui ne peut attendre son retour. — Bien, soit ! Mais je ne vous garantis pas le résultat. — Je sais que vous ferrez pour le mieux. 25
Hélène s’éloigna de la porte. Elle avait reconnu la voix de l’homme, celui de la veille, et cette madame Bridge devait être l’embaumeuse. Elle prit sa valise et sortit. L’homme était là, juste derrière la porte. Il l’attendait. Elle faillit pousser un cri d’effroi, mais réussit à se contenir. — Avez-vous bien dormi ? — Ho, comme une marmotte… — Je vous ai préparé un petit déjeuner. Il vous attend à la cuisine, en bas à droite. — Il ne fallait pas… — Mais si ! Il lui prit la valise et passa devant elle dans l’escalier. Posa la valise dans le hall et lui désigna le chemin. C’était une vaste et haute cuisine blanche, avec une monumentale cheminée sous laquelle trônait un piano à charbon. Sur une table, de la confiture et du beurre attendaient. — Café ou thé ? — Café au lait… si vous avez. — Pas de problème. Il ouvrit un grand frigo pour en sortir une bouteille de lait qu’il versa dans une casserole. Pendant que le lait chauffait, il coupa du pain qu’il mit à griller sur la fonte du piano. Il se déplaçait dans la cuisine, traînant un peu la jambe, mais parfaitement à son aise. Hélène avait faim. Elle croqua dans une tartine en l’observant. La petite chatte sauta sur un tabouret, juste près d‘elle. À ce moment, l’homme l’apercevant, eut une réaction surprenante. Saisissant un torchon, il se rua dessus en grondant.
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— Te voilà toi ! File d’ici ! Sors de ma maison ! La chatte sauta du tabouret et s’enfuit de la cuisine. — Vous lui faites peur ! Vous n’aimez pas les chats ? Il se retourna sur Hélène, le visage grimaçant, les yeux rougis. Mais aussitôt ses traits retrouvèrent leur aspect paisible. Il jeta le torchon sur son épaule : — Si, j’aime les chats… Pas tous ! Soudain il fut parcouru d’un frisson. Il posa une main sur la table, s’y appuya comme pour s’empêcher de tomber, sa tête dodelina, il grimaça… — Je vous laisse… bon voyage. Traînant encore plus la jambe, il disparut de la pièce. Hélène termina son petit déjeuner. Elle débarrassa et nettoya son bol sur la pierre à évier. Elle s’empressa de quitter la maison, et quand elle fut sur le perron, elle poussa un grand soupir de soulagement. La petite chatte était couchée sur le capot. La tempête s’était calmée, laissant enfin passer les rayons du soleil. Elle put contempler la bastide et les arbres qui poussaient en équilibre sur la pente plongeant vers une gorge où l’on devinait une cascade. Elle ouvrit le coffre, y déposa sa valise, et se mit au volant. Le moteur toussa, hoqueta, mais s’étouffa en claquant. « Pas de panique, tu ne vas pas me faire le coup de la panne ». À cet instant, une femme rondelette sortit sur le perron. — Je vous gêne ? Je m’en vais tout de suite. Hélène n’avait pas remarqué une vieille Fiat dans le chemin. La femme s’approcha d’elle. — Vous ne savez pas ou est le monsieur ? J’en ai terminé et j’aimerais lui montrer le travail.
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— Il m’a laissée tout à l’heure, je pensais qu’il vous avait rejointe. Vous êtes l’embaumeuse ? Elle allait répondre, quand un bruit de moteur pétarada au bout du chemin. Elles regardèrent dans cette direction. Une moto arrivait, avec un side-car chargé de bagages. Elle stoppa près d’elles. Une femme sauta à terre et retira son casque, pendant que le conducteur coupait les gaz. — Madame la baronne ! — Tiens ! Madame Bridge… quelle surprise ! Le couple s’approcha. Âgés d’une soixantaine d’années, ils étaient vêtus de cuir, le visage marqué de poussière. La petite chatte vint se câliner contre la baronne qui la prit dans ses bras. — Ma petite Mimi, nous voici de retour. Vient ma chatte… — Que se passe-t-il ? demanda le baron. Madame Bridge ? — Je suis venu pour l’embaumement. Le baron échangea un regard surpris avec sa femme. — De quoi parlez-vous ? Et vous, qui êtes vous ? — Votre… concierge m’a offert l’hospitalité, hier soir, à cause de la tempête… — Notre concierge ? — Oui, renchérit madame Bridge. Celui qui m’a fait venir pour le chat. — La chatte ? — Non l’autre, celui qui est mort ! — Le Grizou ? Il est mort ? Enfin ! Bon débarras ! Mais qui est ce concierge ? Nous n’en avons pas. — Il y a bien quelqu’un qui m’a reçu ce matin pour l’embaumement du chat… — Et qui m’a ouvert hier soir…
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— L’embaumement du chat ? Vous avez embaumé ce sale matou ? — À votre demande. — C’est trop fort ! Montrez-moi ça. Madame Bridge marchant devant, ils montèrent tous les quatre à l’étage. La chambre était telle que l’avait vue Hélène. Le chat semblait dormir enroulé sur lui-même, la queue en panache, le poil luisant. — C’est une farce ! s’écria le baron. Virez-moi cette charogne et éteignez-moi ces lampes. Il ouvrit la fenêtre, saisit le matou et l’envoya dans le précipice. — Il nous a assez cassé les pieds de son vivant, qu’il aille au diable !
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Mission Zibeon Macha Sener & Stéphane Thomas
Je m’appelle Roger. Non ! Pas comme Roger Pierre ! Comme Roger Moore ! Prononcez « Rodgeur », s'il vous plaît. Merci ! Je suis un employé de bureau que vous pourriez penser banal, mais qui ne l’est pas. J’ai en effet une vie trépidante : chaque matin j’observe les gens dans le métro, chaque matin je m’éclate en ouvrant les pièces jointes dans les courriels hilarants que m’envoient mes copains de régiment et mes collègues. Chaque jour je glisse en attendant ma monnaie un calembour parfois osé à la caissière callipyge de la cantine, et chaque samedi je me régale des rebondissements imprévisibles de « sous le soleil », mon feuilleton préféré, avant de regarder le match sur Canal ou la starack. Cette vie qui est la mienne, ponctuée – dois-je le confesser ? – de multiples conquêtes, est si trépidante que je ne supporte plus de la garder pour moi. J’ai donc décidé, un matin, entre le café et la mousse à raser, de vous faire partager mes aventures. A ma grande surprise, à la relecture des premières pages de mon journal, je m’aperçois que je tiens en fait le journal de Camelice, mon chat… Jeudi 13 septembre 2007 - 1
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Il est dix-sept heures et je ne suis pas mécontent de quitter enfin le bureau. Il y a des jours comme ça où rien ne se passe comme on le souhaite. Le pire moment de la journée, comme une cerise moisie sur la crème chantilly tournée d’un gâteau rassis, aura été quand la jolie Sandra a décliné avec un mépris inutile mon invitation à dîner. Les yeux tournés vers le ciel gris, j’aspire à grandes bouffées l’air pollué de la ville, le trouvant soudain très pur. Erreur. A trop lever la tête on ne regarde pas où on marche, et un jour pareil, ça ne pouvait pas manquer : mon pied écrase ce qu’un chien mal élevé aura bien entendu laissé là tout spécialement pour moi ! J’enrage, et passe en revue une liste de jurons à faire pâlir de jalousie tous les capitaines Haddock. Pourquoi les gens ont-ils des chiens dont l’étymologie soit dit en passant, m’apparaît aussi claire qu’erronée ? Pourquoi n’ont-ils pas des chats comme tout le monde ? Pourquoi ? Je me calme après avoir essuyé ma chaussure sur l’angle d’un trottoir et le pitoyable carré de pelouse qui lui fait face. C’est vrai quoi, les chats au moins sont propres ! Je me surprends à cet instant à penser à mon chat, ce qui ne m’arrive jamais. Que fait-il, au fait, pendant mon absence ? Probablement rien. Je pense qu’il vaque aux mêmes occupations que quand je suis à la maison. Elles sont de trois ordres : gamelle, litière, canapé. Avec une variante pour ce dernier, Camelice utilisant en effet également mon lit pour se reposer de son dur labeur.
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« La vie d’un chat doit être bien triste et ennuyeuse ! » me dis-je en poussant la porte de mon pavillon de banlieue, l’esprit occupé par l’envie de séduire Sandra et les mille et une idées pour arriver à mes fins, que j’éliminais finalement les unes après les autres. Journal de bord de l'agent Zbertfricht208 : 13e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout Cela fait maintenant six mois que je suis arrivé dans cette dimension, et je n'ai pas avancé d'un poil dans l'accomplissement de ma mission ! J'ai donc pris la décision de consigner dans ce journal toutes mes notes, qui permettront peut-être à mon successeur de ne pas refaire les mêmes erreurs que moi, et de sauver notre monde alors que j'en aurai été incapable. L'idée d'être incarné en chat n'était pas mauvaise. Il est tout à fait exact, et conforme aux renseignements obtenus lors des nombreuses missions de reconnaissance que, dans cette dimension, un chat trouve assez facilement un domicile, où il est bien nourri, logé, et chauffé. Les humains, grands animaux bipèdes, bavards et imaginatifs, sont généralement assez serviables et fournissent le matériel nécessaire à une bonne hygiène de vie. Ils laissent la plupart du temps le chat qui vit chez eux faire ce qui lui plaît, surtout un chat un minimum persuasif, et nous apprenons à l'être lors de nos formations pour agents spéciaux. C'est donc effectivement une couverture idéale pour travailler discrètement. Mais avec quelques inconvénients quand même... Et je ne peux que suggérer à mon successeur d'être incarné en animal femelle, par exemple.
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De même, il vaut mieux éviter d'être incarné dans une bête à concours, genre persan bleu, ces animaux étant jalousement enfermés par leurs maîtres entre deux salons, ou dans un modèle géant comme le Maine Coon, peu pratique pour se faufiler entre les planches des clôtures de jardin... Je suis pour ma part incarné très astucieusement en un chat dit « européen », avec une belle robe abricot et blanc. S'il n'était ma modestie naturelle, je pourrais dire que je suis un assez bel animal. Lors de mon arrivée, j'ai rapidement trouvé un quartier général, très central par rapport à la zone de recherches délimitée par les renseignements fournis par nos services. Ce quartier général est habité par un humain, Roger. Il pourvoit à mes besoins élémentaires, et sa compagnie est parfois satisfaisante. Les humains sont des êtres assez faciles à manipuler, même s'ils présentent parfois de grosses lacunes de compréhension.
Jeudi 13 septembre 2007 - 2 J’accroche mon imper au portemanteau déjà surencombré, notamment par des vestes et un duffel-coat dont j’ai oublié jusqu’à l’existence. J’entends alors un miaulement mal réveillé. Ah ! Camelice, c’est gentil de me dire bonsoir ! Puis un autre miaulement, plus insistant. Je me demande alors si cet animal est vraiment content de me voir. Il pourrait au moins se déplacer ! Camelice continue de miauler. Je m’approche de lui. Il daigne enfin quitter le canapé que j’ai acheté uni, mais qui au fur et à mesure des siestes prolongées du félin devient de plus en plus chiné. Il s’approche. Je tends la main pour le caresser : il l’évite avec dédain tout en continuant de miauler. Je comprends alors qu’il ne me salue pas. Il râle !
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Bien. Que veut-il ? Le premier réflexe dans ce cas et de se diriger vers la réserve à nourriture. Je m’aperçois alors que sa gamelle est à moitié pleine et que la bête geint de plus en plus fort. « Bon si tu n’as pas faim, que veux-tu ? Faire une promenade dans le quartier ? » J’ouvre alors la porte-fenêtre qui laisse immédiatement entrer un froid polaire. Il s’avance en miaulant… Et s’arrête net devant la porte… en miaulant ! « Alors, tu sors oui ou non ? » Il ne sort pas… et continue à miauler de plus belle ! Je referme la porte. Camelice soudain me fait face. Il me regarde dans les yeux. Que dis-je ! Il me toise ! Et il miaule, un miaulement de plus en plus lancinant, de plus en plus insistant. Je m’accroupis, histoire de me mettre à sa hauteur, très important pour faciliter le dialogue. D’une voix douce et posée, je lui demande pourquoi il se plaint de la sorte avec un calme hypocrite vu qu’il commence à me gonfler sérieusement. Je joins le geste à la parole et tends le bras pour lui prodiguer une caresse, quand le fauve, d’un éclair, me balance un coup de griffe précis, mais toutefois amical puisqu’il ne m’égratigne que très superficiellement. Vexé, je mets en route le lecteur CD et me mets un bon vieux disque d’un bon vieux groupe de bon vieux hard rock, car comme chacun sait, les chats détestent le bruit. Camelice reçoit bien le message et se met à miauler aussi fort que s’égosille le braillard chevelu. Le chat, d’un bond, retrouve sa place sur le canapé. Il s’étire, tourne sur lui-même, deux 35
fois, avant de s’étendre, sur SON canapé, une patte adroitement appuyée sur son oreille. Je le regarde, ébahi. Il me regarde, fier. Et se remet à miauler. Je range le CD… 13e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout (suite) Alors que je suis venu ici pour mener à bien une mission d'une importance capitale : sauver mon peuple, ravagé par l'angoisse de voir revenir bientôt un tyran sanguinaire, les humains sont, eux, préoccupés par des pensées totalement triviales. Aujourd'hui, alors que je lui réclamais une tirlifouillette automatique à triple foyer, pour parvenir enfin à localiser ce chien d'empereur Zibéon, Roger m'a regardé bêtement, sans rien comprendre. Il est allé imaginer des choses sur mon appétit, ma santé, mes velléités de promenade, mais de ma requête il n'a rien compris du tout. Je dois donc compléter les remarques que j'ai faites hier sur la facilité avec laquelle on peut manipuler les humains, car ils sont totalement inaptes à la télépathie. J'ai pourtant essayé de changer de langue, et de niveaux de langage, j'ai même essayé d'émettre comme chez nous à un enfant de cinq ans, rien à faire ! Les techniques télépathiques enseignées à l'Académie ne fonctionnent pas sur des cerveaux aussi limités que ceux des humains, il faut le savoir. Alors que je plongeais mon regard dans le sien, en feulant doucement « trouve-moi une tirlifouillette automatique à triple foyer ou, si tu n'en as pas, donne-moi une zirlifluite toute simple, cela me suffirait », cet imbécile
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n'a rien saisi. Ce fut un échec total, et je dois donc recommander à mon successeur d'éviter de perdre son temps avec les modes de communication modernes utilisés d'habitude lors de nos missions.
Vendredi 14 septembre 2007 La scène d'hier, je le concède, m’a amené à réfléchir sur le langage des chats. Le chat miaule, certes. Mais j’ai depuis compris que chaque miaulement est différent, chaque son est un mot, chaque attitude qui l’accompagne une phrase. Je sors alors un paquet de croquettes au thon toutes neuves et une boîte de Miaou au poisson, que j’ai acheté la veille, en promotion au supermarché. Les chats adorent le poisson, et si Camelice aimait le vin, il aurait en prime pu se régaler, avec ce repas spécial vendredi, avec un bon riesling en prime. Mais le chat snobe le vin blanc et du coup, c’est moi qui le dégusterai ! Je secoue la boîte de croquettes. Immanquablement, rapide comme l’éclair – ce qui prouve qu’il peut aussi être dynamique – mon ami se précipite vers sa gamelle à l’effigie de Pluto – celle de Gros-Minet coûtait un euro de plus – et avance une gueule affamée tandis que je n’ai même pas terminé de servir son excellence. Camelice s’arrête alors net. Il renifle le contenu de la gamelle, me regarde, interrogatif et insistant. « C’est tout ce que t’as à me donner ? » Semble-t-il me dire. Je comprends immédiatement mon oubli et me précipite vers l’évier où je remplis d’eau fraîche la boîte de glace Hagone Dass, menthe-chocolat que j’ai finie la veille. Ne jamais oublier l’eau avec les croquettes ! 37
Camelice me tance alors derechef, presque menaçant. « Mais bien sûr ! La boîte de thon ! J’ai oublié la boîte de thon ! » Vite l’ouvre-boîte, mon ustensile de cuisine préféré. Il ne faut que quelques secondes avant que le contenu soit dans la gamelle. Camelice s’approche à nouveau, dubitatif. Il avance lentement une truffe prudente. Puis, il tend sa patte antérieure droite, et, comme s’il voulait sortir un poisson rouge de son bocal, d’un geste vif et précis, éjecte un mélange de thon et de croquettes qui se répand dans toute la cuisine. « Tu ne crois tout de même pas que je vais bouffer cette merde ? » Cette fois, je comprends parfaitement son regard tyrannique. « C’est ça ou rien » lui réponds-je, entêté d’une part, et gagné d’autre part par la nausée, au fur et à mesure que l’odeur de la pâtée gagne mes narines outragées. Camelice s’éloigne alors, déterminé, et reprend sa position préférée, enroulé sur SON canapé. Intéressé, je me mets à surveiller sa gourmandise ou plus simplement son appétit. Mine de rien, l’air de ne pas y toucher – et n’y touchant vraiment pas d’ailleurs – le prince s’approche régulièrement de la gamelle, mais n’y voyant l’ombre d’un changement continue d’ignorer son estomac. Lundi 17 septembre 2007
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Après trois jours d’entêtement, la pâtée a séché et les croquettes sont toujours là. Lassé par l’odeur et l’aspect de plus en plus scatologique de ce qui fut le repas de mon chat, je finis par jeter le tout à la poubelle. Vingt secondes plus tard, Camelice, s’approche de la gamelle, se frotte sur mon bas de pantalon, avec un regard attendrissant comme seuls les chats et quelques femmes savent en prodiguer. Il pousse un léger miaulement. Comment a-t-il deviné que cette fois j’ai acheté du mou chez le boucher du coin et des croquettes bio de chez Haulord et Gayeser, ses préférées ? 17e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout Une autre remarque que je dois faire à l'égard des humains concerne leur pingrerie. Sans vouloir être ingrat par rapport à Roger, qui satisfait quand même à l'essentiel de mes besoins matériels, il a malheureusement tendance à essayer de faire des économies de misère sur des choses importantes, comme ma nourriture. Il y a quelques jours, il a rempli ma gamelle de croquettes absolument hideuses, sans saveur, sans odeur, qu'il avait probablement achetées à la superette du coin. D'habitude, mes repas sont beaucoup plus équilibrés, et cela est absolument nécessaire pour mener à bien ma mission. On n'a jamais vu un agent accomplir brillamment son devoir l'estomac vide. Si mon successeur est exposé à un désagrément de ce genre, nul besoin de recourir à la force (encore moins à la télépathie qui, comme je l'ai déjà écrit, s'avère inopérante
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avec des intelligences aussi sommaires). Je recommande tout simplement l'évitement ostensible de la zone concernée (ici ma gamelle) et un lourd regard de reproche. Ces manœuvres suffisent généralement à faire comprendre à l'humain gérant du domicile que sa tentative médiocre de faire des économies sur notre dos est vouée à l'échec. Ce soir même, ma gamelle était pleine, enfin, de mes croquettes habituelles, savoureuses, moelleuses, et colorées comme je les aime. Un vrai régal. 19e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout En ce qui concerne nos besoins les plus élémentaires en matière d'hygiène, j'ai nommé la question du nettoyage des excréments produits par nos corps matériels, plusieurs solutions sont possibles : L'idéal est de faire « d'une pierre deux coups » en utilisant tout ou partie de ces productions corporelles pour éliminer les nuisances des autres chats du voisinage. Pour cela, il faut bien connaître le territoire des animaux qui vivent aux abords immédiats du logement. En effet, les autres chats ne sont pas forcément, eux, des incarnations d'Agents de notre univers. Ils n'ont donc absolument aucune conversation sensée ! Leur compagnie n'est pas forcément désagréable, je pense en particulier à une très jolie petite chatte tigrée qui n'est malheureusement pas restée très longtemps dans notre jardin... Mais la plupart de ces autres chats (surtout les mâles) peuvent être perturbateurs pour la réussite de notre mission. Je n'ai, quant à moi, jamais eu besoin d'éliminer la compagnie des femelles. Ce sont plutôt elles qui ont commencé à m'éviter après que j'ai subi une honteuse et
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violente privation de certains de mes attributs, le mois dernier, mais passons... Une solution très simple consiste donc à déposer ses déjections naturelles parcimonieusement tout autour du logement occupé par l'Agent, pour dissuader les autres chats de s'éterniser dans les parages. Si l'emploi du temps de l'Agent, ou la météo, ne permettent pas d'utiliser ses produits à ces fins stratégiques, l'humain pourvoit à leur élimination écologique en fournissant bac et litière. Il est très aisé d'apprendre à s'en servir, pas besoin de sortir de Schmurtz pour cela ! Par contre, de temps en temps, il faut rappeler à l'humain qu'il est temps de changer le contenu du bac. J'avoue avoir trouvé une solution ludique et efficace pour le rappeler à ses devoirs, en utilisant les productions bien sèches comme balles de jeux dans tout l'appartement. Ca me défoule, et ça fait toujours réagir Roger immédiatement : il nettoie tout le bac dans les minutes qui suivent. Et le reste de l'appartement aussi... ah, comme j'aime vivre dans un environnement propre ! Je suggère par contre de bien penser à attendre que les « balles » soient sèches avant de jouer avec. Je ne connais en effet rien de plus désagréable que de se salir les pattes de la sorte...
Jeudi 20 septembre 2007 - 1 Je m’assois dans le salon pour quelques minutes de détente après une nouvelle journée infernale au travail. Je me surprends alors à observer Camelice qui procède méthodiquement à sa toilette. Allongé sur le tapis, il lèche de sa langue râpeuse sa fourrure rousse et blanche : il 41
commence par l’arrière-train, se contorsionnant avec une souplesse inouïe, et remonte progressivement le long de son corps. Il se lèche ensuite la patte avant droite et, s’en servant comme d’un gant, la passe consciencieusement sur sa tête, avec insistance là où subsistent quelques traces disgracieuses de son épopée de la nuit. Une nouvelle boule de poils est désormais prête… J’admire longuement ce rituel, cette chorégraphie parfaitement réglée, quand soudain, le prédateur se lève, pose ses pattes avant loin devant lui et s’étire en une impressionnante cambrure. Il se met alors à labourer les pieds de ma table de salon pour acérer ses griffes. « Ah non ! m’insurgé-je, non, pas ma table en merisier ! » Il saute alors de côté, se positionne de profil, hérisse ses poils et me toise avec arrogance. D’un bond, je m’élance vers lui, provoquant ainsi sa fuite dans la pièce voisine. 20e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout Cette journée ne fut absolument pas productive. J'ai encore échoué dans la localisation de l'infâme Empereur Zibéon. Et en plus, un affreux chat du quartier, un tigré roux même pas châtré, m'a coursé dans toute la résidence pendant toute la matinée... Vraiment, comment voulezvous que je parvienne jusqu'au bout de ma mission dans des conditions pareilles ? Ce soir, j'ai un rendez-vous très important avec mon supérieur, le colonel M, à qui je dois faire un rapport sur mes avancées, et j'appréhende cet entretien délicat. Ca tombe bien, Roger est là. Comme à son habitude, il broie du noir et boit du noir en parlant tout seul. Après une
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grande toilette, j'irai profiter de ses humeurs câlines pour me détendre... Puis, je m'accorderai voluptueusement, encore, quelques instants de toilette avant mon rendezvous de ce soir, et je serai fin prêt pour affronter les remontrances de M.
Jeudi 20 septembre 2007 - 2 Quelques minutes plus tard, il revient, s’approche de la fenêtre et se met à miauler frénétiquement. « Non ! Décidément ! Tu ne sortiras plus à cette heure. Tu vas encore aller vagabonder je ne sais où ! Que fais-tu donc dehors pour vouloir à tout prix sortir alors qu’il fait froid et qu’il ne va pas tarder à pleuvoir ? » Je réalise à cet instant que je vis avec un chat mais je ne connais rien de sa vie. Mais en réalité, vis-je avec mon chat, ou vit-il avec moi ? Je LUI prépare à manger, uniquement les plats qu’IL choisit, je nettoie SA litière, je ramasse SON vomi, je LE conduis chez le vétérinaire quand IL est malade ou quand il faut LE vacciner, je me lève, en pleine nuit s’il le faut pour LUI ouvrir la porte quand IL veut sortir : Suis-je vraiment son maître ? De toute évidence, c’est Camelice qui est le maître, et dans la mesure où il obtient ce qu’il veut de moi, je ne suis pas loin d’être son esclave, au minimum son serviteur. Je ne suis donc qu’une sorte de laquais. J’assure le gîte et le couvert, je ravitaille un seigneur qui passe finalement la majeure partie de son temps à dormir, dans un hôtel qui, ma 43
foi, doit lui être bien confortable. Sa vie est autre, sa vie est dehors, sa vie est crépusculaire et nocturne. Tandis que le chat insiste et continue de miauler, je décide de ne pas céder, je veux retrouver mon statut de maître. Quinze minutes plus tard, les miaulements me sont insupportables. J’ouvre la porte-fenêtre. A peine s’est-il échappé, je réalise qu’avant de rejoindre Sandra ou n’importe quelle autre de ses congénères, je passe aussi un peu plus de temps dans la salle de bain, choisit une chemise impeccable, un pantalon à la mode… Moi aussi, je pars en conquête, moi aussi je sors à la recherche d’une proie, d’une souris, d’une minette. Mon chat n’est donc qu’un chat parmi d’autres, qui se rejoignent dans le quartier, discutent, draguent, se toisent, se battent s’il le faut pour séduire, pour conquérir, pour vivre tout simplement. La rue n’est qu’un terrain de jeu, la dernière boîte en vogue. C’est sûr Camelice est le chef. C’est un beau matou qui à coup sûr est le prince du quartier, le chouchou de ces dames qui ne manquent jamais de venir innocemment échanger quelques mots avec lui, critiquant forcément cette autre chatte bien mal mise et tout à fait vulgaire. Parfois même la nature pousse ces demoiselles à lui offrir leurs services, et c’est au nez et à la barbe d’une concurrence timide, restée prudemment en retrait, que notre mâle vigoureux rend le plus bel hommage aux gourgandines du quartier, et assure par la même sa noble descendance. Du moins le croit-il car, quand bien même sa stérilisation a épargné sa vigueur, il n’y
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aucune chance pour que des chatons rouquins naissent dans deux mois. Mais ce type d’exercice, quelque agréable qu’il soit, donne faim. Camelice abandonne donc alors ses conquêtes. Il n’oublie pas d’uriner de-ci de-là pour affirmer sa domination et rappeler au jeune ébouriffé en particulier – le chat de mon voisin, ce triste sire prétentieux – que c’est lui qui règne en maître ici et que toute tentative de saillie sur une de ses mignonnes sera réprimée sans pitié. Un rongeur imprudent traverse alors la rue. Camelice, grâce à sa vue excellente le repère immédiatement. Il se tapit, et très silencieusement s’approche, lentement, ventre à terre, mesurant chacun de ses pas. Il doit s’approcher suffisamment pour garder l’avantage de l’effet de surprise, mais ne doit pas tarder à bondir, car sa proie aura vite rejoint sa cachette. Soudain redevenu sauvage, notre mini-panthère estime que c’est le moment. Camelice jaillit, se servant de ses pattes comme d’un ressort et fond sur le pauvre mulot qui avant même de réaliser ce qui lui arrive, est prisonnier des griffes du carnassier. Les animaux se regardent. Le mulot semble implorer la pitié du monstre, ou lui demande-til de l’achever ? Camelice prend alors sa victime dans la gueule et revient à la base où l’attendent ses maîtresses, impressionnées par sa technique, sa rapidité, son agilité, sa redoutable efficacité. Il est fier comme un boxeur qui vient de coucher son adversaire devant un parterre de supportrices hystériques. Il pose alors le mulot devant la chatte de ma voisine, ma très jolie voisine de palier. Celle-ci tend alors timidement une
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patte, coince la proie et d’un coup de gueule précis, broie les vertèbres de son repas du soir. Camelice, sans un mot, s’en retourne à ses activités et je me dis que ma voisine est presque aussi jolie que ma collègue. Demain, si je croise Sandra, je l’inviterai au restaurant. Je lui décrirai la vie de mon héros, je le lui conterai la conquête de sa chatte, elle sourira, ravie, j’en suis certain. 20e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout Mais quel imbécile, ce Roger ! Ce soir, juste avant l'heure de mon rendez-vous avec le colonel M, pas moyen de lui faire comprendre qu'il devait me laisser sortir ! Ces humains sont décidément les créatures vivantes les plus idiotes de cet univers, toutes dimensions confondues ! « C'est pas l'heure, il fait nuit, je dors ! », m'a-t-il répondu ! Mais bien sûr que si, c'était l'heure, non mais vraiment, pour qui se prend-il ? J'ai eu beau miauler, geindre, feuler... Il faisait la sourde oreille. J'ai essayé de lui marcher dessus, de glisser sous sa couette, de lui mettre mes moustaches dans les narines, de lui chatouiller les oreilles... Il m'a jeté hors de sa chambre et a fermé la porte. J'ai essayé de sauter pour ouvrir cette fichue porte, en attrapant la poignée avec mes pattes de devant. Au moment même où je commençais à y arriver, il a bloqué la porte de son côté avec une chaise. Mais l'heure de mon rendez-vous approchait dangereusement. Nous savons tous à quel point il est loin
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d'être évident de maintenir ouvert pendant plus de quelques secondes une porte d'accès entre deux continuums spatio-temporels, non mais quoi, il croit que je passe mon temps à m'amuser, cet humain ? Heureusement, il restait quelques bibelots dans son salon. Des objets moches, mais qui cassent avec musicalité. Il a suffi d'en mettre deux par terre pour que Roger arrive, hirsute et paniqué. Alors, je me suis tranquillement posté devant la porte du jardin, j'ai ensuite miaulé de ma voix la plus douce... et j'ai filé bien vite dès qu'il a ouvert. En passant, j'ai évité de peu un geste assez violent de Roger. Je ne lui en veux pas trop, mais il n'allait quand même pas essayer de me frapper, alors que c'est moi que sa paresse a failli mettre en retard, non ? Après tout, il a qu'à ne pas boire autant. Il comprendrait plus vite ! Enfin, je suis arrivé à temps au point chaud du vortex, heureusement. Le colonel M m'a écouté avec beaucoup d'intérêt. Les résultats de mes mesures, qui me paraissaient totalement incohérents, semblent en fait, d'après lui, confirmer les derniers renseignements obtenus d'autres Agents. Zibéon ne serait pas localisable parce que, lui aussi, incarné en un animal de cette dimension. Mais les mesures indiquent qu'il est très proche de ma localisation actuelle. Dès que j'arriverai à poser la patte sur une tirlifouillette automatique, cette satanée mission arrivera à son terme. Le colonel m'a donné les coordonnées d'un contact précieux, qui pourrait me fournir l'engin qui me manque. Je ressens, pour la première fois depuis six mois, enfin un peu d'espoir...
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Samedi 22 septembre 2007 Il est 4 h 30. Non seulement je me suis couché à minuit, mais vu que la charmante Sandra avait enfin accepté mon invitation au restaurant et que j’avais été plutôt convaincant – notamment grâce à mes connaissances encyclopédiques sur les animaux – elle avait du coup accepté également de jeter un œil distrait à ma bibliothèque ainsi qu'à ma collection de CD. Et ce qui devait arriver arriva : à ma grande satisfaction, et peut-être même la sienne mais je n’en suis pas si sûr, nous nous endormîmes très très tard. Bref, nous sommes donc réveillés très tôt ce matin par le bruit de ce qui ressemble à du sable projeté sur du plastique. Nous entendons également comme des coups répétés, nerveux. Je me lève et, une fois dans la cuisine, mon oreille identifie le vacarme tandis que mes yeux constatent les dégâts et mon nez en perçoit la cause. Camelice est tout simplement occupé à nettoyer sa litière, que j’ai effectivement oublié de changer depuis plusieurs jours, l’esprit trop occupé par ma literie et la douce peau de Sandra que je comptais lui confier. Vision d’horreur. Malgré la chatière, la bête a réussi à projet du sable imbibé d’urine partout dans la cuisine et autant de crottes séchées, mais toutefois bien identifiables aux immondes effluves qui s’en échappent, enfin délivrées de cette protectrice couche de sable. Curieuse, Sandra se lève, et à peine arrivée dans la cuisine, son estomac se contracte, son cœur se soulève, et ses pieds nus n’évitent pas l’inévitable. Elle se penche vers 48
l’évier et rend d’un coup, le velouté de potiron, le foie gras, le filet aux cèpes et la glace groseilles myrtilles qui par la force des choses et comme je m’y étais engagé, ne la feront pas grossir. A cet instant, elle est prise d’une violente et irrépressible série d’éternuements. Ses yeux rougis se mettent à pleurer, elle semble manquer de souffle. Elle essaie de crier, finalement y renonce. D’un geste, elle enfile sa robe, et avant même que j’ai le temps de dire quoi que soit, elle s’en va, me fusillant d’un regard éloquent. C’est alors que Son Altesse qui avait bien entendu filé, revient de je ne sais où et s’allonge avec élégance et dignité sur SON canapé. Après une demi-heure de nettoyage, il est encore très tôt. Je me demande comment rattraper le coup avec Sandra et décide de me recoucher pour y réfléchir. Je me précipite sur le lit et horrifié, me sens immédiatement gagné par une odeur âcre et une rancunière humidité… 22e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout Le stress de cette mission me tape sur le système. J'ai les nerfs à vif. Heureusement, Roger pourvoit aussi en câlins et douceurs. Les humains sont capables d'être parfois très attachants. Ma relation avec cet humain, pourtant seulement gérant de mon domicile, évolue chaque jour. Mais je ne comprends pas bien pourquoi ses besoins affectifs le poussent à chercher la compagnie de jeunes femelles qui s'interposent toujours entre lui et moi. Comme
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cette Sandra, là, je ne vois vraiment pas ce qu'il lui trouve. D'ailleurs, elle a une odeur épouvantable. Au moins, si elle sentait le poisson, ça pourrait être agréable, mais elle porte un parfum totalement artificiel, qui imite des fleurs avariées mêlées d'alcool, une véritable infection. Hier soir, il est rentré avec elle, alors que j'aurais bien aimé trouver un peu de réconfort avant le grand jour. Demain, je dois aller trouver mon contact et j'appréhende vraiment cette étape cruciale dans mon entreprise. Trouverai-je cet agent ? A-t-il vraiment l'engin nécessaire à l'accomplissement de ma mission ? Et ensuite ? Vais-je pouvoir l'activer ? Et quand j'aurai grâce à lui, enfin, localisé Zibéon, trouverai-je la force d'anéantir ce tyran ? Mais au lieu d'être à ma disposition pour me remonter le moral, Roger veut se consacrer à cette... fille... Peuh ! Dès le petit matin, j'ai insisté pour récupérer toute son attention. J'ai insisté, insisté, insisté... et profité éhontément de l'allergie de cette idiote aux poils de chat. Après le départ précipité de la squatteuse, Roger m'a boudé pendant quelques heures. J'ai pour ma part profité d'un repos bien mérité, avec la satisfaction vengeresse d'avoir éliminé l'intruse, ce qui, finalement, m'a apporté presque autant de satisfactions que le câlin que je désirais...
Lundi 24 septembre 2007 Ce matin, j’ouvre machinalement la fenêtre et qui vois-je se précipiter ? Notre héros qui effectivement n’était pas rentré de sa promenade vespérale de la veille ! Je vois qu’il a l’oreille gauche toute sanguinolente. Il s’est battu ! Et il a perdu ! Mais Monsieur est bien trop fier pour se plaindre : il
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entre lentement, dignement, et se dirige comme si de rien n’était vers SA place. Je réalise à ce moment que l’animal va immanquablement salir le canapé et que les taches de sang sont difficiles, voire impossibles à nettoyer. Je bondis – tel un félin, c’est fou ce mimétisme – et le vire avec pertes, fracas et hurlements. C’est ce moment, par pur hasard bien entendu, que le fourbe choisit pour vomir une boule de poils sur le tapis du salon. Suite à cet incident, je passe la journée à imaginer la vie nocturne de mon fauve nyctalope. Je le vois, les pupilles dilatées, guettant toute intrusion d’un mâle concurrent et conquérant sur son territoire. Je l’imagine, marquant son fief de son urine fétide. Je l’entends pousser de langoureux miaulement en direction d’une chatte égarée, d’une autre en chaleur. 24e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout Je déteste cette mission ! Aujourd'hui je suis allé voir le contact donné par le colonel M. J'aurais dû me méfier, prendre plus de précautions, demander du renfort.... mais non, aucune de ces options n'était possible, puisque je dois à tout prix garder ma couverture et rester discret. Mais quand même, j'aurais préféré que mon contact en ait pris une autre, lui, de couverture ! Quelle guigne de devoir aller chercher une tirlifouillette automatique dans ce quartier immonde, infesté de chiens crasseux. Et mon contact a vraiment eu une riche idée de
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s'être incarné en... rat ! Imaginez un instant les moments d'angoisse que j'ai passés, en marchandant avec ce rat au fond d'une impasse poisseuse, jusqu'à l'arrivée d'une demidouzaine de chiens errants, même pas vaccinés contre la rage. Je l'ai quand même obtenu, cette damnée tirlifouillette, mais à quel prix ! J'ai eu un peu de mal à rentrer entier... Et quand je suis enfin arrivé à la maison, en traînant les pattes et en léchant mon sang, Roger n'a rien trouvé de mieux que de faire du mauvais esprit. Cet humain est confondant d'ingratitude et d'inconscience. Je suis un héros, moi. Je sauve mon peuple, moi. Au prix de plusieurs poignées de poils et d'une partie de mes oreilles, sans compter les déchirures musculaires et les douleurs les plus variées... Je vais passer la fin de la soirée à me reposer sur le canapé, et j'attends demain pour utiliser ma toute nouvelle tirlifouillette automatique à triple foyer pour localiser l'empereur Zibéon. J'ai besoin d'un minimum d'énergie pour activer cet engin, et réagir avec mon efficacité et mon professionnalisme habituels quand Zibéon sera localisé.
Mardi 25 septembre 2007 Le lendemain matin, je suis déjà levé quand le roi du quartier se présente à la porte-fenêtre. Je lui ouvre, un sourire au coin des lèvres. Le fauve se précipite vers la gamelle et se met à dévorer avec grand appétit, la pâtée au bœuf – avec carottes nouvelles – que je viens de lui servir. « Je sais ce que tu fais la nuit » lui dis-je sûr de moi, plongé dans le dernier numéro de « maximal », mais le chat a disparu. 52
25e jour de la lune de Mandar – Période du Mizerium – Année du Zrout C'est ce soir le grand soir. J'ai lancé, à quelques centaines de mètres de mon domicile, le dispositif qui va démasquer tous les intrus venant de ma dimension, et incarnés dans celle-ci. Cette manoeuvre est terriblement dangereuse, car elle aura sur moi un effet imprévisible, j'ai en effet subi un traitement spécial avant de venir, m'immunisant contre les effets de tous les engins de ce genre. Mais je vais, moi aussi, être transformé. Et en quoi, je l'ignore. Le traitement que j'ai subi fera que je serai incarné en une créature de cette dimension, et donc je ne serai pas identifiable en tant qu'Agent de notre univers. C'est nécessaire dans mon métier d'être certain, même en présence d'un dispositif aussi puissant, de pouvoir garder une couverture. Mais malgré mon expertise, si je suis transformé en souris, je ne pourrais pas utiliser mes compétences pour mettre ce tyran de Zibéon hors d'état de nuire. Or l'essentiel est que je trouve le moyen de l'anéantir, dès qu'il sera identifié. Dans quelques minutes, je saurai enfin... Caché au fond du jardin, j'attends de voir les effets de la tirlifouillette que j'ai activée, et je surveille avec angoisse les alentours, pour pouvoir foncer sans délai sur la moindre petite onde Zigma que je pourrai entrevoir, et localisant un intrus dans cet univers. Mais... à part pour moi, il ne se passe rien. J'ai bien cru voir le reflet d'une onde Zigma, à travers les rideaux de la fenêtre de mon domicile, mais ça doit être Roger, en train de se faire un hamburger au microondes. Pourquoi sinon y aurait-il une onde Zigma dans le
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domicile que j'ai quitté il y a une heure, alors que moi je suis dehors ? Je suis désespéré. A part me transformer en une créature plantureuse, cette tirlifouillette ne m'a rien apporté. J'en attendais tant pourtant. Et comment retrouver une base d'opérations, maintenant que j'ai toutes les apparences d'une belle blonde à forte poitrine ? Je vais essayer de squatter, encore et toujours, chez Roger, même avec cette nouvelle apparence. Peut-être qu'en lui demandant s'il a du sel.... Après tout, je suis mille fois plus jolie que Sandra... et je me suis bien trop habitué à vivre avec lui pour ne pas tenter ma chance.
EPILOGUE Ces mots que le pitoyable Roger a gribouillés sur son blog pour se donner l’illusion d’une existence furent ses derniers. Car à l’instant même où je lis ces lignes, un flash sidéral illumine ma conscience et me ramène à la réalité. Je ne suis, ni n’ai jamais été, ce ridicule Roger. Je suis Zibéon, l’empereur, le magnifique, qu’une erreur de manipulation lors de ma transformation en humain a rendu amnésique. Je comprends alors que mon chat n’est pas un chat, mais le perfide agent Zbertfricht208, à qui le Colonel M a sans doute confié la mission de me localiser et m’éliminer. Mais une fois de plus, il a échoué. Plus rien désormais ne m’arrêtera dans ma conquête de l’univers ! Je suis le Grand Zibéon ! ! Débarrassé du Colonel M et de ses agents, je vais pouvoir enfin régner sur le monde, sur la galaxie, et l’univers tout entier se prosternera à la seule pensée de mon existence ! Maître du ciel et des étoiles, 54
enfin ! Maître du temps, des mers et des montagnes, maître du bleu du ciel et des rouges crépuscules, maître du soleil et du feu ! Maître des glaces et des volcans ! Maître des mots et des idées, maître des créatures, maître de la pierre et du sable, maître des héros, maître des dieux, maître de Dieu ! L’univers est mon domaine, d’un mot je stoppe son carrousel, d’un cri je lui commande d’inverser sa ronde, d’un souffle je lui ordonne de remonter le temps ! Alors enfin, je m’en retournerai vers l’origine, vers le néant duquel je créerai un univers nouveau, à mon image, où le minéral, le végétal et l’animal uniront leurs forces sidérales pour que jamais quiconque ne vienne contester le pouvoir absolu qui sera le mien. Je serai enfin le maître de l’univers, et le Diable et Dieu son compère viendront, humiliés, s’agenouiller, se prosterner devant ma grandeur… Tiens, quel est ce bruit qui ose déranger la majesté de mes glorieuses pensées ? Ah oui, la sonnette de la porte d'entrée...
Comment ? Ce tyran abhorré était juste sous ses moustaches, incarné dans l’homme avec qui je vivais ? Mais pourquoi me regarde-t-il avec cet air-là ? Il semble avoir perdu sa verve, tout d'un coup. Et son regard torve est perdu dans mon décolleté. Lui si bavard, et si fier, voilà qu'il a perdu sa langue… Mais... je crois comprendre...
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Ma jolie voisine est là, debout devant moi, dévêtue d’un adorable top presque transparent et d’une jupe aussi courte qu’un jour de solstice en décembre. Presque incongrûment, elle me demande si j’ai du sel ! Voilà qui ne manque pas de piment !
« Attends, tyran, assassin, salopard !... Je vais t’en faire baver !... » se dit la belle blonde.
Et Camelice bombe son torse tout neuf, en souriant de ses lèvres pulpeuses.
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Luna Sylvie Parthenay
Le vent de bise blêmit de rage en se heurtant sur les hautes tours de la Cité. Je regarde par la fenêtre depuis quelque temps déjà et un halo de buée s’est formé sur la vitre par ma respiration régulière. Je me suis emmitouflée dans un gros gilet de laine et j’ai mis un châle en plus sur mes épaules. Rien n’y fait, je frissonne à chaque sifflement des bourrasques. Comme des grands vaisseaux de guerre, ces dernières attaquent tout d’abord d’un seul élan puis l’air se divise en fines escadrilles, déjouant les huisseries disjointes, les plinthes et les bas de portes. Ce n’est pas ici, abandonnés que nous sommes par ceux qui s’enrichissent sans conscience, que nous entendons parler d’isolation thermique. C’est heureux quand les ascenseurs marchent, surtout quand on habite au quinzième étage. Dehors, la nuit est belle, scintillante d’étoiles et la lune se dessine bien ronde. Elle me fait penser aux gravures des toutes premières éditions de Jules Verne. Dans un écrin de velours marine, entouré de paillettes, l’astre blanc, lumineux, uniformise les ombres portées des bâtiments. S’il croit pour autant effacer la misère, étouffer les soupirs de ceux qui ne voient aucun avenir pour eux-mêmes, ni pour leurs enfants, il se trompe.
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Si la Cité semble pétrifiée, c’est que le thermomètre affiche moins quinze degrés Celsius dehors. Demain, nous arriverons pourtant à nous extirper de nos lits et nous irons gagner notre survie. Je crois que la lune n’est pas si bête, elle s’arrange pour que nous puissions retrouver notre chemin dans la Cité et aller travailler, travailler jusqu’à la fin de nos jours pour un salaire de misère. Mais son aura de lumière maîtrisée ne nous permet pas d’atteindre les beaux quartiers ou de repérer les chemins de la révolte. Pour l’heure, je vois apparaître enfin ceux que je guette depuis une bonne demi-heure à mon poste d’observation. De-ci, de-là, derrière les voitures, sorties d’un soupirail crevé de cave, quelques ombres aux mouvements furtifs déjouent le couvre-feu lunaire. Souples et élégants malgré l’extrême dureté de leurs conditions de vie, les membres de mon réseau de résistants se faufilent vers notre lieu de rendez-vous habituel. Toujours en nocturne, à l’abri des regards malveillants, nous tenons notre réunion secrète derrière les garages des autos. Il va falloir que je me fasse violence. J’enfile ma doudoune et mes gants. À la cuisine, j’ai préparé deux grandes boîtes en plastique remplies de boulettes de viande. J’ai battu sommairement à la fourchette deux œufs et je les ai incorporés dans une bouteille de lait quasiment pleine. Ce sera une boisson énergétique. L’eau se fige rapidement dans les gamelles, c’est inutile d’en laisser traîner. Mais je prends également un thermos que je remplis d’eau chaude. Le temps qu’elle refroidisse et qu’elle devienne glace, les chats des rues auront eu le temps de boire.
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Bonnie et Clyde ont ouvert chacun un œil et ont dressé subrepticement leurs oreilles. Étant donné que je farfouille à la cuisine, cela pourrait être intéressant pour eux. Ils font mine de se rendormir pourtant. Ils connaissent ce rituel et ils savent qu’ils en sont exclus. De toute manière, il fait si bon sous la couette du lit ! Je sais bien qu’ils ne tomberont pas dans un véritable sommeil. Ils feront juste semblant d’être apaisés, jusqu’à mon retour. Ils partiront au pays des rêves quand ils seront rassurés de mon corps collé à leurs chaudes fourrures. C’est parti ! Je tourne la clef sans bruit et longe le couloir en me servant du mur. Les ampoules ont grillé et on peut toujours attendre qu’elles soient remplacées. Le bouton luminescent de l’ascenseur tremblote dans le noir profond. Je m’en sers comme le lointain phare d’Alexandrie et, quand la cabine arrive à mon étage, je respire un peu mieux, car son néon est encore en état de marche. Je regarde ma montre : minuit ! Ah, c’est l’heure du crime… Courage, chevalière des temps modernes ! Ici je poursuis ma quête, sans gloire, je ne suis ni riche, ni belle, ni particulière, je me confonds dans la foule et personne ne me remarque. Juste faire quelque chose de bien, un petit peu chaque jour, dans l’anonymat et l’austérité. Je longe la cage 26A, 26B, 26C et bifurque vers le lampadaire tordu, je coupe par ce qui fut jadis une pelouse bien grasse et je contourne le bloc des garages. De ce côtélà, il n’existe plus aucune lumière urbaine. La lune ne peut rien y faire pour le coup, elle m’aide malgré elle, dans l’accomplissement de ma tâche et je résiste à son adversité, à la barbe de ses cratères et de ses monts.
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J’entends un léger chuchotis de pattes, de coussinets frileux et fragiles, car la terre gelée les brûle comme la glace de la banquise. C’est l’Affreux qui arrive en premier. Je l’ai baptisé « l’Affreux » parce qu’il est vraiment, comment dire, sauf son respect, particulièrement moche. Il est efflanqué, mais moins depuis que je le nourris, ses yeux coulent d’un liquide pas très catholique et nombre de cicatrices couvrent son corps y compris et surtout sur les parties de sa peau complètement pelées. J’ai réussi à désinfecter le plus gros de ses plaies. Je pense qu’il survivra. C’est au tour de Caramel qui vient se frotter sur mes jambes, ensuite arrive la petite, si petite Choupinette, une minette de six mois pas plus. Voilà ! J’ouvre les boîtes et je verse le lait de poule, l’eau encore un peu chaude fumant légèrement dans les écuelles qui restent à demeure, discrètement cachées dans le minuscule talus en bout de mur. C’est la trêve. En ce moment de partage félin, je n’ai jamais vu aucune de ces boules de poils se battre pour la nourriture. Ils attendent que je les serve et j’obtiens le respect du chat qui passe au hasard de sa route. Celui- là se restaure comme les autres. Je ne chasse jamais un chat. Au pire, je me contente d’éloigner les gamelles les unes des autres afin que chacun puisse manger sans être stressé par leur mutuelle présence. Cette nuit, nous avons effectivement la visite d’un chat inconnu. Il est arrivé sans bruit et s’est assis derrière moi, sans que je m’en aperçoive. J’ai sursauté en me retournant. Je ne m’attendais pas à sa présence. Je lui parle pour faire connaissance : — Bonsoir, le chat ! Comme tu es beau !
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Il est magnifique, ce chat. Il s’agit visiblement d’un persan, tout blanc, et avec les reflets de la Lune, il en émane des éclats d’argent. Je m’approche doucement. Il n’est pas sauvage, c’est le moins que l’on puisse dire. Il n’a pas peur de l’humain. Il est en train d’entreprendre sa toilette en se léchant le dessus des pattes. — Alors, le chat, tu as faim ? Tu veux des croquettes ? Il lève la tête et je suis transpercée par son regard. Tous les poètes ont vanté les prunelles quasi mystiques des félins, mais celles-ci, vertes cerclées d’or, me font un effet extraordinaire. Autour de son cou, un collier. Ce qui ne m’étonne guère. Une telle bête doit être identifiée par une ribambelle de pedigrees. Je lui mets un peu de lait de poule dans le couvercle d’une des boîtes et je le lui présente. Il me regarde encore plus intensément et accepte mon obole. J’en profite pour regarder sa médaille : — Luna ! Tu t’appelles Luna ! L’air de rien, je soulève sa queue, histoire de voir à qui j’ai vraiment à faire. Ce n’est pas un monsieur mais une madame chat. Je détourne soudain mon regard en direction de la lune et je grimace. Puis j’interpelle Luna : — Dis donc, j’espère que tu n’es pas la collabo de cette salope de Lune… Luna finit tranquillement de laper son lait. Elle plonge à nouveau ses yeux d’agate dans les miens. Mais non, Luna… Comment pourrais-je en vouloir aux animaux, surtout aux chats, eux qui nous accompagnent depuis la nuit des temps, qui nous ont protégés de la peste et des famines en chassant les souris et les rats, qui nous ont servi parfois de nourriture pendant les guerres, et qui ont été brûlés avec les sorcières pendant le triste temps de l’Inquisition. Aujourd’hui encore, certains n’hésitent pas à les écraser au volant de leur 61
bagnole, à leur tirer dessus pour rigoler, à les mutiler pour leur peau parce que c’est devenu subitement à la mode chez les grosses pétasses qui ne savent plus quoi inventer pour débourser leur fric. Non, Luna… Tu n’es pas la complice de la Lune. Tu es un chat, et cela me suffit pour que tu sois une amie. Luna ronronne subitement. C’est sa manière à elle de me dire merci pour le lait. — T’es une gentille minette. Une bonne fille. Tu dois certainement appartenir à quelqu’un mais j’ai rien vu de plus sur ta médaille. Si demain tu traînes encore dans les parages, je ferai une photo de toi avec mon téléphone portable et j’essaierai de mettre des affiches dans le coin. Au pire, je t’emmènerai chez mon copain Gigi, le vétérinaire, pour voir si tu as une puce électronique. Le ronronnement s’est accentué, la fourrure argentée est incroyablement chaude et douce. Quel plaisir de la caresser ! Il est temps de remonter cependant. Je remballe mes boîtes et je caresse l’Affreux. J’en profite également pour lui nettoyer ses yeux. Caramel et Choupinette sont déjà partis se mettre à l’abri. Luna se poste devant moi. J’essaie de l’éviter mais elle se projette dans mes jambes et je manque de tomber. La fatigue sans doute, me fait tituber. — Allez, ma belle, faut que je rentre ! Je travaille demain… Allez, file ! Mais Luna ne veut rien savoir. Elle lève encore la tête et miaule. Un miaulement insistant. Flûte ! Elle a peut-être fait des petits quelque part dans les buissons ou dans un carton et bien sûr, elle veut que je la suive. J’ai souvent remarqué ce phénomène chez les chattes, elles viennent vous voir quand
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elles ont mis bas. En général, elles se planquent dans une armoire, sur une pile de pulls bien propres pour accoucher. — D’accord, je te suis. Merde, il est une heure moins le quart ! Bon, j’espère que tu ne me déplaces pas pour rien. Déjà, le trait d’argent file devant moi en direction des bois. La Cité est en fait le dernier tentacule de la ville. Comme les bidonvilles, nous avons été rejetés à l’extrême périphérie et après les tours, il n’y a plus rien, plus de routes, pas de zone commerciale. Rien. Juste une plaine morne et grise rythmée par des bois non entretenus formés d’arbres rabougris et où ceux qui ne peuvent plus payer un loyer dans la Cité, se réfugient. Ils y construisent des baraques de fortune ou y campent sous tente. L’endroit est loin d’être sûr. J’ai la frousse. Je me raisonne pourtant : avec cette température antarctique, il doit juste y avoir une folle comme moi pour sortir de mon refuge. Je suis obligée de courir pour suivre la cadence et c’est à bout de souffle que je me retrouve devant un amalgame de planches en bois disposées plus ou moins en forme de tipi. Il en émane une faible lueur. Luna se glisse dans un interstice. C’est bien ma veine ! Je m’approche et je fais le tour de cette étrange construction. Juste à gauche, il y a une « entrée » symbolisée par une couverture tendue grâce à de vieilles sardines tordues. Je m’entends doucement demander : — Il y a quelqu’un ? Est-ce que je peux entrer ? Je réitère deux ou trois fois ma question. N’ayant aucune réponse je décide de passer outre une autorisation hypothétique et j’appréhende ce que je peux trouver derrière la couverture. Dans le réduit de fortune, deux sources de lumière diffusent un éclairage doux, presque orange. Curieusement il y fait chaud, une température agréable, une ambiance 63
d’appartement bien équipé en radiateurs alors que les bouts de bois maladroitement empilés laissent passer le vent fou. On devrait geler ! Ce n’est pas la seule bizarrerie. Comme je l’ai remarqué dès mon entrée dans le tipi, j’ai distingué deux sources de lumière. L’une provient d’une sorte de lampe à pétrole genre art déco, et l’autre de Luna. Son pelage est maintenant phosphorescent. Je me dirige vers la persane et j’ai la sensation très nette qu’elle est également à l’origine de cette chaleur qui rend ce cloaque presque douillet. Par terre, un matelas. Je discerne une forme humaine sous un vieil édredon troué. Je me mets à genoux et je puise dans mes dernières réserves de courage. En me penchant je découvre le visage d’une vieille femme, les yeux clos. L’espace d’un instant, je la crois morte. Pourtant ses paupières s’entrouvrent et je sens sa main de papier jauni me serrer faiblement le bras. — Élodie ! C’est toi Élodie ? Qui est Élodie ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi. La vieille femme sourit, elle fixe un personnage imaginaire par delà mon épaule. Elle doit voir Élodie, c’est sûr. — Je vais appeler les secours. Vous n’allez pas rester là. Il faut que je retourne chez moi. — Élodie ? Où est Élodie ? Ce n’est pas toi ? Son visage se crispe. Elle m’agrippe la main au prix d’un gros effort alors que ses forces s’enfuient. Luna se positionne sur le matelas. Elle me transperce de sa clairvoyance et j’ai l’impression de recevoir un ordre. La vieille dame est en train de mourir, les secours ne servent à rien. Les secours, ce sera pour plus tard, quand il faudra s’occuper des exigences de la réalité, les formalités et le polissage social qui accompagnent la mort. À ce moment 64
précis, la vieille dame n’a pas besoin du SAMU, elle a besoin d’Élodie. Je me décide : — Je suis là ! Je suis Élodie. Calme-toi, je suis près de toi. Je ne te quitte pas. J’entends le ronronnement de Luna. Je crois que j’ai fait le bon choix. — Je savais bien que tu reviendrais me voir. Je savais bien que tu n’abandonnerais pas ta mère, hein ? — Non, bien sûr que non, je ne t’abandonne pas… maman. — Comme je suis contente que tu sois là, ma fille. Comme je suis contente ! Elle recommence à sourire. Le ronronnement de Luna s’est intensifié. Il emplit la pièce par son souffle régulier : …rrr rrr ronron rrr rrr…ronron rrr rrr… Moi, j’ai bien du mal à assumer la situation. Le visage de la vieille dame se transfigure devant moi. J’essaie de comprendre mon rôle dans cette histoire tout en me disant que ce n’est pas le moment. Je rassemble le peu de lucidité qu’il me reste et je réfléchis. Cette situation, je ne peux la comparer à rien. Je ne peux raisonner sur rien, du moins rien qui soit logique. Il faut prendre le problème d’une autre manière. Qu’est-ce qui est le plus important, maintenant ? Et je me réponds : l’important c’est de faire du mieux que je peux pour elle, pour ses derniers instants. La mort est là, la mort a peut-être pris la forme de Luna, mais j’ai l’intuition que Luna n’est pas la mort. Elle l’accompagne, elle aide à faire passer les âmes ou alors… Ah, bon sang, j’en sais fichtrement rien ! C’est vraiment une histoire de fous ! Quelle est la seule chose dont je sois sûre ? Oui, je le sais, je sais pourquoi je suis là. En fait, je l’ai tout de suite su quand
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j’ai vu le matelas. Je suis là simplement pour aider, d’une manière ou d’une autre. — Élodie ? Tu es là ? — Oui, ne crains rien, je suis là. Tout va bien. — Je t’aime ma fille. — Je le sais, je t’aime aussi. Je me déporte vers sa tête. Je me couche vers elle et je la prends dans mes bras. Comme si elle était une petite enfant, je la berce, comme si elle était ma mère, comme si le cordon ombilical m’attachait désormais à elle à l’envers. Je lui murmure à l’oreille : — Ne t’en fais pas, tu peux t’endormir, maintenant, je veille sur toi. Plus rien n’existe autour de moi. Je sens son vieux corps si fatigué se détendre. La tension se relâche. Luna s’est lovée dans son dos. La chaleur doit être intense sur les côtes et les flancs amaigris : la chaleur rayonnante de Luna. Je n’entends plus le léger souffle. Je reste enlacée et j’attends. Petit à petit le froid reprend ses droits. Le retour du vent glacial me fait également comprendre que c’est fini. J’ai la tête lourde. Je suis assise, hébétée sur le matelas, et je me fais violence. Le visage de la vieille dame est calme, les yeux ouverts et encore brillants. Lentement, je clos ses paupières. Je lui joins les mains et je la couvre du mieux que je peux. Soudain, je pense qu’elle était peut-être croyante alors je vais dire une prière. Je ne connais pas de prières comme un prêtre ou un pasteur ou un rabbin. Alors je parle à Celui qui Est et je lui confie l’âme de la défunte. Luna est toujours là. Elle continue de poser de temps en temps ses deux émeraudes sur moi. Je la caresse sans même 66
m’en rendre compte. Chez moi, la caresse est instinctive dès qu’il s’agit de chat. Je me poserai des questions plus tard. De toute façon, je doute franchement que je puisse trouver des réponses un jour à tout cela. Je me sens terriblement lasse. Il faut cependant faire les choses correctement. Je ne peux laisser le corps d’une morte comme ça. — Luna, tu vas rester là. C’est toi qui veilles à tout, ma belle. Il faut que je rentre chez moi, appeler les pompiers. Je reviens de suite. Tu as compris ? Je suis vraiment bien fatiguée. J’ai conscience du ridicule de ma demande mais je me rends à l’évidence. Devant tant de misère et de désarroi face à un destin brisé, le seul soutien sur lequel je puisse compter en toute confiance, est celui d’une pauvre bête. Au final, je n’ai pas le choix. Je refais le trajet en sens inverse. Je regarde ma montre : merde, il est trois heures du matin. Je presse le pas. Au loin, le contour des tours me guide. Cette nuit, il était écrit que je ne dormirais pas. Un quart d’heure plus tard, je me suis retrouvée dans mon appartement. Mes chats sont venus me renifler, inquiets de ne pas m’avoir vue depuis si longtemps. Ils sont perturbés. Je leur donne une poignée de croquettes. Le rite du passage à la cuisine les rassure. Quant à moi, je vais redescendre. J’ai téléphoné et les pompiers vont arriver. Comme il n’est pas évident de s’y retrouver dans le bois, je vais retourner à l’abri de planches. J’emmène mon téléphone portable : s’il y a le moindre souci, on pourra ainsi se contacter. J’accrocherai une lampe torche dehors sur le haut des branches qui servent de toit, comme point de référence. Mon deuxième trajet est encore plus terrible que le premier. Je m’aperçois soudain, que je ne sais plus quel parcours j’ai emprunté en suivant Luna. Elle avait frayé son 67
chemin tellement vite que je n’avais pas eu le temps de porter grande attention à mon itinéraire. Au retour, cela avait été facile, car il fallait juste marcher en direction des tours. Alors que je me désespère en m’engouffrant dans les bois touffus, je repère une petite boule de poils phosphorescents blanc et argent. Luna est venue à ma rencontre. Je me suis laissée conduire une fois de plus par la persane. Je suis allée vérifier l’intérieur de l’abri. Vérifier quoi ? Je ne sais pas. Peut-être pour répondre simplement à cette envie impérieuse de m’assurer que « tout allait bien. » Quelle sensation étrange ! Je me suis assise sur un tronc d’arbre. Luna est à mes pieds. Je la prends sur mes genoux et elle ne dégage pas plus de chaleur qu’un corps de chat normal. J’ouvre ma doudoune et je la pose sur mon ventre. Elle ronronne une fois de plus, elle apprécie la tiédeur palpitante de mon cœur. Il ne gèle pas, il pèle. Au loin, je vois les gyrophares des véhicules des pompiers. Bientôt, un petit groupe s’avance tandis que j’agite ma lampe torche en brassant la froidure de l’air par de grands cercles, de grands moulinets effectués avec mes bras. Un pompier s’avance vers moi. Je désigne d’un signe de tête l’abri de fortune. — C’est ici. — On s’occupe de tout, Mademoiselle. Malgré la pénombre, je distingue les traits de mon interlocuteur. Il est très mignon et la fatigue n’a visiblement aucune prise sur lui. Ce n’est pas comme moi. Je dois ressembler à une mégère. Il sort de son sac une couverture de survie, la déplie et me la pose sur les épaules. C’est 68
agréable de faire l’objet d’un peu de sollicitude, surtout d’un si beau garçon. En passant la couverture, il remarque les deux billes rondes, vertes et dorées de Luna et il ne peut réprimer une exclamation de surprise. — C’est Luna ! — Vous connaissez la minette ? Le jeune pompier se renfrogne. Il semble regretter d’avoir montré qu’il connaissait la chatte. — Je connais un peu sa maîtresse, dit-il, après un instant marqué d’hésitation. — Je m’appelle Marie Motpassant — Comme l’écrivain ? J’esquisse une petite grimace. On me la fait à chaque fois. — Non, cela s’écrit : M- O-T ! — C’est joli aussi, écrit comme ça. Le jeune homme se détend un peu. Il me sourit à nouveau. — Et vous ? — Hein ? — Vous vous appelez comment ? — Pardon ! Je m’appelle Christian. — J’aurais aimé vous rencontrer en d’autres circonstances, Christian. — Moi aussi. Christian hausse les épaules. Il affiche une moue dubitative. — Y’a un problème ? — Vous allez me donner vos coordonnées, Mademoiselle. Demain, nous vous contacterons pour remplir quelques papiers. Il est déjà bien tard.
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— Oui, on est déjà demain. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. — Laquelle ? Il a beau être mignon comme un cœur, là, il commence à m’énerver. J’insiste : — Je vous signale que je ne lâcherai pas le morceau. Christian se renfrogne derechef. — Vous connaissez Annabelle ? Cela m’énerve encore plus qu’il me réponde par une autre question. Je lui rends la monnaie de sa pièce. — Qui est Annabelle ? Lui aussi, ça l’énerve… Il finit par céder. — C’est la maîtresse de Luna. — Eh bien, c’est super ! J’avais peur que la minette soit abandonnée ou perdue. Vous allez pouvoir la ramener chez elle. Annabelle doit se faire du souci. — Oui, c’est très inhabituel. Luna quand elle sort, est toujours accompagnée d’Annabelle. Un rictus sardonique s’inscrit sur mes lèvres. C’est donc Annabelle qui accompagne Luna et pas l’inverse. Ah, les chats ! Je me lève et j’essaie de sortir Luna de ma doudoune. Cela ne lui plaît guère, elle résiste et ses petites griffes pointues se plantent dans ma chair. — Ouiue ! Arrête Luna, tu me fais mal ! — Attendez, elle me connaît, je vais la récupérer. Christian s’avance mais Luna n’est pas du tout convaincue. Elle se met à ronfler. Christian recule. — Je ne comprends pas, elle ne m’a jamais fait ça ! Elle m’aime bien d’habitude. — Elle vous aime bien, c’est sûr, mais je crois qu’elle ne veut pas que je la quitte.
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J’essaie de réfléchir encore. Je suis si fatiguée. Pourtant Luna ne fait rien par hasard. — C’est peut-être moi qui dois la ramener à Annabelle. — Je crois que l’on n’aura pas le choix mais je ne sais pas si Annabelle sera très contente. — Moi, je serais contente si on me ramenait mon chat perdu. — C’est que… — C’est que quoi, hein ? — C’est qu’Annabelle aime la discrétion. Beau gosse ou pas, je reconnais que j’ai du mal à saisir complètement ce que le fringant pompier tente de m’expliquer, si majestueux dans sa mâle virilité ! — Pourriez-vous me raccompagner chez moi ? Je vais m’occuper de Luna pour le peu qui reste de la nuit. Je dois travailler demain. Je la laisserai à la cuisine et puis je l’emmènerai chez Annabelle. Ça vous va ? Christian sort un calepin de sa poche. Il griffonne l’adresse d’Annabelle. Il me la tend comme s’il me donnait la capitulation de toute l’armée française. De plus, il soupire : — Ok, Marie. Je vous fais confiance. Tandis qu’il me ramène chez moi, je me fais la réflexion que, lui comme moi, nous avons cédé à un chat. Je soupire. J’y verrai mieux sans doute quand j’aurai un peu dormi. Luna quant à elle, pique son roupillon, toujours enveloppée dans la doublure de ma doudoune. Elle contracte légèrement et alternativement ses griffes sur mes poignées d’amour. Je rentre enfin dans mon minuscule appartement. On n’entend pas le moindre bruit. Tous doivent dormir encore. Ils en ont de la chance. Derrière la porte, Bonnie et Clyde 71
m’attendent. Ils me font tous les deux la tête d’un chat étonné parce qu’il n’aurait pas eu sa pâtée à l’heure. Mais quand ils voient Luna dans mes bras, c’est Clyde qui réagit le plus vite : il m’engueule carrément d’un miaulement de combat. — Rassure-toi, Clyde. Elle est juste perdue, je la ramène demain chez sa maîtresse. Clyde s’apaise un moment. Il jette encore un coup d’œil à Luna. Bonnie hume la nouvelle odeur. Puis Clyde m’attaque d’un coup de patte sans appel. Manifestement, il ne croit pas à ce que je lui ai dit. Il m’avait fait la même chose lorsque je lui ai présenté Bonnie pour la première fois. Tout est clair pour Clyde : on n’en a pas fini avec Luna.
Je me suis rendue à mon travail en ayant en tout et pour tout dormi trois heures. Au réveil, Clyde m’a grognée pour continuer à marquer sa désapprobation tandis que je posais par terre un petit bol de fortune pour Luna. J’avais mal à la tête et je n’ai pas été très patiente : — Mêle-toi donc de tes croquettes ! lui ai-je lancé. Quant à Bonnie, elle s’était contentée d’observer la nouvelle venue. Son comportement fébrile en disait long sur ce que pouvait représenter pour elle ce chat inconnu. J’ai laissé ce petit monde à ses préoccupations félines mais j’ai pris soin d’isoler Luna dans ma chambre, avant de partir, en lui mettant de l’eau fraîche à disposition et un bac à litière. À ce moment précis, j’ai eu la sensation bizarre que Luna, très intriguée par mes préparatifs, se moquait littéralement de moi en retroussant légèrement ses babines.
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Au bureau, j’ai appelé Annabelle. Au bout du fil, une petite voix éraillée m’a répondu. J’ai très vite pensé que mon interlocutrice n’était pas toute jeune. Sans doute une « mamie chat », à l’image de ce que je deviendrai très certainement moi-même dans le futur. Je l’ai rassurée sur la santé de Luna et je lui ai narré les faits chronologiquement. Annabelle m’a aimablement laissée parler pour finalement m’informer que son ami Christian l’avait déjà mise au courant de l’essentiel en l’appelant très tôt ce matin. Je me suis sentie idiote mais j’ai continué la conversation comme si de rien n’était. Il se mêlait de quoi, ce Christian ! Le fait d’être beau gosse ne justifiait pas tout. Nous avons finalement convenu d’un rendez-vous en fin d’après-midi, vers 18 heures, le temps que je retourne chez moi, que je mette Luna dans un panier et que j’arrive chez elle. Lorsque j’ai mentionné le panier, j’ai entendu Annabelle réprimer avec beaucoup de mal, du moins c’est l’impression qu’elle me donna, un rire qui me rappelait les babines moqueuses de Luna. Décidément, cela ne devait pas être mon jour. Je sais que cette petite panthère argentée est différente mais il faudra bien qu’elle se conforme aux plus élémentaires règles de sécurité. Un chat ne se balade pas dans l’habitacle d’une voiture lorsque l’on conduit. Non mais… Le reste de la journée s’est passé comme d’habitude, morne et souvent interrompu par les ordres de mon patron qui veut absolument, entre autres, que je corrige le mot « puits » par « puit » car, m’affirme-t-il d’un air triomphant : « Ce n’est pas du pluriel ! » Devant sa fatuité et sa propension à jouer le petit chef, je lui réponds qu’il s’agit 73
d’un invariable. Comble de l’humiliation, ce connard ne me croit pas et s’en est allé vérifier dans le dictionnaire. Au moins, il ne se radinera pas de sitôt, le temps que son ego digère qu’il avait tort. À 17 heures, je n’ai pas demandé mon reste et je me suis sauvée. J’ai d’abord libéré Luna de ma chambre et j’ai été soulagée : elle n’avait pas fait de dégât. Elle n’avait pas griffé la moquette, ni les tapisseries, n’avait pas renversé son bol d’eau et la litière a priori n’avait pas servi, ni le reste du sol d’ailleurs… J’ai récupéré le panier à chat rangé dans le placard et j’ai essayé de convaincre Luna d’y rentrer, avec un petit bout de viande, en lui disant des choses gentilles, en la caressant. De guerre lasse, je lui ai crié après et je l’ai menacée : — Maintenant tu rentres dans la boîte, sinon je te laisse en tête-à-tête avec Clyde ! Je ne peux nier que Luna soit un chat extraordinaire, mais ce n’est pas une raison pour ne pas obéir. J’ai l’intime conviction qu’elle comprend ce que je lui dis, aussi fou que cela puisse paraître. Il faut simplement adapter la pédagogie au niveau de l’élève. Pour le coup, c’est moi qui retrousse légèrement mes babines d’un petit rire moqueur. Luna est vraiment de « mauvais poil » mais sans plus de résistance et de très mauvaise grâce, elle accepte la défaite. Elle se plie en quatre pour rentrer dans le panier de transport. Finalement, elle est bonne joueuse. Avant de refermer le couvercle de la boîte en osier, je la caresse et je lui fais deux gros bisous. Une fraction de seconde interloquée, Luna se détend et finit par ronronner. Nous arrivons à peu près à l’heure. C’est bien car je n’aime pas être en retard. J’ai Luna au bout du bras, dans son 74
panier et je sonne à la porte d’un petit pavillon de banlieue, propret mais vieillissant. Un jardinet se laisse deviner derrière la maison. Pour Luna, c’est bien. Elle peut s’ébattre un peu au dehors en étant relativement protégée malgré tout. Pour Bonnie et Clyde, les pauvres, je suis obligée de les laisser à l’intérieur. Ils ne survivraient pas longtemps dans les dédales de la Cité. Seuls des chats aguerris comme l’Affreux, y survivent quelques années, et encore parce que certaines « mamies chats » les aident comme elles le peuvent. Je ne sais pas combien de temps tiendront Caramel et Choupinette. Un jour, je ne les verrai plus à ma traditionnelle « soupe populaire » clandestine et j’aurai beau appeler, ils ne reviendront plus. Je me consolerai alors en me disant qu’ils ont peut-être trouvé un foyer accueillant, mais avec l’âge, j’ai de plus en plus de mal à me bercer d’illusions. Comme je m’en étais doutée, c’est une personne âgée qui m’ouvre la porte. Ses yeux sont tout aussi perçants que ceux de Luna. Il émane de cette femme un grand charisme mais en même temps une certaine froideur peut-être due à une éducation classique ou trop rigide des temps passés. — Annabelle, je présume ? — Entrez, mais entrez donc, Mademoiselle ! En passant par la porte, Annabelle ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil au panier. — Vous avez réussi à la mettre dedans ? — Quand on lui demande gentiment… Annabelle pince ses lèvres pour ne pas rire. Elle m’invite à rentrer dans son salon. La pièce est très banale et meublée avec un effroyable sens de la normalité. La décoration d’intérieur n’est vraisemblablement pas une priorité pour 75
elle. Elle me propose un siège et se sauve presque aussitôt vers sa cuisine. Elle veut m’offrir un café. Pendant ce temps, je libère Luna de sa prison. La persane s’étend de tout son long, elle apprécie sa liberté retrouvée, puis elle grimpe sur un vieux fauteuil et s’installe sur un coussin rouge à galons d’or. Annabelle revient vers moi. Elle porte un plateau soutenant un service de porcelaine anglaise digne d’un five o’clock et je sens l’odeur tiède, douce amère, d’un gâteau sortant tout juste du four. Elle s’assied, affiche un air grave puis elle me tend ma tasse. — Hier soir, dit-elle, Luna est sortie sans moi. — C’est ce que j’ai cru comprendre. — Christian ? — Oui, quand il a vu Luna, il vous cherchait aussi. — Je rencontre souvent Christian quand j’accompagne Luna. — Parce que Luna est toujours… comment dire… au bon endroit au bon moment ? — C’est une manière intelligente de voir les choses. — Cela fait longtemps que vous avez Luna ? Savez-vous d’où elle vient ? — Luna partage ma vie depuis près de trente ans. Je l’ai rencontrée un beau soir de pleine lune, sur la route. Il y avait eu un accident. — Et il y avait des blessés ? — Oui. J’ai d’abord vu Luna. J’étais en voiture. J’ai freiné le pied debout sur la pédale pour ne pas l’écraser. Les autres étaient dans le fossé en contrebas et personne ne les aurait remarqués sans longer à pied le bas-côté. En voulant m’assurer que la chatte n’était pas estropiée, j’ai aperçu la voiture accidentée et je me suis dépêchée d’appeler des 76
secours. À l’époque, les portables n’existaient pas. J’ai tambouriné à la porte d’une maison un peu plus loin sur le chemin afin de trouver un téléphone. — Et Luna ? — Quand je suis revenue sur les lieux pour attendre les secours, elle était vers les blessés. Je suis descendue avec beaucoup de difficultés vers eux et, très vite Luna s’est postée vers un des corps qui avaient été éjectés. Il s’agissait d’une petite fille d’environ cinq à six ans. Les autres passagers de la voiture étaient ses parents mais ils étaient trop mal en point pour avoir une chance de s’en tirer. Je me suis occupée de la petite, elle avait une hémorragie et j’ai dû compresser l’artère jusqu’à l’arrivée du médecin. Sans cela, elle serait morte. — Voilà qui me rassure. — C’est-à-dire ? — Eh bien, Luna n’est pas une passeuse, enfin elle ne s’occupe pas seulement… — Des morts ? — Oui. — Grâce à Dieu, nous avons sauvé beaucoup de vies, Luna et moi. — C’est vous qui l’avez baptisée Luna ? — Non, elle avait déjà sa médaille où son nom était inscrit. — Cela fait vraiment trente ans ? — Luna a plusieurs vies, elle fait ce qu’elle veut. Regardez ! Annabelle s’approche de Luna dormant tranquillement sur son coussin. Sa maîtresse tire un peu sur sa patte arrière gauche et me montre trois marques en forme de lune sur son pelage.
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— Voyez ! reprit Annabelle. Elle a encore trois vies. Des vies à l’échelle humaine. Elle devra encore chercher deux accompagnatrices. — Vous voulez dire trois ? Annabelle sourit. — Non, deux. Elle vient de vous trouver. Je ne sais plus vraiment quoi dire. Par instinct, je plonge mes lèvres dans le café et je déglutis difficilement ma lampée. — C’est quand même peu banal. Avouez Annabelle ! — Mon tour est bientôt venu. Mais rassurez-vous, il me reste encore un peu de temps… Annabelle me fixe intensément. Elle poursuit : — Il me reste encore un peu de temps pour vous former. — On a le droit de refuser ? — Avez-vous envie de refuser ? Elle fait comme Christian. Une question en guise de réponse. J’ai horreur de ça. Mais bon, elle a le privilège de l’âge, alors je passe outre. — Si je comprends bien, la nuit, Luna et son accompagnatrice jouent aux bons samaritains ? — Oui, dans l’anonymat le plus absolu. — Franchement, la célébrité ne me tente guère. Cela fait belle lurette que je n’attends plus rien de cette société. Ce n’est pas ça qui m’inquiète. — Qu’est-ce qui vous inquiète ? — Ben, je bosse moi en journée ! Il faudra bien que je continue à travailler pour subvenir aux besoins de tout ce petit monde et acheter nos croquettes quotidiennes, hein ? Et puis, faudra quand même que je puisse dormir un peu ! — Ne vous inquiétez pas ! L’Ordre pourvoit à nos obligations matérielles, de façon modeste certes, mais, en ce 78
qui me concerne du moins, je ne me plains pas. Vous aurez toujours de quoi manger et vous loger. — L’Ordre ? — Il y a des questions qui n’appellent même pas d’autres questions ! Annabelle s’est mise à rire. Cette femme-là doit être médium. Il est clair que l’Ordre est un sujet tabou. — Chère Marie ! Vous vous imaginez, j’en suis sûre, combien j’aime Luna. J’ai décidé de vous léguer mon pavillon. Je suis allée chez mon notaire ce matin. Comme cela, Luna gardera ses habitudes. Elle ne sera pas trop perturbée. Et puis, si vous prenez la voiture en partant d’ici, on est à cinq minutes de la Cité. Vous pourrez continuer à nourrir… Comment s’appellent-ils déjà ? Ah oui : l’Affreux, Caramel et Choupinette ! — Et perdurer ma vie de solitude ? Car vous savez aussi cela sur moi. Vous lisez dans les pensées comme dans un livre ouvert, n’est-ce pas ? — Oui, Marie. Ce sera votre seule récompense, comme pour moi. Je ne sais pas, dans tout ce qui vient d’être dit, ce qui est l’élément déclencheur mais je me mets subitement à pleurer. — Ce n’est rien, dit Annabelle. Mais moi, je viens soudain de prendre la mesure de ce que tout cela implique aussi pour la fidèle amie depuis tant d’années de Luna. — Permettez, Annabelle, quand vous arriverez au bout de votre chemin, permettez à Luna de venir me chercher ! Vous ne serez pas seule à ce moment-là. — Luna a décidément fait le bon choix. Annabelle s’est approchée de moi et m’embrasse sur le front. 79
Cela fait quinze jours qu’Annabelle nous a quittés. À l’enterrement, nous n’étions que trois : Luna, Christian et moi. J’ai donc démissionné de mon boulot et nous nous sommes installés, le trio félin et moi-même dans le petit pavillon qu’Annabelle nous a légué. Au courrier, j’ai reçu une lettre, sans timbre, sans tampon, juste à mon nom. Dedans, il y avait un chèque et un petit mot dactylographié : « Chère Mademoiselle, Nous vous avons ouvert un compte bancaire au Crédit Agricole de votre ville. Désormais vous recevrez un dédommagement mensuel pour vos frais quotidiens et assurer ainsi une vie agréable à Luna. Nous sommes également ravis qu’en plus de vos missions, vous vous occupiez du sort de certains de nos congénères malheureux. Luna nous a dit être particulièrement heureuse d’être traitée comme un chat « normal », et d’avoir des compagnons de jeu. Elle a formulé une requête à ce propos et étant donné sa déjà très longue vie dédiée à la cause de l’Ordre, nous la lui avons accordée. En attendant la mise en route de votre premier virement, nous vous prions de trouver ci-joint, un chèque pour ce mois-ci. Avec toute notre gratitude. L’Ordre du Grand Orient des Chats. » Je me suis bien demandée quelle requête Luna avait pu soumettre à l’Ordre, mais après avoir tourné le problème dans tous les sens, je me suis dis que j’aurais la réponse quand ce serait le bon moment. Comme toujours avec Luna.
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Pour l’heure, mes trois « crevettes » se reposent dans le salon. Au final, Clyde est devenu très protecteur avec Luna. C’est une minette après tout et le processus d’intégration qu’il avait eu avec Bonnie, s’est reproduit sans trop de problèmes avec Luna. Bonnie, quant à elle, est devenue la protégée de Luna. Bonnie a toujours été très fragile dans sa tête. Elle a toujours eu peur de tout et son activité préférée est de se pelotonner dans la fourrure de Clyde, dans mes bras, et maintenant dans le chaud pelage de Luna. À la mort d’Annabelle, j’ai trouvé que Luna n’avait pas bien encaissé le coup. Depuis, elle a d’ailleurs pris, sans faire un jeu de mots, un vrai « coup de vieux. » Bien sûr, elle joue à « Cours après moi que je t’attrape ! » avec les deux autres compères. Les courses-poursuites sont joyeuses et quand le temps le permet, il y a de vrais moments de bonheur pur dans le jardin entre ces trois-là. De même, je fais très attention à elle, je la couvre de caresses comme mes autres chats, et je la câline autant que je le peux. Je me fais également du souci pour Clyde. Les premiers symptômes dus à l’âge sont apparus. Il est plus raide dans ses mouvements, son pelage est moins brillant et il dort de plus en plus. Luna et moi, nous verrons partir Clyde et Bonnie. C’est le sort normal d’un humain de voir mourir ses chats étant donné leurs espérances de vie respectives. Et pour un chat éternel, il est certain qu’il survivra à tous ses copains chats et à sa maîtresse. Luna m’a remarquée, perdue dans mes pensées. Je suis installée sur un des fauteuils du salon, en attendant notre escapade du soir. Au hasard de mes missions, je rencontre parfois Christian car il aime les services de nuit : nous nous croisons nécessairement sur les lieux de malheur. Je n’oublie 81
pas non plus de remplir les gamelles des chats perdus dans la Cité. Je pense souvent à l’Affreux. Je dois réussir à le choper régulièrement pour nettoyer ses yeux toujours prompts à s’infecter. En caressant machinalement Luna, je gratouille sa patte gauche et quelque chose attire mon attention : un truc cloche. Je regarde de plus près. C’est l’endroit des marques pour les vies qui lui restent à vivre, après moi. Il devrait en rester deux, mais il n’y a plus rien. Ce qui veut dire que Luna ne me survivra pas. Cela me choque profondément et je ne comprends pas pourquoi. Clyde et Bonnie viennent faire leur tour sur le fauteuil. C’est ça l’égalité, dès que j’en caresse un, il faut caresser les deux autres. Je complimente Clyde. Je le trouve encore très beau malgré son âge. Je chatouille la tête de Bonnie et soudain j’aperçois la solution. Bonnie a une marque sur la patte gauche. Je scrute alors celle de Clyde : elle est également marquée. Quant à Luna, elle ronronne comme un Diesel. C’était donc cela sa requête. Luna ne supportait plus l’éternité. Elle ne voulait plus survivre à ceux qu’elle aime. Elle a sacrifié ses deux dernières vies pour Bonnie et pour Clyde. Ils vont bénéficier d’une assez longue existence pour que nous puissions tous les quatre rester ensemble jusqu’au jour fatidique où, jugeant que nous aurons bien vécu, nous tirerons notre révérence. Ce soir, ce sera la pleine lune. Déjà, l’astre pointe sa face arrondie dans l’obscurité naissante de la nuit. Clyde et Bonnie sont allés se coucher sur le couffin. Ils dorment 82
toujours l’un à côté de l’autre. Moi, j’en enfilé ma doudoune et Luna attend sagement vers la porte que nous partions. L’air est frais. J’observe un moment Luna pour savoir si j’ai le temps d’aller à la Cité nourrir les chats perdus ou si nous devons aller en mission tout de suite. Luna se fait un brin de toilette. A priori, rien ne presse. Je démarre la voiture tandis que Luna s’installe sur la banquette arrière. Nous avons très vite abandonné le panier de transport qui avait bien fait rire Annabelle. Après cinq minutes de route, nous avons reconnu les tours à l’horizon. Mes gamelles sont prêtes. Je sors du véhicule, suivie par Luna, et j’appelle doucement : — Minou, minou… Puis j’ouvre les boîtes plastiques. Pendant que les résistants de la nuit s’approchent furtivement, je regarde le ciel avec sérénité car désormais je suis en paix dans ma vie et dans mon cœur et je n’ai plus peur de rien. Avec la Lune, nous sommes devenues amies.
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Patchouka Ornella de Saint Germain
Un vaisseau trop grand, gigantesque, stationné en travers de la place rouge, défigurait le coup d’œil. Des gardes l’entouraient, s’agitant sans une réelle coordination en attendant les ordres et des renforts. Les touristes étaient refoulés vers les rues adjacentes, sans ménagement. Poutine venait d’être prévenu, il paraissait au bord de la crise de nerfs, sommant le chef d’état-major de l’armée de l’air de lui donner des explications dans les plus brefs délais. Les premiers chars étaient en approche, écrabouillant les massifs de fleurs et les pelouses du Kremlin… Les hélicoptères de la sécurité civile tournoyaient déjà, comme des mouches sur un cadavre… Image peut-être insolite, mais pas si éloignée de la vérité ! Alep, l’aérostier, fut éveillé par le silence. Il se souleva de sa couche, contrôla l’heure et constata qu’il avait encore deux heures de sommeil devant lui. Cependant, le trop grand silence qui régnait dans l’habitacle lui parut suspect. Se frottant les yeux de devant, il s’approcha de la console et pianota quelques commandes. Le système solaire repéré avait bien été localisé, ainsi que la troisième planète, celle qui avait attiré l’attention des surveillors par la présence de nombreux satellites artificiels… 85
Alep se rendit compte qu’il n’avait pas pris la précaution de prévoir une orbite d’attente… La détection de plusieurs lieux de concentration de vie, avait dirigé l’astronef vers l’un d’eux. — Bon sang ! J’espère que je n’ai pas atterri ! Gorski Bodianov n’en menait pas large. Les gouttes de sueur roulaient en cascade sur son front. Il avançait à petits pas vers Poutine, qui, de dos, observait de la fenêtre de son bureau, le vaisseau spatial avec des jumelles. Il se retourna en entendant un raclement de gorge : — Bodianov ! Enfin ! Vous allez m’expliquer ? — Monsieur le Président, nous n’avons aucune information. L’appareil semble s’être matérialisé soudainement… — Vous vous fichez de moi ? Avec tous les moyens de détection dont vous disposez, pas fichus de voir se poser un engin de cette taille, au centre du Kremlin ? — C’est incompréhensible. — Les Américains n’ont pas pu fabriquer ce truc sans qu’on en ait entendu parler… Les Chinois ? — Possible. Mais je doute, les ambassades ont été contactées… — Ça n’est pas votre problème ! Assurez-vous de la sécurité, si vous en êtes encore capable. Je m’occupe des ambassadeurs. Je veux des explications dès ce soir… ou votre démission ! À ce moment, un conseiller vint lui parler discrètement. Poutine répliqua à voix haute : — Il est déjà au courant ? дерьмо (merde, excréments) Passez-lemoi ici.
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Le conseiller se retira. Poutine posa les jumelles sur une commode, constata que Bodianov était encore là, au garde-àvous. — Qu’est-ce que vous attendez, allez ! Au trot, disparaissez ! — Da ! Il claqua les talons et s’esquiva en se courbant. L’huissier referma la lourde porte sur lui. Gorski Bodianov sortit un mouchoir de sa poche pour s’éponger le visage. Il s’attendait au pire… Il allait pour s’éloigner quand il entendit la voix de Vladimir Poutine bafouiller au travers des murs. « Georges « debeullyou» ! What news ? » L’huissier lui fit signe de s’écarter. Pendant que Gorski Bodianov regagnait son QG, les deux présidents s’expliquaient. « Non, les Américains ne sont pas responsables de ce coup-là. » — Mon cher Vlad, si nous possédions un vaisseau de cette envergure, nous n’irions pas l’exposer au milieu de la place rouge. On aurait été niquer Téhéran… Tu penses. — Da Georges, mais qui alors ? Les Chinois ? — C’est possible, ils sont assez sournois pour flinguer tes élections. Maintenant, je connais un peu leur technique, si ce truc vole, c’est au charbon. Et s’il est passé au travers des mailles de tes radars, c’est qu’ils ont fait une distribution de Vodka à tes gars. J’envoie une équipe de techniciens pour voir de quoi il retourne. — Ho ! Thank you Georges, mais ce n’est pas la peine, nous avons d’excellents spécialistes qui sauront faire ce travail parfaitement. Garde tes espions, offre-leur un verre de Bourbon de ma part. — Je disais ça pour t’aider… 87
— Je sais Georges, je sais ! Vlad reposa le combiné du téléphone rouge, juste au moment où le téléphone jaune se mettait à sonner. Il décrocha. — Da ? Une musique révolutionnaire résonna, dans le combiné, puis une voix féminine lui dit : — Ne quittez pas, le président Hu Jintao va vous parler… Crrrrr…. Grororo… crrrikkk … 中国/中國 — Hein ? — Vladimir ? C’est Hu ! — Cher ami ! Que me vaut le plaisir de ce coup de fil ? — J’ai ennntennndù que les ammméricains avaient envoyé unnn avionnn espionnn… — Je vous arrête cher ami, c’est juste une maladresse d’un général de l’armée de l’air qui a mal interprété des ordres. Nous voulions garder secrète cette arme révolutionnaire… C’est fichu. — Ha bonnn ! Gorski Bodianov avait retrouvé sa superbe. La panoplie de gradés de tous poils alignée face à lui n’en menait pas large. — Bande d’incapables ! Déchets de дерьмо ! Trouvezmoi les responsables de ce foutu дерьdier. Je veux des têtes. Puis se tournant vers le colonel Ouratioff ; — Ce machin n’est pas apparu du néant. Trouvez-moi son origine. Que ça saute ! Il renvoya tout le monde. — Ivan, prépare mon manteau, je veux voir ça de mes yeux. Quelques minutes plus tard, il se trouvait confronté à la barrière de sécurité. Un planton lui barrant le passage. 88
— Interdit ! On ne passe pas ! — Crétin, je suis Gorski Bodianov Il entrouvrit son manteau pour montrer ses galons. — Excusez-moi général ! Il lui dégagea le passage. Le général avança de quelques pas, puis se retournant vers le soldat. — Personne ne passe ? — Non mon général, sauf avec une recommandation de l’état-major. — Et ce monsieur-là en avait une ? — Parfaitement, mon général — Appelle le lieutenant de compagnie ! — Le voici… Le lieutenant, tremblant des genoux, s’était approché dès qu’il avait reconnu le personnage. — Un problème mon général ? — Oui ! Vous mettrez cet homme aux arrêts de rigueur dès qu’il aura terminé sa garde. 10 jours. Et autant pour vous. Laissant les soldats stupéfaits, il s’éloigna pour s’approcher de l’homme qu’il avait reconnu. — John ? Le type se retourna. — Ho ! Ce cher Gorski Bodianov. Ils se serrèrent la main. — Je suppose que vous avez des papiers en règle… — Vous voulez les voir ? — Inutile, je connais votre conscience professionnelle. Ils doivent être parfaits… Quel nom cette fois ? — Wayne. John Wayne. Ça sonne bien n’est-ce pas ? Sourire aux lèvres, les deux hommes se tournèrent vers le vaisseau. — À quoi pensez-vous John ? 89
— Hum… Vous vous souvenez de cette histoire de Roswell ? — Trucage… — Peut-être, nous n’y étions pas. Ça, c’est un de vos trucages ? — Allons tâter pour voir si c’est du carton. Ce vaste vaisseau avait l’apparence d’un delta assez effilé, le dessus était bombé et la coque était striée dans le sens de la longueur. Peint en noir, il ne portait aucune inscription. On n’y apercevait aucun hublot. À une dizaine de mètres, ils se heurtèrent à un corps solide, complètement invisible. — On dirait un champ de force, dit John. Aucun son quand on le frappe, c’est lisse, sans sensation particulière. — Vous savez faire ça vous ? — J’avoue que non, seuls les Japonais ont travaillé ce procédé, mais pas à ce niveau. — Et si c’était réellement des extra-terrestres ? Un soldat de garde, portant un vieux fusil à l’épaule, s’approcha d’eux : — C’est sérieux, dit-il avec un petit accent british, nous allons devoir coopérer. Bodianov sursauta : — Vous êtes là vous aussi ? Manque plus que les Français pour être complet… — Il est là-bas, en train de téléphoner… le jardinier ! Trois jours passèrent. Le vaisseau ne bougeait pas, aucune trace de vie n’en sortait et pas moyen de l’approcher. Les grands du monde étaient en réunion à Moscou. Discutant, discutant et encore discutant.
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Peal, le contacteur, s’éveilla lentement. La lueur de la serre était réduite pour ne pas indisposer ses yeux, plongés dans l’obscurité depuis plusieurs semaines. Il secoua ses rameaux, laissant s’envoler quelques feuilles, étira ses branches et bâilla. Alep s’approcha de lui. — Tu vas bien ? — À merveille. J’ai fait un rêve étrange. Et toi ? Où en es-tu ? — J’ai conduit ma mission sans encombre… sauf là, juste à la fin. Je viens de commettre une bévue. Le vaisseau s’est posé au centre d’une agglomération. Je crains d’avoir un peu affolé les populations. — Nous allons arranger ça. Ne t’inquiète pas. Quelle est la nature des êtres vivants sur cette planète ? — Végétale et animale. Les deux cohabitent. — Tiens ? Comme c’est surprenant. Souvent les uns dévorent les autres. Quelles sont les formes d’intelligence supérieure ? — Une race animale domine sans partage, ainsi que quelques variétés végétales qui n’ont pas su évoluer vers un affranchissement du sol. — Et cette race dominante ? Qu’en est-il ? — Je n’en sais que peu. Le simulateur engrange des données que je m’empresse d’acquérir, mais j’ai beaucoup de difficulté. Ne serait-ce que le langage. Il y en a des quantités. C’est une vraie cacophonie. Je ne m’y retrouve pas. — As-tu préparé un Véhicule d’Apparence (VDA) ? — Il est en cours de réalisation. Tu seras sans doute obligé de tailler quelques bois pour t’y loger, mais ça devrait aller. Je n’ai pas pu prendre un modèle parmi les vivants, ils bougent beaucoup trop. Ils s’agitent comme si le temps comptait différemment pour eux. Et de plus, ils se 91
couvrent de tissus forts différemment les uns des autres. J’ai eu la chance de trouver un cadavre revêtu de ses vêtements. J’ai ainsi pu le calculer sans problème. Le VDA sera bientôt prêt. Peal s’approcha de la porte vitrée. — J’ai faim ! — Viens, allons poser nos bulbes dans les pots. Je vais te verser un liquide tonifiant. Ils allèrent ainsi à la cantine du vaisseau. G.W Bush avait son air décidé et satisfait. Les conclusions que son ami et conseiller Dick Cheney lui avait suggérées allaient dans le sens de la logique. Il se proposait d’utiliser la dernière née des armes au plutonium pour anéantir ce danger potentiel. Naturellement ses partenaires ne partageaient pas entièrement son point de vue. Tout d’abord Poutine qui avait acheté deux appartements dans le quartier, la trouvait un peu dure. Les Chinois s’abstenaient, mais demandaient à quel moment cela serait fait, compte tenu des vents portants. Nicolas, le français, proposait de négocier fermement, mais avec qui ? On en était là de ces conversations, quand soudain l’info leur parvint comme un coup de tonnerre : « Quelque chose bouge sur le vaisseau » Gorski Bodianov, prévenu en priorité, était déjà sur la place Rouge quand la délégation internationale apparut, làbas, entre les chars et les lanceurs de missiles. Gorski s’avança au-devant d’eux. — Ne dépassez pas la ligne de sécurité. Mes hommes se mettent en place. On ne sait jamais.
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Le vaisseau était en pleine lumière. Outre qu’il était à peine quatorze heures, des projecteurs éclairaient chaque coin d’ombre de l’engin. Depuis cinq minutes, un panneau du flanc droit se mouvait lentement. Il coulissait sur le côté, faisant apparaître une surface noire et lisse. — Une porte, déclara Gorski. On va enfin voir la tronche de ces visiteurs. Une bousculade derrière lui l’obligea à se retourner. C’était les services de sécurité US qui emportait le président Georges W. Bush manu militari pour le mettre à l’abri. Sarkozy trouva amusant de faire un bon mot : — C’est là qu’apparaît un laser et qu’on est tous vitrifiés. Bon mot peu apprécié à voir les grimaces se figer sur les masques. Mais les TV tournaient, et personne ne tenait, comme ce crétin de Georges W, à passer pour un couard aux yeux du monde. Cinq minutes passèrent encore avant que le panneau ne soit complètement dégagé. Alors, un autre module intérieur se mit en branle en s’inclinant… lentement. — Ben mon cochon, dit Nicolas, on va y passer l’aprèsmidi. Poutine était nerveux, Hu, impassible, bouillait intérieurement. Nicolas faisait les cents pas en passant des coups de fil. Après une petite dizaine de minutes, on découvrit que ce panneau était doublé de marches, côté intérieur, et qu’il allait mettre en place un escalier. Un hall peint en orange se dessinait lentement. Quelques spots scintillaient. Enfin, le panneau toucha le sol. Une rampe se dégagea du module pour venir se placer sur un des côtés. Dans le fond du hall, on distinguait parfaitement les glissières d’un sas. Gorski dit : — Un sas ! Il s’ouvre ! 93
Effectivement, un léger mouvement ascendant était perceptible. La porte du sas se soulevait. Ce fut d’abord un trait de lumière, puis deux objets sombres qui apparurent. Tous les regards étaient fixés sur ces formes. Elle se précisèrent être une paire de souliers vernis noirs. Quelques minutes plus tard, on distinguait un bas de pantalon gris à rayures verticales. Puis apparurent les cuisses et deux mains plaquées de part et d’autre du pantalon. Gorski commença à mieux respirer. L’homme qui se révélait n’était pas armé. Encore trois minutes permirent de découvrir une ceinture en cuir noir, et un bas de veston noir ouvert sur un gilet gris. — C’est un chef d’orchestre, chuchota ce farceur de Gordon Brown à l’oreille de Nicolas Sarkozy. Tu vas voir les cents musiciens apparaîtrent un par un. — Il y en a pour une semaine… L’après-midi s’avançait, quand on reconnut une cravate rouge. L’homme paraissait figé dans un garde-à-vous impeccable. Pas un faux pli, juste une feuille curieusement plaquée sur la manche. « On va enfin voir sa gueule ! » pensèrent-ils tous ensemble. Et en effet, une barbichette se dévoilait. La peau du visage était pâle, les lèvres cachées par une moustache effilée. À l’apparition du nez, Gorski Bodianov ressentit une sueur froide lui parcourir l’échine, et c’est les yeux horrifiés qu’il reconnut ce visage. —Влади́мир Ильи́ч Улья́нов, s’écria-t-il. Un murmure de stupeur parcourut la place rouge. Les millions de téléspectateurs ahuris n’en croyaient pas leurs yeux.
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Poutine se sentit observé, visé par l’apparition. Il murmura entre ses lèvres « Putain, Vladimir Ilitch Oulianov en personne ». Près de lui, quelqu’un confirma : — Mais c’est Lénine ! Ma parole c’est lui ! Quand le VDA fut prêt, Peal le testa. Il s’avéra que pour s’y introduire, il lui faudrait sacrifier quelques branches basses et tailler son pourtour. Alep prit une tondeuse et s’en occupa, pendant que son ami intégrait les bases du langage et des connaissances déjà recueillies. Le tout ne dura que quelques minutes. Ensuite il prit possession du corps. — Te voici paré pour la rencontre, lui dit Alep. J’ai constaté qu’une grande foule se massait autour de notre vaisseau. Ces gens semblent pacifiques. — Nous allons voir. La première rencontre est toujours décisive. Il se dirigea vers le sas. Il pressa la commande d’ouverture. La première porte coulissa, l’escalier bascula et le volet de sécurité se souleva. Lui apparurent alors les hommes ! Tout allait vite ici. Ces animaux semblaient courir en tous sens, comme agités par je ne sais quoi. Il posa le pied sur le sol. Habitué à utiliser six ou sept rhizomes pour se mouvoir, il craignait de perdre son équilibre. Il avança vers le bouclier de protection, qu’Alep modula le temps qu’il le traverse. Des dizaines d’hommes se ruèrent sur lui, l’entourant, le touchant, lui parlant tous en même temps. Alors, il prit peur… Gorski Bodianov, la gorge sèche, avança prudemment vers Lénine. Derrière lui, hésitant, les personnalités n’osaient
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faire un pas. Il fit signe à trois des gardes de l’accompagner et s’approcha. L’un des gardes, le plus ancien, tomba à genoux. Les autres claquaient des dents. Lénine avait mis vingt minutes à parcourir l’espace entre le vaisseau et le champ de force, qu’il avait traversé sans difficulté. — Petit père. Est-ce bien toi ? Lénine ne répondit pas, il terminait une foulée. Les soldats l’entourèrent, vite rejoints par Poutine et ses invités. Lénine avait le masque, comme s’il était en cire. Ses traits étaient fixes. Ses bras restaient le long de son corps. Poutine prit la parole : — Bienvenue à toi, qui que tu sois et d’où que tu viennes….. Même si tu ressembles trait pour trait à Lénine, je pense qu’il s’agit d’une coïncidence… Ensuite Nicolas dit quelques mots, ainsi que Hu, mais bientôt, informés par la TV, des milliers de Moscovites affluèrent sur la place rouge et l’envahirent. Il fallut former d’urgence un cordon de sécurité pour protéger les grands du monde et le visiteur. La foule en délire grossissait et il apparut bientôt que rien ne pourrait la contenir, sauf de faire tirer dessus par la troupe. Poutine se replia, entraînant ses alter ego. Ils trouvèrent refuge dans le palais du Kremlin. Les soldats, débordés, se replièrent en ordre dispersé et abandonnèrent le terrain. Lénine se retrouva seul au milieu d’une multitude d’admirateurs, toujours impassible, presque insensible à tout ce remue-ménage. Observant les agissements de la foule depuis les fenêtres du palais, les grands s’inquiétaient du sort de Lénine. Ce retour n’arrangeait certes pas les affaires de tous. Poutine se s’imaginait déjà rétrogradé au rang de subalterne et Bush 96
voyait l’idéologie profane renaître de ses cendres. Mais d’autres se frottaient les mains. — Ivan ! Va vérifier si la dépouille de Lénine se trouve bien dans le mausolée. — Mais monsieur le président ! Elle ne s’y trouve plus depuis plusieurs décennies. Le cadavre souffrait d’être exposé à la lumière. Bush fut stupéfait : — Pourtant, je l’ai vu récemment. — Ce n’est pas Lénine, c’est une copie en cire. Le vrai est conservé dans un compartiment réfrigéré. — Je veux voir ça, dit Nicolas ! — Moi aussi, demanda Poutine, j’ignorais ce détail. La délégation se mit en route pour le mausolée. Elle passa devant le sosie de cire qui était copie conforme du personnage de la place rouge. Même aspect, mêmes vêtements. Arrivées dans les sous-sols, un des gardiens ouvrit une porte blindée. La vision était saisissante : douze cadavres de Lénine étaient allongés sur des étagères. — Ils sont tous faux, précisa le garde. Le vrai Lénine est plus loin, derrière une autre porte blindée. Ils défilèrent le long des substituts de Lénine avant de se trouver face à une monumentale cloison de verre. Le garde alluma. Lénine, le vrai, était là, identique aux autres. En tout cas, Poutine fut rassuré. Ils retournèrent au palais. — Mais pourquoi avoir pris cet aspect d’une célébrité politique ? Pourquoi ce simulacre ? — Facile, répondit Bush, c’est pour être populaire. S’il s’était posé chez nous, il aurait pris l’apparence de Roosevelt ou de Kennedy. 97
— Et Churchill chez nous… Nicolas ne pu s’empêcher de penser à la France : — De Gaulle marchant sur les Champs, vous imaginez le choc ! Poutine donna quelques ordres à Gorski Bodianov qui, remis de ses émotions, organisa le retour à l’ordre. Une division de parachutistes fut dépêchée sur les lieux. Le quartier fut ceinturé par les blindés, et, en quelques heures, aidée par les gaz lacrymogènes, la foule se dispersa. Quand enfin dans la soirée, la place rouge fut libérée, elle était saturée de gaz. À tel point que personne n’aurait pu y retourner sans un équipement adéquat. Lénine trônait seul, indifférent et nullement incommodé. — C’est un robot, ma parole ! dit Sarkozy — À croire, en effet… On étudiait ses réactions, elles ne venaient pas très vite. Il fit quand même un mouvement pour se retourner. La nuit tombait quand aussi soudainement qu’elle était venue, la bousculade disparut. Pael se retrouva seul au milieu de cette place. Il se retourna vers le vaisseau pour rebrousser chemin, heureux d’être encore entier et vivant. Il ne vit pas venir le félin… Qui, rapide comme l’éclair, sauta sur lui et le blessa d’un coup de griffes acérées, puis disparut dans la nuit. Patchouka, la chatte du gardien du parc, traversa la place rouge. Les gaz flottaient à hauteur des genoux, elle n’était pas incommodée. Elle frôla Lénine, s’arrêta et le renifla. Puis, câline comme à son habitude, elle frotta ses oreilles et
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son flan contre ses mollets, passant et repassant entre ses jambes. Une odeur d’écorce ou de bois tendre lui titilla le museau. Elle se redressa et posa ses pattes sur les cuisses de l’homme, mais alors les gaz l’atteignirent et elle eut un vilain réflexe. Puis, de nouveau sur quatre pattes, elle refit deux ou trois câlins sur les revers de pantalons et s’éloigna en trottinant… Pael, meurtri au bulbe se précipita jusqu’au sas. Alep le recueillit. La blessure était profonde et sans la détermination de son compagnon, il y perdait la vie. Débarrassé du VDA, il put plonger son bulbe dans une préparation visqueuse réparatrice. Sans perdre une seconde, Alep mis cap sur les étoiles. Le vaisseau s’arracha du sol et disparut dans la nuit étoilée.
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Mission Black Cat Yann Alidor
Système principal Sordol, planète Donkan, citéeforteresse de Donkan, quartier militaire Ces yeux. Ces yeux et son sourire sont les deux éléments qui resteront gravés dans ses souvenirs pour longtemps. La reconnaissance de cette petite fille de dix ans, est la meilleure récompense de toute sa vie de soldat. Le Lieutenant Félix Bagwell, membre des Templiers de l'Ordre Noir, soldat de la Fédération de Warland, sort sur le perron de sa demeure et regarde passer les voitures antigrav de ses voisins. Il s'assoit sur une des marches de l'escalier qui mène à la rue et décapsule une des bières qu'il a déposées à côté de lui peu de temps avant. Le Major ne devrait pas tarder à arriver, songe-t-il. Il repense alors à la dernière mission en sirotant sa boisson. 72heures plus tôt : système Alpha 1-02, planète CalduraPrime, mégalopole Caldura-la-Vieille. Temps restant avant départ : 03 heures 59 minutes 45 secondes — Ici, Alpha-Charlie ! Où en êtes-vous Bravo-Un.
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— Tout va bien, Alpha-Charlie. Nous sommes en
position sur le flanc droit. Drux est en place avec sa Mitrailleuse LFL dans les décombres. Il couvre toute la façade sud du bâtiment. Le Lieutenant Bagwell regarda sa montre. L'escouade allait être positionnée dans les temps, mais ils devraient se dépêcher pour être dans le dernier vaisseau en partance pour l'espace avant le bombardement orbital. Le Maréchal-Major de l'Ordre Noir Muller, commandeur suprême des wartroopers de l'Ordre noir et Maître des Templiers, avait été formel sur le temps imparti : pas plus de 48 heures. Il ne leur restait maintenant, que quatre heures environ. L'escouade du Lieutenant Bagwell avait infiltré les lignes Bolchoks jusqu'à l'un des postes de commandement secondaires ennemis qu'était l'ancien Hôtel de ville en ruine de Caldura-la-Vieille, lieu où demeuraient une semaine avant le gouverneur Ivanovitch et sa famille. Celui-ci était un des amis proches du Maréchal-Major Muller et ce qu'il y avait à l'intérieur de ce bâtiment était d'une grande importance pour lui. Une escouade des Templiers de l'Ordre Noir avait dû être dépêchée rapidement pour le reprendre. Ils étaient ce que l'Ordre Noir avait de meilleur. Alors que celui-ci était ce qu'il y avait déjà de meilleur dans la Fédération de Warland; tant par les soldats que par les scientifiques. L'Ordre Noir était en quelque sorte la vitrine de la Fédération et il existait avant même la création de celle-ci, les Templiers de l'Ordre n'étaient connus que d'une minorité. Leur existence et leur base d'opérations étaient tout ce qu'il y avait de plus secrètes, de plus codifiées et de plus honorifiques. Ils appartenaient aux légendes de l'Ordre et tous ceux qui les avaient rencontrés une fois dans leur vie, pouvaient se dire avoir eu de la chance d'avoir été du bon 102
côté à ce moment-là. Les Templiers ne laissaient rarement de témoins ennemis derrière eux et ne faisaient aucun prisonnier. Le Lieutenant Bagwell lut les dernières données qui s'affichaient sur l'écran holographique situé sur son avant bras gauche. Elles étaient répercutées sur sa rétine via les optiques de son casque de combat. Des points de couleur différente se déplaçaient sur un plan tridimensionnel de l'ambassade. Les rouges étaient les contacts non identifiés. Les bleus étaient les membres de l'équipe Alpha. Les verts étaient ceux de l'équipe Bravo. Tous ses soldats étaient maintenant en position dans les ruines autour de l'Hôtel de Ville. Leur mission était une grosse boîte se trouvant au troisième étage, dans une des pièces qui avait dû servir de chambre à l'un des membres de la famille du gouverneur. Le contenu de celle-ci était non identifié, mais tout ce qui devait se trouver à l'intérieur devait être ramené à Ivanovitch. L'Hôtel de Ville était une immense bâtisse d'une dizaine d'étages construits selon les normes de la Fédération, il y avait de cela une trentaine d'années. Les derniers niveaux avaient été détruits par les quelques mois de guerre. Les autres étaient balafrés par les tirs de lasers et d'obus. Le bâtiment était gardé par un détachement d'une cinquantaine de soldats Bolchoks à l'uniforme camouflage bien reconnaissable. Celui-ci mélangeait le blanc, le blanc-crème, le noir et le gris. L'écusson de leur unité d'appartenance était cousu sur leur bras gauche et représentait un crâne rouge traversé par une étoile bleue. Le Major Steiner, chef de l'équipe Alpha qui était positionné sur le flanc gauche, lui avait annoncé la présence de membres de la garde d'honneur de l'ennemi. Celle-ci était équipée d'armure de guerre Titan-III. Elles étaient prévues 103
pour les combats en milieux spatiaux, mais elles furent souvent utilisées pour apporter un soutien blindé à l'infanterie en milieu urbain. Elles coûtaient à la construction beaucoup moins cher qu'un tank et pouvaient être équipées d'armement lourd grâce au système de transport et de bras gyroscopiques qui couvraient l'armure. Leur présence indiquait qu'un des commandants Bolchoks était dans les lieux. L'ennemi les utilisait rarement en situation de combat propre à ce type d'unité. Ce n'était pas grave, pensa le Lieutenant Bagwell. Sa section comportait une arme lourde qui pouvait les neutraliser rapidement et des hommes surentraînés et armés du meilleur équipement militaire de la Fédération de Warland. Temps restant avant départ : 03 heures 39 minutes 22 secondes Deux points rouges attirèrent son attention. Ils avançaient en direction d'un bleu. Il vit qu'un deuxième bleu effectuait une manoeuvre pour les contourner. — BORDEL, Fightblue, Terkinoviak, que faites-vous ? RESTEZ EN POSITION. Alpha-Un, deux de vos hommes se déplacent sans ordre. Le point bleu arriva derrière les deux rouges. Une fraction de seconde plus tard, ils devinrent noirs. Les deux ennemis avaient été neutralisés, proprement et silencieusement. — Je sais, Alpha-Charlie. Ne craignez rien. Nous avons ouvert la voie du flanc gauche. — Reçu, Alpha-Un. À tous ! Préparez-vous pour l'assaut. Alpha-Trois, ouvrez le bal.
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— C'est parti, Lieutenant, souffla le caporal Striker dans
son communicateur. Celui-ci était positionné à trois cents mètres de l'Hôtel de Ville dans les derniers niveaux des restes d'un immeuble en ruine en compagnie du soldat Bellinger de l'équipe Bravo. Les deux hommes étaient cachés sous une toile de camouflage thermique qui empêchait d'être vu par des lunettes infrarouges. Ils scrutaient et analysaient pour le reste de l'escouade tout ce qui se passait autour de l'Hôtel de Ville et dans les quartiers environnants qui étaient bombardés par les troupes alliées. Striker, en position depuis le début de l'opération, ajusta l'oeilleton de son casque qui était relié directement à la lunette de visée de son fusil à impulsion modèle I-100. Ce que son canon voyait, était ce que lui voyait. Le micro-ordinateur calcula automatiquement les données relatives au vent et aux secousses des bombardements voisins. L'oeil de Striker visa trois cibles qu'il locka rapidement. L'ordinateur de l'arme imprima les informations dans les cartouches autoguidées. Son doigt pressa la queue de détente en même temps que sa voix disait « bang ». Les trois balles partirent silencieusement dans la direction des différentes cibles. Les trois soldats Bolchoks, en position sur le dernier étage en ruine de l'immeuble tombèrent au sol. Ils ne pourraient pas donner l'alerte tout de suite. Cela allait laisser quelques minutes aux autres équipes pour infiltrer l'ambassade et avancer vers leur objectif. Bellinger scruta le bâtiment pour annoncer que la voie était libre. Il dirigea les prochains tirs de Striker sur les soldats des étages inférieurs. Temps restant avant départ 03 heures 35 minutes 02 secondes
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Fightblue et Terkinoviak foncèrent parmi les ruines. Leur tenue de camouflage noire recouvrait leur armure légère personnelle. La toile était en matière AntiInfraRouge AIR IV, ce qui leur permettait de ne pas montrer la chaleur de leur corps. Ils passèrent rapidement sous le porche de l'ambassade où se trouvaient, une minute avant, les deux gardes que Fightblue avait neutralisés avec son couteau de combat. Dans le même temps, le sergent-chef Helliot Siegfried, accompagné du sergent Storm et du soldat Randall, monta silencieusement sur les débris de l'enceinte de l'ambassade. Ils laissèrent le caporal Drux en arrière avec sa Mitrailleuse Légère à Fusion Laser. Il était en position pour couvrir leurs arrières et asperger la façade de l'Hôtel de Ville de projectiles fusionnés. Des cailloux roulèrent sous leur semelle. Helliot leur fit signe de s'arrêter en fermant son point gauche. Personne ne bougea dans leur direction. Les trois soldats continuèrent leur progression et se plaquèrent contre le mur près de la porte. — Bravo-Un, deux Échos arrivent par derrière, sur vous, murmura Bagwell sur la ligne de communication. — Reçu ! répondit Helliot en faisant un signe de la main. Les trois Templiers se figèrent dans la pénombre. Leurs armes étaient prêtes à ouvrir le feu. — Ici, Alpha-Un. Nous voyons les Échos. Ne bougez pas, Bravo-Un. Deux charges lourdes tombèrent sur le sol non loin d'Helliot et de ses hommes. Les casques des Bolchoks roulèrent sur le sol au coin du bâtiment. Le Major Steiner et le soldat Tôt déclarèrent que la zone était claire.
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Temps restant avant départ 03 heures 32 minutes 45 secondes — On rentre, murmura Helliot après avoir jeté un oeil par un interstice de la porte. — Reçu, répondit Fightblue qui se trouvait de l'autre côté de l'immeuble. Terkinoviak ouvrit la porte. Fightblue jeta un rapide coup d'œil, puis bondit silencieusement à couvert d'un mur. Ils étaient dans un petit couloir. Un sas en acier blindé était devant eux, verrouillé par un système électrique. Un petit sas sur la droite était ouvert. Le sergent Fightblue vit un escalier qui menait aux étages supérieurs. Il fit un signe à son coéquipier de le couvrir avant de s'élancer en direction des marches.
Temps restant avant départ 03 heures 28 minutes 05 secondes — Ça bouge dans l'immeuble, souffla Striker dans son
communicateur. — Bien reçu, Alpha-Trois, répondit Bagwell en regardant son écran de contrôle. Les points rouges qui indiquaient la présence des ennemis, commençaient à s'agiter dans tous les sens. — Bravo-Un, Alpha-Un, passez à la phase 2, ordonna Bagwell. Ils doivent maintenant savoir que nous sommes là. Helliot fit un signe au Soldat Tôt. Celui-ci avança en allumant la mèche de son lance-flamme. Si la protection faciale de son casque n'avait pas été présente, ses camarades auraient pu voir un sourire se dessiner sur son visage. Il allait enfin réaliser ce qu'il savait faire de mieux : jouer avec le feu. 107
Le couloir, dans lequel il se trouvait, menait au hall de l'Hôtel de Ville. Des meubles et des sacs de sable avaient été rassemblés à cet endroit. Une dizaine de soldats Bolchoks furent surpris de le voir surgir de cette porte. Le Soldat Tôt ne leur laissa pas le temps de réfléchir. Il actionna la détente de son arme. Une langue de feu illumina le hall. Les cris de ses ennemis donnèrent l'alerte à tout l'immeuble. Le Major Steiner entra suivi d'Helliot, Storm et Randall. Les quatre soldats éliminèrent rapidement les derniers Bolchoks encore vivants. — On se magne, ordonna le Major en montrant le grand escalier du hall. Storm et Randall coururent promptement se mettre à couvert près des premières marches. Helliot et son lanceflamme se positionnèrent face à la dernière ouverture derrière les sacs de sable dont la toile continuait de brûler. La fumée opaque qui se dégageait de l'incendie ne dérangea pas les Templiers dont les casques de combat étaient équipés de senseurs et de masques respiratoires autonomes Temps restant avant départ 03 heures 21 minutes 14 secondes Le Lieutenant Bagwell regardait ses soldats avancer en direction du troisième étage par l'ouest. Les ennemis Bolchoks arrivant des niveaux supérieurs, convergeaient vers le groupe de Steiner. Fightblue et Terkinoviak affrontaient dans l'escalier une petite résistance de trois soldats. — Terki, je monte, hurla le sergent Fightblue en lâchant une rafale à l'aveuglette au-dessus de lui.
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— Pas de problème. Je leur lâche quelques munitions,
prépare-toi. — Alpha-Charlie, pour confirmation, l'objet est au troisième étage. — Je confirme, troisième étage, quatrième porte sur votre gauche par votre escalier. Entre vous, je vois une dizaine de soldats. Le gros de leur troupe se dirige vers Steiner, annonça le Lieutenant Bagwell sur la ligne sécurisée de communication. — Bien reçu, Alpha-Charlie. Fightblue prit son lancegrappin accroché à son gilet d'assaut. Prêt Terki? — Prêt ! — J'y vais. Terkinoviak se pencha dans l'escalier. Son oeilleton de visée repéra quatre cibles au-dessus d'eux. Le microordinateur de son arme se mit à calculer les portées de tirs et les axes de visées. Deux rafales furent tirées. Au même instant, le Sergent Fightblue bondit en avant. Le grappin fut propulsé dans les airs et vint s'accrocher au plafond de l'escalier du cinquième étage. Le soldat appuya sur le bouton. Il fut tiré dans les airs aussi rapidement que le moteur de son lance-grappin le pouvait. Deux soldats avaient été tués par Terkinoviak. Le dernier s'était mis à couvert pour éviter les autres rafales meurtrières de laser. Fightblue le vit au moment de passer le deuxième étage. Son bras qui tenait son Fusil d'Assaut à Fusion Laser, se leva. L'arme cracha la mort sur l'ennemi. Il arriva au troisième étage et se raccrocha au balcon. La voie de ce côté-ci était, pour l'instant, claire. C'était un long couloir qui d'un coté donnait sur la rue et était bordé de plusieurs restes de fenêtres et de l'autre, il y avait de nombreuses portes en acier recouvert de bois pour donner un air plus solennel à l'endroit. Le long tapis qui devait être 109
moelleux lorsqu'il avait été neuf, était recouvert de milliers de débris de verre et de morceaux de bétons. — Vas-y, Terki! dit-il dans son communicateur en décrochant son grappin du plafond d'une main et en tenant en enfilade le couloir avec son arme. Le deuxième Templier arriva à sa hauteur quinze secondes plus tard. Temps restant avant départ 03 heures 12 minutes 01 seconde Steiner et Storm tenaient un des couloirs du deuxième étage. Derrière eux, le soldat Tôt aspergeait avec son lanceflamme les étages supérieurs et inférieurs de l'escalier. Les flammes ravageaient les boiseries des murs et une épaisse fumée fit suffoquer les soldats ennemis non équipés de masque respiratoire comme les Templiers. — C'est malin, Tôt, maintenant tu nous as privés de cette sortie. — Désolé Boss, mais il en arrive de partout. — Je sais, je sais, murmura pour lui-même le Major Steiner en lâchant une nouvelle rafale en direction des ennemis. Randall, où est-ce que t'en es ? — J'ai piraté la porte... Je suis dans le système... trois secondes... C'est bon. Le sas sur lequel le soldat Randall bidouillait depuis moins d'une minute, s'ouvrit. Storm jeta un oeil rapide dans l'ouverture. C'était un petit local d'entretien qui donnait sur les monte-charges de l'immeuble et sur un escalier de service. Les soldats entendirent les bottes ennemies marteler les marches de fer. — Major, il en arrive par ici, souffla Randall dans son communicateur.
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— D'accord petit, Alpha-Charlie de Alpha-Un, combien
d'ennemis dans l'escalier de service à notre niveau. — J'en compte quatre, Alpha-Un. L'ennemi tente de vous prendre à revers par l'un des couloirs nord. — Bien reçu. Nous montons à l'étage. Tôt, ouvre-moi le passage dans l'escalier. Petite chaleur, OK? — Reçu, Major. Le soldat Tôt recula jusqu'à la porte-sas. Deux Bolchoks arrivèrent. L'un d'eux envoya une rafale de son fusil laser qui effleura la tenue de combat du templier. La toile brûla, mais l'armure Commando-II située dessous dissipa la chaleur. Tôt appuya sur la détente de son arme. La longue flamme brûla ses ennemis. — Il en reste deux, expliqua Steiner. — Attendez, Major. J'ai mon idée, expliqua le sergent Helliot en lui montrant une de ses grenades thermiques DT3. Il activa la grenade et la jeta en l'air dans la cage d'escalier. L'engin de mort monta. Les deux Bolchoks présents la virent grimper à leur hauteur au dernier moment. La DT3 détecta leur présence, émit un bip puis explosa en propulsant du shrapnel dans tous les sens. — La voie est libre, souffla le lieutenant Bagwell sur l'onde radio. — Templiers, suivez-moi ! ordonna le Major Steiner. Temps restant avant départ 03 heures 12 minutes 58 secondes — C'est ici, expliqua Terkinoviak à son camarade
Fightblue en montrant une porte d'un doigt puis l'écran de son micro-ordinateur accroché sur son bras où le plan de l'étage était affiché.
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Pour l'instant, les deux soldats s'en sortaient bien. La diversion de l'autre groupe leur avait permis d'arriver sans être retardés par l'ennemi. — On y va alors, déclara le Sergent Fightblue en lui faisant signe de la main. Le Caporal Terkinoviak se plaqua contre le mur à côté du sas. Fightblue appuya sur l'interrupteur. La porte coulissa sur le côté dans un faible chuintement. Terkinoviak passa son arme par l'ouverture et balaya la pièce. La caméra intégrée à son arme lui renvoya dans son casque une image de l'intérieur. — C'est une chambre, annonça-t-il. Personne. Effectivement, c'était une chambre. Celle d'une jeune fille, songea le Sergent Fightblue en voyant les affiches des jeunes chanteurs populaires du moment accrochées au mur, les draps roses sur le lit et une coiffeuse de petite taille dans un coin. Les deux soldats entrèrent dans la pièce et la sécurisèrent rapidement. Ils marchèrent entre des débris de jouets, de livres et de morceaux de plâtres tombés du plafond. Le Caporal Terkinoviak entendit un craquement sous son pied. Il regarda sur quoi il avait marché. C'était les restes d'une seringue brisée. Le Sergent Fightblue lui montra le cadavre d'un homme vêtu de l'uniforme administratif de la Fédération de Warland. Celui-ci était couché dans un coin de la pièce, abattu par une décharge de laser dans le dos. — Alpha-Charlie de Alpha-Deux. Nous sommes dans la pièce. Quelle taille a l'objet ? — C'est une boîte. Pas de taille définie. Par rapport à votre situation, elle est au point k15-h16/17. Les deux soldats regardèrent en même temps leur GPS accroché sur leur bras. 112
— Il doit être par là ! annonça Fightblue en montrant le
lit. Terkinoviak se pencha et regarda sous celui-ci. Il trouva une grosse boîte en acier. Derrière des grilles, des ventilateurs tournaient lentement. Plusieurs voyants lumineux clignotaient. — Qu'est ce que c'est que cela ? dit-il en la sortant de dessous le lit. — Pas la moindre idée, balança Fightblue qui vérifiait sans cesse le sas d'entrée de la chambre. Les documents doivent être à l'intérieur. Regarde s'il n'y a pas une porte. — Je pense que c'est cela. Le soldat enclencha un bouton sur le côté. Une petite trappe s'ouvrit devant lui. Il vit quelque chose bougeait dans le fond. Le Templier alluma sa lampe d'épaule. Deux yeux vert émeraude s'illuminèrent. Puis une forme noire bondit à l'extérieure de la boîte en crachant. — Merde, c'est quoi ? demanda le Sergent Fightblue en pointant son Fusil d'Assaut à Fusion laser sur la pauvre bête qui alla se cacher sous une grosse armoire en bois peinte en rose qui avait été fouillée par les Bolchoks. — Je crois que c'est un chat, répliqua Terkinoviak. — Un chat ? Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Il y a autre chose ? — J'ai beau regarder, je ne vois rien. Il y a peut-être une trappe cachée, répondit le soldat en bougeant la boîte dans tous les sens. — On n'a pas le temps de savoir, il faut la prendre. — Et pour le chat ? — Je ne sais pas. La mission était claire on doit prendre une boîte contenant un émetteur et tout ce qu'il y a dedans. Je vais demander confirmation. Alpha-Charlie de AlphaDeux. 113
— Allez-y, Alpha-Deux, dit le Lieutenant Bagwell sur la
ligne de communication. — Vous confirmez que c'est bien la boîte sur laquelle nous nous trouvons. — Effectivement, Alpha-Deux. — Vous confirmez que l'on ramène tout ce qui s'y trouve. — Oui Alpha-Deux! Il y a un problème ? — Effectivement. Nous en avons un. Il n'y a aucun document visible, mais il y a un chat vivant. — La mission est clair, Fightblue. Le Maréchal-Major veut la boîte et tout ce qui s'y trouve. Donc... — On prend tout et on verra par la suite, continua le Sergent Fightblue. — Voilà, Sergent. Oh, bordel ! rugit le Lieutenant Bagwell. Alpha-Deux, barrez-vous ! Ennemis en approche. Bagwell venait de remarquer que plusieurs points rouges correspondants aux Bolchoks se rapprochaient de la position de ses hommes. — Terki, le chat. Vite ! Hurla Fightblue en pointant son arme en direction du sas. L'autre Templier plongea en direction de l'armoire. Le sas s'ouvrit devant deux soldats ennemis. Une rafale de laser balaya la chambre. Fightblue répliqua en sautant derrière le lit. Un Bolchok tomba. L'autre se réfugia contre le mur. — Brian, le chat se barre, gueula le caporal Terkinoviak. La boule de poils noirs fila dans la chambre et passa entre les jambes du soldat Bolchok. — Et mince, jura Fightblue en plongeant en avant et en tirant une courte rafale. Prends la boîte, Terki. Je m'occupe du chat. Brian Fightblue se plaqua contre le mur près du sas ouvert. D'un bond qui surprit l'ennemi, il se jeta en avant. La 114
crosse de son fusil d'assaut dévia l'arme adverse. Un tir de laser passa près de son casque. Le Templier profita des deux secondes de surprise de son ennemi pour lui planter sa dague dans la gorge. Le soldat s'effondra. Un gargouillis informe sortit de sa bouche. Il vit le chat noir courir dans le couloir et entrer dans une autre pièce dont la porte-sas était ouverte. — Bon sang, jura-t-il en se mettant à sa poursuite, Terkinoviak derrière lui couvrant ses arrières. Temps restant avant départ 03 heures 18 minutes 00 seconde Le Lieutenant Bagwell regardait avec attention les manoeuvres ennemies. Il avait noté les déplacements des unités en armure Titan. Celles-ci avaient reculé au fond de l'Hôtel de Ville. C'était un bon signe pour son groupe. L'ennemi pensait sûrement que les alliés avaient réussi à s'infiltrer dans leur ligne pour éliminer leur commandant. La diversion du groupe de Steiner jouait en faveur de Fightblue et de son coéquipier, mais les deux Templiers avaient du mal à retrouver ce chat. Bon sang, pensa-t-il, heureusement que c'était le Maréchal-Major Muller en personne qui lui avait fait le briefing en lui ordonnant de ramener cette boîte et tout ce qu'il s'y trouvait. — Alpha-Charlie de Red-Templar, est-ce que vous me recevez ? Red-Templar était l'indicatif de leur corvette stellaire. Que voulait l'amiral ? — Red-Templar, je vous écoute, dit-il en plaquant sa main sur son oreillette, même s’il savait que cela ne servait à
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rien, mais c'était un réflexe qu'il avait gardé de son ancienne unité. — La surveillance de votre position révèle l'approche d'unités infanteries blindées ennemies. — Bien reçu, Red-Templar. Nous allons quitter les lieux dès la mission effectuée, déclara Bagwell puis en regardant son moniteur de contrôle. Bon sang, mais qu'est-ce qu'ils font ces deux-là. Temps restant avant départ 03 heures 17 minutes 15 secondes Le Sergent Fightblue et le Caporal Terkinoviak couraient dans le couloir à la recherche du chat noir. — Je l'ai vu entrer dans cette pièce. Un beau greffier d'une dizaine de kilos, je pense. Ils s'arrêtèrent devant la porte. Le panneau en acier était bloqué sur « ouvert ». Un néon clignotait en grésillant. La chambre avait été dévastée par une explosion. — Bon où est-ce qu'il se trouve ? déclara Terkinoviak en scrutant la pièce d'un regard. — Aucune idée. Fightblue entra doucement en relevant le masque facial de son casque. — Minou, minou. Allez viens ici, murmura-t-il en cherchant le chat dans les décombres de la pièce. Mais où s'est-il foutu ? Dans un coin, il aperçut un trou qui menait dans la pièce voisine. — Et mince, il a dû se fourrer à côté. Terki, on change de pièce. Le caporal jeta un coup d'oeil dans le couloir. Des soldats Bolchoks arrivaient dans leur direction. — Brian, on a de la visite.
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Il posa la boîte au sol et prit sa visée. Un soldat tomba au sol une seconde après. Terkinoviak rentra précipitamment dans la chambre dévastée pour éviter les tirs de riposte ennemis. — C'est pas comme cela que nous allons retrouver ce chat, déclara-t-il en souriant. Il prit une grenade dans sa poche et la dégoupilla. On va nettoyer le couloir, dit-il en la jetant de l'autre côté de la porte. Les soldats ennemis hurlèrent de se mettre à couvert. Le Sergent Brian Fightblue mesura du regard le trou par lequel le chat avait fui. Il repoussa des morceaux de plaques de plâtres sur le côté. — Occupe-les quelques minutes, lança Fightblue à son camarade de guerre. — Pas de problème, mais dépêche-toi. Le trou était assez grand pour pouvoir y ramper. Le Sergent Fightblue posa son Fusil d'Assaut à Fusion Laser non loin de l'ouverture et s'y glissa. Il se retrouva alors dans la salle de bain de la chambre voisine. Le cadavre d'une femme de l'administration de Caldura Prime était pendu à la pomme de douche. Sa robe avait été déchirée montrant son intimité. Fightblue détourna le regard du cadavre en essayant de ne pas penser à ce que les soldats Bolchoks lui avaient fait endurer. La porte de la salle de bain était fermée. Des gravats provenaient du plafond à moitié éventré. Il trouva rapidement le chat. Celui-ci s'était réfugié dans un tas de serviettes qui provenaient d'une petite armoire fendue en deux. Brian Fightblue s'avança et s'accroupit devant le matou. L'animal devait faire une bonne dizaine de kilogrammes. Il était noir avec des taches blanches parsemées sur le corps. — Bien, nous y voilà. À nous deux, matou, déclara le Templier en approchant ses mains. 117
Le chat miaula sourdement et cracha. Le Sergent Fightblue, rapide, l'attrapa par la peau du cou et le souleva de terre. Deux coups de patte glissèrent sur ses gants renforcés. — Du calme, bonhomme. Tout va bien, lui murmura-t-il en le prenant contre lui. Dans le couloir, jouxtant la pièce, les tirs de laser se répondaient avec intensité, entrecoupés d'explosions de grenade. — Bon ben maintenant, on sort d'ici. Un bruit mécanique se fit entendre au-dessus de lui. Dans l'embrasure du trou du plafond, il vit deux soldats en armure Titan II, le regarder leur arme levée dans sa direction. — Bordel, jura Fightblue en se jetant dans le trou dans le mur en même temps que les rafales de lasers pleuvaient autour de lui. Il sentit un rayon lui chauffer le mollet au moment où il passait dans l'autre chambre. Lorsqu'il fut à l'abri, il constata que le tir avait éraflé sa botte de combat et avait cramé le cuir de revêtement sans traverser la cuirasse de protection. Trois millimètres sur la gauche et il aurait été cloué sur place. Temps restant avant départ 02 heures 59 minutes 37 secondes La voie du Lieutenant Bagwell se fit entendre sur la ligne de communication des Templiers. — À tous, des unités d'infanteries et blindés ennemies se rapprochent de notre position. Alpha-Deux et Alpha-Quatre, magnez-vous le train. — Alpha-Charlie, nous avons l'objet, indiqua Fightblue en se débattant avec le chat qui voulait quitter ses bras. Il
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entendit clairement les deux soldats ennemis atterrirent dans la pièce voisine. Ils ne pourraient pas passer par l'ouverture dans le mur, mais ils étaient équipés pour passer à travers celui-ci. — Reçu, Alpha-Deux. À tous, repli immédiat. Le Major Steiner plaqué contre un mur derrière des débris de béton et de plâtre entendit comme tous les autres l'ordre de leur supérieur. — Bien les gars, la diversion est terminée, dit-il en prenant le détonateur accroché à sa veste. Durant leur avancée dans le bâtiment, les soldats sous ses ordres avaient placé et caché des charges explosives dans certains coins. Cela allait être le moment de les utiliser. Striker, du haut de son immeuble en ruine, tirait sur toutes les cibles que Bellinger lui indiquait. Il voyait clairement l'échauffourée entre les soldats Bolchoks et Terkinoviak au troisième étage. Il ne savait pas où en était le reste de l'escouade dans le bâtiment, mais les paroles lancées sur la ligne de communication des Templiers prouvaient qu'il n'y avait pas de blessé ou de mort. Des rafales de gros calibre traversèrent les murs de la chambre. Fightblue rampa, le chat dans ses bras, vers son FAFL. — Va falloir se casser rapidement, des Unités Légères Blindées sont dans la pièce voisine, lança-t-il à Terkinoviak Celui-ci enclencha un nouveau chargeur dans son arme. — J'ai mon idée, dit-il. Drux, tu me reçois ? — Oui, Terki. Que veux-tu ?
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— Une brèche dans le troisième étage, distance
approximative de cent mètres en partant de la droite du bâtiment. — Terki, je vous vois les gars, dit Striker. J'aiderai à positionner le tir de Drux. — Bien reçu, Striker, répondit Drux, attention les gars, c'est parti. Le Caporal Drux enleva la sûreté de sa Mitrailleuse Légère à Fusion Laser de type Volcano IV. Son viseur intégré à la visière de son casque se focalisa sur le troisième étage de l'Hôtel de Ville. Une courte rafale partit, qui fit tomber des éclats de béton. — Plus sur ta gauche, Drux, dix mètres, avertit Striker en abattant un soldat Bolchoks qui se préparait à lancer une grenade. Temps restant avant départ 02 heures 47 minutes 15 secondes Fightblue le chat dans un bras, le fusil dans l'autre tira à travers le mur en direction des Bolchoks en armure Titan. Le mur du couloir, côté rue, vola en éclats sous les tirs de la MLFL de Drux. Une ouverture large pour deux hommes apparut alors. — Ça va être le moment, cria Terkinoviak en préparant son lance grappin. — T'es cinglé, répondit Fightblue en mettant son fusil en bandoulière. Un pan de mur de la chambre s'effondra. Les deux soldats en combinaison Titan apparurent et ouvrirent le feu. Le Caporal Terkinoviak n'attendit pas plus longtemps. Il tira le grappin dans le plafond du couloir non loin de l'ouverture faite par Drux, puis il prit son élan en emportant la grosse
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caisse de transport du chat. Fightblue toujours embarrassé par le minet le suivit tout aussi rapidement. Les tirs de lasers des soldats ennemis pleuvèrent autour de lui pulvérisant les plaques de plâtre et de béton. — Je t'ai vu, murmura le Caporal Striker. La visière de protection du casque Titan était dans son optique de visée. Trois balles autoguidées partirent du canon du fusil à Impulsion I-100 et pénétrèrent quelques microsecondes après la tête du soldat. Le deuxième Bolchock recula précipitamment dans les décombres de la chambre se mettant hors de vue du sniper. — Bell', on est repérés. — Je m'en doute, après le tir que tu viens de faire, commenta le soldat Bellinger. On va devoir se replier jusqu'au prochain check-point. Le Caporal Striker annonça leur départ à son supérieur.
Le Lieutenant Bagwell vit ses deux hommes sortir du troisième étage en sautant dans les airs. Fightblue, le chat accroché dans un de ses bras, s'accrochait au cou du Caporal Terkinoviak qui se cramponnait à son lance-grappin d'une main et tenait dans l'autre une grosse boîte en métal. La scène était irréelle. Des tirs de lasers passaient autour d'eux. Certains provenaient des armes des caporaux Drux et Striker qui couvraient leur descente. Les autres des soldats Bolchocks qui se plaçaient dans l'ouverture et tentaient de tuer les deux Templiers. Les deux soldats touchèrent le sol violemment. Fightblue effectua un roulé-boulé sur lui même en tenant comme il le pouvait le gros chat et se réfugia sous un renfoncement pour
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être à l'abri des tirs. Terkinoviak le rejoignit en ouvrant la boîte. — Bon sang ! Fous-le dedans, hurla-t-il. Le Sergent Brian Fightblue, couvert de poussière, se releva tant bien que mal et poussa le minet qui hurlait de peur, dans sa boîte. — Une bonne chose de faite, dit-il en reprenant en main son fusil d'assaut. Maintenant, on dégage. La voie du Major Steiner se fit entendre sur la ligne sécurisée de communication. — Attention, ça va déménager. Des explosions secouèrent l'arrière et le centre du bâtiment. Un pan de mur de la façade gauche du bâtiment partit en éclat. Steiner et ses hommes quittèrent L'Hôtel de Ville de la même manière que Fightblue et Terkinoviak, mais sans les tirs ennemis. Dès qu'ils atteignirent le sol, ils coururent se mettre à l'abri parmi les décombres des immeubles alentour. Temps restant avant départ 02 heures 40 minutes 12 secondes Bagwell regardait l'avancée de ses hommes et celle de l'ennemi à l'intérieur de la visière de son casque. Leur chemin de fuite n'était pas encore bouché. Un problème majeur venait d'arriver cependant : depuis très peu de temps, il ne pouvait établir de communication avec Red-Templar. Il ne pouvait pas avertir ses supérieurs que la mission se déroulait comme prévu et qu'ils allaient revenir vers les lignes alliées dans les temps impartis. Dès que tous ses soldats seraient rassemblés, ils allaient devoir rejoindre leur point de ralliement. Ce qui voulait dire
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repasser les lignes de front des Bolchoks comme à leur venue. À la différence près, l'ennemi savait maintenant qu'ils étaient présents. Les premiers à le rejoindre furent Drux, Striker et Bellinger. Ils se postèrent dans les ruines au côté de leur officier et attendirent l'arrivée des autres membres de l'escouade. Le grondement qui au départ avait été lointain se rapprochait de plus en plus. La terre tremblait. Tous les soldats savaient ce que c'était : des unités lourdes blindées ennemies. C'est alors qu'apparurent, à l'intersection des avenues qui jouxtaient L'Hôtel de Ville, deux chars Bolchoks. Le Lieutenant Bagwell reconnu les véhicules : des Chars Lourds Dreadnought Type VI. Les blindés étaient énormes. La tourelle était à la hauteur du deuxième étage de l'Hôtel de Ville. Les trois canons de 200 étaient alignés dans le prolongement de l'avenue. Des soldats avançaient à couvert des énormes engins. Le Major Steiner et ses hommes arrivèrent par le couvert des ruines. Fightblue et Terkinoviak couraient à couvert chacun tenant une anse de la grosse boîte en fer. Ils se retournaient de temps en temps pour lâcher des rafales de laser sur leurs poursuivants. — Bordel, jura Steiner en se mettant en joue. Les Titans
ne vont pas les lâcher. Derrière les deux Templiers, cinq soldats en armure Combat Titan III marchaient en usant méthodiquement de leur arme lourde. Des pans de murs entiers volaient en éclat propulsant dans les airs des nuages de poussières et de béton.
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— Je vais m'en faire un, murmura le Caporal Striker en
mettant en joue son fusil à impulsion. Il visa un instant. Le micro-ordinateur de l'arme grava les coordonnées de la cible sur les cartouches autoguidées. Bang, fit Striker en même temps que les trois balles partaient du canon. Elles atteignirent le soldat visé. La première explosa la visière du casque de protection. Le soldat hurla de douleur lorsque les débris lui lacérèrent le visage. La seconde entra dans l'articulation d'un des genoux et coinça la jambe de l'armure blindée le faisant ainsi chuter. La dernière perfora le chargeur de la mitrailleuse légère. L'explosion arracha la main et une partie du bras de l'ennemi. Ses camarades s'arrêtèrent un instant pour lui porter secours et le tirer à l'abri. — Cours, Terki, cours! hurlait Fightblue en serrant tout
ce qu'il pouvait, car il s'attendait à recevoir à un moment ou à un autre une décharge de laser dans le corps. — Qu'est ce que tu crois que je fais, l'enguirlanda son camarade. Les deux Templiers zigzaguaient entre les explosions et les impacts de tirs ennemis. Ils sautèrent derrière les restes d'un muret. Le Sergent Fightblue laissa la boîte de côté et s'empara de son fusil d'assaut. Il se retourna et ouvrit le feu. Terkinoviak était couché contre le mur. Il contrôla sur son micro-ordinateur de bras les avancées ennemies. Aucune donnée ne s'afficha. Il ouvrit un canal de communication avec le Red-Templar. Toujours rien. Tous ces éléments commencèrent à lui faire froncer les sourcils. Il se décida à appeler Bagwell. — Alpha-Charlie de Alpha-Quatre. Nous serons au prochain check-point dans les temps. — Bien reçu Alpha-Quatre. Nous y saurons aussi.
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— Est-ce normal de ne plus avoir de contact avec Red-
Templar? — Négatif ! Sachez que nous avons la visite de plusieurs unités blindées lourdes, déclara le Lieutenant Bagwell tout en scrutant l'avancée des Chars Lourds Dreadnought. — Je les ai en visuel, lança Fightblue en se rasseyant à côté de son camarade. Il ne faut pas rester ici plus longtemps. Comme pour affirmer ses dires, un des dreadnoughts usa de la puissance de ses mitrailleuses sur les deux soldats. Ils durent sortir de derrière le muret en rampant. Terkinoviak poussait devant lui la boîte qui contenait le chat. Les petits écrans de contrôle lui indiquaient que l'animal allait bien. Dés qu'ils furent à l'abri, ils reprirent leur course dans les ruines de Caldura-Prime. Le reste de l'escouade du Lieutenant Bagwell avait décroché de leur emplacement avant que les chars ne fassent usage de leur triple canon laser de 200. Les soldats Bolchoks se mirent tout de même à leur poursuite. Temps restant avant départ 02 heures 15 minutes 50 secondes Le check-point était situé un kilomètre plus loin dans une petite ruelle qui jouxtait un grand carrefour. Les soldats se rassemblèrent et se mirent en position de défense en attendant l'arrivée des derniers. Des obus alliés tombaient sur Caldura-la-Vieille. Ils ralentissaient l'avancée des véhicules Bolchoks par les grosses artères de la mégalopole. Les soldats passaient par les ruines des block-immeubles. C'étaient des bâtiments immenses où l'on pouvait trouver des
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appartements, des commerces, des bureaux d'entreprises, des salles de sports. Un nuage de poussières et de fumée recouvrait la ville empêchant de voir à plus de cent mètres. Le ciel rougeoyait à cause des incendies qui s'étaient déclarés dans toute la ville. Fightblue et Terkinoviak arrivèrent enfin. Ils avaient semé leurs poursuivants et portaient toujours la grosse boîte en acier contenant le chat. Malgré leur dur entraînement de commando, ils étaient essoufflés. — Alors, les gars, comment ça va? demanda Striker en les regardant s'effondrer à côté de lui. — J'entends rien d'une oreille, une grenade pas trop loin, raconta Fightblue en montrant son oreille gauche. — Elle est affreusement lourde cette caisse, gueula Terkinoviak sur la ligne de communication des Templiers. — Doucement sur la Com, commanda Bagwell qui analysait la situation sur le carrefour proche de leur position. Ils allaient devoir le traverser dans peu de temps. — Ok, Lieutenant, répondit le Caporal Terkinoviak — C'est une caisse de transport d'animaux de marque good-pet, continua Striker dans un murmure. J'en ai acheté une pour Mystik, le chat de mes enfants. Elle permet à l'animal de voyager sur les longs trajets spatiaux et elle est équipée de plusieurs options selon le modèle. Celle-là, c'est l'un des meilleurs de la gamme. Je ne me rappelle plus du prix, mais elle était au-dessus de mes moyens. Elle était dotée en série de toutes les options : distributeur de croquettes, distributeur à eau, litière autonettoyante par ultrason, senseurs de bien-être de l'animal, mais le plus intéressant dans notre cas : gaz anti stress, blindage accru pour environnement hostile et spatial et surtout aide au déplacement antigrav, termina-t-il en appuyant sur un bouton. 126
Un bruissement doux provenant de la boîte se fit entendre. Plusieurs lumières de jauge clignotèrent. La caisse s'éleva doucement. — Super, il n'y a plus qu'à y aller maintenant, souffla Fightblue en prenant une des anses. — Les gars, commença le Lieutenant Bagwell, nous allons traverser les ruines du block-immeuble Robert Hatramm. De l'autre côté, il y a la ligne de front Bolchoks. Le jour commence à se lever et nous risquons de nous faire repérer. — Je crois que c'est fait, déclara Drux en prenant la visée avec sa Mitrailleuse légère. Des unités d'infanterie ennemies venaient de débouler au fond de la ruelle. Elles n'avaient pas encore vu les Templiers dont le camouflage les rendait presque invisibles dans les ruines, mais dans peu de temps, ils allaient être visibles comme le nez sur la figure quoiqu'il se passe. — FEU, commanda Bagwell. L'arme de Drux entra en action, balayant les premiers soldats qui ne pensaient pas rencontrer des ennemis dans cette partie de la zone de combat. Striker tua les trois suivants. Fightblue et Terkinoviak s'emparèrent de la boîte de transport du chat plus légère grâce au système antigrav. Les Bolchoks répliquèrent rapidement dès qu'ils se furent mis à couvert. — Lieutenant, on ne plus rester ici, annonça le Major Steiner en montrant le carrefour qui grouillait maintenant de silhouettes de chars légers ennemis. — À tous on décroche de ce point, direction le point H15/b25-45.
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Temps restant avant départ 01 heure 55 minutes 00 secondes Les Templiers de l'Ordre Noir quittèrent leur position en faisant pleuvoir un déluge de feu sur les Bolchoks qui arrivaient dans la ruelle. Ils couvrirent la largeur de l'avenue en très peu de temps et pénétrèrent dans le hall gigantesque d'un block-immeuble qui avait souffert des affres de la guerre. Des obus perforèrent les murs autour d'eux et allèrent se perdre dans l'immeuble. Les soldats recroquevillés sur place, attendaient les prochains ordres. Tous savaient qu'ils ne craignaient rien pour l'instant. Les projectiles ennemis étaient tirés trop haut. — Bon Dieu, ils sont collants par ici, cria Drux sur la ligne en enclenchant un nouveau chargeur dans son arme. — On ne va pas rester là. On passera par les sous-sols du block pour rejoindre la ligne de front qui se trouve à deux kilomètres de notre point, déclara le Lieutenant Bagwell après avoir visualisé les plans du bloc immeuble sur l'écran holographique fixé sur son avant bras gauche. Les templiers acquiescèrent d'un mouvement de la tête. Ils n'étaient plus très loin de la ligne de front. Le jour allait se lever d'un moment à l'autre et les troupes ennemies étaient sûrement au courant de leur présence. Les rues allaient être beaucoup moins sûres qu'à l'aller. Temps restant avant départ 01 heure 40 minutes 35 secondes Les soldats du Lieutenant Bagwell avançaient rapidement dans le dédale de couloirs, de bureaux et de magasins situés au rez-de-chaussée du Block-immeuble. Les premiers accès
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aux sous-sols qu'ils repérèrent avaient été scellés par des gravats de béton et des morceaux d'aciers. Les cadavres des miliciens de la mégalopole étaient étendus de-ci de-là. Ils avaient été tués en voulant protéger la fuite des citoyens de la ville en direction de l'astroport situé à l'ouest de Caldura-la Vieille. Le silence était entrecoupé par les bruits sourds des combats de rues. — Quelque chose est étrange Lieutenant, interpella le Major Steiner. — et c'est quoi, Major? — Les Bolchoks ne nous ont pas suivis dans le block, commença Steiner en se positionnant contre le coin d'un couloir d'où il pouvait voir en enfilade une longue galerie marchande. Qu'est-ce que c'est que ça ? finit-il en se mettant à viser. — Qu'y a-t-il, Major? demanda Bagwell qui se tenait derrière Tôt et Randall et devant Fightblue et Terkinoviak toujours en train de porter la caisse du chat qui ne semblait pas bouger après que Striker ait appuyé sur le bouton de gaz déstressant. — Je ne suis pas sûr, mon lieutenant, mais ce que je vois ne me plaît guère. Randall, rapplique avec ton RIDEP. Le Soldat Randall remonta la colonne des Templiers et se posta au côté de son supérieur. Il décrocha de son ceinturon un appareil qu'il fit fonctionner. Plusieurs points brillants s'affichèrent et se déplacèrent sur le bord de l'écran. — Bordel, il y a du monde par là, jura-t-il en regardant défiler les points. Je vous connecte à mon radar, Lieutenant. Quelques secondes après, les données s'affichaient sur la rétine du chef d'escouade.
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— Il y a des cadavres de civils droit devant mon
lieutenant, commenta le Major Steiner. Et ils n’ont pas été tués par des armes conventionnelles Bolchoks — Comment cela ? questionna Bagwell tout en déchiffrant les données que le Radar de Randall lui fournissait. — Ce sont les corps des civils du bloc. Ils ont été entassés devant les escalators qui mènent aux sous-sols. Mais ce n'est pas cela qui m'inquiète le plus. — C'est quoi ? questionna Randall. — C'est les traces d'impacts de plasmas un peu partout. — Du plasma ? Comme... — Comme les armes Lornoriennes, poursuivit Fightblue sur la ligne de communication des Templiers. Les Anciens de la Garde Impériale de Chestiss sont ici. — Pas si vite les gars, calma le Lieutenant Bagwell. À part des mouvements dans le bloc, on n'a rien d'autre. Major, la voie est claire ? — Claire, Lieutenant ! Juste des cadavres. — Il nous reste un kilomètre dans ce dédale de couloirs et de magasins avant de sortir d'ici et de se retrouver dans le no man's land. Alors en avant ! Randall, gardez un oeil sur votre radar. — Reçu, Lieutenant. Les Templiers reprirent leur marche. Ils passèrent non loin des tas de cadavres. La puanteur était énormément atténuée par le masque de leur casque. Une chose étrange cependant attira leur regard. Certains corps étaient dévorés. — Je savais que les Lornoriens bouffaient des humains de temps en temps, mais pas comme cela, déclara le Sergent Storm en enlevant le zoom de ses optiques et en reprenant une vue normale. 130
— Ce ne sont pas les Lornoriens, corrigea le Major
Steiner, mais leurs bêtes de guerre. — Des Gurmacs, continua Drux en reprenant la visée de sa mitrailleuse. — C'est cela, répondit Steiner. — Non, Major, ce n'est pas ce que je voulais dire. Là ! Les Gurmacs, rugit le caporal Drux en ouvrant le feu sur des créatures qui remontaient les escalators et se dirigeaient vers eux. Tous se retournèrent et virent les monstres extraterrestres arriver. C'étaient des créatures hautes de deux mètres recouvertes d'une carapace chitineuse et possédant quatre bras terminés par trois griffes aussi longues que des dagues. Leur tête était allongée vers l'avant et s'ouvrait sur des rangées de crocs redoutables. Leurs trois yeux rouges et les cornes au niveau de leurs joues les distinguaient des Gurmacs ouvriers. L'escouade du Lieutenant Bagwell avait affaire à des guerriers. C'étaient des monstres sanguinaires qui avaient été manipulés technologiquement par les Lornoriens, une race extraterrestre. Ceux-ci s'étaient ralliés à la Fédération de Warland après la chute de leur empereur despotique Chestiss IV. Les Gurmacs étaient, selon la charte de la Fédération de Warland, des animaux à exterminer et dont la reproduction, le clonage, l'élevage étaient strictement interdits. Des obligations que l'ancienne Garde Impériale de Chestiss ne respectait pas. Ils représentaient les survivants d'une armée qui voulaient se venger de la mort de leur Empereur et de l'humiliation de la défaite que leur avaient occasionnée les légionnaires de l'Ordre Noir. La tête du Général Major Fightblue, grand-père du sergent du même nom de 131
l'escouade de Bagwell, avait été mise à prix par la Garde Impériale. Il était mort de vieillesse sans qu'aucune attaque contre lui n’ait abouti. Temps restant avant départ 01 heure 32 minutes 14 secondes — Templiers, rompez le combat et courez vers la sortie. Nous n'avons pas le temps de rester ici. L'ordre était simple. Les soldats s'enfuirent aussi vite qu'ils le purent. Ils lâchaient des rafales contre les monstres qui les rattrapaient rapidement, car ceux-ci s'aidaient de leurs deux paires de pattes avant. — Grenade ! hurla Bagwell en lançant derrière lui deux grenades incendiaires. Les templiers se replièrent sur eux-mêmes dans un coin. Les flammes de l'explosion léchèrent la toile des uniformes ignifugés. La cuirasse de protection absorba une partie du souffle et de la chaleur. Tous les senseurs de protection s'activèrent et des signaux s'affichèrent dans les optiques de chaque soldat. — Fightblue, Terkinoviak, foncez, nous vous couvrons. La mission prime avant tout. Le Caporal Drux était en première position. Il reculait lentement et mitraillait méthodiquement chaque guerrier Gurmacs. Son arme était la plus adaptée pour percer efficacement les plaques de chitine des extraterrestres. À ses cotés, se trouvaient Tôt et Bellinger. L'un utilisait son lance-flamme avec parcimonie en brûlant tout ce qui pouvait brûler dans la galerie marchande, tandis que le second avertissait de l'avancée des monstres en lâchant de courtes rafales mortelles. Une épaisse fumée envahit rapidement le large couloir. Le block-immeuble reprenait à
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nouveau feu, mais les systèmes de sécurité qui avaient déjà été utilisés auparavant ne pouvaient plus fournir de moyen d'extinction. — Comment se fait-il qu'il y en ait autant et pourquoi sont-ils là ? demanda Striker après avoir placé trois balles dans la tête d'un monstre répugnant qui sortait d'un magasin de jouet. — les Gurmacs étaient utilisés pour nettoyer tous les bunkers civils et militaires lors de première bataille planétaire de Warland, annonça le Major Steiner en contrôlant le déroulement de la retraite. Fightblue et Terkinoviak couraient dans l'immense couloir. Ils suivaient le Soldat Randall qui scrutait l'avancée ennemie sur son radar. Un point apparut subitement sur son écran. Il était sur son côté gauche. Il n'eut pas le temps de crier à ses deux camarades derrière lui de faire attention. Fightblue se sentit percuté. Il vola quelques secondes et retomba violemment sur le sol. La caisse à chat et son Fusil d'Assaut à Fusion laser lui échappèrent des mains. Il leva la tête à la recherche de son arme. Un cri effroyable retentit sur la ligne de communication des Templiers de l'Ordre Noir. — Terki, hurla le Sergent Fightblue en voyant son camarade à terre, un Gurmac au-dessus de lui tenant un bras arraché dans sa gueule. Temps restant avant départ 01 heure 28 minutes 12 secondes Le cri de Fightblue se répercuta sur la ligne de communication des Templiers. Striker pivota sur lui même. Il analysa la situation en quelques microsecondes en épaulant son fusil. Il vit dans
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l'optique de son viseur, le Gurmac cracher le bras sur le côté, et plonger de nouveau la tête dans la direction de sa victime. A chaque fois qu'il tirait, Striker avait l'impression, que tout ce qu'il y avait autour de lui se mettait au ralenti ou que le temps s'arrêtait. Les trois balles quittèrent le canon de son arme avec une extrême vélocité. Elles frôlèrent le casque du Lieutenant Bagwell qui rameutait tout le monde, passèrent entre le Major Steiner et le Sergent-Chef Helliot qui tiraient sur toutes les cibles qui se présentaient puis virent enfin s'enfoncer dans le crâne du guerrier Gurmac. La bête s'écroula sur le Templier. — Un de moins, murmura-t-il pour lui même. Temps restant avant départ 01 heure 28 minutes 9 secondes Le Sergent Fightblue se releva aussitôt et se précipita sur son ami qui se convulsait à terre. Il fut rejoint par Randall. Celui-ci tira le monstre de côté. — Je m'en occupe, hurla-t-il à Fightblue en décrochant de sa poitrine une trousse de secours de campagne. Récupère ton chat. — Le chat, jura Fightblue en se redressant. La fumée épaisse provenant des incendies obscurcissait le couloir, mais un éclat métallique brilla un court instant. La boîte de transport, pensa-t-il en courant dans sa direction. Le reste de l'escouade rejoignit le blessé. Le Sergent Storm et le Sergent-Chef Helliot s'emparèrent de leur camarade et le tirèrent rapidement à la suite des autres Templiers.
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Le repli général s'accéléra car il y avait moins de Gurmacs qui apparaissaient à un coin d'un couloir ou d'un magasin. Le Major Steiner s'arrêta et lança des explosifs qui se collèrent contre chaque mur du couloir et le plafond. La boîte de transport était éventrée. Le système antigrav était hors service. Le Sergent Fightblue fut heureux de trouver le gros chat noir en pleine santé, mais extrêmement apeuré. Il s'empara à deux mains des poignées et suivit tant bien que mal ses camarades. Striker s'approcha de lui et se saisit de l'une d'elles. — Brian, laisse-moi t'aider. — Ok. Comment va Terki? — Aucune idée pour l'instant, répondit le sniper. Temps restant avant départ 01 heure 15 minutes 42 secondes Le bruit d'explosions se fit nettement entendre lorsqu'ils se rapprochèrent de la sortie du block-immeuble. — Bordel, les tirs d'artillerie vont nous bloquer dans le secteur Bolchoks, tonna Bagwell en voyant au fond du tunnel les chutes de bétons et le nuage de poussière qui arrivait à la rencontre de la fumée du couloir. C'est alors que sa ligne de communication grésilla. — Alpha-Charlie de Red-Templar. Est-ce que vous me recevez ? Alpha-Charlie de Red-Templar, vous me recevez ? — Fort et clair, Red-Templar. Je suis heureux de vous entendre. — Nous aussi. L'ennemi avait coupé notre relais spatial. Où en êtes-vous ? — Il nous faut une brèche d'artillerie au point… Le Lieutenant Bagwell vérifia ses coordonnées sur la carte qui
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s'affichait contre sur l'optique de son casque. Au point Z10/52-H489/T59. Vous avez reçu ? — Je répète vous avez besoin d'une brèche d'artillerie au point Z-10/52-H489/T59. — Affirmatif Red-Templar, tout de suite, je demande tout de suite. L'opérateur radio de la corvette stellaire des Templiers ne répondit pas au Lieutenant Bagwell. Celui-ci espérait que l'ordre serait relayé aux artilleurs. Les Templiers sortirent du Block-Immeuble et se mirent en position derrière les blocs de béton tombés du bâtiment. Devant eux, le paysage était ravagé par des immeubles en feu, de la fumée et les cratères des obus de l'artillerie de la Fédération de Warland. Le ciel était toujours strié des batailles aériennes opposant les deux camps. Les artilleurs alliés devaient pilonner les lignes Bolchoks durant tout le temps nécessaire aux derniers civils de Caldura Prime d'évacuer la planète. Selon l'heure qui s'affichait sur la montre de son avant-bras, le timing de l'escouade du Lieutenant Bagwell allait être très serré. — Attention tout le monde, ordonna Steiner sur la ligne de communication. Planquez-vous, je fais tout sauter. Les templiers se couchèrent derrière des restes d'immeuble. Drux lâcha une rafale de sa mitrailleuse sur des Gurmacs qui couraient dans le couloir. — Drux ! Couche-toi ! Hurla Bagwell sur la ligne de communication. L'explosion qui suivit la pression sur le détonateur par le Major Steiner fit trembler tout le block-immeuble. Des morceaux de murs tombèrent tout autour des Templiers. Une langue de flamme géante lécha les gravats qui servaient de protection aux soldats.
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Mais ce fut les cris d'agonies des monstres extraterrestres qui furent les plus terrifiants. Les templiers se relevèrent rapidement. Fightblue s'enleva de sur la boîte de transport. Son uniforme était entièrement brûlé et laissait apparaître son armure carapace qui l'avait protégé des dernières flammes de l'explosion. Le chat miaulait de peur. La caisse était inutilisable maintenant. Il prit le félin d'une poigne ferme et le plaqua contre sa protection pectorale. Il maintint le greffier fermement avec les deux mains malgré les coups de griffes qui glissaient sur l'armure. Comme il fallait ramener aussi la boîte de transport, ce fut Striker qui la prit. Sans le chat à l'intérieur qui gigotait sans cesse, elle était maintenant transportable. Temps restant avant départ 01 heure 10 minutes 56 secondes Le lieutenant Bagwell fut heureux. Au point Z-10/52H489/T59, les obus cessèrent de tomber. — La brèche, enfin, soupira-t-il. Templiers, en avant, nous avons une minute pour passer. Toute l'escouade sortit de son couvert et sprinta dans les décombres avant qu'une nouvelle pluie d'obus ne retombe sur eux. Système principal Sordol, planète Donkan, citéeforteresse de Donkan, quartier militaire, maintenant. Le Lieutenant Bagwell boit de nouveau une gorgée de bière. Le chat et ce qui restait de la boîte de transport avaient été ramenés au Gouverneur Ivanovitch. 137
L'officier des Templiers de l'Ordre Noir avait vu des techniciens enlever une micropuce informatique de sous la peau du chat. Bagwell apprit alors que le garde du corps personnel d'Ivanovitch la lui avait implantée avec une seringue, mais qu'il n'avait pas pu fuir avec le reste de la famille du Commandeur de Caldura-Prime. La caisse de transport ne contenait rien d'intéressant. Seul le chat était important, mais personne ne le leur avait explicitement expliqué. Ce fut le Sergent Brian Fightblue qui eut l'honneur de rendre le chat à la jeune fille d'Ivanovitch. Le Lieutenant Bagwell était non loin d'eux. La jeune fille devint radieuse lorsque le Templier lui rendit son félin. Ses yeux et son sourire furent à jamais ancrés dans la mémoire des deux hommes. Le Major Steiner arrive en marchant dans sa direction. Bagwell lui fait un signe de la main qui tient sa bouteille puis montre celles qui sont à côté de lui. Leur mission avait été simple, pense-t-il : ramener un chat noir en lieu sûr. .
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Six Six Six Stein
Enfin ! elle était en sa possession. La démoniaque Bible Satanique de Anton Szandor Lavey. Sa quête s’achevait ici, devant son ordinateur, après avoir commandé sur Amazon le livre interdit. Entre le Malleus Maleficarum et ses trois versions du Necronomicon cachés derrière la double paroi de son bureau, il avait développé sa culture satanique dans le plus grand secret ; et ses parents qui lui offraient tous les ans le dernier Stephen King avec force grimace et lèvres pincées de dégoût ! Et voilà l’aboutissement de ses recherches, avant la deuxième phase de son plan : l’invocation du Malin. Il passa les deux semaines suivantes dans la fébrilité des rendez-vous amoureux (tels qu’on les décrivait dans les séries télévisées). Enfin, le colis arriva sur son lieu de travail ; il le déballa à la pause déjeuner, caressant la couverture noire comme la nuit ornée d’un pentacle renversé, puis lu avidement les premiers mots, vénérant cette prose taboue : « Dans ce désert aride de pierre et d'acier j’élève ma voix afin que tous puissent entendre » Oh, comme ces mots résonnaient magnifiquement à son oreille ! Comme le discours était tentant ! Ce soir, oui, ce soir il essaierait les formules, les invocations ! Ce vendredi soir, nuit de pleine lune, ses parents seraient de sortie (un
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apéro ringard entre voisins), et alors LE MONDE SERAIT A LUI ! Monique et Gérard, après mille recommandations (« n’ouvre à personne, laisse ton portable allumé, sors les poubelles,… »), consentirent à laisser Damien seul. Une fois la porte close, l’adolescent efflanqué monta quatre à quatre les marches de l’escalier, ne s’arrêtant que pour jeter un œil dédaigneux sur la silhouette que lui renvoyait le miroir, un grand brun victime d’une acné tenace, le cheveux gras et la barbe effilochée, puis s’enferma dans sa chambre. Il mit son disque préféré (Antichrist Superstar de Marilyn Manson) et sortit LE grimoire maudit. Ses doigts parcouraient le vélin d’un anthracite profond, traçant le pentacle d’un geste fébrile. Au son des guitares hurlantes, il sentait monter en lui la toute puissance infernale. Cette nuit, oui ! Cette nuit serait LA nuit. Il survola l’index (« Comment vendre son âme… Les treize étapes des rituels sataniques… Ah ! Invoquer Satan ! ») et se rua sur le chapitre honni. Il fit le rapide inventaire de son matériel (« cierges noirs, œuf de poule fécondé, plume de coq noir, sang de l’officiant… ») et se prépara alors mentalement, se remémorant les moments les plus pénibles de sa longue existence. Quatorze ans de souffrance et d’humiliation, quatorze ans à courber l’échine. Mais tout cela se terminait ce soir ! Hurlant plus fort que le Révérend Manson, Damien en appela alors au Maître des forces rebelles, l’invitant à se présenter à lui et à lui offrir immortalité et succès en échange de son âme. Il hurlait, et les cierges brûlaient, répandant dans la pièce leur miasme soufré, et au-dehors un coup de tonnerre retentit. 140
Harassé par l’énergie qu’il avait puisée au plus profond de son être et le sang versé en sacrifice, il s’endormit à même le sol ; puis le disque prit fin. Il se réveilla en sursaut, au son de griffes raclant le chambranle de sa porte. « Il vient me prendre ! Le voilà ! » pensa-t-il, encore engoncé dans un sommeil peu réparateur, endolori par le contact dur et froid du sol stratifié de sa chambre. Il entrebâilla sa porte pour apercevoir un chaton noir de jais, qui le fixait d’un air interrogateur, la tête légèrement penchée sur le côté. Ce dernier profita de l’ouverture pratiquée pour pénétrer l’antre de Damien, sauta sur le lit et se mit à ronronner au contact de la chaude couverture. « Un familier ! Lucifer m’envoie un familier ! Mon sacrifice ne devait pas être assez grand pour attirer un démon… On me met à l’épreuve ! Soit ! » Il s’approcha de l’animal, le souleva précautionneusement et après l’avoir ausculté à la recherche d’une quelconque marque satanique, lui dit : — Désormais tu t’appelleras Hécate, reine des Enfers. Tu me serviras jusqu’au jour où je serai digne d’être le maître d’un démon ! La chatte le gratifia d’un coup de griffe avant de se lover de nouveau sur le pardessus tricoté par sa grand-mère. Damien descendit quatre à quatre les marches pour aller petit-déjeuner ; ses parents étaient là qui chacun à un bout de table, lisaient le journal en buvant leur café. — M’jour, marmonna-t-il. — Bonjour fiston, ta soirée s’est bien passée ? — Mouais… il reste du lait ?
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— Regarde dans le frigo, sinon tu en remettras une brique au frais. L’adolescent se prépara quelques tartines et, après avoir bu son cacao, il attendit que ses parents retournent au salon pour monter un ramequin de lait frais et un reste de poisson dans sa chambre. Le chaton, toujours en boule sur le dessus de lit, ronronnait à qui mieux mieux ; il entrouvrit les yeux à l’approche de Damien, et descendit nonchalamment jusqu’à se frotter à ses jambes. Le jeune homme manqua s’étaler de son long et renversa une bonne partie du lait sur son lit. Grommelant, il déposa le récipient sous son bureau et entreprit d’éponger les dégâts. Puis il s’assit, dos au mur sur lequel un poster de Vendredi XIII affichait le masque amorphe du tueur, une lueur démente dans le regard. Damien murmura : « il faut que je teste tes pouvoirs maintenant… Hécate ! viens à moi ! » La chatte, peu méfiante, s’approcha à l’odeur du lait, et lapa avidement son contenu, miaulant de contentement. Il était environ treize heures. Jusque-là les capacités d’Hécate n’avaient pas été concluantes. Elle miaulait, penchait la tête sur le côté quand Damien lui parlait, mais point de flamme, de vision magique, d’apparition fantasmagorique. Désormais son sort et celui de l’animal étant liés, il voulait à tout prix tester les facultés démoniaques de son familier. Il entreprit donc de sortir par la fenêtre, comme il le faisait parfois en cachette de ses parents, qui avaient pris l’habitude de ne pas le voir se précipiter pour déjeuner. Hécate sous le bras, il descendit par la treille, atterrissant sur le moelleux tapis de feuilles mortes que son père avait entreposé en attendant de le brûler.
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Il passa devant le parc où enfant il jouait – les balançoires, la cage à écureuils, tout cela remonta soudain avec nostalgie ; le premier baiser à Nathalie – Nathalie, avec ses longs cheveux dorés brillant au soleil de juin, son sourire éclatant et ses yeux noisettes qui semblaient envoyer des étoiles à chaque clin d’œil - alors qu’ils avaient huit ans, les genoux éraflés, les histoires que ses camarades de jeu et luimême inventaient, le toboggan transformé en rampe de lancement de la base des Superhéros de la Justice Stellaire. Il était adulte désormais, et d’immenses responsabilités s’affichaient devant lui : régner sur le monde, notamment. Le parc était quasiment vide en cette après-midi d’octobre, où une légère brise frisait la surface du lac. Il s’assit au pied du vieux chêne qu’il affectionnait tant, et regarda Hécate au plus profond de son regard aux pupilles fendues. — Ô démon caché dans l’âme noire de ce chat, entends mes prières ! Il est temps désormais, temps de me montrer tes pouvoirs ! Je t’en implore, ceci n’est pas une injonction, je te le demande, en échange de mon sang, euh… Fais apparaître celle qui partagera ma vie pour les années à venir ! — Salut Damien ! lui répondit une voix éraillée où on sentait poindre les affres de la puberté et les turpitudes d’une adolescence précoce. C’est-y pas mignon cette boule de poil… c’est ta nouvelle copine ? — Ca va, Sammy, laisse-moi tranquille ! Le dit Sammy allongea sa grande carcasse de rouquin en pleine croissance à côté de Damien, tirant des bouffées d’un mégot maintes fois mâchouillé, traçant dans l’air encore frais des volutes sensuelles et mystérieuses. Il partageait avec Damien le goût de l’étrange, du morbide et des adolescentes 143
gothiques du quartier dont le maquillage outrancier et les vêtements provocants conféraient une aura de femme fatale. — C’est qui cette bestiole ? — C’est mon familier, je l’ai invoqué, et elle va exaucer tous mes souhaits ! Surgit alors de derrière le saule pleureur Nathalie – ou Svetlana la vampiresse, telle qu’elle aimait à être appelée pendant les soirées noires qu’elle organisait avec ses copines dans le garage de ses parents. Le fait d’être blonde ne l’avait pas empêchée de devenir la goth la plus prisée du lycée ; avec ses mèches rouge feu et la larme qu’elle s’était faite tatouer l’été précédent, avec ses longs bas à rayures et son débardeur à tête de mort distendu sur sa poitrine qui devenait opulente, elle affolait tout particulièrement la bande à Damien, dont la noirceur d’âme ne pouvait déteindre sur leur apparence – obligation familiale. — Ça marche ! Ô merci Hécate pour cette vision de béatitude ! — A qui tu parles ? — A ma chatte pardi ! Elle a fait apparaître Svet…Nathalie comme je lui avais demandé ! — A ta chatte ? Arf… — Gros lourd. Damien se leva précipitamment, laissant Hécate dans les bras de Samuel, et se dirigea vers Nathalie d’un pas nonchalant, l’air détaché et les mains moites. Il ne put que ralentir quand il vit sortir juste derrière Nathalie – qui réajustait son petit haut froissé – cet abruti de Gabriel, avec ses piercings, ses bracelets de force et son air de monsieur
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je-sais-tout, avec toutes ces filles qui pépiaient à son approche, cet abruti de Gabriel qui pouvait avoir toutes les filles qu’il voulait et qui venait de souiller SA Nathalie ! Serrant les poings, il fit mine de ramasser quelque chose par terre et revint s’asseoir à côté de son camarade. Ce qui n’empêcha pas le couple cuir et clous de s’approcher d’eux, Gabriel et son sourire moqueur, Nathalie les joues empourprées. — Salut les puceaux ! Alors, on caresse du poil, on s’entraîne ? ricana-t-il. Hécate se mit alors à cracher et sans raison apparente se jeta sur la botte de l’énergumène à la coiffure hirsute ; ce dernier se mit à secouer sa jambe pour faire lâcher l’animal, ce qui donna à la chatte l’impulsion suffisante pour lui sauter au visage. — Saloperie ! Faites-la partir ! Rappelle ton fauve Damien ou je te casse la g…Ouille ! Damien jubilait intérieurement ; il souhaitait attendre un temps suffisant pour que son familier puisse s’abreuver du sang de l’impur, mais Nathalie réagit et attrapa Hécate avec douceur. — Crétin ! Tu lui as faire peur ! Ecoute son petit cœur qui bat ! Elle est belle comme tout, comment s’appelle-telle ? — C’est Hécate. — Elle est trop belle. Tiens, reprends-là. Gabriel s’épongeait le visage sur le revers de son blouson, rageant. — Petit con ! T’as de la chance que je ne frappe pas les plus petits que moi…
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— C’est pas ce que j’ai entendu dire ! — OK, là tu l’as méritée ta correction. — Gabriel, arrête ! Rentre te désinfecter, je te rappelle plus tard. — Tu vas pas rester avec ces prépuces ? — Pourquoi ? Ils ont peut-être plus de conversation que toi, ringard ! — Ringard, moi ? T’étais bien contente tout à l’heure ! Et si je leur disais à tes petits copains la couleur de tes poils ? — Et si je leur disais la durée de nos ébats ? — Pouffiasse. Et il partit, l’air mauvais. — Désolé, les garçons. C’est un con. Beau garçon, mais con. Et toi, petite créature, tu l’as senti son mauvais fond hein ? C’est pour ça que tu t’es jetée sur lui. Comme moi d’ailleurs… (dit-elle, plus pour elle, un aparté prononcé à haute voix) — Euh, Nathalie, ça va ? bafouilla Damien. Samuel, en bon copain qu’il était, s’était discrètement éclipsé dès les premiers mots belliqueux de Gabriel. L’adolescent repris : — Je me disais, tu vois, peut-être, on pourrait aller au cinéma mercredi prochain, il y a le dernier Tim Burton… — Oui, pourquoi pas ? On se voit au lycée lundi de toutes façons. Bon, faut que j’y aille, cet abruti ne doit même pas savoir quoi mettre sur ses plaies. — Essaie l’acide.
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Aux anges, Damien serra contre lui la petite boule de poil qui se mit à ronronner. — Hécate ! Tu as réalisé mon souhait ! Tu es une puissante créature ! Désormais je crois en ton pouvoir ! Je vais te choyer, te nourrir, te protéger, et en échange tu m’apporteras la richesse et la puissance ! Puis il courut, guilleret, jusqu’à la treille menant à sa chambre. Arrivé en haut, il déposa l’animal sur son lit et redescendit l’escalier et se jeta sur le réfrigérateur d’où il extirpa son déjeuner : jambon, reste de pâtes, coca light, et flan au chocolat. Il arriva dans le salon, les bras chargés de victuailles, et embrassa ses parents. — Te voilà bien joyeux ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Ses parents avaient l’habitude de le voir maussade et renfermé, avec parfois une salve de grognements de satisfaction dans ses bons moments. — Rien, il y a du soleil, j’aime mes parents, j’aime ma vie, quoi de mieux ? — Prends quand même une aspirine, tu n’aurais pas un peu de fièvre ? Damien préféra ignorer cette dernière remarque, et s’assit devant la télé allumée plus pour la présence qu’elle apportait que pour les programmes qu’elle diffusait. Après avoir avalé son repas en quatrième vitesse, il remonta dans sa chambre, ignorant les ravages que son animal de compagnie avait provoqués sur son dessus de lit, et alluma son ordinateur. Lorsqu’il voulut démarrer son jeu du moment (Vampires, The Masquerade), il se rendit compte que la souris ne répondait plus. Le fil avait été soigneusement déchiqueté par 147
une mâchoire hérissée de dents minuscules mais assassines. Le cédérom, par ailleurs ressemblait plus à une patinoire artistique sur laquelle se serait entraînée l’équipe nationale de hockey sur glace qu’à un miroir lisse et éclatant, tel que l’adolescent l’avait laissé peu de temps avant. Que fallait-il faire ? Gronder l’animal ? Lui parler avec douceur ? User de sévices corporels ? Hécate, déjà, était montée sur le bureau, et jouait avec les restes de la souris. Damien distraitement balançait sa main pour éloigner le félin. L’animal s’approcha en quête de nourriture, lorgnant le geste gracile de la main de Damien dans les airs. Sans crier gare, il se jeta sur les phalanges et entreprit de les mordiller de ses petites dents pointues. Damien ne put retenir un hurlement de douleur autant que de surprise, et secoua la main jusqu’à ce que la bête lâche sa proie, goûtant visiblement peu à la chair humaine. — Sale bête ! C’est comme ça que tu traites ton maître ! Je t’ordonne dès à présent de m’obéir ! « Peut-être le familier a-t-il goûté mon sang lors du sacrifice et se repaît-il désormais de ma chair ! Peut-être vat-il m’attaquer de nuit et dévorer mon corps et mon âme ! Je dois vite détourner sa faim pour qu’il puisse me servir ! » pensa le jeune homme, visiblement effrayé de la sauvagerie de l’animal. Se relevant, il se décida à vitupérer Hécate… qui semblait avoir disparu ! — Hécate ! Minou-minou-minou ! Réponds à ton maître ! Où es-tu stupide chat ! Damien fouilla sous le lit, sur l’armoire, derrière le bureau, nulle trace du chat. Où avait-il bien pu passer ? La porte de la chambre était entrouverte ! L’adolescent se précipita dans le couloir du premier étage, guettant 148
d’éventuelles traces dans la moquette épaisse qui recouvrait toute la surface. — Ah ah ! Voilà que de minces concavités laissaient deviner des empreintes en direction de la chambre de Mélanie, sa grande sœur de six ans son aînée. Cette pimbêche était heureusement allée passer le week-end chez une amie. Il ouvrit grand la porte, pour apercevoir son chat en surplomb de l’aquarium, louchant avec avidité sur la faune piscicole, de superbes combattants en période de frai. — Oh non, pitié, pas ses poissons, ça va faire une sacré histoire ça… Le chat, toujours absorbé dans la contemplation de ces betta splendens, projeta d’un coup de patte l’un des malheureux poissons venu respirer à la surface de l’aquarium sur la moquette usée ; le pauvre animal, beaucoup moins combatif, secoué des soubresauts de la longue agonie d’une asphyxie douloureuse, semblait regarder Damien d’un air implorant. Celui-ci, horrifié, courut pour sauver le poisson d’une mort affreuse, mais fut moins prompt qu’Hécate qui, déjà, l’avait gloutonnement enfourné. Seule le long panache caudal dépassait de sa gueule, frappant l’air d’un dernier sursaut d’énergie. Damien se mit alors à secouer le chat pour qu’il recrache sa victime. Il put enfin extirper le corps encore tremblant après que son familier l’ait singulièrement griffé en manière de protestation. Le reposant alors dans l’aquarium, Damien vit avec stupeur que l’animal avait perdu de sa belle coloration brun-rouge, comme s’il avait vieilli de dix ans d’un coup ; il était pâle, la nageoire déchiquetée, une lueur de folie dans l’œil. Et l’œil fixait Damien.
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La féline créature avait déjà fui le lieu du crime ; Damien partit alors à sa poursuite ; les traces le menèrent au pied de l’escalier, et bien lui prit de s’arrêter avant de dévaler les premières marches, car Hécate s’était tranquillement allongée ; l’imagination fertile de l’adolescent lui proposa alors une séance unique en cinémascope de la chute douloureuse dont il aurait pu être victime s’il s’était précipité. — Tu es bien le démon, stupide chat ! Vilain, vilain chat ! Damien crut déceler un sourire espiègle aux babines de l’animal, qui descendit alors les marches jusqu’au salon où se tenaient ses parents, qui écoutaient un vieux trente-trois tours de Chet Baker en lisant le quotidien du matin. La chatte passa discrètement les deux adultes à l’attention détournée, suivie du jeune homme, les poings serrés. Hécate arriva alors devant le réfrigérateur et se prit à miauler d’une manière déchirante, laissant à entendre qu’elle mourrait de faim. Elle lança un regard implorant à Damien, grattant la porte laquée. — Ça va, ça va ! Tu n’as même pas touché à ce que je t’ai apporté dans la chambre ! Tu vas remonter illico et manger ta gamelle avant de réclamer quoi que ce soit d’autre ! La féline engeance sembla comprendre les menaces sousjacentes, car elle fit demi-tour, sans geindre un « miaou » de plus. Lorsque Damien passa le seuil de la porte de sa chambre, ce fut pour constater que l’assiette de poisson avait été dépossédée de son contenu par trois chats errants qui, profitant de la fenêtre entrouverte – une habitude qu’il avait prise lorsqu’il fumait en cachette, s’étaient faufilés et avaient pris possession des lieux.
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Hécate, d’un œil neutre, observait ses comparses masculins qui ronronnaient devant la sublime femelle. Ils commencèrent à feuler l’un l’autre, puis à se battre tels coqs en basse-cour ; d’aigus miaulements de douleur s’agitaient dans l’air, au désespoir de Damien qui tentait vainement de les chasser. Enfin, le matou roux parvint à se débarrasser de ses congénères après une rude bataille dont la chambre gardait les stigmates : dessus de lit déchiré, poster de Vendredi XIII lacéré, taches de lait sur la moquette. Et le voilà qui maintenant tournait autour d’Hécate, en mâle dominant qu’il était. Nenni, la féline demoiselle lui asséna un coup de griffe sur le museau, qui le laissa pantois et interrogateur. Un « miaou ? » timide sortit de ses babines, immédiatement suivi d’un autre coup de griffe qui faillit lui arracher un œil. Il partit sans demander son reste, mais non sans déféquer sur un coin de moquette propre. Damien ne put se retenir un gémissement de désolation : — Qu’est-ce que je t’ai donc fait ? ! Ah oui, je t’ai invoquée… Il entendit sa mère hurler « Damien ! », et descendit à reculons, vérifiant que la chatte ne pouvait s’échapper de la prison improvisée : son bac à linge sale sur lequel il avait posé le buste de Dark Vador qu’il s’était offert pour ses douze ans. — Et bien mon chéri, tu as une drôle de tête, tu es tout pâle ! Tu ne me couverais pas quelque chose ? Oh si, tu dois avoir attrapé la grippe ! A ces mots qui se voulaient réconfortants, Damien ne put retenir ses larmes. Entre deux sanglots, il put expliquer à ses parents ce qu’il en était : — Nooooon, c’est parce que j’ai invoqué le démon et il est apparu et il veut ma peauoooooooh !
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Un timide miaulement le fit sursauter, et ses parents, extasiés, semblèrent avoir oublié les tourments de leur enfant. — Oh, quelle adorable boule de poil ! N’est-ce pas qu’elle est mignonne, hein Damien ? Ce sont nos voisins qui te l’ont offert hier soir. Nous voulions te faire la surprise, mais la coquine est partie de son couffin pour venir te trouver ! Elle t’a déjà adopté ! Elle s’appelle Lilith. — Je le savais ! Je le savais ! Débarrassez-moi de ça ! C’est le démon en fourrure ! Ne la fixez pas dans ses yeux maléfiques ! Elle va vous hypnotiser ! ! Son père retira alors la pipe de sa bouche et s’exprima de sa voix grave : — Damien, nous sommes déçus de ton attitude. Nous t’avons appris à ne jamais refuser un cadeau pourtant ! — Vous ne comprenez pas ? Elle veut nous dévorer l’âme ! — Et pour l’amour du ciel, arrête avec ces insanités que tu regardes à la télévision ! Je le savais que c’était une mauvaise idée de te mettre un poste dans ta chambre ! Mais on ne m’écoute jamais ! Et il continua à soliloquer sur ses responsabilités de père de famille et le sacrifice qu’il consentait à chaque heure de sa vie. Sa mère lui dit alors : — Ecoute, s’il te déplaît, ramène le chat aux voisins. Tu prétexteras une allergie ou je ne sais quoi. Mais ton père a raison, tu dois assumer ton refus. — Mais maman…
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— Il n’y a pas de mais, obéis à ton père ! Damien, penaud, remonta en traînant les pieds jusqu’à sa chambre ; il lui semblait entendre le souffle chaud et méphitique de l’animal derrière la paroi de plastique. Le regard d’Hécate le fixait, mi-ricanant, mi-menaçant. L’adolescent empoigna alors son panier à linge, se préparant à le descendre. Une douleur cuisante le traversa quand les griffes acérées de la chatte se plantèrent dans la cuisse gauche. Il lâcha alors le bac, et le félin en profita pour s’éclipser. Exténué, à bout de patience, il courut alors à sa poursuite, proférant des insultes qu’il n’aurait jamais cru connaître (et qu’il nierait par la suite avoir dites). Il se jeta à plat ventre sur la moquette du couloir et toucha du bout des doigts la queue soyeuse d’Hécate. Celle-ci stoppa net sa course, se retourna et se prit à griffer tout en crachant les mains de Damien. Pris de colère, il cherchait à tout prix à empoigner la bête furieuse, ce qui ne fit qu’augmenter la rage de l’animal. Faisant fi de la douleur lancinante que provoquaient les lacérations du dos de ses mains, il réussit à empoigner la bête vociférante, et se précipita hors de la maison, vers celle de ces nouveaux voisins avec lesquels ses parents avaient tant voulu s’acoquiner (raison pour laquelle leurs prédécesseurs avaient déménagé). Il sonna, toqua, tambourina tant et si bien la porte immaculée qu’elle s’imprégna rapidement du sang qui sourdait de ses stigmates. Un homme, la quarantaine bien portante, les tempes grisonnantes, lui ouvrit la porte en souriant. — Eh bien mon garçon ! En voilà un tintamarre ! Oh, mais qui vois-je, si ce n’est notre petite Lilith ! Tu dois être Damien alors ! Entre mon garçon, tes parents nous ont tellement parlé de toi… Et appelle moi Louis, ça
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simplifiera les choses ! Marie-Lou, le fils de nos charmants voisins vient nous rendre visite ! — Euh, monsieur… Louis, je voulais vous rendre votre chat, je crois que j’y suis allergique… — Oh, allez, mon garçon, ce n’est pas grave, on va bien trouver un autre cadeau à t’offrir, notre façon de vous remercier de l’accueil que vous nous avez réservé… Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Tu peux tout demander à Louis Six-fers ! — Vraiment tout ? Damien avait oublié la féline créature qui avait rejoint le giron de Marie-Lou, une sculpturale brune aux formes généreuses et au regard de braise ; il avait oublié le sang qui gouttait de ses jointures, il avait oublié sa mince bibliothèque satanique ; car devant lui s’offraient mille et mille livres traitant de démonologie, de rites païens, des livres écrits dans des langues qui lui étaient inconnues, des caractères cunéiformes en ornant la tranche ; des recueils si anciens, la mémoire du néant ; il avait devant lui la porte ouverte aux mystères de la vie et de la mort. Et quand Louis lui tendit un parchemin noirci de runes qui semblaient se mouvoir sur leur trame végétale, et que sa main sanguinolente y laissa une empreinte fugitive, il oublia que cette tâche écarlate avait disparu sur le champ. Car le monde lui appartenait.
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Le neuf de cœur Adam Joffrain
Durant toute la nuit, la neige était tombée sur la campagne, la recouvrant d’un épais manteau d’un blanc immaculé. Ce tapis cotonneux répandait une quiétude immense quand, dans le silence qui enveloppait les alentours, le battement de la chatière se fit entendre. Malgré la froidure qui avait accompagné l’arrivée des premiers flocons, Pépère était sorti faire sa petite promenade digestive, laissant sur son passage les traces de ses pattes délicates. Et au milieu de ces traces, parfois, une marque brune apparaissait. Une goutte de sang qui dégoulinait encore de ses babines gourmandes, reste du festin dont il venait de se repaître… 1 – La lettre La sonnerie tonitruante du téléphone fit sursauter Antoine, qui était perdu dans un profond sommeil. Il décrocha le combiné et laissa son interlocuteur prononcer les premières paroles, ce qui lui permit de mâcher la lourdeur de l’haleine chargée qui emplissait sa bouche sèche. — Monsieur Autrand ? Étude de Maître Lichtenbrött. Vous aviez rendez-vous ce jour à 14 heures. Or, il est 14 heures passées de 10 minutes et il semblerait, du fait indéniable que vous me répondiez, que vous soyez donc 155
absent en nos murs au moment précis où je vous parle… Monsieur Autrand ? — Oui, parfaitement entendu, mademoiselle. J’ai dû oublier de noter ce rendez-vous dans mon planning fort chargé. Je vous prie de m’excuser auprès de Maître Lichtenbrött. S’il est possible qu’il me reçoive dans, disons… une demi-heure, ce serait parfait ! — Même si mon employeur n’a pas que ça à faire, je pense qu’il ne verra pas d’inconvénient à traiter votre affaire rapidement à 15 heures. Soyez présent, cette fois-ci ! Antoine n’eut que le temps de se passer un coup de rasoir sur le visage, de s’asperger d’un peu d’eau de Cologne bon marché et d’enfiler les vêtements de la veille (qui devaient déjà être de l’avant-veille…). Avant de franchir la porte de son petit appartement, il se saisit de la lettre qu’il avait reçue la semaine précédente. Il aurait tout le loisir de la relire dans le bus qui l’emmènerait à Maître Lichtenbrött. Assis au fond du véhicule qui lentement parcourait les rues chargées de la ville, Antoine sortit la feuille de son enveloppe, la déplia, et en relut le contenu : Monsieur, Par la présente, j’ai l’honneur de vous inviter à me rencontrer en mon étude le jeudi 12 de ce mois à 14 heures précises, afin que je puisse faire lecture du testament de feu votre grand-oncle Ambroise Autrand, décédé le 11 novembre 20--. Étant reconnu comme unique héritier de feu Monsieur Autrand, je vous saurais gré d’être présent, et ponctuel. Vous priant de bien vouloir recevoir, Monsieur, mes sentiments distingués. 156
Maître Lichtenbrött.
Pour ce qui était de la ponctualité, Antoine n’en avait pas vraiment l’habitude… Grand solitaire, il n’appréciait pas la foule, mais aimait encore moins rester enfermé chez lui. Alors, depuis plusieurs années, il sortait chaque soir pour se perdre dans les rues sombres de la ville où il habitait, et rentrait tardivement, aux alentours de 2 heures du matin. Puis, sa vie étant réglée comme du papier à musique, il se mettait près de sa lampe à halogène, et se plongeait de longues heures dans la lecture ou l’écriture. Il écrivait beaucoup, mais conservait peu de ses écrits. Il avait besoin d’écrire comme d'autres avaient besoin de parler. Mais à l’inverse de l’adage qui dit que les paroles s’envolent et que les écrits restent, ses écrits prenaient le chemin des paroles des autres : l’oubli d’un fond de tiroir. La veille, donc, il s’était couché fort tard. Et avait été réveillé par ce maudit téléphone. S’il n’avait pas senti l’opportunité d’acquérir une hypothétique richesse en allant à ce rendez-vous, il ne se serait pas donné la peine de se rendre chez ce maître au nom tordu. Mais sans être cupide comme bon nombre de ses congénères, il avait un besoin indéniable de fonds pour pouvoir continuer sa vie de dilettante en toute tranquillité, sans avoir à s’avilir dans un quelconque emploi qui l’aurait sans nul doute possible rabaissé au niveau de la populace qu’il méprisait par-dessus tout. Il n’avait jamais rencontré cet oncle Ambroise, et le peu de souvenirs qu’il en avait n’était pas des meilleurs. 157
S’il s’agissait bien de la personne à laquelle il pensait, Antoine était fort heureux qu’elle soit passée de vie à trépas. En effet, aussi loin qu’il pût remonter dans le passé, il se remémora qu’il avait été question d’un lointain tonton au moment où, dans sa septième année, il avait perdu père et mère dans un effroyable accident de la route. Cherchant à replacer l’enfant unique et nouvellement orphelin, les services de l’enfance avaient retrouvé trace d’un seul parent encore vivant. Mais celui-ci, après avoir été contacté, s’était ingénié à ce que l’enquête faite sur lui n’aboutisse qu’à une chose : son incapacité totale à s’occuper de son petit neveu, dont il avait ignoré jusque-là l’existence. Aussi, le jeune Antoine fut placé dans un orphelinat dans l’attente de sa majorité, pour pouvoir profiter ensuite de la modeste fortune familiale laissée par ses défunts parents. Il passa les onze années suivantes entre les salles de classe, le réfectoire et le dortoir de cette demi-prison, ne travaillant pas plus qu’il ne faut pour satisfaire ses professeurs et jouir d’un semblant de paix. Quelque temps après son dix-huitième anniversaire, il fut lâché dans la faune de l’extérieur, un pécule posé sur son compte en banque, suffisamment important pour être à l’abri du besoin pendant quelques années, dans l’attente de trouver un emploi. Mais voilà, d’un tempérament fainéant, il ne quitta pas son petit appartement, si ce n’est pour acquérir moult livres et quelque nourriture. Sa vie « au-dehors » ressembla bien vite à celle qu’il avait eue à l’orphelinat… la seule différence étant ses longues promenades nocturnes en solitaire dans les labyrinthes tortueux de la ville.
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D’un pas lent, il descendit à l’arrêt d’autobus le plus proche de l’étude, et s’y rendit sans précipitation. Une dame toute rabougrie l’invita, en le regardant d’un air réprobateur, à patienter dans la salle d’attente. Mais il n’eut pas le temps de s’asseoir que, déjà, un vieux monsieur tout dégarni, une paire de lunettes aux verres épais fichée sur le bout du nez, se présenta à lui. — Monsieur Autrand ? — Lui-même ! Maître Lichtenbrött, je présume ? — Vous présumez bien, mon jeune ami. Voulez-vous avoir l’obligeance de me suivre dans mon bureau ? Et il tourna les talons en direction de la porte qui, entrouverte, laissait s’échapper un courant d’air chaud chargé de poussière de papier et d’odeur d’encre. Antoine prit place sur une chaise bancale, et fit face à ce curieux personnage, caricature parfaite du notaire de basse littérature. — Bien, Monsieur Autrand, je vous remercie d’être finalement venu. Je vais donc pouvoir procéder à l’ouverture du testament de feu votre grand-oncle Ambroise Autrand, décédé de mort violente et non élucidée le 16 novembre 20-en sa demeure. — Violente, s’interloqua Antoine ? Mais au fait, de quoi est mort le vieux… euh, mon cher grand-oncle ? — De mort violente et non élucidée. — Mais encore ? — Son corps a été retrouvé sur son lit, allongé sur des draps ensanglantés. La police chargée de l’enquête n’a toujours pas découvert le mobile du crime. — Du crime ? — Qu’importe que ce soit un crime ou non. Je ne suis pas représentant de l’ordre, mais notaire ! J’aimerais pouvoir traiter votre affaire au plus vite, votre retard est à l’origine 159
du mien. Des gens sérieux attendent de me rencontrer à 15 h 30. Antoine se sentit mal à l’aise. Il n’avait jamais eu quelconque affection pour ce grandoncle Ambroise qu’il n’avait jamais vu, et qui avait tout fait pour qu’ils ne se voient jamais. Mais là, apprendre froidement qu’il avait été victime d’un crime sûrement effroyable le fit gonfler de remords. — Vous êtes prêt, mon jeune ami ? demanda le notaire d’un ton plus affable. — Allons-y, Maître, faites lecture… — À la bonne heure. D’un geste solennel, Maître Lichtenbrött redressa ses lunettes sur son nez, leva le bras gauche d’un mouvement large et rapide dans le but de révéler sa montre, et griffonna dans un carnet tout en proclamant : — Jeudi 12 décembre 20--, à 15 h 06, je romps le cachet de cire de l’enveloppe contenant le testament de feu Monsieur Ambroise, Ladislas Autrand, en présence de son unique héritier, Monsieur Antoine Autrand, afin de lui en donner lecture. Il se racla la gorge, réajusta ses lunettes qui n’avaient de cesse de glisser, et entama d’une voix grave et posée : « Par la présente, je déclare, Ambroise, Ladislas Autrand, sain de corps et d’esprit, léguer l’intégralité de ce que je possède, que l’on ne peut pas vraiment appeler une fortune, à mon petit-neveu Antoine Autrand. Mes biens seront les siens à la condition unique qu’il accepte de prendre soin de mes quelques compagnons félins, jusqu’à ce que ces derniers me rejoignent au paradis. Il devra tout particulièrement bien s’occuper de Pépère, vieux chat angora, qui est mon favori. 160
Le reste n’est que littérature, et je charge Maître Lichtenbrött de faire état à mon petit-neveu de ce qu’il va récupérer, matériellement parlant. Fait à Preston sur Soult le 13 novembre 20--. Maître Lichtenbrött laissa quelques secondes de silence s’écouler, comme il en avait l’habitude, afin de laisser à ses interlocuteurs le temps de réaliser ce qu’il venait de révéler. Antoine ne se sentait pas très bien. Il avait la sensation de s’enfoncer dans une effroyable tristesse. La lecture de ce papier, écrit de la main même de l’unique parent qu’il aurait pu connaître, le plongeait dans un état étrange, empreint de remords et de pitié. Et en prenant conscience de la mort du vieil Ambroise, il eut le sentiment soudain qu’il était réellement, complètement et définitivement… seul au monde. — Passons maintenant à l’inventaire des biens cédés par votre grand-oncle. Le notaire ouvrit une chemise bleu passé, en sortit quelques feuilles, réajusta ses lunettes à nouveau, et se raclant la gorge reprit la parole : — Voici donc : outre les 1235,62 euros qui soldent son compte en banque, vous héritez de la maison sise rue du gros caillou à Preston sur Soult, de ses meubles et de ses occupants, les neuf chats chéris par votre défunt grand-oncle et nourris actuellement par la voisine la plus proche, à qui vous devrez le remboursement des boîtes de pâté. Heureux ? Ce dernier mot fut plus éructé que prononcé, sur un demiton de dédain. Certes, Maître Lichtenbrött ne devait pas avoir touché bien lourd sur cette succession, mais cela lui donnait-il le droit d’être presque méprisant ?
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Antoine restait interdit sur sa chaise. Mille euros et des poussières, une bicoque certainement emplie d’un mobilier vermoulu et de babioles de vieux. Et neuf chats !! — Vous acceptez l’héritage, Monsieur Autrand ? — C’est une aventure comme une autre ! répondit-il Dès son plus jeune âge, il s’était habitué à des choses bien pires que celle-là. Et même s’il s’était attendu à avoir un peu plus d’argent, il se fit une raison. Après tout, il irait voir cette masure. Si elle lui convenait, il pourrait toujours l’habiter et éviter ainsi de dilapider le peu d’économie qui lui restait. Ou bien il pourrait revendre les murs, ce qui lui assurerait assez de fonds pour quelque temps… afin de nourrir les chats… Ses chats ! Il s’imaginait mal dans son petit deux-pièces citadin avec neuf bestioles goulues ! Lorsqu’il sortit de l’étude, la neige s’était remise à tomber. Il releva le col de son manteau et rentra chez lui à pied. Il prit la décision de partir dès le lendemain pour Preston sur Soult. Noël approchait, et l’idée de le passer au coin du feu, accompagné des chats, lui sembla bien plus agréable que de rester enfermé seul dans son appartement. Et comme si l’auto persuasion s’était enclenchée, il se découvrit soudain un dégoût profond pour les hautes tours qui l’entouraient. Sa longue marche solitaire lui donna de nouvelles envies. Des envies de travail, des envies d’écrire pour être publié et peut-être gagner ainsi sa vie. Une fois la porte fermée, il prépara ses bagages. Il passa tout l’après-midi et une bonne partie de la nuit à rassembler les livres qu’il emporterait et les quelques histoires qu’il pouvait avoir conservées, ainsi que les petits carnets bourrés de notes et d’idées. 162
Le lendemain, comme se sentant à l’aube d’une vie nouvelle, il se réveilla très tôt, alla jusqu’à la gare, acheta son billet, monta dans le train et se laissa emmener vers sa nouvelle demeure. 2 – Preston sur Soult Le périple jusqu’à Preston sur Soult fut long. Le train omnibus l’avait déposé à la grande ville la plus proche, et il avait eu la chance de croiser quelques bonnes âmes qui l’avaient amené, qui en vieille 4L de la Poste réformée, qui en tracteur, aux portes du village. Lorsqu’il tourna enfin la clef dans la serrure, la nuit était presque tombée. Le soleil pâle crachait ses ultimes rayons sur les champs qui faisaient face à la maison, les illuminant ainsi d’une clarté bleutée enchanteresse. Avant de pousser la porte, Antoine resta à contempler ce paysage magnifique, et regarda l’astre du jour s’effondrer en quelques minutes derrière les arbres qui, après les champs, bordaient l’horizon. Dans un bal parfaitement coordonné, le noir presque total fit son apparition au moment précis où la dernière lumière disparaissait au loin, et le vent terriblement froid se leva, apportant dans sa course les gros flocons d’une neige dense et collante. Soudain frigorifié, Antoine actionna le loquet et pénétra dans la demeure. Une forte odeur de litière sale, mélange de pestilences d’excrément et d’urine de chat, lui emplit le nez. Vu la ténacité de l’effluve, il se dit qu’elle devait déjà exister du temps de son grand-oncle. Comme si un principe fondamental voulait que toutes les habitations de vieux abritant des chats aient cette mauvaise odeur. 163
Il fit la lumière, au son de multiples pattes qui prennent la fuite pour aller se cacher, et referma la porte. En dépit du peu de mines qu’elle présentait de l’extérieur, la maison semblait spacieuse et bien conservée. Un petit tour rapide du propriétaire révéla à Antoine des meubles parfaitement encaustiqués et entretenus, quelques objets de décoration, tel un nu féminin peint par un amateur, mais empreint d’un troublant réalisme. Le plus étonnant était le salon. Les murs étaient couverts de rayonnages chargés de livres, et il découvrit que ce fichu reclus de grand-oncle avait d’excellents goûts littéraires, car identiques aux siens, et s’intéressait à de nombreux sujets, tant historiques qu’imaginaires. La pièce conservait l’empreinte de sa présence. Le vieux fauteuil, dans un angle, était celui sur lequel il devait s’asseoir pour lire. Sur le petit bureau, quelques ouvrages étaient entassés dans l’attente d’être lus, et l’un d’eux était encore ouvert : le dernier qu’il avait dû parcourir, sans doute. Antoine regarda le titre. Il s’agissait d’un livre sur l’importance des chats dans les mœurs de l’Égypte antique. Il le reposa à sa place, exactement comme le vieux l’avait laissé… comme si l’ancien lecteur était susceptible de revenir pour le finir. Antoine jeta sa veste sur une chaise de la salle à manger, réalisant subitement qu’il régnait dans la maison une chaleur agréable. Le chauffage fonctionnait, certainement pour que les chats n’aient pas froid. Et où restaient-ils d’ailleurs, ces chats ? Cachés dans les recoins, sans doute, de cette demeure qu’ils connaissaient par cœur. Franchissant un petit corridor, Antoine accéda à l’escalier qui menait à l’étage. Une fois en haut, il fit face à quatre portes, dont l’une était encore marquée par les scellés apposés par la gendarmerie locale. La chambre macabre où 164
le corps d’Ambroise avait été retrouvé étendu sur son lit, baignant dans une mare de sang… un frisson passa dans le dos d’Antoine. Il n’eut pas le courage de pousser la porte, de peur de découvrir le spectacle horrible que cette pièce devait renfermer. En tout cas, il était bien surpris de constater que l’enquête avait été menée si rapidement. Soit les gendarmes étaient très zélés et avaient déjà mis la main sur le meurtrier, soit ils avaient bâclé leur travail et étaient venus défaire les cordons, considérant que l’assassinat d’un vieux ne valait pas le coup de perdre plus de temps que ça. Antoine s’avança vers les trois autres portes : il découvrit un placard à balais, une pièce qui servait de débarras et une chambre, parfaitement meublée et d’une propreté irréprochable. Dans cette dernière, il constata que le lit était fait. Sur les draps tendus, il trouva un petit mot de la voisine, lui indiquant qu’à l’annonce de sa probable venue, elle s’était permis d’apporter des linges propres et de préparer le couchage afin qu’il puisse s’y reposer dès son arrivée. Le message concluait par un souhait de bienvenue à Preston sur Soult, ce qui charma le lecteur. Il ne s’attendait pas à pareille bienveillance, et se promit d’aller rendre visite dès le lendemain à cette aimable personne qui s’était occupée de sa chambre. Pour l’heure, il devait manger quelque chose. Il redescendit dans la cuisine où, instinctivement, il ouvrit le réfrigérateur. Alors qu’il était en pleine contemplation devant le vide quasi absolu (seule une boîte de miaou miam entamée se trouvait sur les grilles), il sentit une présence. Se retournant, il découvrit une multitude de paires d’yeux affamés qui le fixaient. Les chats, en un arc de cercle parfait, se tenaient assis devant lui.
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— Salut, les matous ! Vous avez faim ? Vous voulez des boulettes ? leur lança-t-il. Autant l’ouverture de la porte du réfrigérateur avait été le signal prometteur du repas, faisant s’approcher puis patienter calmement les félins, autant le mot boulette déclencha une véritable frénésie parmi eux. S’éparpillant dans tous les sens, ils se frottaient sur tout ce qui passait à leur portée, en prenant soin de toujours garder un œil sur cet inconnu qui allait les nourrir. Antoine se saisit de la boîte, en enleva le couvercle et s’enquit de la gamelle. Il n’eut pas de mal à la localiser, elle était simplement à l’endroit où s’étaient maintenant regroupés les chats. Une fois cette dernière bien remplie, il ne fut bientôt plus que spectateur d’une ronde d’affamés, têtes baissées et queues dressées se repaissant dans un vacarme de mastication entrecoupé de ronronnements. Touchant tableau que de voir ces matous peu farouches qui semblaient l’avoir adopté si rapidement. Laissant le festin se dérouler comme il se devait, Antoine repartit à la recherche de quelque chose pour se nourrir. Il finit par trouver, au milieu des nombreuses boîtes de pâté pour chat, des sardines à l’huile et des haricots rouges. Pendant qu’il avalait son frugal repas, il contemplait d’un air amusé la troupe se bâfrant en toute quiétude. Mais lorsqu’il les compta, il se rendit compte qu’il en manquait un. Une soudaine crainte s’empara de lui : et si l’un de ses petits protégés était mort ? Et si celui-ci n’était autre que Pépère, le chat sur lequel il devait veiller particulièrement ? Cela causerait sans nul doute un grand tort pour la validation de son héritage ! C’est qu’il s’était déjà beaucoup attaché à cette maison qu’il ne connaissait qu’à peine, et s’était pris d’une foudroyante affection pour ses occupants. 166
D’une voix timide, il osa appeler : — Pépère ? Aucun chat ne détourna son attention de la gamelle presque vide. Sur un ton plus fort, il reprit : — Pépère ? Tu es là mon minou ? Toujours aucune réaction au sein de l’assemblée à quatre pattes. Alors, une grosse suée perla sur ses tempes. Il se leva d’un bond, et se précipita dans le salon en clamant des « Pépères » derrière chaque meuble. Chaque recoin de la pièce, susceptible d’abriter celui qu’il devait retrouver à tout prix, reçut sa visite. Mais rien. Absolument rien ! Quatre à quatre, il monta les marches en criant le nom du chat, en une lamentation désespérée, terrorisé de ne pas avoir de réponse à son appel. Et c’est en arrivant à l’étage qu’il perçut des miaulements, d’abord faiblement puis plus distinctement. Et ces miaulements provenaient de derrière la porte de la chambre du défunt. Pétrifié par le choix cornélien qui s’imposait à lui, ne pas ouvrir pour respecter le lieu où son oncle avait trouvé la mort ou libérer le chat, Antoine resta interdit devant l’huis quelques instants. Mais les appels se faisant de plus en plus insistants, il se décida à passer outre ses principes et actionna la poignée. À sa grande stupeur, ce ne fut pas un chat qui sortit de la chambre, mais huit qui y pénétrèrent ! Il n’avait pas remarqué, perdu dans ses pensées, que les compagnons de Pépère étaient remontés de la cuisine et avaient patiemment attendu que leur nouveau maître daigne leur ouvrir la porte.
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Lorsqu’il fit la lumière dans la pièce, il découvrit un endroit modestement meublé d’une armoire, d’une chaise, d’une table de nuit et d’un lit. Ce lit sur lequel s’était allongé tant de fois Ambroise, et sur lequel on l’avait retrouvé, gisant dans son propre sang. Ce lit où nulle trace du drame ne subsistait, où les chats venaient tout juste de se pelotonner pour une toilette parfaitement synchronisée, en vue d’une sieste imminente. Seul l’un d’eux ne participait pas à cette grande démonstration de propreté. Un gros angora, au pelage noir avec une unique tache blanche entre les pattes avant. Il se tenait assis, de toute sa majesté féline, sur l’oreiller. — Ainsi donc, voici Pépère ! Tu m’as fichu une sacrée frousse, tu sais ? Un simple « miaou » compatissant lui fut rétorqué. Mais une grande tendresse avait illuminé ses iris quand, les yeux fixés sur ceux d’Antoine, il lui avait répondu. Subjugué par cette force d’attraction qu’opérait sur lui ce regard, Antoine pénétra dans la pièce pour aller flatter le chat. Lorsqu’il approcha la main vers lui, il s’allongea docilement pour se laisser caresser, et tout en ronronnant, il lécha la paume de son nouveau maître. Jamais Antoine n’avait rencontré de bête aussi attendrissante. Attendri, il s’apprêtait à passer ses doigts sur le ventre de l’animal quand celui-ci, d’un bon élégant et puissant, sauta sur le haut de l’armoire. Et il se mit à miauler de toutes ses forces. Surpris par une telle réaction, le pauvre homme ne sut que faire. Les huit chats, sur le lit, donnèrent bientôt le change à Pépère en de petits miaulements. Dans leur ton, on pouvait
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discerner une sorte de consentement, une réponse positive à une question posée. Retrouvant un peu de sa lucidité, faisant face à une bande de chats intrigants, Antoine réussit finalement à ouvrir la bouche : — Et bien, les matous ? Quelle raison justifie cet étrange raffut ? Neuf petites têtes se tournèrent vers lui, faisant subitement silence. Neuf paires d’yeux le fixaient, interrogateurs. Puis Pépère, du haut de son armoire, se mit à faire ses griffes, le postérieur levé, tout en continuant à regarder Antoine. — Bon, Pépère, tu peux descendre maintenant ! — Mia ! — Comment ça, non ? — Mia ! — Très bien, puisque tu le prends ainsi, je viens te chercher. Mettant ses paroles à exécution, il prit la chaise, s’y hissa, et tendit les bras. Pépère, comme l’avait prévu Antoine, recula. Ses longues moustaches frétillaient, et ses babines se tordaient en ce qui ressemblait à un sourire. — Tu veux jouer ? D’accord, jouons ! Il fit tapoter ses doigts sur le haut du meuble en émettant des petits bruits de bouche pour attirer le félidé récalcitrant. Des lueurs se mirent à briller au fond des yeux de Pépère quand Antoine toucha la pochette de velours bleu et s’arrêta dessus. — C’est quoi, ce truc ? laissa-t-il échapper. Il se saisit de l’espèce de bourse, l’ouvrit, et laissa glisser son contenu dans sa main. 169
Il eut à peine le temps d’apercevoir un petit carnet que Pépère, en rebondissant sur son dos, alla rejoindre ses congénères sur le lit, reprit sa place sur l’oreiller douillet, et se lova pour une sieste, le sentiment du devoir accompli. Toujours juché sur sa chaise, Antoine lut la première page. Une simple phrase y figurait : « Quelques mots d’Ambroise pour que les choses ne restent pas incomprises». Fasciné par ce qu’il venait de trouver, ou du moins ce que venait de lui faire découvrir Pépère, il descendit dans le salon et s’assit dans le confortable fauteuil de son grandoncle. Contemplant le petit ouvrage qu’il tenait toujours dans sa main, il frissonnait d’impatience de lire son contenu, tout en ressentant une certaine appréhension. Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir le carnet, Pépère, qui l’avait suivi jusqu’en bas, sauta sur ses jambes, et s’installa tranquillement en ronronnant. Enfin, en compagnie de son nouvel ami, Antoine se décida à pénétrer dans la mémoire de celui qui, par sa mort atroce, lui avait permis d’être là où il était à cet instant précis. 3 – Le journal d’Ambroise Antoine feuilleta d’abord le carnet, constatant qu’il n’avait que quelques pages couvertes d’écriture. Celles-ci n’étaient pas toujours de la même encre, ni de même lisibilité. Mais en tout cas, elles provenaient de la même main, celle de son grand-oncle Ambroise. Bien calé sur les coussins du fauteuil, tenant l’objet de sa main gauche pour permettre à la droite de caresser Pépère qui ronronnait bruyamment, il entama sa lecture.
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« Je me décide enfin à consigner dans ce carnet ce qui se passe, car j’ai vécu des choses assez formidables pour être contées. Il y a quelque temps déjà, Pépère, mon chat favori, était tombé subitement et fortement malade. Le vétérinaire du coin, sans doute plus habitué à soigner des vaches que des chats, l’avait condamné. Il m’avait même proposé d’apporter la piqûre qui aurait arrêté les douleurs, mais j’avais vite compris qu’il me parlait d’euthanasie. Je l’avais flanqué dehors à coups de pied dans le derrière, et m’étais mis à pleurer sur Pépère qui restait allongé, immobile. Ses petits yeux m’imploraient et malgré ce mal qui le rongeait, il ronronnait sous mes caresses. Résigné, je m’étais décidé à préparer le souper. D’habitude, mes compagnons ne se nourrissaient que de pâtée. Mais cette fois, j’allais les gâter pour ce qui serait sans nul doute le dernier festin de Pépère. J’avais acheté un lapin vivant au Bernard, qui m’avait cédé une de ses plus belles bêtes. L’animal, pendu par les pattes postérieures au dessus de l’évier, s’était vu asséner le coup de grâce devant les yeux grands ouverts des chats curieux. Une fois la bête dépecée, je l’avais étalée sur la planche à découper, et l’avais éviscérée. J’avais commencé à débiter les morceaux quand un des chats avait bondi sur le plan de travail, où j’avais laissé les abats, pour en redescendre illico. Posant mon hachoir, j’étais parti à sa recherche afin de récupérer le fruit de son larcin, car j’étais sûr qu’il avait chipé quelque chose. Quelle n’avait pas été ma surprise alors de découvrir mon Pépère affairé à dévorer le cœur encore chaud et palpitant du lapin, le sang giclant à chacune des mastications !
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Les babines dégoulinantes, il me regarda d’un œil satisfait avant d’aller tranquillement se rallonger sur son coussin, où il se rendormit rapidement. Je retournai à mes fourneaux, et le soir venu, seulement huit de mes neuf chats profitèrent du repas. Pour ma part, je ne rognai que la tête du lapin, n’ayant pas grand appétit. Pépère, quant à lui, dormait toujours profondément. De l’endroit où je me trouvais, je pouvais l’espionner à ma guise. D’ailleurs, je ne le quittai pas des yeux durant des heures, il me semble. J’étais inquiet, appréhendant le moment où Pépère s’arrêterait de respirer, et où il me faudrait me lever pour prendre son petit corps poilu et l’amener au fond du jardin, pour le déposer dans le trou que j’avais déjà creusé. Puis la fatigue ayant eu raison de moi, je me résolus à aller me coucher. Le lendemain matin, des tapes délicates sur ma joue me réveillèrent. Les yeux entrouverts, je découvrais, non sans stupeur, mon Pépère en train de me masser la poitrine de ses pattes avant. Quand je fus tout à fait conscient, il vint se lover contre moi, glissant sa tête sous ma main, et les ronronnements s’enclenchèrent quand je me mis à le caresser. J’ai essayé de comprendre depuis ce qui s’était passé, sans parvenir à une conclusion vraiment satisfaisante. Je restais donc dans l’idée saugrenue, qui valait ce qu’elle valait, qu’il avait tout bonnement usé une de ses neuf vies… Au bout de quelques jours, je le regardais courir dans les champs comme un chaton, jouant avec ses congénères comme si rien n’était arrivé…
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Trois semaines plus tard, je le découvrais devant la porte, un œil fermé et une patte en sang. Le printemps avait réveillé en lui ses instincts les plus sauvages, et il devait s’être battu pour une des jeunes chattes du haut de la Grand rue. Me saisissant de lui pour le ramener à l’intérieur, je lui fis d’abord une toilette sommaire, avant de m’inquiéter de ses nombreuses blessures. Mon pauvre chat râlait à chaque fois que mes doigts se posaient sur lui, et bientôt, son souffle devint plus court. Je souffrais pour lui. À un moment, alors que je tapotais sa plaie avec un coton imbibé d’alcool, mon regard croisa son œil encore ouvert. Si je n’avais pas voulu lui dissimuler ma frayeur, j’aurais sans doute hurlé. Sa pupille dilatée me fixait, et avant qu’un léger voile ne s’y dépose, je sentis que Pépère tentait de communiquer. À mon tour, je le regardai fixement, me concentrant sur l’instant présent, me vidant de toute émotion. Mais je n’arrivais à rien. — Mon pauvre Pépère, tu es bien mal en point. Mais seul son œil me répondit, et de guerre lasse, il se laissa aller. Sa paupière se referma. Alors, un mot, unique, s’imposa à mon esprit. « Cœur » Sous le choc de cette révélation, peu sûr encore de ce que je devais vraiment faire, je le laissai allongé sur son coussin et me précipitai chez le Bernard pour lui acheter une volaille. Il fut surpris de me voir ainsi surgir dans son étable, le regard fou et les cheveux hirsutes. Mais il eut la délicatesse de ne me poser aucune question. Ce soudain besoin d’une poule lui semblait certainement saugrenu, et mon empressement l’étonna… comme si disposer aussi rapidement d’une bête était une question de vie ou de mort.
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Et il s’agissait bien pour moi, et surtout pour Pépère, de vie ou de mort. Je repartais aussi vite que j’étais arrivé, une poule caquetante et se débattant sous le bras, et me ruai dans ma maison. Je ne sortis ni bâche, ni torchon, rien pour protéger le sol. Aux côtés du chat qui haletait déjà, je me munis d’un petit couteau pointu et tranchant. Sans même donner la mort au pauvre volatile, je lui ouvris la cage thoracique et en extrayais le cœur que je présentai, encore palpitant et dégoulinant de sang, devant la gueule de Pépère. Il le saisit, le mâcha lentement, bavant l’hémoglobine, sans faire d’autre effort bientôt que de déglutir, et laisser sa tête se poser délicatement sur ses pattes avant. Une insurmontable fatigue s’empara de lui, et il s’endormit presque soudainement. Il ne fut plus qu’une boule de poils respirant avec grande difficulté. Je restais prostré devant lui. Les autres chats m’avaient rejoint, et nous ne formâmes plus qu’une assemblée silencieuse et attentive au moindre souffle de Pépère. Je ne sais quand ni comment le sommeil prit possession de mon corps, mais je me réveillai, empli de douleurs et de craintes, couvert d’une sueur poisseuse, allongé à même le sol. Les chats s’étaient pelotonnés autour et sur moi, comme pour me servir de bouillotte. Les repoussant délicatement, pour ne pas les brusquer, je me levai tant bien que mal, et allai me préparer un café qui, je l’espérais, me donnerait assez de vigueur pour affronter la journée qui commençait. Et c’est devant la cafetière, distillant lentement la boisson chaude et parfumée, que le choc du souvenir des rêves qui m’avaient hanté pendant mon sommeil se fit. 174
Durant le plus étrange d’entre eux, je me retrouvais dans la peau de Pépère, éprouvant toutes ses douleurs, avec l’impression que c’était ma propre vie qui se dérobait. Et puis, soudainement, une vague de feu m’emplissait, une lumière me nimbait, et ma respiration incertaine redevenait régulière. Je me levais, claudiquant de ma patte blessée, et m’approchais de mon corps d’humain qui était à terre. Un petit coup de langue râpeuse sur la joue de mon moi encore endormi, et j’allais m’installer sur le fauteuil pour replonger dans un profond sommeil réparateur. Un repos nécessaire, suite à ma résurrection. Ce songe était tellement plein de réalisme que je n’arrivai pas à m’en défaire. Instinctivement, je me dirigeai vers le salon, et ne fus pas surpris de constater que Pépère était en train de dormir du sommeil du juste, dans la position où je l’avais laissé en rêve. Je retournai me servir un café. Assis sur ma chaise, je fus bientôt rejoint par le chat, qui sauta sur la table pour se planter devant moi. Il se mit à me fixer de son œil encore ouvert, l’autre, toujours gonflé par le malheureux coup de patte de la veille, restant clos. Nous étions face à face, nous observant, pleins d’une sérénité partagée. Puis ses babines s’étirèrent en une sorte de sourire félin. Et tout naturellement, au plus profond de mon âme, il se mit à communiquer. — Merci ! Comme si cela n’avait rien d’exceptionnel, je lui répondis mentalement. Il sauta sur le sol, engloutit quelques boulettes, lapa un peu d’eau, et franchit la chatière pour aller gambader dans les champs. 175
Je me retrouvai seul à boire mon café. Je me sentais bien, car Pépère se sentait bien. Je ne me posais aucune question… je savais juste qu’il avait, encore une fois, usé une de ses vies. Ici, l’encre change de couleur. Je viens de relire les premières pages de ce carnet. Je suis surpris de ne pas avoir porté plus d’attention aux événements passés. Mon existence terne m’a sans doute rendu plus insensible. Ou tout simplement plus laxiste. Quoi qu'il en soit, jusqu’à aujourd’hui, je n’aurais jamais pensé avoir de don particulier avec mes chats. Je ne repensais plus à cet échange si intime que j’avais eu avec Pépère. Mais cette nuit a été si étrange ! Je me demandais, à mon réveil, si ce que j’avais vécu quelques heures auparavant n’avait pas été provoqué par la fièvre brûlante qui envahissait mon corps. Mais j’ai eu très vite la preuve que non. Les premiers froids de la fin d’automne sont arrivés, et de mes promenades quotidiennes dans la campagne environnante, j’ai rapporté une méchante bronchite. Le médecin m’a prescrit un traitement de cheval, dans l’espoir d’une guérison plus rapide. Et cette nuit, donc, fiévreux et mal en point, plongé dans un état comateux, j’ai reçu la visite de Pépère. D’habitude, quand je suis alité, il reste au bord du lit, lové à mes pieds. Mais là, je l’ai senti sur ma poitrine, installé comme un sphinx, à l’affût du plus petit de mes mouvements. Lorsque mes yeux collés réussirent à s’entrouvrir, j’ai vu ses pupilles se dilater. — Tu as besoin de moi.
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— J’ai mal partout. Je n’ai plus de force pour quoi que ce soit ! lui ais-je répondu, sans prononcer le moindre mot. À moins que tu ne puisses aller me préparer une tisane bien chaude, je ne vois pas en quoi tu peux m’être utile… — Tu m’as sauvé plusieurs fois, je peux t’aider à mon tour. — Ce qui m’aiderait, ce serait que tu te pousses de moi. Je respirerais mieux. — Je peux te donner un peu de ma vigueur… À ces mots, j’ai senti une sorte de fluide s’emparer de mon être. Mon corps est devenu plus léger, les marteaux piqueurs qui s’obstinaient à massacrer mes tympans se sont tus, j’ai retrouvé ma respiration régulière et normale. — Comment as-tu fait ça ? lui ai-je demandé, abasourdi. — Je t’ai offert ma huitième vie. Je suis resté interdit. — Ta huitième vie ? Tu en es déjà à ta huitième vie ? Et tu me l’as donnée ? — J’ai senti que tu en avais vraiment besoin. Ta maladie de froid était bien plus grave que tu ne le pensais, et aurait pu t’emporter. Un silence s’est installé. Puis il a repris : — Nous sommes vieux tous les deux, s’il doit en rester un seul de vivant, mieux vaut toi que moi. — Mais c’est idiot ! Tu n’as plus qu’une seule vie maintenant ! Et comment t’es-tu débrouillé pour épuiser les autres ? — Je suis un chat de campagne. Il y a mille et une manières de perdre des vies pour un chat comme moi. Je n’envie guère l’existence de ceux qui vivent en ville, plus longtemps, mais d’une façon fade et sans attraits. Mais repose-toi maintenant.
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Il est allé s’allonger au bord du lit, comme à son habitude. Il s’est endormi rapidement, et j’en ai fait de même. Mais m’étais-je seulement réveillé ? Et quel stupide rêve, alors, j’avais bien pu faire ! Communiquer par télépathie avec un chat ! Mais voilà, force est de constater que depuis que je me suis levé tout à l’heure, j’ai fait ma toilette, ai déjeuné, continué la rédaction de ce carnet… et je suis en pleine forme ! Finie l’oppression dans la poitrine. Finies les crises d’étouffement nocturnes. Finie la toux qui m’arrachait les bronches. Je suis parfaitement guéri ! Alors que j’écris, Pépère vient sauter sur mes genoux, et me regarde d’un air interrogateur. — Je suis juste en train de consigner quelques idées et pensées sur ces pages. — Et de quoi parles-tu ? — Je raconte un peu ma vie, pour ceux que ça pourrait intéresser plus tard… si jamais quelqu’un trouve ce carnet et le lit. — J’ai du mal à concevoir cette notion de temps ! J’ai conscience que je ne suis plus aussi vaillant qu’avant. Je ne saute plus aussi haut et parfois, les petits mulots, pourtant si faciles à attraper, me glissent entre les griffes. — Tu dis avoir une conscience ? Je n’aurais jamais cru cela de la part d’un animal ! — Je ne suis pas un chien ! Tu nous connais mal, ou nous sous-estimes… Nous avons ça dans le sang : nous comprenons les humains. Notre force est de ne pas être tentés de devenir comme eux ! Vous cherchez le pouvoir, même sur ceux dont vous ignorez l’existence. Nous, nous ne 178
cherchons qu’à vivre bien. Et si l’un d’entre nous peut sembler être ce que vous appelez un « chef », ce n’est simplement qu’une apparence. Celui qui peut avoir le dessus n’est que plus sensible aux choses qui nous entourent. Il est une sorte de « sage », comme vous dites. Et ceux qui le côtoient se soumettent avec grand plaisir à sa sagesse, car ils ont tout à y gagner. — Alors pourquoi t’es-tu retrouvé plus d’une fois blessé par un autre ? Ce sage ne cherchait-il pas à être plus sage que toi en te rouant de coups ? — C’est autre chose. Là, tu me parles de batailles que nous sommes contraints de mener pour avoir la chance de procréer. Rien d’autre. D’ailleurs, la femelle que nous engrossons ne devient pas pour autant « notre » femelle. Même si nous tenons un peu plus à elle qu’aux autres. — Une vie bien plus simple que la mienne, moi qui n’ai jamais eu de femme… — C’est que tu accordes trop d’importance à cette stupidité que tu appelles « amour ». — Est-ce si stupide d’aimer quelqu’un ? Toi-même, n’estu pas attaché à moi comme je le suis à toi ? — Ce n’est pas la même chose… Son ton embarrassé m’a fait comprendre que j’avais soulevé là un sujet sensible. Il a sauté sur la table pour me faire face, et m’a regardé. — Tu vois, finalement, à force de fréquenter les humains tu es devenu un peu comme eux, et es plein de leurs pires faiblesses : l’amour, l’attachement, la fidélité. — Tu dis n’importe quoi ! — Alors pourquoi m’as-tu offert ta vie ? Un long silence s’est installé. Je ne sais si je l’ai vexé en lui disant qu’il était comme les hommes, ou s’il réfléchissait au pourquoi de son sacrifice. 179
— Tu as peut-être raison. Et puis je m’en moque. Je devais le faire, je l’ai fait ! Et tu en ferais de même si l’occasion se présentait… Après tout, tu es un peu comme nous aussi, à force de nous côtoyer ! Et il m’a décoché ce petit sourire qu’il est le seul à pouvoir faire, a sauté au sol et passé la chatière. — Je vais me promener… Comme il est étrange de se retrouver seul après une telle conversation. Je me sens bizarre. Léger comme un chaton qui vient d’attraper sa première proie, mais lourd comme un vieillard ne comprenant plus le sens de l’existence qu’il supporte depuis plus de soixante-dix ans ! Je suis las de ce que je suis, et je ne le réalise que maintenant. Pépère aurait peut-être été plus avisé de garder sa huitième vie, et de me laisser partir dans mon lit de douleur. Je me sens coupable de l’avoir privé de sa dernière chance. Même si je ne lui ai rien demandé, et qu’il l’a fait de son propre gré. Comme j’aimerais être un chat. Plein de sagesse et de simplicité. Qui sait, j’aurais peut-être eu des enfants si je n’avais pas été un humain aussi égoïste. J’aurais déjà pu m’occuper de ce petit qui s’est retrouvé orphelin il y a quelques années. Je réglerai ça au plus vite, il faut que mon dédain de l’humanité ne me survive pas. Je me dis que si Pépère m’a naturellement offert sa dernière vie, sans réfléchir, il se peut fort qu’à mon tour je lui offre la mienne. Il avait raison tout à l’heure. C’est peutêtre ce qui sauvera mon âme égoïste. Mais je le ferai par envie, non par obligation. 180
Je vais me chausser, et faire ce qu’il y a de mieux à faire pour l’heure : me promener et ne plus penser à rien. Cette promenade m’a fait le plus grand bien. Je n’étais pas sorti depuis des jours, et les alentours se sont couverts d’un manteau neigeux. Mais je me sens toujours aussi las. Pépère était en train de dormir sur le fauteuil du salon quand je suis entré. En pénétrant dans la pièce, je l’ai inévitablement réveillé. Alors, il m’a laissé la place, puis a bondi sur mes genoux une fois que j’y étais installé, et nous avons entamé alors un nouvel échange. — Ça ne va pas ? — Pas fort ! Je ressens comme une fatigue extrême. Comme si tout ce que j’ai fait, ou continue à faire n’avait plus aucune importance. Et puis… Je me suis tu. Je réalisais soudain que cette langueur incommensurable s’accompagnait d’une vive douleur aux poumons. — Et quoi ? — J’ai mal. J’ai comme le pressentiment que mes jours sont comptés. — Pourquoi dis-tu ça ? Il avait l’air surpris. On l’aurait été pour moins. Mais une note de tristesse baignait son regard, comme si une sombre fatalité s’abattait sur lui. — Simplement parce que j’ai la sensation que mon corps me lâche. Je me sens comme à l’étroit dans cette carapace. Et les douleurs qui me persécutent semblent être les symptômes de l’étape finale, la dernière et courte ligne droite vers l’inéluctable mort. Pépère ne disait plus rien. Il avait fermé les yeux, mais ne dormait pas. Il devait soit réfléchir intensément, soit être 181
complètement anéanti ! Finalement, il est sorti de son mutisme : — Je ne pensais pas que vous étiez capable, vous les humains, de pressentir l’arrivée de votre fin. Il a rouvert ses paupières, et d’un regard attendri et plein de compassion, il m’a empli de sa sereine chaleur. — Nous autres, les chats, nous ne sommes pas maîtres de nos vies, mais nous sentons quand elles s’en vont. Nous pourrions dire que nous avons la chance d’avoir un avantgoût de la mort grâce à ça. Même si je reste curieux de savoir ce que j’éprouverai au moment ultime de ma dernière mort. Tout ce que je peux dire, c’est que je sais… j’ai la certitude même, qu’elle est bonne est douce ! Je me sentais un peu rassuré, et le lui ai fait ressentir. Puis le contact entre nous s’est interrompu de mon fait, et Pépère est allé boire un peu d’eau. Je me suis levé, me suis installé à mon bureau, et m’appliquai à rédiger ce qui pouvait être un semblant de testament. Au profit de mon petit-neveu. Une fois cette tâche administrative accomplie, la dernière et ultime que je ferais jamais, je me suis préparé à manger. Le repas ingurgité tant bien que mal, mon ressentiment m’avait logé une boule énorme dans la gorge et dans le creux de l’estomac, je suis retourné me coucher. Ainsi peut se résumer ma triste et morne vie : manger, se promener et dormir. Je ne suis finalement pas si comportement, de mes chers chats…
loin,
dans
mon
Le soleil luisait au travers des rideaux de ma chambre quand je me suis décidé enfin à me lever. 182
J’ai mal dormi, et les douleurs dans ma poitrine se sont tellement accentuées que je ressens deux gros points sur les côtés. Aujourd’hui je me rendrai chez le médecin, peut-être, et à la Poste, sûrement, pour envoyer mon courrier à Maître Lichtenbrött. C’est un vieux notaire que j’ai connu il y a longtemps, et il me semble que c’est lui qui s’était occupé des affaires de mon petit-neveu suite aux décès de mon filleul et de son épouse. C’est le dernier de la branche familiale. Je ne lui lègue pas grand-chose, matériellement parlant, mais j’espère qu’il prendra conscience du formidable héritage qu’il récupérera avec la garde de Pépère et de ses camarades. Peut-être que ces « mémoires » que je suis en train de rédiger l’y aideront. Pour l’heure, je vais me préparer pour me rendre en ville… Marcher fait vraiment du bien. Cela évite de trop penser. Ou de penser mal. Mais maintenant que je suis de retour à la maison, le poids de la lassitude me pèse à nouveau. Je n’ai pas rendu visite au médecin. À quoi bon ? De toute façon, ma décision est prise. Je vais essayer de me perdre dans la lecture. Je vais ressortir ce vieux bouquin qui traite des chats sous l’Égypte ancienne. Cela intéressera Pépère si je lui lis quelques passages. Lui qui n’a pas la notion du temps, il sera peut-être curieux de savoir ce qu’il en était de ses ancêtres égyptiens. J’interromps ma lecture pour reprendre mon stylo. 183
Pépère était très amusé de ce que je lui ai lu. Il m’a dit que c’était bien de l’homme que de vénérer ce qu’il ne comprend pas. Pour ma part, j’ai été marqué par cette déification du chat. Je me demande si je n’aurais pas été un grand prêtre de Bastet si j’avais vécu en ces temps-là ! Qui sait, je l’ai peutêtre été ? Quoi qu'il en soit, même si Pépère n’a pas semblé très chaud à la nouvelle de ma décision, il a pourtant accepté de s’y plier. Il m’a dit que cela pouvait être une expérience intéressante pour tous les deux. — Tu sais, j’ai parfois eu la sensation de sentir la vie des proies dont je me suis nourri couler dans mes veines. La plus forte impression reste celle que j’ai ressentie avec la poule dont tu m’as offert le cœur… t’en souviens-tu ? — Parfaitement ! Tu étais bien mal en point ce jour-là ! En y repensant, d’ailleurs, on pourrait considérer ça plus comme un sacrifice qu’un don ! — Oui. Tu avais raison quand tu disais tout à l’heure que les sacrifices ne sont pas inutiles… — Et c’est pourquoi je vais me sacrifier pour toi. Je suis vieux et plus bon à rien. Je n’ai jamais été bon à quoi que ce soit de toute façon. Si ce n’est à aimer mes chats plus que de raison. Un lourd silence s’est imposé à nouveau. Puis, comme pour parler d’autre chose, j’ai repris : — J’ai envoyé un courrier afin que mon petit neveu hérite de tout. Il n’y a pas grand-chose à part vous, les chats. Quand il viendra dans cette maison, si jamais il vient, je compte sur toi pour qu’il trouve mon carnet, celui-là même dans lequel je suis en train d’écrire pendant que nous
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discutons. Cela lui permettra de prendre conscience de ce j’étais… et serai peut-être quand je ne serai plus. Pépère est parti se promener. Il m’a promis d’être présent quand le moment sera venu. Il me reste juste assez de temps, je pense, pour écrire quelques mots dans ce carnet. Tout à l’heure, j’irai m’allonger sur le lit, et avec mon coupe-chou, je me taillerai la poitrine afin de libérer mon cœur pour que Pépère puisse s’en repaître. Qui sait, peut-être me sentira-t-il vivre en lui ? J’ai espoir qu’ainsi il vivra plus longtemps. Et peut-être ses compteurs de vies se remettront-ils à zéro ? Allez, il est temps ! J’espère que j’aurai assez de courage pour aller jusqu’au bout… En refermant le carnet, Antoine se trouva plongé dans une terreur profonde. Sur ses genoux, le chat Pépère s’était réveillé, et le fixait d’une étrange façon. Il souriait. — Maintenant, tu sais…
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Le Miki Nicolas Chapperon
Le roi Bèdali Adèba arpentait de long en large son salon personnel, au sommet de la plus haute tour du château des Tempêtes, sur la colline dominant la ville de Mnèda. Comme à son habitude, il avait fait venir son frère et conseiller, le discret Agali, et les deux hommes dressaient des plans depuis de longues heures. Tandis que l’aîné marchait sans s’arrêter, le cadet restait calmement assis sur son siège, sirotant une coupe de vin. — Agali, réponds-moi ! Voilà bientôt dix ans que je suis roi du Nimèn et pourtant on me conteste encore ma légitimité ! Je ne suis pas un plus mauvais souverain que tous mes prédécesseurs, non ? J’ai même fait mieux dans bien des domaines. Pourquoi ai-je tant d'ennemis ? — Les Sènins, que nous avons chassés du pouvoir, n’ont pas renoncé à le reprendre. Sans compter les Dawni du sud, les Bètim, et tous les autres clans. — Les Sènins ne s’occupaient plus que d’art et de poésie ; des indolents vautrés dans le luxe, oui ! J’ai rendu service au pays en renversant la reine Sèrsièn et en ramenant le trône dans notre bonne ville de Mnèda. Les Bètim ne valent pas mieux que les paysans avinés de leur région et les Dawni des idiots affaiblis par des générations de mariages consanguins. Que chaque clan s’occupe de gérer sa province et nous laisse, nous les Adèba, gouverner le Nimèn. C’est la
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volonté de Bèmo, Seigneur du Bien. Pourquoi ne veulent-ils pas l’admettre ? — Eh oui, tu as mis le doigt sur le problème. Chez nos ennemis, on te traite de suppôt de Bèpi, Seigneur du Mal. Et dans bien des lieux, on ne prend pas parti, à l’instar de Timbè, Seigneur des Tempêtes. — Dis-moi. N'as-tu pas placé des espions chez tous ces gens pour nous informer de leurs manigances ? — Si, mais c'est de plus en plus difficile. Les maîtres de clans deviennent méfiants. En plus, j'ai eu vent d'un complot ici même, dans notre bonne cité de Mnèda. Des mercenaires au service du clan Bètim seraient en ville pour préparer un mauvais coup, peut-être un assassinat. Malheureusement, je n'ai pas encore réussi à les repérer. Quittant la fenêtre qui donnait sur la ville, le roi embrassa la pièce du regard. Un chat faisait sa toilette sur un coussin en velours d'Arnèst brodé d'or, dans un large fauteuil d’ébène provenant du mobilier personnel de la défunte reine Sèrsièn. C'était un magnifique angora roux, visiblement bien nourri. Indifférent à la politique, l’animal ne s'intéressait qu'à la chaleur de la cheminée et au confort moelleux de son coussin. — Si les chats pouvaient travailler pour nous, songea Bèdali, ils feraient les meilleurs des espions. — En effet, ils savent si bien se dissimuler dans l’ombre et se faufiler sans bruit. Je les envie souvent. On dit que, dans le temps, à Mnèda, les gens savaient parler leur langue. C’était une particularité de notre ville, inconnue des autres clans. On raconte aussi que les chats avaient un seigneur, le shah des chats ou le Miki, comme ils l'appelaient. — Crois-tu que quelque vieillard possède encore le secret du langage félin ?
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— Mmmm, c’est possible. J'ai entendu parler un jour du vieux Nidari, un ermite vivant dans une grotte au pied du mont Nador, un sage instruit dans toutes sortes de sciences anciennes. Mais c'était il y a déjà plusieurs années. — Par Timbè, Seigneur des Tempêtes, il faut que tu me trouves cet homme ! Envoie tout de suite tes gens à sa recherche ! Le lendemain à l'aube, Agali présenta au souverain un vieillard maigre et voûté, vêtu d’une simple tunique grise élimée aux manches, dont la barbe blanche touchait presque le sol. — Mon frère, voici Nidari, un sage solitaire de grand savoir qui se souvient de l’ancien temps. — Je garde encore quelques vieilles connaissances, en effet, mais elles n'intéressent plus grand monde aujourd'hui. Cependant, je suis prêt à t'enseigner ce qui t'est nécessaire, ô roi. J’ai étudié d’antiques grimoires qui évoquaient la puissante magie des Waladûn avant leur défaite. J'ai entendu parler des autres univers traversés par les voyageurs de Jarn au temps de leur apogée. — Non, non, tout ceci ne m'intéresse pas. J'ai besoin de choses plus concrètes. Vieil homme, peux-tu parler avec cet animal ? demanda le roi en désignant le matou qui faisait ses griffes sur le précieux tissu de son fauteuil. — Oui, bien sûr, répondit l’ancêtre d’une voix lente. Si les hommes ne l'apprennent plus guère, les chats, eux, n'ont pas oublié leur langue. Du temps de ma jeunesse, il y a bien cinquante ans de cela, on trouvait encore nombre d’adeptes du langage félin parmi les humbles des bas quartiers, mais les jeunes ne s’y intéressent plus et cela se perd. — Eh bien, vas-y ! Parle-lui !
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Le vieil homme se tourna vers le chat roux, toujours vautré négligemment sur son coussin favori, et se racla la gorge. — Hrrm, hm. « Oh, compagnon à moustaches Comprendrais-tu mon discours ? Alors réponds sans détour Pour ne pas que je me fâche. » Le chat tourna la tête vers son interlocuteur, bâilla à s’en décrocher la mâchoire, s'étira longuement, d’abord les pattes avant puis les postérieures, et enfin répondit. « Un homme parlant chat ici, Bien mal et sans courtoisie ! Mais pourquoi donc tant d'efforts ? Le silence n'est-il point d'or ? » Bèdali ne tenait plus en place. Il sautillait nerveusement d'un pied sur l'autre. — Alors, il parle ! Qu'a-t-il dit ? Qu'a-t-il dit ? — Oh, pour l'instant, nous n'avons échangé que des banalités. Dois-je lui transmettre un message de votre part, votre Majesté ? — Demande lui s'il existe toujours un Miki. « Avez-vous encore un roi ? Un seigneur, le Shah des Chats ? » « Parles-tu de celui que nous avons choisi ? Librement élu oui, j'ai nommé le Miki, Celui qui nous inspire mais qui jamais n'ordonne. 190
L'actuel est Nûrong, c'est le nom qu'on lui donne. » — Alors, qu'est ce qu'il dit ? — Euh, oui, le Miki existe toujours. — Eh bien, dis-lui que le roi du Nimèn souhaite accorder une audience au shah des chats, immédiatement ! Enfin, non, pas tout de suite ! En combien de temps penses-tu pouvoir m'apprendre le langage félin ? — Vous savez, c'est très variable en fonction des personnes. Certains apprennent très vite, alors que d'autres n'y arrivent jamais. — Comment ? Qu'est-ce que tu insinues ? Que je suis trop stupide ? — Non, non, pas du tout. Jamais une telle idée ne me traverserait l’esprit. Ce n'est pas une question d'intelligence. Dites-moi Majesté, avez-vous déjà écrit des poèmes ? — Que, quoi ? Des poèmes ? Un roi n'a pas de temps à perdre à faire des rimes ! — Vous n'avez jamais essayé ? Même quand vous étiez jeune et que vous ne pensiez pas encore au trône ? Même pas quelques vers pour une jolie princesse ? — Si, quand j'avais quinze ans, mais je ne les ai jamais montrés à qui que ce soit. Et en plus, elle ne m’aimait pas. Et puis cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu de temps à perdre avec les femmes. Et quel est le rapport avec la langue de chat ? — Oh, rien, une question sans importance. Disons une semaine de cours intensifs, cela vous permettra de vous débrouiller. — D'accord. Tu seras récompensé en conséquence. Tu vas t’installer dès aujourd’hui au palais. — C’est que, votre Majesté, je n’y suis pas habitué. N’étant qu’un pauvre ermite solitaire, tout ce luxe me… 191
— Tss, tss ! Tu verras, on s’y fait très vite. Dis au matou que j'attends le Miki ici même, dans sept jours exactement ! Quelques temps plus tard, au sommet de la même tour, Bèdali se préparait à tester sa nouvelle compétence sur le chat roux. Nidari, son professeur, était maintenant habillé d’un pantalon de bonne coupe et d’une veste élégante masquant un début d’embonpoint. Tout en grattant sa barbe proprement taillée, il lui fit part de ses dernières recommandations. D’un signe, il encouragea son élève à s’essayer. Le roi se lança. « Chat, joli chat, m'entends-tu ? Mon chat, me comprends-tu ? » « J'entends de mon oreille légère Ces paroles pourtant si vulgaires. » — Dis-moi, Nidari. Les chats sont-ils toujours aussi insolents ? — Le respect et la hiérarchie sont des notions étrangères à ces animaux, répondit le vieillard de sa voix toujours égale. Ils sont libres et rien ni personne ne peut les contraindre. Il faut vous y faire, ils ne vous appelleront jamais « Majesté ». — Cependant, ils obéissent au Miki, non ? — D'après ce que disaient les anciens lorsque j'étais enfant, le Miki n'est pas leur Roi mais une sorte de sage ou de conseiller. — Pourtant, ce chat-là, il me considère bien comme son maître, puisqu'il reste dans mon palais et qu'il me tient compagnie. — Non, Majesté. Les chats ne pensent pas comme cela. Si ce matou vit ici c'est parce qu'il estime que ce château est 192
aussi le sien, que vous êtes tous deux habitants du même lieu. Et s'il vous tient compagnie, c'est qu'il vous aime bien. — Qu'il m'aime bien ! Moi, le Roi légitime et omnipotent du Nimèn ! Moi, que tous doivent craindre, du plus humble paysan des plaines de Mbala jusqu'aux plus puissants seigneurs de clan ! Et qui... Bèdali s'interrompit, le bras encore levé, car le matou s'était levé de son coûteux coussin. L’animal vint se frotter contre la royale jambe en ronronnant affectueusement. — Par Timbè, Seigneur des Tempêtes ! soupira le souverain. L'exercice du pouvoir est une science bizarre et difficile. Raison de plus pour ne pas le laisser aux mains d'incompétents comme les Sènins ou les Bètim. Les sept jours s’étaient écoulés. La grande salle de réception avait été revêtue de riches tentures confisquées au clan Dawni. Le froid dallage était dissimulé sous un épais tapis provenant de l’ancien palais royal des Sènins. Tout ce que Mnèda comptait comme gens d’importance ou de vanité était rassemblé pour l’événement. Assis à la gauche du Roi, n’arborant plus qu’un élégant collier de barbe, le vieux Nidari portait une veste de brocard et une chemise de soie brodée de fils d’or, que déformait son ventre devenu proéminent. Le château des Tempêtes était apprêté comme pour recevoir un souverain. — Mais c'est bien d'un souverain dont il s'agit ! J'entends parler au Miki comme au représentant de son peuple, expliquait Bèdali. On l'attendait par la porte, il rentra par la fenêtre. Un chat gris tigré d'apparence tout à fait ordinaire sauta sur le sol au milieu des courtisans ébahis et se dirigea sans hésiter vers le trône royal. Bèdali ne se méprit pas sur le rang du griffu visiteur. 193
« C'est avec joie que nous te recevons Toi qui des chats peux parler en leur nom. » — C'est bien, votre Majesté, vous progressez, souffla l’ancien ermite. « Qu'il est plaisant d'entendre De vous des mots si tendres Revenus des méandres D'un passé plein de cendres. Nous pensions que les humains avaient oublié Qu'en de si jolis termes nous étions liés. » — Par le Traître Bèpi, Seigneur du Mal ! La négociation va être difficile. — Ne vous inquiétez pas, Majesté. Il essaye seulement de vous impressionner. — Et bien, il a réussi ! Bon, reprenons. « Si vous êtes là, en vérité C'est que nous vous avons demandé Pour une affaire de nous aider Il faudrait nos ennemis espionner. » — Majesté, le rythme, le rythme ! Un pied de trop dans le dernier vers. — Shhhht ! Il va répondre ! « Pourquoi voudrions-nous vos ennemis vaincus ? La raison de la guerre ne m'a pas convaincu. » « Nos ennemis sans honte 194
Ici complotent contre Moi, votre protecteur En ce jour, tout à l'heure. Voyons les choses en face C'est ma vie qu'on menace. » Ce ne fut qu'après une longue joute verbale que le roi réussit à obtenir l'aide du Miki. Bèdali argua qu'il protégeait les chats, comme tous ceux de son clan et tous les habitants de Mnèda. Il était donc dans l'intérêt des félins qu'un Adèba soit assis sur le trône du Nimèn et commande à tous les clans. Enfin convaincu, Nûrong quitta le palais royal par la fenêtre des cuisines, non sans avoir dérobé au passage un poisson fraîchement pêché dans la rivière Abamda et destiné au royal déjeuner. Quelques jours plus tard, dans la taverne du Matou Qui Ronronne, un établissement mal famé du quartier des quais, se tenait une étrange et secrète réunion. La salle principale était encombrée par la clientèle habituelle, avinée et bruyante. Personne n’avait levé le nez de son verre lorsque cinq hommes robustes, vêtus de cuir et armés, étaient entrés sans une parole. Le patron leur avait seulement indiqué d’un geste la porte basse qui donnait sur le salon privé. Ce n’était pas la première fois que des individus louches se rencontraient ici et la plupart des clients se doutaient bien que le propriétaire trempait dans des affaires peu recommandables. Mais, tant qu’il continuait à servir un vin ni trop cher ni trop aigre, tout le monde s’en moquait. Le petit moustachu qui entra à son tour se fit plus remarquer. Il portait des vêtements un peu trop propres et bien coupés pour le quartier et son accent, lorsqu’il se renseigna auprès du patron, le désigna clairement comme un 195
étranger à la région. Un gars du nord, sans doute, du Monèn ou de plus loin. Le propriétaire lui désigna la porte du fond. Quand il eut disparu, les clients replongèrent leur nez dans leurs verres, l’oubliant immédiatement. Dans le salon secret, les cinq mercenaires discutaient maintenant à voix basse autour d'une table avec le petit moustachu. — Quelles sont nos garanties ? demanda l'un des spadassins. — Dix gouronnes chagun avant la besogne et autant après. C'est un bon gontrat, répondit le nabot. — Seulement ! C'est pourtant un travail difficile. « Qui vous savez » est bien protégé. — Je grois gue c'est votre métier, non ? — Oui, répondit le plus grand, mais tout de même. Assassiner le Roi, c'est une sacrée besogne ! — Ssssscccccchhht ! Imbécile ! — Bah ! Qui peut nous entendre ici ? La porte est épaisse et le patron est un ami. Vous n'avez pas peur de ce chat tout de même, protesta l’autre, désignant la jolie chatte noire roulée en boule près de la cheminée allumée. — Je ne saurais assez vous gonseiller la prudence. Cela fait partie du gontrat. Si vous vous faites prendre, les Bètim nieront vous gonnaître et ne vous aideront pas. Gant à ces bêtes là, je ne les apprécie pas beaucoup. Elles sont retorses et gruelles. — Mais non, répliqua l'autre en grattant le cou de la bête qui ronronnait. Les chats sont les plus mignons des animaux. A Mnèda, on les aime beaucoup. Ils nous protègent des nuisibles et des esprits malfaisants. — Bon, assez disguté, je dois guitter cette ville le plus rapidement possible. Vous savez ce gue vous avez à faire. Bonne chance ! 196
Quelques battements de cœur après le départ des conjurés, la chatte noire bondit sur ses pattes et fila entre les jambes du tavernier pour se glisser dans la rue. Malgré la pénombre vespérale, elle trouva sans hésiter son chemin jusqu'à une cabane crasseuse des faubourgs. Une vieille femme se tenait assise à même le sol devant la masure, tressant un panier d’osier entre ses doigts usés. Remarquant la chatte, elle se retourna et appela : — Nûrong, vieux brigand ! Une demoiselle toute noire d'ébène vient te voir ! Averti par son ouïe si sensible, le chat gris tigré était déjà sur le pas de la porte. Il vint quémander une caresse auprès de la vieille puis partit à toutes pattes en suivant la chatte noire. Une fois de plus, la haute tour du château des Tempêtes abritait une réunion entre les deux personnages les plus importants du royaume. — Mon idée d’utiliser les chats était excellente, disait Bèdari, pour une fois de bonne humeur. Qui peut encore douter de mes capacités à gouverner ? —Pas moi, cher frère, pas moi ! Grâce à ton génie, nous avons recruté d’excellents auxiliaires. Ils sont parvenus à infiltrer le complot que je soupçonnais depuis plusieurs jours, bien plus efficacement que mes meilleurs agents. Nous avons ainsi pu mettre en prison cinq ruffians prêts à tous les crimes et un espion du maudit clan Bètim. — Les Bètim auront sans doute compris qu’ils devraient plutôt s’occuper de cultiver leurs vignes et de remplir nos caves avec leurs excellents vins. Cependant, il reste les Dawni. Il parait qu’ils s’agitent beaucoup en ce moment.
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— On le dit. Ils se seraient choisi un nouveau chef, bien que Ladad VI soit toujours vivant, au fond d’un de nos cachots. — Eh bien, arrêtons le à son tour ! — Excellente idée ! Sauf que nous ne savons pas qui c’est. — Donnons l’ordre au Miki de s’en occuper. — Oui, sauf que seuls les chats de Mnèda le suivent, pas ceux du pays Dawni. — Qu’il se débrouille ! Je suis le roi et tout le monde doit m’obéir, les chats comme les hommes. Une tache noire troublait l’étendue immaculée de neige qui descendait de la crête des montagnes. Un observateur aurait pu penser qu’il s’agissait d’un rocher car elle en avait l’immobilité apparente. Cependant, en y regardant de plus près, il aurait constaté qu’elle se déplaçait avec une extrême lenteur. Patte après patte, l’animal, car c’en était un, progressait vers le nord et vers la plaine. Il marchait depuis si longtemps qu’il avait perdu le compte des jours. Ses forces étaient presque épuisées et, plusieurs fois, il avait résisté à la tentation de se coucher simplement sur le côté pour se laisser mourir. Mais le but était maintenant trop proche pour renoncer. Le trajet aller avait déjà été éprouvant. Il n’est pas dans la nature des chats de voyager sur de si longues distances. Découvrir le repaire secret du nouveau chef du clan Dawni dans une ville qu’il ne connaissait pas n’avait pas été une mince affaire. Il avait reçu un mauvais coup de bâton de la part d’un domestique trop zélé. Sur le chemin du retour, il avait échappé de justesse aux crocs des prédateurs, avant que la neige ne se mette à tomber.
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L’altitude diminuant, le chat retrouva enfin un sol débarrassé de sa couche blanche et glacée. Malheureusement, les petits cailloux aux angles tranchants qui parsemaient le chemin blessaient ses coussinets usés par un si long voyage. Enfin, un matin ensoleillé, les toits de tuiles de Mnèda apparurent au loin. Heureusement, son but se situait dans les faubourgs, de ce côté-ci de la ville. Quand il vit arriver ce chat, autrefois noir, maintenant pelé et sale, Nûrong le reconnut tout de suite et courut vers lui aussi vite qu’il le pouvait. Comme une mère avec son petit, il le lécha, autant pour le nettoyer que pour le réconforter. Il était impatient d’entendre son message mais conscient aussi de l’extrême épuisement de son envoyé. Cette fois, le prix à payer pour aider les humains avait failli être bien trop élevé. Le surlendemain, la grande salle du château des Tempêtes avait à nouveau revêtu sa tenue d'apparat. Le Roi, portant la somptueuse robe pourpre des grands jours, trônait majestueusement au milieu des inévitables courtisans. Debout près du siège royal, dans une austère tenue grise jurant avec les couleurs flamboyantes des robes de cour, se tenait Agali, frère et âme damnée du souverain. — Par Timbè, Seigneur des Tempêtes, ce matou ne sera donc jamais à l'heure ! L'exactitude n'est-elle pas la politesse des rois ? — Si fait, ta Majesté, mais le Miki n'est pas roi, il est Miki. — Ta logique est toujours aussi irréfutable, cher frère. Cependant, il aurait pu faire un effort, c'est pour le remercier que nous le recevons.
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— C’est vrai, nous ne pouvons que nous louer de ses services. Cependant, rien n’est encore gagné. Les Bètim et les Dawni ne renonceront pas pour autant. — Les chefs de clans nous sont hostiles, ce n'est pas nouveau. Ils resteront toujours jaloux de ma grandeur et de ma réussite. Mais qu'en est-il des gens du commun ? Que pensent de nous les paysans et les humbles des villes ? — Je ne peux malheureusement pas tout savoir. Il est certain que les gens des campagnes ne payent pas tous l'impôt et que les criminels sont nombreux dans les cités, même à Mnèda. Pourtant, nous ne pouvons pas surveiller tout le monde. — Nous avons donc plus que jamais besoin de ce chat tigré et de ses congénères. C'est ce moment que choisit Nûrong pour se présenter, se faufilant prestement entre les jambes des soldats qui gardaient la porte d'honneur du château. Aux reproches royaux quant à son retard, il répondit: « J'aurais pu arriver de façon plus leste Si je n'avais eu à terminer ma sieste. » Bèdali manqua de s'étouffer d'indignation. Il parvint cependant à se maîtriser, sachant combien l’animal pouvait se montrer susceptible. Il se lança alors dans la tirade qu’il avait soigneusement préparée et répétée. « Bravo et merci pour ta collaboration ! Mais nous aimerions prolonger ces relations Car de nos peuples les ennemis Ne sont pas, oh combien, endormis ! Du plus humble au plus riche, tous sont comploteurs. Mais d'eux vous saurez tout, fidèles serviteurs. » 200
Le Roi s'interrompit pour reprendre son souffle et s'essuyer le front. Nûrong s’empara de la parole sans attendre. « Serviteurs ! Que ce mot me blesse ! Voulez-vous nous tenir en laisse ? Pour les pauvres saigner De leurs derniers deniers ! Recevez mon refus. » Sur ces mots, il s'en fut. Bèdali, furieux, ordonna au matou de rester. L’animal ne lui obéissant pas, il tenta de le retenir de force mais celui-ci, crachant de colère, fouetta l’air de ses griffes. Le dos de la main royale s’ornait maintenant de quatre traits parallèles, rouges et gouttant de sang. Nûrong avait déjà disparu, par une porte ou une fenêtre, nul ne le savait. — Ah, la sale bête ! Ce comportement est inadmissible ! Et me voilà vilainement meurtri, à présent. — Tu t’en remettras, mon frère. Je crois que ce n’est pas ainsi qu’il faut traiter avec lui. Mais ce n'est pas forcément grave. Le chat n'est pas rancunier et il aura vite oublié. Cependant, nous savons maintenant qu'il ne faut pas le prendre à rebrousse-poil. Il ne nous aidera que s’il en a envie. — Ces félins sont, à l’instar de Timbè, le Seigneur des Tempêtes, versatiles et capricieux. Comment traiter avec des alliés si peu fiables ? — Notre dynastie périra le jour où les chats négligeront d’interrompre leur sieste pour nous aider.
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J’y crois pas ! Michèle DESMET
— Mon Dieu ! Il est mort ! crie une voix hystérique. Puis j’entends comme des chocs sourds : « Bom, bom, bom ! » — Il est mort ! Hiiiiii ! Monsieur ! Le pauv’Monsieur ! Bom, bom bom ! Je voudrais bien savoir ce qu’il se passe. Cette voix, je la reconnais, bien sûr, c’est celle de Nénette, notre femme de ménage. Mais ces bruits bizarres, bom, bom, bom ! C’est quoi ? Si j’en avais la force, j’ouvrirais bien les yeux, pour me rendre compte, mais je suis vraiment trop fatigué. Lessivé. Littéralement claqué ! — Aaaaaah ! L’est claqué, le pauv’Monsieur ! Hiiiii ! Bom-bom-bom… Mais c’est quoi, cette histoire ? Je sens bien que je suis couché sur le canapé du salon. Fameusement inconfortable, d’ailleurs, ce canapé Louis XV ! Trop court pour moi. Ma nuque repose sur un des accoudoirs en bois à peine couverts d’un tissu râpeux, mes chevilles sur l’autre. Je suis étendu, raide comme une planche, semble-t-il. — Allons, Nénette, calmez-vous ! Un peu de tenue ! Ah, enfin un autre son de cloche ! La voix haut perchée et pleine d’assurance de ma douce épouse, Germaine.
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— Nénette, reprenez-vous et arrêtez de vous frapper la tête contre le mur, vous allez abîmer la tapisserie ! Mais c’est vrai, ça, elle va abîmer le papier peint, l’idiote ! Je comprends à présent l’origine de ces coups sourds. Vous imaginez, s’il y a des taches de sang sur le mur, je vais devoir payer des dommages et intérêts, moi ! Une maison que j’ai louée pour un mois, si c’est pas malheureux ! C’est pas possible une poisse pareille, j’y crois pas ! Avec tout ça, est-ce que je suis mort ou pas ? Ce serait vraiment le comble, avec tout ce qu’il me reste à faire ! J’entends Germaine s’approcher de moi, elle se penche, me soulève une paupière. Ah, merci, chérie, au moins j’y vois quelque chose. Manque de bol, elle la referme aussi sec. Me voilà replongé dans le noir. — Allez, Nénette, vous voyez bien qu’il n’est pas mort ! Ces mots résonnent à mes oreilles comme la plus douce des musiques ! Je savais bien qu’il n’y avait rien de grave ! Mourir, moi ? Ah ah ah ! Un bruit de pas précautionneux, un reniflement mouillé. — Vous croyez, madame ? Mais l’est tout bleu ! Même violet ! — Regardez bien, voyons : il bave ! Moi, je bave ? Moi toujours si beau, si fringant, tiré à quatre épingles ? Mais c’est ridicule, voyons ! — Allons, arrêtez de pleurer et laissons-le se reposer. Je crois que ce cher Victor a abusé de l’anisette après le déjeuner. Les voix s’éloignent, la porte du salon se referme. 204
Enfin seul ! Je commence à me détendre. Germaine doit avoir raison, je dois être fin saoul… Saoul au point de ne plus pouvoir bouger ni ouvrir les yeux. Après un bon petit somme, je serai comme un saoul… Heu ! Comme un sou neuf ! C’est alors que j’entends comme un bruit ténu…Pouf ! sur le sol. Puis, le canapé se creuse, légèrement, tout près de moi. Puis, un poids sur mon estomac… Ne me dites quand même pas que c’est… Puis un effleurement humide sur mon nez… Une haleine de fauve, atroce ! Viande crue à demi digérée, arrière fumet de poisson plus très frais… Argh ! C’est lui ! J’y crois pas, non, j’y crois pas ! Si je n’ai pas pensé ces mots mille fois depuis mon mariage avec Germaine, alors je ne les ai pas pensés une seule fois ! Dès le départ, je me suis retrouvé dans une de ces panades… psychédéliques ! Pourtant, rien ne m’avait préparé à cela, vous allez voir ! Je suis un brave gars, la petite quarantaine, encore bien de sa personne… Si, si, croyez-moi. Quand je me regarde dans la glace, je suis assez satisfait. Bon, d’accord, je ne suis pas Arnold Machinchouette, mais je lui ressemble quand même un peu. Je ne suis pas aussi grand, ça non… Un mètre cinquante-sept, ce n’est pas mal quand même, hein ? Mes muscles sont moins apparents, mais bien présents pourtant. Juste un peu noyés dans une bouée de chair rose, mais c’est mignon. Ces beaux muscles enrobés dans une tranchette de lard, ça a quelque chose qui attendrit les dames… Si, si Bon, les cheveux, c’est pas tout à fait Arnold non plus. Il m’en reste quatre ou cinq, mais je rattrape le coup en les 205
laissant pousser très longs, puis en plaquant sur le sommet de mon crâne les mèches ainsi obtenues… On n’y voit que du feu ! Alors, vous comprenez pourquoi Germaine a été éblouie, dès notre première rencontre ! Moi aussi, d’ailleurs… Ah ! Germaine ! Les diamants qu’elle portait aux doigts, flamboyant de tous leurs feux, ont provoqué le fameux coup de foudre dont on parle tant dans les romans ! Je la revois, ce jour-là… J’étais un peu paumé. Ca m’arrive parfois, de traverser une mauvaise passe, mais tout s’arrange toujours. Disons que cette fois-là, la dèche s’annonçait durable et sérieuse. Je venais de faire mes comptes et j’avais de légitimes raisons de me sentir légèrement inquiet. Le petit héritage que m’avaient laissé mes pauvres chers parents fondait à vue d’oeil, pourtant je n’avais fait aucune dépense excessive… Juste une petite voiture sport, quelques costumes Armani et une douzaine de noeuds papillons en soie, une misère. Bien sûr, j’aurais pu retrousser mes manches et chercher un emploi, mais la simple perspective de devoir chaque jour me lever à sept heures pour me retrouver derrière un bureau ou un guichet me rendait malade. Je suis un grand sensible, j’ai des palpitations quand me viennent des pensées déplaisantes et quoi de plus déplaisant que le travail ? Pour me consoler, je décidai d’aller faire raccourcir ma mèche crânienne qui débordait quelque peu sur mon épaule droite. Rien de tel qu’un salon de coiffure pour se changer les idées, j’aime son atmosphère feutrée et les parfums entremêlés des shampoings et des lotions. Je venais tout juste de m’installer dans un fauteuil confortable pour attendre mon tour, lorsque mon attention 206
fut attirée par une voix criarde et discordante. La propriétaire de cette voix si peu engageante était en train de faire sécher, sous un casque, une tête hérissée de bigoudis et elle s’adressait à une autre femme qui, elle, confiait ses mains à une manucure binoclarde. Entre parenthèses, je n’ai jamais compris pourquoi une femme assise sous un casque de coiffeur éprouve automatiquement le besoin de hausser la voix. Ce n’est pas parce qu elle est assourdie par le bruit du séchoir qu’il en est de même pour les autres personnes présentes dans le salon, n’est-ce pas ? Toujours est-il qu’il était impossible de ne pas entendre ce qu’elle disait. — Ma chère, je suis retournée hier chez cette extraordinaire voyante, Madame Germinia… Elle m’a fait des prédictions absolument fantastiques, il paraît que je vais faire un voyage inattendu ! Comme c’est excitant, vous ne trouvez pas ? Il faut absolument que vous alliez la voir, vous serez convaincue, vous aussi ! Au fait, savez-vous que cette malheureuse femme est veuve ? Enfin, quand je dis « malheureuse », c’est une façon de parler, car financièrement, elle n’est pas à plaindre, loin de là ! Je crois même qu’elle est riche, vous verriez les bijoux qu’elle porte, ma chère ! Tilt ! Les mots « financièrement », « riche », « bijoux » ont toujours eu pour moi une résonance particulière. Quand mon tour arriva de me faire coiffer, je savais, grâce à cette excellente et bavarde personne, quelle était l’adresse du cabinet de consultation de Madame Germinia. J’eus également la confirmation immédiate de ses talents de diseuse de bonne aventure : en quittant le salon de coiffure, la cliente glissa sur le trottoir et se fractura les deux 207
jambes. C’est en ambulance que se déroula son voyage inattendu… Bien sûr, si je vous dis ça, c’est sur le ton de la plaisanterie : il s’agissait évidemment d’un hasard, parce que moi, la voyance, j’y crois pas ! L’antre de Madame Germinia était un modèle du genre : soieries aux murs, lumière tamisée, boule de cristal posée sur un guéridon, jeux de tarots… Tout le bataclan ! La dame elle-même, lourdement maquillée, coiffée d’un turban violet et vêtue d’une robe d’un rouge éclatant, ressemblait à une idole païenne, imposante et impressionnante. D’une voix profonde teintée d’accent slave, elle m’invita à m’asseoir en face d’elle et à lui présenter mes mains dont elle scruta la paume avec attention. — Hélas, s’écria-t-elle sur un ton dramatique, vous avez subi récemment une lourde perte ! — En effet, mes chers parents… soufflai-je, la voix brisée. Je n’étais pas aussi impressionné qu’on pourrait le croire. En effet, j’avais revêtu le plus foncé de mes costumes Armani et j’avais troqué mes noeuds papillons contre une cravate noire. En outre, je portais ostensiblement un air d’affliction répandu sur toute ma personne. Cette stratégie avait pour but, bien entendu, de fournir à Madame Germinia quelques informations dont elle pourrait faire son miel. Je tenais à la mettre dans de bonnes dispositions, cette agréable personne. Elle hocha la tête avec sympathie. Ses boucles d’oreilles, des créoles en or et rubis, tintèrent harmonieusement.
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— Les êtres que nous avons chéris ne meurent jamais, déclara-t-elle. Vos chers parents veillent sur vous et sur vos frères et soeurs. — Je n’ai pas de famille et suis seul au monde, murmurai-je en tirant de ma poche en mouchoir en soie. — C’est juste, vous êtes fils unique, dit-elle avec autorité. Je l’ai vu dans votre main. Si je parlais de frères et soeurs, c’est au niveau astral, non au niveau terrestre, vous m’avez certainement comprise, cher Monsieur. — Bien sûr, cela va de soi, dis-je, dégoulinant d’hypocrisie. A présent, elle maniait un jeu de cartes. C’est alors que les diamants qu’elle portait à chaque doigt attirèrent mon attention. Faisant mine de regarder les cartes, je me penchai pour mieux voir : ils étaient vrais, à n’en pas douter. Une véritable fortune. Je pouvais poursuivre mon plan. Négligemment, je posai ma main droite sur la table, mettant ainsi en évidence la chevalière blasonnée qui ornait mon auriculaire. Cette chevalière, trouvée dans une brocante, convenait particulièrement à mon genre de beauté. — L’avenir me semble bien sombre et vide, soupirai-je. Je me sens désespéré et solitaire, errant de salle en salle dans le vaste manoir familial… — Je comprends, répondit-elle avec chaleur. Mais je peux vous prédire des lendemains qui chanteront. Vous allez… Vous avez fait une rencontre qui révolutionnera votre existence ! Elle me sourit en m’enveloppant d’un regard brûlant auquel je tentai de répondre de la manière la plus persuasive possible.
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— Madame Germinia… Puis-je vous prier à dîner, ce soir ? Non pas dans mon modeste château, mais dans un restaurant réputé… — C’est contraire à la déontologie de ma profession, roucoula-t-elle avec sentiment, mais pour vous, je ferai une exception… Il me semble que je vous connais depuis si longtemps ! — Sans doute notre rencontre était-elle décidée dès le début des temps, renchéris-je. — En douteriez-vous ? chuchota-t-elle. Cet intéressant dialogue fut soudain interrompu par un feulement. Un matou noir comme la nuit sortit d’un angle de la pièce et se dirigea vers moi. Ses yeux lançaient des éclairs jaunâtres, son poil hérissé se gonflait tout au long de sa colonne vertébrale. L’espace d’un moment, je perdis contenance. — Albert, mon amour ! s’écria Madame Germinia. Elle se leva et saisit le matou fulminant qu’elle serra contre son coeur, malgré ses protestations. — Gentil minet, gentil minet, ronronna-t-elle. Ce monsieur est un ami, mon petit Albert sera bien mignon avec lui, n’est-ce pas ? Le gentil minet me décocha un regard assassin. L’espace d’un moment, je songeai à prendre mes jambes à mon cou, mais l’éclat des diamants de Madame Germinia m’en dissuada. Je restai donc où j’étais, souriant d’un air un peu confus. — Quel joli chat ! mentis-je. En fait, la bestiole semblait sortie tout droit de l’enfer. Heureusement, l’enfer, j’y crois pas !
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— Je crains qu’il ne m’apprécie guère, continuai-je sur un ton d’excuse. — Il est tout simplement jaloux, répondit Madame Germinia avec un petit rire de gorge. Elle fit de son mieux pour rougir et baissa chastement les yeux. Le chat gronda. — Alors, à ce soir, n’est-ce pas ? minauda-t-elle. — Je viendrai vous chercher ici à dix-neuf heures, flûtaije. Mes affaires me semblaient en bonne voie. Cette bonne femme était évidemment complètement fêlée, mais quelle importance ? Bien sûr, il fallait que je réfléchisse au moyen de me débarrasser de cet horrible animal. Je n’aime pas les chats, ils sont snobs. Ils me dévisagent toujours comme si j’étais de la crotte, ça me vexe. Madame Germinia et moi nous unîmes pour le meilleur et pour le pire trois semaines plus tard. A l’occasion de cette cérémonie, j’appris que ma Dulcinée se nommait en réalité Germaine et qu’elle était née à Bruxelles un nombre estimable d’années plus tôt. Combien d’années ? Mystère. Ayant jeté un coup d'oeil furtif sur sa carte d'identité, je constatai qu’un pâté d’encre dissimulait opportunément la décennie concernée. Sitôt le « oui » prononcé d’une voix triomphante, Germaine ne prit plus la peine de teinter ses paroles de l’accent slave réservé à ses activités professionnelles. Pour ma part, j’arborais toujours ostensiblement la chevalière blasonnée et c’est avec beaucoup de noblesse et de distinction que je conduisis, dans ma jolie petite voiture, ma fraîche épouse vers le manoir de mes ancêtres… Ce manoir 211
que j’avais loué pour un mois, avec les ultimes reliefs de mon héritage. Maintenant, il allait falloir jouer serré. Dans sa corbeille de mariage, Germaine avait apporté Nénette, sa dévouée femme de ménage, et l’inévitable Albert. — Bien sûr, vous aurez de l’aide pour le nettoyage et la cuisine, dis-je à Nénette sur un ton patelin, mais je vous demanderai quelques jours de patience, le temps de mettre les choses au point. — Pas de problème, monsieur ! approuva la brave femme, tout attendrie par la courtoisie que je prenais soin d’afficher à son égard. L’ignoble Albert, lui, se contenta de se glisser, avec une souplesse reptilienne, hors de son panier de transport. D’un museau méfiant, il flaira les meubles et les tapis, en me jetant de temps à autre un coup d’oeil torve. Folle de joie, Germaine battait des mains. — Oh, Mamour, comme c’est beau chez toi ! s’écria-telle. — Mamourette, c’est chez toi maintenant ! déclarai-je avec ferveur. Nous nous embrassâmes. En vérité, j’étais heureux de lui faire ce petit plaisir, sachant que son bonheur serait de courte durée. Je le déplorais presque, mais que voulez-vous ? Nécessité fait loi, comme on dit. Je n’allais pas laisser d’absurdes scrupules contrecarrer mes desseins. Bien sûr, comme je suis un brave homme, je trouvais dommage de me trouver dans l’obligation de trucider cette charmante personne avant la fin de notre premier mois de mariage… mais on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Et il faut dire que, ce jour-là, Germaine portait aux 212
doigts des rubis gros comme des oeufs de caille, justement. Je me demande combien ça peut valoir, des oeufs pareils… Ils feraient bien dans mon petit panier de la ménagère. Je tirerai un voile pudique sur ce que fut notre nuit de noces. Disons que j’étais assez satisfait de mes prestations, étant donné les circonstances et les surprises qui me furent réservées. Le lendemain matin, je me réveillai tôt. Germaine dormait encore et ses ronflements sonores emplissaient la chambre. Elle gisait la bouche légèrement entrouverte malgré sa mentonnière de toile renforcée. D’un regard désabusé, je contemplai ses belles dents blanches, soigneusement déposées dans un verre d’eau, sur sa table de chevet ; ses doux cheveux blonds sur la coiffeuse ; son corset ingénieusement rembourré à certains endroits, amincissant à d’autres… Je soupirai. Puis mes yeux se posèrent sur la masse scintillante de colliers, bagues et boucles d’oreilles qu’elle avait déposée sur une table basse au moment de se coucher et mon moral remonta en flèche. Il ne fallait pas lui dénier d’évidentes qualités, à cette femme ! Voyons, comment allais-je faire pour faciliter son départ pour un monde meilleur, sans souffrances inutiles, sans stress ? Je suis tellement sensible, je ne supporte pas la violence. Nénette nous servit un excellent petit déjeuner. Germaine papotait et riait, je réfléchissais… L’immonde Albert, plus diabolique que jamais, prenait son repas dans son écuelle personnelle posée sur un petit napperon brodé à son nom, sur le sol de la salle à manger.
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Quand il eut terminé, il s’étira longuement, puis, d’un pas nonchalant, se dirigea vers nous. Je ne lui prêtai aucune attention : je venais de me décider pour le poison. Une façon de mourir aussi peu traumatisante que possible, tant pour l’empoisonnée que pour l’empoisonneur. C’est juste à cet instant que des griffes puissantes me déchirèrent le mollet ! .Je hurlai en faisant un bond sur ma chaise. Germaine, terrorisée, renversa sa tasse de café tandis qu’un éclair noir filait par la porte ouverte. — Albert ! cria Germaine. Elle se précipita à la suite de son matou tandis que je défaillais en voyant le sang rougir la jambe de mon beau pantalon Armani. Plus tard, j’émergeai de mon évanouissement, couché sur le canapé. Germaine nettoyait ma plaie avec un liquide effroyablement piquant, tandis que le satanique Albert, perché au sommet d’une armoire, me dévisageait avec une évidente satisfaction. — Le pauvre chéri ! racontait Germaine. Il était pris de panique, il filait à travers le parc ! Je suis arrivée juste à temps pour l’empêcher d’être écrasé par une voiture ! Ce pauvre trésor était tout ébouriffé ! Discrètement, je grinçai des dents. Dommage qu’elle eût couru si vite. — Je sais bien qu’il t’a griffé, le pauvre amour, mais il ne faut pas lui en vouloir : il est jaloux, je te l’ai déjà dit. Tu comprends, Albert est la réincarnation d’un homme qui m’a aimée très profondément : mon premier époux, ce cher bienaimé George. Alors, évidemment, il n’accepte pas mon remariage… Une réincarnation, maintenant ! J’y crois pas, qu’elle essaie de me faire avaler des trucs pareils !
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— Depuis combien de temps est décédé le cher bien-aimé George ? demandai-je plus tard à la brave Nénette. Non pas que cela eût une particulière importance, mais il m’arrive d’être curieux. Elle calcula sur ses doigts. — Monsieur George ? Oh, cela fera quinze ans à Pâques ! — Si longtemps ? Je croyais que votre maîtresse était veuve depuis peu. — C’est vrai, Monsieur, mais vous me parlez de son premier mari, alors… — Ah ? Parce qu’il y en a eu un autre ? A part moi, bien sûr… — Trois, mon brave Monsieur ! Allez, je vois que ça vous fait un choc, mais faut pas être jaloux, c’est du passé… et c’était du beau monde, vous savez ! Monsieur George, il est mort en laissant à Madame dix millions en actions. Cher George ! Une larme de reconnaissance me mouilla l’œil. — Ah, c’était un monsieur bien comme il faut, monsieur George ! Même pour mourir, il n’a voulu déranger personne ! Un dimanche de Pâques, il a pris son whisky du soir et paf ! Il s’est écroulé, mort avant de toucher le tapis ! Il n’a rien sali. Rupture d’anévrisme, a dit le docteur. Je compatis. Pauvre cher George ! — Le second, c’était monsieur Piotr, un étranger. Son nom, c’était Piotr Kiroull Namass Pamouss. Il était si gentil, Madame a été très heureuse, tout le temps qu’elle s’est appelée madame Kiroull… Mais ça n’a pas duré très longtemps. Elle renifla, s’essuya discrètement les yeux avec le coin de son tablier. Une âme sensible, cette Nénette ! Comme moi. 215
— Monsieur Piotr, il a donné à Madame tous ses beaux bijoux, tous ces colliers en diamants, en émeraudes, en rubis… Tous des bijoux de famille. Brave Piotr ! — Le pauvre monsieur, il est mort brusquement aussi. C’était le jour de Noël, il avait pris son petit whisky matinal et brusquement il est devenu tout vert et il a fait « Rrrrââââh », en se tenant le cou, tenez, comme ça, et il est tombé. Une crise cardiaque soudaine. Glups ! Elle imitait bien l’agonie, Nénette ! — Et le troisième, juste avant vous, Monsieur, c’était un comte ou un cheik, quelque chose comme ça, je connais pas bien la différence. Il venait d’offrir à Madame, en cadeau de Nouvel An, un bon d’achat à vie chez Dior ! Il a avalé de travers son whisky de midi et s’est étouffé… Ce pauvre monsieur le comte-cheik ! Je me sentis pâlir. Une malédiction planerait-elle sur les époux de l’infortunée Germaine ? Mais non, quelle bêtise ! J’y crois pas, à ces choses-là ! Je vais quand même faire attention : aux fêtes carillonnées, je ne boirai pas de whisky à l’apéritif, je me contenterai d’un petit porto ou d’une anisette. Tout de même, quand je réfléchis à tout ça, je me dis que je ne risque rien, vu que je n’ai pas un sou vaillant. Germaine ne peut rien hériter de moi, au contraire, c’est moi qui hériterai de Germaine… quand cet ignoble matou aura passé l’arme à gauche. Parce que… Le comble !
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Le soir même, nous étions au lit et nous devisions agréablement. Après quelques roucoulades sentimentales, Germaine aborda enfin un sujet intéressant. — Mamour, il faut que je te dise : si je venais à mourir… — Dis pas ça, Mamourette ! Je ne te survivrais pas ! — Je sais, Mamour, la question n’est pas là… Moi non plus, je ne te survivrais pas ! Je me percerais le coeur avec un poignard et je m’effondrerais sur ta tombe ! Mais avant, bien sûr, j’aurai vendu le manoir et, comme les autres fois, j’aurai versé cet argent sur le compte réservé à mon Albert. J’ai senti comme un glaçon qui me parcourait le dos. — Plaît-il ? — Comment, Mamour, je ne t’en ai pas encore parlé ? Il est vrai que cela a si peu d’importance pour toi, tu as une telle fortune personnelle… Je ne t’ai pas dit que tous mes avoirs appartiendront à Albert quand je ne serai plus là ? Bien sûr que non, elle ne l’avait pas dit ! — Mais… Mais… Mamourette, un chat ne peut pas hériter ! — Albert n’est pas un chat ordinaire, c’est une réincarnation ! J’ai tout prévu, les papiers sont signés chez le notaire. Mon petit chéri n’aura pas à se plaindre de ma mort, il sera choyé et nourri jusqu’à la fin de ses jours… Là, c’était un fameux coup dur ! Un affreux, épouvantable coup dur ! Complètement assommé, je me suis effondré sur mes oreillers. Et si l’ignoble bestiole partait avant sa maîtresse pour un monde meilleur ? Un chat mort n’hérite pas, ah, ah ! Ragaillardi par l’idée lumineuse qui me traversa l’esprit alors que je croquais mon premier toast du matin, je me mis à échafauder des plans plus ingénieux les uns que les autres. 217
La noyade ? Trop violent, l’animal risquait de me griffer en se débattant et Germaine, malgré sa candeur naturelle, aurait pu avoir la puce à l’oreille. Un coup de fusil anonyme ? Le quadrupède se baladant par les champs en pleine saison de chasse et… Non, trop difficile. Je risquais de me tirer une cartouche dans le pied. Du poison dans ses croquettes ? On en revenait toujours à ce bon vieux poison, la meilleure façon d’occire quelqu’un, à mon humble avis. Un seul problème : les chats ont un esprit de contradiction étonnant. Il suffirait que j’offre une friandise au minou, en gage de réconciliation, pour qu’il me la renvoie à la figure ! J’ai trouvé ! Même à présent, étendu comme une planche sur ce canapé inconfortable, avec mon ennemi goguenard qui me pèse sur l’estomac, j’exulte en pensant à ce qui l’attend. Rira bien qui rira le dernier, Albert ! Si tu savais ! Ce matin, je me suis levé dès potron-minet –ah, ah !- et j’ai soigneusement introduit de la mort-aux-rats dans une de tes capsules de vitamines… Ces vitamines qu’on te force à avaler chaque jour, au moyen d’une seringue glissée dans ta gueule. Ta maîtresse prend décidément grand soin de ta santé. Puis, histoire de ne pas perdre de temps, j’ai remplacé la capsule déjà introduite dans la seringue, par celle que je venais de trafiquer. Avant la fin du jour, tu seras ad patres. Imagine l’état dans lequel se retrouvera ta pauvre maîtresse, éplorée, anéantie, brisée ! Peut-être même se suicidera-t-elle pour te rejoindre dans l’Au-delà ? C’est une 218
idée à creuser, ça, je n’y avais pas encore pensé, c’est fou ce que je suis intelligent, vraiment ! Toujours est-il que lorsque le Seigneur, dans sa mansuétude, l’aura rappelée à Lui pour lui accorder les joies divines et éternelles, j’hériterai, moi, des oeufs de caille, des millions en actions… Pas du bon d’achat chez Dior, puisqu’il est « à vie », mais on ne peut pas tout avoir. Lentement, je parviens à ouvrir un œil, puis l’autre. Mon regard plonge dans un autre regard, minéral, glacé, méphistophélique… Méphistofélin. Rira bien qui rira le dernier, Albert, ah ah ! Pour illustrer mes propos, j’essaie d’émettre un ricanement. Peine perdue, je suis paralysé. Seuls vivent mes yeux dans un visage qui, déjà, ne m’appartient plus. Bizarre… Je dirais même inquiétant. Soudain, il me vient la pensée que cette anisette avait un goût un peu étrange, comme frelaté… Au fait, quel jour sommes-nous ? Je me sens tomber, tomber, tomber au fond d’un gouffre. Et je me retrouve aspiré, aspiré, aspiré… — Aaaaah ! Madame, venez voir ! Vite ! Bom, bom, bom ! — Y respire plus, le pauv' Monsieur ! L’est tout raide ! Moi, du dernier rayon de la bibliothèque où je me suis perché, je regarde la scène avec étonnement. Il y a là une espèce de mannequin bizarre, couché sur le canapé, et Nénette qui continue à se frapper la tête contre la cloison. Non mais, elle exagère ! Mon papier peint ! Germaine fait son entrée dans la pièce, se penche sur la forme inerte. — Le fait est… commence-t-elle. 219
— Hiiiiiii ! L’est macchabée, le pauv' Monsieur ! Claqué le jour de la Pentecôte, hiiiii ! — Allons, Nénette, un peu de calme ! Cessez de pleurer, c’est à chaque fois la même chose, ça devient lassant, à la fin ! Et faites comme d’habitude, allez téléphoner à un médecin, qu’il constate l’arrêt cardiaque et signe le permis d’inhumer ! — Voui, Madame… La brave femme s’en va, traînant les pieds. Germaine reste seule avec mon cadavre… et moi. Moi dans mon nouvel avatar… qui est loin de me plaire ! Honnêtement, ça commence à sentir le roussi, cette histoire, je me demande si je ne me suis pas fait avoir dans les grandes largeurs. Affolé, j’émets un son ressemblant étrangement à un long miaulement rauque et je saute sur le sol, bien déterminé à m’enfuir par la porte-fenêtre restée entrouverte. Trop tard ! Je me sens agrippé, soulevé, serré contre une poitrine généreuse. — Albert ! Mon minet ! Toi et moi sommes encore plus riches qu’avant, maintenant ! Fais une grosse lélèche à Maman ! Je gigote fiévreusement pour me dégager, mais rien à faire. Elle a la poigne solide, « Maman » ! Sans me lâcher, elle m’emporte jusqu’à la cuisine tout en me faisant des guili-guili. Je couine d’énervement. D’une main, elle me maintient contre elle en m’emprisonnant les pattes, de l’autre elle ouvre un tiroir pour y prendre un petit objet que j’identifie avec horreur.
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— Et avec tout ça, clame-t-elle, mon pauvre trésor n’a pas encore reçu ses vitamines, aujourd’hui ! Allez Albert, ouvre la gueule, mon joli…. Hop-là ! J’y crois pas ! Je vous le jure, j’y crois pas !
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Belair et la chanson triste Jacqk
Neuf vies disent-ils… Je compte sur mes griffes, j’en suis au moins à douze. Enfin, façon de parler, car pour vivre 12 fois il faudrait avoir subi onze morts… Moi si je suis toujours là, c’est justement parce que la mort, bien qu’elle m’ait souvent frôlé, j’ai su la rouler… et surtout l’amadouer. Vingt et une années de maraudes, d’équilibre sur les gouttières et de siestes au soleil. C’est un peu raccourci pour une vie bien remplie. J’suis l’acrobate Sur quatre pattes Ça, c’est ma devise. Il arrive parfois que des chatons du quartier viennent me faire la causette. Ils aiment bien que je leur raconte ma vie. Souvent ils réclament la même histoire, celle du crime de la mère Dufay. Ils se mettent en demi-cercle devant moi, leurs petites pattes croisées, les oreilles grandes ouvertes, et ils écoutent mon histoire la bouche béante… Au 26, à cette époque, il y avait un vieil immeuble délabré. Les maisons se serraient les unes aux autres, les gens se connaissaient et se saluaient. Le Vagabond était un café-restaurant qui donnait sur la rue et sur une arrière-cour. Moi j’aimais bien l’ambiance des lieux. Le cuistot était un pote, il me gardait des restes, le patron, superstitieux, me 223
respectait, et, sur le piano, Bob le pianiste me tolérait en me laissait boire dans son verre. Une vie de pa-chat en quelque sorte. J’avais d’autres copains dans le coin, mais question humains, je ne fréquentais qu’eux. Lupo, le cuistot était un peu italien. Beau gosse, il maniait les queues de casseroles comme un artiste de cirque. Il jonglait littéralement. Sa spécialité : les pâtes, mama Mia, quel délice. Il n’avait pas trente ans, mais tout le monde s’accordait à dire de lui qu’il avait de l’or dans les mains. Tom, le patron, était un ancien boxeur, champion d’Europe des mi-lourds. Du costaud avec sa carrure de déménageur, ses tatouages sur les avant-bras, son nez aplati et son crâne lustré comme un œuf d’autruche, il impressionnait grave. N’empêche, il avait un cœur gros comme ça et n’aurait pas fait de mal à une mouche. Encore moins à un chat. Quant à Bob (le pianiste), la cinquantaine passée, il avait connu le patron durant leur service militaire. Il avait eu son heure de gloire, il y a longtemps, en accompagnant un chanteur connu. Mais la bibine avait eu raison de son talent. Bob habitait une petite chambre au sixième, mais il n’y couchait guère, généralement saoul à la fermeture, vers deux plombes du matin, après une nuit à effleurer ses touches et à boire du whisky, il s’effondrait souvent entre le troisième et le quatrième. Là, après avoir rampé jusqu’à un paillasson, il cuvait paisiblement. Connaissant mon Bob, je n’oubliais pas, vers six heures, juste avant d’aller faire ma ronde, de monter le réveiller en lui léchant le nez avec ma langue râpeuse. Il ouvrait les yeux paresseusement, me remerciait d’une caresse et terminait son ascension pour gagner son lit.
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Malheureusement, mon emploi du temps m’obligeait parfois à répondre à des impératifs m’empêchant d’effectuer ma B.A. et dans ce cas, le premier locataire en partance pour son job, souvent Toussaint, un éboueur très matinal, prévenait le concierge. Bob en prenait alors pour son matricule… Albert Codun, le concierge, était un ancien de l’Algérie. Pensionné de guerre pour avoir été blessé dans une échauffourée (il avait reçu un méchant coup de couteau dans une fesse), il boitait légèrement en claquant du talon droit. C’était la terreur de la rue, pas un matou, pas un clébard, pas un pigeon du coin qui n’avait eu affaire à lui et à ses godillots. Le problème d’Albert venait de Jules, son ange gardien. Ancien alcoolique, il avait reçu pour purgation d’aider Albert à pencher du coté du bien. Mais Jules, je le croisais trop souvent à hanter le bar, se gavant des effluves de Martini ou d’alcool de prune. On ne se refait pas. Du coup, il laissait la place libre à Cobra, un incube chargé du côté obscur. Éternelle bataille, que nous les chats avons le lourd privilège de percevoir. Cobra, faut-il le rappeler, avait consacré sa vie au trafic de drogue, à la prostitution et au meurtre en tout genre. Pour lui les choses étaient claires. Il n’attendait de ce job qu’une promotion dans la hiérarchie démoniaque. J’aurais pu (et dû) m’en tenir à assister en spectateur à ces déchéances. Voir un ange se noyer dans les vapeurs d’un pianiste, et un concierge devenir un vrai salopard. J’aurais dû ! Mais y’ avait Sonia.
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Sonia, que dire ? Blonde, grande, fine, onctueuse, œil de velours, peau de satin, voix de sirène. Elle chantait et elle servait. Mais quand elle servait, elle enchantait et quand elle chantait, elle ensorcelait. Une bombe sexuelle, un tsunami de charme, un typhon de beauté… Un canon quoi ! Sonia avait un flirt. Pas grand-chose, juste une touche, et encore… À vingt ans on n’est jamais pressé de s’engager, et elle rêvait de devenir chanteuse, alors, les avances du cuistot, même si elle n’y était pas indifférente, elle les laissait mijoter, dans l’espoir de rencontrer un impresario, ou mieux, une vedette en vogue. Quand elle passait une main délicate sur mon pelage, ça dégageait tellement d’électricité que du bout de ma queue à la pointe de mes moustaches, un phénomène statique me faisait devenir lumineux. Jules, alors, me charriait, me traitant de « chat-rgeur à batterie ». Ouais, le jeu de mots n’est pas terrible, mais venant d’un poivrot… Et ça ne faisait rire que lui. Autant dire que tout le monde, du cuistot, au patron, en passant par le pianiste, les clients, l’ange et même le concierge, tout le monde en était dingue. Même Cobra d’ailleurs, toutefois lui, il n’avait qu’un regard professionnel… Mais si je commençais par le début. Je suis un peu brouillon parfois… Cette nuit là, donc, Bob jouait. Ses doigts magiques couraient sur les touches et nous offraient une ballade de sa composition. J’étais sur le piano, à ma place habituelle. Je 226
ronronnais en cadence. Les quelques clients, des habitués, discutaient tranquillement, bercés par la mélodie. Le patron essuyait des verres. Le cuistot, service terminé, installé au bar sur un tabouret, sirotait un Armagnac en fumant son Partagas. Jules, allongé sur le zinc, profitait de l’Armagnac. Ses ailes faisaient tournoyer la fumée. Sonia vaquait de table en table, offrant son sourire et son bonheur de vivre. Elle s’approchait lentement du podium, attentive aux accords que Bob plaquerait au moment propice. Elle allait délaisser son tablier, le temps de quelques chansonnettes. Les hanches ondulantes, elle se mettait en condition. Bob termina son morceau par le traditionnel pomtagadapompon et attaqua en ré majeur. Alors, la salle se tut. On aimait tous cette chanson triste. La magie commençait :
En bas sur la terrasse Alors que la nuit tombe Masqué par la pénombre J’entends des voix qui passent Dans le coin le plus sombre Manuel a pris sa place Sa guitare m’agace Une plainte profonde
Déjà envoûté, tout le monde retenait son souffle. Moimême, qui entendais cette chanson pour la centième fois,
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j’avais déjà les tripes nouées par l’interprétation. Quel talent cette Sonia… C’est alors que le concierge déboula dans le bar. Je ne sais pas si vous avez connu ça, vous les hommes, mais moi j’ai un sixième sens qui me prévient quand quelque chose cloche dans mon entourage. Il semblait marcher comme un automate, se dirigea vers le bar, sans un regard pour personne, et demanda un Cognac. Naturellement, Cobra était dans son ombre ! Le patron emplit un verre qu’il posa devant le concierge, au travers de Jules. Cobra semblait particulièrement heureux, pas son genre. Même Jules, un peu grisé, repéra ce sourire diabolique. Il se releva sur un coude, pris d’un doute. — Trop tard mon pote, lui murmura Cobra. Celui-là il est cuit, bon pour la grande chaudière. Mon poil se dressa, Jules ouvrit de grands yeux… — Tu ne l’as pas poussé à faire une connerie ? — À peine, il est doué ! Le concierge but son cognac, d’un trait, et il s’écroula comme une loque. Sonia poussa un cri, Bob s’arrêta de jouer… Le cuistot se pencha sur lui ; il respirait faiblement, les yeux grands ouverts, il murmura : — J’ai bousillé la mère Dufay. Le concierge, j’en ai un peu rien à foutre, il n’est que ce qu’il est : un grand imbécile un peu con et serré aux oreilles, mais quand j’ai vu la tronche de Jules, j’ai pigé que ça allait lui apporter de sacrés emmerdements. La mère Dufay, ce n’est pas qu’elle était mauvaise, mais c’est vrai, personne n’allait la regretter, pour cause: elle ne
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parlait à personne, qu’elle piquait dans les boîtes aux lettres et qu’elle crachait dans l’escalier… Ce que les voisins ne savaient pas, c’est que sur sa terrasse, elle avait toujours une gamelle pour les chats, des graines pour les oiseaux, et même du pain pour les rats… Toujours en douce. Ben oui, il y a plein de gens qui n’aiment pas les rats, ou les oiseaux, ou pire : les chats. Je me suis esquivé à l’anglaise, et j’ai foncé vers l’appartement en passant par la gouttière. Elle était allongée à plat ventre sur le tapis, un couteau planté dans le dos. Quand j’ai vu la flaque de sang, je ne suis dit que le tapis était nase… Et j’ai tout de suite compris que si elle respirait encore, c’était juste une question de minutes. Un nuage brillant descendait sur elle, crevant le plafond de la pièce. Des lueurs en forme de spectres s’en échappaient. « La famille débarque » me suis-je dit. « Ce n’est pas bon du tout ». Coup de bol, Picasso, le pigeon, pionçait justement dans les parages (on l’appelle Picasso vu que c’est toujours lui qui gagne les concours de la plus belle fiente sur les capots). Mon miaulement alarmiste l’a éveillé. — Hé vieux ! Prévient Razsmote qu’ici il y a du vilain, j’ai besoin d’aide ! Je me suis mis à l’œuvre. Avec mes capacités d’électricité statique, j’ai boosté le cœur de la vieille qui flanchait. Nous les chats on peut jouer les pacemakers… Et quand deux minutes plus tard Razsmote s’est pointé avec trois de ses cousins, l’affaire était presque gagnée. Les rats ont ça de pratique, pour vous recoudre les bobos ils sont inimitables. Là, évidemment, il n’était pas question de couture, mais de réanimation. — Il faut qu’elle tienne jusqu’à l’arrivée du SAMU ! 229
Respiration artificielle, massages, nettoyage, ils savent tout faire avec leurs petites mains. Là haut, sous le plafond, le tunnel ne s’est pas ouvert. Un archange a fait un tour, m’a dévisagé, puis a remballé les effets et les bonnes âmes. On a déguerpi à l’arrivée des secours. On avait fait notre boulot. Une petite voix m’a retenu : « Hep matou ! Reste une seconde ! » J’ai d’abord cru que c’était un petit bonhomme, genre lilliputien. Il était assis sur le bord du bahut, entre la poupée espagnole et l’assiette de Venise. On était pratiquement de la même taille. Il était habillé de gris clair, assorti à son teint également gris et, c’est là que j’ai compris que ce n’était pas un petit homme, il avait des ailes en plumes grises irisées. Je me suis approché, intrigué par l’étrange personnage. Il a ajouté : — Tu m’as l’air dégourdi. Tu ne serais pas pour quelque chose dans ce raté ? Moi je n’aime pas parler aux inconnus. À croire qu’il lisait dans mes pensées, puisqu’aussitôt il m’a dit : — Je suis Iovem, l’ange gris clair. J’arbitre les différends entre le bien et le mal. J’interviens quand il y a doute ou fraude… — Moi c’est Belair. Je n’ai rien vu et rien entendu. Je suis juste passé au bon moment pour empêcher la vieille de caner. — Ha c’est ça ! Bon, ben pour toi le travail commence ! J’ai d’autres chats à fouetter. Entre l’ombre et la lumière, je condamne par défaut. Si tu veux aider ton ami, tu devras lui faire remonter la pente. Salut
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Je me suis retrouvé seul. Sans avoir tout compris. Je suis redescendu au bar. Le concierge en sortait, mains menottées, les poulets le poussaient vers le panier à salade. Cobra ne le lâchait pas d’une semelle, alors que Jules, visiblement déprimé, rampait vers le flacon de cognac laissé ouvert sur le comptoir. Je me suis approché : — Tu connais un certain Iovem ? — Le patron ? Il est déjà là ? C’est que la vieille va mourir, je suis fichu. — Elle va vivre, j’ai fait ce qu’il faut. Mon vieux, il est temps de secouer tes plumes et de te ressaisir. Cobra a une sacrée influence sur le concierge, si tu ne fais rien, tu vas aller griller en enfer ! — J’aimerais bien faire quelque chose, seulement voilà, par quoi commencer ? — Par une explication ! Que s’est-il passé entre la vieille et le concierge ? Tu devrais l’accompagner. Les flics vont l’interroger, tu n’auras qu’à écouter. Plus tard, grâce à Racado, qui loge dans les caves du commissariat, j’ai su que la mère Dufay avait craché une fois de plus (une fois de trop) juste sur la marche d’escalier que le concierge était en train de balayer. Ce gros naze a pris un coup de sang, et, encouragé par Cobra, il a sorti son Opinel, a coursé la vieille, bousculé sa porte avant qu’elle ne la referme, l’a rattrapé dans le salon, et lui a planté la lame dans le dos. Si Jules avait été présent, rien ne serait arrivé. Des insultes, sans doute, mais pas le coup de couteau. Au bar, Sonia a remis son tablier, le cuistot est rentré chez lui et Bob a refermé le piano. L’ambiance était cassée.
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Une dizaine de jours plus tard, en début d’après-midi, une ambulance a déposé la mère Dufay devant la porte cochère. Un infirmier l’a aidé à descendre de voiture. Elle était un peu voûtée, un bras en écharpe. Sonia est sortie sur le trottoir pour prendre de ses nouvelles. C’est, je crois, la première fois qu’elles se parlaient. Le patron a abandonné sa partie de 4x21 qu’il faisait souvent avec des habitués. Il les a rejointes et leur a proposé un café. Ils se sont installés à une table, près du piano. Bob dormait encore. J’arrivais de la cour, après une sieste au soleil. Je venais voir ce que le cuistot m’avait mis de côté. En les voyant discuter, je me suis approché. La mère Dufay parlait de sa vie, de sa solitude, de ses déceptions… Ma Sonia avait un cœur grand comme son talent. Elle profita de son influence pour demander au cuistot de préparer les repas de la mère Defay, le temps qu’elle puisse réutiliser son bras. Ainsi, à partir de là, chaque jour, Sonia prit l’habitude de monter chez la vieille pour lui apporter un plateau de bonnes choses. Le cuistot y mettait tout son savoir-faire. Il ne fallut pas longtemps pour que les filles deviennent amies, confidentes, complices… Ainsi, Sonia apprit que la vieille s’en voulait d’avoir provoqué le concierge en lui crachant sur les pieds. — Il est tellement désagréable avec les pigeons ! — Il risque gros, avec ce qu’il vous a fait, il va sans doute faire de la prison. — Il ne l’a pas volé, jamais un mot aimable, toujours de mauvais poil. En quelques semaines, son état se trouva nettement amélioré. Elle prit l’habitude de descendre au bar en fin de 232
soirée pour écouter Sonia chanter. Je me souviens l’avoir vu se transformer tant l’émotion l’envahissait, surtout quand elle écoutait la chanson triste. Elle reprenait le refrain à voix basse :
Depuis la nuit des temps Dans les quartiers paumés Des mélodies nous font rêver Moi je les fuis, je fous le camp
Faut dire qu’à ce moment-là, on était tous bouleversés. Pas même une puce ne m’aurait fait bouger ! Après trois mois de préventive, le concierge est revenu, libéré en attendant le procès. Bien influencé par Jules, il avait fait son mea culpa en écrivant une lettre à la mère Dufay pour exprimer ses regrets. D’ailleurs, à peine de retour, il monta lui présenter ses excuses. Le travail de Jules commençait à porter ses fruits. Cobra, agacé, bougonnait en préparant ses armes pour contre-attaquer. C’est quelques jours plus tard que Cobra dévoila son plan. Albert, le concierge, se pointa au bar un peu énervé. Des crétins de pigeons avaient utilisé le couvercle de la poubelle comme cible… Sacré spectacle de fientes. Il commanda un cognac et s’installa à une table, dans un coin sombre. Jules, qui ne le lâchait pas d’un pouce, s’allongea sur le zinc, comme à son habitude. Cobra s’était assis sur la table, les genoux repliés sous le menton, l’air pensif.
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Bob avait la niaque. Il nous régalait en interprétant du Gershwin. Ça swinguait dans la boîte. Sonia allait de table en table en faisant voltiger sa jupette. Moi je ne me méfiais pas. Tout semblait tranquille. Ce soir-là, la mère Dufay n’est pas descendue. Sonia a chanté, passant du rire aux larmes et tirant des sanglots dans la poitrine de ses admirateurs. Même le concierge s’est décontracté. Moi j’avais un peu la tête qui tournait, car Bob avait sifflé huit doubles babys. Vers deux heures, le concierge est rentré chez lui. Bob a refermé le piano, et, en titubant, il a rejoint sa piaule. Sonia est montée sur la moto du cuistot qui l’a raccompagnée chez elle, quant au patron, il a rangé les chaises en chantonnant un couplet de la chanson triste « Et chante manuel, Dans la nuit étoilée, Tes notes ont dévoilé Ce qu’il me reste d’elle… Lalalal la lère » Mon intuition me disait qu’il retrouvait des choses vécues dans ces paroles. Sa voix était cassée, morne. Ensuite il a baissé le rideau, éteint la lumière et il est passé dans son petit deux-pièces qui donne sur la cour. Je me suis faufilé entre ses jambes pour ne pas me retrouver enfermé… Le quartier était encore endormi, les lueurs du petit matin montaient en dessinant des jeux de lumière sur les façades. Je dormais sur un rebord de fenêtre… Soudain la voix de Toussaint s’est mise à réveiller tout le monde. Il criait à tue-tête des trucs incompréhensibles. J’ai ouvert un œil, la bouche pâteuse J’ai entendu des bruits de verrous, des gens parlaient forts… J’ai été voir ce qui se passait.
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La mère Dufay était dans une drôle de posture. Sa tête sur un paillasson faisait un étrange angle par rapport à son corps. Une de ses jambes posait encore sur les marches, l’autre, repliée, lui retombait sur le dos. Ses bras étaient désarticulés. Un petit groupe de locataires l’examinait silencieusement. Toussaint s’était calmé. Mon intuition m’a dit que ça allait tourner au vinaigre pour mon copain Jules et son protégé. Une sirène résonnait déjà dans la rue. Les flics n’ont pas laissé le concierge prendre le temps de s’habiller. Ils l’ont embarqué en pyjama. La grande messe de ces messieurs de la préfecture a commencé. Le quartier a été bouclé, la circulation détournée, avec interrogatoire des voisins, photos, police scientifique… Le grand jeu. Tom, éveillé par le boucan, a ouvert le bar plutôt que d’habitude. Du coup les piliers se sont pointés et les opinions ont commencé à fuser. Pour la majorité, « ça devait arriver », « c’était prévisible ». « On n’aurait jamais dû le relâcher dans la nature. » Tom ne disait rien, il écoutait, en acquiesçant de la tête, mais moi qui le connaissais bien, je sentais qu’il était perturbé. Comme moi, il ne comprenait pas. Jules est entré en traversant la baie vitrée. Il s’est posé sur le zinc, à côté de la bouteille de Calva. Il avait sa tête des mauvais jours. Je me suis approché. — Mon pauvre vieux, te voilà dans une sacrée mélasse ! — Salut Belair. Tu te rends compte, quelle histoire ! — Qu’est-ce qui lui a pris ? Cobra avait préparé son coup ? — Cobra ? M’en fous. Tu parles, il enrage ! Sa promo vient de lui passer sous les cornes. Je suis inquiet pour Albert, il n’a pas de bol. 235
Je me suis secoué les oreilles, comme si j’entendais de travers… — Tu peux parler clairement ? J’ai du mal à te suivre. Il m’a fixé, visiblement réconforté par les vapeurs du pousse-café et m’a souri. — Ce n’est pas Albert qui a tué la vieille ! Il est en voie de devenir un martyr de la justice de ce pays. C’est bon pour moi, mais con pour lui ! J’en suis resté sur le cul ! Albert innocent ! Une voix m’a interpellé. — Pousse-toi de là matou ! Dégage ! Je me suis réfugié sur le piano. Le bar ne désemplissait pas, les discutions s’enflaient, chacun ayant son avis sur le scénario du crime, son mobile, comment on aurait dû l’éviter… Tom, une serviette sur l’épaule, servait les petits noirs bien serrés, arrosés de Calva. Jules flottait maintenant au-dessus, dans les effluves d’alcool. Cobra est apparu d’un coup. Surpris, j’ai fait le gros dos en montrant les griffes. Je n’aime pas qu’il me surprenne, ça me fout la trouille. Un client s’est marré en attirant les regards sur moi : — Hey, regardez ce matou. On dirait qu’il voit un fantôme ! Il y a eu un éclat de rire général, puis, comme je me recouchais, les conversations ont repris. Cobra s’est approché. Il était défait, visiblement furibond. — Toutes ces années de travail pour rien ! Jules s’est laissé porter par un courant d’air pour se rapprocher. — Fait pas cette tronche Cobra. Tu auras d’autres occasions… 236
Une petite voix que j’avais déjà entendue a résonné à mes oreilles : — Cobra ! Tu dégages, on t’attend où tu sais. Toi Jules, suis moi, j’ai une nouvelle mission pour toi dans le coin. — Iovem ! Me suis-je écrié. — Salut patron, a dit Jules. Le petit bonhomme gris avait déjà l’esprit ailleurs. Visiblement très occupé. — Mais qui a tué la vieille ? Lui ai-je demandé. Trop tard, il avait disparu. Jules a fait de même, sa tâche continuait ailleurs. Ma curiosité était frustrée. Je suis retourné dans l’escalier, histoire de piquer quelques renseignements auprès des flics. Les inspecteurs faisaient du porte-à-porte pour mener les interrogatoires. Un commissaire discutait au téléphone. « Rien de très constructif, disait-il, personne n’a rien entendu » Finalement, je suis retourné dans la cour, sur mon rebord de fenêtre, pour y reprendre mon sommeil… Quand je suis entré dans le bar, vers la fin de soirée, j’y ai retrouvé Sonia, les yeux rouges et le cuistot en train de la consoler. J’ai croisé son regard, il ne semblait pas peiné… Peut être que la complicité de Sonia avec la vieille ne lui plaisait pas… Tout est possible avec ces humains si imprévisibles. Les clients se faisaient rares, le service était terminé. On attendait Bob. J’ai eu droit à des restes d’osso-buco. Tom engagea une partie de dés avec deux familiers. Dans le fond, un coin un peu à part, une partie de belote s’engageait. Le calme succédait aux bavardages. Normalement, le piano aurait dû bercer la soirée… Tom demanda à Sonia : 237
— Tu n’as pas vu Bob ? — Pas encore… Il est en retard. Juste à ce moment là, la porte s’est ouverte. Bob s’est pointé, les traits tirés, une gueule à faire peur. — T’en fais une tronche, lui a dit le patron. — J’ai la tête comme une courge ! J’ai l’impression que quelqu’un s’en est servi de ballon de foot ! Tu n’aurais pas un cachet d’aspirine ? — Sonia ! Prépare un cachet pour Bob ! Je te sers un baby ? Un doute m’a assailli. Ha ! Si je pouvais parler aux hommes ! Bob s’est approché du piano, il a soulevé lentement le couvercle et passé un doigt sur les touches pour éveiller le son. J’ai sauté sur le piano en approchant mes moustaches de son visage. Il m’a caressé d’une main alors que Sonia apportait deux verres, l’un contenant du liquide coloré avec deux glaçons et l’autre un liquide incolore effervescent. Il les a regardés, semblant hésiter. Sa migraine a orienté sa main vers l’aspirine. Il a bu lentement. Je le regardais, incrédule, avec l’envie de crier : — Dis-moi que tu n’as pas tué la vieille ! Mais pourquoi lui plutôt que le cuistot ? Même le patron aurait pu faire le coup ! La soirée s’est poursuivie pour les rares habitués. Sonia n’avait sans doute pas le cœur à rire. Elle a commencé par la chanson triste, celle que tout le monde écoute la gorge nouée…
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Mais partout j’ai croisé Quelques notes de musique Un refrain pathétique Et je m’y suis noyé Aussitôt je repars Me confiant au hasard Sachant que quelque part M’attend une guitare J’écoutais, l’âme meurtrie, quand lentement se sont matérialisées deux créatures, l’une à la droite, l’autre à la gauche de Bob. J’en ai eu une aigreur d’estomac… Cobra était encore sous le choc de son échec, Jules semblait plus serein. — Content de te revoir, Belair, m’a dit Jules. J’ai dégluti… — C’est donc lui qui l’a tuée ? — Ben oui !
J’ai plongé mon regard de chat dans celui de Bob, mon copain Bob. — Pourquoi t’as fait ça ? Il ne pouvait pas m’entendre, mais Cobra a répondu pour lui. — Il s’est écroulé et endormi sur le paillasson du second, devant la porte de la mère Dufay. Il était complètement saoul. Quand elle est sortie de chez elle, son pied a buté sur le crâne de ce poivrot, elle a trébuché et a plongé dans l’escalier, la tête la première… et patatras ! 239
J’ai soupiré, presque soulagé : — Ce n’est pas un crime ! C’est un accident ! — Je sais, a dit Cobra, pour moi, ça ne va pas être du gâteau !
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Les Veilleurs Fred Vasseur
Vers la toute fin des années 2040 l’Europe connut une vague sans précédent d’événements surnaturels. Oui, vous avez bien lu : des fantômes, des poltergeist, et toutes sortes de créatures que l’on aurait crues sorties de l’imaginaire collectif. Tout cela a bien duré six mois, puis s’est subitement interrompu pour ne pas reprendre. Trois ans se sont écoulés depuis, sans le moindre fait étrange à relater. La vie a repris son cours, parfois calme et souvent chaotique, mais toujours de manière naturelle et sans aucune intervention des forces obscures. Quelques personnes, un peu plus intelligentes et observatrices que la moyenne, savent ce qui s’est réellement passé, mais ce sont de rares exceptions. La version officielle, reconnue comme vérité par les autorités de tous les pays concernés, est très simple : les phénomènes ont cessé comme ils ont commencé, pour des raisons indéterminées. Au moins tout le monde s’accorde à dire que ça s’est réellement produit, et qu’il ne s’agissait pas d’illusions, mais aucun humain à l’heure actuelle ne sait de manière sûre toute l’histoire. Moi, en revanche, je sais très bien ce qui s’est produit, puisque j’y étais. Beaucoup d’entre vous étaient là aussi, et certains m’ont probablement croisé, mais je doute que vous vous en souveniez, alors autant faire les présentations comme si on ne se connaissait pas. Je m’appelle Rowr, je suis le dernier Veilleur en vie, et je suis un chat. Eh oui, un 241
félin. Un matou. Un greffier. Appelez-moi comme vous voulez, ça n’a aucune importance. Je sais ce que je suis, je connais mes congénères, et je vous connais, vous, les humains. Mais je vais trop vite, ne nous emballons pas. Commençons par le début, c'est-à-dire les Grandes Guerres.
J’imagine que vous ne savez pas de quoi je parle, puisque les puissances impliquées se sont ingéniées à faire oublier leur existence. Voyons, par où commencer ? Ah, oui, je sais ! Il y a plusieurs milliers d’années, alors que l’homme n’arpentait pas encore la Terre, les Nerliffs arrivèrent. C’étaient des créatures d’une très haute intelligence, et qui maîtrisaient totalement les ressources de leur esprit. Je dis bien « leur esprit », au singulier, parce qu’ils partageaient une conscience collective. Ce que savait ou vivait l’un d’entre eux, tous le savaient et le vivaient au même moment. La proximité n’était pas nécessaire, et quelle que fut leur localisation chacun d’entre eux ressentait très précisément ce qui arrivait aux autres. Assez étrangement, cette symbiose permanente n’avait pas gommé les individualités, et leur société n’était pas monolithique. Chacun avait ses propres goûts, opinions, envies, etc., mais tous partageaient un même amour pour la connaissance. Tous les Nerliffs, quelle que fut leur condition, étaient avides d’apprendre. C’est pour cela que très souvent l’un d’entre eux partait à l’aventure : cela lui permettait d’envoyer aux autres de nouvelles sensations, de nouvelles connaissances, bref tout le peuple nerliff augmentait son savoir. Au cours de leur histoire, il y avait à tout moment près de la moitié de la population en voyage d’études. 242
C’est de cette manière qu’ils développèrent, au bout de quelques siècles d’existence, les techniques nécessaires pour quitter leur planète et partir en exploration dans l’espace. L’engouement fut sans limites, et des millions d’individus se lancèrent dans de périlleux voyages. Malheureusement l’enthousiasme fut vite refroidi par l’ampleur du risque, que personne n’avait soupçonnée. Par dizaines, par centaines même, les Nerliffs mouraient dans l’espace : asphyxie, faim, collision avec des corps célestes, bref l’espace recélait pour eux d’innombrables dangers. Devant cette hécatombe ils renoncèrent temporairement, et réfléchirent à la question. Il apparut rapidement que le principal problème était leur fragilité corporelle. Et là, chose surprenante, ils eurent une idée totalement inattendue : au lieu de chercher à protéger leur corps, ils décidèrent de s’en affranchir. Plusieurs siècles supplémentaires furent nécessaires, mais le pouvoir de leur esprit était tel que les Nerliffs réussirent : ils se décorporèrent. Chose difficile pour les adultes, c’était d’une désarmante simplicité pour les enfants. Ils naissaient d’ailleurs avec des corps de plus en plus minces, diaphanes, presque transparents, et poreux. La mutation s’acheva progressivement, et après quelques générations ils naissaient sous la forme d’un globe malléable fait d’énergie pure. Ils furent heureux de constater que leurs vœux étaient comblés : les nouveaux-nés n’avaient pas besoin de s’alimenter, pouvaient résister aux conditions les plus extrêmes, et plus généralement semblaient insensibles à toutes les manifestations physiques de leur environnement. Quelques expériences complémentaires leur permirent d’aller plus loin, et de tout faire reposer sur leur esprit. Ils découvrirent la lévitation, la téléportation, et très rapidement le moyen de se projeter dans l’espace et de s’y déplacer à volonté, tout en communiquant avec ceux restés au sol. 243
L’exploration put reprendre, et l’univers entier fut bientôt parcouru par des hordes de masses lumineuses qui se glissaient partout, observaient tout, voyaient tout, et cela sans modifier quoi que ce soit aux mondes visités. En effet, les Nerliffs avaient développé un respect infini pour la Création, et il leur paraissait naturel de ne rien changer là où ils passaient et de simplement se poser comme les témoins de leur temps. À force de regarder les autres planètes, les Nerliffs en oublièrent un peu de regarder chez eux. C’est ainsi qu’ils ne virent pas leur propre monde s’user, et arriver au terme de sa vie. Eux qui avaient découvert des centaines d’astres habités n’avaient pas vu que le leur dépérissait. Il fut bientôt trop tard pour le sauver, et l’exode fut décidé. Pour cela ils passèrent en revue tous les mondes connus, et arrêtèrent leur choix sur une boule bleue située à une distance pharamineuse de la leur. Tous s’élevèrent ensemble et prirent leur envol, pour un voyage qui dura près d’un millénaire. Heureusement pour eux, avec leur corps, avait disparu leur mortalité. Il n’y avait plus de naissances, mais plus personne ne mourait. Ils ne souffrirent donc pas de la durée de leur périple. A cause de leur nombre, ils durent rester plusieurs jours en orbite autour de la Terre et n’atterrir que par petits groupes. Une année fut nécessaire à cette opération, suivie d’une année de plus pour s’intégrer dans ce nouveau monde sans en perturber l’organisation. Ils purent ensuite reprendre leur vie normale, et retourner à leurs études et à l’augmentation de leur savoir. Quelques temps passèrent à nouveau, jusqu’à ce qu’arrivent sur Terre les Firrials. Ce fut pour les Nerliffs une surprise totale : une race de créatures qu’ils n’avaient jamais 244
rencontrées et dont ils n’avaient jamais entendu parler, malgré toute leur érudition et leurs connaissances. Ils se précipitèrent pour les accueillir, mais les choses tournèrent mal. Très mal. Les Firrials étaient une race violente, qui ne vivait que pour la destruction. Peuple nomade, ils erraient dans l’espace à la recherche d’êtres vivants qu’ils pourraient tuer pour absorber leur essence vitale. Les Nerliffs auraient pu être à l’abri des agressions si les Firrials n’avaient, eux aussi, développé des compétences inattendues. Malheureusement, ces envahisseurs représentaient un réel danger : ils s’attaquaient aux esprits. Même dépourvus de corps, les érudits étaient des proies pour les nouveaux arrivants, qui se jetèrent sur eux dès la première rencontre. Une guerre terrible s’ensuivit, et dura pendant des années. Les Firrials apprirent l’existence des Nerliffs en voyage d’exploration, et la moitié d’entre eux partit à la recherche de ces errants. Sur Terre les combats duraient et malgré une résistance héroïque, il était évident que les Nerliffs finiraient par être vaincus, et totalement annihilés. Vu la criticité de la situation, ils décidèrent d’investir d’autres créatures de leur puissance, mais de manière discrète. Ainsi, à leur mort, leur essence trouverait d’autres réceptacles et les Firrials pourraient partir, persuadés d’avoir éliminé la race la plus intelligente des lieux et peut-être même de l’univers tout entier. Alors qu’il ne restait plus sur notre planète que quelques Nerliffs, ces derniers conjuguèrent leurs efforts et instillèrent leur essence profonde dans une meute de petits félins qui vivaient à proximité. Cet ultime effort leur coûta la vie mais eut l’effet attendu : les quelques Firrials survivants ne remarquèrent rien, et reprirent leur envol à la recherche d’autres races à détruire. 245
Les petites créatures maintenant dépositaires des pouvoirs nerliffs continuèrent à vivre, inconscientes de ce qui leur était arrivé. Quand l’homme commença à arpenter la planète, elles étaient là, prêtes à vivre avec lui. A chaque fois que l’humanité s’est trouvée en danger, nous, les chats, avons fourni l’aide nécessaire, souvent discrètement. Parfois il suffisait que nous soyons présents pour que les hommes soient plus forts, plus courageux. A d’autres moments nous avons dû aider de manière plus significative, en combattant les forces obscures pendant que vous luttiez les uns contre les autres. Les chats sont bien plus sensibles aux énergies surnaturelles que les humains, et c’est pour cela que parmi nous est apparu une caste, chargée de surveiller les manifestations d’énergie. Ces chats, peu nombreux mais respectés par leurs congénères, ce sont les Veilleurs.
Je vous l’ai déjà dit : moi, Rowr, je suis le dernier d’entre eux. Si tous les autres sont morts, c’est pour vous. Eh oui. Je sais, vous ne nous avez rien demandé, et le pire c’est que vous ne savez même pas ce qui s’est produit ! Si je vous raconte tout cela aujourd’hui, c’est parce que je ne suis plus tout jeune. Moi aussi, je vais bientôt disparaître et c’en sera fini de nous. J’ignore si d’autres apparaîtront, mais en attendant leur arrivée vous serez à nouveau en danger, privés de ceux qui vous protègent. Quoi ? Oui, je tourne un peu en rond. Laissez-moi mettre de l’ordre dans mes idées, je n’ai pas l’habitude de raconter ma vie. Voyons,
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comment présenter ça ? Oui, bien sûr ! Vous souvenez-vous du 5 avril 2042 ? Je me suis éveillé ce matin-là avec un léger mal au ventre. Rien de bien méchant, probablement un souvenir du repas de la veille. Les poubelles de restaurant c’est souvent du tout bon, mais parfois c’est la cata complète. Vous êtes surpris ? Oui, je suis un chat de gouttière. Un de ceux qui traînent dans les rues, qui miaulent sous vos fenêtres, et qui de manière générale sont indépendants et se font une petite vie peinards. Ce n’est pourtant pas un choix de notre part : c’est notre rôle qui nous oblige à être ainsi. La plupart des chats vivent chez les humains et assurent leur protection, mais nous, les Veilleurs, ne devons pas nous attacher à vous. Pour que nos perceptions soient tout le temps aiguisées, il est nécessaire de vivre à la dure. Et donc pas de maison, pas de panier à coussin, pas de litière, pas de bloc à griffer. En revanche, le grand air, la liberté, bref, la grande vie. Mais je m’égare, là. Donc ce matin-là j’avais mal au bide, et je me suis dépêché de faire sortir ce qui me dérangeait. Un peu plus léger, je me suis mis en quête de nourriture quand Miarrr est arrivé, l’air tout excité. Je me suis assis pour lui parler, mais il m’a fait « non » de la tête et il m’a invité à le suivre. J’ai dû lui poser mes questions pendant que nous courions le long des rues. — Qu’est-ce qui se passe ? Des ennuis ? — Un peu, oui ! On signale un fantôme chez les humains. — Comme d’habitude, non ? Des étudiants qui font une blague, ou un poivrot qui a croisé un miroir ? — Pas cette fois-ci. Pschhrr était sur place, et il a l’air complètement paniqué. C’est lui qui a convoqué tout le monde. 247
Pendant que nous continuions à courir, je réfléchissais. Pschhrr était l’Ancien, l’un des Veilleur les plus puissants, mais aussi l’un des plus calmes et des plus pondérés. C’est lui qui dirigeait notre petite communauté. S’il affirmait qu’il se passait quelque chose d’inhabituel, il n’y avait aucune raison d’en douter. Je n’étais donc pas vraiment à l’aise en arrivant sur le terrain vague où les autres nous attendaient. Une réunion de tous les Veilleurs d’une même ville est un événement rare, puisque nous pouvons communiquer par télépathie. C’est pourquoi la visite de Miarrr m’avait surpris, presque plus encore que la convocation. Quelle menace pouvait ainsi nous obliger à ne pas user de nos capacités habituelles ? Je me suis assis parmi les autres, et j’ai essayé de capter les conversations. Chose surprenante, elles étaient toutes vocales. Il n’y avait aucun dialogue mental, alors qu’habituellement il constitue l’essentiel de nos échanges. Je n’entendis rien de précis : seulement les mêmes interrogations que les miennes. Pschhrr arriva enfin, et pris place sur une souche, de manière à être vu de tous. Le silence se fit rapidement : nous étions tous curieux (nous ne sommes pas des chats pour rien), et impatients de savoir si la situation était grave ou non. Notre ami prit la parole. — J’avais du mal à dormir, cette nuit, je me suis levé et je suis parti me promener. J’ai trouvé une fenêtre entrouverte sur une maison, je suis entré. La maison avait l’air plutôt sympa, mais j’ai senti d’un seul coup une énergie bizarre en passant devant une porte. J’ai réussi à ouvrir et je me suis faufilé à l’intérieur de la pièce, une chambre où dormaient deux humains. Au-dessus d’eux flottait une forme sombre, entourée d’un halo rouge. Je n’avais jamais vu ça avant, mais quelque chose me disait que j’aurais dû ou pu reconnaître cette silhouette. 248
— Tu veux dire que tu connaissais ce truc ? — Pas tout à fait. À mon avis c’est plutôt une chose dont on m’a parlé, mais je ne m’en souviens pas encore. Pas grave, ça me reviendra. — Et tu es sûr que c’était surnaturel ? Je veux dire, tu n’es pas tombé sur des sales gosses qui faisaient une blague à leurs parents ? — Non, hors de question. Les émanations étaient tellement fortes que j’en avais le poil hérissé, et vous savez bien que ce ne sont pas des moutards qui vont me faire cet effet-là. — OK. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? — J’ai réussi à chasser la chose, mais pas facilement. C’était un mal profond, intense, et j’ai bien failli me faire avoir. Ça, c’était une grande première. À ma connaissance, personne n’avait jamais mis Pschhrr en difficulté, et je n’aurais jamais imaginé que ça puisse être possible. Comme je l’ai dit, il a une puissance extraordinaire, nettement supérieure à la mienne ou à celle de la plupart d’entre nous. En revanche, je ne voyais pas trop pourquoi il avait convoqué tout le monde. Il fallait que je lui pose la question. — Euh, et pourquoi tu nous as fait venir ? Et surtout pourquoi une convocation verbale, plutôt que télépathique ? — La créature n’est plus là, mais le mal qui l’animait n’a pas disparu. Je le sens dans chacun de mes poils : ce n’était que le début des ennuis. Donc j’ai préféré vous voir sans alerter les forces qui sont parmi nous. — Tu en es sûr ? — Faites-moi confiance. Miarrr n’avait pas l’air convaincu, et je voyais qu’il s’apprêtait à protester quand une rumeur lointaine enfla, s’approchant de plus en plus. Nous avons pu l’identifier très 249
vite : des aboiements. Instantanément, nous nous sommes dispersés et cachés comme nous pouvions parmi les ordures répandues sur le terrain vague, et nous avons attendu. En quelques secondes les chiens sont arrivés, une vingtaine de clébards poursuivis par une sorte de masse gélatineuse qui flottait au-dessus. Nous avons laissé passer le groupe, puis nous nous sommes regroupés. Tous, nous avions senti la force psychique émanant de l’étrange forme, et aucun d’entre nous ne se sentait à l’aise : nous avions affaire à quelque chose d’inédit pour nous, et de puissant. Pschhrr se tourna vers nous. — Bon, j’imagine que maintenant vous voyez de quoi je parle ? — D’accord, c’était inhabituel, mais pas si costaud que ça tout de même. — Je te garantis que ce que j’ai vu était largement plus balèze que ça. Bon sang, vous me connaissez. Vous savez que je ne suis pas un alarmiste. Si je vous dis qu’on a des ennuis, c’est qu’on en a. — OK, on fait quoi alors ? — Tenez-vous sur vos gardes. Moi, je vais prévenir le Conseil des Veilleurs. Si ça se trouve, d’autres que nous ont eu les mêmes problèmes, et sinon il faut qu’ils soient au courant, au cas où ça se produirait chez eux, ou au cas où… Il arrêta de parler. Nul besoin de finir sa phrase, tout le monde avait très bien compris : « au cas où nous n’arriverions pas à nous occuper de ça sans aide ». Jamais encore depuis ma naissance je n’avais vu notre groupe appeler au secours, et j’espérais bien que ça ne se produirait pas avant longtemps. Comme quoi tout le monde peut se tromper…
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Le reste de la journée se passa à peu près normalement. Les humains chez qui se trouvait le fantôme chassé par Pschhrr n’avaient rien remarqué, et ils passèrent leur journée comme d’habitude : boulot pour les parents, école pour les gamins. Je le sais, parce que c’est moi qui les ai surveillés toute la journée. Heureusement l’école et les deux boulots étaient dans le même quartier, donc il m’a suffi de me mettre sur un toit d’où j’avais vue sur l’ensemble. Vers dix-huit heures ils étaient tous de retour chez eux, sans que rien d’inhabituel ne leur arrive. Miarrr est venu prendre le relais, et je suis parti me reposer un peu. Une journée de surveillance, ça fatigue, mine de rien. Je suis donc rentré chez moi, dans le coin de cave que je squatte, en passant par les poubelles de l’école pour trouver à manger. A vingt heures, grand maximum, j’étais couché et je commençais à m’endormir. C’est à ce moment que j’ai reçu un choc phénoménal. Une décharge d’énergie psychique tellement énorme que je ne l’aurais pas crue possible. J’ai eu l’impression que la douleur me déchirait l’esprit, et j’ai fini par m’évanouir. Quand je suis revenu à moi, de la lumière entrait par le soupirail. Je suis sorti, pour constater qu’il faisait jour. Apparemment j’avais passé plusieurs heures dans le coaltar, et je ne savais toujours pas ce qui avait bien pu se passer. Les chats ont le sens de l’orientation, donc je savais d’où venait l’éruption énergétique qui m’avait laissé KO. Je me suis précipité dans cette direction, et je suis tombé sur un cordon de police : l’entrée d’un immeuble était bouclée, de même qu’une portion de trottoir autour. J’ai réussi à entrer discrètement, et une fois dedans j’ai entendu plusieurs personnes qui parlaient. J’ai suivi les voix jusqu’au premier étage, et jusqu’à une porte d’appartement ouverte. Malgré le nombre de policiers sur place, personne ne m’a vu franchir 251
la porte et arriver dans un hall d’entrée. Tout était dans un désordre phénoménal, un peu comme si quelqu’un s’était amusé à balancer tous les meubles contre les murs, pour les laisser ensuite là où ils étaient retombés. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas que des dégâts matériels : deux humains gisaient là, visiblement tués par des coups. La valse du mobilier avait dû être titanesque pour arriver à estourbir ces deux-là ! Tout ça, je l’ai vu rapidement, comme en un éclair, mais je n’y ai pas tellement fait attention sur le coup. Ce qui a tout de suite capté mon attention, c’était la petite forme allongée, par terre, au milieu de tout ce bazar. Je n’arrivais pas à y croire, et pourtant il était là, couché, comme s’il dormait, sans la moindre trace de violence, mais néanmoins mort. Mon vieil ami Pschhrr avait succombé. Rien que d’y penser, j’en ai les larmes aux yeux, et pourtant il n’était que le premier. Je suis sorti de l’immeuble, et j’ai suivi la rue en courant. J’étais aveuglé par le chagrin et la colère, et j’ai bien dû me cogner sur trois ou quatre poubelles avant de réaliser ce que je faisais. J’ai même réduit en charpie un sac que les gens avaient posé par terre, à côté d’un container trop plein. Ce n’est qu’une fois les ordures répandues sur la voie que j’ai commencé à retrouver mes esprits, et à me calmer. J’ai lancé une convocation mentale, et je suis retourné sur le terrain vague. Selon les lois des Veilleurs, c’était moi le chef à présent, et nous devions comprendre ce qui s’était produit, et comment le plus brillant d’entre nous avait pu mourir comme ça, bêtement, dans une habitation d’humains. Les autres sont arrivés très vite, visiblement épuisés. J’ai vite compris qu’eux aussi avaient senti l’attaque psychique dans la soirée, et avaient passé la nuit dans les vapes. Je ne sais pas pourquoi j’en suis sorti avant eux, mais je commençais sérieusement à regretter de ne pas être resté 252
chez moi. Celui qui assiste au décès de l’Ancien ou qui le retrouve en premier hérite de sa charge, et je ne me sentais pas du tout apte à prendre la relève. Comme c’était moi qui avais lancé la convocation, les autres avaient déjà compris ce qui se passait. Tous me regardaient d’un air interrogateur, prêts à recevoir leurs instructions. Je leur ai donc raconté ce qui m’était arrivé la veille au soir, puis tout ce que j’avais fait et vu depuis mon réveil, jusqu’au moment où je les ai appelés. Ils me regardaient d’un air sombre, et beaucoup avaient les yeux mouillés, mais tous les regards brillaient d’une résolution farouche. Je ne savais pas encore qui avait fait ça, mais je pouvais déjà prédire qu’il allait passer un sale moment quand il nous tomberait entre les pattes. Après un long silence c’est Miarrr, ce bon vieux Miarrr, qui a pris la parole le premier. — OK, on fait quoi maintenant ? — A ton avis, qu’aurait fait Pschhrr ? — Pas de ça, Rowr. C’est toi l’Ancien, on fait à ta manière. — Bien. Alors on reprend les patrouilles. Chaque Veilleur passe ici deux fois par jour pour faire son rapport, et je veux que deux d’entre nous restent en permanence pour collecter toutes les informations. — On met les Cousins dans le coup ? — Les autres chats ? Oui, bien sûr. L’attaque d’hier soir était costaud, et je sens encore des émanations maléfiques. Je suis sûr qu’eux les sentent aussi. — Je n’aime pas ça, tu sais. J’ai du mal à communiquer avec ces abrutis qui passent leur temps sur les genoux des mémères ou dans leur panier. — Tu oublies la cuisine. Arrête ton char, on a déjà tous entendu ce discours. Qu’on le veuille ou non, les Cousins ont 253
de fortes perceptions et il ne faut pas les négliger. Miarrr, Frshhh, vous restez ici jusqu’à la relève, demain matin. Les autres, cassez-vous. Chacun son secteur, et n’oubliez pas : passage ici deux fois par jour. Et si vous voyez quelque chose, ne faites rien. Retour immédiat. Pareil s’il se passe quoi que ce soit que vous ne comprenez pas : on constate, on vient ici, on raconte. Vu leurs têtes, je m’y étais plutôt bien pris. Ils sont tous partis avec des airs approbateurs sur la figure, et ils avaient l’air prêts à en découdre. Après les avoir regardés s’éloigner, je me suis approché des deux restants. — Vous avez un rôle essentiel, les gars : maintenir le contact. S’il arrive quoi que ce soit à l’un d’entre nous, vous devez impérativement le sentir et me le faire savoir. — Pas de problème, compte sur nous. A mon tour j’ai quitté le terrain vague, vers un but bien précis : destination la tanière de Pschhrr. Je savais que, comme moi, il habitait un coin de cave. J’ai donc décidé d’aller y faire un tour, au cas où il aurait laissé quelque chose d’utile. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour retrouver l’endroit, et j’ai pu entrer sans ennuis. Malheureusement j’étais venu pour rien : il n’y avait là que les objets de la vie courante, et rien d’inhabituel. J’ai posé un instant la patte sur la veille couverture dans laquelle il dormait, puis je suis parti. Cette visite m’avait permis de lui faire mes adieux en privé, et de laisser mon chagrin s’exprimer. Alors que je courais dans les rues, je revoyais les années passées auprès de ce vieux Sage et mes larmes tombaient sur le sol. J’allais dans la direction de l’appartement que j’avais visité à peine une heure plus tôt, quand une douleur atroce me vrilla les tempes. Surpris et choqué, j’ai fait un faux pas 254
et je suis tombé, roulant par terre. J’ai réussi à me reprendre et me relever, puis je suis parti m’asseoir sous un porche pour reprendre des forces. J’étais abasourdi : je ne pouvais pas dire qui, mais je savais que l’un au moins de mes compagnons venait de mourir. Il n’y avait eu aucun signe avant-coureur, aucun mouvement d’énergie, seulement cette explosion mentale soudaine, suivie d’un grand vide. Les Veilleurs comptaient un membre de moins. Quand je me suis senti d’aplomb, j’ai repris le chemin du terrain vague : je savais que les autres allaient s’y précipiter. J’étais presque arrivé quand j’ai senti des pulsations négatives devant moi. Quelque chose de maléfique était sur le terrain, là où j’avais laissé deux des nôtres. J’ai passé discrètement la palissade, et j’ai mis un pied sur le terrain. Là, Miarrr et Frshhh se tenaient au milieu d’un ballet infernal : les déchets et ordures tournaient dans tous les sens, et mes deux amis devaient en permanence éviter des projectiles qui auraient pu les assommer, ou même les tuer. Après quelques secondes d’observation, un bon élan m’a permis de sauter au milieu de tout ça, et de me retrouver près de mes congénères. — OK les mecs, on se calme, et quand je dis « Go » on saute droit devant. — Où ça devant ? Devant nous ? — Devant moi, direction la palissade. — On peut pas, bon sang ! Tu as vu ce foutoir ? On va crever là ! — On se calme, j’ai dit. Tu la fermes et tu fais ce que j’ai dit ! Tous deux étaient au bord de la panique, et je ne pouvais pas leur en vouloir. Moi-même je n’étais pas loin de flancher, tellement il est stressant de voir toutes ces armes
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potentielles nous tourner autour. J’ai repéré ce qui semblait bien être un trou parmi tous ces objets baladeurs. « Prêts ? A trois. Un… deux… trois ! » Nous avons sauté quasiment ensemble, et j’ai atterri juste en dehors de la zone dangereuse. Au moment où mes pattes ont touché le sol j’ai entendu un bruit sourd, comme un objet qui heurterait un corps mou. Miarrr s’est posé juste après moi, et j’ai vu Frshhh rouler sur lui-même et s’arrêter. Il ne s’est pas relevé. Nous nous sommes précipités vers lui, et nous avons pu constater qu’il vivait. Il a ouvert les yeux et, péniblement, il s’est remis sur ses pattes. Il était un peu sonné, mais apparemment il n’avait rien de cassé. Nous sommes allés nous asseoir à l’extérieur du terrain, et ils m’ont raconté ce qui leur était arrivé. « En fait il n’y a pas grand chose à dire. Miarrr te suivait mentalement pendant que je suivais le reste du groupe, quand d’un seul coup les objets se sont soulevés et ont commencé à tourner. Nous avons été étourdis par la force du champ psychokinétique, et nous avons eu de la chance de ne rien heurter. On commençait à ne plus savoir quoi faire quand tu es arrivé. » Moi non plus, je ne savais pas quoi faire. Les autres ont commencé à arriver, alors je me suis fait la tête du gars sûr de lui. Hors de question de paniquer devant tout le monde, ça n’allait certainement pas arranger nos affaires. J’ai vu que parmi les arrivants certains avaient une démarche mal assurée, comme si le choc avait été plus violent pour eux que pour moi. Nous leur avons raconté toute l’histoire, puis nous sommes restés ensemble à nous creuser la tête pour comprendre. Ma bonne idée des patrouilles était de toute évidence remise au lendemain, puisque personne ne semblait vouloir quitter le terrain. J’ai donc organisé tout le monde, et 256
nous avons terminé la journée ensemble, avant de tous nous coucher. J’ai passé une sale nuit, plutôt bizarre. Je revoyais les objets tourner, mais cette fois Pschhrr était au milieu. Je criais pour qu’il saute, mais il ne m’entendait pas. Au bout d’un moment il a enfin compris, il a pris son élan, mais il a été heurté par un parpaing et il est tombé, du sang lui coulant de l’oreille. Trois fois pendant la nuit j’ai fait ce rêve, et à chaque fois je me suis réveillé dégoulinant de transpiration. En me recouchant la dernière fois j’ai senti une forte présence. Elle était à la fois douce et puissante, un peu comme un socle sur lequel j’aurais pu m’arc-bouter pour soulever le monde. La sensation ne m’a plus quitté de la nuit, et le cauchemar n’est pas revenu. Au matin je la sentais toujours, mais pas en moi. C’était un peu comme si elle s’était déplacée, et se trouvait maintenant en dehors de la ville. A dire vrai c’était bien le cas : elle se déplaçait, et s’approchait de nous. J’ai mis les autres en alerte, et, une heure après le réveil général, un chat est entré sur notre terrain. Je dis un chat, mais c’était bien plus que cela. Tout en lui le désignait comme un Veilleur, et d’une force peu commune. Même Pschhrr aurait fait pâle figure à côté de lui. — Bonjour. Je m’appelle Tschinng. — Euh, bonjour. Soyez le bienvenu. Je m’appelle Rowr, et je suis l’Ancien de cette région. — Je sais. Il avait une présence impressionnante, tout autant que son nom. Vous l’ignorez probablement, mais les noms des chats ont une signification. Je ne parle pas des Minet, Kiki, ou autres bêtises de ce genre, mais de nos vrais noms. Nous les acquérons à l’âge adulte, et ils reflètent notre personnalité. Moi, par exemple, je sais que j’ai un sale caractère et que je 257
suis souvent en train de râler. C’est pour ça qu’on m’appelle Rowr. Pschhrr avait tendance à faire le gros dos et à crachoter quand un truc lui déplaisait, Miarrr passait son temps à miauler devant les humains, bref je pense que vous avez saisi. Un nom comme Tschinng suggérait que ce type avait la griffe facile, et l’absence de cicatrices sur sa fourrure montrait qu’il était largement plus souvent gagnant que perdant. Bref, pas un petit joueur. — Je suis envoyé par le Conseil des Veilleurs, sur requête de Pschhrr. C’est donc vers vous que je viens, Rowr. — Vous savez ce qui s’est passé ? — Oui, je l’ai senti. — Je ne parlais pas de la mort de Pschhrr, mais de tous les événements ici. — C’est bien ça que j’ai senti. Si c’était vrai, nous avions affaire à un balèze, parce que nos perceptions sont la plupart du temps vagues. Il n’est que très rare d’avoir un ressenti précis d’une situation, et seuls les plus puissants d’entre nous en sont capables. Pardon, en étaient, pas en sont, j’ai toujours du mal à m’y faire. — Excusez-moi, Tschinng, mais qui êtes-vous exactement ? Je veux dire, quel est votre rôle au sein du Conseil ? — Je suis l’un des Gardiens. Oh purée ! Depuis tout jeune j’avais entendu parler des Gardiens, mais un peu comme une légende. Ils étaient réputés être des catalyseurs, c'est-à-dire qu’ils savaient capter l’énergie, la canaliser, et l’envoyer vers ou dans quelqu’un. Dirigée vers un ennemi, cette énergie était une arme mortelle, mais dirigée vers un ami elle lui donnait un regain de force et de puissance. L’allié idéal en cas de pépins…
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— La situation est-elle si grave ? Je sais que pour nous c’est inhabituel, mais vous avez certainement déjà vu des trucs aussi bizarres, non ? — Eh bien non, justement. Vous n’avez pas été prévenus ? — Non. De quoi ? — Vous n’êtes pas les seuls à qui c’est arrivé. Les Maîtres sont partis enquêter dans toute l’Europe, et les Gardiens ont été envoyés dans les endroits les plus stratégiques. Ici, par exemple, puisque Pschhrr était l’un des nôtres. Grande première, ça. Je ne savais pas que Pschhrr avait été un Gardien, et vu la tête des autres personne n’était au courant. Tschinng nous apprit que tous les Veilleurs d’Europe avaient signalé quelques phénomènes du même genre que ce qui nous était arrivé ici, mais sans avoir plus d’informations à donner. C’était pour cela que les Maîtres s’étaient rendus un peu partout sur le continent, dans l’espoir de comprendre ce qui s’était produit. Nous avons parlé assez longuement. Chacun a raconté deux fois tout ce qu’il avait fait pendant les dernières vingtquatre heures, et notre visiteur écoutait soigneusement. Il ne nous a quasiment pas interrompus, et les rares fois où il l’a fait ses questions montraient qu’il retenait tout, et qu’il voyait des choses qui nous avaient échappées. Par exemple grâce à ses questions je me suis souvenu que le pelage de Pschhrr n’avait plus tout à fait la même couleur après sa mort, et Plorfff a pigé que ses insomnies depuis trois jours étaient dues à une hypersensibilité qu’il ne soupçonnait pas. Ce gros lourdaud était finalement l’un des plus réceptifs parmi nous tous ! Tschinng s'est installé avec nous sur le terrain, que nous avons aménagé pour devenir notre place forte. Les humains 259
risquaient bien de trouver ça louche, mais au point où nous en étions je m’en fichais un peu. Là nous avions de quoi nous retrancher et nous défendre, si bien entendu tout ne recommençait pas à nous voler à la figure. Les choses se sont à la fois calmées et étendues. D’un côté nous avons pu passer plusieurs jours sans nouvelle onde de choc comme les précédentes, mais à côté de ça nous avons eu beaucoup de petites alertes, aucune bien grave en soi mais formant un tout assez alarmant. Un peu partout en ville on signalait des cas bénins : des meubles qui se déplaçaient tous seuls, des voix sortant de nulle part, des silhouettes sombres évoluant au milieu des humains. Les gars étaient tous sur la brèche, occupés à calmer le jeu partout où des ondes maléfiques se manifestaient, tandis que Tschinng et moi essayions de suivre ces émanations pour remonter jusqu’à la source. Résultat, au bout d’une semaine nous étions tous physiquement reposés mais à bout de nerfs, et le moindre bruit nous faisait sursauter. J’ai même collé une baffe à Miarrr le jour où il est passé derrière moi sans faire de bruit, alors qu’il allait simplement vers la palissade. Mon mentor a fini par me dire que tous nos exercices m’avaient donné le niveau d’un Gardien, puis il m’a enseigné autre chose. Sous sa tutelle, j’ai vite été capable de contacter ses homologues, qui m’ont accueilli comme l’un des leurs avec soulagement : en ces temps difficiles, personne n’était de trop et toute nouvelle compétence était bonne à prendre. Sur le coup j’étais plutôt content, mais je me suis vite rendu compte qu’il y avait un sérieux revers à la médaille : un Gardien sait à tout moment ce que pensent ou ressentent les autres, ce qui est en général très pratique, sauf quand ils meurent les uns après les autres. Il m’a fallu un petit moment pour me rendre compte que tous ceux que je 260
captais se trouvaient en Europe. D’après Tschhinng c’était à cause de la mer, qui empêchait la propagation des ondes. Je n’ai pas très bien compris, mais j’ai poliment hoché la tête et j’ai fait un grand sourire pour le remercier. Pas envie de le vexer. Sur le millier de Gardiens dont je percevais les pensées, j’ai dû en sentir mourir trois bonnes centaines en l’espace de quelques mois, tandis qu’ici ma troupe avait de plus en plus de mal à lutter. Les apparitions sont allées croissant, jusqu’à devenir permanentes, et on ne pouvait pas aller en ville sans croiser des spectres, des objets flottant dans les airs, ou des cadavres à moitié décomposés qui se promenaient. Fréquemment aussi, l’un des nôtres se faisait attaquer et mourait, nous laissant tous sous le choc puisque nous ressentions sa douleur. La seule bonne nouvelle dans tout ça, c’est que nous avons fini par comprendre. Rakkk, un très puissant Gardien (je n’avais aucune envie de savoir d’où lui venait son nom), avait remarqué une étrange pulsion juste avant les principales attaques ; je dis une pulsion, parce que je ne trouve pas d’autre mot. Une ondulation, peut-être. Un peu comme un bref coup de vent, mais uniquement sur le plan psychique. Dès qu’il nous en a parlé nous avons appris à le reconnaître, et surtout à en identifier la signature. D’ailleurs comment ne pas la reconnaître, alors qu’elle était gravée au plus profond de chacun d’entre nous depuis des siècles ? Je ne sais plus qui s’est le premier décidé à prononcer le nom : l’énergie qui avait animé les Firrials se reconstituait. Mais comment, et surtout pourquoi ? Pendant longtemps, impossible de le dire. Aucun événement des dernières années ne pouvait expliquer une telle chose, et nous avons sincèrement cru que cette énergie avait simplement stagné pendant tout ce temps, avant de se rassembler. Les choses se 261
présentaient mal, et aucun d’entre nous n’avait envie de voir réapparaître ces monstres. C’est finalement avec le retour des Maîtres que la vérité est apparue, tellement simple que je me serais flanqué des claques pour ne pas y avoir pensé. Nos Maîtres avaient capté un flux psychique particulier, qui les avait tous ramenés vers un unique endroit, dans une grande forêt allemande : l’emplacement de l’ultime bataille entre Nerliffs et Firrials. Une fois rassemblés là, ils ont enfin compris ce qu’ils ressentaient : les Firrials survivants revenaient vers notre monde, attirés par cette énergie résiduelle qui les avait probablement sentis et appelés. Cette explication me paraissait bancale, mais ils avaient l’air d’y croire et après tout je n’étais qu’un Gardien fraîchement émoulu, et eux des Maîtres. Aussitôt chaque Gardien a été informé de ce qui se passait, et a reçu pour mission de transmettre la nouvelle à ses troupes. J’ai convoqué tous mes Veilleurs, et je leur ai tout raconté. Les réactions allaient de la trouille bleue à la colère noire, et les jurons étaient aussi colorés que les émotions. Il m’a fallu du temps pour rétablir le calme, puis c’est Schvlfff qui le premier a repris ses esprits, et a sorti la phrase traditionnelle. « OK, on fait quoi alors ? » Exactement la question à laquelle je n’étais pas prêt à répondre. Je leur ai sorti le blabla habituel : on reste sur nos gardes, on affûte les griffes, on signale tout ce qui est bizarre, et on reste cool pour ne pas déclencher de panique chez les humains. Ils avaient assez d’ennuis comme ça, manquerait plus que tous les chats de la ville se tirent à toute vitesse. Et pour aller où, d’ailleurs ? Je n’en avais aucune idée, et Tschhinng non plus. Aller en Allemagne pour attaquer les ennuis à la source était trop dangereux : mieux 262
valait disperser nos forces plutôt que de nous rendre tous vulnérables en même temps ! Pour empêcher les envahisseurs de revenir, le plus simple était de les désorienter, et donc de leur faire perdre le contact avec cette énergie qui les appelait. Il fallait donc que les Veilleurs guettent chaque « éruption » psychique pour l’étouffer avant qu’elle ne quitte la Terre. Un boulot tout à fait dans nos cordes, surtout qu’il ne s’agissait plus de combattre les apparitions mais simplement de les atténuer, ce qui allait nous demander nettement moins d’efforts. Nous avions en effet compris que les spectres, fantômes et autres joyeusetés n’étaient rien d’autre que des manifestations physiques de cette énergie. Pourquoi précisément ces formes ? J’imagine que c’est le passé et la culture de notre planète qui nous ont amenés à interpréter ça de cette manière, même si je n’en aurai jamais la certitude. Pendant quelques temps les Veilleurs de tout le continent ont donc attendu chaque nouvelle pulsion, pour aussitôt l’endiguer et lui superposer une énergie neutre dirigée vers nous-mêmes et pas vers les Firrials. Nous avons réellement cru que ça avait fonctionné, puisque les vagues se faisaient de plus en plus faibles. Nous n’avions rien compris. Ce n’est que maintenant que je vois ce qui s’est passé. Nos ennemis ont capté le changement alors qu’ils étaient déjà trop près de chez nous. Ils ont continué dans la même direction, mais en observant. Puisque la nouvelle énergie se dirigeait vers une autre cible, ils se sont focalisés dessus. C’est pour ça qu’au moment où ils sont réellement arrivés, ils nous ont attaqués. Ça s’est produit un matin. Les spectres habituels étaient de sortie et nous courrions après, quand soudain le ciel est devenu noir. Au même moment j’ai ressenti une grande 263
tristesse, sans aucun motif mais particulièrement intense. Quelque chose en moi me disait que tout cela était inutile, que je ne servais à rien, et que je ferais mieux d’abandonner et de disparaître. Tous les Veilleurs ont éprouvé la même chose en même temps que moi, et j’ai senti les échos de leurs pensées. C’est pour ça que je me suis souvenu que Plorfff était plus sensible que nous tous : il a été le premier à céder. Je l’ai vu, comme si j’étais à côté de lui, se jeter sous une voiture. J’ai hurlé pour l’en empêcher, mais sans succès. Sa mort a été une véritable claque, et plusieurs d’entre nous n’ont pas supporté le choc. En moins d’une heure huit des nôtres s’étaient suicidés, et la plupart de ceux qui restaient en ressentaient l’envie. Moi-même, abattu par la mort de mes amis, je commençais à faiblir. Ce sont les Maîtres qui ont réagi en premier. Un ordre psychique violent s’est imposé à tous les Gardiens : « Réagissez ! ». Mes pensées sont instantanément redevenues claires, et j’ai compris ce qui se passait. Les Firrials étaient là, physiquement, et ils passaient à l’offensive. Je me suis concentré pour établir une barrière mentale entre eux et mes compagnons, tout en criant à Tschhinng de faire pareil. Il m’a observé un instant, puis il s’y est mis lui aussi, avec toute la puissance dont il disposait. Progressivement tous les Gardiens ont compris ce qu’il fallait faire, et ont suivi l’exemple. Au bout de quelques minutes le désespoir qui accablait les Veilleurs a reculé, et tous se sont joints à nous. Mis en échec, les Firrials ont réagi d’une manière totalement inattendue. Imaginez que vous appuyez de toutes vos forces contre une porte fermée, et qu’une personne l’ouvre soudainement sans vous prévenir : vous allez vous casser la figure. Eh bien nos envahisseurs ont fait la même 264
chose ; ils ont subitement cessé leur agression, et nos flux psychiques sont partis vers l’espace. Le temps que nous revenions en arrière, ils avaient concentré leurs efforts sur quelques Veilleurs, et d’une manière totalement inédite. Miarrr s’est précipité sur Schvlfff, et l’a égorgé. Personne n’a rien pu faire pour l’en empêcher. Dans toute l’Europe, des Veilleurs en ont assassiné d’autres, sous le contrôle des Firrials. Chacun de ces crimes était pour moi comme un coup de poignard : c’était ma famille qui se déchirait comme ça, mes frères qui s’entretuaient. Je n’avais jamais ressenti une telle douleur, c’était presque trop pour moi. Les Veilleurs contrôlés se sont regroupés, et s’en sont pris aux Gardiens puis aux Maîtres. Il n’était pas possible à la fois de nous défendre et de lutter contre les Firrials, alors ce fut un véritable massacre. En quelques heures j’ai senti tous mes compagnons mourir sous les griffes de nos congénères ou sous la pression des envahisseurs. J’ai cru devenir fou : loin ou à côté de moi, des milliers de Veilleurs mouraient, m’envoyant à chaque fois les sensations de leurs derniers instants. Alors que j’allais céder moi aussi, j’ai senti une présence à la fois physique et mentale. Puis une autre. Puis encore une. Très vite, ce furent des millions de petits esprits qui se joignirent au mien : tous les chats, dépositaires latents de nos dons, venaient se ranger à mes côtés. Dans l’Europe entière nos cousins m’ont aidé à surmonter l’attaque, et à faire front. Alors j’ai laissé leurs énergies entrer en moi. Je les ai laissées s’accumuler, grandir, renforcer mes propres pouvoirs. Puis j’ai pris une grande inspiration, j’ai totalement relâché mon bouclier, et j’ai projeté toute cette puissance autour de moi, visant la nature profonde de mes ennemis. Ils ont bien essayé de résister, mais ils ont été balayés par la décharge, les uns après les autres. J’ai tenu 265
bon, soutenu à la fois par les chats et par le souvenir de mes amis. J’avais l’impression de sentir Tschhinng, Miarrr, et les autres près de moi, en moi. Et soudain j’ai flanché, je me suis écroulé. Il n’y avait plus aucune cible à atteindre. Plus jamais les Firrials ne parcourraient l’univers, semant mort et désolation. Je me suis évanoui. Quand j’ai refait surface, j’étais entouré par tous les chats de la ville. Certains se pressaient contre moi, d’autres me regardaient, la plupart se contentaient d’être là. Je me suis assis, péniblement parce que je ne sentais presque plus mon corps. Les plus proches m’ont aidé, et m’ont maintenu en place. Sans eux, je serais tombé à nouveau. J’ai ensuite lancé un appel, mais sans succès. La race des Veilleurs avait vécu.
Je vous l’ai déjà dit, tout cela s’est produit il y a trois ans. Je n’ai pas détecté de nouveau Veilleur chez les chats, et je suis donc bien le dernier. La bataille ultime a probablement brisé quelque chose en moi, puisque depuis ce jour j’ai vieilli beaucoup plus vite que n’importe lequel de mes congénères. Aujourd’hui je suis vieux, très vieux. J’ai fait appel à mes dernières forces pour dicter toute cette histoire, parce que je sens la fin venir. Il me reste une unique chose à faire avant de partir : je dois transmettre l’essence des Nerliffs qui est encore en moi. Les Firrials n’étaient pas la seule menace, et ce monde ne doit pas rester sans protection. C’est pour cela que, dans chacun des mots que j’ai prononcés, j’ai instillé un peu de ce pouvoir. Il ne reste plus qu’un dernier effort… voilà !
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C’est maintenant vous, lecteurs, qui êtes les dépositaires de cette force. Si à nouveau notre Terre devait être en danger, ce serait à vous de vous dresser et de faire face, tout comme nous l’avons fait. Le temps des chats est passé, le temps des humains commence.
Je peux m’endormir heureux : il y a de nouveaux Veilleurs.
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Un chat de jade blanc Guillaume Roos
Quand elle entra dans le café, il sut immédiatement que c’était elle. Il aurait eu bien des difficultés à expliquer comment mais, avec l’expérience du milieu dans lequel il avait choisi d’évoluer, il en était arrivé à réussir presque à coup sûr à repérer ceux qui avaient quelque chose à se reprocher. Et il ne fallait pas se leurrer, c’était le cas de la plupart de ses clients. Elle traversa la salle sans aucune hésitation jusqu’à la table du fond à laquelle il l’attendait comme convenu et ce, depuis près d’un quart d’heure. Non qu’elle fût en retard, mais lui mettait un point d’honneur à être systématiquement en avance. Cela lui laissait le loisir d’étudier les lieux et les éventuelles solutions de repli le cas échéant, ce qui dans sa partie relevait du pur bon sens. Elle posa son sac à main sur la table. Lui reposa sa tasse d’expresso. — Monsieur Moriarty ? lui demanda-t-elle en replaçant d’un geste charmant la mèche blonde qui barrait son front. — Lui-même. Et vous êtes ? — Bien tenté, fit-elle en s’asseyant et en faisant signe au serveur d’approcher, mais pas de nom. C’est bien ainsi que nous en avions convenu, me semble-t-il. D’ailleurs, de votre côté, vous aurez du mal à me faire croire que « James Moriarty» est votre vrai nom.
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— Disons qu’étant donnée la nature de mes activités, ce pseudonyme en vaut bien un autre, même si je me considère plus comme un honnête artisan que comme un « Napoléon du crime ». — Effectivement. J’apprécie la référence littéraire. Il est toujours plaisant de rencontrer un homme cultivé. Le serveur s’approcha de la table. Elle commanda une eau gazeuse et lui demanda s’il voulait quelque chose. — Oui. Un autre café, s’il vous plait. Le serveur s’éloigna et revint avec la commande quelques minutes plus tard. Tandis que Moriarty regardait avec intérêt le tableau de maître reproduit sur l’emballage de son morceau de sucre, elle fit glisser une enveloppe de papier marron jusqu’à lui. Il but une gorgée de café et ramassa l’enveloppe en jetant un œil sur les autres clients du bistro. Il en tira une photo en noir et blanc à l’arrière de laquelle on avait griffonné une adresse. Il détailla longuement le cliché. On pouvait y voir une statuette blanche représentant un chat à l’affût, monté sur un socle de bois sombre. — Jolie pièce. Les détails semblent très fins. C’est de l’ivoire ? — Du jade blanc. Le socle est en ébène. — Du jade blanc ? Je ne savais même pas que ça existait. Je suppose que ça doit être très rare et valoir une petite fortune. Je peux comprendre que vous vouliez la récupérer. — Mon intérêt pour cette statuette est plus sentimental qu’autre chose. De toute façon, vu son extrême rareté, j’aurais bien du mal à la revendre. Même en dehors des 270
circuits officiels, elle ferait se lever quelques sourcils. Non, vraiment, sa valeur pécuniaire n’est pas ma motivation. — Bien. Je ne discute pas. Vous avez vos raisons et elles ne me concernent pas. Vous a-t-on donné mes tarifs ? — Oui. Nos connaissances communes ne tarissent pas d’éloges à votre égard. On vous dit fiable, efficace et discret. Étant donnée la somme que vous réclamez, j’espère que vous serez à la hauteur de votre réputation. — Je l’espère aussi. Oserai-je vous demander qui vous a donné mes coordonnées ? Vous comprendrez que j’apprécie d’avoir un minimum de détail sur ceux avec qui je travaille. Mon métier n’est pas réellement sans risque, voyez-vous. — Oh, vous pouvez oser, répondit-elle avec un sourire discret, même si je pense que vous vous doutez déjà de ma réponse. Je vois tout à fait ce que vous voulez dire et je comprends que votre activité vous demande de prendre certaines précautions, mais je pense aussi que vous comprendrez que je ne peux rien dire concernant mes contacts. Certains sont des gens d’une très haute situation. Je m’en voudrais de les placer dans une position délicate si quelque oreille indiscrète devait les entendre citer dans des circonstances telles que celles qui nous réunissent cet aprèsmidi. De plus, il va sans dire que, moi aussi, je me risquerais de me trouver dans une position des plus désagréables par rapport à eux si cela devait arriver. Vous n’êtes pas le seul à vivre dangereusement et à apprécier votre anonymat, monsieur Moriarty. — Je m’en voudrais de vous placer dans une telle position. Passons, donc. D’un point de vue technique, pouvez-vous me fournir quelques renseignements concernant la maison qui pourraient nous faire gagner du temps ?
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— Je ne sais pas trop. Je ne pense pas que le système d’alarme vous causera trop de soucis. Pour autant que je me souvienne, l’objet doit se trouver exposé dans une vitrine d’une des chambres du deuxième étage de la maison. À part ça, le propriétaire a pour habitude de passer la soirée à son cercle de jeu tous les vendredis soirs et rentre rarement avant les premières heures du jour. — Vous sauriez vers quelle heure il quitte la maison? — Je dirais aux environs de vingt-et-une heures. — J’y serai pour vingt heures trente.
L’homme quitta son domicile à vingt et une heures cinq, précisément. Dissimulé à l’arrière de sa voiture, sirotant tranquillement un gobelet de café, Moriarty sourit en se disant que si tout le monde avait des habitudes de vie aussi bien réglées, alors son travail en serait considérablement simplifié dans bien des cas. Il attendit encore quelques minutes après que la berline du propriétaire des lieux eut disparu derrière le coin de la rue avant de se glisser subrepticement derrière l’imposante bâtisse. En bon professionnel, il était déjà venu faire quelques visites préliminaires dans la semaine et il avait conclu que la porte de derrière ne devait pas lui donner trop de difficultés. Quant à la sécurité de l’endroit, il avait été surpris de ne repérer que de simples capteurs magnétiques aux différentes ouvertures du bâtiment, ce qui était étonnant si on considérait les nombreuses pièces précieuses qu’il avait pu apercevoir par les fenêtres du rez-de-chaussée. Le propriétaire semblait être un collectionneur avisé, sauf en ce qui concernait la sécurité de ses collections. Pas de détecteur 272
volumétrique ni de surveillance vidéo. Ce travail s’annonçait sans trop de difficultés. S’il avait eu quelque scrupule, il en aurait presque eu honte de prendre de l’argent à sa cliente pour un tel jeu d’enfant. Avec un simple système de câbles électriques relié à un petit appareil de sa fabrication qu’il aurait pu lui vendre pour une bouchée de pain, elle aurait très facilement pu faire le travail elle-même. Mais cela, il s’était bien gardé de le lui dire. Un des secrets de son office était justement de laisser croire que tout cela était extrêmement compliqué, sans quoi n’importe quel petit malfrat de banlieue le ferait pour moins cher. Mais il était tout de même vrai que, la plupart du temps, un artiste tel que lui gâchait ses talents sur ce type d’opérations faciles. Il en était à ces réflexions quand la porte céda. Il écarta le battant avec mille précautions et se glissa à l’intérieur de ce qui semblait être une petite remise. Slalomant entre les différents outils de jardinage et autres boîtes en carton, il se faufila jusqu’à la porte qui menait dans la maison. Par bonheur, celle-ci n’était pas verrouillée. Elle s’ouvrit dans un léger craquement de bois tiraillé par l’humidité. Moriarty se retrouva dans un petit couloir donnant dans l’entrée de la maison. Au-dessus de sa tête, il pouvait voir l’imposante volée de marches qui menait vers les étages. Décidant de se fier en priorité à la mémoire de sa cliente, il marcha à pas de loup en direction de l’escalier, non sans jeter un rapide coup d’œil dans le grand salon qui occupait une bonne partie de ce rez-de-chaussée en vue d’une éventuelle future visite, pour son compte cette fois. Trop content de constater que l’épaisse moquette qui recouvrait entièrement les marches de bois massif étouffait le bruit de ses pas, le cambrioleur monta les escaliers quatre à quatre jusqu’au deuxième étage. Enfin, en fait d’étage, il s’agissait en réalité d’un palier avec une porte entrouverte derrière 273
laquelle il distinguait une échelle de meunier (certainement pour grimper au grenier) à une extrémité, une volée d’étagères chargées de reliures de cuir alignées contre le mur et une seconde porte, fermée celle-ci, à l’autre extrémité. Espérant que la chance qu’il avait eue dans la remise se répéterait, il appuya sur la poignée ouvragée, mais constata que cette porte-ci était fermée à clef. Il posa son épaule contre le battant et poussa d’un coup sec. La lourde planche ne frémit même pas. Sous ses atours de bois verni, cette porte devait être doublée d’une plaque d’acier. Voilà qui semblait confirmer les souvenirs de sa cliente. Pourquoi faire poser une porte blindée au deuxième étage de sa maison quand on semble faire si peu de cas de la sécurité, à moins d’avoir quelque chose de particulièrement précieux à cacher derrière ? Il s’accroupit et observa la serrure de plus près. Le mécanisme avait l’air plutôt simple. Il sortit son kit de crochetage de sa besace et se mit au travail. Mais il en était encore au round d’observation quand soudain un bruit de frottement courut le long du mur derrière lui. Instinctivement, il se figea. Un instant, il crut avoir fait une erreur de jugement et ne pas être seul, puis il comprit pourquoi le propriétaire avait jugé plus opportun de ne pas faire installer de détecteur de mouvement dans sa maison en voyant un gros chat noir qui le dévisageait en glissant le long de la plinthe. « Allez, sauve-toi », lui chuchota-t-il avant de reprendre le crochetage de la serrure. Il était sur le point de réussir lorsqu’il vit du coin de l’œil son nouveau compagnon qui s’approchait doucement de lui, l’air intrigué par ce mystérieux visiteur. Moriarty lui fit signe de filer, mais le chat semblait n’en avoir cure. Il vint s’asseoir à ses pieds et le fixa de ses yeux d’ambre en ronronnant. Le cambrioleur préféra ignorer l’animal pour se concentrer sur sa tâche. 274
Après tout, il n’était pas à l’abri d’un voisin curieux qui l’aurait repéré ou d’un retour intempestif du propriétaire. — Enfin, fit-il à l’intention du chat, si ton maître revient, je pourrais toujours te prendre en otage. Les propriétaires de chats sont souvent gagas de leurs bestioles. Il se tourna vers l’animal en gloussant de sa bêtise, mais son témoin à charge avait disparu. Félicitant intérieurement le félin pour sa discrétion, il jeta un coup d’œil alentour avant de se remettre à l’ouvrage. Il manqua de peu de crier de surprise en entendant un miaulement derrière lui. Il se tourna en un éclair et vit le chat qui le regardait toujours avec autant d’intérêt, perché sur un des étages des bibliothèques. — Mais comment as-tu fait pour grimper là haut si vite sans que je t’entende ? demanda-t-il à voix haute. Quand toute cette histoire sera terminée, il faudra que nous ayons une bonne conversation, toi et moi. Je crois que tu connais deux ou trois astuces qui me seraient bien utiles. Le greffier répondit d’un petit miaulement en enfouissant son museau entre ses pattes. Un sourire aux lèvres, Moriarty s’en retourna vers sa serrure qui céda quelques instants plus tard. — Alors, qu’est-ce que tu dis de ça ? fit-il à l’adresse du chat. Mais, à sa grande surprise, l’animal avait encore disparu sans laisser de trace. « Je vois que j’ai affaire à un maître de
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l’évasion, » dit-il dans sa moustache en ouvrant doucement la porte. Il jeta un œil à l’intérieur. Tout semblait calme. Il ouvrit plus avant, essayant de faire le moins de bruit possible, mais il ne put réprimer un hoquet nerveux quand le chat lui passa en courant entre les jambes, manquant de le faire tomber. Ce qui avait surpris le professionnel de la cambriole, ce n’était pas tant la réapparition soudaine de ce chat dont il avait à présent le sentiment qu’il ne s’en débarrasserait pas avec une caresse, mais surtout le fait qu’il ne venait pas de derrière lui, mais de l’intérieur de la pièce qu’il venait d’ouvrir ! Il se tourna vers l’animal qui le dévisageait d’un air satisfait et lui dit en dégainant un doigt inquisiteur : — Bon, écoute-moi bien, « Houdini» : soit tu m’expliques par où tu es passé, soit tu arrêtes de traîner dans mes jambes. Est-ce que nous sommes d’accord ? Assis, sa queue soyeuse enroulée autour de ses pattes de velours, « Houdini» le toisa du regard un instant avant de découvrir deux rangées de dents blanches dans un bâillement épique. — Oui, je m’en doutais, dit Moriarty. Alors, tu restes là. Il passa la porte et la referma derrière lui. Il entendit un ou deux miaulements de protestation derrière le lourd panneau de bois, mais ils cessèrent rapidement. Il pressa son oreille contre le battant. Plus rien. « Pas si tenace que ça, finalement, » se dit-il pour lui-même. Il se tourna vers l’intérieur de la pièce et constata qu’il se trouvait à présent dans un nouveau couloir sombre. Les murs étaient tapissés d’une moquette murale usée dont le vert amande passé et 276
zébré de jaune sale détonnait avec l’aspect riche du reste de la maison. Il s’avança jusqu’à la moitié du couloir où une porte grande ouverte donnait sur un petit salon uniquement éclairé par la lumière de la lune qui tombait d’un œil de bœuf. Pour tout mobilier, un fauteuil de cuir marron et une table basse surmontée d’un vase vide se tenaient compagnie face à une antique cheminée. Un faible reflet de lune attira son attention. Dans la pénombre, il distingua un petit objet clair posé sur le dessus de la cheminée. Il pointa le faisceau lumineux de la lampe stylo qu’il transportait toujours avec lui sur l’objet. Malheureusement, il ne s’agissait pas du chat de jade, mais d’une simple matriochka en porcelaine. Déçu, il se détourna pour se diriger vers l’autre pièce qu’il avait aperçue au fond du couloir, mais un bruit le fit tressauter. Il se fustigea intérieurement de sa nervosité. Tout cela n’était guère professionnel de sa part. Il rentra dans la pièce et vit que la poupée russe gisait brisée au sol. Il s’agenouilla et, en prenant un morceau de porcelaine dans sa main gantée, se demanda ce qui avait bien pu faire tomber ce bibelot. La réponse lui vint de derrière le fauteuil, dans un ouragan confus de poils, de griffes et de dents. Profitant de la position accroupie du voleur, le chat se jeta à son visage en feulant comme un démon. Le pauvre Moriarty, pétrifié par la surprise, eut tout juste le temps d’attraper le matou dont la patte griffue l’atteignit tout de même juste au dessus de l’œil. Il poussa un cri de surprise et envoya voler le maudit animal derrière le fauteuil. Adossé à la cheminée, essuyant d’un revers de manche le sang qui lui coulait dans l’œil, il vit son assaillant réapparaître sur le dossier du fauteuil. La vision de cauchemar, tout droit échappée d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, le transperçait de son regard incandescent, prête à attaquer de nouveau. La respiration chevrotante, il tenta de se relever, mais, avant qu’il ait eu le 277
temps d’esquisser le moindre mouvement, le chat bondit de son perchoir, passa comme un éclair devant lui et alla se poster dans l’encadrement de la porte, comme pour s’assurer que sa proie ne s’enfuirait pas. Puis, telle une panthère miniature, il s’avança en grondant, la queue battant l’air. Des soubresauts sous sa fourrure trahissaient l’extrême tension sous l’apparente indolence. En le regardant s’approcher lentement de lui avec cette lueur prédatrice dans le regard, Moriarty se demanda ce qui avait bien pu arriver à ce chat pourtant si sympathique encore quelques minutes plus tôt. Peut-être n’appréciait-il pas qu’on force les portes de sa maison ? Et par où avait-il pu passer pour le rejoindre là ? Cela commençait à faire beaucoup de questions pour un si petit animal et Moriarty n’avait pas le temps de leur chercher des réponses. Désemparé, il empoigna un tisonnier qu’il avait fait tomber en percutant le foyer de la cheminée et l’agita en tous sens pour tenter d’effrayer le félin, mais ce dernier ne parut guère impressionné. Il esquivait la tige de métal avec agilité et revenait à la charge, frappant de droite et de gauche, crachant et griffant l’air de plus belle. L’animal doux et placide de tout à l’heure était méconnaissable. En dépit de sa répugnance à blesser un animal, Moriarty devait bien se rendre à l’évidence : pour quelque obscure raison, ce chat lui en voulait et ne le laisserait pas tranquille. Il cessa ses moulinets avec le tisonnier. De surprise, le matou s’immobilisa un instant, puis il se jeta sur le cambrioleur, toutes griffes dehors. Moriarty le réceptionna, à la manière d’un joueur de base-ball, d’un violent coup de tisonnier qui l’envoya s’écraser contre un mur. Étourdi, affalé contre la plinthe, du sang coulant d’un de ses yeux fermés, l’animal feulait de haine, battant l’air de sa queue. Bien décidé à en finir, Moriarty courut jusqu’au mur et asséna de toutes ses 278
forces un coup de pied dans le flanc de la pauvre créature qui hurla de douleur en sentant ses côtes se rompre. Les deux mains appuyées contre le papier peint taché de rouge, il continua de frapper jusqu’à ce qu’aucune trace de vie ne subsiste dans la carcasse en charpie. Réprimant une terrible envie de vomir à la vue de son œuvre sinistre, Moriarty s’écarta jusqu’à une fenêtre afin de vérifier que personne n’avait entendu le vacarme qu’il venait de faire. Après quelques minutes, il décida que tout allait pour le mieux et qu’il était temps d’en finir avec ce travail. Il se dirigea vers la grande pièce située au fond du couloir. De là où il se tenait, il pouvait voir le reflet de la lune sur ce qui semblait être une rangée de vitrines. La statuette devait se trouver là. Il consulta sa montre. Comme il le craignait, il avait déjà passé trop de temps à chercher. Il allait devoir se dépêcher s’il voulait vérifier correctement que la vitrine n’était protégée par aucun système de sécurité plus performant que ce qu’il avait trouvé ailleurs dans la maison. Il s’avança jusqu’à la porte quand un petit craquement suivi d’un bruit de verre brisé retentit derrière lui. Ses réflexes prirent le dessus. En un battement de paupière, il était caché derrière une commode, les sens aux aguets. Retenant son souffle, il écouta attentivement, cherchant à décrypter le silence assourdissant qui venait d’engloutir la pièce. Puis soudain lui vint une idée qui l’écœura : et si cette pauvre bête n’était pas tout à fait morte ? Il s’en voulait déjà suffisamment d’avoir dû faire souffrir ce chat ainsi, mais il ne se pardonnerait jamais de l’avoir laissé se débattre dans l’agonie sans avoir rien fait. Tirant un long tournevis de sa besace, il repartit vers le petit salon pour mettre un terme au calvaire de sa petite victime. Au pied du mur où il l’avait laissé, seule une flaque de sang encore humide dans laquelle plusieurs touffes de poils 279
noirs étaient engluées témoignait encore du passage de l’animal. Moriarty pensa que la petite vermine devait être plus résistante qu’il l’aurait cru, car, en dépit de la violence avec laquelle il l’avait battu, la bestiole avait bel et bien disparu. Il balaya la pièce du regard, mais le chat s’était littéralement volatilisé. Plus que surpris, il repartit dans l’autre pièce avec un haussement d’épaules. Il était arrivé à quelques mètres des vitrines quand il reçut un coup dans le dos qui manqua de le faire basculer vers l’avant. Prenant appuis sur un petit guéridon, il fit volte-face et se trouva nez à nez avec le chat noir qui cracha comme un possédé avant de se jeter à nouveau sur lui. Le cambrioleur balaya l’animal en vol d’un revers de main. Le chat roula au sol en râlant. Il bondit instantanément sur ses pattes et se rua encore une fois vers l’homme désemparé. Moriarty esquiva de justesse les crocs acérés qui claquèrent à quelques centimètres de sa gorge. L’animal s’assomma contre la commode devant laquelle l’homme se tenait. Groggy, il grondait en tentant de se redresser. Moriarty sut à cet instant que la haine inexplicable qu’il lisait dans les yeux de cette bête le hanterait jusqu’à la fin de ses jours. Il empoigna le guéridon par le pied, le leva à bout de bras au-dessus de sa tête et l’abattit sur la bête de cauchemars qui hurla de douleur en cherchant à se débattre. Moriarty leva le guéridon puis l’abattit de nouveau. Et encore. Et encore. Les cris de l’animal s’éteignirent rapidement tandis que le craquement sinistre des os faisait place à des clapotis infects. Le souffle court, le cœur au bord des lèvres, Moriarty laissa tomber le guéridon une dernière fois sur le corps réduit en une bouillie obscène. Ses chaussures étaient maculées de sang luisant sur la lune. Il n’avait pas le temps de se remettre, il fallait qu’il parte au plus vite. Tout cela prenait trop de temps. Il n’allait tout de même pas se faire prendre à 280
cause d’un simple chat. Il se tourna vers les vitrines. De là où il se trouvait, il pouvait voir distinctement la petite statuette qu’il était venu chercher. Ressortant la lampe-stylo de sa besace, il s’approcha de la cage de verre qu’il examina attentivement pour dénicher un éventuel système d’alarme. Le faisceau lumineux balaya les moindres recoins sans rien révéler. Le cambrioleur tendit la main vers la vitre quand soudain un feulement rauque au dessus de lui pétrifia son sang dans ses veines. Il releva la tête en plaçant instinctivement ses mains devant son visage, mais n’eut que le temps d’apercevoir le bout d’une queue noire de jais qui disparaissait tel un serpent derrière l’armoire qu’il s’apprêtait à forcer. Pointant le faisceau de la lampe vers le guéridon, Moriarty constata avec terreur qu’une longue traînée sanglante s’en échappait en direction de la porte. « Mais combien de fois va-t-il falloir que je te tue pour que tu me laisses tranquille ? » cria-t-il à l’adresse de la créature dont il savait qu’elle l’observait depuis un des coins sombres de la pièce. En guise de réponse, il entendit quelque chose bouger faiblement sur sa gauche. Il braqua la lampe en direction du bruit et vit une ombre se couler derrière une chauffeuse. Agrippant son tournevis si fort que ses phalanges grincèrent, il fit un pas vers le meuble en osier, mais un nouveau bruit, derrière lui cette fois, l’interrompit. Il eut tout juste le temps de se retourner pour voir la grande étagère près de laquelle il se tenait s’écrouler sur lui dans un vacarme effroyable. Assommé, Moriarty gît ainsi pendant plusieurs minutes, coincé sous les lourdes planches de bois massifs, empêtré dans les reliures des livres anciens. Retrouvant petit à petit l’usage de ses sens, il sentit une douleur lancinante lui torturer la jambe. Soudain, au cœur des ténèbres au-dessus 281
de lui, il vit avec épouvante se découper une paire d’yeux cruels sous lesquels se dessina une rangée de petites dents pointues. Dans un léger martèlement feutré, le chat prenait tout son temps pour s’approcher de sa victime. Il donnait l’impression malsaine de réellement se délecter de ce moment. Tremblant à l’idée de ce qui arriverait à son visage si l’animal devait avoir le temps d’arriver jusqu’à sa tête, Moriarty banda les muscles de ses bras au maximum. Ses coudes endoloris grincèrent sous l’effort. Après de longues secondes, cependant, il parvint à repousser la lourde étagère de sur lui et à la faire basculer sur le côté. Il se traîna sur le sol, les yeux rivés sur l’étagère renversée, jusqu’à ce que son dos touche le pied de la vitrine. De sous les planches disloquées lui parvenaient les cris de protestation du chat qui cherchait à s’en extirper en griffant haineusement le bois. Puis, d’un coup, la pièce fut silencieuse. Plus rien ne bougeait. Moriarty tendit l’oreille. C’était comme si la maison tout entière retenait son souffle. Un vieux livre qui était resté coincé dans un des étages à présent brisés glissa et tomba lourdement sur le parquet. Le claquement sec du cuir sur le bois se propagea dans l’air comme le signal de départ d’une course infernale. Aussitôt, le chat noir jaillit du tas de planches et se jeta comme une furie sur le cambrioleur. Dans un réflexe de survie inespéré, l’homme parvint à attraper l’animal et à le plaquer au sol. La main serrée autour du cou de la bête qui écumait de rage et lui labourait le bras de ses griffes, il chercha de son autre main son tournevis qui lui avait échappé dans sa chute. Mais l’animal se débattait avec tant d’ardeur qu’il parvint à se libérer de la prise et mordit cruellement la main gantée avant de se sauver en courant vers le couloir. Furieux, Moriarty jeta de toutes ses forces le tournevis qu’il avait fini par attraper. Haletant, il sentait son pouls battre dans sa main 282
écorchée. Il tenta de se relever, mais une vive douleur l’en dissuada. Manifestement, il s’était foulé le genou dans sa chute. Désespéré par la direction cauchemardesque qu’avait prise cette opération au demeurant si simple, il releva les yeux vers la vitrine contre laquelle il s’était adossé. Tout ça pour cette fichue statuette ! Mais, alors qu’il détaillait le bibelot, un déclic se fit sous son crâne contusionné. Quelque chose ne collait pas. Dans le feu de l’action, il n’avait pas pu y faire attention, mais à présent il en était certain : il avait crevé un des yeux du chat avec le tisonnier la première fois, et quand celui-ci était revenu à la charge, il n’en portait plus aucune trace. Et la deuxième fois, après qu’il l’avait frappé avec le guéridon, le chat semblait encore en parfaite santé. Il voulait bien admettre qu’on prétende que les chats ont neuf vies, mais tout de même. Un feulement menaçant lui parvint de l’autre pièce. Cette sale bête revenait à l’attaque. Sentant bien qu’il n’arriverait pas à se défendre s’il restait à terre, il tenta une nouvelle fois de se redresser, mais quand il vit ce qui entrait dans la pièce, il se laissa retomber. Il sentit un froid glacial s’emparer de ses entrailles. Il voulut déglutir, mais manqua de s’étrangler. Il venait de comprendre. On s’était joué de lui, et ce, depuis le début. Car ce n’était pas une paire d’yeux luisants qui le fixait sans sourciller, mais une vingtaine, peut-être plus, toutes rigoureusement identiques aux autres. La marée de pelages noirs et ondulants se propagea dans la pièce jusqu’à lui couper toute issue possible. Puis tous s’arrêtèrent et s’assirent en le dévisageant, comme s’ils avaient attendu une réaction de sa part, une excuse pour lui donner le coup de grâce. Cela, ou peut-être autre chose dont le cambrioleur n’avait pas idée…
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Dans une ambiance lourde de la fumée de cigares hors de prix, les visages fermés d’une douzaine d’hommes en costumes sombres se découpaient dans la lumière grise des écrans de contrôle. Au centre du moniteur principal, un homme habillé de noir, assis à même le sol, massait nerveusement son genou blessé sans parvenir à détacher son regard de la masse soyeuse de poils luisants qui lui coupait toute possibilité de fuite. — Ainsi que vous pouvez le constater, reprit la démonstratrice en ramenant une mèche blonde derrière son oreille d’un geste fluide, la dernière génération du modèle N.E.M.R.O.D. représente une avancée déterminante en comparaison avec les versions précédentes du projet. En effet, cette fois, non seulement l’intelligence et le sens tactique des sujets ont encore été améliorés par rapport à la version 8.02, mais nos chercheurs sont parvenus, par un procédé de greffes croisées de tissu nerveux que je me ferais un plaisir de vous exposer plus en détail si vous le souhaitez, à créer un sens de la collectivité chez cet animal pourtant d’un naturel individualiste. Ceci permet, comme vous venez d’en avoir la preuve, l’application des différentes stratégies d’attaques qui leur sont inculquées par conditionnement génétique non plus à l’échelle de l’individu, mais à celle du groupe, à la manière d’un essaim d’abeilles par exemple. — Vous voulez dire que ces chats fonctionnent par le biais d’une espèce de conscience collective, c’est cela ? demanda un des costumes sombres. — C’est à peu près cela. Même si le terme de « conscience » est encore un peu exagéré à ce stade du 284
projet, nous sommes tout de même parvenus à ce que les sujets agissent selon un plan préétabli qu’ils peuvent modifier en temps réel sans avoir besoin de se concerter. Avez-vous remarqué avec quelle rapidité le groupe a su dissimuler les unités neutralisées afin de préserver l’illusion de la présence d’une unité unique sur les lieux ? — En effet, c’est assez impressionnant, dit un homme assis au fond de la salle sur le costume duquel luisait une série de médailles militaires. Mais à quelles applications ce projet pourrait-il être destiné ? — Les possibilités sont étendues. Le modèle N.E.M.R.O.D. peut être employé à de simples fins de sécurité, comme notre très cher ami Moriarty vient de vous le démontrer, mais avec le conditionnement adapté on peut très aisément l’employer dans le cadre de missions d’infiltration. De plus, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de souligner que leur aspect inoffensif endort la méfiance des cibles et rend ce modèle d’autant plus efficace. — J’ai entendu parler d’une adaptation du projet sur d’autres races telles que le tigre de Sibérie. — Je vois que vous êtes bien renseigné. En effet, même si les sujets sont moins sensibles au protocole N.E.M.R.O.D., nous avons des résultats encourageants. Nos chercheurs estiment pouvoir produire des unités destinées aux frappes chirurgicales en zone de combat d’ici à deux ans. Mais nous vous tiendrons informé le moment venu. — J’avoue tout de même avoir des doutes. Vos bestioles arriveraient-elles à gérer une situation plus complexe ? Plus d’un individu à éliminer, par exemple. Dans la pénombre de la salle de démonstration, l’hôtesse sourit en faisant glisser son ongle verni jusqu’au bouton de l’interphone. 285
— Vous anticipez sur notre démonstration de minuit et demie. Elle activa l’interphone. Dans le salon, Moriarty entendit le craquement d’un haut-parleur qu’on met sous tension. Une voix de femme qu’il eut l’impression désagréable de reconnaître résonna dans la pièce. « Messieurs… » Au son de la voix, tous les petits yeux verts s’écarquillèrent en direction d’un petit boîtier posé en haut d’une armoire. L’air se remplit de ronronnements amoureux. La femme reprit : — Démonstration terminée. Veuillez faire de la place pour la suite du programme, s’il vous plait. Le cambrioleur avait peur de comprendre. L’enceinte craqua une dernière fois avant de s’éteindre. Un par un, les regards métalliques des chats quittèrent l’interphone pour se ficher impitoyablement dans le sien. L’air sembla se figer, comme pour laisser le temps au cambrioleur de faire une dernière prière. Puis il vit terrifié la masse sombre qui coulait lentement vers lui se peupler de petits crocs humides. Il eut à peine le temps de hurler avant que la vague de velours noir l’engloutisse complètement. Depuis son socle de bois vernis, le petit chat de jade blanc regardait impassible ses frères de chair repeindre la nuit en rouge.
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As Dlan Claude Roux
Pierre se réveilla en sursaut, le corps couvert de sueur. Lentement, il se passa la main sur le front et sentit de lourdes gouttes salées lui glisser entre les doigts. Il jeta un coup d’œil au réveil qui prenait la poussière à côté de son lit de camp. Celui-ci indiquait six heures. Il se redressa, pivota dans le lit et posa le pied par terre. Il poussa un grognement agacé. Il s’était foulé la cheville la veille et avec l’immobilité de la nuit, la douleur était devenue particulièrement forte. Il hurla un « merde » retentissant et poussa un profond soupir. Puis, il se pencha et attrapa les béquilles que Roland avait déposées au pied du lit. S’appuyant sur sa jambe encore valide, il réussit enfin à s’extraire de sa couche et c’est moitié boitillant, moitié maugréant, qu’il sortit de la lourde tente sous laquelle il dormait maintenant depuis presque deux mois. Au loin, derrière les dunes, le soleil se levait, projetant une lumière douce, vaguement rosée sur le chantier qui s’étendait maintenant à perte de vue. En face de lui, Roland s’était déjà levé et prenait un petit déjeuner léger sur l’une des rares longues tables pliantes qui avaient résisté depuis leur arrivée. Pierre s’approcha aussi rapidement qu’il put, jurant entre les dents chaque fois que le sable refusait de lui rendre sa béquille. Roland examinait le disque d’une vingtaine de centimètres de diamètre qu’il avait découvert la veille. Il venait de le nettoyer en utilisant un peu d’eau distillée et il
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l’étudiait sous une loupe à fort grossissement. Il était si profondément plongé dans son travail qu’il ne se rendit compte de la présence de Pierre que lorsque ce dernier lui parla. Et encore, il mit presque vingt secondes avant de comprendre la question elle-même. – Qu’est-ce que tu dis ? – Tu as découvert quelque chose d’intéressant ? Roland sourit. C’était un homme jovial d’une quarantaine d’années, au visage brûlé par ses multiples fouilles dans le désert. Bien qu’il fût maigre, et presque aussi décharné que les momies qu’il avait souvent exhumées, il avait un visage rond et ouvert qui contrastait avec son allure dégingandée. Pierre lui, affichait un physique de jeune premier italien, mais son sérieux et son manque d’humour bridait une grande partie de son potentiel. Âgé d’environ trente-cinq ans, il avait principalement consacré l’essentiel de son temps à sa carrière et avait accumulé les terrains et les articles dans les revues les plus prestigieuses sans qu’on lui connaisse la moindre liaison romantique, à l’exception de quelques aventures aussi rares que fugaces. – Oh Oui ! Regarde. Il lui tendit l’objet. Pierre jeta un coup d’œil d’abord rapide, puis plus attentif. – On dirait une porte avec un lion devant… – Oui… C’est aussi ce que je pense… Pierre finit par s’asseoir. Il étendit sa jambe et se servit une tasse de café noir qu’il se mit à déguster lentement. La nuit froide laissait doucement place à la chaleur du soleil levant, un moment rare où les températures en équilibre étaient tout à fait supportables. La journée, de toute façon, serait semblable aux précédentes, une fournaise d’où l’on sortait exténué, lessivé, démoli. Il jeta un coup d’œil circulaire. La ville se découvrait dans les premières lueurs de
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l’aube. Un ensemble disparate de trous peu profonds d’où émergeaient par endroits quelques bases de colonne largement abrasées par le sable et le vent. La cité s’étendait sur un espace circulaire de presque cinq cents mètres de diamètre dont le centre était occupé par un temple ou un palais. Les bâtiments devaient être peu élevés, de grandes maisons basses, carrées, au toit plat, appuyées les unes contre les autres, selon une architecture immuable que l’on retrouvait encore au Moyen-Orient. Ils avaient découvert très peu d’objets, deux amulettes en or en tout et pour tout et une quantité astronomique de tessons de poterie de toutes sortes. La dernière datation donnait 9500 ans, ce qui en faisait une des villes les plus anciennes au monde, mais jusque-là la moisson avait été pauvre. Ils n’avaient trouvé aucune indication de l’origine du peuple qui avait bâti cette ville, à l’exception de quelques squelettes en mauvais état qui indiquaient une appartenance à une population peut-être sémitique, mais sans aucune assurance de ce point de vue. La veille, une portion du terrain s’était effondrée sous les pieds de Pierre, qui avait révélé une pièce cachée dont ils devaient commencer la fouille ce matin. Il s’était aussi foulé la cheville par la même occasion. Dans le désert, on travaillait tôt le matin et tard le soir. Le reste de la journée, la chaleur était trop forte pour tenter quoi que ce soit. Pierre poussa un soupir, avec sa patte malade, il ne pourrait guère aider le reste de l’équipe dans leurs recherches. Enfin, sur un chantier, il y a toujours du travail d’étiquetage et d’enregistrement des objets et sa journée ne serait pas vraiment perdue. Il jeta un coup d’œil sur la pile de morceaux de bois fossilisé, de tessons de poterie brisés et devant l’ampleur de la tâche, il eut une grimace de dégoût. Il avala un morceau de pain couvert de miel, finit sa tasse de café et sans dire un mot s’installa avec l’ordinateur,
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l’appareil photo numérique et un pinceau à nettoyer devant le tas de ce qu’il fallait bien appeler des gravats. – C’est pour la science, mon gars. Les autres membres de l’équipe ne tardèrent pas à sortir de leur lit. Ils s’installèrent en silence autour de la table, encore abrutis par la courte nuit de sommeil. Puis à peine un quart d’heure après, ils s’éloignèrent en direction de la tranchée que les pieds malheureux de Pierre avaient mise à jour. – Hey Günter ? L’Allemand, un petit homme d’un mètre soixante-dix, la peau aussi rouge que les poteries qu’ils découvraient depuis deux mois, se retourna. – The radio. Keep me informed… – Ya… Ya… I will. Take care… Pierre lui jeta un coup d’œil reconnaissant. – Merci… Au bout de deux heures d’étiquetage, de descriptions à haute voix, de photos, Pierre en eut assez. Il se leva, posant précautionneusement son pied sur le sol et il se servit une autre tasse de café. Il récupéra le combiné et tomba sur Jane, une Américaine d’une cinquantaine d’années aussi joyeuse et bordélique qu’un maniaco-dépressif en phase terminale. – Alors, vous avez trouvé des trucs intéressants ? – C’est très bizarre. On trouve que des squelettes de chats… Mais des gros chats… – Not cats Jane… Too big for that. Il reconnut la voix de Günter en arrière-fond. – Si ce n’est pas des chats, c’est quoi alors ? – Peut-être des servals… Ou bien une espèce disparue… Pierre se gratta le menton. Des squelettes de chat n’avaient rien de surprenant dans cette région du monde. Les
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Égyptiens en leur temps les embaumaient avec le même soin que les humains. Et la région dans laquelle ils fouillaient était voisine des territoires qui devaient un jour devenir l’Égypte des pharaons. Pierre demanda : – Ils sont momifiés ? – Oui… Mais une momification assez archaïque… On a retiré les boyaux et on a laissé la carcasse se dessécher au soleil… À mon avis… Ensuite, les corps ont été enterrés au même endroit. – C’est une technique qu’on retrouve dans l’Égypte préhistorique… – Ça ressemble beaucoup. – Ils sont dans des linceuls ? – Difficile à dire… Je pense oui, on a retrouvé des bouts d’étoffe. Je pense être du lin… Mais c’est trop vieux… Faudra faire une analyse plus fine. – Des bijoux ? – Plein de petites pierres rondes, avec un motif gravé… Mais très difficile à reconnaître. Trop usé. – Comme la pierre de Roland. Le lion devant une porte ? Il y eut un moment de silence parsemé de quelques grattements et autres bruits difficile à déchiffrer. – Ça se pourrait. Ils rentrèrent tous vers onze heures. Le soleil désormais frappait avec une violence aveuglante et le chantier était devenu une fournaise. Jane posa sur la table de petits disques de pierre dont Roland s’empara avec un certain empressement. Il fit couler quelques gouttes d’eau distillée sur la surface de la mieux conservée, celle dont le motif semblait le moins abîmé. Pendant un bref instant, la forme
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du lion et d’une porte apparut nettement, puis l’eau, happée par la chaleur ambiante s’évapora. Pierre demanda. – C’était peut-être le nom de la ville ou du royaume ? – Tu plaisantes. Les premières écritures sont apparues au moins deux mille ans plus tard. – Alors le symbole de cette ville ou de ce royaume. Roland haussa les épaules. – Ouais… Pourquoi pas… La frontière entre écriture et symbolique est plutôt ténue. En plus, on retrouve ce symbole avec un peu trop de régularité pour qu’il soit honnête… Jane intervint. – La porte peut être aussi le symbole d’une ville ou d’un village. D’un bâtiment… Roland se frotta l’oreille gauche du bout des doigts. – Mouais. Toutes les interprétations sont possibles. Bon, on mange ? La femme se défit de son long voile de lin et se présenta nue face au soleil levant. Derrière elle, un prêtre psalmodiait dans la langue sacrée les prières destinées à faciliter la venue de la lumière bienfaisante. Elle tenait entre les mains un large panier dans lequel elle puisait des morceaux de viande fraîche qu’elle lançait aux chats allongés sur le sol poli par d’innombrables cérémonies et que les premières lueurs de l’aube faisait scintiller tel un miroir. Les chats gras, le ventre distendu à force de manger, daignaient parfois se lever pour renifler d’un air dégoûté les morceaux frais de bœuf et de volaille que les villageois avaient ramenés le matin même. Rares étaient ceux qui allaient jusqu’à en manger une bouchée. Elle se retourna et murmura : – Est-ce ton premier séjour dans l’Empire des Lions ?
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Pierre se réveilla brutalement, le corps couvert d’une sueur glacée. Dans la lumière froide de la lune, à l’entrée de sa tente entrebâillée se tenait un chat, énorme, maigre, les yeux larges comme des pièces de cinq francs. L’animal miaula silencieusement et d’un bond plongea dans la nuit. Pierre poussa un cri épouvantable. Roland souriait doucement. – Tu as fait un drôle de cauchemar… – Bon dieu, il y avait aussi ce chat. Une bestiole énorme, aussi grosse que ceux dans mon rêve… J’ai jamais fait un rêve aussi réaliste. Roland lui prit le pouls et lui posa la main sur le front. – Tu n’as pas de température. Je ne pense pas que tu aies de la fièvre. C’est peut-être un peu de fatigue. – Elle a dit que l’endroit s’appelait : l’empire des lions. – Tu crois aux rêves magiques maintenant ? – Non… non… C’est simplement que mon inconscient a dû travailler fort pendant la nuit. Roland éclata de rire. – J’en ai vraiment l’impression. Tu perds les pédales dans l’un des sites les moins excitants que j’ai vus depuis dix ans. Pierre baissa les yeux vers le sol, l’air profondément gêné. Roland lui demanda. – Il y a autre chose ? Pierre se racla la gorge. – J’ai vu la ville telle qu’elle était à l’époque… – Et tu sais où est caché le trésor sacré des prêtres? demanda Roland sur le ton de la plaisanterie. – Non, non… – Alors. Quel est le problème ?
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– Et bien… Je n’en sais rien. Écoute, j’ai fait un rêve à la con. Autant s’arrêter là. – OK. Roland se leva de sa chaise, s’étira longuement. – Le chantier s’arrête à la fin de la semaine. On a une récolte plutôt maigre à part les momies de chat. Si tu as une intuition géniale surtout, ne te prive pas… Un petit rêve prémonitoire pourrait bien nous aider. – Te fous pas de ma gueule. Roland prit un air sérieux. – Hier soir, tu nous as foutu une putain de peur bleue, alors je crois qu’on peut bien un peu se foutre de ta gueule. Comment va ta cheville ? – Mieux chef… Beaucoup mieux, je vais pouvoir vous aider. – Bien… Très bien… On va encore creuser dans ton trou… Tu épauleras Jane. – OK. Sa cheville l’élançait encore un peu, mais il pouvait désormais marcher sur le sable souple sans que la douleur ne soit trop violente. Il ne pourrait guère porter de charge lourde, mais manier la truelle et le pinceau sans trop bouger était dans ses cordes. Quand il découvrit l’ampleur des fouilles de la veille, il eut un coup au cœur. Ils avaient profondément creusé le sol et la tranchée s’étalait sur presque dix mètres. Jane, allongée au fond, dégageait doucement du bout d’une petite pelle une petite statue en basalte noir qui évoquait la forme allongée d’un chat ou d’un lion. Cette civilisation semblait avoir été obsédée par les félins. Il descendit avec précaution au fond de la tranchée et se mit à genoux à côté d’elle. – Je peux t’aider ? – Tu as des outils avec toi ?
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– Non… Merde… J’ai vraiment la tête dans le trou aujourd’hui. Il escalada de nouveau le rebord de la tranchée et revint vers le campement aussi rapidement qu’il put. Il entendit alors un petit miaulement derrière lui, il tourna la tête brusquement et perdant un instant le terrain de vue, il buta contre une large pierre. Il s’effondra de tout son long sur le sol inégal heurtant de l’épaule un rocher plus épais que les autres. Le souffle coupé, l’épaule pulsante d’une douleur humiliante, il mit un certain temps à retrouver ses esprits. Au moment où il s’apprêtait à lâcher une bordée de jurons bien sentis, le sol commença à s’effriter sous lui, d’abord lentement puis de plus en plus vite pour finalement s’effondrer totalement. Il atterrit heureusement sur un large tas de sable qui absorba le gros de sa chute. Moitié assommé, moitié asphyxié, il resta sans bouger pendant presque cinq minutes tandis qu’un nuage de pierre et de sable finissait de l’ensevelir. Il tenta de bouger, mais au moment où il prenait appui sur ses bras, son épaule lui transmit une douleur aiguë qui lui arracha un cri qui se transforma rapidement en une toux inextinguible. Quand il reprit enfin son souffle, il put jeter un coup d’œil autour de lui. Le sol s’était effondré sur près d’une dizaine de mètres devant lui, révélant de chaque côté les contours noyés de sable de bâtiments intacts. Le sable avait formé une sorte de voûte en prenant appui sur les toits au-dessus d’une rue qu’aucun homme n’avait foulée depuis des millénaires. Cette voûte s’était effondrée à son passage. Quelques minutes plus tard, il entendit les voix lointaines de ses collègues. – Pierre, ça va ? La voix de Roland lui apparut la plus belle du monde. Il leva la tête, secouant la poussière qui lui couvrait les cheveux et le visage.
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– Je me suis fait mal à l’épaule. Je n’arrive pas à bouger. – Bon Dieu… T’es impossible en ce moment. Je descends. Roland se laissa glisser doucement le long du tas de sable et le rejoignit peu après. Il jeta un coup d’œil circulaire. – J’ai l’impression que tu viens de faire avancer notre chantier d’un grand pas. Il s’agenouilla à côté de lui et doucement le débarrassa de la couche de sable et de pierre qui le recouvrait. – Quelle épaule ? – La gauche. Il posa les mains sur son épaule et l’examina en la manipulant lentement. – Il n’y a pas de fracture à priori. Je sens quand même une grosse enflure. Je vais t’aider à te lever. Il passa de l’autre côté et l’aida à se remettre sur pied. – Tu peux marcher ? – Je… je crois… On dirait une rue non ? Roland secoua la tête, un léger sourire sur les lèvres. – J’ai l’impression. Pierre leva les yeux. Le sol s’était effondré en laissant à l’arrière une sorte de talus peu pentu par lequel Roland était descendu. Ils rejoignirent la surface au milieu des visages anxieux de ses collègues. – Are you alright Pierre ? demanda Jane. – Oui, oui, ça va. Je me suis fait mal à l’épaule, c’est tout. – Décidément, tu es impossible en ce moment, Pierre. S’appuyant sur le bras de Roland, il retrouva peu après sa tente et la fraîcheur toute relative de sa couche. Il s’allongea, le visage blanc comme un linge, le corps traversé de frisson de fièvre. Roland se rendit dans la tente principale et revint
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peu après avec des cachets antidouleur, que Pierre avala avec une longue goulée d’eau. – Repose-toi maintenant. Je te ferais rapatrier demain avec l’hélico. – OK… Merci Roland. – T’inquiètes. Dors. – Tu me tiendras au courant pour la rue ? – Bien sûr… Pierre s’endormit rapidement. La jeune femme lui faisait face, le soleil derrière elle se couchait, couvrant d’écarlate la ville écrasée de chaleur. – Les chats sont les messagers des Dieux sur cette Terre. Il se réveilla en sursaut. Baissant la tête, il aperçut une ombre au pied de son lit. Le chat le regarda droit dans les yeux, puis il miaula silencieusement et tourna des talons. Pierre poussa un léger soupir et se rendormit étrangement rasséréné. Roland termina sa tasse de café et la reposa sur la table. Il avait l’air inquiet. Il jetait à Pierre des coups d’œil en coin, semblant s’interroger sur son équilibre mental. Il se gratta le menton, se leva, fit quelques pas, revint vers la table, se resservit une tasse de café qu’il sucra abondamment. – Ton histoire de chat ressemble à s’y méprendre aux croyances égyptiennes… – Je le sais bien, répondit hargneusement Pierre. Je ne suis pas fou. Mais ces rêves sont tellement forts que ça finit par me faire peur. En plus, à chaque fois, il y a ce putain de chat. – Calme-toi. Avoue quand même que j’ai des raisons de me poser des questions sur ta santé mentale. – Et l’hélico ?
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– J’ai envoyé un message radio ce matin, ils ne pourront pas venir avant demain soir. Pierre grimaça. – Franchement, j’ai hâte de me tirer de ce trou pourri. Roland rigola. – Je te comprends. Je ne t’ai jamais vu avoir autant de déveine. Pierre sourit à son tour. – Ouais. Il étira lentement le bras, son épaule avait pris une vilaine teinte violacée et il pouvait à peine bouger les doigts. Il murmura. – Encore heureux que ce soit le bras gauche. – Bon, je vais aller rejoindre les autres sur le chantier. Repose-toi. Il y a du café frais. – Merci. Après le départ de Roland, Pierre se sentit vide, épuisé, incapable de bouger ou même de raisonner. Il avala plusieurs tasses de café de suite et au bout d’une heure sa vessie se rappela à son bon souvenir. Il se leva péniblement de son siège et se rendit derrière la tente pour se soulager. Dehors le vent s’était levé, un vent puissant, fort, chargé d’un sable aussi fin que pénétrant. Il releva un pan de sa chemise sur son visage pour se protéger et se mit à uriner tandis que le vent gonflait en ardeur. Lorsqu’il revint sous la tente, le vent était devenu tempête. Assis sur sa chaise, la tente traversée d’ondulations effrayantes, Pierre de plus en plus fatigué en vint à regretter son lit de camp. Pris d’une impulsion subite, il se leva et se décida de rejoindre sa propre tente. Il fit deux pas dehors et en un instant, il fut happé par les tourbillons rugissants de la tempête. Jurant comme un charretier, il plaça devant ses yeux un pan de sa chemise et, penché en avant, il se mit à avancer, le corps cruellement fustigé par le sable en
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bourrasque. Il avait à peine fait une trentaine de mètres quand soudain un bidon de métal emporté par le vent vint le frapper violemment derrière la tête. Il tomba comme une masse sur le sol, assommé. Lorsqu’il reprit ses sens, il était allongé sur sa couche, un médecin lui examinait les yeux. Il entendit une voix dire en anglais : « il a repris connaissance ». Le médecin lui demanda : – How do you feel ? – J’ai un peu la nausée. – Sorry, I do not speak French. La tête prise dans un étau, il n’eut pas la force de répondre dans la même langue. Roland traduisit à sa place. Le médecin sourit. – Après un choc pareil, ce n’est pas étonnant. Il vous faut beaucoup de repos. Tenez, avalez ça. Il lui tendit un cachet avec un verre d’eau. Il continua. – J’ai examiné votre épaule et votre cheville. Rien de grave. Vous devriez être sur pied d’ici deux trois jours. – Comment vous appelez-vous ? – Hassan… – Le lion… – Vous parlez arabe ? – Un peu… – Reposez-vous… Il entendit Jane murmurer. – Il a vraiment un mauvais karma en ce moment. – C’est le moins qu’on puisse dire, lui répondit Roland. Il s’endormit peu après.
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La jeune femme portait désormais une légère tunique de lin attachée par une broche en or en forme de tête de chat sur l’épaule. Elle lui souriait. – Les chats vous ont trouvé. – Trouvé ? – Ils vous ont reconnu. – Où suis-je ? – Vous êtes à la Porte des Chats, cité de l’Empire des Lions. Derrière elle, la Lune brillait comme un fabuleux luminaire, glissant sur la pointe de la colline qui dominait la ville, énorme, aussi brillante qu’un soleil. La cité derrière elle bruissait des mille bruits de la nuit, le coassement des grenouilles, le chant du vent à travers les fenêtres ouvertes, bousculant légèrement de petits grelots accrochés à leur ouverture. Elle lui tendit une coupe pleine d’une boisson ambrée. Le liquide était une sorte de bière sucrée au miel qu’il avala avidement. Il lui rendit la coupe. – C’était très bon. Le parfum de la femme était grisant et il sentit une vague de désir le saisir. Troublé, il demanda : – Comment suis-je arrivé ici ? – Tu as payé de ton corps trois fois. C’est suffisant, pour ouvrir la porte. – Mais la ville que je connais n’est qu’un monceau de ruines. – Regarde autour de toi. Où vois-tu des ruines ? Quel ouvrage as-tu en ces lieux ? – Je suis… Soudain, une chose le frappa, depuis le début, il s’exprimait dans une langue qu’il ne connaissait pas. Or dans cette langue, il n’existait aucun mot pour traduire « archéologue ».
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– Je fouille les ruines. – Étrange métier, à moins que tu ne les pilles. – Non… Je ne m’enrichis pas de ce négoce. Je ne cherche qu’à comprendre le passé. – Suis-je ton passé ? – Je…je crois… – C’est absurde. Et l’absurdité de cette conversation le frappa à son tour. – Oui c’est absurde. Je ne connais même pas la langue que je parle. – Il me semble que tu parles pourtant parfaitement la langue de l’Empire des Lions. Pour la première fois, il entendit les sons que lui avait cachés la compréhension des mots. – As Dlan. La jeune femme sourit. – Où est As Dlan ? – Tu veux dire la capitale de l’Empire. – Oui. – Loin, là-haut dans le Nord. Il faut compter seize jours de navigation. Mais c’est la plus grande et la plus belle ville du monde. – Est-ce la seule colonie ? – Non… Elles sont nombreuses… L’empire des lions gouverne toute la grande mer, jusqu’aux infinis pardelà les grandes colonnes. Il se réveilla. Le chat était assis sur sa poitrine et le regardait attentivement. Il miaula silencieusement puis d’un bond, il sauta à terre et disparut dans le désert. Dehors, le jour s’était levé et un rayon de soleil éclairait la boucle de sa ceinture posée sur une chaise pliante. Sans réfléchir, il se redressa et s’assit sur le bord de son lit avant de se rendre compte qu’il n’avait plus mal nulle part. Aucune douleur,
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même résiduelle, ni même une cicatrice, il lui semblait ne s’être jamais blessé. Il se leva et se rendit dans la tente principale. Les autres travaillaient depuis longtemps sur le chantier et il se retrouva seul avec une cafetière pleine de café froid. Il le versa dans une casserole et le fit chauffer doucement. Puis au premier frémissement, il le versa dans une tasse et rajouta deux cuillérées de miel. Il mourrait de faim. Il passa près d’un quart d’heure à rechercher de quoi manger. Il mit enfin la main sur quelques gâteaux arabes ainsi que sur un bout de poulet cuit la veille qu’il avala en quelques bouchées. Personne n’avait encore exploré la deuxième tranchée qu’il avait découverte deux jours auparavant. Il descendit le petit talus et se retrouva dans la rue bordée de maisons ensablées. Pris d’une impulsion subite, il se mit à creuser avec les mains dans la maison à gauche au centre et, au bout d’une heure d’effort, finit par dégager une stèle. Il la nettoya en faisant goutter un peu d’eau de sa gourde et mis à jour quelques symboles qu’il reconnût immédiatement. En haut, le cartouche de l’Empire des Lions, puis celui de la porte des chats, une tête de chat au milieu d’un carré, enfin en dessous trois ellipses qui dessinaient, en fait, des bouches ouvertes accompagnées d’un pied, d’un bras et d’une tête. Chacune désignait un sacrifice pour que la porte s’ouvre. Il remonta rapidement le talus et se précipita dans la tente principale pour y récupérer quelques outils. Avec la pelle, il dégagea soigneusement la large plaque sur laquelle reposait la stèle et il mit à jour de nouvelles inscriptions qu’il lut aussi facilement que du français. C’était une écriture essentiellement symbolique où chaque mot était représenté par un dessin représentant la chose nommée. Les verbes et les mots abstraits étaient en revanche dénotés par une succession de petits glyphes que l’on devait alors lire comme des syllabes à la mode
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égyptienne, un carré les entourait pour définir leur mode de lecture. La stèle racontait la fondation de la ville de la Porte des Chats. Un navire s’était aventuré dans la crique, aujourd’hui avalée par les sables. Le capitaine après avoir interrogé les Dieux en avait conclu que le lieu était parfait pour y fonder une nouvelle colonie. Trois chats avaient alors grimpé dans le bateau et en avaient chassé les rats qui depuis des jours pourrissaient la vie à bord. En leur honneur, la ville avait été nommée Rarba, la Porte des Chats. Lorsqu’un étranger pénétrait dans la ville, on lui frappait de la pointe d’un roseau le pied, l’épaule et la tête, ce qui signifiait qu’à tout moment l’on pouvait lui demander de partir, que son travail ou son épée pouvait être aussi requis dans l’instant et qu’enfin il lui fallait respecter les règles et les lois en vigueur dans la Cité. Dans son cas, si la symbolique avait été respectée, l’application laissait quelque peu à désirer. Il creusa encore pendant presque deux heures quand il découvrit un objet qui le bouleversa. Il s’agissait d’une broche en or sur laquelle le temps avait passé sans l’altérer, une broche en forme de tête de chat. Il l’examina sous tous les angles, le cœur battant, c’était enfin la preuve qu’il cherchait. Il se souvenait avoir vu cette fibule retenir la fine tunique de lin qu’elle portait et il la tenait là entre ses mains. De lourdes larmes se mirent à couler sur ses joues qui tombèrent en perles grasses sur le sable. La distance qui les séparait par-delà les gouffres du temps le déchirait, l’anéantissait. Cette femme, à peine un rêve pourtant, lui semblait si présente, son parfum si prégnant, ses formes si douces, son désir pour elle était si fort que son corps en tremblait de désespoir. Il pleurait comme un enfant. Ses épaules tressautaient au rythme de ses gémissements. Un léger grattement lui fit soudain relever la tête. Au milieu de ses larmes, il aperçut le chat, assis sur la stèle, le corps tendu
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comme en un bond figé. Le chat le regardait, ses yeux semblaient plus larges et plus profonds à chaque seconde. Il miaula et pour la première fois il l’entendit. Un miaulement énorme qui fit vibrer ses os, s’entrechoquer ses dents. Il ferma les yeux et s’affaissa comme une masse. Quand il reprit connaissance, il était devant elle. La Lune était maintenant haute dans le ciel, et sa lumière s’ajoutait à celles des torches odorantes disposées en couronne tout autour de la terrasse pour former un éclairage fantasmagorique, indistinct, où la jeune femme passait selon les sautes d’un vent léger de l’ombre à la lumière. Elle se tenait là, immobile, les épaules secouées d’un léger tremblement, assise au milieu de ses chats dont aucun ne bougeait plus. Elle leva son visage couvert de larmes vers lui. – Ils sont morts. Ils sont tous morts… Les prêtres vont me punir de n’avoir su les protéger. Pierre examina un des chats et lui trouva le ventre gonflé. Une humeur verdâtre suintait de son museau et de sa bouche. Il approcha le cadavre de son nez et une odeur âcre le prit à la gorge. Il le reposa délicatement sur le sol. À son côté, il trouva un bout de viande qu’aucun animal n’avait touché. Il le huma et y découvrit la même puanteur. Il murmura. – Ces chats ont été empoisonnés. La jeune femme releva la tête. – Que dis-tu ? – Sens. Il lui tendit le morceau de viande et son visage se figea. – Tu as raison. Les Yassoufs ont finalement eu raison de nous. – Les Yassoufs ? – Oui… C’est un peuple qui vit près d’ici et qui ne supporte pas notre présence sur leurs terres. Ils savent
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que si les chats sacrés meurent, la cité sera abandonnée. Elle se leva, Pierre vit ses traits se détendre, elle semblait soulagée. Elle secoua la tête, essuya ses yeux. – Il y a parmi les nôtres des traîtres qui ont organisé cela. Il faut que je rejoigne As Dlan pour en avertir le conseil. D’un geste vif, elle arracha sa tunique légère gardant seulement entre ses doigts la broche d’or. Elle se précipita vers la trappe qui donnait accès au toit et se laissa glisser le long de l’échelle pour regagner ses appartements. Pierre la suivit aussi vite qu’il put. Il la rejoignit dans sa chambre alors qu’elle remplissait une besace de quelques vêtements propres et d’un morceau de pain. Elle revêtit ensuite une tunique épaisse en laine, dont l’arrière faisait une capuche qu’elle abaissa sur son visage. Puis, elle fouilla un instant dans un large coffre et elle en retira une autre tunique plus grande, de la même laine écrue. Elle lui lança d’un geste vif. Il l’attrapa au vol. – Mets-la vite. Tu ne peux pas sortir comme cela. Il s’aperçut alors qu’il était nu. Gêné, il l’enfila rapidement, tandis qu’elle lui lançait un sourire narquois. – Dépêche-toi, il nous faut quitter la ville. – Je te suis. Elle s’arrêta et le regarda dans les yeux. Du bout des doigts, elle lui caressa le visage. – Je te remercie de m’aider. Ta présence sera précieuse pour parvenir à As Dlan. Ils sortirent par une porte dérobée et s’aventurèrent dans les rues silencieuses de la ville. Elle le guida jusqu’à une vieille maison dans laquelle elle s’engouffra. Lorsque Pierre la suivit à son tour, il reconnut l’endroit. C’était le lieu où il avait dégagé la stèle. La jeune femme s’agenouilla devant
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celle-ci. La tête baissée, elle prononça une courte prière puis elle déposa sa broche au pied de l’autel. Elle se releva rapidement. – Viens, il nous faut partir maintenant. – Quel est cet endroit ? – C’est la maison du fondateur de Rarba. C’était mon ancêtre… Je lui ai offert ma broche en présent pour qu’il nous protège pendant notre voyage. – Je ne connais pas ce lieu où tu m’emmènes. – Tu veux dire As Dlan. – Oui. Je n’ai jamais entendu ce nom nulle part. Elle sourit. – Je sais que dans certaines langues barbares, on l’appelle Atlan. Viens, il nous faut partir. Je connais un navire qui nous emmènera sur l’île d’Atlan. La lumière diffuse de la torche électrique accrocha le reflet doré d’une broche. Intrigués, Roland et Günter s’approchèrent et découvrirent une large stèle couverte d’une écriture inconnue. Günter poussa un petit sifflement. Des traces de fouilles étaient partout visibles. La stèle, haute d’un mètre environ, avait été soigneusement dégagée de sa gangue de sable. Le sol même sur lequel elle reposait avait été nettoyé et l’on distinguait dans la lumière trop forte de la lampe une mosaïque merveilleusement préservée qui évoquait un lion en pleine course. Roland ramassa la broche et se mit à l’examiner attentivement. Il s’agissait d’une tête de chat, les babines retroussées sur des crocs impressionnants dont le style et la facture lui étaient inconnus. Günter fit le tour de la stèle et poussa un cri étranglé. Alarmé, Roland le rejoignit. Les vêtements de Pierre étaient là comme tombés en tas. Ils le cherchaient depuis le début de l’après-midi, et personne n’avait eu l’idée
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de fouiller à cet endroit. Or, il y était venu et malgré ses blessures avait abattu un travail de titan en quelques heures seulement. Roland se pencha pour examiner les vêtements, les yeux pleins de larmes. Au moment où sa main se posait sur les habits, il entendit un miaulement suraigu qui le figea, terrorisé. Günter braqua sa lampe vers l’endroit d’où provenait le son et la lumière de la torche fit luire comme deux pierres précieuses les yeux d’un chat énorme. Ce dernier cracha puis d’un bond prodigieux s’arracha du sol pour rejoindre le haut de la tranchée. Il se retourna, leur lança un regard méprisant et disparut dans le désert, comme happé par la nuit.
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À bon chat, bon rêve Fabrice Chotin
Mathias Gronstrale pensait pouvoir rentrer tranquillement à Mésonire, et discuter un peu avec ses collègues dans une taverne. Mais cette joyeuse perspective fut brutalement annulée par la réception d’une alerte. Quelqu’un avait pénétré un territoire commun sans autorisation. Il pesta, mais son sens du devoir était tel qu’il n’eut aucune hésitation et emprunta aussitôt le chemin le plus court pour se rendre sur place. Passer par un raccourci était toujours un peu éprouvant, mais il y était désormais habitué. Il était le premier à arriver et conscient de la gravité de l’événement, il se mit à la recherche du contrevenant sans perdre un instant. Bien que les lieux fussent assez déroutants, il le repéra assez vite, car l’intrus ne prenait pas de précautions spéciales. Sans doute était-ce encore un de ceux qui venaient ici par erreur. Mais il demeura sur le qui-vive: il avait déjà eu affaire à des indésirables qui feignaient l’ignorance et attaquaient par surprise. Mathias fit une première estimation. Il s’agissait d’un homme, apparemment sans don particulier. Mais ayant été confronté à d’ingénieux camouflages en la matière, il persista à rester méfiant. L’individu avançait d’un pas lent, regardant les alentours avec curiosité, ne paraissant pas avoir de but clairement défini en tête. Il était dans le creux formé entre deux collines. Toute la végétation environnante, herbes, buissons et quelques arbres, arborait les mêmes couleurs. Le centre des feuilles était blanc presque lumineux,
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devenant progressivement gris, tandis que les bords étaient ornés d’un halo violet et jaune. Les troncs et les tiges semblaient composés d’une mosaïque de ces couleurs. Hervine Astella venait d’arriver et se signala par un bref contact. Bien. Étant couvert, Mathias pouvait agir. Il préféra aller directement à la rencontre de l’intrus, faisant un détour pour se placer sans équivoque dans son champ de vision. Il ne voulait pas le surprendre et provoquer une réaction de peur. Dès qu’il le vit, l’homme lui lança un regard étonné. S’il jouait la comédie, alors il était particulièrement doué. Mathias était prêt à se défendre, mais c’est avec calme qu’il fit: — Salut. — Heu… bonjour. — Vous appréciez votre promenade j’imagine ? — Oui, mais… — Savez-vous seulement où vous êtes ? — Je pense que oui. — Vous pensez ? fit Mathias d’un ton sévère, vous vous aventurez dans un endroit pareil en ignorant jusqu’à son nom ? Êtes-vous à ce point inconscient ? Il rit intérieurement de sa plaisanterie. Mais elle n’était pas gratuite, et il guetta scrupuleusement les réactions de son interlocuteur à ces mots. L’intrus ne comprit pas et fit d’un air inquiet: — C’est… c’est dangereux ? À ce stade, Mathias était presque certain d’avoir affaire à un égaré. Mais ayant appris à toujours douter, il ne relâcha pas sa vigilance pour autant et demanda: — Alors, vous n’avez pas la moindre petite idée de la nature réelle de ces lieux ? — Si, un peu… fit l’homme d’une voix mal assurée après s’être raclé la gorge.
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— Mais pas assez pour savoir que l’accès en est très rigoureusement réglementé. — Réglementé ? Mathias poussa un soupir sonore en levant les yeux au ciel. Puis il s’assit et fit: — Bon. Expliquez-moi comment vous êtes arrivés ici et j’aviserai. — Comment je suis arrivé ? Mais c’est mon rêve ! C’est plutôt à vous de me dire ce que vous faites dans mon rêve. — Vous n’y êtes plus, parce que vous vous êtes réveillé à l’intérieur de votre rêve. De fait, comment avez-vous appris à faire ça ? L’homme toussota: — Je… j’ai lu dans un livre que c’était possible, mais il n’y avait aucune explication. En m’endormant, j’ai juste pensé à le faire et c’est arrivé. — Et vous parvenez souvent à contrôler vos rêves de la sorte ? — Non, mais ça arrive. — Par exemple ? — Eh bien… des fois, je m’endors en me disant que j’aimerais rêver quelque chose de spécial, comme rêver que je vole. Et de temps en temps, ça marche. — Hum. Que sont les rêves pour vous ? — J’ai ma petite idée sur le sujet, mais… — Mais quoi ? — C’est plutôt personnel, je ne pense pas que ça tiendrait la route face à des scientifiques ou des spécialistes. Mathias retint un sourire. — Dites toujours. — Je pense que leur but premier est de remettre les idées en place. C’est-à-dire que tout ce que notre esprit intègre
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doit être organisé d’une façon ou d’une autre. Les rêves permettent cette réorganisation. — Oui. C’est une de leurs fonctions, mais ils en ont d’autres également. Leur nombre et leur nature varient selon les théories. Et certaines de ces fonctions, quelles qu’elles soient, ne sont pas sans effets indésirables. Le premier gros problème posé par les rêves est qu’ils participent à la création de vastes mondes oniriques, qui sont la somme de tous les rêves des habitants d’un monde. Ces mondes sont en principe au-delà de la portée des rêveurs, car situés à un niveau de conscience supérieur. Mais quelques rêveurs y parviennent parfois, et c’est précisément ce que vous venez de faire. — Que voulez-vous dire ? Quel est ce rêve ? — Je viens de vous le dire. Ces lieux où vous venez d’entrer sont formés par les rêves de tous les habitants de votre monde. — Et c’est interdit d’y aller ? — Disons plutôt que c’est très strictement contrôlé. — Par… par vous ? — Exact. Notre rôle est alors d’arrêter au plus vite les visiteurs de votre genre, car ils peuvent par leur ignorance y causer des dégâts considérables. Ordinairement, nous prenons des mesures préventives, et repérons ceux susceptibles de pouvoir s’y rendre afin de les en empêcher. Mais nous ne pouvons pas surveiller tout le monde de la sorte, aussi, nous ne vous avons pas remarqué. Ou peut-être évitez-vous les chats ? — Non, pas spécialement, mais je n’en ai pas. — En avez-vous rencontré dernièrement ? — Oui. La personne chez qui je dors en ce moment en a un. — Vraiment ? Bon, il va y avoir quelques engueulades.
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— Attendez… si je comprends bien, les chats sont les gardiens… des rêves ? — C’est un bon résumé de la chose, même si elle est plus complexe que ça. Et en tant que gardien, mon devoir est de vous empêcher d’aller plus loin. — Et je ne peux pas y aller en votre compagnie ? — Ce n’est pas mon rôle. Je suis un chat. Il prononça ces mots avec une prestance confinant à la majesté. — Dommage… ça avait l’air intéressant. — Intéressant ? Oui, d’une certaine façon. Mais plutôt que de le regretter, vous devriez vous estimer heureux que nous vous ayons intercepté rapidement. Maintenant, il va falloir trouver le moyen de retourner dans votre rêve pour vous y endormir afin que vous puissiez vous réveiller dans votre réalité. — Ce n’est pas très clair… — Je vous signale que c’est vous qui vous êtes mis dans cette situation, alors ne vous en plaignez pas. Votre présence ici n’est pas souhaitable. Nous continuerons cette discussion ailleurs, car il nous faut quitter les lieux discrètement. Il y a dans les environs des choses par lesquelles vous n’aimeriez sûrement pas être remarqué. Mathias s’interrompit le temps d’adresser un message à Hervine, pour lui dire qu’il partait. Elle accusa réception et l’informa qu’elle inspecterait les environs très soigneusement avant de repartir. Il la remercia et reprit sa conversation avec Lucas: — Je vais vous déplacer. Attention, ça risque d’être un peu déroutant. Et sans attendre de réponse, Mathias procéda. Ce ne fut pas qu’un peu déroutant: ils furent pris dans un bref tourbillon de couleurs et de sensations confuses avant
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d’apparaître soudainement, l’homme et lui, dans une sorte de jardin. Mais il lui fallut un bon moment pour retrouver ses esprits, ce qu’il fit en observant les lieux, qui étaient constitués de haies fleuries, d’arbustes et de pelouses traversées par des chemins de gravier blanc. Le paysage autour était d’une beauté saisissante. Le ciel était du bleu le plus pur, et les quelques nuages cotonneux y paressaient, déployant avec lenteur des formes arrondies et confortables. Une mer d’émeraude occupait la moitié de l’horizon, et il s’en dégageait une immense impression de quiétude. Le jardin était sis dans des coteaux verdoyants aux pentes très douces, mais au fur et à mesure que l’on s’enfonçait dans les terres, les collines devenaient plus hautes, et dans le lointain, on devinait la masse sombre de forêts, et plus loin encore, s’élevaient des montagnes parmi lesquelles se distinguait l’éclat blanc de pics et sommets enneigés. Il ne semblait y avoir aucun habitant. Dans le jardin, au bord d’un sentier, il y avait un unique banc en bois, peint en vert d’eau, et le chat gris sauta dessus pour s’installer sur le dossier. Il tira l’homme de sa contemplation en émettant un sifflement strident incongru. L’homme remarqua alors le siège et vint s’y asseoir avec une lente circonspection, s’étant aperçu que le banc était dénué de pieds et était donc comme suspendu dans les airs. Mais il s’avéra parfaitement stable et ne bougea pas d’un centimètre. Rassuré, l’homme avisa les alentours et il ne put s’empêcher d’apprécier encore une fois le paysage durant un bon moment. — Où sommes-nous ? finit-il par dire. — Dans un lieu sûr. — Non, je veux dire… est-ce le rêve de quelqu’un ? — Oui. Et celui de personnes qui savent rêver, puisque j’en suis. Vous n’avez donc rien à craindre. Expliquez-moi plutôt exactement ce qui s’est passé avant votre arrivée ici.
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— Avant ou pendant le sommeil ? — Juste le rêve, ça devrait suffire. — Il a commencé normalement, pour peu que les rêves soient normaux… Mathias afficha un large sourire qui troubla l’homme un instant. Après avoir inspiré bruyamment, il continua: — J’entrais dans une vieille maison toute sombre qui ressemblait un peu à celle où j’habitais quand j’étais enfant. Du moins, à l’extérieur, parce qu’une fois à l’intérieur, elle s’est avérée être immense, et je me suis mis à chercher la sortie. J’avais une lettre qui expliquait le chemin, mais elle était illisible. Alors, j’errais au hasard. À chaque fois que je tombais sur une porte, donnant sur l’extérieur, c’était toujours une terrasse ou un balcon trop élevé pour que je puisse descendre. Très loin en dessous, j’apercevais une ville dont j’entendais à peine le grondement. Et à un moment, je suis rentré dans une chambre, où il y avait un lit à baldaquin. J’ai pensé à ce que j’avais lu, et je me suis dit que pour me réveiller, il fallait d’abord que je m’endorme. Je me suis donc allongé, et tout s’est mis à tourner. Et j’ai dû m’endormir, car je me suis réveillé pas loin de l’endroit où vous m’avez trouvé. — Merci. Maintenant, il nous faut retrouver ce rêve pour que vous puissiez vous rendormir. — Et que se passera-t-il si nous n’y arrivons pas ? — Vous ne vous réveillerez plus dans votre réalité. Mais nous tâcherons d’éviter une éventualité aussi funeste. — Je vous en remercie. À propos, nous ne nous sommes pas présentés. Je m’appelle Lucas… — Non. — Comment ça, non ? — Lucas est un nom que l’on vous a donné. Ce sont donc les autres qui vous appellent ainsi. Pas vous.
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Lucas eut quelques difficultés à saisir ce que le chat voulait dire. Il préféra changer de sujet et fit d’un ton hésitant: — Comment allons-nous retrouver mon rêve ? — Vous n’en ferez rien, car vous en seriez bien incapable. Nous nous en chargeons. — Qui… Les chats ? — Évidemment. Nous sommes les seuls habilités pour ce genre de tâche. — Tous les chats sont des gardiens des rêves, comme vous ? — Oui. — Comment se fait-il que personne ne s’en soit jamais aperçu ? — Parce que nous ne devenons gardiens que lorsque nous rêvons. — Ah… c’est pour ça que vous dormez autant alors ? — Oui. Mais notre sommeil est donc loin d’être de tout repos. Et lorsque nous sommes éveillés, nous oublions tout de nos rêves. Mais l’inverse n’est pas vrai, car ici, nous nous souvenons et de nos rêves précédents, et de notre vie éveillée. — C’est bizarre. Pourquoi n’êtes-vous pas dans les rêves de façon permanente ? — Ah ! C’est une grande question, qui a été longuement débattue sans que cela aboutisse à une conclusion certaine. Je pense que c’est principalement parce que nous devons nous reproduire que nous avons une existence réelle. Et être physiquement présent dans le monde des rêveurs que nous devons surveiller nous permet également de mieux les connaître. On peut aussi raisonnablement penser que cet oubli de notre véritable nature dans le monde éveillé permet
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que le secret soit gardé avec une efficacité encore plus grande. — Si c’est un secret, alors pourquoi me le dites-vous ? — Parce que si nous ne retrouvons pas votre rêve, vous mourrez, et si nous le retrouvons, vous oublierez tout de cette conversation à votre réveil. Dans le cas où vous mourrez, vous aurez au moins appris quelque chose, et si vous vivez, ces connaissances, bien qu’inconscientes, rendront vos futurs rêves plus prudents. Et puis bavarder est plus plaisant que d’attendre en silence, non ? Lucas fut quelque peu interloqué par ces propos, mais sa curiosité étant plus forte, il continua ses questions: — Ça doit être dangereux votre… euh, travail, non ? — Oui. Mais jusqu’à présent, je suis toujours arrivé à m’en sortir. — Ah. Et il y a souvent des rêveurs qui viennent dans les endroits interdits ? — Pas vraiment, mais ils sont toujours trop nombreux à notre goût. Ceux qui, comme vous, y viennent sans savoir ce qu’ils font sont généralement très compréhensifs. Mais ceux qui arrivent en connaissance de cause peuvent se révéler dangereux. Ils ont soif d’un pouvoir qu’ils s’imaginent pouvoir conquérir. Ils pensent pouvoir tromper notre vigilance et en faire à leur guise quand nous sommes occupés ailleurs. Mais ils finissent par nous trouver sur leur chemin. Nous sommes parfois obligés de les sortir brutalement des rêves. Ce qui dans le meilleur des cas cause leur mort. — Le meilleur des cas ? Je n’ose imaginer les autres. — Et vous faites bien. Lucas n’osant demander plus de détail, il conclut: — Alors, c’est ça votre travail: empêcher les rêveurs d’aller là où il ne faut pas.
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— Ce n’en est qu’une partie. Nous devons protéger les rêves de toute menace. — Il y a d’autres choses qui menacent les rêves ? — Oui. Les rêves eux-mêmes. Certains ont des effets indésirables qui peuvent aller jusqu’à détruire ou modifier les autres rêves. Et c’est plus délicat à traiter, car nous ne pouvons en aucun cas éliminer le rêveur. Et pire encore, certains rêves altèrent les mondes oniriques comme celui vers lequel vous vous dirigiez, et parfois même la réalité. — Justement, ce monde vers lequel j’allais… Si vous n’étiez pas intervenu, que me serait-il arrivé ? — Vous n’auriez sans doute pas supporté une telle épreuve et y aurait laissé votre raison. Et en essayant de vous défendre, vous auriez occasionné des dégâts. — Mais y a-t-il des rêveurs qui sont autorisés à y aller ? — Très peu. Seulement ceux ayant réussi à se faire accepter d’un guide. — Quel genre de guide ? — Principalement des serpents. Dans de rares cas, certains des nôtres peuvent également assumer la fonction de guide. — Ah, parce que les serpents aussi ? — Oui… enfin, pas tous. Certaines espèces seulement. Mais il faut avoir une force morale hors du commun pour pouvoir suivre les chemins qu’ils tracent. Et les serpents sont intraitables en affaire. Le prix qu’ils réclament en contrepartie est souvent très élevé. N’espérez donc rien. Lucas soupçonna le chat de lui mentir pour le décourager. Il se perdit en contemplation du paysage, se demandant s’il s’agissait d’un simple décor ou s’il était possible de naviguer sur cette mer ou d’aller gravir les montagnes au loin. Puis il reporta son attention sur le chat et fut pris d’une curieuse impression sur laquelle il eut du mal à mettre les mots d’une
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description adéquate: il lui semblait que le chat n’appartenait pas à ces lieux, que d’une certaine manière, il y était ajouté ou qu’il s’y superposait. Ou peut-être n’était-ce dû qu’à la couleur de son pelage qui était du gris le plus neutre qu’il n’ait jamais vu, et captait la lumière de façon inédite. Puis Lucas revint à la conversation: — Puisque je n’irais pas, ne voulez-vous pas me dire ce qu’il y a ? — Et attiser votre curiosité ? Non, désolé. — Bon… Sinon, vous êtes gardien depuis longtemps ? — Non. J’en suis à ma troisième incarnation, mais la deuxième a été très brève, puisque j’ai été noyé le jour de ma naissance. — Ah ? Désolé… — Maintenant, je suis un chat errant, mais je vis sur un port de pêche, et je n’ai aucun souci pour la nourriture. — Vous allez vous réincarner longtemps comme ça ? — Devinez. Lucas resta songeur un moment avant de renoncer: — Je ne vois pas. — Comment ? Vous n’avez donc jamais entendu dire que nous avons neuf vies ? — C’est une plaisanterie ? — Absolument pas. Et vu le traitement que certains de vos semblables nous infligent, nous n’avons pas trop de neuf incarnations pour pouvoir faire convenablement notre travail. — Mais vous êtes né où alors ? Ici ? Je veux dire, dans les rêves ? — Mais non ! Je suis né dans le même monde éveillé que vous. Et je ne suis arrivé dans un certain endroit onirique que lors de mon premier sommeil. J’ai aussitôt été pris en charge
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par un maître pour acquérir au plus vite le savoir nécessaire à l’accomplissement de ma tâche. — Votre maître est un chat aussi ? — Évidemment. C’est un arrivé. C’est ainsi que nous appelons ceux qui ont vécu leurs neuf incarnations. Ils ne peuvent plus revenir sur le monde réel et restent parmi nous jusqu’à ce qu’advienne la mort définitive. — Mourir dans un rêve, est-ce vraiment mourir ? — Oh oui ! fit Mathias amusé par ces mots, ce qui laissa Lucas songeur, avant qu’il ne demande en une soudaine illumination: — Au-delà du pays dans lequel je commençais à entrer, n’y aurait-il pas les domaines de la mort ? Mathias éclata de rire. Lucas en fut quelque peu vexé, mais il n’obtint aucune explication, car trois chats arrivèrent par le sentier. Deux étaient exactement du même gris que Mathias. Le troisième était d’un noir abyssal. Ils se saluèrent joyeusement et celui des deux gris qui avait le poil long fit à Lucas, qui les regardait avec étonnement: — Nous sommes heureux de vous apporter une bonne nouvelle. Nous avons retrouvé le chemin de votre rêve. Vous allez bientôt pouvoir vous réveiller. — Je vous en remercie. Mais quel dommage que je doive tout oublier de cette rencontre… — Il se peut que vous en ayez des échos dans vos rêves. Mais vous ne serez sans doute pas capable de faire le rapprochement. Mais ne regrettez rien, ce n’est pas si important. Lucas était fasciné et presque effrayé par le chat noir. Encore plus que les gris, sa présence en ces lieux semblait artificielle. Ce fut lui qui donna le signal du départ, et qui pressa Lucas à emprunter un chemin sortant du jardin.
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Mathias et les trois autres chats le guidèrent alors jusqu’à la maison de son rêve. Cela se fit si rapidement, qu’il ne put se rappeler comment ils y étaient arrivés. Il eut un grand choc en revoyant cet endroit. L’intérieur était un labyrinthe, mais les chats ne parurent absolument pas désorientés et avancèrent avec calme et détermination. Chemin faisant, le chat noir avisa une porte au fond d’un couloir, et Lucas fut terrorisé à l’idée qu’elle puisse être ouverte. Il ne parvint à articuler le moindre mot et à sa plus profonde horreur, sa crainte fut réalisée. La porte donnait sur d’angoissantes ténèbres. Le chat y entra, et disparut. Lucas, se sentant un peu ridicule d’être aussi pleutre, s’écria: — Où est-il ? — Difficile à dire, fit un des chats gris, Comment voulezvous trouver un chat noir dans l’obscurité ? — Surtout s’il n’y est pas, ajouta malicieusement Mathias. Mais Lucas était épouvanté, et ne désirait plus qu’une seule chose désormais : partir. Il fut guidé sans difficulté jusqu’à la chambre. Il s’assit sur le lit, remercia les chats avant de les saluer. Ces derniers lui souhaitèrent un bon réveil. Et sous leur regard, dont l’apparente bienveillance masquait peut-être un soupçon d’ironie, il s’endormit rapidement malgré son inquiétude. Les chats partirent juste avant que le rêve ne s’efface et Mathias put enfin se rendre à Mésonire. Mais il n’alla pas tout de suite se reposer, car il devait d’abord retrouver son maître, Kanasu Fujita. Ce dernier était déjà dans la cité. Son pelage noir d’arrivé lui donnait une certaine majesté et Mathias se demandait toujours s’il avait eu autant de prestance quand il avait été gris. Ils discutèrent donc un moment de Lucas et, d’un commun accord, décidèrent de ne donner que le suivi minimum à cette affaire qu’ils
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considérèrent comme résolue. Ils avaient désormais des choses plus importantes à faire. Lucas se réveilla, l’esprit tout embrumé. Il se demanda un moment où il était, mais quelque chose bloquait ses pensées: le souvenir d’un rêve d’une importance capitale, mais dont la teneur s’estompait déjà et lui échappait inexorablement. Il tenta d’en conserver quelques lambeaux. — Eh bien, tu as le sommeil lourd… La voix le sortit aussitôt de sa songerie et lui fit perdre le mince fil de ses idées. C’était Sandra, et il se rappela alors qu’il se trouvait chez elle. Il était allongé dans son lit et un gros chat noir roulé en boule dormait à ses pieds. Quelque chose intrigua Lucas, et il fronça les sourcils. L’empêchant à nouveau d’y penser plus longtemps, Sandra continua: — Il est plus de onze heures. Tu préfères prendre un petit-déjeuner quand même ou déjeuner directement ? — Comme tu veux, du moment qu’il y a du café. Mais je voudrais prendre une douche avant pour m’éclaircir les idées. — Attention à Aldébaran en sortant du lit. Lucas tira ses pieds doucement, et la délicate opération effectuée, il fit à voix basse d’un air faussement entendu: — Oui, tu as raison, ne réveillons pas le chat qui dort…
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Le massacre d’Albert Croyant Eleken Traski
J'habite une petite ville. Et comme toutes les petites villes, celle-ci a sa petite histoire. C'est cette histoire qui m'a amené ici. C'est cette histoire qui m'a poussé à chercher... C'est cette histoire qui a détruit ma vie. Celle de ma famille, celle qui a rendu folle et tuée ma petite maman. J'écris ce soir, mais c'est la main d'un mort qui parle. Je vis, mais je ne suis pas vivant. Cet enfer, ce harcèlement, je ne peux pas nommer cela la vie. Et maintenant, le temps pèse sur moi comme le ciel sur les hommes. Bientôt, la mort viendra... Bientôt, la mort me prendra et me libérera d'eux. Depuis que je les ai découverts, ils me pourchassent sans relâche, nuit après nuit, dans mes songes, dans ma tête. Ils sont là. Ils grattent... Eux et leurs émissaires putrides. J'écris ce soir, pour ne pas dormir, pour ne pas sombrer, car je le sais, cette nuit, ils reviendront, et cette fois, je ne pourrais plus leur échapper. Ma chatte, mon unique barrière, ma protection contre eux, est maintenant trop âgée pour leur résister… Je ne peux plus lui infliger cela… Comme n’importe quel être vivant, elle a droit à la paix avant la mort... Cette paix dont je suis privé… Alors, j'écris, mes derniers instants, mes derniers espoirs. Et quand la fatigue sera trop grande, j'ouvrirai le flot de mon sang, je libérerai mon fluide de mes veines et je m'endormirai enfin, en chemin vers la paix... Pour la première fois depuis des années… Une dernière fois.
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Je vais commencer à raconter simplement. Pas de « il était une fois », pas de « en ces temps reculés », pas de « tout commença un beau matin ». Non, cette histoire n'en est pas une, c'est un fait, un récit, un acte, pas le passé, pas l'imaginaire. Ce que je vous raconte, c'est la vérité et le présent. Ma vie et mon fardeau… Ce que je vous raconte c'est ce qui s'est passé, dans sa plus extrême exactitude. Si je le précise, c'est que ce vous trouverez dans ces pages, dépasse de loin le commun et l'acceptable. Vous qui me lisez, sachez que je ne suis pas fou, que je suis même quelqu'un d'extrêmement rationnel dans mes pensées, alors comprenez bien que ce que j'écris, je l'ai vécu, je le vis et ce n'est que pure vérité. J'ai vingt-sept ans, je vis seul ici depuis que ma mère est morte l’année dernière. Mon père est parti quand j'étais encore un enfant, et je n'ai jamais eu ni soeur ni frère… Avant j’avais bien quelques amis, mais tout ceci me semble si loin maintenant. Depuis que je suis petit, il y a une histoire qui plane sur le village, une histoire qui fait peur aux enfants... Une histoire qui fait aussi peur aux adultes. Une histoire que feue ma mère ne voulait jamais entendre. Cette histoire, c'est celle du massacre d'Albert Croyant. L’obscur pan de l’histoire de cette ville. Dans mon village, il y a une maison dont les enfants ne s'approchent pas. On l'appelle la maison des Chats entre gosses. C'est à l'intérieur de celle-ci que s'est déroulée l'histoire qui m'a fasciné et qui a fait basculer mon existence… Qui l’a détruite… Et même si tout ne commença pas de mon vivant, et qu’il semble bien que cela ne finisse pas avec ma mort, je vais essayer de vous conter tout ce que je sais, ce que j’ai appris et ce que j’ai pu deviner…
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Cette histoire, je vais maintenant vous la rapporter. Si vous-même avez des enfants, habitez ce village, prenez garde… Cette histoire va changer votre manière de voir la vie du tout au tout… Cette histoire… va vous hanter… Comme elle me hante… Cette histoire, nous nous la racontions en chuchotant, cachés dans l’angle de la cour d’école, pour que le maître ne nous voie pas. Nous étions un petit groupe d’enfants, pas vraiment des amis, mais nous venions tous de ce même village. Nous nous racontions l’histoire pour nous faire peur, mais je crois au fond de moi, qu’aucun de nous n’y croyait réellement. C’était une sorte de fantasme enfantin, un défi que d’en parler, que de l’approcher. Il ne se passait pas une récréation sans que nous ne nous lancions le défit, « cette nuit, j’irais à l’intérieur, demain je vous raconte ». Et le lendemain, celui ou celle qui avait eu le malheur d’en parler revenait vers nous, n’en parlait pas, n’abordait pas le sujet, jusqu’à ce que l’un ou l’autre de nous finisse par rompre le silence. « Alors, tu y es allé ? Raconte ». Et là, n’importe quelle excuse faisait office de réponse acceptable « non, tu comprends, mon père hier m’a obligé à couper du bois avec lui toute la nuit » ou bien « j’y suis allé, mais juste avant que j’y rentre, le vieux flic m’a vu et il m’a relâché que ce matin ». Toutes ces excuses, toutes invraisemblables, devant lesquelles nous hochions gravement la tête car elles étaient toutes plus tangibles que l’histoire d’Hervé. « Moi j’y suis allé cette nuit, j’ai été poursuivi par le zombie de Croyant en personne. Même qu’à un moment il m’a chopé l’épaule avec ses ongles griffus. » Et là de nous montrer une égratignure qu’il avait sur l’épaule en nous jurant que c’était là, la marque de Croyant. Hervé, le petit Hervé, gentil, mais menteur jusqu’au bout des ongles. Hervé, que nous avions charrié quelques années plus tard en lui rappelant cette histoire, en lui disant qu’on ne le croyait
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pas et qu’on savait bien que c’était un « mytho » et que s’il voulait vraiment prouver qu’il n’était pas une « tapette », fallait nous ramener un truc de la cave à Croyant. Excusezmoi si le vocabulaire que j’emploie ici, est un peu familier, mais je retranscris l’histoire telle que je me la rappelle. Et en ce temps où j’étais un enfant, il s’agissait de termes usuels et normaux pour nous. Hervé donc, qui disparut la semaine suivante… Chaque jour, il nous disait « j’vais y aller les mecs, c’te nuit ». Chaque jour on lui répondait « ouais bien sûr, on se retrouve devant la porte, pas de ‘blême ». Hervé qu’on n’a jamais retrouvé. Nous, on a pas tout de suite pensé à la baraque du vieux Croyant quand le lendemain Hervé n’était pas dans le car. On a pensé qu’il était malade, mais aucun de nous ne l’a ouvert avant la récré. C’était une sorte d’accord tacite, Hervé était malade, on en a parlé vite fait et personne n’a parlé de l’éventualité qu’il soit allé dans la maison des Chats. Le soir venu, j’ai joué et j’ai plus pensé à Hervé, même si ma mère avait l’air préoccupé. « Non, ce soir tu as des devoirs, tu ne vas pas jouer dehors ». Le lendemain, ma mère m’a accompagné jusqu’au car. C’était la première fois depuis longtemps. J’avais un peu honte qu’elle m’accompagne comme ça, comme si j’étais un petit. J’avançais la tête basse quand j’ai vu les autres, avec leurs parents aussi pour la plupart. Tous avaient l’air inquiet. Ils ne voulaient pas parler, mais une fois dans le bus, on a tous su. On savait déjà tous quelque part de toute façon, mais nos peurs furent confirmées. Hervé avait disparu. Sa mère l’avait bordé et, le matin d’hier, il n’était plus dans son lit. Et depuis hier, la nouvelle s’était répandue dans la vallée comme une traînée de poudre. Un gamin avait été enlevé. Ce gamin, c’était mon voisin, normal que ma mère n’ait pas voulut me lâcher d’une semelle depuis que j’étais revenu de l’école la veille. Nous, ce jour-là, on a rien dit avec les autres, mais on
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pensait tous la même chose je crois. On pensait que c’était notre faute. Qu’Hervé, il avait voulu nous prouver qu’il n’était pas une « tapette », qu’il était parti dans la nuit pour la maison de Croyant… Et qu’il n’en était pas revenu. Mais comme un pacte intime, de ceux qui lient sans le dire des enfants de notre âge, nous n’avons rien dit à nos parents… Jamais. Et Hervé n’est jamais reparu. On n’a jamais retrouvé son corps, il n’est jamais revenu. Des années plus tard, après que sa mère soit partie pour quelque endroit, fuir le souvenir de son fils, son père s’est tué en voiture en tombant dans le ravin. Il était devenu alcoolique après la disparition d’Hervé. Il n’attendait que ça, la mort ou le retour d’Hervé, même si pour cette deuxième hypothèse, il n’avait aucun espoir. Et cette histoire m’a hanté des années durant. Comment l’oublier ? Je passais près de cette maison chaque jour. Je faisais comme tout le monde, je faisais semblant de ne pas la voir. Cette maison aux murs sales et décrépits, dont la toiture avait commencé à se déformer… Et puis j’ai grandi, de l’école primaire je suis allé au collège puis au lycée. L’histoire était lointaine, un vieux souvenir d’enfance, une vieille crainte dont j’ai petit à petit perdu la netteté. Petit à petit, avec elle, j’ai perdu de vue tous ceux avec qui j’avais partagé ce secret. Les uns étaient partis, avaient déménagé, et les autres, comme eux entre eux, je ne leur parlais simplement plus. J’étais devenu très taciturne et solitaire après cette histoire sans m’en rendre compte. Les années ont depuis creusé mes traits, appuyé mes paupières. Il faut dire que cela fait bien dix ans que je n’ai pas dormi d’un sommeil profond. Car où que j’aille, voilà des années que dans mon sommeil, j’entends leurs miaulements et leurs griffes qui grattent le bois de ma porte. Que j’entends les pas d’Hervé, son râle, ses ongles qui se brisent sur les murs… Tant
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d’années, que je vis enfermé dès le soleil fait place à l’obscurité et à la nuit… Après le lycée, avec le bac, je suis parti à une centaine de kilomètres de la maison, pour faire mes études d’informatique. Je revenais environ un week-end sur trois. Quand je n’étais pas au village, je m’amusais, je profitais de l’existence, de mes nouveaux amis, des drogues, des fêtes, des femmes que je rencontrais. J’existais et je ne pensais à rien d’autre. Mais quand je rentrais à la maison, c’était toujours avec une crainte que je n’osais pas cerner. Comme si mon esprit bloquait de lui-même l’information qui lui faisait peur. Quand j’étais à la maison, je ne sortais pratiquement pas et surtout pas la nuit tombée. Ma mère s’en étonnait, mais elle a toujours accepté mon excuse consistant à dire, et ce n’était pas faux, que je n’avais rien de mieux à faire en week-end que de me reposer et lire un bon livre. Et puis il y a eu une nuit, différente des précédentes. Ma mère avait recueilli une chatte errante sept ans auparavant. À l’époque, c’était encore une petite boule de poils tout juste sevrée et ma mère n’avait pas résisté à cette petite peluche grise tigrée. En seulement quelques minutes elle avait élu domicile dans notre cuisine où la « petite grise » est devenue rapidement notre Touigi. C’est étrange comme un gamin qui ne fréquente plus aucun camarade depuis des années peut voir surgir en un animal une compagnie providentielle. Ainsi, cette chatte, je me suis mis à l’aimer et apprécier sa compagnie et quand j’ai quitté la maison pour suivre mon cursus, m’en séparer fut presque plus dur que de me séparer de ma mère. C’était pour ma mère que je revenais à la maison, vérifier qu’elle allait bien, qu’elle ne souffrait pas trop de la solitude. Mais c’est sans doute grâce à cette chatte que j’ai maintenu un rythme de visite fréquent. Touigi, Touigi qui venait se lover entre mes genoux quand je lisais
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dans mon lit sous le faible halo de lumière. Cette chatte, qui un soir, une nuit, gratta à la porte de manière furieuse. Cette chatte que j’ai poursuivie dans la nuit… Cette chatte que j’ai essayé d’empêcher de rentrer… Dans la vieille maison de Croyant… Je vois encore ses petites oreilles se dresser subitement… Comme si elle avait entendu quelque chose… J’ai cru d’abord qu’elle avait entendu une souris dans la maison. Elle est partie comme une flèche, la queue dressée, partant en chasse aurais-je juré… Mais la voilà qui grattait et miaulait de toutes ses forces contre la porte d’entrée pour sortir. J’avais bien pensé qu’un mâle se trouvait à l’extérieur… Mais elle faisait un tel tintamarre, je ne voulais pas qu’elle réveillât ma mère qui avait bien besoin de sommeil. Je la pris dans mes bras, lui demandant de se calmer, mais elle planta ses griffes dans mon épaule, y restant accrochée à miauler de plus belle… À court d’idées, j’ouvris la porte pour chasser ce qui se trouvait à l’extérieur… Une bien mauvaise idée si l’on considère que d’elle découlent tous les malheurs qui frappent maintenant mon existence… Touigi, prise d’une excitation que je ne lui connaissais vraiment pas, griffa mon visage et dans l’instant échappa à mes bras et s’enfuit par la porte ouverte… Que faire, j’adorais cette chatte et je ne voulais pas qu’elle se perdît en allant courir un mâle quelconque en attente de femelle en chaleur, alors je me suis lancé à sa poursuite… Il faisait froid dehors et j’étais habillé assez légèrement, aussi ai-je été saisi par la fraîcheur et j’en tremblais légèrement en descendant les marches… J’aperçus sa silhouette qui courait déjà sur la route… Heureusement, le ciel dégagé laissé apparaître une magnifique pleine lune qui
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déversait sur le village une lumière diffuse mais suffisante… Suffisante pour que, durant la centaine de mètres où je courrais derrière cette chatte, une brûlante sensation s’insinuant dans mes poumons, la peur commençât à me prendre… La maison des Chats se dessinait devant moi, opalescente parmi les ombres de la forêt qui commençait juste derrière… Et cette chatte qui se précipitait dessus… Attiré par je ne sais quelle chose dans cette demeure… Je ne sais quel lièvre ou animal… Ou… Mais je chassais ces pensées de mon esprit et tentais d’accélérer pour la rattraper… Impuissant devant la vitesse du félin qui ne dévia sa course de la maison que de quelques mètres pour venir se faufiler par un trou qui se révéla être un soupirail dans un sale état quand j’y arrivais. A l’intérieur, une obscurité d’encre insondable… J’appelais à plusieurs reprises « Touigi, vient ici ma fille » sans aucun résultat ni espoir que cela ai un effet quelconque… Eusse été la fatigue, la situation ou une quelconque crise de démence qu’il me paru indispensable que j’aille la récupérer en ces lieux plutôt que de l’y laisser et peut-être la perdre. Me raisonnant, ce n’était qu’une vieille maison avec des histoires de gosses comme toutes maisons abandonnées qui se respectent… Il n’y avait aucun danger, je devais me presser d’y rentrer… La porte d’entrée était condamnée de plusieurs planches… L’avait toujours été depuis que je connaissais cette maison, mais une fenêtre sur le côté était en grande partie arrachée et constituait le moyen le plus sûr de rentrer. J’ignore pourquoi je n’ai pas fui comme poursuivi par le démon plutôt que de pénétrer dans cette maison, néanmoins, j’y suis rentré, couvrant mes vêtements de poussière et d’échardes de vieux bois vermoulu…
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J’ai été surpris par ce que je trouvais derrière la fenêtre, une fois pénétré dans la vieille demeure. Une pièce sombre et dénudée s’ouvrait devant moi. Pas de vieux meubles couverts de poussière avec des tableaux aux murs comme je l’avais toujours imaginé. En cet instant, je me trouvais bien ridicule. Bien sûr, les descendants avaient fait main basse sur tous les biens de la maison depuis bien longtemps. Le sol était recouvert de poussière et de plâtras s’accumulant des murs qui tombaient en morceau. La vieille tapisserie n’était plus qu’un souvenir pourrissant en lambeaux humides et le plâtre derrière suivait la même voie. À l’intérieur, la maison semblait immense. Le son de ma respiration, de mes pas se répercutait sur les murs nus. J’avais peur, terriblement peur, je ne pouvais plus le nier. Je me sentais presque enfermé ici alors que la fenêtre était juste derrière moi, et il y manqua de peu que j’y saute pour fuir l’endroit… Quelles que soient les tragédies qui s’étaient déroulées ici, je sentais encore tout leur poids en ces lieux d’abandon. Je marchais doucement jusqu’à la porte qui menait à la cave et qui se trouvait dans le couloir de l’entrée… Entre ce qui dû être la cuisine – rapport au vieux bac d’évier brisé – et probablement le salon avec l’âtre noir où le foyer déversa un jour sur la pièce un peu de chaleur qu’elle semblait aujourd’hui aspirer comme l’existence… La porte racla sur le sol et ne bougea que de quelques centimètres quand je tentais de l’ouvrir, et je dû donc m’introduire de profil par cet interstice de seulement quelques centimètres… Les planches de l’escalier menant à la cave craquaient sinistrement à mesure que je m’enfonçais dans les ténèbres. J’étais pressé d’atteindre le bas où la pâle lumière spectrale de la Lune filtrait à travers le soupirail par lequel ma chatte était rentrée. L’endroit était encore plus poussiéreux que le
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reste de la maison, une poussière bien plus ancienne, déjà présente lorsque les lieux étaient encore habités. La poussière semblait exploser à chacun de mes pas et, très vite, l’air en fut chargé. Ma gorge s’assécha, je toussais malgré ma retenue. Je comprenais combien cette maison avait pu alimenter le folklore de la ville depuis tant de décennies. Son passé. Son apparence. Tout ici inspirait la mort et la peur. Je ne respirais que par saccade, l’oreille tendue à l’affût du moindre bruit. Mais seule résonnait, comme un leitmotiv effrayant, ma respiration rauque dans mon crâne. Ce son, si fort en ce lieu de silence, était une agression au sanctuaire mortuaire qui m’entourait. Ici, j’étais l’intrus, l’étranger, l’aberration. Le vivant avançant dans cette atmosphère stérile, forçant l’air sec, violant ce monde immobile. J’arrivais enfin sur le plateau, en bas de ces escaliers dont la descente avait pris des proportions dantesques. Était-il possible que je fusse ici en cet instant, était-il possible que ce fût moi, mon corps, mes mains, mes jambes, entré ici, descendu ici… Perdu ici… Dans l’obscurité et demie-clarté qui conférait toutes deux à cette pièce une dimension fantasmagorique, un univers de délire, une vision menant au cauchemar. Je sentais mes veines se charger du vil fiel de la peur, coulant, s’écoulant, chargeant mon cœur, emballant ses battements dans une vrille impossible d’explosion de douleur sourde. Ma respiration se pressait d’inspiration… J’étais paniqué… Je n’arrivais plus à respirer, à inspirer, à expirer. Le sol, figure ancestrale d’ancrage de l’homme envers sa mère la Terre, semblait vaciller, trembler sous mes pas incertains. Ce silence, cet immobilisme… Tout tremblait… Tout m’agressait, me transgressait… M’hypnotisait… J’avais la nausée… J’avais peur… Je voulais fuir ce lieu, remonter, m’enfuir, m’extraire de cet endroit… La maison de ma mère m’apparaissait comme la
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figure du paradis, un espoir impossible… Je me retournais… Je me suis détourné… Mes yeux… Ma vision s’était posée sur ces escaliers que je venais de quitter… Les quelques centimètres nous séparant semblant un gap impossible à franchir… Un bruit sur le côté. Quelque chose qui tombe, me sortit de cette transe, de cette spirale de folie dans laquelle je m’enfonçais. J’ai appelé ma chatte tout doucement, osant à peine transgresser le néant sonore qui primait en ce lieu gris et froid. « Touigi, viens ici ». J’ai commencé à m’approcher… Et je me suis arrêté. Hervé. Et si Hervé était toujours là, son fantôme, son cadavre ? Bon sang ! Pourquoi fallait-il que j’eusse ce genre de pensées à cet instant, enfermé là, dans une cave sinistre, en pleine nuit, alors que personne ne me savait ici. Mais oui, bien sûr, ce n’était pas Touigi…Touigi était déjà ressortie, déjà partie… Et moi j’étais là, seul avec ce monstre tapi, prêt à bondir sur moi. Je ne sais pas exactement ce qu’il y avait dans cette cave cette nuit-là, je ne l’ai jamais su… Mais je crois bien qu’il s’agissait bien d’Hervé, de son cadavre, son âme damnée, son fantôme… Que sais-je ? Des années que cela dure, des années que je n’ai trouvé aucune aide dans les livres, dans les gens, dans l’histoire… Ici et maintenant, au fond de cette maison, enfermé, derrière cette protection sommaire… J’ignore encore tellement de ce pourquoi je suis poursuivi… Quel fut mon crime cette nuit-là ? Qu’ai-je dérangé ? Pourquoi suis-je rentré dans cette baraque… Quel fantôme est à ma poursuite ? Je ne me rappelle plus très précisément ce qui s’est passé à cet instant… Un grand fracas… Un nuage de poussière qui se soulève, me masquant le détail de cette ombre qui venait de se détacher des ombres… Une ombre
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mouvante… Menaçante… Se ruant sur moi… J’ai fui… Je courrais sans me retourner, la panique affluant dans mes veines, battant dans mes tempes. Il y avait quelque chose ici, quelque chose qui avait commencé à me prendre en chasse. J’ai remonté les escaliers presque en volant au-dessus des marches… J’ai manqué la dernière et, déséquilibré, je suis tombé contre la porte, m’écorchant le menton et les coudes… Sans même m’apercevoir que je saignais, j’ai sauté par la fenêtre maladroitement, m’éraflant en sus les côtes que je gardais douloureuses plusieurs jours durant… Je ne me suis arrêté qu’une fois la porte de ma maison refermée derrière moi, toutes lumières allumées… Et là, à bout de souffle, le cœur explosant dans ma poitrine, j’ai pleuré, recroquevillé sur moi-même jusqu’au levé du jour… Touigi reparut le lendemain, le poil râpé comme si elle s'était battue... Tremblante de froid... Craintive... Ses yeux d'amande reflétant la peur... Depuis ce jour, je suis pris d’horribles cauchemars sanglants. Des chats me poursuivent. Ils veulent me punir de ne pas les avoir sauvés. Souvent je cours dans une forêt aux arbres maigres et morts, le sol rocailleux recouvert de mousse grise ou noire… Je ne vois jamais les chats, mais je les entends me poursuivre… Parfois aussi, je suis dans cette maison d’horreur… Je ne vois jamais les chats… Ils me poursuivent… À la fin du rêve, toujours, quand je suis sur le point de me réveiller en hurlant, couvert de sueur, ils s’agrippent à mes mollets, me mordent et me griffent… Toujours, je tombe, ils me montent sur le dos, me labourent et me blessent, déchirent ma peau, lacèrent mes entrailles brûlantes de souffrance… Toujours avant de me réveiller en hurlant…
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Au début, j’ai cru à un simple traumatisme… Mais après plusieurs semaines épouvantables sans dormir, à consulter des médecins, à prendre des médicaments, des somnifères, des antidépresseurs… J’ai fini par douter du caractère de mon mal… Je ne me sentais pas fou… Alors, j’ai tenté de prendre le problème à sa racine… Expliquer l’inexplicable… Que s’était-il passé exactement dans cette maison ? Une fois que j’aurais démystifié cette histoire, je recommencerais sans doute à bien dormir… J’ai commencé à faire des recherches. Déjà, Croyant n’était pas le vrai nom du propriétaire de la maison. Son nom était Cochet. Il était aisé jeune, car son usine de meuble – héritée de son père - dans la vallée lui rapportait pas mal d’argent. Il s’était marié à vingt-quatre ans avec une femme qui n’était pas de la région et qui lui avait donné trois enfants. Cette histoire n’aurait peut-être jamais existé s’il n’avait pas fait faillite quelques années plus tard. Je pense qu’il y a deux types de personnes face à une faillite. Il y a celles qui plient bagages et vont reconstruire leur vie ailleurs, et celle comme Cochet qui s’enfonce dans la misère, s’accrochant à leur pierre, mourant avec leur entreprise. Cochet avait tout perdu et pourtant, il est resté au village. Personne n’est plus rentré dans la maison de ce jour-là. De leurs trois enfants, seul le plus jeune resta avec ses parents à cette époque. Leur premier fils était parti avant la faillite, monter son affaire du côté de Lyon. Leur fille avait subitement trouvé à se marier quand les affaires avaient tourné sombres. Le cadet, plus jeune de sept ans, allait encore à l’école à cette époque. Pendant quinze ans, les voisins ont pu voir la maison se décrépir et le vieux Cochet, ayant toujours été secret, s’enfermer dans un mutisme le plus profond. Sa femme, qui autrefois discutait avec plaisir sur les marchés, cessa aussi d’échanger avec les autres femmes.
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Elle sembla devenir folle et faisait peur aux enfants, habillée de vieilles robes inassorties. Elle donnait tous les jours les restes du repas à des chats errants qui venaient jour après jour plus nombreux se nourrir à sa porte. Quant au fils, son regard devenu mauvais, décourageait quiconque ayant le souhait de lui parler. Les gens fermaient les yeux, ce n’était pas leur problème mais celui de Cochet si celui-ci refusait de remonter la pente. C’est à cette époque qu’il fut surnommé Croyant, car quand il se baladait parfois dans les rues, il ne cessait de prier Dieu et de psalmodier pour les anges, quand il ne marmonnait pas simplement de manière incompréhensible. C’est en 1904 que cette affaire passa du simple drame familial au morbide et à l’insoutenable. Une nuit de septembre, alors que l’orage battait son plein, couvrant les cris d’horreur et d’agonies, Croyant massacra sa femme et une dizaine de chats. Puis, il viola sa fille et l’étrangla… Après ou avant, comment savoir, il dévora une partie des corps et des animaux puis se tira une balle dans la tête à l’aide d’un vieux fusil de chasse. L’enquête fut brève et la police conclut à une crise de délire suivi d’un suicide quand il avait pris conscience qu’il venait d’assassiner presque toute sa famille. J’ai découvert par la suite que l’histoire de la police était volontairement restée vague. J’ai pu parler à un vieil homme qui en ce temps-là était un tout jeune brigadier. Il me raconta qu’il avait vu les corps déchiquetés pendant des années après dans ses cauchemars. Il me dit que le chef de la gendarmerie de l’époque avait été bien embarrassé par ces homicides. Qu’il était parti de l’a priori que Croyant était fou et qu’il avait délibérément massacré sa famille. Il ne chercha pas plus loin la cause des blessures qui couvraient les corps. Particulièrement celui de Croyant… Ce que l’ancien brigadier raconta pourtant, faisait froid dans le
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dos. Les corps avaient été comme écorchés vifs, les rares lambeaux de peau encore présents témoignaient de profondes griffures et morsures. Le rapport prétendit que c’était croyant qui avait griffé et mordu sa femme comme ça, mais le vieil homme secoua doucement la tête en marmonnant qu’il n’y croyait pas une seconde. Au vu des événements, de ce qui me brisait l’esprit chaque nuit, j’avais de gros doutes moi aussi. Plus grave encore. Il me fit part de l’omission délibérée dans le rapport d’une lettre trouvée à côté du corps de Croyant, lui aussi couvert de griffures, dont de nombreuses qu’il lui était impossible de s’infliger luimême. Le brigadier ne l’avait pas lu, mais il se rappelle de la dernière phrase en bas, tachée de sang, écrite en gros… « Ils ne me laisseront jamais ». Que ne le compris-je que trop en écoutant cette phrase… Comment ne pas la comprendre, maintenant que cela avait commencé. Maintenant, que depuis des années… Il ne me laissait pas… Cela faisait maintenant trois ans que je vivais à Grenoble. J'ai fait un bref passage sur Paris, Nantes, Dijon, mais partout où je suis allé, je n'ai gardé la tranquillité que quelques jours, voir seulement quelques heures. Maintenant, le week-end, si je n'arrive vraiment plus à le supporter je pars très loin, voir même dans un autre pays, pour une nuit, une nuit qui souvent n'est pas calme comme je l'espérais. Partout où je vais, ils me poursuivent de leurs grattements, de leur miaulement. Eux, encore, je peux presque les supporter maintenant… Mais la menace, les pas lourds du cadavre d’Hervé… Il y a quelques semaines, je m’étais endormi dans un de ces appartements que j’ai occupés moins d’une année… J’ai succombé au sommeil en fin d’aprèsmidi… Étrange, j’étais pourtant persuadé d’avoir bien tout
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éclairé avant de me laisser aller à dormir… Touigi me tenait compagnie ce jour-là… Heureusement, je crois que sans elle, je n’écrirais pas aujourd’hui… Elle m’a réveillé en me plantant ses griffes dans la main… Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai immédiatement paniqué… Le noir, l’obscurité m’entourait… La lumière était éteinte… Et dans l’ombre, presque invisible, avançait vers moi la petite silhouette massive d’Hervé… Je cherchais à tâtons la lumière de la lampe de chevet… Quand ses doigts froids et humides ont passé autour de mon cou, suffoquant ma respiration… Ma main s’agitait frénétiquement dans le vide… Je ne trouvais pas l’interrupteur… L’onde de désespoir commençait à submerger mon esprit… L’abandon me gagnait… Quand enfin la lumière foudroya la pièce… la suffocation disparut… Les hurlements des chats furent repoussés à l’extérieur… Hervé n’avait comme jamais existé… S’il n’y avait eu la sensation encore présente sur mon cou, j’aurais pu croire avoir fait un simple cauchemar… Si seulement, depuis tout ce temps… Je passe souvent beaucoup de temps dans des endroits remplis de gens, car là, ils ne viennent pas m'ennuyer, ils ne me traquent pas en présence d'autre humain, préférant me faire passer comme fou. Tout cela m’a de plus en plus marginalisé de la société. J’ai cessé de travailler, incapable de me concentrer, bouleversé de fatigue… Je vivote depuis de quelques travaux saisonniers et de l’héritage de ma mère… J’ai continué mes recherches sur cette maison et Croyant depuis toutes ces années… Incroyable le nombre de rumeurs comparé à la faiblesse des faits rapportés… Cette histoire est trop ancienne… Les gens contemporains de cette histoire sont soit trop vieux, soit séniles, soit curieusement silencieux ou en manque de mémoire… Mais j’ai compulsé toutes mes notes et mes découvertes dans un dossier que je
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garde caché dans mon bureau… Celui-là même sur lequel je suis en train d’écrire, dans le troisième tiroir. Il est fermé à clef. Je ne vois plus Cochet comme un monstre, bien au contraire, plutôt comme une victime… Bien sûr, j’ignore ce qui s’est passé cette nuit-là… Mais, je pense maintenant que le véritable monstre, c’était sa femme… Marie-Madeleine Cochet, mariée à cet homme à l’âge de trente-deux ans, de huit ans l’aînée d’Albert. Elle est la fille unique d’un homme obscur qui vivait à des centaines de kilomètres de là… Un homme entouré d’histoire louche, présomption de meurtre sur une jeune femme… Sa propre femme décédée en couche. Marie-Madeleine n’a jamais été aimée dans le village découvris-je tardivement. Pourquoi est-ce que ce point avait été caché si longtemps ? Des histoires les plus sombres avaient circulé à la fin du siècle dernier sur cette femme… J’ai trouvé un texte dans les archives de la bibliothèque parlant d’une femme marchant la nuit, arpentant le cimetière, psalmodiant des insanités contre les enfants et ses voisins… Bien sûr, rien ne me dit qu’il s’agissait de cette femme… Si ce n’est mon instinct. J'en suis venu à la conclusion que la femme de Cochet était une sorte de sorcière et qu'elle ne nourrissait pas ces chats comme on le croyait, mais qu'elle les appâtait pour ensuite les sacrifier lors de sombres messes noires et orgies de sang. Je pense maintenant que ce qui s'est passé, c'est que les âmes errantes des chats, errantes dans les limbes, ne trouvant leur place dans le grand schéma divin de par la manière dont elles avaient été occises de ce monde se mirent à revenir la nuit chez Croyant, probablement mêlé à quelque âme démoniaque que la femme aura invoqué. Le pauvre homme a dû endurer des années de grattement, de miaulements et de nuits torturées avant de finir par comprendre, de découvrir que c'est la faute de sa propre femme, avant de la tuer... Ou bien le savait-il depuis bien
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plus longtemps, mais était resté terrifié devant les pouvoirs en jeu jusqu'à ne plus supporter de voir son âme associée à celle du malin. Je ne sais pas et je ne le saurais jamais. Risible que d’écrire cela, mais vous qui me lisez, comprenez bien, que par cet aveu, je vous confie toute la déchéance de ma passion devant ce fléau. Je n’ai plus la force de vivre, plus la force d’y survivre, de les affronter. Ils ont gagné, ce soir est mon dernier soir, mon dernier acte de vie aura été de vous mettre en garde contre eux. Eux… Je les appelle comme ça… Car au final, je ne sais toujours pas exactement ce qu’ils sont. Je les entends, ils me poursuivent. Si l’obscurité se fait autour de moi, alors ils me griffent… Mais que sont-ils ? Je l’ignore complètement. Et j’espère que vous n’aurez pas le loisir de le savoir… Je ne sais rien de plus.
L'homme reposa sa plume sur le pupitre. La lumière crue de l'ampoule accrochée au plafond de la cave inspirait en ces lieux une profonde angoisse. Il se leva et s’étira. De profonds cernes ornaient son regard empli de détresse et de résignation. Le regard d’un homme qui a abandonné le combat, qui ne nourrit plus d’espoir sur son existence. Un homme sans vie. Il tourna les yeux vers la porte fermée de la cave en haut des marches. C’était à peine perceptible. Un homme normal n’y aurait pas prêté attention, mais lui avait appris à les reconnaître dès leurs premières manifestations. Ce qui n’était qu’un faible soupir allait très vite se transformer en une cacophonie de miaulements et de grattement, de cris et de déchirure. Parfois, par-dessus, il croyait surprendre le cri d’agonie d’un homme. Toujours, il finissait par y reconnaître sa propre voix.
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Il prit le paquet de feuilles qu’il venait d’écrire sur la table et les tassa entre elles avant de les déposer dans le troisième tiroir de son bureau, qu’il verrouilla et dont il glissa la clef dans sa poche. Le son derrière la porte devint symptomatique et n’importe qui aurait commencé à se poser des questions. Il sortit d’un autre tiroir une arme à feu, un pistolet de petit calibre dont l’apparence laissait à penser qu’elle n’avait jamais servi. Il regarda la petite chatte, vieille au poil ras, qui le regardait de ses yeux pleureurs. « Oui, mon amie, ceci est le dernier soir, pour moi… Et probablement pour toi aussi » dit-il d’un ton las. Le grattement contre la porte s'amplifia et grandit encore. Leurs miaulements étaient affreux. Longs, torturés, interminables, menaçants. Ils voulaient entrer. Déjà, l'impact de leur corps contre la porte faisait vibrer celle-ci et l'homme ne doutait pas un instant que ces abominations finiraient par rentrer. Il s'arma de son pistolet et d'une pelle qui reposait contre le mur à ses côtés. Prêt à les attendre. Il savait qu'il n'avait aucune chance. Ces êtres de la nuit, ces démons à forme de félins ne craindraient pas le moins du monde ses armes. C'était dans un acte de survie dérisoire qu'il se dressait maintenant devant la porte, face à ses ennemis. Mais il savait, consciemment, de manière inavouable, qu'il ne souffrirait pas les affres de l'agonie et de la torture que ne manqueraient de lui infliger ces démons. Non, il se tirerait une balle dans la tête quand il aurait acquis l'outrecuidante certitude que la porte allait céder sous leurs assauts. La porte vibrait de manière démentielle. Il s’attendait à ce qu’elle cède à tout instant, mais l’instant sembler toujours repoussé… Cette attente devint insoutenable… Il se décida et lâcha la pelle… Il posa le canon de l’arme contre sa tempe… Et ressentit une vive douleur à la nuque… Il se
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cabra et roula par terre, laissant tomber son arme au passage... Il porta la main à son cou et la retira couverte de son sang chaud et poisseux… Cherchant la cause du regard, il saisit l’image de sa chatte, debout sur le bureau, de fines gouttelettes de sang perlant sur ses moustaches… L’incrédulité… L’effroi… La surprise… Toutes ces émotions se mêlaient sur le visage de l’homme… L’animal bondit du bureau… Maintenant au sol, la patte du félin écarta l’arme qui reposait juste à côté de sa main et le griffa profondément quand il tenta de m'en ressaisir. Le vacarme des chats derrière la porte était incomparable. Il ne savait plus si ce son était extérieur ou faisait partie de lui... Sa tête lui tournait, le vertige le prit, incapable de comprendre ce qui était en train de se passer… Il ne comprenait plus ce qui se passait. Son chat, vivant, s'alliait à ces démons. Ces âmes torturées des êtres morts depuis des siècles qui avaient pris la forme de chat ? Non ! C'était impossible. Son chat l’empêchait de mettre fin à ses jours…
Je suis enfermé ici, dans ce réduit à charbon au fond de la cave, perdu dans l’obscurité, dans ce lieu où la lumière ne viendra pas les chasser. Ils m’encerclent, ils grattent, ils hurlent, ils entonnent contre moi leurs chants démoniaques. Ils veulent mon âme. C’est ça qu’ils sont venus chercher, mon âme et mon esprit. Des années qu’ils me guettent, qu’ils m’épient. Et toi, leur chef, leur Dieu, toi que j’ai hébergé dans ma demeure toutes ces années. Tu étais leur, c’est pour
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cela qu’ils me retrouvaient tout le temps. Tu leur disais où j’étais. Toi que je croyais mon amie, tu es le démon, tu es des leurs. Horrible créature… Il n’y a aucune issue… Je vous mets en garde… Prenez garde ! Détruisez cette maison ! Rasez-la ! Sinon ils s’en prendront à d'autres… D’autres enfants ! D’autres familles ! Ils détruiront d’autres personnes comme ils m’ont détruit moi. Leur soif de vengeance est aveugle… Ces âmes errantes… Ces corps torturés… Ces esprits corrompus par la douleur… Les spectres de ces chats qui me poursuivent depuis si longtemps… Je croyais que la mort me permettrait de leur échapper… Mais je me suis trompé une première fois… Oui, j’ai enfin compris pourquoi… Peut-être que cette fois… Je ne vous dis pas adieu… Je sais maintenant… illisible… Peut-être cette fois ce sera le néant… Je sais que je reviendrais… Et eux aussi… Mais comment faire autrement ? Je ne peux pas les laisser me prendre… Non… Je trouverais un moyen… J’ai le pistolet avec moi… J’ai réussi à le reprendre… Je vais m’en servir… Comme la première fois… D’une balle dans la tête… illisible… Seigneur pardonne moi… Je sais maintenant qui je suis… Je t’en supplie Seigneur ! Et vous qui lisez ces paroles… Je vous en conjure… Sauvez-moi d’eux… Je suis… illisible… Aidez-moi… Je suis Albert Cochet.
L’homme qui venait de finir de lire ces pages déchirées et rapiécées releva les yeux. Il huma avec mépris, distillant, analysant, derrière ses yeux enfiévrés de fatigue, le texte qu’il venait de finir. Son regard se porta sur les vieilles
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photos jaunies et racornies qui se trouvaient à côté. Elles appartenaient au dossier. Elle présentait le corps décomposé d’un homme, sa peau noircie de pourriture. Un homme mort il y a des dizaines d’années. Pas de famille. Pas de lien… « Alors pourquoi ! ? » pensa l’homme en se relevant soudain bouleversé de sa propre fureur… « Pourquoi ? » C’est à cet instant qu’il commença à les entendre… Derrière la porte… Leurs miaulements… Son regard se porta sur le chat dans la pièce… Chat qui releva la tête et sembla défier du regard son maître… Et dans les hurlements de plus en plus puissants qui traversaient la cloison, s’éleva une dernière fois celui de l’homme… « Pourquoi !! ? »
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TABLE
Le châtiment du chat qui ment Christiane Toine Mission Zibeon Macha Sener & Stéphane Thomas Luna Sylvie Parthenay Patchouka Ornella de Saint Germain Mission Black Cat Yann Alidor Six Six Six Stein Le neuf de cœur Adam Joffrain Le Miki Nicolas Chapperon J’y crois pas ! Michèle DESMET Belair et la chanson triste Jacqk Les Veilleurs Fred Vasseur Un chat de jade blanc Guillaume Roos As Dlan Claude Roux À bon chat, bon rêve Fabrice Chotin Le massacre d’Albert Croyant Eleken Traski
17 31 57 85 101 139 155 187 203 223 241 269 287 309 323