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Reportage

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Engagement

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OR BLANC

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Le lithium est essentiel pour les batteries des voitures électriques et donc pour un avenir durable. L’Europe veut développer ses propres mines de lithium, notamment dans le nordest du Portugal. Mais la population craint des dommages irréparables pour l’environnement. Reportage sur l’ambiguïté du tournant énergétique.

Paulo Jorge tire légèrement sur une barre de fer pour activer son système d’irrigation. Quelques instants plus tard, une petite rigole se remplit d’eau, sillonnant la pente verte. Avec sa houe, cet agriculteur de 48 ans débarrasse le canal des feuilles mortes. Depuis près de quarante ans, il vient plusieurs fois par semaine dans ses champs pour ouvrir des vannes, construire de petits barrages ou réorienter le débit de l’eau. C’est avec la force de gravité qu’il parvient à irriguer tour à tour les différents pâturages. La rigole s’est transformée en ruisseau, et Paulo Jorge porte un regard inquiet sur la colline proche: «C’est là que la mine doit être construite. Rien ne sera plus comme avant. Nous manquerons d’eau, l’environnement sera pollué, la nature sera détruite, et la vie de notre communauté ne sera plus possible.» Paulo Jorge semble fatigué. Fatigué de travailler, mais aussi de lutter contre un adversaire si puissant. Il pense à la société britannique Savannah Resources, l’une des principales entreprises européennes d’exploration du lithium. Avec l’accord du gouvernement portugais, la multinationale prévoit d’ouvrir la plus grande mine de lithium d’Europe non loin des champs de Paulo Jorge. Dès 2026, Savannah veut extraire près de 2,4 millions de tonnes de roche par année sur une surface de 593 hectares. Les milliers de tonnes de lithium de ce gisement sont un élément clé pour la transition énergétique mondiale et la sortie des énergies fossiles.

Plus importants que le pétrole et le gaz

Le lithium est considéré comme l’«or blanc» du fait de son rôle essentiel pour les batteries des voitures électriques. L’Union européenne (UE) a récemment prédit que le lithium et les terres rares seraient bientôt plus importants que le pétrole et le gaz. Bien qu’elle soit l’un des principaux marchés pour les voitures électriques, l’Europe dépend largement des importations de lithium. L’extraction de ce métal léger est dominée par l’Australie, la Chine et le triangle sudaméricain entre l’Argentine, le Chili et la Bolivie. Un business en partie problématique sur le plan de l’environnement et du droit du travail. L’UE souhaite réduire sa dépendance à l’importation et raccourcir les chaînes d’approvisionnement. Elle entend extraire de son sol et transformer ellemême au moins 30% du lithium nécessaire d’ici 2030. Or le Portugal possède le neuvième plus grand gisement de lithium au monde. Il correspondrait à 10% du lithium présent en Europe, dont la plus grande partie se trouverait au nordest du pays, dans un réservoir de minerai de plus de 20 millions de tonnes. Tout près de Covas do Barroso, la localité où vit Paulo Jorge. En 2018, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a classé la région et ses baldios, des terres gérées

Page 16: Rives asséchées à environ 40 minutes en voiture de Covas do Barroso. L’inquiétude pour l’approvisionnement en eau préoccupe de nombreux citoyens lorsqu’il s’agit de l’exploitation du lithium.

collectivement, parmi les «systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial» pour ses siècles d’agriculture durable, collective et à petite échelle. «Une mine et un patrimoine mondial de l’Unesco? Cela ne va pas ensemble», dit Paulo Jorge. Parmi les quelque 250 habitant·e·s de Covas, presque personne n’est favorable à la mine. Depuis 2018, le village se défend avec un certain succès. Savannah voulait commencer l’exploitation de la mine à ciel ouvert dès 2022. Mais depuis les forages de prospection effectués il y a six ans, les choses n’ont pas avancé. Si le lithium est porteur d’espoir pour la mobilité verte, les populations se mobilisent pour empêcher l’ouverture de mines. «C’est de la folie de détruire ce paysage intact pour des voitures électriques. Ce sont les citadins qui en profiteront. Chez nous, à la campagne, personne n’a les moyens de s’acheter une voiture électrique», commente Paulo Jorge en montant dans sa camionnette de 1995 couverte de taches de rouille. Il estime que le problème fondamental de notre société est ailleurs: «Nous consommons beaucoup trop. Nous devons changer d’attitude au lieu de continuer à piller les matières premières de la Terre.»

Page 20: De nombreuses personnes apprécient Covas do Barroso pour sa tranquillité, mais les jeunes s’ennuient et préfèrent les villes.

Page 21: Le lithium s’accumule principalement dans le spodumène, un minerai qui s’est formé sur des millions d’années, notamment dans les roches pegmatitiques.

Incompréhension à Porto

À Porto, à moins de deux heures de route au sudouest de Covas do Barroso, Alexandre Lima ne comprend pas les arguments contre la mine de lithium. Images satellitaires à l’appui, ce spécialiste au département des géosciences, de l’environnement et de l’aménagement du territoire de l’université de la ville déclare: «À Covas, les gens disent qu’il y aura forcément une mine à ciel ouvert, que les agriculteurs manqueront d’eau, que tout sera pollué et que la nature sera détruite pour toujours. Mais on ne peut pas se prononcer à l’heure actuelle. Peutêtre que l’extraction se fera sous terre, avec un impact minime sur la nature. De plus, la flore et la faune se régénèrent en l’espace de dix ans, comme on peut le voir dans cette ancienne mine de céramique», explique le quinquagénaire. Considéré comme l’un des experts les plus en vue du pays, Alexandre Lima fait des recherches sur le lithium depuis le milieu des années 1990. «Nous savons qu’il y a beaucoup de lithium en Europe. Il faut choisir: voulonsnous que l’extraction se fasse ailleurs, dans des mines moins respectueuses de l’environnement et de la sécurité au travail? Ici, nous pouvons produire du lithium de manière beaucoup plus sûre, équitable et écologique», estimetil. Mais les habitant·e·s de Covas do Barroso ont leurs doutes. Dans sa cuisine, Aida Fernandes, 44 ans, sert du thé, du pain frais et de la confiture maison. Avec son mari Nélson, ils évoquent une réunion publique qui a eu lieu la veille dans la commune voisine de Montalegre. Là aussi, il est question de forages d’exploration pour 19

La population de Covas do Barroso lutte contre le projet de mine par des graffi ti. trouver du lithium. Des géologues de l’Université de Porto et des responsables de la commune ont présenté les chances et les risques du projet, et répondu aux questions des habitant·e·s. À Montalegre, Savannah veut manifestement communiquer de manière transparente pour gagner le soutien de la population. Ce qu’elle avait omis de faire à Covas do Barroso. «Ce sont tous des loups déguisés en moutons. Même s’ils prétendent le contraire, ce projet n’est bon pour personne. Pas pour la nature. Pas pour le Portugal. Pas pour le monde», s’indigne Aida Fernandes, qui ne croit pas à l’indépendance des scientifi ques. Selon elle, Alexandre Lima et son équipe travaillent dans l’intérêt de Savannah.

Une démarche problématique

«Il est vrai qu’une partie de la recherche à Porto a été fi nancée par l’entreprise britannique», admet Alexandre Lima. Mais il ne s’agirait que d’une petite étude pour un montant de 5000 euros, soit à peine 1 % du budget total que cette université consacre à la recherche sur le lithium. Le fait est que les coopérations entre l’industrie et la science ne sont pas inhabituelles. Par contre, l’évolution du projet de mine dans la région où vit Aida Fernandes est assez inhabituelle. En 2006, une entreprise portugaise de céramique avait obtenu une licence pour l’extraction de feldspath et de quartz au sud de Covas do Barroso. Cette mine n’a jamais été exploitée. En 2011, la concession est modifi ée pour la production de lithium et passe de 16 à 100 hectares. Et en 2017, Savannah achète les droits miniers et effectue 350 forages d’essai. La concession s’étend désormais sur 593 hectares. C’est par les médias qu’Aida Fernandes apprend ces changements. «Personne n’est venu nous parler. Si nous avions su qu’il s’agissait de lithium, nous n’aurions jamais accepté les forages», ditelle. «Et les gens ne croient pas à un essor économique grâce à la mine», ajoute son mari. Savannah prétend créer jusqu’à 815 emplois. Des emplois dont la région aurait bien besoin, car il n’y a pas beaucoup de vie à Covas do Barroso, peu de circulation, de nombreuses maisons inhabitées et délabrées. «Ici, personne ne profi tera à long terme des emplois pro «Ici, personne ne profi tera à long terme des emplois promis. Pourquoi devrionsnous sacrifi er notre nature et notre vie pour des voitures électriques?» s’interroge Aida Fernandes. Elle se sent abandonnée par son propre gouvernement: «À Lisbonne, personne ne s’intéresse à nous. Ils veulent juste gagner de l’argent. Ils ne se soucient pas de notre sort.» Les médias nationaux et régionaux ne se gênent pas pour soutenir les promoteurs du projet et discréditer les opposants. Les milieux de défense de l’environnement n’ont aucune chance d’exposer leur point de vue. Combien Savannah atelle dépensé 23

jusqu’à présent pour sa campagne en faveur de la mine? La firme refuse de répondre. Elle ne chiffre pas non plus le montant des recettes attendues sur les douze années de fonctionnement de la mine. «Cela dépend des variations du prix du lithium», écrit une porteparole. Les médias évoquent un montant allant jusqu’à 1,5 milliard d’euros. Selon Savannah, les agriculteurs n’auraient rien à craindre concernant l’eau: «Notre exploitation ne devrait pas affecter l’alimentation en eau des villages», écrit encore la porteparole. L’eau de pluie serait récupérée pour être utilisée dans la zone de concession, puis retraitée à 85%. Les habitant·e·s de Covas do Barroso ne croient pas à ces affirmations. Ellemême agricultrice, Aida Fernandes a appris le métier de son père. C’est justement lui qui a été parmi les premiers à vendre ses terres à Savannah. Sous l’influence de son fils, João Cassote, le frère d’Aida, qui continue de travailler pour Savannah. Les habitant·e·s du village évitent le contact avec lui. Le projet de lithium ne fracture pas seulement la roche, il brise également des familles.

Rouvrir une mine existante

À une heure de route au sud de la ferme d’Aida Fernandes, l’opinion sur le projet minier est très différente. Raul Costa conduit son véhicule toutterrain avec précaution sur des chemins de terre escarpés pour éviter les nids de poule. Devant des ruines envahies par la végétation, il se rappelle avec une certaine nostalgie: «C’est là que se trouvait le dépôt de dynamite.» Cet électrotechnicien de 55 ans connaît bien Lombo Gordo, où travaillaient son oncle et son beaufrère. La plus grande mine de la région servait à extraire de l’étain et du tungstène. Abandonnée en 1962, elle pourrait être remise en service, estime Raul Costa. Pas pour le tungstène, mais pour le lithium. Raul Costa enjambe un tronc d’arbre renversé et écarte quelques branches pour accéder à une ancienne galerie. L’eau de pluie s’est accumulée devant l’entrée. Muni de sa lampe frontale, il s’enfonce dans l’obscurité avec l’enthousiasme d’un scout. Après une soixantaine de mètres, la lumière du jour a disparu. Raul Costa signale régulièrement des veines de tungstène et des petits trous laissés par la dynamite. Une pelle, un casque et une vieille mèche sur le sol humide rappellent un passé lointain, quand le travail dans la mine était encore rentable. «Nous y sommes.» Après quinze minutes de marche, nous distinguons un petit tas de gravier rose dans une flaque d’eau. Il s’agit de spodumène, un minéral dont on extrait du lithium. Une bonne nouvelle pour Savannah, l’UE et le gouvernement portugais. Raul Costa raconte qu’il s’est rendu dans cette même galerie avec

le géologue Alexandre Lima il y a environ deux ans. «Il m’a dit: ‹Merci, Raul, merci! C’est exactement ce que je cherchais depuis des années!»

Une transformation locale?

Contrairement à Covas do Barroso, la population du baldio local n’est pas totalement opposée à l’ouverture d’une mine de lithium. Dans la région où habite Raul Costa, de nombreuses familles vivent de l’exploitation minière, comme ses parents, son oncle et son beaufrère. Outre la mine de tungstène désaffectée, il existe une exploitation de granit et de céramique à proximité. «Nous sommes habitués à cette industrie et n’avons rien contre le projet de lithium. Au contraire, il serait judicieux de rouvrir l’ancienne mine de tungstène», dit Raul Costa. En respectant bien sûr les normes écologiques et la durabilité, précisetil. Nous devons contribuer à la transition énergétique. Si nos gisements de lithium sont suffisamment importants, il faut les exploiter ici au lieu de se procurer des ressources à l’autre bout du monde.» Mais le lithium extrait au Portugal seratil transformé sur place? Le pays ne possède pas de raffinerie capable de transformer le concentré de spodumène en carbonate et en hydroxyde de lithium, et de le préparer pour la production de batteries. David Archer, ancien directeur général de Savannah jusqu’en juillet dernier, a dit publiquement qu’une telle usine ne serait pas rentable au Portugal. Savannah ne construira donc pas de raffinerie pour le projet de lithium de Covas do Barroso. Il n’existe encore aucune raffinerie opérationnelle en Europe, l’usine de Guben dans le Brandebourg et celle du nord de l’Angleterre étant seulement en cours de planification. Quelle serait la durabilité du lithium extrait localement, mais transformé de l’autre côté de l’océan?

Page 26: Paulo Jorge, propriétaire du troupeau de moutons, veut se battre jusqu’au bout contre la mine de lithium.

Page 27: Raul Costa, quant à lui, est favorable à l’exploitation du lithium, y compris dans son village natal.

Questions ouvertes

Estil possible de produire du lithium en minimisant l’impact sur la nature? Des recherches sont en cours à ce sujet en Allemagne pour extraire le lithium dans des centrales géothermiques. Plusieurs projets pilotes ont été lancés dans le fossé rhénan, une plaine de 300 kilomètres de long pour une largeur maximale de 40 kilomètres, située entre Bâle et Francfort. Les exploitants évoquent une «extraction de lithium sans émissions». Quant à connaître le potentiel et l’impact environnemental de ces projets, il faudra attendre les résultats des recherches. David Merriman est spécialiste des batteries et des voitures électriques auprès de la société de conseil et de recherche Wood Mackenzie. Dans un article de la revue Mining Journal, il doute que l’Europe puisse s’affranchir des importations de lithium et surtout 25

mettre en place sa propre production. Car en dehors du lithium, il faut encore du nickel, du cobalt, du manganèse, du graphite, du fl uorure et de l’hexafl uorophosphate de lithium pour une batterie de voiture. «Il ne suffi t donc pas d’extraire du lithium dans une région pour fabriquer des batteries lithiumion», écrit Merriman. Il sera diffi cile pour l’Europe de se passer de l’Australie, de la Chine et de l’Amérique du Sud. Ces considérations n’intéressent pas tellement Paulo Jorge, l’agriculteur de Covas do Barroso. Avec deux chiens, il surveille ses cinq douzaines de moutons qui paissent tranquillement. «Nous nous battrons jusqu’au bout», insistetil. Et s’il ne parvient pas à empêcher l’ouverture de la mine? «Dans ce cas, je ne sais pas si je pourrai rester ici avec ma famille.» Selon la loi portugaise, les projets miniers doivent être approuvés par la population locale. Mais le texte de loi prévoit approuvés par la population locale. Mais le texte de loi prévoit également la possibilité d’exproprier des terres pour des projets également la possibilité d’exproprier des terres pour des projets d’importance nationale. Cela en serait alors terminé de la protection offerte par le classement au patrimoine agricole mondial.

Journaliste indépendant, Florian Sturm travaille pour divers magazines et journaux en Allemagne et à l’étranger. Il s’intéresse principalement à la photographie, aux voyages et aux sciences. Pour ses reportages, il aime voyager avec son chien et son carnet de notes dans son van.

Né à Saint-Pétersbourg en 1984, Evgeny Makarov est arrivé en Allemagne avec sa famille en 1992. Après des études en sciences politiques à l’Université de Hambourg, il a découvert la photographie comme moyen de «saisir plus directement la réalité sociale que par une approche académique». Sans lithium, pas de tournant énergétique. Mais sa production est nuisible au climat et à l’environnement. L’extraction par géothermie est-elle la solution? Lire le reportage de suivi sur la production durable de lithium:

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