Une Possible Évolution Industrielle

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UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’é me rg e n c e d ’u n con ce p t à sa p ossible apo g ée.

Guillian Graves



UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’é me rg e n c e d ’u n con ce p t à sa p ossible apo g ée. S ous la direc tion de Jacques-François Marchandise & Valérie G uillaume

Guillian Graves



VOLUME 1 ~ MÉMOIRE

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Introduction Introduction à la première partie. Introduction à la seconde partie. Introduction à la troisième partie.

7 9 12

Première Partie - études De nouveaux producteurs. De nouvelles pratiques de la production. Des conditions spatiales pour l’innovation ? La sociabilisation des idées. L’aménagement de l’espace et du temps. La désinstitutionnalisation de la créativité. L’espace marginal : un vecteur d’utopies ?

16 28 36 42 46 54 66

…………………………………………………………… Transition — De l’étude aux projections 76 ……………………………………………………………

Deuxième Partie - projections Et si... L’innovation se faisait apprenante ? 80 Et si... L’outil devenait collaboratif ? 92 Et si... La micro - fabrication métamorphosait notre société  ? 106 Et si... La fabrication personnelle transformait nos imaginaires ? 130 …………………………………………………………… Transition — Des projections à la pratique 146 ……………………………………………………………

Annexe Bibliographie 152


UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’émergence d ’un concept à sa possible apogée.

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UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’émergence d ’un concept à sa possible apogée.

INTRODUCTION À LA PREMIÈRE PARTIE :

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Étude des révolutions créatives.

Une grande part de mon parcours s’est construite autour des nouvelles technologies. Qu’il se soit agi de transformer une invention en produit innovant, de concevoir à la robotique une nouvelle relation à l’homme ou de transposer une invention dans un environnement urbain, mon travail s’est toujours construit à l’aide des apports spécifiques d’acteurs divers. Ils sont les ingénieurs, les chercheurs, les sociologues, les politiques, etc. Le designer aurait pour rôle d’être le médiateur entre ces différents champs d’expertise afin de transformer et d’inscrire une invention, une découverte ou une amélioration dans notre société. Cette médiation permet donc de créer une passerelle entre les disciplines. C’est ce que l’on nomme la transdisciplinarité. Plus encore, elle mènerait à l’élaboration d’un pont entre les technologies et « l’Humain », à un agencement des savoirs et des savoir-faire permettant aux concepteurs de synthétiser ce que l’on sait faire de mieux pour l’introduire dans nos environnements. C’est autour de cette problématique de la conciliation des expertises dans le processus créatif que réside une question que je me suis souvent posée. Est-ce que, au fond, ces différences entre les disciplines sont réellement compatibles ? Travailler avec les ingénieurs et les chercheurs, c’est se heurter à la spécialisation. Chacune de ces expertises dispose de son propre «  microcosme  », composé de ses espaces de créativité caractéristiques, de ses règles, de ses

méthodologies, de ses outils, de son langage plus ou moins technique et de sa culture. Comme des gens de pays différents, la question du langage et des outils spécialisés peut se poser ou simplement opposer, comme un obstacle à la coopération. Qui de l’expert ou du profane détient le langage légitime de la collaboration ? Certainement, personne. Nous ne devons pas oublier que le processus créatif n’est pas réservé aux domaines du design, de l’architecture ou de l’art. Il appartient également au domaine des ingénieurs et des chercheurs, à sa façon. La démarche d’innovation me fascine par le processus créatif qu’elle génère. D’où viennent les bonnes idées qui mènent aux révolutions ? De quels outils disposons-nous pour les générer ? Je ne crois ni à l’innovation solitaire, ni au mythe de l’inventeur génial, mais comme nous le verrons, à l’innovation comme processus social. En travaillant au Commissariat à l’Énergie Atomique de Grenoble ou avec l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, j’ai pu me heurter à cette barrière culturelle. Comment est-il possible de passer outre ? Toute la question réside peut-être dans un remaniement de nos outils, langages et lieux d’exercice. Dans un premier temps, c’est l’orientation que prendra cette recherche. Dans cette première partie, je tenterais de comprendre ce processus qui transforme une idée en innovation et les terrains sur lesquels cette métamorphose s’opère. Si la créativité est, comme je le pense, un mécanisme social, peut-être que chercheurs et concepteurs auraient intérêt à s’extraire des sphères

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conventionnelles du bureau et du laboratoire, voire à se mêler à une foule d’amateurs hétéroclites. Peutêtre existe-t-il de meilleurs espaces favorisant la créativité, en dehors de notre paradigme socioéconomique actuel. Ou peut-être germe-t-il dans des courants et pratiques émergentes d’autres idées de ce que pourrait être l’Innovation, hors du tableau classique dépeint par l’industrie.

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Suivre ces pistes, c’est chercher l’opportunité de générer un paysage, tant au niveau des acteurs de la créativité que de ses terrains, des outils qui génèrent l’invention ou des institutions qui la cadrent, qui me permettrait de remettre en question cette composante omniprésente de notre pratique qu’est l’innovation. J’y vois également l’occasion d’ouvrir cette réflexion sur un spectre plus large, une seconde partie : une projection dans les évolutions possibles de nos pratiques.


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INTRODUCTION À LA SECONDE PARTIE :

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Projections d’une possible évolution industrielle. Nous parlions d’innovation. Une définition communément employée pour définir l’acte d’innover est « intégrer le meilleur des connaissances dans un produit créatif qui permet d’aller plus loin dans la satisfaction des individus »1. « L’innovation » est un terme que nous retrouvons sur toutes les lèvres et qui, par quelques vertus progressistes, devient un soi-disant remède aux crises économiques et humaines. Nerf de la guerre concurrentielle, innover serait le meilleur moyen d’acquérir un avantage compétitif en répondant aux besoins du marché et à la stratégie d’entreprise. Il faut produire de nouveaux objets, de nouvelles méthodes et de nouveaux services pour conquérir ce même marché. La bonne santé du paradigme en place, vraisemblablement ancré autour de notre façon de consommer, dépendrait alors du progrès des techniques et technologies.

ou s’il est un moteur destiné à servir un dessein différent : améliorer notre société. Question qui, pour un designer, semble loin d’être anodine : dans quel but concevons-nous du nouveau si ce n’est dans cette finalité ? Malheureusement, il est facile de gagner d’autres causes plus éloignées de l’enrichissement de nos modes de vie que des intérêts financiers ou de visions technicistes par exemple. Il en est de même pour l’évolution des techniques dont il est question chez Daumas, qui n’est pas forcément significative d’un épanouissement de nos modes de vie, cultures et sociétés. Pourtant, la définition commune que nous venons de citer caractérise bien cet acte comme un biais permettant « d’aller plus loin dans la satisfaction des individus ». Mais jusqu’à aujourd’hui, vers quelle « satisfaction » nous a mené cette logique d’innovation raisonnée par une pensée économique ?

Maurice Daumas, chimiste et historien français, pionnier de l’histoire des techniques en France, affirmait que « si on considère l’histoire des techniques à l’échelle de l’histoire de l’homme, et pas seulement de certaines civilisations, on ne décèle jamais une évolution régressive des techniques » et que « depuis l’origine de l’humanité, le progrès des techniques s’est poursuivi de façon régulière, à peu près sans faille ». Il qualifiait de « mutations » les transformations majeures inhérentes à cette évolution dans une civilisation. Cependant, nous pouvons nous demander si l’acte d’innover dans la technique ou dans la technologie est une fin en soi,

Marc Giget est l’ancien directeur de la chaire de Gestion de l’Innovation du CNAM2. Lorsqu’il parle d’innovation, il relie à ce terme certaines vertus humanistes apparues à la « mort du Dieu ». Selon lui, la Renaissance a été l’époque de la mise en place de tous les codes modernes qui se recentrent alors autour de l’Homme, qui devint alors la mesure de toute chose. Le centre n’est plus ni le Dieu, ni le roi. On parle de « human centrism ». À ce moment de l’histoire, nous avons vu apparaître la mise en place des systèmes éducatifs, des réseaux bancaires, des notions de santé et de bien-être. C’est aussi à cette même période qu’ont été abordées les questions

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Définition de l'innovation par l'Observatoire des Innovations de Paris.

2

Conservatoire National des Arts et Métiers.

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de l’amélioration de la condition humaine, de la relation entre les hommes, de la vie dans la cité et de la relation à la nature. En bref, « innover » servirait cet idéal qu’est l’enrichissement de nos modes de vie et de nos cultures. « L’innovation, la vraie, c’est cette synthèse créative délicate (des progrès techniques, technologiques, sociologiques, etc.), que l’on peut définir comme le point de contact étroit entre ce que l’on sait faire de mieux et ce dont rêvent les individus »3, précise Giget.

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Or, depuis la Renaissance, bien d’autres mutations ont pu voir le jour et la révolution industrielle pourrait bien être une articulation clé de notre raisonnement. Nous pouvons nous demander si cette mutation et les conséquences qu’elle a pu engendrer sur notre société, comme la production de masse et la standardisation, ont été bénéfiques à cet enrichissement des différentes sphères qui englobent l’Homme. Mais là, n’est pas exactement la direction que je souhaite faire prendre à la présente recherche. Il m’intéresse moins d’étudier les conséquences de cette révolution industrielle sur notre manière de concevoir que de m’interroger sur les orientations nouvelles que pourrait faire prendre la confrontation des progrès techniques et technologiques aux progrès sociologiques. En faisant de la première partie une base de réflexion autour des paysages créatifs, sur laquelle je m’appuierai, je consacrerai donc une seconde partie à me projeter dans nos possibles sociétés de demain, fruits de cette confrontation. 3

Conférence Expérience 2039, Cap Digital, 2009.

Nous avons longtemps conçu et consommé par l’Industrie et nous avons bâti nos schémas de travail et modes de vie autour de ce paradigme. Or, aujourd’hui, il est possible que nous sortions de cette pensée industrielle en empruntant d’autres voies que celles subordonnées à l’industrie. Il n’y a pas un chemin unique, mais une multitude de sentiers que nous pouvons emprunter. L’émergence des Fab Labs, par exemple, représente parfaitement l’une de ces possibles métamorphoses. Nous pourrions passer d’une production de masse à une multitude de points de production. Si cette pratique était vouée à se propager, il ne serait pas seulement nécessaire de repenser nos procédés de production, mais le modèle dans sa globalité : les acteurs de l’innovation, leur langage, les lieux dédiés à la conception, les outils de création, les outils de fabrication, l’économie qui y serait rattachée ainsi que toutes les conséquences que cela impliquerait sur l’objet lui-même. La question qui selon moi se cache derrière tout cela est de savoir si la relation que nous entretenons avec le modèle industriel classique, avec lequel nous composons chaque jour dans notre pratique du design, lui-même dit « industriel », serait encore adaptée si nous prenions l’un de ces chemins. Peut-être que, face aux mutations de nos sociétés, nos outils d’invention deviendront inadaptés, voire obsolètes, et qu’il sera nécessaire de les réinventer. Nous pouvons alors nous demander comment transférer les outils usuels de l’innovation dans un paradigme différent. C’est l’orientation que je


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désire faire prendre à cette seconde partie : émettre l’hypothèse que nos pratiques peuvent évoluer, puis imaginer les éventuelles métamorphoses qui peuvent s’y opérer en tentant d’anticiper une possible société de demain, comme un point de contact étroit entre progrès technologique et humain.

Et si l’émergence de la fabrication personnelle favorisait un retour à l’artisanat, ne serait-ce pas un paradoxe pour le designer industriel ?

C’est dans cette perspective que je construirai, tout au long de cette partie, une réflexion axée autour de ces personnes, de ces lieux, de ces méthodes et de ces outils qui composent et structurent un projet dans des domaines qu’il me tient à cœur de questionner : la création industrielle et la création scientifique. Notre cheminement prendra ainsi la forme d’articles qui nous permettront d’interroger les outils classiques de l’innovation, d’en établir leurs limites, de les croiser à certaines mutations de nos sociétés ou de les hybrider à certaines opportunités technologiques, afin, peut-être, d’y entrevoir différentes directions que pourraient emprunter nos manières de concevoir. Et peut-être qu’alors, les métamorphoses de nos sociétés alliées à quelques révolutions technologiques laisseront entrevoir une possible évolution industrielle.

Et si les RepRaps, machines auto-répliquantes, continuaient à se répandre, quelles en seraient les conséquences en terme d’économie ?

J’y vois aussi l’opportunité de confronter nos pratiques à de possibles futurs, et de nous demander : et si... ?

Et si l’amateur pouvait être producteur, quelles seraient les conséquences pour l’industrie ?

Et si l’usage du « libre » n’appartenait plus seulement au numérique, mais aussi à l’objet, quelles en seraient les conséquences en terme de droit et de propriété ? Autant de questions, parfois embarrassantes, parfois sans réponses, qui peuvent nous faire nous demander : avons-nous intérêt à ce que cela se passe ? Dans cette optique, certaines interrogations seront vouées à sortir des champs du design. Certaines traiteront d’économie, des sciences et de la recherche. Nous tenterons de les aborder avec une approche de designer et non un regard aiguisé d’économiste, de scientifique ou d’ingénieur, domaines dans lesquels je n’ai nullement la prétention de pouvoir apporter des hypothèses avec des outils qui ne sont pas les miens. J’attends que cette quête puisse me permettre de poser un regard nouveau sur ma pratique, par le biais d’un panorama d’études et de projections.

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INTRODUCTION À LA TROISIÈME PARTIE :

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Synthèse par la mise en pratique.

l’opportunité de présenter mon projet à l’EPFL5 face à lui-même, Michka Mélo, étudiant en dernière année de bio-ingénierie à l’EPFL, Suren Erkman6, directeur de la section d’écologie industrielle de l’université de Lausanne et Théodore Besson7, doctorant en écologie industrielle. C’est lorsque Michka et moi avons compris que nos intérêts se tournaient dans la même direction que nous avons pu, ensemble, concevoir un projet commun à l’ENSCI et à l’EPFL.

Début 2011, j’entamais une réflexion afin de construire un projet en partie issu de cette présente recherche, y confrontant les deux thématiques représentées dans ces deux parties. Dans un premier temps, je désirais construire une démarche visant à expérimenter une collaboration avec différents acteurs de l’innovation sur un même projet. J’avais l’espoir que cela nous offre l’occasion de nous interroger sur nos pratiques et sur celles de l’autre, mais aussi de nous questionner sur nos langages et nos outils de création afin de, peut-être, nous en forger de nouveaux.

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Cette troisième et dernière partie sera donc le reflet d’un travail de presque une année, pendant laquelle nous avons toujours travaillé en contact étroit. Cette expérience commune m’aura permis de mettre en pratique la matière qu’aura pu me fournir la réflexion issue de ce mémoire. L’un des outils conjointement mis en place qui nous a permis d’avancer, est la création d’un « cahier de laboratoire », à la manière d’un journal intime. Dans ce document que nous partagions régulièrement, nous avons pu écrire, chacun de notre côté et chaque jour, nos avancées et réflexions relatives au projet. Il a également été un moyen par lequel nous avons mené une réflexion autour de nos métiers, de nos outils et de nos objectifs.

Dans un second temps, j’envisageais que le projet qui serait issu de cette collaboration soit également lié à cette démarche. Je m’attendais que nous puissions concevoir, à plusieurs, une alternative à la conception dans le paradigme industriel dans lequel nous nous situons. Comment des personnes aux bagages et cultures différentes, peuvent-elles envisager différemment les systèmes de production ? Comment pouvons-nous imaginer tendre vers un nouveau paradigme ? À ce moment-là, je m’intéressais à la question de la bioinspiration. À quelles modifications de nos modes de vie et industries pourrions-nous faire face si nous nous inspirons des systèmes vivants tant dans notre organisation que dans nos usages, procédés de production ou méthodologies de conception ?

Pour ne pas crouler sous le poids conséquent du matériel que nous avons pu accumuler, je n’en livrerai que quelques extraits sélectionnés. De la manière dont nous avons construit ce cahier est né un autre mode d’écriture. Ainsi, une lecture à double point de vue peut s’effectuer, jour après jour.

C’est grâce à cet intérêt que Nicolas Henchoz, directeur de l’EPFL+ECAL Lab4 me donna 4

Unité de l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne, Suisse, faisant le pont entre les sciences et le design.

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École Polytechnique Fédérale de Lausanne, Suisse.

6

Suren Erkman, écrivain scientifique, fondateur et directeur de l'ICAST, Institut pour la Communication et l'Analyse des Sciences et des Technologies.

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Théodore Besson est également biologiste et consultant en écologie industrielle au sein d'Innobridge SA.


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En raison de ses modalités de lecture et étant donné qu’il fera la liaison avec le projet, cette dernière partie fera l’objet d’un volume séparé.

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PREMIÈRE PARTIE ~ ÉTUDES


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DE NOUVEAUX PRODUCTEURS L’historien Maurice Daumas a observé que de savoir jouer d’un instrument, d’introduire des les techniques n’avaient jamais régressé (voir plus variations à des airs populaires et ainsi d’en enrichir haut). En retour, je me demandais si cette évolution la sphère culturelle avant l’apparition de la musique signifiait forcément un progrès dans nos modes de enregistrée. Cette affirmation difficilement vie. Lawrence Lessig, juriste et fondateur du Center quantifiable peut être nuancée car cette pratique for Internet and Society à l’origine des licences s’est peut-être simplement transformée. Mais, 8 Creative Commons , nous invite à reconsidérer selon Lessig, l’avènement de l’industrie de la le rôle de l’ère industrielle dans la construction musique s’est bien révélé être un frein à l’innovation de nos sociétés. Il oppose au culturelle. raisonnement de Daumas, une hypothèse selon laquelle cette Ce qui m’intéresse dans la évolution des techniques aurait théorie de Lessig, est qu’il divise « These talking maplutôt engendré une régression des notre richesse culturelle entre chines are going to cultures et des sociétés. En d’autres ce qu’il appelle le « read/write »10 ruin the artistic devetermes, progresser techniquement et le «  read/only »11. Le «  read/ lopment of music in n’est pas forcément synonyme d’un write » correspond à l’implication this country ». progrès social ou culturel. des gens dans la création et l’enrichissement culturel. Comme John Philip Sousa. Lors de son intervention dans tout équilibre, ils en sont 9 aux TED (cycle de conférences acteurs et consommateurs. Sousa « Technology Entertainment avait peur que nous perdions Design  »), Lessig nous conte cette capacité d’invention à cause l’histoire du compositeur John Philip Sousa. En 1908, de ces « machines infernales ». À l’opposé de cette ce musicien voyagea jusqu’aux États-Unis pour culture par le faire, l’ère industrielle nous aurait prévenir le Congrès américain que les « machines qui entraînés dans une culture de « read/only », où la parlent » (les gramophones et autres technologies créativité est seulement consommée. Néanmoins, de diffusion du son) « ruineront le développement l’ère industrielle ne vient pas perturber des siècles artistique musical du pays ». Lessig se sert de cette de « read/write ». Dans sa pièce Georges Dandin, image afin d’illustrer le fait qu’avant la diffusion de ces Molière nous le raconte très bien à travers le innovations, l’homme était capable de consommer personnage de Lubin, valet de Clitandre, qui a la créativité culturelle autant que d’y participer et de toujours su lire mais jamais écrire, l’écriture étant l’enrichir. Selon lui, il était beaucoup plus commun à l’époque réservée aux élites. « Tu sais donc lire,

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Licence garantissant la protection des droits de l'auteur d'une œuvre et sa libre circulation.

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Conférence de Lawrence Lessig, Laws that choke creativity, TED Talk, 2007.

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« Lecture/écriture ». « Lecture seule ».

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Molière, George Dandin ou le Mari confondu, Henri Wetstein, 1693, acte 3, scène première, page 41.


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Graphophone Publicité pour le Graphophone Columbia. Source : Columbia Phonograph Company, collection de Norman Bruderhofer, 1897.

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Partition originale de la marche Stars & Stripes Forever de John Philip Sousa. Source : NHHC Potograph, 1897.

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Partition de Sousa

John Philip Sousa Le compositeur John Philip Sousa et ses musiciens. Photographie extraite de la librairie du Congrès américain, division des impressions et photographies, date et auteur non connus.


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Talking machine Illustration « The gramophone, the new talking machine ». Source : revue Scientific American, volume LXXIV, n° 20, New York, 16 mai 1896.


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Enregistrements Salle des enregistrements de la société Berliner. Source : Berliner Gramophone Company, Montreal, photographe non connu, 1910.

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Pressage de disques dans l’usine Webster. Source : Webster manufacturing Company, Record corporation of New England, collection Remington Lp Vinyl record pressing, 1949.

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L’industrie du disque

Musique à domicile Gloria Swanson écoutant son gramophone, dans le film Sadie Thompson de Raoul Walsh, 1928.


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Lubin »12 ? L’acteur industriel, détenteur des seuls outils de production, serait donc le seul acteur à pouvoir façonner notre civilisation et nos cultures, une élite contemporaine en quelque sorte.

scientifiques, soixante-dix-sept pour cent de l’innovation provient des utilisateurs eux-mêmes14. En 1988, Von Hippel introduit le concept de « lead user »15 pour désigner ces utilisateurs comme acteurs majeurs de l’innovation. Le « lead user » Si le consommateur n’est alors plus en mesure peut être une entreprise, une organisation ou une d’écrire sa propre histoire puisqu’il n’a plus accès personne qui développe ou utilise une solution sans aux outils d’écriture, il en détient pourtant toujours la vendre. Il fait face à des problèmes rencontrés les idées, selon l’économiste Eric Von Hippel. sur le marché des mois, voire des années avant les 13 Von Hippel enseigne au MIT le autres. Sa motivation à contribuer management de l’innovation. au développement de nouvelles Selon lui, la plupart des innovations solutions vient du fait qu’il est Selon Von Hippel, il viennent des utilisateurs et non positionné pour recueillir des y a deux à trois fois des industriels. Il faut comprendre bénéfices personnels significatifs plus d’innovation de que les produits industrialisés par la résolution des problèmes et la part des consomsont conçus pour convenir au plus non une gratification financière. mateurs que des inlarge éventail de besoins et donc au Dans de récents travaux (2006 dustriels. plus large éventail de personnes. — 2007), Von Hippel observe que Or, lorsqu’un individu ressent un ceux-ci sont en train de remplacer besoin encore imperceptible par certaines industries sur le terrain la majorité des consommateurs, de la conception d’innovations. il développe ses propres modifications au produit C’est selon lui une tendance renforcée par l’essor existant. Le plus souvent, ces consommateursdes communautés d’utilisateurs plus larges, plus innovateurs partagent leurs idées avec l’industriel variées et plus riches de ressources et d’expériences dans l’espoir de les voir produites un jour. Ce que tout entreprise. Dans un premier temps, les dialogue entre utilisateur et industriel tient du fait industries étaient à l’origine des innovations puis que le consommateur dispose d’idées, mais pas les industriels ont intégré des utilisateurs dès les du moyen de les produire. C’est un processus qu’il phases de recherche et développement de leurs appelle la « révélation libre », qui est le fait d’offrir produits. Mais aujourd’hui, ce sont les utilisateurs librement une idée à un fabricant. qui excluent les industriels. Lawrence Lessig comme Eric Von Hippel démontrent que cette culture de Dans le domaine des instruments l’amateur (à ne pas confondre avec amateurisme)

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Massachusetts Institute of Technology.

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Eric Von Hippel, The sources of Innovation, Oxford University Press, USA, 1988.

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« Utilisateur pilote ».


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permet l’enrichissement culturel, non pas pour l’argent, mais par l’altruisme, la revendication ou la simple capacité. « Prendre les chansons du jour et d’avant et les remanier pour en faire autre chose »16, c’est innover et enrichir notre patrimoine culturel. Prendre des produits industriels conçus pour le plus large éventail de populations et les remanier pour en faire autre chose, c’est aussi innover et enrichir notre quotidien. La lecture de leurs propos peut laisser croire qu’il existe une opposition entre l’utilisateur d’un côté et l’industriel de l’autre. Néanmoins, Lessig et Von Hippel évoquent plutôt la possibilité de concevoir de nouveaux modèles articulant différemment la relation entre le consommateur et le producteur, par de nouveaux régimes de contribution. Aujourd’hui, de nombreux outils en ligne permettent le partage des productions réalisées par les utilisateurs euxmêmes. Le blogging, le podcasting, les Wikis, les réseaux sociaux et le journalisme citoyen sont des pratiques en plein essor sur la toile. Ils sont de très bons exemples de ce que l’on nomme les « User Generated Contents » (UGC, à comprendre comme contenus générés par l’utilisateur), terme se référant à cet ensemble de médias dont le contenu est principalement produit par les utilisateurs finaux. Ces UGC sont des exemples de ces possibles nouvelles articulations envisagées par Lessig et Von Hippel, dans le rapport entre celui qui produit et celui qui consomme. Prenons l’exemple d’une fameuse plate-forme d’échange vidéo. C’est en 16

Conférence de Lawrence Lessig, Laws that choke creativity, TED Talk, 2007.

2005, alors que le web n’était encore que dédié au partage de liens hypertextes, que commença à apparaître la diffusion de ce média sur la toile. À ce moment précis, trois anciens du site de paiement PayPal du nom de Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim, décidèrent qu’il était temps de proposer le partage de contenu vidéo à l’adoption de masse. Ils créèrent donc un nouveau moyen de partager nos films en ligne, un outil destiné à la personne ordinaire, une plate-forme du nom de YouTube. En seulement seize mois, plus de trente millions de séquences par jour ont été partagées. Deux ans plus tard, YouTube devint l’un des dix sites les plus consultés du web. Avant, le monde en ligne consistait à partager du texte, du logiciel, de la musique et parfois de la photo. Hurley lui apporta la diffusion vidéo pour le plus grand nombre. Les bits avaient suscité une nouvelle opportunité de concevoir des outils de partage au moment où d’autres technologies se démocratisaient (webcams, caméras intégrées à nos téléphones, etc.). Bien sûr, le film 8mm, le Super 8 ou la caméra vidéo numérique permettaient déjà cela, mais ce qui change, c’est la diffusion et le partage. Le développement parallèle des technologies numériques et matérielles permit donc au consommateur de concevoir ses propres productions (œuvres photographiques, filmographiques, sonores ou logicielles) et de les diffuser très largement. Il est intéressant de remarquer chez YouTube, comme dans les autres modes de contribution, que

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Twitter Publicité pour Twitter proposée par l’agence de communication Moma Propaganda de Sao Paulo, Brésil, 2010.

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Publicité pour YouTube proposée par l’agence de communication Moma Propaganda de Sao Paulo, Brésil, 2010.

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YouTube

Facebook Publicité pour Facebook proposée par l’agence de communication Moma Propaganda de Sao Paulo, Brésil, 2010.


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Time Magazine Couverture de Time Magazine annonçant la personnalité de l’année. Source : Time Magazine, volume 168, n° 27/28, 25 décembre 2006.


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Les sociétés de médias 24

d’aujourd’hui commencent à réaliser que les utilisateurs eux-mêmes peuvent créer beaucoup de matériel intéressant pour un public plus large, et ajustent leurs business models en conséquence. Beaucoup de jeunes entreprises dans l’industrie des médias, telles que YouTube et Facebook, ont anticipé la demande croissante d’UGC, alors que les plus établis, les entreprises traditionnelles de médias, ont pris plus de temps pour exploiter ce genre de possibilités.


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la technologie numérique, qui donne à l’amateur l’accès à des moyens de production et de diffusion, paraît aller à l’encontre de toute logique économique traditionnelle et de toute logique de l’industrie des médias. Ce qui m’intéresse ici particulièrement est le fait que depuis l’évolution croissante de ces technologies numériques, il y aurait eu un certain renforcement de la créativité chez l’utilisateur et un retour à l’enrichissement culturel démocratique. Le numérique a-t-il réconcilié l’économie et l’industrie avec la satisfaction des individus ? Je n’irais pas si loin. Effectivement, il existe plusieurs régimes de contribution nés de ces premiers modèles. Tout comme YouTube, le site marchand Amazon est géré par les salariés de la société. Ses utilisateurs contribuent régulièrement et volontairement à sa construction en rédigeant des articles destinés à promouvoir tel ou tel bien, parfois à charge d’une certaine rétribution financière (argent, coupons de réduction, etc.), parfois gratuitement. En référence aux raisonnements de Lessig et de Von Hippel, nous pouvons ici opposer des motivations d’ordre gratuit, qui ne sont pas basées sur quelque chose de tangible, comme c’est le cas des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, etc.), à des motivations rétribuées, comme c’est le cas, entre autres, pour Amazon. Mais attention, il existe également plusieurs ordres de gratuité. Nous pouvons différencier le « gratuit » de Wikipedia qui s’inscrit dans une démarche de construction d’un bien commun, et le « gratuit » de

Amazon où l’utilisateur est le produit. Contribuer sans rémunération ne signifie pas forcément qu’il n’y a pas de gain. Chez Google, par exemple, à chaque recherche lancée depuis votre navigateur, vous financez l’entreprise par la publicité. Ces contenus abondants sur le Net représentent une réelle ressource exploitable par les médias de masse, qui génère une valeur marchande au coût très faible d’un contenu produit volontairement. D’ailleurs, les grandes marques l’ont bien compris et ont été de plus en plus nombreuses à lancer leur communauté d’UGC de marque. En 2009, La Poste a conçu sa plate-forme « Le Hub », EDF a lancé « Énergie Sphère », M6 a créé « Déco », parmi d’innombrables exemples. Alors, la collaboration induite entre l’industriel et l’utilisateur par le biais de ces plates-formes ne serait-elle pas encore une forme de standardisation ? Une chose est sûre, le développement des technologies numériques et de l’Internet a fortement contribué à basculer à nouveau de cette culture du read/only vers le read/ write, en donnant aux utilisateurs certains outils leur permettant de renouer avec l’écriture de leur propre sphère culturelle par la génération de contenus virtuels. Nous pouvons nous demander jusqu’à quel point peuvent se développer ces modes de contribution. Pour le moment, la majorité de ces communautés s’appuie sur des espaces participatifs donnés par l’industrie des médias. Ces lieux virtuels de collaboration sont donc semi-ouverts

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car l’amateur est capable d’en fabriquer le contenu mais non les outils qui permettent de le diffuser. Le frein existe toujours. Mais admettons que cette barrière tombe, sujet sur lequel nous reviendrons dans la seconde partie, quelles pourraient en être les conséquences ? Nous verrions certainement apparaître des conflits entre acteurs économiques et contributeurs volontaires, voire imaginer apparaître de nouveaux systèmes d’échanges ou de nouveaux principes de création collaborative. Et si les technologies de production continuaient à se démocratiser, ne peut-on pas imaginer que cette pratique s’étende jusqu’aux objets ? 26

Il m’intéresse désormais de savoir si ces modes d’écriture, de photographie, de production du monde virtuel en quelque sorte, ont leurs homologues dans le monde matériel. Il y a certainement ici un rapprochement à faire avec d’autres usages permettant au designer d’envisager une possible mutation de nos sociétés. Est-il possible, par exemple, que les bricoleurs et autres passionnés puissent aussi accéder à des moyens de production à plus grande échelle ?


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DE NOUVELLES PRATIQUES DE LA PRODUCTION

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Il y a déjà longtemps, j’ai pu entendre parler la démocratisation de petits moyens de production de ce courant qui consiste à tirer parti des outils tels que l’impression, l’informatisation, etc., ainsi numériques et plates-formes de l’internet afin de que par la valorisation de l’usage d’une culture du partager des recettes de bricolage : le Do It Yourself libre, sur plusieurs décennies. (souvent abrégée DIY). Le 25 janvier 2010, Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine anglais La culture du libre est un mouvement social Wired titrait l’un de ses articles « Dans la prochaine très rattaché au mouvement DIY qui promeut la révolution industrielle, les atomes seront les liberté de distribuer et de modifier des œuvres, nouveaux bits », résumant ainsi la culture du DIY. qu’elles soient logicielles ou artistiques. Elle est Cette appellation désigne tout une manière de détourner les consommateur bricoleur dont il monopoles et restrictions, qu’ils — est question chez E. Von Hippel. soient industriels ou législatifs « In the next indusOn peut définir ce mouvement (droits, licences ou brevets). Cette trial revolution, comme toute activité créatrice valeur permet d’ériger en biens atoms are the new telle que bricoler, améliorer, communs les savoirs et savoir-faire bits »17. réparer ou recycler des objets, faire afin de réhabiliter l’individu comme de l’artisanat, éditer ou modifier origine et fin de la technique et Chris Anderson. des logiciels libres ou encore autode l’économie, et non plus comme éditer des livres et magazines. victime. Ceci peut être pris comme — En raison de la revendication que un contre-feu à l’obsolescence tout consommateur peut aussi programmée des produits de être producteur, le Do It Yourself fut également un grande consommation puisque l’essence même de mouvement alternatif politique aux valeurs antice mouvement va à l’encontre de tout principe de industrielles. Il est d’ailleurs remarquable d’observer domination économique. Il est d’ailleurs étonnant la transition qui s’est opérée entre le moment où le de voir que certains acteurs industriels tentent de bricoleur (dit « hacker ») était synonyme de « pirate » se remettre en question en ouvrant leurs propres et le moment où ce même bricoleur devint un acteur Fab Labs ou en en finançant certains. Le groupe de l’innovation. Son sens a évolué en même temps que de télécommunications Orange a ainsi ouvert une la société, pendant que l’accessibilité à ces principes mini-usine collaborative nommée Thinging en 2011, de fabrication personnelle se généralisait. Il s’agit ici consacrée aux recherches sur l’Internet des Objets de l’amorce d’un retour possible à l’écriture de notre effectuées par des étudiants en informatique, culture matérielle (read/write), ainsi permise par en électronique, en design d’interaction ou en 17

Chris Anderson, « In the next industrial revolution, atoms are the new bits », Wired magazine, février 2010.


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You can build it ! Couverture de Wired Magazine, «If you can think it, You can build it »! «How to make stuff », Wired Magazine, avril 2011.

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«We can do it !» Poster de propagande de J. Howard Miller pour Westinghouse Electric, 1942.

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We can do it

Tech shop Tech shop de Menlo Park en Californie, USA. Photographie : Leon Chew.


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ergonomie. L’entrée de ces entreprises dans ces espaces n’est pas sans provoquer une certaine méfiance du côté des défenseurs du libre. Peutêtre cherchent-ils une R&D à bas coût, une récupération politique, à exiger un droit de regard sur les productions ou à privatiser les inventions naissant dans ces lieux normalement ouverts et libres. Néanmoins, l’intérêt de ces sociétés pour ces mouvements émergents montre que, comme l’imaginent Lessig et Von Hippel, de nouvelles articulations entre consommateurs et producteurs peuvent également naître au niveau de l’objet et que les modes de contributions du numérique peuvent s’étendre au physique. Ainsi, ce que les bits et les technologies numériques ont permis à l’innovation communautaire pourrait aujourd’hui se dessiner autour de l’objet et ses atomes, grâce à l’évolution des techniques. Comme nous avons pu le voir, la démocratisation des technologies de production et des technologies numériques, de plus en plus performantes, permet, dans une certaine mesure, de donner accès à la production, à petite échelle. Par contre, ce qui fait la force des UGC sur le net, tient du regroupement en communautés de cette masse de « fabricants » de contenus. En quelque sorte, son aspect participatif permet de donner de l’ampleur à la démarche par la connaissance qu’elle génère. Il manque aux espaces individuels du bricolage cette composante qu’est la mutualisation des ressources afin de prendre ce même essor. Or, une nouvelle 18

Jean-Charles Asselain, Le capitalisme : mutations et diversités, n° 349, La Documentation Française, mars-avril 2009, page 3.

typologie d’espaces tend à émerger depuis quelque temps, dans lesquels nous pouvons peut-être entrevoir une opportunité d’innover différemment. Ils se nomment Fab labs, Hackerspaces ou encore Tech shops. Ce sont des lieux dédiés au partage des compétences, à cette mutualisation des outils et du savoir-faire, où le consommateur peut se voir conférer un nouveau rôle dans l’innovation, dans la transformation de l’industrie, de l’économie et de la société. « L’essence du système (capitaliste) réside, selon Marx, dans la relation entre le capital et la force de travail, la relation salariale. Le mode de production capitaliste se caractérise par la division de la société en deux classes antagonistes : propriétaires des moyens de production, qui achètent la force de travail en vue de réaliser un profit par la vente des marchandises produites, et prolétaires, contraints pour vivre de vendre leur force de travail »18. L’intérêt du prolétaire est d’obtenir plus de son travail tandis que le propriétaire des moyens de production cherche à en minimiser le coût. Selon Marx, cette lutte des classes est le moteur de l’histoire, incitant perpétuellement les prolétaires à écarter la bourgeoisie de l’exercice du pouvoir pour « l’abolition de toute domination de classe ». La substitution d’une telle relation antagoniste ou la coexistence de nouveaux modèles transformerait profondément notre société et son système économique. L’idée que la fabrication personnelle puisse émerger nous amène à entrevoir un possible changement de paradigme


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socio-économique futur. Ce principe émergeant transformerait cette lutte des classes en rendant idéalement accessibles les moyens de production et les savoir-faire aux prolétaires, échappant ainsi à la logique de domination économique et au diktat de la consommation de masse sur la pensée. Ici, naît peut-être une possible évolution industrielle. Le programme Fab lab est né de l’initiative de Neil Gershenfield, au Media Lab du MIT dans la fin des années 1990. Il est le fruit de la collaboration entre le « Grassroots Invention Group » et le « Center for Bits and Atoms ». Ce programme visait à comprendre comment rendre plus créatifs les membres d’une communauté s’ils avaient accès à certaines technologies. Selon le MIT, d’où est née l’initiative, trente-quatre Fab labs auraient déjà été recensés en 2008 dans dix pays différents, ainsi que quelques centaines de Hackerspaces. La différence entre ces deux espaces tient du fait que les laboratoires de fabrication visent à produire de l’objet, alors que les Hackerspaces sont, d’une manière plus générale, dédiés à la conception de logiciels, hardware ou autres médias. Désirant mener ma réflexion majoritairement autour de l’objet, c’est donc sur cette piste des laboratoires de fabrication, qui me posent le plus question sur ma pratique, que je souhaite poursuivre. Concrètement, que réalise-t-on aujourd’hui dans ces espaces ? On fabrique du mobilier, des vêtements, des jeux et des livres dans un atelier

composé d’outils et de machines-outils à la disposition de ses membres. Contrairement à l’auto-édition ou à l’auto-production permise par la démocratisation de certaines technologies, l’appareillage présent dans ces lieux permet de produire en série, mais également de concevoir des pièces uniques. Le principe est simple : on mutualise outils et connaissances puis on conçoit, fabrique et partage les plans par une mise en réseau des ateliers entre eux. Prenons un exemple qui me semble particulièrement intéressant par le modèle qu’il génère : le Fab lab d’Amsterdam. Situés en plein cœur de la capitale hollandaise, les bureaux de la WAAG Society, qui milite pour l’innovation sociale par la technologie, hébergent un atelier de fabrication personnelle. Au sein de ce laboratoire, une équipe pluridisciplinaire s’est rassemblée autour d’une question commune : l’opportunité d’avoir accès à des technologies de prototypage dans différents endroits du monde reliés par internet, peut-elle aider à résoudre certaines problématiques sociales ? Cette équipe s’est ainsi penchée sur le cas de la fabrication de prothèses orthopédiques à très bas coût afin qu’elles deviennent accessibles dans certains pays, en partenariat avec un Fab lab Indonésien. Une prothèse de jambe coûte aux alentours de dix mille dollars. Pour un Indonésien moyen, cette somme est plus que colossale. En concevant différemment cet objet et en tirant parti des ressources et techniques disponibles localement, cette équipe a pu concevoir

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Waag Society Bureaux de la Waag Society abritant le Fab lab d’Amsterdam. Photographie : Waag Society.


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«

Pensez à ce qu’il se passerait si le monde physique en dehors des ordinateurs était aussi malléable que le monde numérique dans les ordinateurs. Si les gens ordinaires pouvaient personnaliser non seulement le contenu d’un programme, mais aussi sa forme physique (...) Le résultat serait une révolution qui contient, plutôt que remplace, toutes les révolutions antérieures »19. Neil Gershenfeld.

19

« Consider what would happen if the physical world outside computers was as malleable as the digital world inside computers.

If ordinary people could personalize not just the content of computation but also its physical form (...) The result would be a

revolution that contains, rather than replaces, all of the prior revolutions ». Neil Gershenfeld, FAB : the coming revolution on your desktop -

From personal computers to personal fabrication, Basic Books, 2005, page 42.


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une gamme de prothèses allant de cinquante à cent dollars au maximum. La démonstration ici faite de l’influence que peuvent avoir de tels espaces communautaires sur nos sociétés est flagrante. Ce qu’il est également intéressant de noter, c’est que la fabrication industrielle garde en principe un bénéfice d’échelle. Plus on produit un objet, moins il sera cher. Or, si l’on sait prototyper aux alentours de cinquante ou de cent dollars un produit qui se vendra cent fois plus cher en magasin, d’où provient le surcoût ? De la marque, de l’image de l’entreprise et des intermédiaires très certainement. Le calcul peut être rapidement fait entre le prix d’usine et le prix de vente pour en déterminer la marge du producteur. Une opposition entre la fabrication communautaire et la production industrielle peut donc sembler logique, mais comme nous l’avons remarqué pour les technologies numériques, différents modes de contribution ou de collaboration pourraient exister, favorisant ainsi le développement de ces espaces et de la créativité de la communauté. Un élément m’intrigue cependant. Qu’il s’agisse d’initiatives du MIT, de l’atelier d’Amsterdam ou des autres Fab labs universitaires, chaque projet tient sa spécificité de la réunion d’expertises et de savoir-faire locaux. L’implantation de ces ateliers dans des territoires aux caractéristiques particulières aurait donc son importance. Plus encore, à force d’étudier la question de l’émergence de ces espaces de fabrication dans des territoires donnés, j’ai pu m’apercevoir que toute cette typologie 20

Des laboratoires de fabrication personnelle commencent à émerger en milieu rural, comme c'est le cas du Fab Lab 56, situé dans le Morbihan.

de lieux naît principalement dans les grands centres urbains, à quelques exceptions près20. Y a-t-il alors dans les villes certaines caractéristiques qui rendent ces habitants plus créatifs ? Existe-t-il un rapport entre l’innovation et la géographie ?

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DES CONDITIONS SPATIALES POUR L’INNOVATION ?

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En 1899, l’économiste et sociologue Thorstein Veblen avança des hypothèses selon lesquelles la bourgeoisie industrielle n’est finalement pas un moteur pour la société. Ces bourgeois vivent du succès de cette industrie, mais n’utilisent pas ces profits de manière socialement durable. Veblen pensait que le changement pouvait malgré tout provenir de l’industrie elle-même, changement incarné par les ingénieurs. Les experts doivent prendre le contrôle du système alors aux mains d’irresponsables, les propriétaires. Selon lui « Les experts, techniciens, ingénieurs [...] constituent l’état-major indispensable du système industriel. Sans leur contrôle immédiat et leurs corrections éventuelles, le système industriel ne fonctionne pas [...]. Jusqu’ici, ils ne sont pas encore groupés même de loin en une force de travail autonome [...], mais ils sont en position de faire le pas suivant »21. Veblen proposait ainsi que le changement technologique soit essentiellement un processus de transformation culturelle et que cette faculté à instituer le changement fût détenue par une certaine classe de la société. C’est en apportant la composante géographique à cette pensée que le géographe nordaméricain Richard Florida devint célèbre pour sa thèse sur la « classe créative ». C’est dans l’ouvrage The Rise of the Creative Class22 que Florida fait le lien entre le potentiel d’innovation d’un certain milieu, qui se caractérise par un certain capital humain, et la croissance économique. Selon lui, le territoire 21

Thorstein Bunde Veblen, The engineers and the price system, New York, Huebsch, 1921, page 82.

22

Richard Florida, The rise of the creative class - And how it's transforming work, leisure, community and everyday life, Basic Books, 2002.

est un facteur générateur de l’innovation et le développement économique n’est pas tant induit par le progrès technologique que par cette classe qui est attirée sur ce même territoire. Cette « classe » comprend autant des artistes (écrivains, musiciens, peintres) que des scientifiques (ingénieurs, informaticiens, professeurs) que l’auteur qualifie de « classe super-créative ». Pour lui, le secteur créatif comprend en fait quatre grandes catégories d’emplois qui forment l’acronyme « TAPE ». Elles correspondent au secteur Technologique, aux activités des Arts et de la culture, aux activités Professionnelles et managériales et aux activités d’Éducation. Le secteur créatif regroupe ainsi non seulement des individus du secteur artistique, que l’on identifie souvent au secteur créatif, mais aussi des individus travaillant dans les milieux de l’information et les sciences de la vie, dans le domaine informatique et mathématique, mais aussi dans d’autres domaines tels que l’architecture, le design, les arts et le divertissement. Néanmoins, les théories de Florida restent très controversées par les économistes et les géographes. Les critiques principales se formulent autour du manque de rigueur conceptuelle de la part de l’auteur ainsi que sur une méthodologie bâtie sur de nombreuses zones de fragilité, permettant à ses détracteurs d’émettre quelques doutes sur la validité d’une telle théorie. Cependant, sa thèse a été utilisée afin d’expliquer l’écart en ce qui concerne le développement économique des villes et ce, en se basant sur la notion de capital créatif. D’autres travaux


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étayent également l’idée d’économie créative et d’autres pistes existent quant à la localisation de l’innovation et de l’économie, laissant penser qu’il peut exister une corrélation entre la concentration de la population et la croissance économique des villes. Penser ainsi la géographie, comme un rassemblement d’expertises générant la richesse culturelle, mais aussi économique, ne paraît pas absurde. Puisque nous parlons de territoires, il serait nécessaire d’en spécifier la nature et puisque l’environnement urbain est plus dense que les zones rurales, les villes sont-elles donc les secteurs les plus créatifs ? Une hypothèse folle dit que les mathématiques ont pour la première fois été appliquées aux villes en 1949. Un linguiste et philologue23 de l’université de Harvard, du nom de George K. Zipf, en fit la première expérience en transposant sa propre théorie linguistique en une application nouvelle. Il s’agit de la loi de Zipf24. Elle a montré qu’en classant les mots d’un texte par le nombre d’utilisation, par ordre décroissant, on observe que la fréquence d’utilisation d’un terme est inversement proportionnel à son rang. Elle stipule également que la récurrence de l’usage du second mot inscrit dans ce classement, est de moitié moins que pour le premier, pour le troisième, son tiers, etc. En somme, le second mot le plus employé est deux fois moins présent dans le texte. En établissant une classification de zones urbaines, il reporta la même singularité frappante dans la distribution 23

Étude de la linguistique historique à partir de documents écrits.

24

George Kinglsey Zipf, Human behaviour and the principle of least effort - An introduction to human ecology, Cambridge, AddisonWesley Press, 1949.

des tailles de celles-ci25. Si vous classez nos villes par taille en fonction de leur population, vous vous apercevrez que la plus grande sera toujours deux fois plus importante que la seconde, cette dernière trois fois plus importante que la troisième, et ainsi de suite. En d’autres termes, la population d’une ville est inversement proportionnelle à son classement. En référence à cette première approche de systématisation, d’inventifs théoriciens ont euxmêmes tenté de partir à la découverte de nouvelles règles physiques ou économiques qui régiraient nos métropoles afin de tenter de théoriser notre environnement. Personne n’a pu définir un ensemble de lois cohérentes, étant donné que, et je cite ici l’économiste Paul Krugman, « les défaillances habituelles de la théorie économique sont que nos modèles sont simplifiés, offrant ainsi une vision nette d’une réalité complexe, désordonnée. [Dans le cas de la loi de Zipf] l’inverse est vrai : nous avons des modèles complexes, désordonnés alors que la réalité est simple et nette »26. En raison de ces critiques sur la légitimité des résultats de ce type de travaux, les mathématiques appliquées aux villes furent très vite abandonnées. Dans les années 2000, le théoricien-physicien Geoffrey West, président de l’Institut de Santa Fe, proposa de théoriser les super-organismes que sont les villes en s’inspirant des travaux du biologiste Max Kleiber, fondateur de la loi du même nom. Celle-ci stipulait qu’il existe une relation mathématique entre la taille d’un organisme 25

Xavier Gabaix, « Zipf's law for cities - An explanation », The quarterly journal of economics, volume 114, MIT Press, 1999, pages 114, 739 à 767.

26

Paul Krugman, Confronting the mystery of urban hierarchy — Journal of the japanese and international economies, volume 10, n°4, Stanford, Academic Press, décembre 1996, pages 399 à 418.

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biologique et son métabolisme27. Cette règle issue dans cette loi du métabolisme. Mais la découverte la de l’une de ses expérimentations indique que les plus curieuse qu’il fit fut celle qui vint la contredire. besoins métaboliques d’un animal ne sont pas proportionnels à la masse, mais à la masse puissance En mesurant chaque point relatif à la 3/4. Par exemple, un gros éléphant de 10 tonnes est créativité et à l’innovation (nous parlons ici de 10^4 (10000) fois plus lourd qu’un lapin d’un kilo, brevets, budgets de R&D, professions créatives, mais ses besoins énergétiques ne sont que 10^3 inventions, institutions en recherche ou éducation), (1000) fois plus élevés. En résumé, plus un organisme il découvrit que contrairement aux règles régissant est grand, plus son métabolisme ralentit. Intrigué la biologie, plus « l’organisme » urbain grossit, plus par ces lois qui gouvernent son rythme s’accélère. Selon ses la nature, West se demanda calculs, une ville dix fois plus grande donc si des relations similaires que sa voisine n’est pas 3/4 de dix fois pouvaient gouverner le rythme plus innovante mais dix-sept fois. Selon Geoffrey West, des super-organismes dans Une métropole cinquante fois plus une ville dix fois plus lesquels nous vivons, les villes. Il étendue qu’une ville, l’est cent trente grande que sa voisine mesura donc et mit en équation fois plus. Il appelle ce phénomène est dix-sept fois plus toutes les composantes relatives systématique une «  superlinear créative. 28 à la vie citadine (deux années scaling » . En somme, plus la ville ont été nécessaires à West et son est grande, plus le citoyen détient, équipe). Son étude se fonda sur consomme et produit des biens, des toutes les statistiques relatives ressources ou des idées. à notre environnement, comparant des variables allant de la criminologie à la consommation des Il en est malheureusement de même biens électroménagers, du nombre de brevets concernant l’autre versant de la vie urbaine, déposés au nombre de stations essences, et ainsi qui manifeste un comportement semblable, lui de suite. Il découvrit alors que tous les facteurs aussi « super-linéaire ». Les richesses créatives gouvernant le bon fonctionnement d’une cité augmentent certes, mais le taux de criminalité, (énergie, transport, etc.) suivaient parfaitement ce pollution, et maladies croissent suivant le schéma mis en exergue par Kleiber. Une ville dix fois même schéma. À partir du moment où les plus peuplée qu’une autre ne dispose pas de dix fois cités commencent à grandir, l’entropie29 de la plus de stations essence, mais bien dix puissance production mène obligatoirement à la dégradation 3/4 de fois plus (soit 7,5 fois plus), comme décrit de nos environnements, de notre santé, etc. Nos

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27

Max Kleiber, The fire of life - An introduction to animal energetics, New York, Wiley, 1961.

28

« Échelle super-linéaire ».

29

Mesure du degré de désordre dans un système par rapport à son état initial.


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La loi de Kleiber Illustration Elephant, Rhino, Turtle, Our world Campaign, Swapnil Nilkanth & Nishikant Palande, Archive Ad Magazine, Mumbai, dĂŠcembre 2008.


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écosystèmes ont donc cette double nature à la fois créatrice et destructrice : dans les zones urbaines étendues, nous marchons plus vite, les affaires se négocient à un rythme accéléré, les maladies se répandent plus rapidement et nous créons à cette même cadence. Ce que révèle West est que, contrairement aux organismes biologiques qui arrêtent de grandir à un moment donné, les organisations sociales n’atteignent jamais un niveau maximal de stabilité. Elles connaissent une croissance plus qu’exponentielle, mais requièrent des cycles continus de changements de paradigmes scientifiques/techniques/technologiques (comme de passer du métal à la vapeur, puis à l’informatique et plus récemment aux technologies numériques) pour continuer à croître. L’accélération théorique du passage d’un cycle à un autre (cf. la loi de Moore30) ferait croître cette variable qui réside dans les agglomérations, afin de rendre le taux d’innovation/ temps encore plus élevé, bénéficiant ainsi à la bonne santé de la création.

questions. Puisqu’il s’agit d’espace et d’organisation, il existerait donc une variable spatiale de nos villes qui rendrait leurs résidents « super-linéairement » créatifs. Quelle pourrait-elle être ? Nous parlerons donc des spatialités de l’innovation, de ses terrains. Mais lorsque nous parlons d’espace, il est nécessaire, voire impératif, de parler d’échelles. Ainsi, nous pouvons d’ores et déjà nous demander de quel espace naît la créativité : germe-t-elle en premier lieu dans notre cerveau ou dans notre environnement ? En d’autres termes, naît-elle de la singularité ou du réseau ?

Bien sûr, l’utilisation de toutes ces mesures afin de théoriser les comportements de nos villes et d’en faire un système standard est fortement soumise à controverse. Puisque les évolutions des villes dépendent des sphères culturelles, géographiques, climatiques ou économiques bien différentes de Paris à Pékin par exemple, promulguer ces données au rang de règle générale serait probablement une erreur. Par contre, les mesures ainsi tirées nous apprennent bien des choses et font surgir quelques 30

En 1965, Gordon Moore affirme qu'en informatique, le nombre de transistors par circuit de même taille doublera tous les dix-huit

mois. Cette accélération exponentielle des performances permettrait de diminuer progressivement les temps de calcul tout

en atteignant plus vite un nouveau cycle. Pour l'instant, cette loi semble se confirmer.


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LA SOCIALISATION DES IDÉES C’est guidé par ce genre de raisonnement qu’en de West qui peuvent favoriser l’innovation : les 1964, Arthur Kœstler romança The Act of Creation, villes, les bureaux, les cafés ou encore les forums ? ouvrage dédié à la question de l’existence d’un lien Cette variable décrite par West réside-t-elle dans entre création artistique et découverte scientifique. des espaces capables de générer cette gymnastique En élaborant une théorie de la création ainsi qu’en du cerveau ? Des lieux de confrontations et de analysant les processus conscients et inconscients débats d’idées peut-être ? de la découverte, de l’originalité créatrice et de l’inspiration Un peu plus tôt, le philosophe comique (et oui), il démontre et historien des sciences Thomas que tout acte de création a une S. Kuhn, publia La Structure des « L’acte de la découstructure fondamentale commune. Révolutions Scientifiques32. Il tenta verte a un aspect Il la nomme acte « bissociatif ». Cet de théoriser le fonctionnement du disruptif et un asacte symbolise le fonctionnement processus créatif dans la recherche pect constructif. Il du génie dans les sciences ou dans scientifique. Il apporte une idée faut qu’il brise les les arts. Par ce terme, Kœstler nouvelle : celle de la science comme structures de l’orgaentend l’articulation entre les phénomène social. Pour s’expliquer, nisation mentale afin systèmes de référence jusqu’alors Kuhn présente l’évolution des idées d’agencer une synséparés, superposés en plusieurs scientifiques comme construites thèse nouvelle »31. plans. Il entend par là que chaque en deux phases alternatives. On discipline dispose de ses propres parle d’une phase « normale » et Arthur Kœstler. imaginaires et propres inspirations d’une phase « extraordinaire ». La (les systèmes de référence), qu’il phase normale use du contexte est nécessaire de superposer. et de la logique de recherche De cette superposition naissent habituelle du chercheur, comme des ponts, des passerelles ou des collisions entre point de départ pour tout nouveau travail. Ce les inspirations qui mènent à la créativité. L’acte contexte est l’ensemble des lois et théories admises bissociatif serait même la condition sine qua par la communauté scientifique, le paradigme dans non pour faire éclore une idée. Dans la théorie de lequel évolue le scientifique. La logique de recherche Kœstler, l’invention germe de cette capacité qu’a est la méthodologie, le raisonnement permettant l’esprit à croiser les inspirations. Pourtant, dans d’inscrire et de valider sa recherche dans ce même son analyse, n’oublie-t-il pas les éléments spatiaux paradigme. Cette phase normale s’appuie sur (physiques ou aujourd’hui virtuels) tirés de l’analyse des schémas de réflexion bien établis et vise à

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31

Arthur Kœstler, The act of creation, traduction par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, page 88.

32

Thomas Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962.


43

Sciences & créativité Le chercheur Kevin Dunbar observant les méthodes de travail des scientifiques. Photographie : Central Press, 1990.

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Illustration de l’ouvrage sur Arthur Kœstler The Atlantic monthly, par Edel Rodriguez, 2009.

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Arts & créativité

Kevin Dunbar Kevin Dunbar expliquant ses découvertes au magazine Wired. Photographie : Wired Magazine, janvier 2010.


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résoudre des énigmes cadrant parfaitement avec le modèle en question. Ainsi, le chercheur ne cherche pas à remettre en cause la validité des théories scientifiques qui encadrent son travail, mais assume l’intelligibilité de celles-ci.

modélise donc des ruptures conceptuelles. Selon lui, ce processus peut être provoqué. L’intervention au sein des méthodologies de recherche est donc envisageable afin de stimuler la créativité scientifique, soit par l’introduction d’anomalies dans le processus, le renouvellement des outils ou le changement de contexte. Là où Kœstler pensait que ce processus créatif prenait place au « La découverte sein même de l’esprit, Kuhn apporta commence avec la une autre réponse en indiquant que conscience d’une ce même processus pouvait être anomalie, c’est-àdire l’impression que optimisé voire provoqué, allant la nature, d’une majusqu’à évoquer l’idée que l’aspect nière ou d’une autre, social peut être le vecteur de création. contredit les résulAlors, pourquoi notre environnement tats attendus dans le ne peut-il pas générer l’invention en cadre du paradigme faisant sociabiliser les idées ?

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Les phases extraordinaires, par contre (ce qu’il nomme les révolutions scientifiques), sont les étapes ponctuelles où le paradigme en place est à de multiples reprises mis en échec. À ce moment précis, le chercheur est obligé de remettre en question cet ensemble de lois en vigueur. Par la faillite de ces règles, le savant n’a pas d’autre choix que d’inventer de qui gouverne la nouvelles théories, capables de science normale »33. résoudre ces mêmes énigmes. C’est pourquoi dans les années À terme, un nouveau modèle 1990, Kevin Dunbar, psychologue à Thomas Kuhn. remplacera le précédent. C’est l’université McGill, décida d’aborder de la confrontation des points ce même sujet, mais par le biais d’une de vue théoriques, que Kuhn approche parfaitement nouvelle. Au juge partiellement rationnelle lieu de recourir, comme il en avait (puisque l’opinion est tributaire des expériences, toujours été auparavant, à l’analyse de documents, de des croyances et de la vision du monde de chacun) biographies, de théories et d’entretiens pour effectuer que sera adoptée ou non cette révolution. L’idée ses recherches, il décida plutôt d’effectuer son importante à retenir est qu’il considère que le analyse sur le terrain : l’environnement scientifique mécanisme essentiel menant d’un paradigme à direct. En introduisant l’œil de ses caméras dans les l’autre est la mise en échec de cette phase normale. laboratoires, il bouleversa les usages traditionnels Le processus dit de révolution scientifique de la philosophie des sciences, afin de créer ce que

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33

Thomas Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962, page 83.


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nous connaissons aujourd’hui comme l’approche différents. « Les résultats du raisonnement d’une 34 « In vivo » . Dunbar et son équipe menèrent leur personne deviennent l’entrée du raisonnement première expérience dans un laboratoire de biologie d’une autre », et ainsi de suite. Ce raisonnement moléculaire. Toutes les interactions internes par analogie devient donc le cœur productif de tout furent retranscrites et chaque échange codé, en processus créatif. utilisant un principe de classification permettant de traquer le cheminement des Tout cela nous amène idées et des informations au sein à penser que l’architecture et de l’environnement de travail. l’organisation physique de notre La découverte la plus frappante environnement de travail influent « Ce que j’ai découet inattendue de Dunbar ne fut sur la qualité de nos idées. Le vert est que l’un des pas la découverte d’un processus philosophe finlandais Pekka endroits où les scientifiques démontrent singulier, mais plutôt celle d’un Himanen parle « d’émulation »36 de larges capacités de espace très particulier d’où naissent afin de décrire ce phénomène, raisonnement est le en fait toutes les découvertes. Il ne tout en prenant l’exemple de lieu de réunion hebs’agissait ni du microscope, ni du l’improvisation de deux jazzmen, 35 domadaire » . poste de travail personnel, mais de dialoguant au moyen de leurs la table de réunion. instruments de façon incrémentale afin de créer un meilleur Kevin Dunbar. Contrairement à l’image « concept ». légendaire que nous pouvons avoir du génie isolé (Archimède, Tesla, Einstein, etc.), la découverte se fait lors de la collision entre les idées de chacun, leur mise en réseau et leur rebondissement d’une idée à l’autre. La découverte tient d’un dialogue qui devient l’acte créatif. Il découvrit aussi, via ses expériences, que l’environnement direct aide à contextualiser les problèmes, que les espaces communs permettent de reformuler les questions, mais aussi de repenser des expérimentations à une échelle ou à des niveaux

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34

Kevin Dunbar, How scientists build models — InVivo science as a window on the scientific mind, In modelbased reasoning in scientific discovery, Lorenzo Magnani,

Nancy J. Nersessian & Paul Thagard, Plenum Press, 1999. 35 Kevin Dunbar, What scientific thinking reveals about the nature of cognition, Designing for science :

Implications from everyday, classroom, and professional settings, Routledge, mars 2001, page 120. 36 Conférence Réseaux sociaux et politique, Les entretiens du

nouveau monde industriel, Centre Pompidou, 2008. Himanen cite l'exemple d'Ella Fitzgerald et de Count Basie, lors du Festival de jazz de Montreux en 1979.

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L’AMÉNAGEMENT DE L’ESPACE ET DU TEMPS Ce nouveau raisonnement suscité par les simplement une perceuse et foriez un trou à travers sciences humaines quant aux valeurs transmises le mur »38. Cette enceinte universitaire a donc été par notre environnement a entraîné une conception reconfigurée des dizaines et dizaines de fois afin nouvelle des espaces. Ne faudrait-il pas ouvrir d’accueillir au mieux chaque projet au gré des l’espace et introduire de l’incertitude dans ces lieux besoins. Elle a ainsi servi de modèle à de nombreux de création ? Tel a été le cas pour ce qui deviendra architectes travaillant sur la problématique de une mode plus tard, « l’open space », espace de l’épanouissement du processus de créativité. travail décloisonnant les idées. Leur caractère Martha Clarkson, concepteur chez Microsoft, s’en ouvert était censé repenser la est inspiré pour la mise au point du pratique comme un processus Bâtiment 99, laboratoire d’innovation collaboratif dans le but de la fameuse entreprise. Les espaces d’atteindre une efficacité accrue. de bureaux sont modulables, les L’état optimal de Mais le manque d’espaces privés murs et tableaux sont déplaçables motivation intrinn’aura fait que limiter le potentiel et réorientables au fil des projets, sèque correspondrait qui résidait en ce principe. les espaces sont hiérarchisés par au moment où l’indiStewart Brand, dans son priorité, les lieux publics comme vidu est entièrement 37 ouvrage How buildings learn , privés sont mélangés aux espaces de immergé dans son présente l’exemple du Bâtiment détente et les outils d’idéation39 sont activité. 20, annexe du MIT construite disponibles jusque dans les cuisines durant la Seconde Guerre ou toilettes. De nouvelles typologies mondiale. Grâce au caractère d’espaces de travail ont pu voir le jour, temporaire de la structure, les cherchant à stimuler la créativité des chercheurs se sentirent plus libres de la modifier employés tout en gommant la part intrusive qui sied en fonction des projets. Paul Penfield, professeur alors à l’open space. « Nous voulons des réunions au MIT ayant enseigné dans ce lieu, précisa que empruntes de sérendipité  »40, précise Kevin « sa nature temporaire permit à ses occupants d’en Schofield, manager en chef de chez Microsoft, dans abuser dans le sens où cela ne serait pas toléré le communiqué de presse41 annonçant la création de dans un bâtiment permanent. Si vous vouliez faire ce nouveau centre de recherche. Nous employons le passer un câble d’un laboratoire à un autre, vous ne terme de sérendipité afin de parler d’une découverte demandiez la permission de personne, vous preniez inattendue. Elle naît du hasard et de l’intelligence,

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Stewart Brand, How buildings learn, Viking Press, 1994. 38 « Its 'temporary nature' permitted its occupants to abuse it in ways that would not be tolerated in a permanent building. If you

wanted to run a wire from one lab to another, you didn't ask anybody's permission, you just got out a screwdriver and poked a hole through the wall ». Paul Penfield, « The legacy of MIT's building 20 », The Reflector, volume XLVI, n° 7, 01 mars 1998, page 16.

39

La formation et l'enchaînement des idées. 40 Analogie au conte persan Voyage et Aventures des Trois Princes de Serendip. La sérendipité est le fait de réaliser une découverte inattendue grâce au hasard et

à l'intelligence, au cours d'une quête initialement dirigée vers un objet différent. 41 « Microsoft goes Mod with campus expansion », ABC News, 15 novembre 2007.


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Bâtiment 20 du MIT Bâtiment 20 du Massachusetts Institute of Technology. Source : collection du MIT Museum, date non connue.


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Building 99 Bâtiment de recherche 99 de Microsoft. Photographie : Robert Scoble, février 2008.


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au cours d’une recherche dirigée vers un autre objet. L’espace peut donc favoriser la découverte. Il est intéressant de noter, à partir du moment où ces questions d’optimisation des processus créatifs à travers l’espace ont été mises au jour, que la notion d’espace n’a plus été seulement pensée en terme de gestion des flux humains, mais aussi en terme de propagation des flux d’idées.

concevoir une expérience plutôt qu’une tâche et de valoriser la création plutôt que de la brimer.

Nous retrouvons dans les bureaux de Google de Londres, où j’ai eu la chance de pouvoir me rendre (mais aussi chez 3M comme dans de nombreuses autres grandes sociétés), un nouveau modèle d’organisation pleinement inspiré des recherches de Csikszentmihalyi. Hormis une organisation de Le psychologue Mihaly l’espace complètement délirante Csikszentmihalyi est connu pour (un vaisseau spatial vient d’être être l’architecte de la notion de construit dans l’un des étages et « flow ». Ce principe est expliqué des auto-tamponneuses traînent 50 % de l’innovation dans son œuvre fondatrice ici ou là), l’entreprise se base chez Google provient Vivre : la Psychologie du Bonheur. sur un modèle d’organisation de 20 % du temps de Il correspond à une condition censé favoriser la créativité par travail, dédié aux mentale utile au processus créatif. l’expérience, le flow. Ce modèle projets personnels. est appelé « innovation time off ». Dans les années soixanteL’initiative « 20 percent time off »43 dix, Csikszentmihalyi focalise ses est une méthodologie plutôt études sur ce qu’il appelle les grands informelle. Elle invite chaque moments de la vie, parmi une population impliquée ingénieur de la société à travailler sur un projet et volontaire. « Ces grands moments de la vie personnel pendant une heure, toutes les quatre surviennent quand le corps ou l’esprit sont utilisés heures travaillées, guidé par ses passions, mais jusqu’à leurs limites dans un effort volontaire en vue toujours au bureau. La seule obligation est que des de réaliser quelque chose de difficile et d’important. bilans soient régulièrement présentés à la direction. L’expérience optimale est donc quelque chose que La plupart de ces projets personnels n’aboutissent l’on peut provoquer... Pour chacun, il y a des milliers pas à de réels produits, mais une infime partie de possibilités ou de défis susceptibles de favoriser se transforme pourtant en innovation. La plate42 le développement de soi » . Cet état de pleine forme de messagerie Gmail que nous connaissons immersion dans une activité a été longtemps étudié est issue de ce programme. Google Adsense ou dans l’organisation structurelle du travail, afin d’en Storyrank en sont également de bons exemples.

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42

Mihaly Csikszentmihaly, Vivre — La psychologie du bonheur, Robert Laffont, 2004, page 17.

43

« Vingt pour cent de temps libre ».

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La société du web estime que cinquante pour cent de ses nouveaux produits prennent vie durant ces vingt pour cent de temps libre, représentant ainsi plusieurs milliards de dollars de bénéfice. Google possède un environnement physique de travail très singulier, conçu spécifiquement pour stimuler la créativité de ses ingénieurs. Mais ce qui est intéressant ici est de remarquer que nous sommes passés de l’aménagement des espaces de travail afin de favoriser la créativité, à l’organisation temporelle de ceux-ci afin de, comme le disait Csikszentmihalyi, recréer cet état optimal de motivation en générant une expérience du travail relative à l’implication personnelle. Nous rajoutons ainsi une nouvelle dimension à la démarche créative, comme étant une relation entre l’espace et le temps.


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Google, Londres Bureaux de la société Google à Londres, Central Saint Giles. Agencement et décor par le studio de design et d’architecture Penson Group, 2011.


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LA DÉSINSTITUTIONNALISATION DE LA CRÉATIVITÉ

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Changeons d’échelle à présent et au lieu de nous restreindre aux espaces/temps des laboratoires ou des entreprises, interrogeonsnous sur l’écosystème de ceux-ci. En m’intéressant à ces typologies de lieux, j’ai pu remarquer qu’ils ont tendance à s’agréger entre eux, sous forme de grappes. En règle générale, ces « clusters »44 regroupent de nombreux acteurs de l’industrie ou de la recherche afin de partager une infrastructure, des ressources et des expertises, tout cela souvent à l’abri des regards et en marge des centres urbains. Pourtant, quelque chose ici m’interpelle. S’implanter en ville serait l’un des facteurs générant l’innovation et l’ouverture aux sphères culturelles, serait l’une des conditions. Alors, pourquoi s’extraire des milieux créatifs lorsque l’on souhaite inventer ou découvrir ? Prenons pour exemple le Commissariat à l’Énergie Atomique de Grenoble. Le CEA est un centre de recherche qui consacre l’essentiel de ses ressources au développement des micro et nano-technologies, bio-technologies, nouvelles technologies pour l’énergie, nano-matériaux, etc. En quelques chiffres, il rassemble environ 4200 personnes dans 115 laboratoires répartis sur 63 hectares. À partir du moment où votre jambe passe le premier sas de sécurité, la moindre trace de sensible s’efface. Que votre trajet à l’intérieur de cette enceinte hautement sécurisée se fasse en traversant d’innombrables couloirs blancs (mat ou satiné, lorsque les ouvriers font une folie), des 44

En urbanisme, un cluster est une entité urbaine, un bloc urbain dont les activités sont homogènes.

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Pièce où la concentration particulaire est maîtrisée afin de minimiser l'introduction, la génération, la rétention de particules à l'intérieur.

salles blanches45 ou d’autres laboratoires, vous ne trouverez pas une seule représentation d’art ou d’éléments sensibles. L’histoire du chimiste August Kekulé, bien connue de certains scientifiques, aurait pourtant pu faire réfléchir. Kekulé a toujours affirmé que c’est un anneau en forme d’Ouroboros46 qui lui avait inspiré la découverte de la structure du benzène. C’est pendant son sommeil qu’il fit le rapprochement entre une œuvre d’art représentant ce serpent mythique et l’objet de sa recherche. C’est ainsi qu’il révolutionna la chimie organique. D’où sa célèbre exhortation à ses collègues : « pour comprendre, apprenons à rêver » ! Alors, pourquoi se replier ainsi sur soi et ne pas créer des ponts entre la recherche et l’imagination ? En quelque sorte, ils existent déjà. Le CEA dispose de toute une panoplie d’espaces et d’événements thématiques comme les Midis Minatec, les forums de partage Ideas Day, les colloques Arts/Sciences, etc., qui incitent les chercheurs à décloisonner et confronter leurs recherches. Le Rolex Learning Center de l’EPFL où j’ai pu me rendre récemment en est aussi un bon exemple. Conçu par l’agence d’architecture SANAA, ce bâtiment « intelligent » abrite une bibliothèque, une librairie, des locaux associatifs, une cafétéria, des espaces de détente et de travail où des experts de tous horizons se croisent et partagent. Malgré les innombrables critiques émises consécutives au coût d’un tel ouvrage (62 millions d’euros), ce centre est victime de son succès. « Les étudiants et chercheurs Les paramètres tels que la température, l'humidité et la pression sont également maintenus à un niveau précis.

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Représentation d'un serpent mythique se mordant la queue.


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CEA/Minatec Commissariat à l’Énergie Atomique de Grenoble. Photographie : ville de Grenoble.

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Vue du ciel du Commissariat à l’Énergie Atomique de Grenoble. Photographie : ville de Grenoble.

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CEA de Grenoble

Salle blanche Salle blanche, Commissariat à l’Énergie Atomique de Grenoble. Photographie : Olivier Panier des Touches, collectif Dolce Vita.


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Lithographie optique Observation d’un masque pour la lithographie optique, CEA de Grenoble. Photographie : P. Stroppa/ CEA, février 2007.


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Atelier Arts/Sciences Site web de l’Atelier Arts/ Sciences. http://www. atelier-arts-sciences.eu

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6ème Ideas Day à Minatec, 6 octobre 2011. Photographie : Bernard Cavaz, Minatec IDEAs Laboratory.

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Ideas Day

Ez3kiel L’équipe scientifique et Ez3kiel autour du ballon interactif. Photographie : Hexagone scène nationale de Meylan, 2009.


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Les Jardins Exebecce Les Jardins Exebecce, Les Mécaniques Poétiques d’EzEkiel, Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle de Grenoble. Photographie : Magali Bazi, décembre 2009.

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La Cage Musicale, Les Mécaniques Poétiques d’EzEkiel, Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle de Grenoble. Photographie : Magali Bazi, décembre 2009.

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La Cage Musicale

Le Cycloharpe Le Cycloharpe, Les Mécaniques Poétiques d’EzEkiel, Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle de Grenoble. Photographie : Magali Bazi, décembre 2009.


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de toute la Suisse et même de France viennent s’y rencontrer », m’indique Michka Mélo, étudiant en bio-ingénierie à l’EPFL.

investir les sciences afin d’élargir leurs créations musicales. Un ballon équipé de capteurs MEMS (accéléromètres et magnétomètres) envoyé dans la foule durant le concert permet de générer du Dans la même lignée, son et des images en fonction l’association Art/Science47 est des mouvements impulsés par le née de l’initiative du directeur du public. De même, leurs installations Il est un lieu où CEA Jean Therme pour l’aspect sonores utilisant tout type de « les frontières trarecherche, et du directeur du capteurs (mouvement/tactiles/ ditionnelles entre théâtre Hexagone Antoine etc.) leur ont permis de développer les disciplines sont Conjard, pour l’aspect artistique. de nouvelles gestuelles musicales, dépassées, où les Il s’agit d’une passerelle commune de nouvelles instrumentalisations mathématiciens et de recherche et d’expérimentation et de nouvelles esthétiques les ingénieurs renpour artistes et scientifiques du sonores et visuelles. Le projet des contrent les neurosCEA, n’appartenant ni aux uns, ni Mécaniques Poétiques en est le cientifiques et les miaux autres. Son fonctionnement est reflet. Basée sur le même principe, crotechniciens pour basé sur le principe de résidences l’École Polytechnique Fédérale de imaginer les techde recherche pendant un temps Lausanne a aussi institutionnalisé nologies qui améliodonné, autour d’un projet validé cette cohabitation par le biais reront notre quotipar les deux parties. L’objectif est d’une entité faisant collaborer dien ». clair : intégrer des technologies laboratoires et écoles de design. nouvelles dans les productions Nicolas Henchoz, son directeur, Patrick Aebischer, artistiques, faire évoluer la m’a confié lors d’une discussion au président de l’EPFL. technologie en alimentant sujet de la création de cette platela créativité des chercheurs, forme « qu’auparavant, il y avait la enrichir les méthodologies de technologie pour la technologie. Il chacun, interroger sur les champs fallait créer ce département pour d’application et d’usages, et par ce biais représenter la relier à l’homme, aux usages et la rendre juste ». les évolutions scientifiques et technologiques dans Cette transdisciplinarité, collaboration entre la société contemporaine. J’ai ainsi pu assister à sciences et design est effectivement un plus (ou l’avant-première donnée par le groupe de musique sinon, changeons de métier). Ce genre de passerelles 48 Ez3kiel , ayant tiré parti de ces résidences pour commence donc à émerger ci ou là et ces initiatives

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http://www.atelier-artssciences.eu

48

Groupe français de Trip Hop, alliant instruments et nouvelles technologies : www. myspace.com/ez3kielmyspace

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sont, à mon sens, essentielles au bon développement de la créativité et de l’innovation dans notre société, en rendant poreuses les barrières de l’institution qui se hissent entre les disciplines. Je suis convaincu que de nouveaux modes de collaboration ou de nouvelles articulations entre laboratoires, clusters, artistes ou bricoleurs peuvent découler de ce type d’initiatives. Mais pour le moment, ce qui me pose ici question, c’est de savoir pourquoi les grandes institutions ne s’ouvrent pas vers l’extérieur. Je me pose ainsi deux questions :

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La première se porte sur l’intérêt qu’ont ces institutions à se retrancher loin des sphères de la créativité. Ces entités tentent de recréer un climat de création par diverses méthodes systématisées (le flow chez Google, la sérendipité chez Microsoft). Or, est-il possible de recomposer les conditions de ce processus dans des milieux aussi conventionnels et formels que l’entreprise ou le laboratoire ? C’est l’informalité dans les relations et méthodes de travail qui prodigue à Google son fort taux d’innovation. Mais l’informalité dans le formel n’at-il pas également ses limites ? Si le « 20 percent time off » fonctionne si bien, nous pouvons nous demander pourquoi la société n’augmente-t-elle pas ce temps d’implication personnelle. C’est ici leur version du capital-risque (ou « capital-aventure » en anglais, plus séduisant) qui leur permet d’innover en même temps que d’acquérir une certaine stabilité économique, risque que peu d’entreprises peuvent se permettre. De même, pour tous ces parcs de

recherche : puisque tout système traditionnel de recherche est soumis à la loi des brevets et autres secrets, comment la science traditionnelle peutelle augmenter sa créativité en limitant les sujets abordés autour d’une table de réunion ? Tous ces environnements institutionnels ne sont sans doute que trop limitants en raison de leur nature cloisonnée et hyperstructurée. Au début de cette partie, nous parlions d’entropie, c’est-à-dire du degré de désordre d’un système. Hubert Reeves, dans son analyse du fonctionnement de l’univers, présente ce désordre comme un élément finalement positif puisque vecteur de création. Ceci n’est qu’une image pour véhiculer le fait qu’il faudrait peut-être introduire du chaos dans les processus de recherche ou dans la structure même de ces « machines » bien rodées que sont les institutions afin qu’une créativité accrue puisse germer. La seconde question porte sur l’intérêt que peuvent trouver ces institutions à s’écarter des infrastructures et équipements existant déjà en ville. Les sommes colossales dépensées dans la création de ces « clusters » retranchés valentelles réellement l’investissement ? Sur le plateau de Saclay, situé à cheval sur les départements de l’Essonne et des Yvelines, se construit un pôle d’excellence scientifique sur un périmètre de sept mille sept cents hectares. C’est afin de concurrencer les parcs technologiques les plus prestigieux que se rassembleront d’ici 2020 les plus grandes écoles comme Centrale, l’ENS Cachan, Les Mines-Telecoms,


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l’AgroParisTech ou l’Ensae, parmi de nombreuses autres. Celles-ci y rejoindraient le CEA, le CNRS, Polytechnique, Supélec et HEC. À cette période, le plateau pourrait ainsi réunir de quinze à vingt pour cent de la recherche française.

D’un certain point de vue, nous pourrions espérer qu’au lieu de s’agréger entre eux, ces centres se disséminent dans la ville afin d’y puiser des inspirations en s’hybridant à la sphère culturelle. Dans le raisonnement que proposait Richard Florida dans sa « classe créative », il est pourtant essentiel Selon Isabelle This-Saint-Jean, cette que les experts soient attirés par certaines richesses « hyperconcentration » déséquilibre plus culturelles qu’économiques le paysage français de la recherche. afin de produire une force Elle lui préfère la « mise en réseau » d’innovation. La ville n’en estdes équipes. Le discours de la ville elle pas le symbole ? Et si ce n’est « Tout le monde s’y de Paris est semblable, se voyant pas dans l’organisation physique précipite sans aucune logique scientifique, ainsi déposséder de plusieurs de que cette transformation peut juste parce qu’il y a de ses établissements de renom. Les voir le jour, pourquoi ne serait49 l’argent » . retombées pour les zones urbaines ce pas dans l’organisation peuvent être lourdes de conséquences. virtuelle  ? Ne pouvons-nous Isabelle This-SaintAlors, les quelques milliards d’euros pas esquisser des services ou Jean, vice-présidente apportés au projet transformeront-ils la systèmes de collaboration du conseil régional recherche fondamentale désintéressée entre la société comme force d’Ile-de-France. en industrie des sciences ? Sur un plan de création et ces institutions pratique, l’absence d’un réseau de afin de créer des « ponts » ? Mais transport adapté et d’infrastructures la corporation ou l’institution pour un terrain difficile peut est composée d’engrenages également questionner. Faut-il investir encore afin lourds, administrativement lents et de plus de créer routes, transports collectifs afin d’éviter contraints par un système économique aussi le recours massif à la voiture individuelle ? Tout ce stimulant qu’oppressant, impliquant l’impossibilité raisonnement me pousse à me demander si d’une de superposer naturellement les imaginaires et part l’effort financier vaut réellement la peine, et inspirations des disciplines (cf. les systèmes de d’autre part si l’hyperconcentration de la recherche référence de Kœstler) ainsi que de tout autre aspect ne nous mène pas à l’industrialisation des sciences. précédemment mis en avant censés nous mener Peut-être que finalement, nous pourrions voir les un peu plus loin dans l’innovation. Existe-t-il des choses sous un autre angle. alternatives ? Il serait alors peut-être intéressant

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Jacques Trentesaux, « Le plateau de Saclay, un défi pour l'avenir », L'express, 20 novembre 2010.

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d’investir les sphères collaboratives plus en marge. Comme le disait Von Hippel, il y a deux à trois fois plus d’innovations chez l’utilisateur que chez l’industriel50, même si celles-ci ne restent que des idées. Or, l’utilisateur ne dispose pas des mêmes infrastructures que l’entreprise. Comment alors, l’innovation peut-elle naître dans d’autres endroits ?

tendance à brimer toute originalité, à écarter toutes erreurs dans les processus et donc toute créativité (cf. Kuhn et la révolution scientifique).

«  Comme pour toute nouvelle idée — peu importe combien profitable ou autrement fructueuse certaines se révèlent être — il n’y a pas de marge de manœuvre pour les essais hasardeux, À ce propos, l’activiste l’erreur et l’expérimentation et philosophe de l’architecture dans la haute économie de et de l’urbanisme Jane Jacobs la nouvelle construction. Les tira de ses études de terrain une vieilles idées peuvent parfois Pour Jane Jacobs, les « sous-cultures » les idée particulière des espaces utiliser des bâtiments neufs. Les plus riches naissent d’innovation en affirmant qu’elle idées nouvelles doivent utiliser dans des endroits prospère davantage dans les des bâtiments anciens  »52. Or, plus marginaux, milieux les plus à l’écart. « Si vous comme le constatait Kuhn, ces alors à la portée d’arregardez autour de vous, vous erreurs, expérimentations et tistes, troupes, startverrez que seules les firmes bien hasards sont l’origine de possibles ups ou inventeurs. établies, à grand chiffre d’affaires, changements de paradigmes. En standardisées ou largement 1975, le sociologue Claude Fischer subventionnées, peuvent se avança, dans la même mouvance, permettre, le plus souvent, de que les grandes villes nourrissent supporter le coût de nouvelles constructions [...]. Les plus efficacement les « sous-cultures » que les chaînes de magasins, chaînes de restaurants ou les banlieues ou les villes de petite taille. Partant du banques vont dans du neuf. Mais les bars de quartier, principe que les passions et intérêts déviant de la restaurants exotiques et prêteurs sur gags vont norme nécessitent une certaine « masse critique » dans de l’ancien. Les supermarchés et magasins de pour survivre, celles-ci ne peuvent se développer chaussures s’installent souvent dans des bâtiments que dans la masse des villes sous peine d’atrophie. neufs, mais les bonnes librairies et antiquaires que C’est la formation de communautés bâties autour 51 rarement » . Le poids économique, permettant de ces mouvements qui permet le développement le développement d’une entreprise quelle qu’elle et la montée en puissance de l’influence d’une soussoit engage à une rigueur de fonctionnement qui a culture sur la société. « Plus grande est la ville, plus

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50

Eric Von Hippel, op. cit.

51

Jane Jacobs, The death and life of great american cities, Vintage Books, 1989, page 188.

52

Jane Jacobs, The death and life of great american cities, Vintage Books, 1989, page 188.


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Plannifier autrement Illustrations de Julian Archer, Construction potentials : postwar prospects and problems, a basis for action, Architectural Record, 1943.


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elle est capable de contenir, en nombres et entités lieux. L’espace est un local réservé aux associations, significatifs, drogués, radicaux, intellectuels, prêté par la mairie. Les sujets communs sur échangistes, végétariens, ou peu importe ; et plus lesquels planchent les experts, les personnalités ils sont capables d’influencer le cœur conventionnel (les « freaks », selon J. Ottavi, qui font la richesse d’une société ». Ces endroits communautaires que des rencontres et de l’endroit) et les passionnés Jacobs qualifiait de marginaux sont appelés par le sont étroitement liés à l’informatique au travers de sociologue Ray Oldenburg le « tiers lieu ». Ce lieu l’usage du « libre », la création contemporaine et les partagé et vecteur de connexions nouvelles technologies. Les projets est un environnement bien personnels, professionnels ou de distinct des espaces insulaires ou consulting n’y sont régis par aucune institutionnels que sont la maison loi, si ce n’est celle d’être libre et de Selon Yona Friedou le bureau. Il n’y a qu’à regarder partager. « Un constat très positif man, superposer les niveaux des zones le passé pour saisir l’importance que je peux faire sur ce système, urbaines permettrait qu’ont pu avoir ces endroits en c’est la démarginalisation qui s’y de rassembler sur un marge : au 19 Berggasse à Vienne opère. Au sein de ces structures, même site une ville se déroulait tous les mercredis qu’importe la manière dont on industrielle, une ville soirs un salon où Freud rencontrait agit dans la réalité, si l’on parle résidentielle ou comphysiciens, philosophes et de la même chose on y a sa place, merciale, de façon scientifiques, qui permit de donner de manière active et intégrée. En modulable. forme au champ émergeant de la établissant ces règles, on peut très psychanalyse ; les cafés de Paris bien tomber sur des situations où se rencontraient les Dadas ; le très riches et improbables. J’ai Homebrew Computer Club qui fit ainsi pu assister très souvent à des émerger la première idée d’ordinateur personnel. conversations passionnées entre un ethnologue, un Aujourd’hui encore, il suffit d’observer une capitale informaticien et un transsexuel ancien SDF » me et sa vie alternative, ses squats et ses ateliers livre Quentin Caille, étudiant à l’ENSCI, quant à son d’artistes, pour se demander quelles nouvelles expérience au sein de cette structure particulière. modes ou idées nouvelles germent ici pour demain. Je me suis demandé si les laboratoires et Le Hacker’s Lab nantais du nom de APO33 est entreprises n’ont pas une tendance à s’exclure des une structure associative gérée par Julien Ottavi. Il sphères culturelles, pourtant riches et propices à est parfaitement représentatif de cette typologie de la créativité. Je me suis également interrogé sur

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le but de cette hyperconcentration en « parcs ». Si effectivement, se liguer répond à une nécessité économique de faire face à la concurrence internationale, peut-être que la recherche ne deviendrait que trop liée à un fonctionnement industriel. Au contraire, j’ai pu me rendre compte que dans certains espaces en marge, pouvaient naître de nouveaux courants, de nouvelles pensées et de réelles opportunités d’innovation, hors des rouages lourds des espaces institutionnels. L’institution serait-elle alors un frein ? Je ne le pense pas, mais suppose qu’il y a peut-être certaines modalités de collaboration à découvrir entre l’institutionnel et le marginal. Comme pour le rapport qui régit la relation entre le consommateur-producteur et l’industriel, il n’existe pas une modalité unique de collaboration, mais bien une multitude de possibilités. Je me demande ainsi si la liberté offerte par l’espace marginal ne pourrait pas offrir une certaine utopie à l’acte d’innover.

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L’ESPACE MARGINAL : UN VECTEUR D’UTOPIES ? Dès 1959, l’architecte et théoricien de l’urbanisme Yona Friedman imaginait les principes d’une « ville spatiale », une certaine utopie de la ville en quelque sorte. Le projet consistait à concevoir une structure spatiale surélevée sur pilotis enjambant des zones non constructibles ou même des villes existantes. « Cette technique permet un nouveau développement de l’urbanisme : celui de la ville tridimensionnelle, il s’agit de multiplier la surface originale de la ville à l’aide de plans surélevés » précisait Friedman.

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C’est ce qu’il nomma la «  topographie artificielle », une trame suspendue dans l’espace qui dessine une cartographie nouvelle du territoire. Ce principe permet une croissance sans limites de la ville au sein de cette structure, à laquelle viennent se greffer, à un rythme variable, les habitations individuelles. « La force d’expression individuelle deviendra ainsi une composition au hasard (...) et la ville redevient ce qu’elle a toujours été : un théâtre de la vie quotidienne ». Bien que la faisabilité d’une telle organisation du territoire ait été étudiée de près par des groupes de recherche du Carnegie Institute of Technology de Pittsburgh, elle n’en est restée qu’au stade de vision utopique, fruit des théories de l’architecte selon lesquelles l’architecture doit s’adapter aux transformations de nos sociétés modernes. C’est d’ailleurs à cet effet qu’il fonda le GEAM (Groupe d’Études d’Architecture Mobile) qui, jusqu’en 1962, se pencha sur le sujet.

53

Yona Friedman, L'architecture mobile - Vers une cité conçue par ses habitants, Casterman, 1970.

Ce qui m’a fait réfléchir dans cette vision particulière est que, premièrement, l’architecte voyait en cette « ville spatiale » un moyen de construire sur l’existant sans le détruire, apporter une nouvelle richesse en bâtissant sur l’ancienne. Peut-être n’est-il pas nécessaire d’investir afin de construire de nouvelles villes dédiées à l’innovation en dehors de nos sociétés, alors qu’il est possible de fabriquer une nouvelle « trame » ou circuit de l’innovation superposé aux sphères de nos cultures et sociétés bien établies ? Deuxièmement, je me demande si l’utopie d’une ville créative est un idéal unique visant à concilier les territoires, les lieux créatifs institutionnels et ceux plus en marge, avec les outils de production, ou si elle est plutôt un espace ou chacun est capable de produire sa propre utopie ? Friedman disait d’ailleurs dans son premier manifeste, L’Architecture mobile53, que la mobilité induite dans son projet n’est pas celle du bâtiment, mais celle de l’usager auquel une liberté nouvelle est conférée. « Le bâtiment est mobile au sens où n’importe quel mode d’usage par l’usager ou un groupe doit pouvoir être possible et réalisable ». L’architecture mobile est donc « l’habitat décidé par l’habitant » à travers des « infrastructures non déterminées et non déterminantes ». L’architecture mobile permet de créer une architecture adéquate à une « société mobile » permettant à chacun de formuler sa propre hypothèse de ce que sera sa ville idéale. Je me demande alors si la question est finalement de savoir si nous cherchons une utopie à la créativité, ou si nous cherchons à entrevoir


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Quartier Spatial Yona Friedman, Quartier Spatial au-dessus de la ville existante. Source : Musée d’Art Moderne / Roger-Viollet, 1959.

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Yona Friedman, Architecture Mobile, 1958.

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Architecture Mobile

Ville Spatiale Yona Friedman, Ville Spatiale, encre et aquarelle sur papier photo, 1959-1960. Source : François Lauginie collection FRAC Centre, Orléans.


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l’existence de lieux capables de générer des milliers d’utopies. Mais quels pourraient bien être ces espaces dans lesquels il serait possible que chacun fabrique son idéal ?

hiérarchie et la construction d’un réseau basé sur le volontariat (cf. le flow de Csikszentmihalyi), décuple les possibilités de rencontres et développe un sentiment d’œcuménisme social et de créativité. Il est pour Oldenburg des bienfaits encore plus nobles Au début des années 1980, le sociologue qu’il qualifie de « greater goods » : ils encouragent urbain Ray Oldenburg définissait notre cadre de l’épanouissement de l’esprit démocratique en offrant vie de façon assez simple. Sous forme d’espaces, un cadre propice à l’échange, aux débats publics. Il il distinguait la sphère classique du foyer et celle rappelait ainsi le rôle des tavernes dans l’histoire, du travail. En appréhendant la faisant office de forums, ouverts ville comme un laboratoire social à l’ensemble de la population, où et en y explorant les rapports confrontations d’idées et positions «  We are all maentre agencements de l’espace communes nourrissaient l’opinion kers ». et phénomènes sociaux (ville et locale et collective. Disposer d’un société), Oldenburg insistait sur lieu de débat est une chose, mais Dale Dougherty, l’importance d’en faire émerger un lieu pourvu d’outils permettant fondateur de Make un troisième lieu : un terrain de produire et diffuser le résultat 55 Magazine. d’implication personnelle et de ce débat en est une autre. Ne sociale, une place de rencontre, de pouvons-nous pas imaginer que réunion et d’échanges informels. dans ces lieux, plus marginaux, une Ce serait en sortant des sphères « classe créative » se rassemble, insulaires de l’ordre du privé ou du professionnel partage expertises et moyens de production afin de que l’espace agirait en tant que « facilitateur construire une nouvelle utopie industrielle ? social », agrégateur de populations variées : un cadre propice au débat et donc à la créativité. Il « Nous sommes tous des artisans » clamait y décrivait son troisième lieu comme un ancrage Dougherty, encourageant ainsi la créativité physique d’habitués (passionnés ou experts) individuelle. Dans cette mouvance de la créativité s’enrichissant les uns les autres, dans un cadre civile, les «  Maker spaces  » rassemblent sous rappelant la sphère du foyer (« home away from cette appellation Hackerspaces, Tech shops et Fab home »54), composé et transformé par ses usagers labs. Ils sont ces lieux où le marginal rencontre (cf. le Bâtiment 20 du MIT). Selon lui, l’enracinement le professionnel dont il a déjà été question dans dans une communauté, l’absence de jugement et de notre seconde partie, une scène pour les débats

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« Foyer hors du foyer ».

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Make est un magazine axé autour du Do It Yourself.


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et la confrontation d’idées tout en disposant vingt-dix pour cent des lecteurs expriment le d’outils de conception et de production. Certes, ces souhait d’avoir accès à divers ateliers et outils57. lieux véhiculent pour le moment une image plus proche de l’artisanat que de la création de grande L’espace du Fab lab, qui fait partie du concept envergure, mais ils disposent dans leur nature des Maker spaces, a été étudié « in vivo » par l’équipe intrinsèque, de certaines prédispositions, même de Paulo Blikstein afin de rendre cette pratique si (ou surtout si) ceux-ci prennent vie dans un lieu accessible à tous. Le projet FabLab@School de en marge. Dougherty comparait l’Université de Stanford, dont il est cette communauté des makers le directeur, est un prototype de — aux amateurs du monde de laboratoire de fabrication personnel la musique : il existe peu de issu de cette étude, destiné à tester «  Le Fab lab n’est musiciens professionnels alors toutes les composantes relatives à pas un espace utoque beaucoup de personnes la fabrication personnelle afin d’être pique, mais plutôt un jouent chez eux, ou à l’extérieur. utilisé par un public varié. L’équipe lieu fondateur d’uto« La plupart sont des inventeurs ! pilotant le projet y réfléchit et pies ». Ils ne font pas les choses comme expérimente autour de ce qui ferait les autres. Ils mettent la main un bon Maker space éducatif : une Alexandre Korber, à la pâte, ils touchent à tout ! organisation nouvelle de l’espace fondateur de l’UsiIls sont dans la culture du DIY. et une prise en main des machines nette. Ils ont accès aux outils et en facilitée (de grandes tables de travail ont suffisamment la maîtrise au centre qui permettent l’échange, — pour faire des choses  ». Cet des couleurs très vives, les machines exemple illustre très bien notre sont toutes accessibles, mais comparaison entre institution et amateur qui, protégées, un système de QR code et étiquetage contrairement à l’image que l’on pourrait en avoir, qui permet d’associer vidéos et tutoriels à chaque ne concerne pas seulement les « geeks »56. Cette machine, etc.), ainsi qu’une mise à disposition composante communautaire qui rend ainsi nos d’outils performants (la classique machine à découpe citoyens super-linéairement créatifs serait alors à laser, une imprimante 3D à haute précision, scanner développer, mais de quels espaces pourraient-ils 3D, scie électronique). Ces chercheurs-animateurs disposer ? Une enquête du magazine de Dougherty n’hésitent pas à y hybrider les prototypes de support révèle qu’en plus d’avoir des espaces de publication éducatif inventés à d’autres fins : comme autour de leur permettant de partager idées et plans, quatrela Gogoboard (une carte électronique simplifiée 56

« Féru d'informatique » au sens péjoratif.

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Mathilde Berchon & Véronique Routin, « Makers », Internet Actu, 25 mai 2011.

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pour répondre à des prérogatives éducatives) ou du Scratch (le langage de programmation pour enfants développé par le MIT) afin de cerner tous les aspects qui peuvent faire barrière à la vulgarisation du « faire ». L’équipe de Blikstein, parmi d’autres, cherche donc à démocratiser les outils et les langages de la fabrication pour un usage amateur.

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Il en serait de même au TMP Lab58 de Vitrysur-Seine, une structure dédiée aux hackers et bidouilleurs, proposant de développer un espace civil pour la création de technologies et pour la recherche, mais aussi de faire fleurir d’autres projets autour du hardware, des événements culturels et artistiques, etc. Dans ce lieu, on s’évertue à définir un langage commun (aussi bien humain que logiciel) qui permette de partager projets et idées autour de la fabrication. Dans cette logique de questionnement de l’espace comme utopie de la création, le directeur du projet Usinette.org (sous l’égide du TMP Lab) répondait à la question que je me posais un peu plus en amont, en me précisant que ce genre d’espace ne serait finalement « pas un espace utopique, mais plutôt un lieu fondateur d’utopies » où chacun apporte la sienne. Theotime Calandra, biologiste de formation, est fortement impliqué dans la section de bio-technologies du même laboratoire. Son projet se nomme La Paillasse59 et vise à mettre à la portée de tous la recherche en bio-technologies. Il me précise quant à ces lieux que finalement, « peu importe l’emplacement du local, les gens s’y adaptent, peu importe sa taille, le lieu vit en fonction, les savoirs se 58

http://www.tmplab.org

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http://www.lapaillasse.com

mélangent et les outils passent de main en main », l’important est de savoir dialoguer. Finalement, ce sont les utopies personnelles qui construisent ces espaces. Il convient alors de penser que ce sont elles qui structurent le lieu et les outils mis en place autour de ces démarches, plutôt que l’inverse. Vu l’ampleur que sont en train de prendre ces espaces collaboratifs, je me demande quelle vision de l’avenir de ces pratiques ces acteurs peuvent bien avoir. Rendez-vous dans un lieu qui se réclame autant du laboratoire de fabrication personnelle que du hackerspace : l’Usinette60. Alexandre Korber, qui est à l’origine de cette initiative, nous en livre sa vision prospective. « Hop ! nous sommes en 2020, les Hackerspaces, Fab labs et autres Usinettes (le nom importe peu) se comptent par milliers en France et pas seulement dans les grandes villes. Des gens de bonne volonté se sont regroupés dans certains villages désertiques, dans d’anciennes MJC-Algeco de banlieues chaudes, dans des usines désaffectées. Le passionné de mécanique auto prête ses outils et donne des cours à des types qui font en échange un peu d’ingénierie inverse sur la puce qui contrôle l’allumage de sa fourgonnette TDCI. On peut voir aussi un artisan potier essayer une machine de prototypage rapide et qui, d’après un fichier 3D qu’il aura peaufiné avec un fan de Blender, verra apparaître sous ses yeux une œuvre originale prête à passer au four. D’autres décideront d’agrandir simplement le village en construisant des yourtes et des maisons en bois équipées de 60

http://www.usinette.org


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Stanford Makers’ Club Workshop « Beyond bits and atoms ». Photographie : Stanford Makers’ Club, juin 2009.


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Tmp/Lab Tmp/Lab de Vitry. Photographie : Paula Vélez, 2011.


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Imprimante 3D Imprimante 3D MakerBot Thing-O-Matic, MakerBot Industries.

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Scanner 3D MakerBot, MakerBot Industries.

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Scanner 3D

Fraiseuse Fraiseuse numÊrique. Photographie : Letsevo, Flickr, 2011.


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digesteurs alimentés par les déchets organiques générés par l’élevage porcin le plus proche ». Je me rends ainsi compte que l’avenir qu’il présage à ces pratiques est uniquement axé sur l’usage du libre, sans aucun lien avec une quelconque industrie. Alors, les moyens dont disposent les usines de fabrication personnelles sont-ils suffisants afin d’offrir une alternative à la production classique ?

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Concrètement, que peut offrir un Fab lab aujourd’hui au niveau de la production d’objets ? Sous cet anglicisme se cachent des ateliers composés de machines et d’outils permettant à tout un chacun de fabriquer rapidement tout type de produits. Pendant qu’une personne s’attelle à fabriquer un robot, une autre bricole une radio. On peut aussi concevoir mobilier, vêtements, machineries complexes ou imprimer des livres. On trouve des circuits imprimés, des cartes arduino, des fers à souder et autres machines telles que la fraiseuse numérique, machine-outil destinée à usiner des pièces par enlèvement de matière à partir d’un bloc, des découpeuses au laser ou à jet d’eau, des scanners 3D, ainsi que de nombreuses autres machines de menuiserie. Mais la vedette de la fabrication personnelle, si nous pouvons l’appeler ainsi, est la RepRap. Ce nom désigne un nouveau genre d’imprimante 3D à faible coût, basée sur les principes de l’open-source. Outil de prototypage rapide, elle imprime non seulement des objets de plastique en trois dimensions, issus d’une conception assistée par ordinateur, mais dispose 61

http://www.sourceforge. net

également de la caractéristique de pouvoir s’autorépliquer. Elle peut imprimer ses propres pièces afin de se reproduire. L’Usinette possède elle-même sa propre RepRap, assemblée par des volontaires lors d’un barbecue. Comme pour les objets produits par la communauté, ses plans sont donnés à télécharger sur un site web communautaire. Depuis la plateforme Sourceforge61, vous pouvez télécharger les plans de votre machine, acheter les pièces indiquées dans la notice et assembler simplement votre outil de prototypage rapide, ou simplement demander à une RepRap déjà assemblée de se répliquer. Finalement, j’entreverrais bien ici l’esquisse d’un lieu où le consommateur peut matérialiser un savoir, un projet, une utopie. Ce qui se révèle intéressant lorsque l’on parle de pratiques et d’espaces émergents est que certaines « volontés » peuvent germer au sein des sociétés, grandir et aspirer à la faire muter. Je ne sais pas si ces pratiques subsisteront, mais en tout cas, elles laissent pressentir quelque chose qu’il m’intéresse de remettre en question pour ma pratique.


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TRANSITION : DE L’ÉTUDE AUX PROJECTIONS Au cours de cette recherche, j’ai pu observer divers modèles d’espaces et d’organisations spatiales, temporels, voire même mentales ainsi que différentes pratiques vouées au développement de la créativité. Je me demande, à juste titre je l’espère, si les rapports qu’entretiennent l’industrie et la recherche avec l’économie n’augmenteraient pas la barrière qui sépare l’individu de l’écriture de son propre monde. Les milieux conventionnels ou institutionnels ne sont-ils pas élitistes au point de conserver les recettes et outils de production pour leur propre usage ? D’en écarter finalement la créativité et l’innovation en raison de leurs retranchements ? 76

À la lumière des éléments que j’ai pu découvrir ici, il me semble que certaines typologies de lieux dédiés à la fabrication personnelle et d’autres pratiques amateurs peuvent être porteurs dans une démarche de création, en dehors des schémas classiques de l’innovation. Pourtant, il me semble nécessaire de tempérer l’attention qu’on leur porte. Au milieu de ce qui pourrait s’apparenter à un artisanat « high-tech » émerge l’idée qu’il puisse s’agir d’un embryon d’une révolution plus grande encore. Cet engouement pour ces laboratoires du faire n’est certainement pas né pour ce qu’ils représentent actuellement, mais je l’imagine, pour ce qu’ils pourraient représenter en terme de bouleversement de la relation utilisateur/ producteur, mais aussi en terme d’économie, d’imaginaire et d’opportunité de guider notre 62

Source extraite de « La Tour de Babel », Bible de Jérusalem, Gn XI,1,9.

société vers un futur autre qu’industriel. Ou du moins, qui ne tiendrait pas de l’industrie que nous connaissons aujourd’hui. Parler de Fab labs ne m’intéresserait pas si je n’y voyais pas des possibilités de diverses mutations de nos sociétés, mais aussi de la recherche fondamentale, des sciences des matériaux et des procédés de production... Alors, quelles sont les limites actuelles de ces endroits du « faire » et comment peuvent-elles être repoussées ? Quelles nouvelles modalités industrielles peuvent apparaître ? Si tout individu était capable de générer de l’innovation, ne pourrions-nous pas imaginer concevoir à une autre échelle, par la collaboration ? Dans le mythe de « La Tour de Babel »62, tous les habitants du pays de Babel ne parlaient à l’origine qu’une seule langue. Le fait que tous se comprennent aurait procuré aux habitants une telle force, qu’ils furent capables de construire une œuvre gigantesque, une tour mythique qui pénétrait jusqu’aux cieux tant ils pouvaient accomplir de grandes choses, ensemble. Dans ce manque d’humilité que la force du nombre leur procura, le créateur décida de confondre les langages. Si nous pouvions tous nous comprendre, peut-être pourrions-nous concevoir des choses encore plus grandes ? Mes rencontres et consultations d’ouvrages m’ont amené à voir l’espace du langage comme une brèche par laquelle il serait intéressant de s’infiltrer dans ce projet. Qu’il administre les rapports humains et la collaboration entre les expertises par les mots, le langage régit aussi les


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rapports que nous entretenons avec les outils. On dit souvent que le designer a une position de « traducteur » vis-à-vis de la société, de l’industrie, de l’ingénierie et des sciences dures. Son rôle serait d’évincer les frontières entre les expertises qui clôturent chacun de ces terrains afin d’en faire la meilleure synthèse. C’est donc en entamant une réflexion sur les éléments qui composent un projet que je tenterais, dans un premier temps, d’entrevoir certaines façons de supplanter les obstacles qui séparent les individus de l’écriture de leur propre monde. Je parlerais ainsi des difficultés d’appropriation de la méthodologie et des outils de conception, du passage des langages experts à leur dé-spécialisation et par conséquent, de la transformation des pratiques. C’est donc dans un second temps que j’envisagerais de possibles évolutions de nos modes de vie, de notre industrie et de notre recherche, comme conséquences de cette levée des barrières alors imposées par des paradigmes peut-être trop anciens.

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DEUXIÈME PARTIE ~ PROJECTIONS


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ET SI... L’INNOVATION SE FAISAIT APPRENANTE ? UN MODÈLE APPRENANT ET NON PAS ENSEIGNANT :

Dans un milieu conventionnel, la création d’un produit nouveau passe par de nombreux champs d’expertise : le marketing, le design, la R&D63, la programmation, la chaîne de production, Dans la démarche de conception, penser etc. Or, sans faire tout un discours sur l’éducation ou un objet, un service ou une l’accessibilité à un grand nombre méthodologie ne relève pas de domaines très spécialisés, seulement de la fabrication. Le terme disposer de certains moyens de Fab lab, valant pour Laboratoire de conception et de production dans Les Fab labs ou les Fabrication, induit déjà en erreur ces lieux-ci sans savoir fabriquer, Hackerspaces repar l’occultation de la majorité des concevoir ou même penser l’idée, grouperaient en fait phases constituant un projet par une révèle sans doute l’aspect le plus des individus déjà seule d’entre elles. Elle est seulement limitant des Fab labs. N’y auraitformés, disposant une étape transitoire entre l’idée et il pas ici un réel besoin de faire d’une expertise partisa diffusion. Bien sûr, ces espaces de la démarche de conception culière. peuvent rester de simples lieux un objet d’apprentissage  ? Ceci de facture, mais compte tenu du signifie certainement qu’il est potentiel créatif qu’ils portent en nécessaire de transformer les eux, j’aimerais les imaginer plus outils traditionnels de la création ambitieux. Lorsque j’interrogeais les différences en outils apprenants. entre les milieux industriels, de la recherche et les environnements marginaux ou non conventionnels, Les laboratoires de fabrication personnelle la question de la spécialisation s’imposait comme sont a priori des espaces dédiés à tous. Pourtant, la plus grande barrière à la collaboration, voire ceci n’est pas réellement le cas. Le projet « La à la créativité. Or, dans ces typologies d’espaces, Paillasse », évoqué précédemment, ne regroupe en il m’intéresserait de comprendre comment il est fait que des bio-ingénieurs et des biologistes. Le envisageable d’abaisser cette barrière au maximum hackerspace nantais APO33 regroupe seulement des afin que l’individu puisse, au maximum, y penser, personnalités ou des collectifs déjà immergés dans concevoir, fabriquer et diffuser son utopie. la culture numérique, quel que soit leur domaine

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Recherche et Développement.


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(musique, art, etc.). L’Usinette, quant à elle, a pour adhérents de « faux » amateurs, professionnels passionnés disposant déjà d’un savoir ou d’un savoir-faire valorisable. Il en est de même pour le Fab lab de l’ENSCI. L’école de création industrielle conçoit des projets de toute sorte, mais en maîtrise déjà les outils et les processus.

spécialisation. Mais si favoriser l’innovation par un ensemble de classe doit passer par l’élaboration d’un langage « déspécialisé », il appartient peut-être au designer, entre autres, de concevoir une nouvelle approche apprenante et non enseignante de l’acte de création. On n’apprendrait plus avec un bagage, mais on apprendrait en construisant.

En février 2012, l’Université de Cergy-Pontoise sur son site de Gennevilliers a lancé l’initiative Fac lab64. Ce qui m’intéresse dans cette approche spécifique, est que hormis la présence de toutes les composantes classiques d’un Fab lab, l’Université offre toute une gamme de formations dédiées à la fabrication personnelle. Elle propose un certain nombre de modules enseignés, allant de l’histoire, du droit et de l’économie du libre, au management de projets collaboratifs internationaux, en passant par des cours de modélisation 3D, de prototypage, de programmation, etc. Elle a ainsi la vocation de former et d’offrir de nouveaux diplômes universitaires dans ces champs émergents. Apprendre à concevoir en ces lieux est donc possible, mais l’individu reste tributaire de la nécessité de suivre une formation à temps plein. Il y aurait donc plusieurs modalités de fonctionnement. Le schéma le plus répandu est celui du partage des spécialités, une sorte de mutualisation sociale des connaissances, un troc. Le schéma que suit l’Université de Cergy-Pontoise est, quant à lui, axé autour de l’enseignement universitaire de ces pratiques. On vient alors y acquérir les connaissances nécessaires à la

Le projet Fab@school65, brièvement abordé auparavant, vise à insuffler à l’espace même de création une compréhension de l’environnement, des outils et de leur fonctionnement afin de clarifier l’exercice de la fabrication. Ce qui me dérange un tant soit peu, est que nous oublions dans ces cas de figureci qu’avant même de fabriquer l’objet, il est nécessaire d’en générer l’idée fondatrice (en quoi consiste-t-il, à quels enjeux répond-il, de quels contextes relèvet-il, etc.), ainsi que les étapes de conception du projet (quelle en est l’échelle de production, quels en sont les outils, quelle sera la qualité de l’objet, etc.). Avant même de passer à la phase de fabrication de l’objet, diffuser le « savoir créer » pourrait devenir un impératif dans cette démarche d’apprentissage. Les laboratoires de fabrication personnels que nous connaissons portent alors peut-être mal leur nom. En amont des Fab labs, nous aurions sans doute besoin de « Concept labs ». Nous pourrions aussi faire converger toutes ces démarches en une seule typologie d’espaces conduisant et guidant l’usager au travers du cheminement conçu de la création. Il serait alors nécessaire de rendre le Fab lab pédagogique, de la génération de l’idée jusqu’au

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http://www.faclab.org

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http://www.thefabschool. com

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Salle de découpe Salle de découpe laser, Fac lab. Photographie : Ophelia Noor, OWNI, février 2012.

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Site Universitaire de Gennevilliers, Fac lab. Photographie : Ophelia Noor, OWNI, février 2012.

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Le Fac Lab

Salle de soudure Salle de soudure, Fac lab. Photographie : Ophelia Noor, OWNI, février 2012.


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moment où nous le diffusons. Il n’est pas ici question d’une volonté de promulguer l’utilisateur moyen au rang de designer, mais plutôt de lui offrir les outils aussi bien intellectuels que physiques pour qu’il puisse développer sa créativité, effectuer sa propre « synthèse créative » des problématiques qui le touchent et enrichir la sphère culturelle. Que l’on ait un flash, une idée, une étincelle ou un moment Eureka, nous devrions tous être en mesure de transformer ce moment si particulier et indescriptible (puisque nous devons l’imager pour le décrire) en découverte, trouvaille, invention, innovation ou œuvre. Le sens des mots n’est jamais innocent et une transformation s’effectue bien entre le « moment idée » et « l’objet découverte ». Alors, de quelle mécanique mentale peut bien naître ce changement de substance créatif ? Le mathématicien, physicien et philosophe français, Henri Poincaré nous livre dans son ouvrage The Foundations Of Science66, un passage dédié à la créativité mathématique. Il raconte qu’il passa quinze jours derrière son bureau à tenter de prouver que les fonctions mathématiques n’existent pas, sans succès. Un matin, en cassant sa routine et en faisant quelque chose de complètement différent, il sentit ses idées s’entreloquer par paires, formant ainsi une combinaison stable : il établit l’existence d’une nouvelle classe de fonctions qui n’existait pas encore. Il existe à peu près autant d’histoires de ce genre que de savants ayant révolutionné leur science, par un processus mal connu. Relevant 66

Henri Poincaré, The foundations of science Science and hypothesis, the value of science, science and method, The Science Press, 1913.

de mécanismes inconscients agissant au sein de l’esprit, comment pourrions-nous concevoir une certaine pédagogie dans la génération de concepts ?

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S’AIDER DES MÉTHODES ÉPROUVÉES :

« outils de résolution de problèmes inventifs ». Ils sont référencés comme «  techniques du management de l’innovation  » (Innovation Management Dans les années 40, un publicitaire américain Technic). J’ai ainsi pu découvrir l’existence de du nom de Alex Osborn conçut une méthode près d’une trentaine de méthodes dédiées à la d’idéation qu’il nomma le brainstorming67. Il s’agit conception de projets, tels que TRIZ ou la théorie d’une méthode technique C-K70, parmi tant d’autres. L’une des de collecte d’idées sous la plus célèbres d’entre elles est cette forme de réunions, le plus première : TRIZ. Cet acronyme russe souvent informelles, censées signifie simplement « résolution des « La plus formidable provoquer l’effervescence des problèmes inventifs »71. Il s’agit d’une invention du XIXe idées. L’auteur en dévoilait la approche algorithmique élaborée siècle fut celle de la recette dans son ouvrage Your par le scientifique russe Genrich méthode d’inven69 creative power68. S’il existe Altshuller, suite à sa découverte de tion » . des méthodologies éprouvées lois objectives régissant l’évolution susceptibles de provoquer des systèmes techniques. Cette l’invention, pourquoi ne méthodologie opère sous la forme Alfred NorthWhitehead, pouvons-nous pas étendre d’une matrice de contradiction (ou philosophe, logicien l’usage de ces procédés  à la grille de calculs). Elle propose à et mathématicien pratique amateur  ? Alors, celui qui en effectue la requête de britannique. comment pourrions-nous générer la possibilité d’améliorer apprendre ou diffuser ces outils un produit existant de manière (puisque c’est bien de cela qu’il incrémentale, ou de créer une rupture s’agit ici) à grande échelle et conceptuelle par les solutions qu’elle dans ces espaces à vocation créative ? apporte. Cette fameuse méthode part du principe très simple que les problèmes rencontrés durant Pour les entreprises, les chercheurs et les la conception d’un nouveau produit présentent ingénieurs, il existe aujourd’hui de nombreux forcément des analogies à des difficultés déjà modèles standards permettant d’innover. Ils résolues. Des solutions analogues doivent donc s’appellent plus communément des « outils de pouvoir s’y appliquer. Par ce procédé, on évite ainsi résolution de problèmes techniques », ou encore des de réinventer perpétuellement la même chose.

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67

« Remue-méninges ». Alex Osborn, Your creative power - How to use imagination to brighten life, to get ahead, New York, Charles Scribner's sons, 1948. 69 « The greatest invention of 68

the nineteenth century was the invention of the method of invention ». Alfred North Whitehead, Science and the modern world, New York, Macmillan, 1925, page 451. 70 La Concept-Knowledge

Theory a été conçue par Armand Hatchuel. Elle s'appuie sur la distinction entre l'espace des connaissances (K) et l'espace des concepts (C). 71 Teorija Reshenija

Izobretateliskih Zadatch.


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Brainstorming Séance de brainstorming à l’agence de communication BBDO, dont Alex Osborn était le vice président, New York à la fin des années 50. Photographie : non connu.


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Son ambition, en tout cas ce pour quoi elle a été numérique. Nous gérons des flux d’informations créée, est de favoriser la créativité ou de stimuler la de différentes natures. Nous pourrions peut-être recherche de concepts innovants en proposant aux voir se développer un jour un réseau social dédié ingénieurs et inventeurs des outils de déblocage à l’innovation où les membres de la communauté de l’inertie mentale. En s’appuyant sur une base de y diffuseraient leur expertise créative, technique, données d’environ deux millions et demi de brevets technologique ou même esthétique. internationaux, TRIZ propose une formulation en algorithmes de solutions génériques éprouvées par une série de lois d’évolution naturelle PRENDRE APPUI (de type : mon objet est solide, ne SUR DES AVANCÉES pourrait-il pas être liquide ou gazeux ?). TECHNOLOGIQUES : Cependant, et pour en avoir discuté à de Le terme d’Intelligence Artificielle nombreuses reprises, ces outils restent aurait été inventé limités : afin d’obtenir une réponse juste Peut-être que les par l’informaticien au problème donné, il est nécessaire avancées dans le domaine John Mc Carthy en que la question soit bien posée, ce qui de l’intelligence artificielle 1956, au moment où n’est pas toujours évident. De plus, étant sont une piste à creuser. Mc l’informatique n’en destinés aux ingénieurs, sa forme et son Carthy a fondé avec Marvin était encore qu’à ses langage rendent donc son appropriation Lee Minsky le premier débuts. plutôt complexe. Je me demande ainsi centre de recherche sur si tous ces outils normés ne pourraient l’IA (son abréviation). pas être métamorphosés en un outil Ils la définissaient tout apprenant. Pourrait-on transformer son langage, deux comme « la construction de programmes sa forme et ainsi baisser la barrière qui sépare les informatiques qui s’adonnent à des tâches qui modes de génération d’idées de l’amateur ? Sur sont, pour l’instant, accomplies de façon plus le même principe, bien que le fonctionnement de satisfaisante par des êtres humains, car elles TRIZ s’articule autour de millions de brevets, un demandent des processus mentaux de haut niveau outil de conception libre et communautaire ne tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation pourrait-il pas se fonder sur des millions d’avis de la mémoire et le raisonnement critique »72. et d’expertises libres ? Twitter ou Facebook sont Cette définition fut donnée alors que l’ordinateur la représentation même de la communauté par le n’était capable d’effectuer que quatre opérations.

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Définition extraite de l'article sur l'Intelligence Artificielle, Encyclopédie Larousse.


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«

Nous comprenons la place de choix qui revient à la théorie des ensembles, non seulement pour la construction d’œuvres nouvelles, mais aussi pour l’analyse et la meilleure compréhension des œuvres du passé. Ainsi même une construction stochastique ou une investigation de l’histoire à l’aide de la stochastique ne peuvent être exploitées sans l’aide de la reine des sciences et même des arts, dirais-je, qu’est la logique ou sa forme mathématique l’algèbre »73. Iannis Xenakis.

73

Iannis Xenakis, Revue d’esthétique, XIV, 3-4, 1961.

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Or, les progrès de la logique de l’informatique ont permis l’apparition de la programmation comme un langage naturel, ayant ainsi permis de développer des applications sans passer par un développeurinformaticien. De grands progrès ont également été accomplis dans la simulation logique, ou dans la conception assistée par ordinateur. Concevoir par l’outil informatique permet à l’utilisateur de tester le fonctionnement d’une connaissance, d’une idée ou d’une technique de façon virtuelle. Cela signifie donc que nous pouvons commettre des erreurs et apprendre par l’aspect virtuel de ces essais. Il en a également découlé ce que l’on appelle le type « conversationnel », qui permet à l’ordinateur de dialoguer avec ses utilisateurs, ou avec d’autres machines. À terme, les chercheurs espèrent arriver au développement d’une intelligence artificielle imitant au mieux le comportement humain. La compréhension des outils de conception pourrait ainsi passer par un caractère réflexif de l’outil lui-même. Les logiciels intégrant une IA permettraient-ils alors à l’utilisateur d’être guidé dans une compréhension de l’acte de fabrication par exemple ? L’outil serait-il capable de livrer son propre mode d’emploi ? J’irais donc m’intéresser à la question des logiciels de conception. La conception assistée par ordinateur est devenue un passage obligé de la conception, difficile d’accès. J’ai pu découvrir au fil de mes recherches le cas d’un logiciel « intelligent » du nom de Goldfire, développé par la société Invention 74

Un moteur de recherche sémantique permettrait de ne plus chercher un document par mots-clés, mais par une phrase formulée en langue

naturelle. Un tel système ne fournirait pas de pages de réponses potentielles, mais une réponse précise à la question formulée.

Machine. Symptomatique de l’apparition d’une nouvelle génération de logiciels dits intelligent multi-agent, Goldfire serait capable de générer de lui-même une innovation. Le terme « multi-agent » signifie que ce logiciel est composé d’un ensemble d’entités ou programmes organisés entre eux et déployés dans tout l’Internet. Ils fonctionnent selon une organisation « sociale » ou une architecture, dans laquelle chaque membre dispose d’une tâche spécifique à accomplir. On parle d’une intelligence artificielle. Je n’ai, par contre, malheureusement pas pu le tester, ni même interroger ses concepteurs. Ce programme applique l’algorithme de TRIZ à une Intelligence Artificielle, couplée à un moteur de recherche sémantique74. En somme, les solutions à la résolution d’un problème créatif sont recherchées non plus dans une base de brevets « fermée », mais dans le web tout entier. L’outil déploie sur le web des agents informatiques dits « intelligents », qui fonctionnent par association d’idées. Ces entités cherchent les solutions techniques liées à l’objet de la recherche, les sélectionnent par la mise en compétition de leur pertinence puis apportent à l’utilisateur la meilleure des solutions possibles. Tout cela peut paraître fort séduisant, mais il ne faut pas oublier que tout outil a ses limites. Concevoir un objet sans prendre en compte son sens, sa forme ou encore son esthétique pourrait relever d’une conception non pertinente. Dans le domaine de la musique par exemple, univers qui ne peut être dépourvu d’affect,


89

Gendy3 Programme conçu par I. Xenakis, générant du son à base de fonctions probabilistes, 1991. Source : Iannis Xenakis, Formalized Music, Stuyvesant, Pendragon Press, 1992, p. 290.

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Matrice de contradiction d’Altshuller, dite TRIZ, 1969.

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TRIZ

John McCarthy John McCarthy aux prises avec des ordinateurs joueurs d’échecs russes, en 1966. Photographie : Chuck Paintner, Stanford University, 1966.


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l’introduction de théories et lois a tout de même ouvert la voie à un nouveau type de composition assistée par ordinateur. Il n’y a, fondamentalement, entre ces deux démarches de création, aucune différence. Le compositeur grec Iannis Xenakis, intéressé d’abord par la musique sérielle75, proposait une toute nouvelle approche du processus de création musicale qu’il qualifia, en 1954, de musique stochastique76. Les mathématiques et le calcul des probabilités lui ont permis de découvrir des lois générales commandant l’ensemble des processus d’évolution des particules sonores et leur passage d’un état à un autre. 90

Ces prémisses de la théorisation de l’automatisation de la musique sont restées limitées puisque le créateur et compositeur en était toujours à l’origine, aussi concepteur d’une certaine planification. L’automatisation d’un raisonnement, seule, ne suffit peut-être pas à créer une œuvre singulière, mais peut être un biais par lequel concevoir. Mais aujourd’hui, de nouveaux types d’intelligences artificielles commencent à apparaître, notamment dans l’univers musical.

et a même passé avec succès l’épreuve du test de Turing, mis au point en 1950 par Alan Turing, visant à évaluer la performance d’une intelligence face à un humain, lors d’une conversation entre l’homme et la machine. À ce sujet, il pourrait s’improviser un débat porté sur la question de la génération du sensible par le logiciel, mais là n’est pas réellement mon propos. Il m’intéresse davantage de me demander comment l’évolution des Intelligences Artificielles ou du logiciel serait susceptible d’abaisser la barrière de l’appropriation des outils de l’innovation. L’avenir de ces programmes tient-il dans le fait qu’ils puissent livrer leur propre mode d’emploi ? Et s’ils évoluaient dans ce sens, quel en serait l’impact sur nos pratiques et nos outils ?

Sony CSL77 (Computer Science Laboratory) apporte les premières pièces d’éléments sensibles improvisés par l’ordinateur. Dans ce laboratoire parisien fut créé le « Continuator »78. Ce programme permet à une machine d’improviser un air selon une base établie par un musicien, pour un jeu solo, un duo ou même en orchestre. Le réalisme en est formidable 75

Mouvement musical du 20e siècle, basé sur la construction d'une musique se fondant sur une succession préétablie et invariable de sons appelée « série ».

76

Première forme de création sonore entièrement déduite de règles et de procédures mathématiques.

77

http://www.csl.sony.fr

78

Téléchargement : http:// www.csl.sony.fr/~pachet/ Continuator


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ET SI... L’OUTIL DEVENAIT COLLABORATIF ? L’OUTIL DE CONCEPTION :

92

Dans les laboratoires de fabrication, la maîtrise des outils et des machines est liée à une pratique experte. Qu’il s’agisse de logiciels de modélisation en trois dimensions, de la programmation d’objets ou tout simplement du savoir-faire lié à certains outils, le problème est spécifique à la complexité de ces pratiques. Combien de temps un designer ou un ingénieur met-il à, non pas appréhender, mais maîtriser l’usage de la modélisation en trois dimensions avant de s’affranchir de la technique ? Combien de temps un artisan met-il à apprendre à utiliser son outillage ? Certainement, longtemps. Cette maîtrise des outils fait partie de l’expertise de tout métier. Le designer industriel américain James Tenant Baldwin, dans son article du Whole Earth Catalog « One highly evolved toolbox »79, présente les interactions qui peuvent exister entre les outils et la pensée, dans un travail d’atelier. Alors, comment rendre ces compétences accessibles ? En simplifiant l’outil peut-être ? Mais généralement, plus un système complexe est simplifié, plus sa fonctionnalité est sacrifiée. J’aimerais tout de même suivre cette piste afin de savoir si renoncer à quelques propriétés serait uniquement négatif. Je prendrais donc, pour le moment, l’exemple de la Conception Assistée par Ordinateur. 79

James Tennant Baldwin, « One highly evolved toolbox », Whole earth catalog - Access to tools and ideas, Brand Stewart, 1986, pages

152 à 163. Cet ouvrage a été qualifié de Google format papier par Steve Jobs lors de son discours à Stanford, juin 2005.

Dans la pratique de la modélisation en 3 dimensions, comparons deux programmes informatiques : Google SketchUp80 et Catia81 (Conception Assistée Tridimensionnelle Interactive Appliquée). Ces deux logiciels ne visent pas le même public. Le premier fut originellement conçu par Google dans le but que nous puissions tous modéliser ce qui nous entoure comme les bâtiments et les rues, afin de mettre nos modèles en commun sur le web, pour ensuite créer une base de données conséquente. Le second, quant à lui, fut conçu presque exclusivement pour les ingénieurs par la firme Dassault Systèmes. Il permet, outre une modélisation fine et complexe, d’effectuer des calculs de résistance des matériaux, l’intégration de circuits électriques, etc. SketchUp est étonnamment facile d’usage, mais ne nous offre que des fonctionnalités limitées. Catia est beaucoup plus complexe à manipuler, mais ne pose presque aucune limite de fonctionnalités. Le problème qu’insinue ainsi la simplification des interfaces et des fonctions est la réduction des possibilités de créer du complexe et de la diversité. Moins nous disposons de fonctions, moins nous sommes capables de faire varier les formes par exemple. En ayant testé ces deux solutions, j’ai pu effectivement m’apercevoir que je ne pourrais en employer aucune des deux : SketchUp ne me laisse aucune liberté de concevoir des formes et structures s’écartant de son 80

http://www.sketchup. google.com

81

http://www.3ds.com


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Architecture modélisée sous le logiciel Google SketchUp. Source : Google SketchUp.

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SketchUp

CATIA Rotor d’hélicoptère et diagramme des composants sous le logiciel CATIA v6. Source : Dassault Systèmes. : Dave Mosher, décembre 2010.


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«

La méthode

que vous choisissez pour construire des objets vous donne une compétence dans le domaine de l’outillage. Comme tous ceux qui fabriquent beaucoup d’objets vous le diront, les outils font au bout d’un moment automatiquement partie du processus de design. Mais c’est impossible si vous ne savez pas lesquels sont disponibles et à quoi ils servent » . 82

James Tenant Baldwin. 82

James Tennant Baldwin, op. cit.


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propre registre d’élévations de formes simples, Catia me paraît trop obscur et non adapté à ma pratique. Le logiciel de modélisation ou de conception fait alors face à une radicalisation des dispositifs soit trop sommaires, soit trop complexes. Alors, existet-il d’autres modalités que la simplification afin d’abaisser la barrière de la complexité ?

alternatifs afin de se rapprocher de plus en plus de l’allure finale imaginée par l’utilisateur. Ce dispositif est généré par un algorithme dictant le rôle de cette IA, mais aussi par un travail collaboratif. En effet, la communauté génère de nombreuses formes de départ qui sont ensuite partagées, afin d’en nourrir la bibliothèque de départ et ainsi écourter le temps de conception « Une quantité infide la forme finale. Plus il y aura de nie de belles et admigéométries différentes à la base, DE L’INTELLIGENCE rables formes, sorties plus l’utilisateur sera susceptible ARTIFICIELLE ET DE LA d’un commencement d’en trouver une se rapprochant si simple, n’ont pas COLLABORATION DANS LE déjà de la plastique voulue. Une cessé de se dévelopLOGICIEL : fois la modélisation achevée, per et se développent l’objet peut ainsi être imprimé ou encore »83 ! 84 Le logiciel Endless Forms , usiné. Ce qui m’intéresse ici est conçu par l’université de Cornell qu’il est facile de faire le parallèle Charles Darwin, reà Ithaca, propose à l’amateur la entre cette typologie de logiciels pris comme principe possibilité de concevoir des formes de conception et la transformation pour le logiciel évoluplutôt complexes, mais de façon de la pratique d’édition, grâce tif Endless Forms. très simple. Le programme soumet au numérique. Comme il avait au départ un échantillon de formes été évoqué, l’apparition d’outils géométriques basiques : des cubes, numériques avait permis à des sphères, etc. L’utilisateur l’amateur de devenir producteur indique ensuite celle par laquelle il désire démarrer, de contenus. De nouvelles pratiques et de nouveaux pour que la modélisation commence. Par un types de contenus sont ainsi apparus. Dans phénomène de sélection ou un processus d’évolution ce cas précis, les communautés d’utilisateurs (le goût du concepteur), l’Intelligence Artificielle pourraient également concevoir de nouveaux effectue des variations de son galbe jusqu’à objets, matériels cette fois, avant même de les approcher au maximum l’esthétique désirée. À fabriquer. Si ces pratiques visent à se développer, il chaque itération, elle se met à proposer des aspects m’intéresse de savoir quels seraient les outils issus

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83

« from so simple a beginning endless forms most beautiful and most wonderful have been, and are being evolved ». Charles Darwin,

L’Origine des Espèces, 6e édition, traduction d'Edmond Barbier, Paris, Reinwald, 1876.

84

http://www.endlessforms. com

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96

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EndlessForms Logiciel de modélisation en ligne EndlessForms, permettant à la communauté de modéliser et de faire évoluer des objets en 3 dimensions. Source : www.endlessforms.com


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de la conception collaborative de l’amateur. Je me demande également si les prototypes issus de cette démarche seront les mêmes que ceux du designer ou de l’expert ? J’en doute. Mais mise à part la question du langage de conception des objets, il ne faut pas oublier que, souvent, nos produits contiennent eux-mêmes un langage électronique déterminant leur fonctionnement. Est-il envisageable que cette mutation puisse également s’effectuer dans la programmation de ceux-ci ? En 2005, Massimo Banzi, David Cuartielles et quelques autres personnes fondèrent un projet nommé Arduino. Sous cette appellation se cache un petit circuit imprimé sur lequel se trouve un micro-contrôleur permettant de programmer des objets « simplement ». Ses concepteurs l’ont construit selon le modèle de l’open-source, diffusant ainsi librement son langage de programmation à la communauté. Après l’open-source logiciel, a donc été inventé l’open-hardware. Arduino ouvre alors sur de nouveaux possibles, tant dans la conception physique des machines et objets, que dans les formes d’art. Aujourd’hui, ce petit circuit sert à programmer le comportement d’appareils domestiques tels que des radios, robots ménagers, entre autres, mais également à développer le comportement des machines de fabrication des Fab labs. Sur le site Hacknmod.com, vous trouverez une quarantaine d’objets de tout genre, conçus par le biais de cette petite puce, et y apprendrez comment réaliser votre propre Segway avec Arduino. Si l’outil

de programmation et son langage ont longtemps été conçus par et pour les ingénieurs, Arduino serait un palier dépassé au profit de la vulgarisation du langage informatique. L’intérêt du langage opensource, est d’être ouvert aux modifications de très nombreuses communautés. C’est, encore une fois, la masse des productions données par l’amateur qui parvient à émuler une forme ou un code. À l’aide de la technologie et tout en tirant parti de l’augmentation du nombre de contributions permis par la tombée des barrières de la spécialisation, des tâches, aussi complexes qu’elles soient, pourraient être effectuées. En me penchant sur ces cas, j’ai pu entrevoir un rapprochement possible entre les dispositifs experts et les dispositifs amateurs. Dans l’outil spécialisé, qui demande une grande maîtrise, l’expert génère à lui seul un grand nombre d’étapes et d’actions nécessaire à la construction d’un projet. L’outil du spécialiste doit donc être complet, pour une plus grande marge de manœuvre, et son bagage de connaissances doit être également suffisamment étoffé afin qu’il puisse naviguer dans une logique de conception et d’usage des outils. Or, dans des dispositifs amateurs comme Endless Forms, le nombre de tâches est divisé entre chaque personne au sein d’une immense communauté. Il serait donc certainement possible d’obtenir un résultat compliqué en fractionnant en petits bouts simples une fonction plus complexe, par le nombre d’utilisateurs. Comme il avait été envisagé

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auparavant, l’industrie pourrait se voir transformer par l’apparition de la fabrication personnelle, par le passage de points de production de masse à une masse de points de production. N’en serait-il pas de même pour l’outil de conception ? En développant ces dispositifs collaboratifs, l’expertise ne passerait-elle pas de la maîtrise chez un seul individu (ou logiciel) d’une multitude de « fonctions » à la maîtrise d’une seule fonction chez une multitude d’individus (ou de logiciels) ? Ce type de déduction peut ainsi nous mener vers une forme d’intelligence collective, qu’il serait peut-être intéressant de formuler à plus grande échelle, comme dans des recherches de plus grande envergure. Ce raisonnement découlant de la démultiplication des « points de maîtrise » ne peutil pas être appliqué à la recherche fondamentale par exemple ?

DE NOUVELLES MODALITÉS DE COLLABORATIONS DANS LA RECHERCHE ET LA CONCEPTION : Dans les bio-technologies, comme nous avons pu le voir avec le projet La Paillasse du TMP/Lab de Vitry, de nombreuses expériences commencent à prendre vie dans des lieux communautaires, virtuels ou physiques. Les programmes informatiques permettent de simuler des comportements biologiques. De nombreux jeux ont été mis au point autour de la biologie et de la synthèse moléculaire. 85

http://www.eterna.cmu. edu

86

http://www.fold.it

Eterna85 en est un exemple, prenant la forme d’un puzzle en ligne. Ce jeu est ouvert à tous et ne requiert aucune connaissance préalable en biologie. Il propose aux internautes de concevoir virtuellement des molécules d’ARN (acide ribonucléique). Ces molécules complexes jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement des cellules et de certains virus tels que le VIH. Le but du jeu est donc d’aider les chercheurs à mieux comprendre comment se forment les molécules d’ARN et quels types de structures seraient stables en laboratoire. Son principe est de tirer profit de l’aptitude du cerveau humain à résoudre des puzzles et du grand nombre de participants, afin de résoudre des énigmes plus efficacement que ne le peuvent des logiciels de simulation. Il invite également les amateurs à discuter entre eux de leurs hypothèses et de leurs résultats. « C’est un jeu, mais ils y ont pris part comme une communauté scientifique », précisait Adrien Treuille, professeur adjoint d’informatique à l’Institut de Technologie de Carnegie Mellon, directeur de ce projet. Si la structure de la molécule conçue par l’internaute respecte les lois de la nature, celui-ci récolte des points. Les meilleures propositions sont ensuite testées chaque semaine en laboratoire par les chercheurs de l’université Stanford. Ils espèrent ainsi que les propositions des joueurs leur permettent de découvrir de nouvelles formes de molécules d’ARN. FoldIt86 est un jeu vidéo de la même nature, développé par le laboratoire d’informatique et


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FoldIt Interface du puzzle en ligne FoldIt, test sur une protĂŠine humaine. Source : www.fold.it http://fold.it/portal/info/ science


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«

Les protéines

sont ces choses ésotériques que la plupart des gens ne connaissent pas vraiment, mais à travers l’infographie et l’interaction, nous avons pu en faire quelque chose avec laquelle vous pouvez jouer, les rendre physiquement réel pour les gens. Je pense que cette authenticité, cet aspect de jouet donné aux protéines, est ce qui a finalement permis de rendre tout cela compréhensible pour nos joueurs et leur a permis de résoudre des problèmes qui échappent aux programmes informatiques » . 87

Adrien Treuille. 87

« Proteins are these esoteric things that most people don’t know very much about, but through computer graphics and interaction

we were able to make them something you can play with and wiggle and pull, and make them physically real for people. And I think that

realness, that toy-like aspect of proteins, is what made it ultimately comprehensible to our players, and allowed them to solve problems that elude

computer programs ». Adrien Treuille, Crowdsourcing science, Pop Tech, 2011.


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de biochimie de l’Université de Washington. Le processus par lequel les êtres vivants créent la structure primaire des protéines, la synthèse des protéines, est assez bien compris. Cependant, déterminer comment la structure primaire d’une protéine se transforme en une structure tridimensionnelle, c’est-à-dire comment la molécule se « plie » est beaucoup plus difficile. Le processus général est connu, mais la prédiction des structures protéiques est un calcul compliqué. FoldIt tente ainsi d’utiliser les capacités naturelles de l’homme pour résoudre ces problèmes. Pour se faire, le logiciel fournit une série de tutoriels dans lesquels l’utilisateur manipule des structures de protéines. L’application affiche une représentation graphique de cette structure, et le joueur peut alors la manipuler à l’aide d’un ensemble d’outils. Bloqués depuis plus de dix ans par la complexité de la protéase rétrovirale du virus M-PMV (Mason-Pfizer monkey virus), les chercheurs n’arrivaient pas à trouver sa structure tridimensionnelle. Cette structure est essentielle afin d’identifier des « sites » potentiels que pourraient cibler des protéines-médicament. Ils ont alors décidé de passer par FoldIt et au bout de trois semaines seulement, la revue Nature Structural & Molecular Biology publia la structure tridimensionnelle de l’enzyme, citant au passage les « joueurs » ayant participé à sa découverte comme co-auteurs. Maintenant, et grâce aux contributions des amateurs, les biologistes peuvent commencer à chercher des molécules (protéines) capables d’inhiber cette protéase. Si une telle molécule était 88

http://www.stanford.edu/ group/riedel-kruse/research/ biotic_games.html

découverte, la reproduction du VIH serait empêchée et l’infection arrêtée. Eterna et FoldIt sont donc une des nouvelles modalités que pourrait représenter une recherche collaborative, plus puissante que si elle était restée cantonnée aux seuls experts. Mais quels autres modes de recherche pourraient encore exister ? Un peu plus loin encore, les Biotic Games88 de l’université de Stanford sont également un appel à la démultiplication des points de recherche, sous couvert d’amusement. Dans les laboratoires du physicien Ingmar Riedel-Kruse, viennent d’être développés des jeux vidéo dans lesquels sont impliquées des paramécies et d’autres formes d’organismes vivants. Ils sont conçus comme de petits hommages très troublants à des monuments de la culture vidéoludique, en passant de Pong à Pac-Man ou Tetris. Nous pouvons contribuer à la recherche en jouant simplement sur notre console de jeux. Quelque part, il est encore question d’une autre possibilité de mutation de la recherche fondamentale : installer dans chaque foyer un matériel dédié à la recherche, transformant nos appartements en laboratoires dormants. En raison des possibles évolutions des outils alliées à diverses modalités de contribution, et surtout du nombre de celles-ci, j’ai pu me rendre compte que des domaines comme ceux de la création industrielle, de l’ingénierie ou de la recherche fondamentale pourraient radicalement

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Biotic Pinball Biotic Pinball permet à chaque joueur de contrôler les mouvements d’une paramécie. Biotic Games de l’Université de Stanford, Riedel-Kruse Lab, 2012.

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Puzzle Eterna, score de la molécule obtenue. Source : EteRNA/CMU

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Eterna

PAC-mecium PAC-mecium permet à chaque joueur de contrôler les mouvements d’une paramécie. Biotic Games de l’Université de Stanford, Riedel-Kruse Lab, 2012.


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«

Les ordinateurs ne font pas aussi bien que les êtres humains dans la production d’ARN (...) Six mois après l’expérience, la pire conception humaine était meilleure que la meilleure conception de l’ordinateur. FoldIt et ETERNA nous enseignent que les gens peuvent résoudre des problèmes complexes en ligne qui sont à la lisière de la connaissance humaine, et nous en avons à peine effleuré la surface » . 89

Adrien Treuille.

89

Conférence d’Adrien Treuille, Crowdsourcing science, Pop Tech, 2011.

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se transformer. Ce raisonnement peut pourtant paraître paradoxal : la dé-spécialisation des outils pourrait peut-être permettre d’atteindre un niveau de performance accru que nous ne pourrions pas atteindre à l’aide de nos outils classiques. Alors, si nos outils experts se transformaient en dispositifs collaboratifs de grande envergure, qu’est ce que cela impliquerait ? Plus encore, cette même mutation pourrait-elle également se produire à l’échelle de nos moyens de production ?

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ET SI... LA MICRO-FABRICATION MÉTAMORPHOSAIT NOTRE SOCIÉTÉ ? L’ÉCONOMIE DE LA RÉPLICATION :

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Chercheur et pionnier des nano-systèmes et les effets qu’ils pourraient avoir sur notre futur, Kim Eric Drexler dressait dans son ouvrage Engins de Création, l’Avènement des Nanotechnologies90, un éventail des possibilités qu’offrirait la maîtrise de ces technologies. C’est d’ailleurs ce récit qui popularisa le terme « nanotechnologies » auprès du grand public, sensibilisation appuyée par l’influence du Foresight Nanotech Institute de Palo Alto aux États-Unis, fondé par l’auteur. Dans son livre, Drexler envisageait la possibilité de concevoir des chaînes de montage robotisées, à l’échelle atomique.

être aptes à s’auto-reproduire en allant d’euxmêmes puiser les ressources utiles à cette fin. Dans les années 1990, le Foresight Nanotech Institute études sur les prévoyait la succession de la mise au point des matériaux nano-structurés à court terme (qui sont aujourd’hui une réalité) et d’une maîtrise totale de la structure de la matière jusqu’à Ces « nano-robots son niveau atomique, soit par des capables de mouhumains, soit par des robots, à plus vements d’une très grande précision délong terme.

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placeraient, positionneraient et assembleraient les atomes pour former des nano-machines »91.

Si je fais ici ce rapprochement entre les nanousines de Drexler et les Fab labs, c’est afin de parler de la RepRap92, inventée par l’ingénieur et Bernadette mathématicien britannique Adrian Bensaude-Vincent. Bowyer. Disposer de machines douées d’auto-réplication, à l’échelle des atomes ou à la mesure de l’homme, peut impliquer de nombreux changements. En raison de cette Ces engins comportent une intelligence capacité de réplication, son concepteur spécule sur artificielle qui laisse entrevoir la possibilité de une reproduction exponentielle de ces dispositifs, l’émergence de machines pensantes. À mi-chemin rendant ainsi cette technologie incontournable. entre l’ingénierie et la science-fiction, Drexler Dans le commerce, une imprimante 3D d’entrée de imaginait que ces automates miniatures puissent gamme coûte aux alentours de 20 000 euros, alors être capables de construire des structures très que ces machines sont accessibles pour 400 euros complexes à l’échelle du nanomètre, mais aussi seulement, favorisant ainsi la démocratisation et la 90

Eric Kim Drexler, Engines of creation — The coming era of nanotechnologies, New York, Anchor Books, 1986.

91

Eric Kim Drexler, Engines of creation — The coming era of nanotechnologies, New York, Anchor Books, 1986, introduction de Bernadette Bensaude-Vincent, page XVII.

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92

Il en existe plusieurs modèles : Prusa Mendel, Mendel Originale, Darwin, Huxley, etc.


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Nano-machine Recherche sur les nano-machines à visée médicale par le SanfordBurnham Medical Research Institute. Source : Foresight Institute.

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Drexler Nanofactory Replication System. Source : Robert A. Freitas Jr., Ralph C. Merkle, Kinematic self-replcating machines, Landes Bioscience, Georgetown, Texas, 2004.

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Nano-usine

Usine de bureau Usine moléculaire de bureau imaginée par Robert A. Freitas, Institute for Molecular Manufacturing, Palo Alto, California, USA, crédits image : John Burch, Lizard Fire Studios.


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RepRap Darwin en pleine réplication. Source : Interaccess.org, 2008.

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Réplication

La première RepRap Adrian Bowyer et Vik Olliver, lors de la toute première réplication de la RepRap. Photographie : non connu.


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large diffusion de ces technologies dans le domaine donne les plans des produits rêvés, nous pouvons amateur. Certaines RepRap sont d’ores et déjà passer outre toutes les restrictions liées à la couplées à d’autres machines récupérant les déchets propriété et les brevets, les copier et les reproduire. plastiques domestiques afin de les recycler en Tout cela me pose question dans le sens où ces matière première pour l’impression d’objets en trois nouvelles machines et ces nouvelles pratiques vont dimensions. Puisque l’on parle d’auto-réplication, à l’encontre de tous les principes du régime de la je m’interroge alors sur les possibles modalités propriété et de la valeur. Alors, quels nouveaux économiques que cela pourrait engendrer. C’est modes économiques les objets libres et librement d’ailleurs en citant Marx que Bowyer présenta sa reproductibles pourraient-ils générer ? machine aux conférences Lift de Marseille de 2010, en mettant en avant le fait que la pauvreté LA SINGULARITÉ COMME « Le libre est devenu consiste à ne pas avoir accès aux VALEUR : moins communaumoyens de production, situation taire et plus profesà laquelle il désire remédier. Cet sionnel »94. engin confectionne donc par Une étude tirée du magazine strates, sur une surface de 20 Archimag a évalué le marché français Christophe Dutheil. centimètres par 20 centimètres, du libre à 1,47 milliard d’euros en des objets ainsi que les 200995. Mais comment peut-on propres pièces nécessaires à sa générer de l’argent sur quelque réplication. En matière de droit, chose qui ne se vend pas ? Vu qu’il il n’y a pour le moment presque aucune restriction. n’y a aucun revenu généré par les licences, c’est La RepRap est elle-même libre de droits et son en développant des services et des abonnements utilisateur peut accéder à des plans de nombreux autour d’un produit que l’on peut en tirer profit. produits préalablement conçus par d’autres, qu’il La société d’édition de logiciels Nuxeo vend des peut reproduire à l’identique pour une utilisation logiciels à valeur ajoutée. C’est dans le conseil, la personnelle (Thingiverse est l’une de ces platesformation et les développements spécifiques à la formes de partage). En terme de droit, imprimer demande que l’entreprise génère ses bénéfices. ou fabriquer depuis sa machine une forme, même Alors, qu’il s’agisse de logiciels ou d’objets, la valeur brevetée, pour un usage personnel n’est pas de la réplication serait-elle basée sur cette valeur enfreindre la loi93. L’utilisation des scanners 3D peut ajoutée : la personnalisation ? Si tout le monde également poser question. Plus besoin que l’on nous pouvait avoir un accès libre à un produit standard,

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93

Hubert Guillaud, JeanMarc Manach & Rémi Sussan, « Fab labs — Refabriquer le monde », Internet Actu, 15 juillet 2010.

94

Christophe Dutheil, « L'argent de l'open-source », Archimag, n° 244, mai 2011.

95

Christophe Dutheil, op. cit.

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la valeur de celui-ci se fixerait-elle autour de sa singularisation et du service qui l’entoure ? Le site Etsy.com propose déjà d’acheter des objets personnalisés manufacturés, mais également des produits issus des Fab labs. L’économie vient donc plus de la caractérisation des objets que des objets eux-mêmes. Nous pouvons ainsi nous poser une nouvelle question : les Fab labs ou autres usines personnelles pourraient-elles entrer en concurrence les unes avec les autres ? Ces micro-usines étant basées sur des savoir-faire locaux et des matières premières locales, cette hypothèse de mise en concurrence me semble difficile à concevoir à court terme. Mais la mise en réseau des compétences et des outils de conception pourraient bien délocaliser à nouveau la pratique. Nous ne devrions donc pas en écarter la possibilité. Nous pourrions ainsi voir réapparaître des logiques que l’économie classique avait fait en partie disparaître. Troquer des objets ou des savoirs pourrait devenir un « nouveau » système d’échange. Axés sur des matériaux et moyens de production locaux, nous pourrions ainsi voir se relancer des micro-économies ou économies de proximité, comme c’est le cas pour les Amap96 par exemple. Nous pourrions également nous demander si une nouvelle monnaie d’échange pourrait ainsi voir le jour. La définition de la monnaie, selon Wikipedia, indique qu’elle est un instrument de paiement en règlement d’un achat, d’une prestation ou d’une dette. Elle est censée remplir la fonction 96

Association pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne. Principe établissant un lien direct entre paysans et consommateurs qui

s'engagent à acheter la production de celui-ci à un prix équitable et en payant par avance. C'est une manière de faire subsister l'agriculture paysanne face aux agroindustries.

d’intermédiaire dans les échanges et constituer une réserve de valeur et une unité de compte. Là où le troc permet un échange direct, la monnaie permet un échange différé. En tant qu’intermédiaire, elle permet de vendre puis d’acheter, plus tard. Au cours de l’histoire, la monnaie a adopté les formes les plus diverses : bœuf, sel, papier, etc. Si elle a pu adopter diverses formes physiques, elle est également virtuelle et de nouvelles monnaies existent déjà. Le S’Mile, par exemple, est l’unité de base d’un programme de fidélisation par point qui permet d’échanger des biens ou des services dans un réseau de partenaires. Alors, si le produit devenait libre et que sa valeur se fixait autour de sa singularité, produite localement par les compétences et les matières environnantes, les intermédiaires d’échanges ne deviendraient-ils pas eux-mêmes circonscrits à un territoire précis ? Plus encore, se baser sur un système d’échanges libres nécessiterait-il encore de constituer des réserves de valeurs ? Alors, pourrait-on voir apparaître plusieurs types de monnaies soit locales, soit globales ? L’économie n’étant pas mon fort, je ne me risquerais pas de proposer quelques solutions. Mais l’idée de concevoir une nouvelle devise communautaire me paraît tout de même importante à soulever. Dans son ouvrage De l’Innovation Monétaire aux Monnaies de l’Innovation97, Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la Fondation Internet Nouvelle Génération, que je vous invite à lire si le cœur vous en dit, dresse un tableau de ce que pourraient être les formes et les fonctions des monnaies de demain. 97

Jean-Michel Cornu, De l'innovation monétaire aux monnaies de l'innovation, Éditions FYP, Collection La fabrique des possibles, novembre 2010.


UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’émergence d ’un concept à sa possible apogée.

Peut-on concevoir un nouveau moyen d’échange rétribuant la créativité ? Sur quels critères serait évaluée la valeur ? Cela serait un beau projet de design, aux dimensions tout autant sociales que politiques, économiques ou psychologiques. L’économie de la réplication peut néanmoins poser de nombreux problèmes. Dans Engins de Création, Drexler conçoit un scénario hypothétique de fin du monde lié à ces nouvelles technologies. Ces machines auto-répliquantes deviennent hors de contrôle. Étant capables de se dupliquer à l’infini, ou du moins dans la limite des ressources disponibles, elles ont consommé l’ensemble des richesses terrestres et ont recouvert la surface de la Terre de « grey goo » (d’une gelée grise). C’est ce qu’il appelle l’écophagie. Sans aller aussi loin, la capacité croissante d’auto-réplication de nos machines leur permettrait de se compter rapidement en un nombre impressionnant. Plus nous multiplierons les points de production, sans aucune restriction économique ou légale, plus nous produirons d’objets. L’hypothèse de faire crouler la terre sous une masse d’objets surproduits en quantité, mais aussi en localité n’est pas non plus insensée. Les conséquences écologiques pourraient alors en être catastrophiques.

ÉCOLOGIE LOCALE, ORGANISATION DES PRATIQUES ET DES TERRITOIRES :

L’industrie produit les objets en masse. Les usines collaboratives produiraient peu, mais dans une masse d’endroits différents. Si les modes de consommation ne se transforment pas également, j’imagine que le rapport entre la production personnelle restera proportionnel à celui de l’industrie. Or, l’industrie dispose de l’avantage d’être cadré et contrôlé par certaines autorités. Elle est également soumise à des impératifs sociaux et environnementaux les poussant à produire un certain effort écologique, qualifié par la performance environnementale. Certaines expertises permettent également d’éco-concevoir un objet et de limiter son impact sur l’environnement. Que se passeraitil dans le cas d’une fabrication par la masse ? La surproduction d’objets aux échelles locales comme la « mal production » pourrait se révéler déplorable. La croissance des machineries libres telles que les RepRap pourrait généraliser l’acte de fabrication, mais aussi étendre la dégradation de notre écosystème et de nos sociétés si des restrictions ou formes de contrôle n’étaient pas établies. Néanmoins, il serait encore possible de tirer avantage de la mise en réseau de ces points de production démultipliés. Kalundborg est une ville portuaire située au nord-ouest de Seeland au Danemark. Elle est connue pour avoir été pionnière en matière de symbiose industrioenvironnementale, ou écologie industrielle. Toutes les industries présentent sur cette île s’organisent en un véritable écosystème autour de la relation

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Symbiose industrielle Représentation de la symbiose industrielle de Kalundborg. Source : Marc Chevallier, Alternatives Economiques, Hors-série n° 083, décembre 2009.


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qui existe entre matières premières et déchets. La raffinerie de pétrole alimente en carburant la station électrique voisine, ses pertes de chaleur viennent réchauffer l’eau qui permettra l’élevage de poissons tenu par les fermiers locaux. Ces mêmes pertes alimentent la municipalité et les vapeurs produites par cette station alimentent une autre usine, dont les déchets viennent ravitailler les élevages de cochons de la région ou produire du terreau pour les fermiers du coin, et ainsi de suite. Kalundborg est un parfait exemple d’organisation d’interactions dynamiques entre différents acteurs. Cette organisation vise à profiter des interactions qu’offre le réseau local afin de minimiser l’impact environnemental tout en dégageant des bénéfices économiques. Ainsi, ne pouvons-nous pas espérer que les usines communautaires puissent s’organiser de la sorte ? Dans un certain sens, des bribes d’un tel dispositif existent déjà. Un groupe de travail de la Faculty of Industrial Design Engineering de la Delft University of Technology a déjà conçu un système permettant le recyclage de bouteilles plastiques usagées afin de les transformer en granules, matière première pour la RepRap. Ils sont nombreux, déjà, à bricoler des principes de récupération et de transformation d’objets en matière pour les Fab labs. On n’y pense pas seulement un produit, mais également une matière première, le recyclage, la distribution, etc. Une telle approche m’invite à penser que hormis le réseau collaboratif à 98

http://www.markuskayser. com

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http://www.erikdelaurens. com

grande échelle, évoqué précédemment au sujet de la conception et de la recherche, les étapes du cycle de vie d’un objet peuvent, quant à elles, être distribuées à l’échelle locale. J’aurais ainsi tendance à penser que l’organisation même des espaces et des processus de production pourrait évoluer en une symbiose de l’accès à la matière première, de la production, de la distribution, de l’usage et du recyclage, métamorphosant ainsi le cycle de vie d’un objet. Par exemple, le designer Markus Kayser a conçu une machine de prototypage rapide spécifique aux milieux désertiques98. Son principe est basé sur l’utilisation de l’énergie produite par le soleil (une énergie libre) pour transformer le sable du désert, une ressource accessible en très grande quantité, en verre afin de produire des objets. Il en est de même pour le projet The Fish Feast99 de Erik Delaurens. Son créateur a imaginé un dispositif de fabrication de gobelets et de lunettes à partir d’un matériau bio-sourcé particulier, aisément recyclable. Il réutiliserait les écailles des poissons locaux afin de les transformer en matière première pour ses objets. Le projet Sea Chair d’Alexander Groves peut encore illustrer ce principe. Avec son équipe, ils ont créé un dispositif destiné à être installé sur les navires, capable de récolter les déchets issus de la pollution marine. De retour sur terre, un mécanisme transforme ces objets récoltés en mobilier flambant neuf. Une nouvelle course aux déchets et aux matières premières ne pourrait-elle pas voir le

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Solar Sinter Project Solar Sinter Project de Markus Kayser, consiste Ă fabriquer des objets en verre Ă partir de sable, avec comme outil une imprimante 3D solaire. Photographie : Markus Kayser, 2011.


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The Fish Feast The Fish Feast de Erik de Laurens, consiste à produire des objets à partir des écailles des poissons locaux. Photographie : Erik de Laurens, 2011.


UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’émergence d ’un concept à sa possible apogée.

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jour ? Je me demande qui pourrait bien contrôler ces ressources. Car si l’on ôte le caractère propriétaire de l’objet, ce n’est pas pour le déplacer au niveau des ressources. La logique d’appartenance ne ferait que glisser d’un endroit à l’autre. Qui contrôlerait l’accès au sable ou aux poissons ? Si la production de demain devait s’orienter vers l’utilisation de matériaux usagés, l’espace des casses et déchetteries ne pourrait-il pas devenir le nouveau fournisseur de matière première ? Tous ces exemples tendent à illustrer les possibles transformations de nos paysages urbains et ruraux que provoqueraient les modifications de nos modes de production. Alors, quel serait le décor d’un « tout local » ? Aujourd’hui, les usines et les centres de traitement s’implantent en dehors des concentrations urbaines. Mais si de nouvelles usines émergeaient au cœur des villes, imaginez-vous ce que serait un Kalundborg en plein Paris ? Pourrait-il s’agir d’une nouvelle trame à intégrer dans la ville spatiale de Friedman ? Cette vision impacterait certainement la structure et l’organisation de nos cités. Nous ne pouvons pas parler d’organisation du territoire sans aborder, même brièvement, la question des modes de transport. De nouvelles modalités pourraient-elles naître des réseaux locaux ou de leur organisation ? En ce qui les concerne, l’article « 35 milliards d’objets connectés » du magazine MCD100 présente le projet Feral Trade101, de l’artiste Kate Rich. La créatrice propose un commerce de biens transitant par les réseaux 100

Anne Laforet & Annick Rivoire, « 35 milliards d'objets connectés », Musiques & Cultures Digitales, hors série n° 6, MCD & Digitalarti, janvier 2011, pages 8 à 11.

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http://www.feraltrade.org

personnels et professionnels. Les produits passent du producteur au consommateur via les bagages des relations sociales qu’entretient le commanditaire. Sans RFID ou autre technologie de la sorte, les réseaux sociaux se chargent de l’acheminement et de la traçabilité du produit. Ne pourrions-nous pas y voir encore une des possibles évolutions de notre modèle économico-industriel ? Il est difficile d’imaginer toutes les mutations qui pourraient alors survenir. Mais il y a encore un aspect lié à ces techniques de fabrication que j’aimerais explorer : la question des matières, des matériaux et des structures.

DE NOUVELLES MATIÈRES ET DE NOUVEAUX MATÉRIAUX : La science des matériaux repose sur la relation entre les propriétés, la morphologie structurale et la mise en œuvre qui constituent nos objets quotidiens. Elle a été à l’origine de nombreuses révolutions techniques telles que l’électronique, l’automobile ou l’aéronautique. La connaissance des comportements de la matière à très petite échelle permet aujourd’hui aux chercheurs de concevoir de nouveaux moyens de mise en œuvre, ouvrant la voie sur de nouvelles opportunités. Quand les bits rencontrent les atomes, cela peut ouvrir sur l’apparition de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques.


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À la croisée du design, des technologies numériques, de la biologie et de l’ingénierie, l’architecte et membre du MIT Neri Oxman cherche à concevoir de nouvelles formes de conception et de fabrication, avec le matériel disponible en Fab labs. FAB.REcology est le nom du programme de recherche qu’elle a constitué afin d’inventer de nouvelles méthodes de fabrication assistée par ordinateur. Pour espérer concevoir des machines capables d’imprimer de l’architecture sur site, Oxman transforme les procédés de fabrication traditionnels en concevant une nouvelle approche des techniques d’impression en trois dimensions. Aujourd’hui, la façon dont nous construisons est d’avoir différents systèmes faits de différents matériaux pour chaque fonction du bâtiment. Si vous avez besoin de plus d’isolation, vous construisez une seconde couche à la façade et gaspillez tous ces matériaux, là où il n’y en aurait pas besoin ». À cela, elle ajoute que grâce à ces nouvelles technologies, nous pouvons penser la conception autrement. Les avancées des technologies numériques et des sciences computationnelles nous invitent à reconsidérer encore une fois la portée que pourraient avoir les laboratoires de fabrication personnelle. Les imprimantes 3D, telles que les RepRap, pourraient ne plus être limitées à la simple impression de cire, de plastique et de métal, mais de bien d’autres matériaux permettant même la construction de bâtiments. Il faut avouer que jusqu’à aujourd’hui, la fragilité des matières et 102

http://www. materialecology.com

des structures imprimées était incommode. Mais l’hybridation entre les sciences des matériaux et les sciences computationnelles ouvrirait sur de nouvelles propriétés de la matière, alors inédites dans le monde industriel. Le projet Cartesian Wax fait partie du programme Materialecology102. Il s’agit d’un matériau imprimé conçu pour imiter les multiples fonctionnalités des tissus vivants. Il met à profit la combinaison d’une résine dense alliée à une résine flexible, afin d’en créer une composition capable de réagir à son environnement. Son opacité varie selon la lumière et la chaleur qui l’entoure. Nous ne sommes plus seulement limités à la fabrication de matériaux passifs, mais à des substances réactives, voire interactives. Le projet Monocoque 1 explore les possibles performances structurelles des objets imprimés. En s’inspirant de la formation des structures naturelles et de leur modèle d’assemblage, Oxman a également conçu par impression, des produits à très forte résistance. C’est la combinaison de différents matériaux, durs et mous, assemblés selon une structure particulière qui permet cette performance. La résistance développée dépasse les possibilités qu’offrent les processus industriels coutumiers, puisque ces machines sont capables de fabriquer par dépôt de matière (et non par enlèvement), permettant ainsi d’organiser la substance dès la plus petite échelle. Ces nouvelles performances techniques offrent l’opportunité de concevoir une nouvelle science de la fabrication, un nouveau champ d’investigation pour les designers, ingénieur et amateurs.

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Cartesian Wax Cartesian Wax est un matériau imprimé conçu pour imiter les multiples fonctionnalités des tissus vivants, issu du programme Materialecology, créé par l’architecte Neri Oxman.

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Diagrammes issus de la programmation des matériaux imprimés, conçus par l’architecte Neri Oxman au MIT. Source : Neri Oxman, 2009.

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Numérique & matière

Monocoque 1 Monocoque 1 est un matériau de construction imprimé en trois dimensions, issu du programme Materialecology, créé par l’architecte Neri Oxman.


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«

Imaginez

que vous êtes en train de remplir la machine à couler le béton et que vous disposez d’une sorte de mécanisme qui contrôle sa densité. Le béton peut sortir soit dense et épais, soit très poreux. L’architecte devient un compositeur qui contrôle la distribution de la matière. Il ne s’agit plus de travailler la forme d’un bâtiment, mais de travailler son comportement » . 103

Neri Oxman. 103

Conférence On designing form, PopTech, 2009.

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Précédemment avait été abordée la question de la recherche et maintenant, la question des sciences et des techniques de production. Mais n’y a-t-il pas encore un rapprochement à faire entre tous ces domaines ?

part le Bacillus. La bactérie vient se nourrir de celle-ci afin de produire une réaction chimique. Cet organisme transforme ainsi la matière à l’endroit exact où il a été déposé. Le temps nécessaire à une telle transformation est estimé à 24 heures, voire une semaine pour obtenir une structure assez résistante pour la rendre habitable. Larsson LA RECHERCHE HORS s’imagine déjà transposer ce LABORATOIRE : « Si vous travaillez processus de construction dans dans un laboratoire le bâtiment. Janine Benyus est universitaire, vous Magnus Larsson est la fondatrice du Biomimicry devez faire ce que 104 architecte. Son projet Dune Institute et la porte-parole du votre superviseur s’inscrit dans la « Green Wall Sahara biomimétisme105. Cette démarche vous dit de faire. Ici, initiative ». Il consiste à limiter prêche pour l’inspiration du vivant vous travaillez avec l’expansion du désert saharien comme une manière de concevoir des mentors, et pouet de le reboiser. L’architecte a durablement, aussi bien par le vez faire ce en quoi pris le parti qu’il serait possible produit que par l’organisation. vous êtes intéressé de solidifier une bande de sable Lors de sa conférence à l’ENSCI, 106 immédiatement » . de 6000 kilomètres de long, elle envisageait les usines de en usant des mêmes principes fabrication personnelle comme Dan Grushkin. d’impression. Au lieu d’emporter pouvant potentiellement être de la matière première dans ce bio-inspirées. Elle imaginait des désert, il décida d’interroger la engins à tisser de la soie issue biologie afin de savoir s’il était d’une culture locale de vers, des possible, en travaillant de mèche avec le vivant, de machineries utilisant des bactéries comme réactifs transformer les ressources abondantes sur place en chimiques, et j’en passe. Alors, la biologie pourraitsubstances de construction. Le Bacillus Pasteurii est elle également s’inviter dans ces lieux ? une bactérie capable de changer le sable en roche solide. Le principe inventé est le suivant : les buses Avec l’explosion des bio-technologies, les d’une imprimante à grande échelle déposent, d’une sciences des matériaux ne seraient pas les seules à part une solution organique dans le sable, et d’autre s’extraire des laboratoires. Les sciences du vivant

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http://www. magnuslarsson.com

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Inspiration des systèmes vivants transposée aux principes, techniques et technologies humaines.

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Dave Mosher, « DIY biotech hackerspace opens in NYC », Wired magazine, décembre 2010.


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Électrophorèse Le Genspace est équipé de machines d’électrophorèse, posées sur une table de restaurant. Photographie : Dave Mosher, décembre 2010.

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Microscope Do It Yourself au coût approximatif de 12 dollars chacun, Genspace, New York. Photographie : Dave Mosher, décembre 2010.

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Microscope DIY

Bio-carburant Expérimentation sur un bio-carburant issu des algues au sein de Genspace, à New York. Photographie : Dave Mosher, décembre 2010.


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Victimless Leather Veste en cuir née d’une culture in-vitro de cellules vivantes, Oron Catts et Ionat Zurr, artistes «biotech». Photographie : Oron Catts et Ionat Zurr, 2004.


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prennent une place de plus en plus grande dans les nouveaux espaces de recherche communautaires et les portées médicales ou en terme de matériaux qu’implique une recherche collaborative massive pourraient être relativement importantes. Les artistes Oron Catts et Ionat Zurr ont ainsi créé une veste en cuir « vivante » qu’ils firent pousser à partir de cellules humaines. Le DIY biologique se répand dans les Fab labs du monde entier, accueillant de plus en plus de chercheurs. Gruskhkin est l’un des fondateurs du Genspace107, un laboratoire biologique inauguré à New York. Ce lieu dispose de toute une panoplie d’outils de recherche : des kits d’extraction d’ADN, des microscopes bricolés, des centrifugeuses, etc. Dans ces espaces, nous pouvons y concevoir des matériaux empruntant des propriétés au vivant telles que l’auto-réparation et l’auto-assemblage, parmi tant d’autres. Même si Genspace se soumettait à des contrôles sanitaires réguliers, la tombée des barrières séparant les laboratoires des amateurs pose question. Comment serait-il possible de contrôler tous les lieux d’expérimentations communautaires  ? Comment serait-il possible d’échapper au moindre risque biologique ? Comment serait-il possible d’éviter le détournement de ces espaces dans d’autres buts que celui de la recherche ? Quelles seraient les entités garantes d’une certaine éthique afin d’éviter le moindre dérapage ? Mais finalement, je pense que la vraie question qui émane de tout cela est liée à l’augmentation du 107

http://genspace.org

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Pierre Lévy, L'intelligence collective — Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La découverte, 1994.

rayon d’action de chaque domaine par l’accès à la technique, qu’il s’agisse de création ou de recherche, et de la transformation d’un système linéaire en un système holiste. Dans ce sens, je me demande si l’émergence de ces pratiques hybridées à ces techniques ne nous mènerait pas à la constitution d’une intelligence collective.

VERS UNE INTELLIGENCE COLLECTIVE : Effectivement, la levée des barrières que posait la spécialisation des outils pourrait permettre à chacun de créer, mais également de participer à la recherche ou à la conception. Simplifier les outils pourrait permettre, en divisant les tâches au sein d’un réseau, d’accroître la portée et les performances d’un projet, par l’ampleur que lui ferait prendre une telle échelle. Alors, si un projet venait à faire participer une collectivité d’individus variés, pouvons-nous parler d’une intelligence collective ? En 1994, dans son ouvrage L’Intelligence Collective : pour une Anthropologie du Cyberspace108, le sociologue Pierre Lévy anticipait le potentiel que porte cette notion de collectif par rapport aux conséquences de l’avènement de l’Internet sur la société. Dans son ouvrage, Lévy parle d’une société mutant en une intelligence collective grâce à l’émergence du cyberespace, caractérisé comme

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un nouveau milieu de communication, de pensée, est le fait que personne ne sait tout, tout le monde de travail et de relations humaines. Le cyberespace sait quelque chose, le savoir est dans l’humanité dépasse donc, pour lui, la simple définition technique et non dans une entité transcendante qui organise (l’Internet en tant que réseau informatique), mais sa répartition auprès de la société. Elle est donc aussi les limites de l’industrie du multimédia ou partout distribuée. Le second est axé sur sa du commerce électronique. Dans cette possible valorisation. Le collectif humain ainsi organisé a évolution qu’il envisageait, pour richesse centrale l’humain. l’auteur analysait trois types L’auteur insiste donc sur la notion d’organisation de nos sociétés. fondamentale d’économie des Le premier type caractérise les qualités humaines. Ainsi, chaque « Qu’est-ce que l’incollectifs archaïques, des sociétés membre du collectif est porteur telligence collective ? de tailles réduites où chacun d’une richesse qu’on ne peut C’est une intelligence partout distribuée, est physiquement lié à l’autre. négliger et qui lui assure une place sans cesse valoriC’est ce qu’il appelle l’organicité. et une contribution unique au sein sée, coordonnée en Le second désigne les collectifs du collectif intelligent. Le troisième temps réel, qui aboudans lesquels nous évoluons est axé autour de la coordination, tit à une mobilisation encore aujourd’hui, des sociétés comme un outil de support effective des compéorganisées autour d’un leader qui et de soutien de l’intelligence tences »109. les représente, divisées en groupes collective, qui seul permet une sociaux. C’est ce qu’il nomme la communication médiatique à Pierre Lévy. transcendance. Le troisième, par grande échelle. Le quatrième est lié contre, caractérise une société à la mobilisation des compétences, auto-organisée, sans passer qui sous-tend une nouvelle par une entité transcendante organisation sociale effective et supérieure (un leader), mais par l’aide de dispositifs efficace, basée sur les compétences, le savoir et les techniques et organisationnels. Il s’agit, selon lui, de connaissances. L’intelligence collective aurait donc l’immanence, dans laquelle la société est la somme les caractéristiques suivantes : la décentralisation positive de toutes les intelligences des membres qui du savoir et des pouvoirs, l’autonomie des individus la compose. valorisés en tant que créateurs, une expansion d’un espace intersubjectif dégagé des contraintes Lévy insiste sur quatre axiomes qui économiques et étatiques, une interactivité déterminent l’intelligence collective. Le premier constante entre les individus et leur environnement

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Pierre Lévy, L'intelligence collective — Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La découverte, 1994, page 29.


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(technique, économique, écologique...) dont les modifications seraient perçues et contrôlées en temps réel, une désagrégation des structures massives au profit de l’intelligence collective. L’auteur nous fournit d’ailleurs une belle métaphore en identifiant l’organisation d’un tel collectif humain à un chœur polyphonique improvisé dont les objectifs sont d’écouter les autres, de chanter différemment, de trouver une harmonie donc d’améliorer l’effet d’ensemble. Il faut donc éviter soit de chanter trop fort, soit de se taire, soit de chanter à l’unisson. Selon le sociologue, on pourrait ainsi voir apparaître un nouvel espace anthropologique110, l’espace du savoir. En découvrant son raisonnement, j’ai pu me rendre compte que de nombreuses similitudes pouvaient être dégagées entre les métamorphoses que l’auteur décrit, et les esquisses d’organisations émergeant avec ces nouvelles pratiques. Dans cette partie j’évoquais, par l’évolution conjointe des cultures et des techniques, la possibilité de voir apparaître des remises en question de nos modèles économiques, l’émergence de nouvelles pratiques autour de la production et la transformation de l’industrie, mais également l’apparition de nouvelles organisations des territoires et terrains de l’innovation, de nouveaux matériaux et de nouvelles opportunités de recherche et de création hors de l’institution. Tout cela peut effectivement nous mener à penser que nos sociétés peuvent se métamorphoser au bénéfice de la mutualisation 110

Il existerait trois espaces anthropologiques : le Paléolithique, avec l'émergence de la terre, le Néolithique pour le territoire,

la Révolution Industrielle pour les marchandises.

des compétences et volontés au service de projets collectifs, sortant de tout registre propriétaire voire politique. Cette question de l’intelligence collective me paraît donc extrêmement intéressante par l’évocation de ce possible changement de paradigme. Même si Lévy envisageait cette mutation avec l’arrivée de la révolution numérique et de l’Internet, qui est déjà une vieille révolution, cette hypothèse concernerait également ce sujet puisque la transformation de nos moyens de production serait une extension, par la technique, de cette première révolution. Néanmoins, ce raisonnement me pose tout de même question. Effectivement, je me demande si le fait que cette possible évolution, transformant l’industrie de masse en industrie de la personnalisation, rejoint les principes d’un bien commun et d’une entité « supérieure » objective évoqués par Lévy. C’est finalement la question d’une auto-organisation qui m’interpelle le plus, notamment dans le cas de la créativité, m’incitant à me poser cette question : si le leader n’existe plus, y aurait-il toujours une place pour l’art, pour le subjectif et pour la personnalisation par exemple ? Une œuvre ou une utopie ne sont-elles pas le fruit d’un imaginaire individuel et non collectif ? La dernière œuvre de science-fiction des écrivains Neal Stephenson, Greg Bear and Friends, se nomme The Mongoliad111. Il s’agit ici d’une fiction expérimentale, conçue pour être lue sur des supports numériques de type smartphone ou Ipad, à télécharger sous la forme d’une application. Cette 111

http://mongoliad.com

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Cartographie partielle du cyber espace, basée sur les données du 15 juin 2005, par Matt Britt, 1995.

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Le réseau internet

Construire en réseau Logo de l’encyclopédie collaborative en ligne, Wikipedia. Source : Wikimedia Foundation, mai 2010.


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The Mongoliad Captures d’écran de l’application The Mongoliad de Neil Stephenson, Greg Bear and Friends, sur IPad, 2011.


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histoire conte les aventures et exploits d’un petit groupe de guerriers dans l’Europe médiévale, au temps des conquêtes mongoles. Un nouveau pan de l’histoire est dévoilé au lecteur chaque semaine, qui est lui-même convié à construire l’œuvre. Il peut ainsi apporter à la narration des données historiques relatives à l’époque où se déroule la narration, dans une encyclopédie de l’ouvrage. Il peut également noter et évaluer chaque partie de l’aventure, puis y intégrer des remarques et des critiques. Les écrivains prennent donc en compte chacune des doléances, pour en élaborer le récit de la semaine suivante. Il s’agit donc, dans cet exemple, de composer un ouvrage en faisant de chaque lecteur un écrivain ou un expert. La première interrogation qui me vient à l’esprit est celle de l’appartenance. Mais à qui revient la propriété du projet ? À son concepteur originel ? À tous les participants ? À une entité collective ? La créativité en tant que raisonnement collectif pourrait ainsi poser certaines questions. Tout programmateur peut vous dire que même dans le libre, l’auteur du code source signe son œuvre. Même si ces lignes de programmation sont modifiées des milliers de fois, ce symbole d’une certaine filiation restera au bénéfice du programmateur initial. Mais pourrait-il être encore question de propriété ? Dans The Mongoliad, les auteurs à l’origine de l’entreprise signent l’histoire de leurs noms, rajoutant « et amis », précisant qu’elle appartient également aux lecteurs/contributeurs. La propriété directe appartiendrait donc, au

premier abord, à ceux qui en ont le contrôle et à qui il incombe la tâche de rassembler et synthétiser les connaissances produites par autrui. Mais dans la construction d’un récit subjectif, même si elle fait appel au collectif, elle nécessiterait tout de même un initiateur, proposant la constitution d’un projet commun en entrant par un point de vue subjectif. Il serait alors nécessaire de distinguer la création de la connaissance. Le savoir collectif pourrait donc être l’instrument permettant aux individus de concevoir une œuvre critique, fournissant un leader créatif. Toutes les réflexions autour des pratiques de la fabrication personnelle ou collaborative m’ont amené à penser qu’elles pourraient profondément transformer notre société, nos expertises, nos territoires et nos modes d’organisation. Il est difficile d’imaginer toute l’étendue des modalités qu’offriraient un libre accès à l’écriture de son propre monde, à l’accessibilité de la fabrication d’utopies individuelles. Mais alors, quels imaginaires pourraient naître de cette évolution ?


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UNE POSSIBLE ÉVOLUTION INDUSTRIELLE De l ’émergence d ’un concept à sa possible apogée.

ET SI... LA FABRICATION PERSONNELLE TRANSFORMAIT NOS IMAGINAIRES ? IMAGINER DE NOUVEAUX IMAGINAIRES :

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Il me paraît effectivement important de réfléchir aux impacts sur nos sociétés et pratiques que pourrait avoir cette possible évolution industrielle. Il avait été évoqué l’éventuelle émergence de nouveaux modes de création et de recherche, de nouveaux outils, de nouvelles organisations du territoire, mais également de nouvelles matières, structures et matériaux. Je souhaite ainsi clore cette partie en m’interrogeant sur une conséquence que pourraient avoir ces mutations sur nos êtres. Dans sa pratique, le designer est amené à apporter un imaginaire aux objets qu’il conçoit. Cette composante d’un produit ou d’un service tient de la volonté d’un individu à emporter d’autres gens dans un univers, en le racontant par des formes, des couleurs, des matières et des matériaux, qu’il s’agisse de raconter une gestuelle ou une histoire. À ce sujet, le philosophe Pierre Musso, fondateur de la récente chaire de modélisation des imaginaires, insiste sur le fait que technique et imaginaire sont indissociables. Un objet est le fruit d’une technique hybridée à une culture, et donc à ses imaginaires. Simondon parle même de technicité et de religiosité, comme une dualité entre fonction et fiction. Le sociologue et anthropologue Georges Balandier a même inventé le mot « techno-imaginaire » afin de référer à ce phénomène. Tout au long de cette

recherche, quelque chose m’a frappé lorsque je me demandais si, finalement, l’espace de la fabrication personnelle ne serait pas le lieu de construction d’une utopie propre à un individu. Alors, si toutes les barrières de la complexité s’abaissaient en faveur d’une créativité par l’ensemble des classes, expertes ou non, dans quels univers pourrait-on s’immerger au travers de ces nouveaux objets ? Plus encore, les « imaginaires industriels » seraient-ils analogues aux imaginaires collaboratifs ? Lorsqu’aujourd’hui, dans le monde de l’industrie, on parle de l’image de l’innovation technologique, on nous présente des représentations d’objets : des concept cars, des concept phones, des concepts ceci ou des concepts cela. Ils sont différents du prototype puisqu’ils restent fonctionnels dans l’idée, mais pas forcément dans la réalité actuelle. La technologie ou l’usage qui sont imbriqués ne sont pas forcément effectifs à ce moment précis. Dans la création industrielle, le terme « concept » correspond à la génération d’une idée novatrice dans un ou plusieurs champs d’intervention relatifs à un projet (un usage, un process, une fonction, une forme, une technologie, une esthétique, etc.). C’est une idée, une phase, aussi bien qu’un résultat. Dans le cadre de la guerre économique liée à l’innovation, on nous présente ces modélisations


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En amont

des processus d’innovation, les imaginaires de nombreux acteurs se confrontent : ceux des concepteurs, des consommateurs, des industriels, des publicitaires, des littérateurs, des médias, et même des pouvoirs publics. C’est pourquoi l’imaginaire se décline au pluriel. Les représentations sociales et culturelles finissent par se cristalliser sur des concepts et sur des objets »112. Pierre Musso.

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Conférence de Pierre Musso, Imaginaires, industries et innovation technologique, Fondation Telecom, 2011.

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« fers de lance » de l’image plus ou moins novatrice d’une entreprise, à un degré plus ou moins prospectif. Ils sont des « objets vision » qui renforcent le sentiment de la force d’innovation d’une entreprise dans un environnement concurrentiel. Derrière ces représentations, nous véhiculons une certaine image de ce qu’est l’innovation. Les enjeux économiques entraînent l’impératif de les rendre séduisants, attractifs et compréhensibles. Mais derrière cette question de l’objet concept se pose aussi la question d’une stratégie de l’acceptation sociale, la condition sine qua non à l’apprentissage de ce futur hypothétique. L’acte de divulguer « l’objet vision » d’un acteur industriel ou d’un créateur, lui permet d’asseoir cette innovation dans le futur et d’acquérir ainsi un positionnement stratégique sur le marché. L’économiste Joseph Schumpeter parlait d’une situation de monopole inhérente à l’acceptation sociale de l’innovation. Cette incarnation est une phase transitoire entre l’idée et son déploiement en masse dans nos foyers, dans laquelle l’entreprise sensibilise le consommateur en y expliquant son positionnement pour l’avenir, tout en lui permettant d’y transposer rêves, fantasmes et imaginaire. En bref, suggérer des désirs. Mais le phénomène de standardisation n’aurait-il pas également standardisé ces imaginaires ? Je me souviens de ma dernière visite au Salon de l’automobile de Paris, c’était en 2010. Parmi la profusion de couleurs éclatantes rouge, bleu, jaune, noir, mates, métallisées, satinées, brossées se 113

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, page 42.

distinguaient dans chaque stand des plus grandes corporations la section tant convoitée par le public : concept cars et autres véhicules novateurs. Je passais d’un environnement colorimétrique divers et foisonnant, à un univers de sobriété aseptisée, une identité quasi-identique à toutes les marques. Plus je me rapprochais, plus le blanc devenait la norme. La riche jungle dépérissait au profit d’une unicité normalisée. Chacun de ces concepts était habillé d’un blanc immaculé. Chaque représentation d’une innovation technologique illustrait sa présence et son fonctionnement au sein du véhicule par divers flux lumineux colorés. Finalement, lorsque l’on observe ces images que l’on nous donne à voir, presque tout se ressemble en raison de cette normalisation des codes de représentation. Au risque de paraître grossier, à quelques exercices de style près, Hyundai, Fiat ou Renault cultivent la même apparence. Si l’innovation industrielle avait une couleur, ou une valeur plutôt, elle serait en blanc. Le sociologue français Jean Baudrillard, dans son analyse de la transformation des codes d’une société à l’autre, faisait remarquer que les couleurs sont passées de symboliques traditionnelles à valeurs morales. «  Traditionnellement, la couleur est chargée d’allusions psychologiques et morales »113, décrivait-il, elle est soit un goût, soit imposée par un usage (cérémonie, rôle social, etc.). En d’autres termes, elle est une « métaphore de significations culturelles indexées ». Les couleurs ont mis du


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temps à se libérer. Les voitures, comme il en est question ici, ont mis des générations à cesser d’être noires et à rentrer dans une telle profusion de nuances, notamment grâce à l’art, mais aussi grâce à l’apparition de matières de synthèse (permettant de passer de matériaux aux aspects et couleurs naturelles comme le bois ou le cuir, à des aspects artificiels). Mais l’évolution de nos objets en fonction de nos problématiques sociales vise à transformer la part symbolique qui y est associée en matière de couleurs, matériaux et formes pour en arriver à des symboles qui deviennent des vecteurs d’idées (ne faisant pas directement référence à un élément, mais à l’idée que nous nous en faisons, et si nous reprenons notre réflexion de départ, à un concept). Outre ses propriétés relatives à une grande capacité d’assemblage en terme d’ambiance ou de ressenti, l’utilisation du blanc dans l’objet apporte un ordre « nettement moral et anti-naturel ». Du point de vue occidental, le blanc véhicule une valeur « chirurgicale, virginale (...) efface les pulsions », relation émotionnelle qui empêchait le détachement de l’attention sur de nouvelles informations et possibilités de projections de l’imaginaire. À chaque couleur est attaché une idée ou un symbole. Cette libération du regard, en sortant de l’affect, constitue un espace de projection de l’imaginaire. Or, sortir du sentiment n’est-il pas une représentation du rêve vendu par l’industrie ? J’entends par là qu’effacer les pulsions tendrait à écarter toute possibilité d’émotion et de débat qui existerait face

à une œuvre plus originale. Chaque individu serait capable de projeter son imagination sur un modèle standard. Or, la fabrication personnelle s’axe sur la singularité et la personnalisation. Chaque individu d’une communauté pourrait concevoir sa propre idée d’un futur, son utopie. Que se passerait-il si d’innombrables imaginaires n’étaient plus axés autour d’une seule vision, mais autour d’innombrables propositions ? Les histoires ainsi racontées au travers de nos objets n’en seraientelles pas plus riches ? Les matières et matériaux contribuent également à incarner l’innovation. Dans une perspective de progrès technique ou technologique, nous aurions tendance à nous éloigner des matériaux dits naturels, comme le bois par exemple, pour nous diriger vers des matériaux de synthèse. Puisqu’ils sont modifiés et modifiables, ils permettent une meilleure adéquation avec l’usage que nous en faisons dans nos environnements, et même leur dépassement au profit de nouvelles capacités. Psychologiquement, et au même titre que les couleurs, les matériaux naturels traditionnels mutent en matériaux artificiels capables de repousser les limites du naturel. Puisqu’ils offrent de nouveaux possibles (résistance, poids, couleur, etc.), nous assimilons le synthétique au progrès, l’artificiel au futur. Dans les images de concepts et puisque notre imaginaire nous pousse à fantasmer sur des choses qui n’ont pas encore été accomplies en raison d’une barrière technique ou

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technologique, nous pouvons difficilement penser que des objets futurs reprendraient des substances traditionnelles. Néanmoins, il avait été évoqué que de nouvelles matières et matériaux peuvent naître du croisement de la pratique de la fabrication personnelle et des sciences des matériaux. Quelles transformations de l’image du progrès pourraient apporter certaines nouvelles substances ?

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Je me demande alors si les produits, œuvres, vêtements, littératures, issus de la démarche de création communautaire auraient eux aussi leur saveur, leur imaginaire propre. Pour le moment, les machines dont disposent les Fab labs n’autorisent que peu de fantaisies. Mais le développement des techniques, technologies et pratiques axées autour de la fabrication personnelle, comme il a été évoqué tant au niveau des outils que des matériaux, me permet de l’envisager. N’y a-t-il pas d’autres idées du progrès à véhiculer qu’un certain utopisme technologico-commercial ? En effet, ces organismes, structures ou regroupements ne sont pas soumis au formatage de la grande distribution, du marketing, de l’industrie. Faisant appel à une logique radicalement différente du monde industriel tel que nous le connaissons, la culture qui y est rattachée va à l’encontre du principe d’enchantement économique. Cette culture basée sur la diversité plutôt que sur l’uniformité décuplerait la richesse de nos objets. Dans son intervention à la Fondation Telecom114 au sujet des imaginaires et de l’industrie, Musso citait ainsi l’exemple des parcs d’attractions 114

Conférence Imaginaires, industries et innovation technologique, Fondation Telecom, 2011.

Disney. Walt Disney a bâti ces lieux sur les vestiges de l’univers généré par ses films, immergeant ainsi les visiteurs dans un imaginaire particulier, utopique. Mais cette utopie reste de l’ordre de l’industrie du divertissement. Or, si l’amateur était capable de construire son univers, ou son utopie dont j’avais précédemment évoqué l’idée, par ces pratiques émergentes, quels autres avenirs pourrait-on nous conter au travers de ces nouveaux objets ? L’innovation amateur livrerait peut-être à la société l’image d’une innovation plus bricolée, brute, décousue, d’une subjectivité différente en apparence et en un sens, un résultat bien éloigné du lisse, du léger et du sans fioritures transmis par l’industriel. Les moyens ne sont pas les mêmes, et les enjeux différents. Pour le moment, le designer est souvent à la base de l’image véhiculée par les grands, sous contrôle du marketing et autres penseurs de la consommation. Mais bien plus profondément, dans une logique de Fab lab, la transdisciplinarité des esprits impliqués pourrait certainement permettre aux créateurs de partager une vision toute différente de ce qu’est le nouveau, créer de nouvelles histoires et présenter ses propres questionnements via ces concepts. Le monde des objets innovants pourrait retourner à cette jungle riche d’objets aussi hétéroclites que le sont leurs créateurs, apportant toutes les richesses culturelles imaginables dans des productions à grande échelle. Dans son Abécédaire, Deleuze définissait un concept comme un faisceau de questions. La question interroge et


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Décor de la ville haute du film Metropolis de Fritz Lang. Source : Deutsche Kinemathek, Allemagne, 1927.

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L’envers du décor

Paramount Theater Soirée d’ouverture de la projection en 3 dimensions du film Bwana Devil au Paramount Theater, Hollywood. Photographie : J. R. Eyerman, archives de Live magazine, 1952.


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Imaginaire industriel Publicité pour la Ford V8 «The greatest engine in the low-price field !» Source : Ford Motor Company, 1940.

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Fords provenant de la chaine de production de Windsor en 1946. Photographie : auteur non connu, 1946.

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Usine Ford

Art & artisanat Le potier japonais Shoji Hamada aux USA, déclaré par son gouvernement comme trésor national vivant pour son art. Photographie : non connu, 1952.


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propose, tandis que la réponse n’est imposée que si communs, valant pour le plus large éventail de accord il y a. Poser une question par le biais de nos personnes. La personnalisation conduit à véhiculer objets quotidiens revient à mettre en hypothèse une des imaginaires individuels, mais également multitude de trajectoires possibles pour arriver à un collectifs dans une construction commune. Une but (nous pourrions y voir une analogie à la physique mutation possible de notre industrie s’effectuerait quantique). Lorsque nous peut-être à ce niveau précis : passer posons cette question, nous d’une industrie classique à une sommes en droit d’y répondre industrie de l’imaginaire. Lorsqu’il «  On sait que par de nouvelles interrogations parle d’innovation et d’imagination, nombre de modèles (l’émulation). Jouons alors de Simondon intégrait au processus proviennent de l’imal’image de ces concepts, en tant d’imagination le phénomène ginaire : il y a des que professionnels ou amateurs, d’anticipation, lié à des imaginaires, mythes technologiques qui animent afin de proposer de nouvelles à des projections et donc à la scienceles recherches scienhypothèses d’un futur autre, qui fiction. Je me demande alors s’il existe tifiques. Tout ce qui nous concerne tous. quelque part dans notre littérature, relève de la mytholodes éléments fondateurs de ces gie via la mémoire, Finalement, je me suis possibles nouveaux univers  ? La est une source pour rendu compte qu’il est difficile fabrication personnelle n’aurait-elle l’invention des mode parler d’imaginaires sans pas besoin de genèses ? 115 dèles » . réellement avoir de références à convoquer. Nous n’y sommes Pierre Musso. pas encore, et c’est ce qui en ferait la complexité. L’acte de création communautaire IMAGINER UNE NOUVELLE dont il est question ici n’a pas SCIENCE-FICTION : fait, à ma connaissance, l’objet de théorisation sous l’angle de l’imaginaire. Néanmoins, j’ai pu m’apercevoir que la question qui se cache derrière Alors, la science-fiction peut-elle receler cette apparente opposition entre l’imaginaire certaines pistes qui nous laissent imaginer ce industriel et l’imaginaire collaboratif est liée à que pourrait être cette société ? En 1975, l’auteur l’opposition entre l’objectivité et la subjectivité. La britannique John Killian Houston Brunner écrivait standardisation mène à véhiculer des imaginaires « qu’en 2010, les États-Unis se trouvent enserrés

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Conférence de Pierre Musso, Imaginaires, industries et innovation technologique, Fondation Telecom, 2011.

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L’Arche de Lumière L’Arche de Lumière, vaisseau à voiles solaire, imaginé par l’architecte Jacques Rougerie.

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Véhicule propulsé par une voile photonique imaginé par Mark A. Garlick, pour le projet ITSF de l’ESA, en 1960. Source : ITSF.org

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Voile photonique

Ramjet Ramjet imaginé par R. W. Bussard, pour le projet ITSF de l’ESA, en 1960. Source : ITSF.org


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dans un réseau informatique qui détient toutes les d’innovation. L’imaginaire a toujours nourri le données concernant les citoyens, les firmes, les présent et ce type d’auteurs l’a toujours guidé. institutions du pays. Rien n’échappe aux ordinateurs, En 2001, l’Agence Spatiale Européenne, dans son rien ou presque. Rien non plus ne devrait échapper projet ITSF (Innovative Technologies from Science aux hommes puisqu’un code leur donne accès à Fiction for space applications), mit à contribution de toutes ces informations, enfin presque. Quelquesnombreux auteurs de science-fiction afin d’identifier unes relèvent d’un code supérieur, réservé... À de possibles terrains d’exploration. Ils ont ainsi qui  ? C’est là une angoisse de constitué une bibliothèque plus pour ces hommes frappés de d’environ deux cent cinquante plein fouet par l’onde de choc du concepts futuristes censés guider futur — maelström de mutations la recherche spatiale et inspirer les « Je pense que nous, et de migrations qui les emporte ingénieurs. écrivains SF, devons tous. Tous ou presque. Car Nickie réévaluer l’histoire et Haflinger, informaticien génial La vision des «  grands la futurologie depuis et esprit rebelle, veut la ruine du maîtres » du genre, comme Bruce le point de vue d’une société en réseau »119. réseau. Mais que peut-il seul, face Sterling117 ou encore William à un monde totalement soumis Gibson118, ont influencé certaines aux ordinateurs »116 ? Dans ce révolutions technologiques par Bruce Sterling. thriller de science-fiction, Brunner le biais de ce que l’on appelle des avait brillamment anticipé les prédictions. Mais le problème, systèmes de réseaux, mais aussi le aujourd’hui, est que ces mêmes datamining, le virus informatique auteurs considèrent que « l’avenir ou le premier hacker. En somme, il est déjà là ». avait imaginé nos peurs actuelles quant à l’intrusion dans notre vie virtuelle et notre vie privée. Ce Ils insinuent que la science a su rattraper la qui m’intéresse ici est que ce genre à part entière fiction par une avancée croissante et fulgurante. de la littérature envisage différentes tournures, La science-fiction, quant à elle, n’aurait pas pu utopiques, voire dystopiques, que peuvent prendre anticiper certains facteurs majeurs de l’évolution nos sociétés. Il aurait ainsi constitué pendant (comme l’accent sur un monde en réseau par longtemps un terreau propice à l’élaboration de exemple), ce qui tend à décrédibiliser toute nouvelle nouvelles directions de recherche dans le processus tentative de prédiction ou à éclipser sa justesse

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John Killian Houston Brunner, Sur l'onde de choc, Robert Laffont, 1977, introduction à l'ouvrage.

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Bruce Sterling est l'auteur de nombreuses œuvres de science-fiction, souvent classées dans le mouvement cyberpunk.

118

William Gibson est auteur, considéré comme leader du mouvement cyberpunk. Il est l'inventeur du terme « cyberespace ».

119

Interview de Bruce Sterling par Jean-Philippe Renoult, « La science-fiction du présent », Musiques & Cultures Digitales, hors série n° 6, page 30, MCD & Digitalarti, janvier 2011.

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d’approximation. Si la science était capable, à plus ou moins long terme, de rendre la fiction réelle, il n’y aurait alors plus, par définition, de prédictions. Or, comme le disait Keynes dans sa Théorie Générale120, « les idées mènent le monde ». Alors, ce qui m’interpelle ici est le fait qu’il n’y a pas, pour le moment, ni théories ni projections susceptibles de modéliser les formes, les langages, les récits, les figures individuelles et collectives qui pourraient caractériser cette différente société. Pour reprendre Musso une dernière fois, c’est la première révolution industrielle qui est à l’origine de l’apparition de la science-fiction, visible notamment chez Jules Verne. Selon lui, c’est la seconde révolution121 qui a permis, avec le Fordisme et Hollywood, de créer une industrie de l’imaginaire. Mais aujourd’hui, je me demande si avec l’apparition de ces nouvelles alternatives (ou différentes modalités) industrielles, la sciencefiction, ainsi que d’autres champs de la création, ne se seraient pas transformés.

L’IMPORTANCE DE L’ANTICIPATION : J’aimerais maintenant m’axer sur cet élément qui m’est apparu assez frappant. Il n’existe aucun récit, aucune anticipation mettant en scène une société fondée sur les principes de la fabrication personnelle et du travail collaboratif. S’agissant de pratiques émergentes, cela peut expliquer ce manque de références sur lesquelles s’appuyer. 120

John Maynard Keynes, The general theory of employment, interest, and money, Cambridge University Press, 1936.

121

La première révolution industrielle serait celle de la vapeur et des chemins de fer, la seconde serait celle de l'électricité et des télécommunications, la troisième celle de

Pourtant, les propos évoqués font du fait d’anticiper, un guide à la recherche par un certain imaginaire. Mais en quoi l’anticipation est-elle si importante ? En août 1958, un article du magazine américain Popular Mechanics, dédié au bricolage, à la science et aux technologies, apportait à ses lecteurs une vision futuriste, presque prophétique de l’avenir de la télécommunication. Les avancées techniques et technologiques des années cinquante, quant au perfectionnement des signaux et autres avancées en électronique, avaient permis la mise au point des premiers balbutiements de nouvelles fonctionnalités ainsi que de nouveaux services. Haut-parleur, renvoi d’appel, messagerie vocale, alarme et bien sûr cette fameuse visiophonie, en question en étaient les principes annoncés comme des « miracles à venir sur votre téléphone »122, dans un futur pas si distant que cela. Deux ans plus tard, Kiplinger, dans son magazine d’outre-Atlantique du nom de Changing Times123, avait prédit au grand public l’arrivée des appels internationaux, du Fax et des téléphones cellulaires. Finalement, ces deux articles, suivis par une multitude d’autres à la même époque, convergeaient vers une idée commune. Cette idée, pensée comme la plus fantastique des opportunités à l’époque, était le fait de s’imaginer utiliser un téléphone qui vous permette de voir la personne à qui vous parlez. Ce fantasme populaire est probablement aussi vieux que le concept de téléphone lui-même. l'informatique. 122 Richard Dempewolff, « Miracles ahead on your telephone », Popular Mechanics, volume 110, n° 2, Hearst Magazines, août 1958, pages 89 à 94.

123

Austin Kiplinger, « What's happening to the telephone », Changing Times, volume 14, Kiplinger Washington Editors inc., 1960, page 6.


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Sa première apparition remonte à 1878, lorsque l’éditeur anglais Punch publiait dans son Almanach une illustration de Georges du Maurier. Celle-ci faisait écho à la rumeur selon laquelle Edison venait de mettre au point le téléphonoscope, une invention censée permettre la communication visuelle à distance. Le « Téléphonoscope transmet la lumière aussi bien que le son »124. Successivement, cette idée s’est faite récurrente dans l’esprit collectif, inspirant grandement les auteurs de sciencefiction. Hugo Gernsback est un pionnier de la scientifiction, genre qui précéda la science-fiction. Il romança en 1911 une chronique de l’an 2660, dans laquelle il y décrivait le visiophone, la télévision, le radar et les enregistrements magnétiques125. En 1914, le héros populaire des romans d’aventures centrés sur la science, l’invention et la technologie conçue par Appleton, Tom Swift126, concevait déjà son Photo-Téléphone en découvrant qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre les câbles téléphoniques et télégraphiques permettant ainsi de diffuser de l’image par ce même médium. Créatifs et penseurs ingénieux ont réussi à projeter leur imaginaire dans le temps afin de conter à la foule un rêve d’avenir technologique, provoquant ainsi l’engouement populaire pour le progrès et un terrain de recherche pour les industries. C’est quelques dizaines d’années plus tard, en 1950, que les laboratoires Bell en réalisèrent le prototype et c’est en 1964 qu’il fut présenté au public, lors de la foire internationale de New York. 124

George Du Maurier, « Edison's telephonoscope », Punch Magazine, Punch Publications Ltd., décembre 1878.

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Hugo Gernsback, « Ralph 124c 41+ — A romance of the year 2660 », Modern Electrics magazine, volume 4, Modern Electrics Publication, avril 1911.

Néanmoins, les coûts exorbitants de l’utilisation de cette technologie (allant tout de même de seize à vingt-sept dollars pour les trois minutes de communication) ainsi que les problèmes liés à la résolution de l’image, à des problèmes de synchronisation et au débit encore trop faible pour en rendre l’usage agréable et en légitimer le prix, sont en partie responsable de l’échec du « Picturephone » sur le marché. De plus, le sentiment généralisé d’intrusion dans la vie privée provoqué par l’impossibilité d’éteindre une caméra omniprésente dans le foyer, a provoqué un rejet du produit par l’utilisateur, une résistance sociale. Ce qu’il est intéressant de noter ici est le fait que Gernsback a su anticiper ou guider certaines de nos pratiques d’aujourd’hui, comme le télécommerce ou les vidéo-conférences par exemple. C’est, par contre, un sentiment d’intrusion dans la vie privée qui a causé sa perte, cette société n’ayant pas encore été habituée à la profusion des moyens de communication domestiques. Il y aurait donc à chaque innovation, un contexte social idéal ou un certain degré de maturité à anticiper. Il est donc important d’anticiper ce point de contact étroit entre la maturité d’une technologie et la maturité d’une société, et d’imaginer la société de demain et ses possibles évolutions. Lorsque Du Maurier dessinait sa vue d’artiste du téléphonoscope en 1878, il y représentait « un couple de parents qui, assis dans leur fauteuil, regardent leur fille jouer au tennis et dialoguent avec elle. Comme le père 126

Victor Appleton, Tom Swift and his photo telephone, or the picture that saved a fortune, volume 17, Grosset & Dunlap, 1914.

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Tom Swift Couverture de l’ouvrage de Victor Appleton Tom Swift and his photo telephone, or the picture that saved a fortune, volume 17, Grosset & Dunlap, 1914.

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Article de Richard Dempewolff, Miracles ahead on your telephone, Popular Mechanics, volume 110, n° 2, Hearst Magazines, août 1958, pages 89 à 94.

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Les miracles à venir

Le téléphonoscope Illustration de George Du Maurier, Edison’s telephonoscope, Punch Magazine, Punch Publications Ltd., décembre 1878.


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Skype Publicité pour Skype proposée par l’agence de communication Moma Propaganda de Sao Paulo, Brésil, 2010.

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Illustration de Frank Paul représentant les divers objets imaginés par Hugo Gernsback, Victor Appleton, etc., grâce aux possibilités que pourrait offrir l’électricité, 1922.

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Grâce à l’électricité...

Le Picturephone Premier modèle du Picturephone introduit sur le marché par la société AT&T en 1964. Photographie : non connu, 1964.


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s’enquiert, en chuchotant, de la jolie compagne de sa fille, celle-ci lui promet une présentation en fin de partie »127. Ces personnages, reflets de la bourgeoisie de l’époque, vêtus de longues robes et parés de coiffes, conversaient par le biais de cornets en laiton, les uns dans de gros fauteuils confortables se chauffant auprès d’une grande cheminée victorienne, les autres sur le terrain de campagne, en bonne compagnie pour la sortie du dimanche. Lorsque soixante-douze ans plus tard, AT&T introduisait sur le marché le premier Picturephone à usage domestique, les campagnes de publicité illustrées en représentaient les usages révolutionnaires à venir. La ménagère allait enfin pouvoir choisir la prochaine garde-robe des enfants sans se déplacer de sa cuisine, tout en leur préparant le goûter, pendant que l’homme est au travail : une révolution. Les représentations de ce même concept ont traversé le temps et se sont à chaque fois adaptées au contexte de l’époque en question en y appliquant l’état d’actualité des connaissances techniques et technologiques disponibles. Le même produit est passé d’un bricolage d’écran de projection assemblé à un gramophone et micro en cornet, à une télévision couplée à un microphone, puis aujourd’hui à une caméra intégrée dans un smartphone ou un logiciel de type Skype installé au cœur de notre ordinateur personnel. Si l’on observe alors chaque représentation d’une technologie ou d’une pratique émergente à n’importe quelle époque, on s’aperçoit que cette 127

George Du Maurier, « Edison's telephonoscope », Punch Magazine, Punch Publications Ltd., décembre 1878.

représentation est toujours inscrite dans le contexte de l’époque à laquelle appartient cette émergence. En d’autres termes, celle-ci est toujours projetée dans une société contemporaine et non dans une société future. C’est finalement cette composante qu’est l’anticipation, qu’il convient de créer, interroger, critiquer par des faisceaux de questions et de concepts, afin de comprendre cette possible évolution de notre société et de notre industrie. J’aimerais ainsi voir apparaître des récits et des fictions mettant en scène les différentes modalités qui pourraient faire société. En ce qui concerne le rôle que peut y avoir le designer industriel, nous y reviendrons très vite.


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TRANSITION: DES PROJECTIONS À LA PRATIQUE

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En définitive, que peut-on retenir de cette démarche ? Au cours de la première partie, c’est d’abord les opportunités de transformation du processus d’innovation que je souhaitais sonder. En entrant dans le sujet par le biais de l’exploration des multiples champs impliqués dans la créativité, c’est une remise en question de nos pratiques que je cherchais à mettre en place. Comme je l’évoquais dans l’introduction, la question du langage de la collaboration entre le designer, l’ingénieur et le scientifique me tient à cœur. Je me demandais ainsi où se situent les frontières qui déterminent l’appartenance à une spécialité, et comment peuvent être dépassées ces limites au profit d’un processus d’innovation renouvelé. C’est en observant l’apparition de nouveaux acteurs de l’innovation et la manifestation de nouvelles pratiques autour de la production que je me suis rendu compte qu’il y avait là une brèche me permettant de mettre en évidence une métamorphose possible de nos sociétés et donc de nos pratiques. En bref, une invitation à dépasser ces frontières. L’exploration des processus mentaux, des territoires et des terrains géographiques et temporels, ou encore des milieux sociaux ou institutionnels dans lesquels se joue la créativité, m’a permis de soulever certaines problématiques naissant des mutations combinées de la technique et de la société. L’évolution des techniques, la démocratisation de certaines technologies et de certains moyens de production ainsi que l’apparition

récente de lieux dédiés à la fabrication personnelle m’ont permis d’étendre ma réflexion du designer vers l’amateur. Par ce biais, il convenait alors d’étudier une transition possible des outils de production de l’industrie vers l’individu ou la collectivité, au profit d’une dé-spécialisation permettant ainsi de transcender ces barrières à la collaboration. L’hypothèse de l’apparition d’un nouveau paradigme est donc un prétexte me permettant de répondre à mon interrogation première, mais également une réelle volonté de reconsidérer l’ensemble des modalités de création, de conception et de fabrication fondées pour le moment autour de modèles hyperspécialisés. C’est donc en faisant l’hypothèse que ces courants émergents annoncent une possible évolution de notre régime industriel que j’ai pris le parti d’envisager certaines transformations de nos métiers sous l’angle du langage, des outils, des pratiques, des organisations, des matériaux et des imaginaires. Pour le moment, plusieurs problématiques issues de cette recherche peuvent être dégagées et considérées comme axiomes à interroger dans l’ouverture de la créativité. Ils sont les suivants :

S’EXTRAIRE DES RÉGIMES PROPRIÉTAIRES. En interrogeant la façon dont se forment les idées, aussi bien dans l’art que dans les sciences, est apparue l’hypothèse qu’elles puissent émaner d’un


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processus social. Elles naîtraient du langage, de l’organisation des individus, de l’organisation d’un environnement direct, d’un territoire, d’un écosystème ou encore de la gestion du temps. C’est en permettant la collision d’univers différents que la créativité se formerait. Or, en se refermant sous des logiques de secrets, brevets et licences, la recherche et les entreprises perdent le potentiel créatif qui réside dans l’ouverture. Ces institutions ont également tendance à s’agréger en parcs, en dehors de toute concentration urbaine. Les exemples donnés permettent pourtant de penser que la ville est un terreau d’inspirations et de savoirs, dans lequel il est nécessaire de s’intégrer. Il conviendrait alors de s’extraire de ces espaces clos et de s’hybrider aux sphères culturellement riches. À l’échelle des objets, des logiciels ou des services, c’est également en bloquant leur appropriation par certaines restrictions que l’innovation serait bloquée. L’épanouissement des projets « libres » ou basés sur l’open-source, faisant appel à la contribution de communautés, permettrait une construction riche, rapide et variée de nouveaux produits. Les enjeux dégagés par les machines apparaissant dans les lieux de fabrication communautaire ainsi que par certaines pratiques émergeantes laissent penser qu’il serait possible de transformer cette vision fermée de l’innovation. En effet, l’objet devenant répliquable et appropriable, il conviendrait de repenser l’industrie de la standardisation en une industrie

de la personnalisation, impliquant une remise en question des régimes de propriété, du droit et de l’économie. La piste d’un modèle entièrement libre ne me paraît pas réellement solide pour le moment, mais il semble possible d’imaginer de nouvelles modalités de collaboration, ou possibilités d’hybridation entre les individus et les industriels. Pour un designer, il serait intéressant de se pencher sur ce que pourrait être une industrie « libre », avec toutes les conséquences ou opportunités qui en résulteraient.

RENDRE ACCESSIBLES LES MOYENS DE PRODUCTION ET VALORISER DE NOUVEAUX IMAGINAIRES. Tous les indices présents dans la première partie laissent également penser qu’il serait idéalement profitable de rendre à l’individu la possibilité de contribuer à l’écriture de sa culture. Il a été établi que l’apparition de moyens de production accessibles à l’utilisateur, sur le Net a favorisé l’enrichissement massif et rapide de la sphère numérique. Il pourrait en être de même dans la constitution d’une richesse matérielle, en admettant que les pratiques de fabrication personnelle se développent. Par ce biais, l’individu pourrait donc devenir un nouvel acteur de l’innovation. Ce qu’il est important de retenir, à mon avis, est que la production industrielle n’est pas,

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une fois encore, forcément opposée à la production amateur. De cette démocratisation de la production pourraient naître de nombreuses modalités de collaboration entre les deux camps. Plus encore, il est captivant d’imaginer que ces nouveaux moyens de conception et de fabrication puissent déboucher sur des objets différents de ceux conçus par un designer ou un ingénieur. Quel serait le prototype de l’amateur ? Quel sens, quel aspect, quelle forme et quelle sensibilité aurait-il ? Il me paraît également intéressant de me demander quels impacts sur l’artisanat, sur l’art ou sur le musée, pourraient avoir une telle richesse provoquée par l’apparition d’une masse d’objets personnalisés. Si chacun pouvait fabriquer l’objet issu de son imaginaire, à quoi ressemblerait-il ? Au designer, il appartiendrait de concevoir de nouvelles modalités de collaboration entre l’industriel et l’individu. C’est dans des lieux comme les espaces de fabrication personnelle que pourraient naître de nouveaux modes de production, d’auto-production ou de co-production. Quels nouveaux schémas pourrait-on bien imaginer ? Quelles transformations de notre économie, de nos systèmes d’échanges, de la valeur de l’objet, de l’art ou de l’industrie pourraient ainsi voir le jour ?

METTRE À PROFIT LA TECHNOLOGIE AFIN D’ABAISSER LA BARRIÈRE DE LA COMPLEXITÉ.

Les exemples cités nous l’ont laissé entendre, l’évolution des technologies pourrait permettre la simplification du dialogue avec l’outil. Les progrès dans ces domaines, tels ceux réalisés dans l’Intelligence Artificielle, pourraient transformer la constitution d’une expertise ou d’un savoir-faire, en métamorphosant l’acte d’apprentissage. Ainsi, le modèle enseignant pourrait devenir un modèle apprenant : on apprendrait en faisant et l’outil nous livrerait son mode d’emploi. Ce qui me semble ici intéressant est que, finalement, c’est la question de l’éducation qui est ainsi posée. Comment pouvons-nous apprendre différemment par l’appui de la technologie ? Si l’outil de conception, comme l’outil de fabrication est capable de nous dire comment il fonctionne, quelles pourraient être les modifications du système éducatif ? Pour le designer, il serait certainement intéressant de s’interroger sur la manière de dialoguer avec l’outil, sur le fait de concevoir des objets apprenants. Par quel langage cela pourrait-il se faire ?

S’APPUYER SUR UNE ORGANISATION EN RÉSEAU. Le caractère collaboratif inhérent au fonctionnement en réseau permet d’accroître le potentiel des projets. En effet, si les avancées technologiques permettent à la société d’apporter une compétence ou une connaissance à un projet, le


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réseau permet de distribuer les tâches et les savoirs. Il augmente ainsi la portée participative d’un projet en touchant plus d’individus, permettant à un projet d’atteindre un niveau de performance important, mais décentralise également les savoirs afin de nourrir l’ensemble des classes en constituant une bibliothèque d’une échelle nouvelle. Lévy axait son raisonnement sur le fait que personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose. Il mettait ainsi en avant le fait qu’en construisant une intelligence en réseau, chaque membre du collectif serait porteur d’une richesse qui lui assurerait une contribution unique au sein de ce réseau. Pour le design, il serait un enjeu de taille d’imaginer de nouveaux modes de collaboration faisant appel à une construction collective d’envergure. Il serait également intéressant de se dire qu’il n’existe pas un seul type de réseau mais bien d’autres. La forme de l’Internet suit une organisation dé-centralisée, mais la distribution des savoirs et savoir-faire ou la collaboration pourraient suivre des modèles distribués ou arborescents, par exemple. Il n’y a pas qu’un modèle unique, mais bien d’innombrables schémas d’organisation que nous pourrions envisager concevoir. Quels projets pourraient en naître  ? Quelles transformations sociales pourraient s’effectuer ? La hiérarchie y aurait-elle toujours une place ? Ne pourrait-il pas également y naître de nouvelles organisations politiques ?

Tout au long de cette exploration, j’ai pu me rendre compte que de nombreux facteurs étaient susceptibles d’être des freins à l’innovation, dans la manière dont nous la fabriquons. Ce qui a su me tenir en haleine est le fait d’imaginer de nouvelles modalités de création collaboratives, en imaginant cette possible évolution industrielle. Je ne sais pas si notre société se dirigera effectivement dans cette direction. Mais il me plaît d’imaginer qu’en ayant recours à ces explorations, le design pourrait remettre en question sa pratique, ses outils, son organisation et ses imaginaires. Maintenant, j’aimerais m’extraire de ce format de réflexion, et me pencher sur la pratique. En me servant de cette recherche comme une matière première, je souhaite appliquer ces raisonnements à l’exercice concret d’un projet collaboratif. Au cours de celui-ci, j’entends bien à ce que nous nous interrogions sur nos métiers respectifs et sur celui de l’autre, que nous nous forgions de nouveaux outils, une démarche commune. Je vous inviterai donc à parcourir notre cahier de laboratoire, livrant ainsi les réflexions autour d’une démarche croisée de design et de bio-ingénierie, autour du projet Biomimesis. À suivre, dans le second volume !

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BIBLIOGRAPHIE

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REMERCIEMENTS À Jacques-François Marchandise, pour tes conseils, ta pédagogie et ton optimisme.

Mise en page : Alexandre Poisson Impression : Scriptlaser, Paris, 2012

À Valérie Guillaume, pour votre suivi, votre écoute et nos discussions. À Sophie Coiffier, pour tes conseils précieux, tes relectures et ton implication au sein de l’ENSCIles Ateliers. À Alexandre Poisson, pour la qualité et la subtilité de tes propositions dans l’exercice de la mise en page. À ma femme, Maria, pour ton soutien et pour tes petits plats ! À mon père et à mon frère, pour votre confiance de tous les jours. À Andrey et Valeria, pour votre soutien, votre optimisme et vos attentions. À Emmanuelle Fontelaye, pour ton œil aiguisé et le temps que tu as passé à me relire et me corriger. À Dominique Fargin, pour ta gentillesse et tes soirées passées aux relectures et aux corrections. À Coline Fontaine, pour ta générosité dans le temps passé à mettre cet écrit en page. À l’ENSCI-les Ateliers, pour m’avoir offert ce parcours, ces quelques années.

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É c ol e Nation al e Su p é r ie u re de Créat io n Indust rielle - les Atelier s, 2 012


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