LER0TISME

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Georges Bataille

L'Histoire de l'érotisme LA PART MAUDITE Essai d'économie générale **

Gallimard


« L’acte d’accouplement et les membres dont il se sert sont d’une telle laideur que s’il n’y avait la beauté des visages, les ornements des participants et l’élan effréné, la nature perdrait l’espèce humaine. » Léonard de VINCI.

« Entre l’homme normal qui enferme l’homme sadique dans une impasse et le sadique qui fait de cette impasse une issue, c’est celui-ci qui en sait le plus long sur la vérité et la logique de sa situation et qui en a l’intelligence la plus profonde, au point de pouvoir aider l’homme normal à se comprendre lui-même, en l’aidant à modifier les conditions de toute compréhension. » Maurice BLANCHOT1.


Avant-propos « ... tout à l’heure nous serons définitivement unis. Je m’étendrai les bras ouverts, je t’enlacerai, je roulerai avec toi au milieu des grands secrets. Nous nous perdrons et nous nous retrouverons. Il n’y aura plus rien pour nous séparer. Quel dommage que tu ne puisses assister à ce bonheur ! » Maurice BLANCHOT2.

I

Les êtres humains les plus humbles et les moins cultivés ont une expérience du possible et même de la totalité du possible — qui approche par la profondeur et l’intensité de celle des grands mystiques. Une certaine énergie y suffit, qui n’est pas rarement disponible, au moins dans les premières années de l’âge adulte. Mais cette intensité et cette profondeur n’ont d’égales que la sottise, la vulgarité — et même, il faut dire, la lâcheté — des jugements qu’ils formulent au sujet du possible qu’ils atteignirent. Ces jugements contribuent à l’échec final d’une opération dont le sens leur échappe. Il n’est rien de plus répandu : par hasard, un être humain se trouve en un lieu d’une splendeur incomparable, il n’y est nullement insensible, mais il n’en sait rien dire : en même temps se produit dans son esprit l’enchaînement d’idées vagues qui alimente les conversations à bride abattue. S’il s’agit de la vie érotique, la plupart d’entre nous se satisfait des conceptions les plus vulgaires. Son apparence ordurière est un piège où il est rare qu’ils ne tombent pas. Elle devient une raison de tranquille mépris. Ou ils nient cette affreuse apparence et, du mépris, ils passent à la platitude : il n’est rien de sale dans la nature, affirment-ils. Nous nous arrangeons de toute façon pour substituer le vide de la pensée à ces moments où cependant il nous sembla que le fond des cieux s’ouvrait. J’ai voulu dans ce livre ordonner une pensée à la mesure de ces moments — éloignée des concepts de science (qui lieraient à leur objet une manière d’être


incompatible avec lui), néanmoins rigoureuse, à l’extrême de la rigueur, comme l’exige la cohérence d’un système de pensée épuisant la totalité du possible. La réflexion humaine ne peut être indifféremment séparée d’un objet qui la concerne au premier chef, nous avons besoin d’une pensée qui ne se démonte pas devant l’horreur, d’une conscience de soi enfin qui ne se dérobe pas au moment d’explorer la possibilité jusqu’au bout.

II

Mon intention excède d’ailleurs un désir de compenser l’humiliation qui résulte du fait que les hommes se détournent de leur vérité intime, qu’ils la fuient. Ce second volume poursuit un effort dont l’objet est une critique générale des idées qui subordonnent l’activité des hommes à d’autres fins que la consumation inutile de leurs ressources. Il s’agit de ruiner les manières de voir qui fondent les formes serviles. Il m’a semblé que la servilité de la pensée, sa soumission à des fins utiles, en un mot sa démission, finissait par être infiniment redoutable. En effet, la pensée politique et technique du temps actuel, qui atteint une sorte d’hypertrophie, nous a menés sur le plan même des fins utiles à des résultats finalement dérisoires. Il ne faut rien dissimuler : il s’agit finalement d’une faillite de l’humanité. Cette faillite, il est vrai, ne touche pas l’homme en entier. L’HOMME SERVILE est seul en cause, qui détourne les yeux de ce qui n’est pas utile, de ce qui ne sert à rien. Mais l’HOMME SERVILE détient aujourd’hui le pouvoir de tous les côtés. Et s’il est vrai qu’il n’a pas encore réduit l’humanité entière à ses principes, du moins est-il certain qu’aucune voix ne s’élève qui dénonce la servilité et y montre ce qui rendait sa faillite inévitable... Cela peut être difficile... Deux choses au demeurant sont également avérées : personne encore n’a su contester le droit que l’HOMME SERVILE a d’être au pouvoir — et pourtant sa faillite est monstrueuse ! L’impuissance de ceux que révolte une situation d’ailleurs tragique est moins surprenante qu’il ne semble. Si la faillite de l’HOMME SERVILE est consommée, si les conséquences sont terrifiantes, il n’est pas moins certain que les principes auxquels la pensée utilitaire s’opposa sont depuis longtemps sans vigueur. Dans la mesure où ils se survivent, il leur reste le vain prestige lié à l’échec final de ceux qui les ont vaincus. Mais il ne peut y avoir de ce côté que les ressassements fastidieux du regret.


Je me sens très seul à chercher, dans l’expérience du passé, non les principes mis en avant, mais les lois ignorées qui menèrent le monde et dont la méconnaissance nous laisse engagés sur les voies de notre malheur. Le passé, qui n’acceptait pas la servitude, se perdit dans des voies obliques, s’égarant sans cesse et trichant. Nous nous perdons dans une direction opposée, dans l’effroi où nous sommes de démarches si insensées et de si honteuses tricheries. Mais cette humanité qu’échaudent de mauvais souvenirs n’a pas d’autres voies que celles d’un passé qui ne sut pas (et ne put pas) les suivre avec assez de conséquence. Tout servit autrefois l’intérêt de quelques-uns, nous avons à la fin décidé que tout serve l’intérêt de tous. Nous voyons qu’à l’usage le système le plus néfaste est le second, en ce qu’il est moins imparfait. Ce n’est pas la raison de revenir au premier. Mais — si nous ne faisons de la consumation le principe souverain de l’activité, nous ne pourrons que succomber à ces monstrueux désordres, sans lesquels nous ne savons plus consumer l’énergie dont nous disposons.

III

Le paradoxe de mon attitude veut que je montre l’absurdité d’un système où chaque chose sert, où rien n’est souverain. Je ne puis le faire sans représenter qu’un monde où rien n’est souverain est le plus défavorable : mais c’est dire en somme que nous avons besoin de valeurs souveraines, en conséquence qu’il est utile d’avoir des valeurs inutiles... Ceci rendait bien difficile à soutenir le principe du premier volume de cet ouvrage où j’exposais le rapport de la production à la consumation (à la consommation improductive). Je montrais bien entendu que la production importait moins que la consumation, mais je ne pouvais faire en conséquence que l’on ne voie dans la consumation quelque chose d’utile (d’utile même, en définitive, à la production ! ...). Ce second volume est très différent, qui décrit les effets dans l’esprit humain d’une sorte de consumation d’énergie généralement tenue pour vile. Personne ne pourra dès lors glisser d’un caractère souverain de l’érotisme à l’utilité qu’il pourrait avoir. La sexualité du moins est bonne à quelque chose. Mais l’érotisme... Il s’agit bien, cette fois, d’une forme souveraine, qui ne peut servir à rien.


Il semblera peut-être malséant d’avoir fait d’une activité réprouvée, qui se lie d’habitude à la honte, la clé des conduites souveraines. Je devrai m’excuser en disant que nul ne saurait agir utilement sans savoir que les êtres engagés dans l’utilité, qu’il a lui-même pour objet, répondent tous en premier lieu aux exigences de l’érotisme. En conséquence, quel que soit le point de vue d’où nous saurons l’envisager, que nous y voyions une forme inaltérée de l’autonomie voulue de l’homme, ou que nous tenions à nous informer des pressions énergétiques qui conditionnent, à tous les degrés de l’échelle, nos décisions et nos activités, rien ne nous intéresse davantage que de forcer les secrets de l’érotisme*. Aussi bien ce caractère double de mes études se retrouve-t il dans ce livre-ci : j’ai voulu, dans un épilogue, tirer les conséquences du système cohérent des dépenses d’énergie humaine, où la part de l’érotisme est importante. Je ne pense pas, en effet, que nous puissions sans tenir compte de la connexion du travail et de l’érotisme, de l’érotisme et de la guerre, toucher au sens profond de problèmes politiques, où l’horreur est toujours à l’arrière-plan. Je montrerai que ces formes opposées de l’activité humaine puisent au même fonds de ressources d’énergie... D’où la nécessité de donner aux questions économiques, militaires et démographiques une solution correcte, ou d’abandonner l’espoir de maintenir la civilisation présente.

IV

Je ne méconnais pas le peu de chances que j’ai d’être entendu. Ce n’est pas que le tome I de La Part maudite n’ait trouvé un réel accueil, et précisément dans les milieux que je voulais atteindre. Mais mes propositions sont trop nouvelles. Aux réactions des personnes les plus qualifiées, j’ai d’abord aperçu qu’elles étaient appétissantes, et qu’elles suscitaient l’intérêt, mais très vite, qu’elles étaient longues à digérer. Ce n’est pas que j’aie aperçu, dans les objections que l’on m’a faites**, autre chose que des malentendus à dissiper. Mais des représentations habituelles à celles que je propose de leur substituer, la distance est considérable. Je crains malheureusement que le présent travail ne soit tout à fait impropre à rassurer ceux que mon premier livre intéressait. Le parti pris que j’ai de mettre


en cause la totalité de l’homme — l’ensemble du réel concret — étonnera dès lors que j’aborde le domaine maudit par excellence. Je ne veux pas maintenant dissiper un malaise que j’aurai volontairement provoqué. Je crois que ce malaise est nécessaire. Que l’on mesure l’abîme ouvert devant l’humanité ! Des esprits toujours prêts à reculer devant l’horreur pourraient-ils être à la mesure des problèmes que leur pose le temps présent ? le temps maudit par excellence ? Je voudrais toutefois résoudre à l’avance un malentendu qui pourrait résulter de mon attitude. Mon livre pourrait passer pour une apologie de l’érotisme, alors que j’ai seulement voulu décrire un ensemble de réactions d’une richesse incomparable. Mais essentiellement ces réactions que j’ai décrites sont contradictoires. Que l’on veuille bien me suivre attentivement : l’existence humaine commandait l’horreur de toute sexualité ; cette horreur elle-même commandait la valeur d’attrait de l’érotisme. Si ma manière de voir est en quelque sens apologétique, l’objet de cette apologie n’est pas l’érotisme mais bien, généralement, l’humanité. Que l’humanité ne cesse de maintenir, obstinées et inconciliables, une somme de réactions d’une impossible rigueur, voilà qui est digne d’admiration : rien ne l’est au même degré !... Mais au contraire, le relâchement et l’absence de tension, les mollesses d’une incontinence déréglée méconnaissent la vigueur de l’humanité ; car l’humanité ne serait plus le jour où elle ne serait plus ce qu’elle est, tout entière en violents contrastes.

* Cet ouvrage aura sans doute un troisième tome. En quelque sorte, le second donne la base du mouvement qui anime l’humanité (la base, c’est la forme la plus simple) ; le premier en décrit les effets dans l’ensemble des activités humaines, dans les sphères économiques et religieuses ; le troisième exposerait la solution du problème de l’autonomie, de l’indépendance de l’homme par rapport aux fins utiles, il aurait directement la souveraineté pour objet. Mais je ne l’écrirai pas avant un temps assez long. Pour l’instant, les deux premiers livres, qui d’ailleurs constituent l’un et l’autre une étude distincte, ont ensemble une cohérence qui se suffit à elle-même. ** Notamment au cours d’une conférence [Les relations entre le monde et le sacré et la croissance des forces de production] que M. François Perroux m’avait demandé de faire à l’Institut [de Science économique appliquée, le 8 juin 1949]3.


PREMIÉRE PARTIE


INTRODUCTION


L’ÉROTISME ET LA RÉFLEXION DE L’UNIVERS DANS L’ESPRIT

1. Incompatibilité première du monde de l’érotisme et de celui de la pensée. Jamais nous ne saisissons l’être humain — ce qu’il signifie — sinon de manière trompeuse : l’humanité se dément toujours, elle passe soudain de la bonté à la basse cruauté, de la pudeur extrême à l’extrême impudeur, de l’aspect le plus fascinant au plus odieux. Souvent, nous parlons du monde, de l’humanité, comme s’il avait quelque unité : en fait, l’humanité compose des mondes, voisins selon l’apparence mais en vérité étrangers l’un à l’autre ; parfois même, une distance incommensurable les sépare : ainsi le monde de la pègre est-il en un sens plus loin d’un couvent de carmélites qu’une étoile ne l’est d’une autre. Mais non seulement ces divers mondes se repoussent et se méconnaissent. Cette incompatibilité se concentre aussi en un seul être : dans sa famille, cet homme est un ange par la gentillesse mais, le soir venu, il se vautre dans la débauche. Le plus frappant est qu’en chacun des mondes auxquels je fais allusion, l’ignorance, du moins la méconnaissance des autres est de règle. Même en quelque sorte le père de famille oublie, jouant avec sa fille, les mauvais lieux où il entre en porc invétéré ; il serait surpris, dans ces conditions, de se remémorer le sale individu qu’il est resté, enfreignant toutes les règles délicates qu’il observe en compagnie de sa fille. D’une manière comparable, des hommes qui, chez eux, ne sont que de paisibles paysans, serviables et faisant sauter leurs enfants sur les genoux, peuvent dans les guerres incendier et piller, tuer et torturer : les deux mondes où ils se conduisent si différemment demeurant étrangers l’un à l’autre. Ce qui donne aux cloisons de ce genre une intangible solidité, c’est que la pensée réfléchie, cohérente, celle qui seule a formé de l’homme une image assez durable — et celle qui préside en principe à l’élaboration de mon livre — forme elle-même, à elle seule, un monde déterminé. Les jugements recevables sur l’homme, ayant toujours une forme cohérente, réfléchie, sont ceux du monde de la pensée qui, par définition, a peu ou n’a pas de contact avec les mondes réprouvés (qui même tient à l’écart certains mondes avouables*, mais gênants).


Je ne dis pas que la pensée, constituée comme telle, ignore ce qu’elle qualifie d’« inhumain », ou d’immonde ou de louche, mais elle ne peut véritablement l’intégrer : elle le connaît de haut, par condescendance, du dehors : cela est à la rigueur pour elle objet de second plan, qu’elle envisage arbitrairement, sans se reconnaître en jeu, comme la médecine envisage les maladies. Jamais elle ne confondra ce domaine maudit avec l’humanité concevable, qui seule est constitutive de la pensée. Toutefois, l’on pourrait croire que la psychanalyse envisage le domaine sexuel entier, sans réserve... C’est vrai, en apparence. Mais en apparence seulement. La psychanalyse elle-même est tenue de le définir savamment comme cet élément du dehors, inassimilable qu’il est, en principe, à la conscience claire. Pour elle sans doute la totalité concrète sans le sexe est inconcevable, mais la pensée propre à la science n’en est pas moins regardée comme actuellement intangible, comme si la sexualité, qui joua dans sa formation, ne la modifiait plus désormais, ou sinon d’une manière superficielle : pour la psychanalyse, la sexualité et la pensée demeurent sur des plans opposés ; comme les autres, la psychanalyse est une science envisageant des faits abstraits, isolés les uns des autres, influant à l’occasion les uns sur les autres. De cette façon, elle maintient en son nom le privilège moral de la pensée abstraite, toujours digne d’un grand respect ; elle accueille l’élément sexuel, mais c’est dans la mesure où ses développements le réduisent à l’abstraction, dont le fait concret reste sensiblement distinct. Mais il est possible, au delà de cette démarche correcte, d’en envisager une autre où l’orgueil de la science ou de la pensée ne pourrait être maintenu, où l’érotisme et la pensée ne formeraient plus des mondes séparés**.

2. Le monde de l’érotisme et celui de la pensée se complètent ; et sans leur accord la totalité n’est pas achevée. Je suivrai au cours de mon livre un principe de départ. Je n’envisagerai le fait sexuel que dans le cadre d’une totalité concrète et solidaire, où le monde érotique et l’intellectuel se complètent et se trouvent sur un plan d’égalité. Sans doute, un interdit mesure humainement la place de la vie sexuelle : jamais celle-ci n’est libre sans réserve ; il la faut toujours confiner dans les limites que fixe la coutume. Il serait vain, bien entendu, de s’y opposer en le


dénonçant : il n’est pas humain de dire que la liberté seule est conforme à la nature ; l’homme en effet se distingue essentiellement de la nature, il y est même violemment opposé, et l’absence d’interdit n’aurait qu’un sens : cette animalité dont les hommes ont conscience d’être sortis et à laquelle nous ne pouvons prétendre revenir. Mais autre chose est de nier cette horreur de la nature, passée dans notre essence, qui oppose nos propretés à la naïveté animale, autre chose de nous conformer aux jugements qui d’ordinaire accompagnent les interdits. En particulier, la pensée est imposée par la morale impliquée dans les interdits ; elle se laissa d’ailleurs former dans le monde vide de sensualité que délimitèrent les interdits. La pensée est asexuée : on verra cette limitation — opposée à la souveraineté, à toute attitude souveraine — faire du monde intellectuel le monde plat et subordonné que nous connaissons, ce monde de choses utiles et isolées, où l’activité laborieuse est la règle, où il est impliqué que chacun de nous devra tenir sa place dans une ordonnance mécanique. Si je considère au contraire la totalité, qui excède de tous côtés le monde réduit de la pensée, je sais qu’elle est faite de distances et d’oppositions. Mais jamais je ne puis, sans m’en détourner, lâcher pour une autre une de ses parties. Pour la voix populaire, « il faut de tout pour faire un monde », des prostituées et des saintes, des crapules et des hommes dont la générosité est sans mesure, mais cette voix n’est pas celle de la pensée constituée, qui réduit l’homme à la part neutre et qui nie cet ensemble solidaire, unissant le don de soi et les larmes aux massacres et aux ripailles. Je ne veux pas, de cette manière, porter un vague jugement sur les hommes, mais bien définir une manière de penser dont le mouvement réponde au caractère concret de la totalité offerte à la réflexion***. J’aimerais exposer cette méthode en m’en servant, plutôt qu’en l’analysant à part. Mais il me fallait dire en commençant que mon propos, parler de l’érotisme, ne pouvait être davantage isolé de la réflexion de l’univers dans l’esprit que celle-ci ne peut être isolée de l’érotisme : mais ceci implique en premier lieu que la réflexion, la pensée, dans ces conditions, doit être à la mesure de son objet, et non mon objet, l’érotisme, à la mesure de la pensée traditionnelle, que fonda le mépris de cet objet****.

* Le monde, par exemple, de la police ; ou celui des pompes funèbres, etc. ** Où la pensée n’exprimerait son objet (son seul objet), la totalité concrète, qu’à une seule condition, de ne plus s’élever au-dessus d’elle, d’être elle-même une partie constitutive de la totalité, perdue en elle. *** Qui elle-même est réflexion, n’est totalité qu’étant réflexion, mais réflexion animée jusqu’au tumulte aussi bien qu’à la rigueur par la diversité et les contradictions de ses contenus. **** Même la pensée de Jean-Paul Sartre est loin d’être à l’aise avec la sexualité. Ou plutôt, son aisance est conditionnée : par un dégoût exceptionnel, qui rejette l’érotisme sinon dans l’insignifiance, du moins dans un monde de dépression ; et curieusement, en contrepartie, par l’absence du sentiment du péché, c’est-


à-dire du sentiment de l’interdit, de la nécessité de l’interdit, qui fonde l’humain, et de l’égale nécessité de sa transgression ; sans un tel sentiment, l’érotisme insaisissable est une construction mal venue : c’est là ce que mon livre montrera.


DEUXIÈME PARTIE


L'INTERDIT DE L'INCESTE


I LE PROBLÈME DE L’INCESTE

1. L’opposition de l’« érotisme » des hommes à la « sexualité » des animaux. Le désir de porter vers un achèvement les démarches de la pensée, qui n’est pas un projet insensé mais une condition nécessaire à l’étude d’un sujet crucial, ne saurait détourner d’une question préliminaire. Dans le cas présent, le problème de l’origine est décisif. Essentiellement, l’érotisme est l’activité sexuelle de l’homme, opposée à celle des animaux. Toute la sexualité des hommes n’est pas érotique, mais elle l’est aussi souvent qu’elle n’est pas simplement animale. Disons dès l’abord que ce livre envisage l’ensemble d’un domaine dont l’aspect éthéré n’est pas moins lourd de sens que l’aspect opposé*. Mais en premier lieu son objet est le passage de la simple sexualité de l’animal à l’activité cérébrale de l’homme, impliquée dans l’érotisme ; je désigne par là les associations et les jugements qui tendent à qualifier sexuellement des objets, des êtres, des lieux et des moments qui par eux-mêmes n’ont rien de sexuel, rien non plus de contraire à la sexualité : tels le sens de la nudité et la prohibition de l’inceste. C’est ainsi que la chasteté ellemême est l’un des aspects de l’érotisme, c’est-à-dire de la sexualité proprement humaine. A priori, l’étude du passage de l’animal à l’homme devrait se fonder sur un minimum de données objectives, historiques. Dans le cadre de ces données, nous pourrions conjecturer ce qui survint. Nous ne pouvons songer à connaître au sens précis des événements, mais nous sommes moins désarmés qu’il ne semble d’abord. Nous savons d’une part que les hommes fabriquèrent des outils et les employèrent à diverses besognes, en vue de pourvoir à leur subsistance. Ils se distinguèrent, en un mot, des animaux par le travail. Parallèlement, ils s’imposèrent un certain nombre de restrictions concernant l’activité sexuelle et l’attitude à l’égard des morts. Aux interdits portant sur les morts (les cadavres) est en principe associé l’interdit du meurtre. Les interdits sexuels se lient de leur côté à des aspects fondamentaux de la sensibilité humaine, qui touchent


principalement les émissions excrémentielles [biffé : — mais ces aspects sont plus complexes et ne peuvent être l’objet d’un aperçu général immédiat]. Quoi qu’il en soit, les restrictions dont j’ai parlé, que nous ne cessons pas d’observer, apparaissent les unes et les autres à l’aurore de l’humanité. La terre garde les traces de l’attention portée par les premiers hommes aux dépouilles de leurs semblables. De même, rien ne permet de supposer que des êtres répondant aux définitions par l’anthropologie de l’Homo sapiens aient vécu qui n’aient pas observé la prohibition de l’inceste. Je laisserai de côté, pour l’instant, certains aspects complémentaires de l’interdit sexuel : ils déterminent l’attitude humaine à l’égard des fonctions diverses qui avoisinent de plus ou moins près les organes de l’activité génésique. L’étude du problème de l’inceste est sans doute la plus pressante : il est vrai qu’elle éloigne en premier lieu des vues totales auxquelles je donnerai dans ce livre l’importance première. Mais s’il est vrai que finalement la vue partielle doit être située dans le cadre d’une vue plus vaste, celle-ci ne pourrait pas être claire si elle se composait de détails inconnus. Je ne puis rien montrer de global qu’en le définissant par rapport à quelque chose de déjà vu. Ce sont les données précises —et tout extérieures — qui touchent l’interdit de l’inceste qui formeront l’intangible noyau d’une représentation plus entière. C’est l’instabilité des formes, aperçue dans la règle de l’inceste, qui donnera la manière de saisir un objet si mobile qu’il semble insaisissable. En effet, curieusement, l’objet du désir sexuel humain, l’objet qui excite ce désir ne peut être défini précisément. C’est toujours, dans sa forme, une conception arbitraire de l’esprit et comme un caprice cérébral : pourtant il est universel ! Cela, la règle de l’inceste, universelle mais de modalités variables, saura seule nous le rendre assez familier. Le monde érotique dans sa forme est fictif, c’est l’analogue d’un rêve, et l’on ne saurait mieux se faire à cette bizarrerie qu’en voyant se former les limites arbitraires d’un monde opposé, où la sexualité est interdite. Car les prohibitions fondamentales divisent les formes de la vie humaine en domaines séparés dont les cloisons semblent un défi à notre raison et à notre humeur d’êtres souverains. Ce qui est permis là est ailleurs criminel. Telle est la règle, arbitraire au point de paraître provocation, par laquelle nous sommes devenus des hommes, et dont la prohibition de l’inceste est le type.

2. La prohibition de l’inceste.


Je ne puis mieux représenter ce qu’il est possible de savoir de l’inceste qu’en suivant l’auteur le plus autorisé dans la matière. 4Sous le titre, un peu fermé, de Structures élémentaires de la parenté**, c’est le « problème de l’inceste » que s’efforce de résoudre le travail de Claude LéviStrauss. Le « problème de l’inceste » se pose en effet dans le cadre de la famille : c’est toujours un degré ou, plus précisément, une forme de parenté, qui décide de l’interdit opposé aux relations sexuelles ou au mariage de deux personnes. De même, la détermination de la parenté a pour sens la position des individus vis-àvis les uns des autres : ceux-ci ne peuvent s’unir, ceux-là le peuvent, enfin tels liens de cousinage représentent, par rapport au mariage possible, une indication privilégiée, souvent même à l’exclusion de tous les autres. D’emblée, si nous envisageons l’inceste, nous sommes frappés par le caractère universel de la prohibition. Sous une forme quelconque, toute l’humanité la connaît, mais les personnes visées par l’interdit changent suivant les lieux. Telle sorte de parenté est ici frappée d’interdit, ainsi le cousinage des enfants issus, l’un du père, l’autre de la sœur ; ailleurs, c’est au contraire la condition privilégiée du mariage, et les enfants de deux frères — ou de deux sœurs — ne peuvent s’unir. Les plus civilisés des peuples se bornent aux relations entre enfants et parents, entre frères et sœurs. Mais en règle générale, chez les peuples primitifs, nous trouvons les divers individus répartis en catégories bien distinctes, qui décident des relations sexuelles à prohiber ou à prescrire. Nous devons d’autre part envisager deux situations distinctes. Dans la première, celle qu’envisage Claude Lévi-Strauss sous le titre de Structures élémentaires de la parenté, le caractère précis des liens du sang est à la base de règles déterminant, en même temps que l’illégitimité, la possibilité du mariage. Dans la seconde, que l’auteur appelle, mais sans en traiter dans cet ouvrage, les « structures complexes », la détermination du conjoint est abandonnée « à d’autres mécanismes, économiques ou psychologiques ». Les catégories demeurent inchangées, mais s’il en est toujours d’interdites, ce n’est plus la coutume qui décide de celle où l’épouse doit être choisie (sinon strictement, du moins de préférence). Ceci nous éloigne bien de la situation qui nous est propre, mais l’auteur pense que les « interdits » ne peuvent être envisagés seuls, que leur étude ne peut être dissociée de celle des « privilèges » qui les complètent. C’est sans doute la raison pour laquelle le titre de son ouvrage évite le nom d’inceste et désigne, — encore qu’avec un peu d’obscurité, préférable au malentendu, — le système indissociable des interdits et des privilèges, — des oppositions et des prescriptions.


3. Les réponses de la science à l’énigme de l’inceste. Lévi-Strauss oppose à l’état de Nature celui de Culture, à peu près de la même façon qu’il est habituel d’opposer l’homme à l’animal : ceci l’amène à dire de la prohibition de l’inceste (il est bien entendu qu’en même temps, il songe aux règles d’exogamie qui la complètent) qu’« elle constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s’accomplit le passage de la Nature à la Culture » (p. 30). Il y aurait ainsi dans l’horreur de l’inceste un élément qui nous désigne en tant qu’hommes, et le problème qui en découle serait celui de l’homme lui-même, en tant qu’il ajoute à l’univers l’humanité. Ce que nous sommes, en conséquence tout ce que nous sommes, serait en jeu dans la décision qui nous oppose à la vague liberté des contacts sexuels, à la vie naturelle et indéfinie des « bêtes ». Il se peut que sous la formule se laisse deviner l’ambition extrême, qui voit dans la connaissance le désir de révéler l’homme à lui-même et, de cette façon, d’unir en celui qui l’aperçoit la totalité du réel à sa réflexion dans l’esprit. Il se peut aussi que, finalement, devant une exigence si lointaine, Lévi-Strauss se récuse et rappelle la modestie de son propos. Mais l’exigence — ou le mouvement — donnés dans une démarche si brûlante ne peuvent sûrement pas être limités, et par essence le parti de résoudre l’énigme de l’inceste est chargé de conséquences : il prétend éclairer ce qui fut proposé dans la nuit... Comment d’ailleurs, si quelque démarche, jadis, accomplit « le passage de la Nature à la Culture », la démarche qui en donnerait le sens n’aurait-elle pas elle-même quelques conséquences imprévues ? À vrai dire, immanquablement, nous devons vite nous donner des raisons de modestie. Claude Lévi-Strauss est amené dès l’abord à nous rapporter les faux pas de ceux qui le précédèrent dans ses voies ! Ils ne sont pas encourageants. Ceci nous donne encore une fois la vue d’ensemble des légèretés, des bévues, dont se satisfait le désir de connaître à bon compte. Le tribut le plus pénible est payé à la théorie finaliste, qui donne à la prohibition le sens d’une mesure eugénique : il s’agirait de mettre l’espèce à l’abri des effets des mariages consanguins. Ce point de vue eut d’illustres défenseurs (dont Lewis H. Morgan). Sa diffusion est récente : « elle n’apparaît nulle part », dit Lévi-Strauss, « avant le XVIe » (p. 14) ; mais elle est encore répandue, rien de plus commun aujourd’hui que la croyance au caractère dégénéré des enfants d’un inceste. Mais l’observation n’a pas confirmé ce que seul fonde le sentiment grossier que toute chose a un sens dans la Nature.


Pour quelques-uns, « la prohibition de l’inceste est la projection, ou le reflet sur le plan social, des sentiments ou des tendances que la nature de l’homme suffit entièrement à expliquer ». Répugnance instinctive ! dit-on. Lévi-Strauss a beau jeu de montrer que le contraire est vrai : la psychanalyse a montré que la nostalgie des relations incestueuses est commune. Pourquoi s’il n’en était pas ainsi la prohibition se ferait-elle aussi gravement ? Des explications de cet ordre, selon moi, sont viciées à la base : ce dont il s’agit est de préciser le sens d’une réprobation qui n’existe pas chez l’animal, qui doit être donnée historiquement, qui n’est pas simplement dans l’ordre des choses. À cette critique répondent en effet des explications historiques. « Mc Lennan et Spencer ont vu dans les pratiques exogamiques, la fixation par la coutume des habitudes de tribus guerrières, chez lesquelles la capture était le moyen normal d’obtenir des épouses » (p. 23). Durkheim a vu dans le tabou, pour les membres du clan, du sang de ce clan, — en conséquence du sang menstruel des femmes, — l’explication de l’interdit refusant ces dernières aux hommes de leur clan, de l’absence d’interdit s’il s’agit d’hommes d’un autre clan. De telles interprétations peuvent être logiquement satisfaisantes, mais leur « faiblesse réside dans le fait que les connexions ainsi établies sont fragiles et arbitraires... » (p. 25). À la théorie très sociologique de Durkheim, il serait possible de joindre l’hypothèse psychanalytique de Freud, qui place à l’origine du passage de l’animal à l’homme un prétendu meurtre du père par les frères : selon Freud, les frères jaloux entre eux maintiennent les uns vis-à-vis des autres l’interdit que le père leur avait fait de toucher à leur mère ou à leurs sœurs. À vrai dire, le « mythe » de Freud introduit la conjoncture la plus débridée : il a du moins l’avantage sur l’explication du sociologue d’être une expression de hantises vivantes. Lévi-Strauss le dit en termes heureux (p. 609-610) : « Il rend compte avec succès, non du début de la civilisation, mais de son présent : le désir de la mère ou de la sœur, le meurtre du père et le repentir des fils ne correspondent sans aucun doute à aucun fait, ou ensemble de faits, occupant dans l’histoire une place donnée. Mais ils traduisent peut-être, sous une forme symbolique, un rêve à la fois durable et ancien***. Et le prestige de ce rêve, son pouvoir de modeler, à leur insu, les pensées des hommes, proviennent précisément du fait que les actes qu’il évoque n’ont jamais été commis, parce que la culture y est toujours et partout opposée... »


4. Caractère insoutenable moralement des distinctions entre l’interdit et le licite. Aussi la théorie la moins vide est-elle en même temps la plus absurde ! À coup sûr, Freud voulut répondre, du moins eut la velléité de répondre à l’ambition immense dont j’ai parlé. Il eut le sens de la démarche bizarre, décisive et, en quelque sorte, mythologique, convenant au « devineur d’énigme » (comment oublier la longue résonance d’un vers en épigraphe de la Science des Rêves : Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo...). Ainsi Freud donnait généralement à ses démarches une valeur située comme celle des mythes dans la totalité du réel. Mais les réserves de Lévi-Strauss, en marquant l’ampleur de la recherche, en rendent l’insuccès plus pénible. Finalement, il va de soi que le terre-à-terre et la rigueur seuls sont à la mesure d’une recherche que ne compromet pas moins l’envolée que l’absence d’envolée. Il faut donc être lent et tenace et ne pas se laisser rebuter par d’inextricables données, par des termes de « casse-tête » ou de « jeu de patience ». C’est bien un immense « jeu de patience », l’un des plus coriaces, l’un des plus complexes sans doute que l’on ait jamais résolus. Interminable et du reste, il faut le dire, d’un ennui désespérant : les deux tiers environ du gros livre de LéviStrauss sont consacrés à l’examen minutieux des multiples combinaisons imaginées pour résoudre un problème dont la position d’ailleurs est ce qu’en fin de compte il fallait dégager d’un imbroglio arbitraire. « Les membres d’une même génération se trouvent également divisés en deux groupes : d’une part les cousins (quel que soit leur degré), qui s’appellent entre eux « frères » et « sœurs » (cousins parallèles), et d’autre part les cousins issus de collatéraux de sexe différent (quel que soit leur degré), qui s’appellent de termes spéciaux et entre lesquels le mariage est possible (cousins croisés). » Telle est pour commencer la définition d’un type simple, et qui s’avère fondamental, mais dont les nombreuses variantes posent des questions infinies. Le thème donné dans cette structure de base est d’ailleurs à lui seul une énigme. « Pourquoi, nous dit-on (p. 127-128), établir une barrière entre des cousins issus de collatéraux du même sexe et ceux issus de sexe différent, alors que le rapport de proximité est le même dans les deux cas ? Cependant, le passage de l’un à l’autre fait toute la différence entre l’inceste caractérisé (les cousins parallèles étant assimilés aux frères et aux sœurs) et, non seulement les unions possibles, mais même celles recommandées entre toutes (puisque les cousins croisés se désignent du nom de conjoints potentiels). La distinction est incompatible avec notre critérium biologique de l’inceste... »


Bien entendu, les choses se compliquent en tous sens et il semble souvent qu’il s’agit de choix arbitraires et insignifiants ; toutefois, dans la multitude des variantes, une discrimination de plus prend une valeur privilégiée. Il n’y a pas seulement privilège, assez commun, du cousin croisé sur le parallèle, mais encore du cousin croisé matrilinéaire sur le patrilinéaire. Je précise aussi simplement que je puis : la fille de mon oncle paternel est ma cousine parallèle : dans ce monde de « structures élémentaires » où se poursuit notre démarche, il y a beaucoup de chances pour que je ne puisse ni l’épouser, ni d’aucune façon la connaître sexuellement : je la tiens pour l’analogue de ma sœur, et je lui donne le nom de sœur. Mais la fille de ma tante paternelle (de la sœur de mon père), qui est ma cousine croisée, diffère de celle de mon oncle maternel, qui m’est également cousine croisée : c’est la première que j’appelle patrilinéaire, la seconde est matrilinéaire. J’ai des chances évidemment de pouvoir épouser librement l’une ou l’autre, cela se fait dans bien des sociétés primitives. (Il se peut d’ailleurs, dans ce cas, que la première, née de ma tante paternelle, soit aussi la fille de mon oncle maternel ; cet oncle maternel en effet peut très bien avoir épousé ma tante paternelle. Dans une société où le mariage entre cousins croisés n’est pas sujet à quelque discrimination secondaire, c’est ce qui a lieu ordinairement. Alors je dis de ma cousine croisée qu’elle est bilatérale.) Mais il se peut aussi que le mariage avec telle de ces cousines croisées me soit interdit comme incestueux. Certaines « sociétés prescrivent le mariage avec la fille de la sœur du père (côté patrilinéaire) et le prohibent avec la fille du frère de la mère (côté matrilinéaire), tandis qu’ailleurs encore, c’est le contraire qui se produit » (p. 544). Mais la situation de mes deux cousines n’est pas égale, j’ai bien des chances, entre la première et moi, de voir s’élever l’interdit, bien moins si ma volonté est de m’unir avec la seconde. « Si l’on considère, dit Lévi-Strauss (p. 544), la distribution de ces deux formes de mariage unilatéral, on constate que le second type l’emporte de beaucoup sur le premier. » Voici donc, en premier lieu, les formes essentielles de consanguinité qui sont à la base de l’interdit ou de la prescription du mariage. Il va sans dire qu’à en préciser les termes de cette manière le mystère s’est plutôt épaissi. Non seulement, de ces formes distinctes de parentés, la différence est formelle, pour nous vide de sens, non seulement nous sommes loin de la claire spécificité qui oppose nos parents et nos sœurs au reste des hommes, mais elle a suivant les lieux un effet ou l’effet contraire ! Nous sommes portés en principe à chercher dans la spécificité des êtres en jeu, — dans leur situation respective, au sens des conduites morales : dans leurs relations, — la raison de l’interdit qui les frappe. Mais ceci nous invite à nous détourner de cette voie.


Claude Lévi-Strauss dit lui-même combien est désarmant pour les sociologues un arbitraire aussi accusé. Ils « pardonnent difficilement, dit-il (p. 545), au mariage des cousins croisés, après leur avoir posé l’énigme de la différence entre enfants de collatéraux de même sexe, et enfants de collatéraux de sexes différents, d’ajouter le mystère supplémentaire de la différence entre la fille du père de la mère, et la fille de la sœur du père... ». Mais c’est en vérité pour mieux la résoudre que l’auteur montre aussi bien le caractère fermé de l’énigme. Il s’agissait tout bonnement de trouver sur quel plan des distinctions insoutenables en principe ont néanmoins des conséquences. Si certains effets diffèrent suivant que l’une ou l’autre de ces catégories entre en jeu, le sens des distinctions apparaîtra. Lévi-Strauss a montré dans l’institution archaïque du mariage le rôle d’un système d’échange distributif. L’acquisition d’une femme était celle d’une précieuse richesse, la valeur en était même sacrée : la répartition de cette richesse posait des problèmes vitaux, auxquels devaient répondre des règles. Apparemment une anarchie semblable à celle qui règne aujourd’hui n’aurait pu résoudre de tels problèmes. Des circuits d’échange où les droits sont d’avance déterminés peuvent seuls aboutir, souvent mal sans doute, mais dans l’ensemble assez bien, à la distribution équilibrée des femmes entre les divers hommes à pourvoir.

* Il s’agit précisément de deux mondes entre lesquels une cloison tend à s’établir, mais dont l’intelligence suppose une vue totale à travers la cloison. Et il est bien entendu de l’érotisme éthéré qu’il englobe l’amour mystique, exactement l’amour divin. ** Paris, P.U.F., 1949. *** Lévi-Strauss renvoie (p. 609, n. 1) à A.-L. KROEBER, Totem and Taboo in Retrospect.


II


LA RÉPONSE DE LÉVI-STRAUSS

1. Les règles de l’exogamie, le don des femmes et leur répartition. Nous ne pouvions facilement nous soumettre à la logique de cette situation. Dans l’extrême détente où nous vivons, en ce monde de possibilités nombreuses et indéfinies, nous ne pouvons nous représenter la tension inhérente à la vie en groupes restreints, que l’hostilité sépare souvent. Un effort est nécessaire pour imaginer la difficulté à laquelle la garantie de la règle répond. Nous devons au surplus tenir compte des conditions générales de la vie dans ces sociétés archaïques. C’est ainsi que nous devons nous garder essentiellement de nous figurer des tractations analogues à celles dont les richesses sont l’objet de nos jours. Même dans les cas les plus mauvais, l’idée suggérée par une formule comme « mariage par achat » est très éloignée d’une réalité primitive où l’échange n’avait pas l’aspect d’une opération étroite, uniquement soumise à la règle de l’intérêt, qu’il a de nos jours pour nous. Claude Lévi-Strauss a dûment replacé la structure d’une institution comme le mariage dans le mouvement global d’échanges qui anime la population primitive. Il renvoie aux « conclusions de l’admirable Essai sur le Don ». « Dans cette étude aujourd’hui classique, écrit-il (p. 66), Mauss* s’est proposé de montrer d’abord que l’échange se présente, dans la société primitive, moins sous forme de transactions que de dons réciproques, deuxièmement que ces dons réciproques occupent une place beaucoup plus importante dans ces sociétés que dans la nôtre ; enfin que cette forme primitive des échanges n’a pas seulement, et n’a pas essentiellement, un caractère économique, mais nous met en présence de ce qu’il appelle heureusement “un fait social total”, c’est-à-dire doué d’une signification à la fois sociale et religieuse, magique et économique, utilitaire et sentimentale, juridique et morale. » Un principe de générosité préside à ces sortes d’échanges, qui ont toujours un caractère cérémoniel : certains biens ne peuvent être destinés à une consommation morne ou utilitaire. Ce sont en général des biens de luxe. Même de nos jours, les produits de luxe sont voués, d’une manière fondamentale, à la vie cérémonielle. Ils sont réservés à des cadeaux, à des réceptions ; à des fêtes : ainsi en est-il entre autres du vin de champagne. Le champagne se boit en


certaines occasions, où, selon la règle, il est offert. Bien entendu, tout le champagne qui se boit est objet de transactions : les bouteilles sont payées aux producteurs. Mais au moment où il se boit, il n’est bu qu’en partie par celui qui l’a payé ; c’est du moins le principe qui préside à la consommation d’un bien dont la nature est celle de la fête, dont la présence seule désigne un moment différent d’un autre, tout autre qu’un moment quelconque, d’un bien d’ailleurs, qui, pour répondre à une attente profonde, « doit » ou « devrait » couler à flots, exactement sans mesure6. Les lecteurs de la première partie de cet ouvrage reconnaîtront les principes et les faits que j’y exposais une première fois. J’en reprends l’exposé aujourd’hui sous la forme — ou peu s’en faut — que Lévi-Strauss lui a donnée. Je ne puis regretter cette répétition. Elle a cette valeur à mes yeux : elle insiste sur une découverte fondamentale. J’ai malheureusement été le premier — et sans doute suis-je encore le seul — à en tenir compte sur le plan de la théorie économique. Mais d’une part j’envisage l’économie sur le plan général : je n’aurais pu introduire la considération du « don » comme « mode archaïque d’échange » si je m’étais borné aux opérations partielles que l’économie politique envisage. D’autre part, le « don », le « potlatch », analysé par Mauss est, comme LéviStrauss le rappelle, un « fait social total ». Comme tel, il se situe en même temps sur des plans souvent isolés les uns des autres. Au moment où j’aborde, dans le cadre de l’économie générale, l’aspect nullement isolable de l’érotisme, sans que nous puissions nous en étonner, le principe du don animant le mouvement de l’activité générale se retrouve à la base de l’activité sexuelle. C’est vrai de sa forme la plus simple : physiquement, l’acte sexuel est le don d’une énergie exubérante. C’est vrai de ses formes plus complexes, du mariage et des lois de répartition des femmes entre les hommes. Reprenons l’image du champagne, lui-même animé du mouvement de l’exubérance générale et clair symbole d’un trop-plein d’énergie. On voit dès lors la thèse de Lévi-Strauss : le père qui épouserait sa fille, le frère qui épouserait sa sœur serait semblable au possesseur de champagne qui n’inviterait jamais d’amis, qui boirait seul sa cave « en suisse ». Le père doit faire entrer la richesse qu’est sa fille, le frère, celle qu’est sa sœur, dans un circuit d’échanges cérémoniels : il doit la donner en cadeau, mais le circuit suppose un ensemble de règles admises en un milieu donné comme le sont des règles de jeu. Claude Lévi-Strauss a exprimé dans leur principe les règles qui président à ce système d’échanges, qui échappe pour une part à l’intérêt strict. « (Les) cadeaux, écrit-il (p. 67), sont ou bien échangés sur-le-champ contre des biens équivalents, ou bien reçus par les bénéficiaires, à charge pour eux de procéder, dans une occasion ultérieure, à des contre-cadeaux dont la valeur excède souvent celle des


premiers, mais qui ouvrent à leur tour un droit à recevoir plus tard de nouveaux dons, qui surpassent eux-mêmes la somptuosité des précédents. » De ceci, nous devons retenir principalement le fait que le but ouvert de ces opérations n’est pas de « recueillir un bénéfice ou des avantages de nature économique ». Parfois l’affectation de générosité va jusqu’à détruire les objets offerts. La pure et simple destruction impose évidemment un grand prestige. La production d’objets de luxe, dont le sens véritable est l’honneur de qui les possède, les reçoit ou les donne est d’ailleurs elle-même destruction du travail utile, du travail que l’on aurait pu employer à quelque chose d’utile (c’est le contraire du capitalisme, accumulant les forces utiles, créatrices de produits) : la consécration d’objets aux échanges glorieux les retire de la consommation productive. Il faut souligner ce caractère opposé à l’esprit mercantile, au marchandage et au calcul de l’intérêt, si l’on veut parler de « mariage par échange ». Il n’est pas jusqu’au mariage par achat qui ne participe du même mouvement : « (ce) n’est qu’une modalité, dit Lévi-Strauss (p. 81), de ce système fondamental analysé par Mauss... ». Ces formes de mariages sont assurément étrangères à celles où nous voyons l’humanité des unions, nous voulons un choix libre de part et d’autre, cependant elles ne situent pas les femmes sur le plan du commerce et du calcul, elles les rapprochent de la festivité, du champagne... Les femmes n’y figurent pas « d’abord (comme) un signe de valeur social, mais (comme) un stimulant naturel » (p. 80). « Même après le mariage, Malinowski a montré qu’aux Îles Trobriand le paiement du mapula représente, de la part de l’homme, une contreprestation destinée à compenser les services fournis par la femme sous forme de gratifications sexuelles » (p. 81). Ainsi les femmes sont-elles essentiellement vouées à la communication, ce qui revient à dire : elles doivent être, de la part de ceux qui, d’une manière immédiate, en disposent, objet de générosité. Ceux-ci doivent les donner, mais dans un monde où tout acte généreux contribue au circuit de la générosité générale. Je recevrai, si je donne ma fille, une autre femme pour mon fils (ou pour mon neveu). Il s’agit en somme, à travers un ensemble limité, de générosité, de communication organique. Les formes de l’échange sont d’avance convenues, comme le sont les multiples mouvements d’une danse ou d’une orchestration. Ce qui, dans la prohibition de l’inceste, est nié, n’est que l’effet d’une affirmation. Le frère donnant sa sœur nie moins la valeur de l’union sexuelle avec celle qui lui est proche, qu’il n’affirme la valeur plus grande de mariages qui uniraient cette sœur avec un autre homme, lui-même avec une autre femme. Il y a communication plus intense dans l’échange à base de générosité que dans la jouissance immédiate. Plus précisément, la festivité suppose l’introduction du mouvement, — la négation du repli sur soi, donc un déni de la


valeur suprême de l’avarice. La relation sexuelle est elle-même communication et mouvement, elle a la nature de la fête, c’est parce qu’elle est essentiellement une communication qu’elle exige dès l’abord un mouvement de sortie. Dans la mesure où s’accomplit le tumultueux mouvement des sens, il exige un recul, une renonciation, le recul faute duquel nul ne pourrait sauter aussi loin. Mais le recul exige lui-même la règle, qui organise la ronde et en assure le rebondissement indéfini.

2. Caractère propice à l’échange par don des diverses formes apparemment arbitraires de l’interdit. Bien entendu, ceci demande explication : je devrai d’ailleurs préciser la mesure dans laquelle j’ai outrepassé (sur un point) la pensée de Lévi-Strauss, qui ne parle qu’implicitement et sans doute n’irait pas jusqu’à dire ce que je dis : qu’il s’agit d’un processus dialectique de développement... Il se borne à dire essentiellement (p. 596) : « La prohibition de l’inceste est moins une règle qui interdit d’épouser mère, sœur ou fille qu’une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui. C’est la règle du don par excellence. Et c’est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractère. On cherche dans une qualité intrinsèque de la mère, de la fille, ou de la sœur, les raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve alors entraîné vers des considérations biologiques, puisque c’est seulement d’un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité ou la filialité — si l’on peut dire — sont des propriétés des individus considérés, mais, envisagées d’un point de vue social, ces qualifications ne peuvent être regardées comme définissant des individus isolés, mais des relations entre ces individus et tous les autres. » D’autre part, il insiste sur un autre aspect, — peut-être conciliable, mais nettement opposé, — de la valeur des femmes, à savoir leur utilité matérielle. Je dois d’ailleurs à ce point préciser ce caractère à mon tour : je le crois second, mais non seulement l’on ne pourrait sans en tenir compte mesurer la portée des échanges effectués, la théorie de Lévi-Strauss demeurerait encore suspendue. C’est jusqu’à maintenant une hypothèse brillante, elle est séduisante, mais il reste à trouver le sens de cette mosaïque d’interdits variés : le sens que peut avoir le choix entre des formes de parenté dont l’opposition semble insignifiante.


C’est à débrouiller les effets divers qu’ont sur les échanges les diverses formes de parenté que Lévi-Strauss s’est justement attaché ; il a de cette façon donné une base solide à son hypothèse, et pour cela il a cru bon de s’appuyer sur l’aspect le plus tangible des échanges dont il a suivi les jeux. À l’aspect séduisant de la valeur des femmes, dont j’ai parlé en premier lieu (dont Lévi-Strauss parle lui-même — sans insistance), s’oppose en effet l’intérêt matériel que la possession d’une femme représente pour le mari. Cet intérêt ne saurait être nié et je ne crois pas en effet que l’on puisse, sans l’apercevoir, bien suivre le mouvement des échanges de femmes. Je m’efforcerai plus loin de composer l’évidente contradiction des deux points de vue. Ce n’est pas le moins du monde inconciliable, au contraire, avec l’interprétation de LéviStrauss, mais je dois d’abord insister sur l’aspect qu’il souligne lui-même : « Comme on l’a souvent remarqué, dit-il (p. 48), le mariage, dans la plupart des sociétés primitives (comme aussi, mais à un moindre degré, dans les classes rurales de notre société), présente une... importance économique. La différence entre le statut économique du célibataire et celui de l’homme marié, dans notre société, se réduit presque exclusivement au fait que le premier doit, plus fréquemment, renouveler sa garde-robe**. » La situation est tout autre dans des groupes où la satisfaction des besoins économiques repose entièrement sur la société conjugale et sur la division du travail entre les sexes. Non seulement l’homme et la femme n’ont pas la même spécialisation technique, et dépendent donc l’un de l’autre pour la fabrication des objets nécessaires aux tâches quotidiennes, mais ils se consacrent à la production de types différents de nourriture. Une alimentation complète, et surtout régulière, dépend donc de cette véritable « coopérative de production » que constitue un ménage. Cette nécessité où se trouve un homme de se marier réserve en un sens une sanction. Si une société organise mal l’échange des femmes, un désordre réel s’ensuit. C’est pourquoi, d’une part l’opération ne doit pas être livrée au hasard, elle implique des règles assurant la réciprocité ; d’autre part, si parfait que soit un système d’échanges, il ne peut répondre à tous les cas ; il en résulte des glissements et des altérations fréquentes. La situation de principe est toujours la même et elle définit la fonction que partout le système doit assurer. Bien entendu, « l’aspect négatif n’est que l’aspect fruste de la prohibition » (p. 64). Partout il est important de définir un ensemble d’obligations qui mette en train les mouvements de réciprocité ou de circulation. « Le groupe au sein duquel le mariage est interdit évoque aussitôt la notion d’un autre groupe... au sein duquel le mariage est, selon les cas, simplement possible, ou inévitable ; la prohibition de l’usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en


mariage la fille ou la sœur à un autre homme et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur de cet autre homme. Ainsi toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive » (p. 64). Dès lors, « à partir du moment où je m’interdis l’usage d’une femme, qui devient... disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi » (p. 65). Frazer avait déjà aperçu le premier que « le mariage des cousins croisés découle de façon simple et directe, et dans un enchaînement tout naturel, de l’échange des sœurs en vue des intermariages*** ». Mais il n’avait pu à partir de là donner une explication générale, et les sociologues n’avaient pas repris des conceptions cependant satisfaisantes. Alors que, dans le mariage de cousins parallèles, le groupe ne perd ni n’acquiert, le mariage de cousins croisés amène l’échange d’un groupe à l’autre : en effet, dans les conditions courantes, la cousine n’appartient pas au même groupe que son cousin. De cette manière, « une structure de réciprocité se construit, selon laquelle le groupe qui a acquis doit rendre et celui qui a cédé peut exiger... » (p. 178). « ... Les cousins parallèles entre eux sont issus de familles qui se trouvent dans la même position formelle, qui est une position d’équilibre statique, tandis que les cousins croisés sont issus de familles qui se trouvent dans des positions formelles antagonistes, c’est-àdire, les uns par rapport aux autres, dans un déséquilibre dynamique... » (ibidem). Ainsi le mystère de la différence entre les cousins parallèles et les croisés se résout dans la différence entre une solution propice à l’échange, et une autre où la stagnation tendrait à l’emporter. Mais dans cette simple opposition, nous n’avons qu’une organisation dualiste et l’échange est dit restreint. Si plus de deux groupes sont en jeu, nous passons à l’échange généralisé. Dans l’échange généralisé, un homme A épouse une femme B ; un homme B, une femme C ; un homme C, une femme A. (Ces formes peuvent d’ailleurs s’étendre.) Dans ces conditions différentes, de même que le croisement des cousins donnait la forme privilégiée de l’échange, le mariage des cousins matrilinéaires donne pour des raisons de structure des possibilités ouvertes d’enchaînement indéfini. « Il suffit, dit Lévi-Strauss (p. 560), qu’un groupe humain proclame la loi du mariage avec la fille du frère de la mère, pour que s’organise, entre toutes les générations et entre toutes les lignées, une vaste ronde de réciprocité, aussi harmonieuse et inéluctable que les lois physiques ou biologiques ; tandis que le mariage avec la fille de la sœur du père » ne peut étendre la chaîne des transactions matrimoniales, il ne peut atteindre d’une


manière vivante un but toujours lié au besoin d’échange, l’extension des alliances et de la puissance7.

3. Les vicissitudes de l’érotisme envisagées comme une histoire. Le caractère ambigu de la théorie de Lévi-Strauss n’est nullement digne d’étonnement. D’une part, l’échange, ou plutôt le don des femmes, met en jeu les intérêts de celui qui donne — qui ne donne qu’à charge de revanche. Il se fonde d’autre part sur sa générosité. Ceci répond à l’aspect double du « donéchange », de l’institution à laquelle est souvent donné le nom de « potlatch » : le potlatch est à la fois dépassement du calcul et comble du calcul. Mais peutêtre est-il dommage que Lévi-Strauss ait si peu insisté sur la relation du potlatch des femmes avec la structure de l’érotisme. Nous verrons en effet que la formation de l’érotisme implique une alternance de l’horreur et de l’attrait, de la négation et de l’affirmation qui la suit, qui diffère de la première, immédiate, en ceci qu’elle est humaine (érotique) et non simplement sexuelle, animale. Il est vrai que le mariage semble souvent à l’opposé de l’érotisme. Mais nous en jugeons de cette manière en raison d’un aspect qui est peut-être secondaire. N’est-il pas permis de penser qu’au moment où les règles s’établirent, qui ordonnèrent ces barrières et leur levée, celles-ci déterminaient vraiment les conditions de l’activité sexuelle ? Le mariage semble être une survivance d’un temps où les relations sexuelles en dépendirent d’une manière fondamentale. Une institution d’interdits et de levées de l’interdit qui touchent essentiellement la sexualité se serait-elle formée dans sa rigueur si elle n’avait tout d’abord eu de sens que l’établissement d’un foyer ? Tout indique, me semble-t-il, que le problème des relations intimes est posé dans ces règlements. Comment expliquer, sinon, que le mouvement contre nature de la renonciation des proches y soit donné ? C’est là un mouvement extraordinaire, une sorte de révolution intime dont l’intensité dut être excessive puisque à la seule idée d’un manquement l’effroi le plus terrible est banal. C’est ce mouvement, sans doute, qui est à l’origine du potlatch des femmes (de l’exogamie), de ce don paradoxal de l’objet de la convoitise. Il me semble difficile de penser qu’une sanction, celle de l’interdit, se fût imposée si fortement — et partout — si elle n’avait touché la violence génésique. Réciproquement, il me semble que l’objet de l’interdit fut d’abord désigné par l’interdit même à la


convoitise : si l’interdit fut essentiellement de nature sexuelle il a, selon la vraisemblance, souligné la valeur sexuelle de son objet (ou plutôt, sa valeur érotique). C’est là justement ce qui sépare l’homme de l’animal : c’est la limite opposée à la libre activité sexuelle qui donna une valeur nouvelle à ce qui ne fut, pour l’animal, qu’une irrésistible impulsion, fuyante et pauvre de sens. Ce double mouvement me semble être l’essence de l’érotisme et il me semble aussi, à suivre la théorie de Lévi-Strauss, être celle des règles d’échange liées à la prohibition de l’inceste. Ce lien de l’érotisme et de ces règles est souvent difficile à saisir du fait que ces dernières ont essentiellement le mariage pour objet et que le mariage et l’érotisme sont le plus souvent opposés l’un à l’autre. L’aspect d’association économique en vue de la reproduction est devenu l’aspect dominant du mariage. Si les règles du mariage jouent, elles peuvent avoir eu pour objet tout le cours de la vie sexuelle, mais les choses se passent finalement comme si leur seul objet était la répartition des richesses utiles. Les femmes ont pris le sens de leur fécondité et de leur travail. Cette évolution contradictoire était elle-même donnée d’avance. Il est certain que la vie érotique ne peut être réglée. Elle reçut des règles, mais ces règles justement ne purent que lui assigner un domaine en dehors des règles. Et l’érotisme une fois rejeté du mariage, celui-ci tendit à revêtir un aspect principalement matériel, dont Lévi-Strauss eut raison de marquer l’importance : en effet, les règles assurant le partage des femmes-objets de convoitise assurèrent le partage des femmes-force de travail. Où l’on voit que décidément la vie sexuelle de l’homme ne peut être envisagée comme une donnée simple, mais comme une histoire. Elle est d’abord la négation de la liberté animale, mais les règles qu’elle se donne sont provisoires : sa destinée est l’incessant renversement dont j’essayerai de suivre les détours.

* L’Essai sur le Don de Marcel Mauss vient d’être réédité dans un premier volume réunissant quelquesuns des écrits du grand sociologue disparu, sous le titre Sociologie et Anthropologie (P.U.F., 1950). Me servant cette fois des termes de Lévi-Strauss, je reprends ici l’exposé que j’ai donné une première fois dans la première partie de ce travail ([O.C., t. VII,] Part maudite, I, La Consumation, p. [70-79]). À la vérité, le thème du « potlatch » est si important pour le développement de ma théorie que je ne puis manquer, en ayant l’occasion, de le reprendre à fond.5 ** Il y a sur ce point une exagération évidente : les situations diffèrent grandement suivant les cas. Et de même, on peut se demander jusqu’à quel point, pour les primitifs, le sort du célibataire est égal à lui-même. Il me semble personnellement que la théorie de Lévi-Strauss est principalement fondée sur l’aspect « générosité », bien que, sans nul doute, l’aspect « intérêt » donne en général de la consistance aux faits. *** Cité par Lévi-Strauss, p. 176.


III


LE PASSAGE DE L'ANIMAL À L'HOMME

1. Les limites de la théorie de Lévi-Strauss et le passage de l'animal à l'homme. L'œuvre de Lévi-Strauss semble bien répondre, et même avec une précision inespérée, aux principales questions que posaient les bizarres conséquences de l'interdit de l'inceste. Si j'ai cru nécessaire, à la fin de mon analyse, d'introduire un mouvement en deux temps, ce mouvement était implicite dans les développements de l'auteur. Toutefois, en une certaine mesure, l'allure générale de l'ouvrage en restreint, sinon la portée, du moins le sens immédiat. L'essentiel en est donné dans un mouvement d'échanges, dans un « fait social total » où la totalité de la vie se compose. Malgré ce principe, l'explication économique se poursuit à peu près d'un bout à l'autre, comme si elle devait se tenir seule. L'on ne saurait dire un mot qui aille à l'encontre, sinon dans la mesure où l'auteur fait lui-même les réserves nécessaires. Reste une nécessité de regarder d'un peu loin la totalité se composant. Lévi-Strauss l'a, bien entendu, ressentie et il donne à la fin, dans les dernières pages du livre, la vue d'ensemble attendue. Ces dernières pages sont remarquables, essentielles, mais elles représentent plutôt une indication qu'une construction. L'analyse d'un aspect isolé est menée parfaitement, mais l'aspect global où s'insère cet aspect isolé demeure à l'état d'esquisse. Apparemment, cela tient à l'horreur de la philosophie qui domine, et sans doute pour de bonnes raisons, le monde savant. Il me semble toutefois difficile d'aborder le passage de la nature à la culture en se tenant dans les limites de la science qui isole, qui abstrait ses vues. Sans doute, le désir de ces limites est sensible dans le fait de parler non de l'animalité mais de la nature, non de l'homme mais de la culture. C'est aller d'une vue abstraite à l'autre, et c'est exclure le moment où la totalité de l'être est engagée dans un changement. Il me semble difficile de saisir cette totalité dans un état, ou des états, et le changement donné dans la venue de l'homme ne peut être isolé de tout ce qu'est le devenir de l'homme, de tout ce qui est en jeu si l'homme et l'animalité s'opposent en un déchirement exposant la totalité de l'être divisé8. Nous ne pouvons, en d'autres termes, saisir l'être que dans l'histoire : dans des changements, des passages d'un état à l'autre, non dans la succession des états. À parler de nature, de culture, Lévi-Strauss a juxtaposé


des abstractions : tandis que le passage de l'animal à l'homme implique non seulement les états formels mais le drame où ils s'opposèrent.

2. La spécificité humaine. Des interdits historiques saisissables, l'apparition du travail et, subjectivement, de durables répulsions et une insurmontable nausée marquent si bien l'opposition de l'animal à l'homme qu'en dépit de la date reculée de l'événement, je puis dire qu'il n'est rien de mieux connu. Je poserai en principe le fait peu contestable que l'homme est un animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations — du monde donné et de sa propre animalité — par l'homme sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a l'homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme. L'homme nie essentiellement ses besoins animaux, c'est le point sur lequel portèrent ses interdits élémentaires, dont certains sont si universels et vont en apparence si bien de soi qu'il n'en est jamais question. Seule, à la rigueur, la Bible donne une forme particulière (celle de l'interdit de la nudité) à l'interdit général de l'instinct sexuel, disant d'Adam et d'Ève qu'ils se surent nus. Mais on ne parle même pas de l'horreur des excreta, qui est uniquement le fait de l'homme. Les prescriptions qui touchent généralement nos aspects orduriers ne sont l'objet d'aucune attention réfléchie et ne sont même pas classées au nombre des tabous. Il existe ainsi une modalité du passage de l'animal à l'homme si radicalement négative qu'on n'en parle pas. On ne la met pas au compte des réactions religieuses de l'homme, tandis que l'on y met les tabous les plus insignifiants. Sur ce point, la négation est si parfaitement réussie que l'on tient pour peu humain même d'apercevoir et d'affirmer qu'il y a là quelque chose.


Pour simplifier, je ne parlerai pas maintenant du troisième aspect de la spécificité humaine, qui touche la connaissance de la mort : je préciserai seulement à ce propos que cette conception, peu discutable, du passage de l'animal à l'homme est en principe celle de Hegel. Toutefois Hegel, qui insiste sur le premier et le troisième aspect, évite le second, obéissant ainsi (en n'en parlant pas) aux interdits universels que nous suivons. C'est moins conséquent qu'il ne semble d'abord, en ce sens que ces formes élémentaires de la négation de l'animalité se retrouvent dans des formes plus complexes. Mais s'il s'agit précisément d'inceste, on peut douter qu'il soit possible de négliger l'interdit élémentaire de l'obscénité*.

3. La variabilité des règles de l'inceste et le caractère généralement variable des objets de l'interdit sexuel. Comment même pourrions-nous ne pas définir l'inceste à partir de là ? Nous ne pouvons dire : « ceci » est obscène. L'obscénité est une relation. Il n'y a pas « de l'obscénité » comme il y a « du feu » ou « du sang », mais seulement comme il y a, par exemple, « outrage à la pudeur ». Ceci est obscène si cette personne le voit et le dit, ce n'est pas exactement un objet, mais une relation entre un objet et l'esprit d'une personne. En ce sens, on peut définir des situations telles que des aspects donnés y soient, du moins y paraissent obscènes. Ces situations sont d'ailleurs instables, elles supposent toujours des éléments mal définis, ou si elles ont quelque stabilité, cela ne va pas sans arbitraire. Et de même, les accommodements avec les nécessités de la vie sont nombreux. L'inceste est l'une de ces situations, définie arbitrairement. Cette représentation est si nécessaire, si peu évitable, que si nous ne pouvions alléguer l'universalité de l'inceste, nous ne pourrions pas facilement montrer le caractère universellement humain de l'interdit de l'obscénité. L'inceste est le témoignage premier de la connexion fondamentale entre l'homme et la négation de la sensualité, de l'animalité sensuelle. Bien entendu, l'homme n'a jamais réussi à nier la sensualité, sinon d'une manière superficielle (ou par défaut). Même les saints ont au moins les tentations. Il s'agit seulement de réserver des domaines où l'activité sexuelle ne puisse entrer. Ainsi y a-t-il des lieux, des circonstances, des personnes réservés : les aspects de la sensualité nue sont obscènes dans ces lieux, dans ces


circonstances ou à l'égard de ces personnes. Ces aspects, comme les lieux, les circonstances et les personnes sont variables et toujours définis arbitrairement. Ainsi la nudité n'est pas en elle-même obscène : elle l'est devenue un peu partout, mais inégalement. C'est de la nudité que, du fait d'un glissement, parle la Genèse, énonçant le passage, par le sentiment de l'obscénité, de l'animal à l'homme. Mais ce qui heurtait la pudeur au début même du siècle ne la heurte plus, ou la heurte moins. La nudité relative des baigneuses est encore obscène sur une plage espagnole, non sur une plage française : mais dans une ville, même en France, le costume de baigneuse dérange un grand nombre de gens. De même, incorrect à midi, un décolleté est correct le soir. Et la nudité la plus intime n'est pas le moins du monde obscène dans le cabinet d'un médecin. Dans les mêmes conditions, les réserves à l'égard des personnes sont mobiles. Elles limitent en principe aux relations du père et de la mère, à la vie conjugale inévitable, les contacts sexuels des personnes qui vivent ensemble. Mais de même que les interdits touchant les aspects, les circonstances ou les lieux, ces limites sont très incertaines, très changeantes. En premier lieu, l'expression « qui vivent ensemble » n'est admissible qu'à une condition : de n'être en aucune mesure précisée. Nous retrouvons, dans ce domaine autant d'arbitraire, — et autant d'accommodements, — que s'il est question du sens de la nudité. Il faut en particulier insister sur l'influence des commodités. Le développement de LéviStrauss expose ce rôle assez clairement. La limite arbitraire entre parents permis et interdits varie en fonction du besoin d'assurer des circuits d'échanges. Quand ces circuits organisés cessent d'être utiles, la situation incestueuse se réduit. Si l'utilité ne joue plus, on tend à se défaire d'obstacles dont l'arbitraire devient choquant. En contrepartie, le sens de l'interdit se renforce en raison d'un caractère stabilisé : sa valeur intrinsèque en est plus sensible. Chaque fois qu'il est commode, d'ailleurs, la limite peut s'étendre de nouveau, ainsi dans les procès de divorce du Moyen Âge... Il n'importe, il s'agit toujours d'opposer au désordre animal le principe de l'humanité accomplie, pour laquelle la chair ou l'animalité n'existent pas. La pleine humanité sociale exclut radicalement le désordre des sens ; elle nie son principe naturel, elle refuse ce donné et n'admet que l'espace lavé d'une maison, de parquets, de meubles, de vitres, à travers lesquels se déplacent de vénérables personnes, à la fois naïves et inviolables, tendres et inaccessibles. En ce symbole n'est pas seulement donnée la limite réservant la mère pour le fils ou la fille pour le père : c'est généralement l'image, — ou le sanctuaire, — de cette humanité asexuée, qui élève ses valeurs à l'abri des violences et de la saleté de la passion.


4. L'essence de l'homme est donnée dans l'interdit de l'inceste, et dans le don des femmes, qui en est la conséquence. Ceci ne va nullement contre la théorie de Lévi-Strauss. L'idée d'une négation extrême (à l'extrême du possible) de l'animalité charnelle se place même immanquablement au point de jonction des deux voies où Lévi-Strauss s'est engagé, où, plus précisément, le mariage lui-même est engagé. En un sens, le mariage unit l'intérêt et la pureté, la sensualité et l'interdit de la sensualité, la générosité et l'avarice. En son mouvement initial, c'est le contraire de l'animalité, c'est le don. Sans nul doute, Lévi-Strauss a pleinement fait la lumière sur ce point. Et il a si bien analysé ces mouvements que, dans ses conceptions, nous apercevons clairement ce qui constitue l'essence du don : le don est lui-même la renonciation, c'est l'interdit de la jouissance animale, immédiate, sans réserve. C'est que le mariage est moins le fait des conjoints que celui du « donneur » de la femme, de l'homme (du père, du frère) qui aurait pu jouir librement de cette femme (de sa fille, de sa sœur) et qui la donne9 : le don qu'il en fait est peut-être le substitut de l'acte sexuel ; l'exubérance du don, de toute manière, a le même sens — celui d'une dépense des ressources — que cet acte lui-même. Mais le renoncement qui permit cette forme de dépense, et que l'interdit fonda, a seul rendu le don possible. Même si le don soulage, comme l'acte sexuel, ce n'est plus en aucune mesure à la manière dont l'animalité se libère : et l'essence de l'humanité se dégage de ce dépassement. Le renoncement du proche parent — la réserve de celui qui s'interdit la chose-même qui lui appartient — définit l'attitude humaine qui est à l'opposé de la voracité animale. Il souligne réciproquement, comme je l'ai dit, la valeur séduisante de son objet. Mais il contribue à créer le climat d'un monde humain, où le respect, la difficulté et la réserve l'emportent sur la violence. Il est le complément de l'érotisme, où l'objet promis à la convoitise acquiert une valeur plus aiguë. Il n'y aurait pas d'érotisme s'il n'y avait d'autre part un respect des valeurs interdites. Mais il n'y aurait pas de plein respect si l'écart érotique n'était ni possible ni séduisant. Bien entendu, le respect n'est que le détour de la violence. D'une part, le respect ordonne le monde humanisé, où la violence est interdite ; d'autre part, le respect ouvre à la violence la possibilité d'une irruption dans le domaine où elle est inadmissible. L'interdit ne change pas la violence de l'activité sexuelle mais, en fondant le milieu humain, il en fait ce que l'animalité ignorait : la transgression de la règle. D'une part, le moment de la transgression (ou de l'érotisme déchaîné), d'autre part l'existence d'un milieu où la sexualité n'est pas recevable, sont seulement les


points extrêmes d'une réalité où abondent les formes moyennes. L'acte sexuel en général n'a pas le sens d'un crime et la localité où seuls des maris venus du dehors peuvent toucher aux femmes du pays répond à une situation très archaïque. Le plus souvent, l'érotisme modéré est l'objet d'une tolérance et l'exclusion de la sexualité, même où elle semble sévère, ne touche guère que la façade. Mais ce sont les extrêmes qui ont le plus de sens. Ce qui importe essentiellement c'est qu'existe un milieu, si limité fût-il, où l'aspect érotique est impensable, et des moments de transgression où l'érotisme atteint la valeur de renversement la plus forte. Cette extrême opposition n'est d'ailleurs concevable que si l'on songe à l'incessante variabilité des situations. C'est ainsi que la part du don dans le mariage, puisque le don se lie à la fête, que toujours l'objet du don concerne le luxe, l'exubérance et la démesure, peut faire ressortir le mariage, lié au tumulte de la fête, comme un moment de transgression. Mais l'aspect de transgression du mariage s'est assurément estompé. Finalement, le mariage est plutôt un compromis de l'activité sexuelle et du respect. Il a surtout le sens de ce dernier. Le moment du mariage, le passage, a gardé, mais vaguement, quelque chose de la transgression qu'il fut en principe (cet aspect demeurait sensible dans une tradition archaïque comme le droit de jambage qui, moins que l'abus des plus forts, signifia le désir de confier l'opération initiale à des hommes qui avaient un pouvoir de transgression : dans un temps reculé, c'étaient les prêtres). Mais la vie conjugale absorbe dans le monde de l'interdit, dans un monde en partie comparable à celui des mères et des sœurs et qui, de toute façon, en est voisin (pour ainsi dire, contaminé), tout le débordement de l'activité génésique. Dans ce mouvement, la pureté de l'humanité que fonde l'interdit — la pureté de la mère, de la sœur — passe lentement, en partie, à l'épouse devenue mère. Ainsi l'état de mariage réserve-t-il la possibilité d'une vie proprement humaine, poursuivie dans le respect des interdits opposés à la libre satisfaction des besoins animaux.

* La formule est contestable en ce sens : obscène désigne l'aspect interdit de la sexualité, mais 1) cet aspect est bien connu, dans ses limites précises, 2) je ne puis éviter d'employer néanmoins le mot interdit.


TROISIÈME PARTIE


LES OBJETS NATURELS DES INTERDITS


I LA SEXUALITÉ ET LES DÉJECTIONS

1. La négation de la nature. J’ai voulu saisir, dans les mouvements qui déterminèrent l’interdit de l’inceste, l’origine des modes expressément humains de l’activité sexuelle. Mais il est clair que si l’inceste est lié à cette origine, il n’est pas lui-même la cause des formes nouvelles que la sexualité prit chez les hommes : il en est plutôt la conséquence. Si j’en ai parlé en premier lieu, c’est qu’il est le signe le plus certain des fortes répugnances qui s’opposèrent à l’origine au libre cours de la sexualité. C’est apparemment un sentiment lourd de l’acte génésique, que ne connaissent pas les animaux, qui porta nos premiers ancêtres à l’exclure de la vie proprement humaine (si l’on veut, de la vie en groupes). J’ai déjà énoncé en principe que l’horreur des besoins animaux, allant de pair, d’une part, avec la nausée de la mort et des morts, de l’autre, avec la pratique du travail, avait marqué le « passage de l’animal à l’homme ». L’homme est un animal qui nie la nature : il la nie par le travail, qui la détruit et la change en un monde artificiel, il la nie en l’espèce de l’activité créatrice de la vie, il la nie en l’espèce de la mort. L’interdit de l’inceste est l’un des effets de la nausée qu’eut de sa condition bestiale l’animal qui devenait humain. Les formes de l’animalité se trouvèrent exclues d’un monde clair, qui avait le sens de l’humanité. Ces formes, toutefois, ne purent être niées que fictivement. Les hommes surent enfermer en de strictes limites — où il fût, justement, à sa place — le monde de la chair animale, mais jamais ils ne voulurent le supprimer. Ils n’auraient pu même y prétendre ; il leur fallut se contenter de le subtiliser, le retirant de la lumière et le confinant dans la nuit, où il est dérobé à l’attention. La place de l’immondice est dans l’ombre, où les regards ne peuvent l’atteindre. Le secret est la condition de l’activité sexuelle, comme il est celle de l’accomplissement des besoins naturels. La nuit englobe de cette façon deux mondes d’ailleurs distincts, mais toujours associés. La même horreur éloigne dans la même nuit la fonction sexuelle et


l’excrétion. L’association est donnée dans la nature qui rapproche et même, en partie, confond les organes. Bien entendu, nous ne pouvons déterminer l’élément essentiel de l’aversion qui nous soulève dans la nausée que nous avons des unes et des autres « ordures ». Nous ne pouvons même savoir si les excréments sentent mauvais pour le dégoût que nous en avons, ou si c’est leur mauvaise odeur qui nous en dégoûte. Sur le chapitre de l’odeur, les animaux ne montrent pas de répugnance. L’homme semble seul avoir honte de cette nature, dont il vient, et dont il ne cesse pas d’être partie. C’est tout à fait sensible pour nous. Ce monde humanisé, nous l’avons ordonné à notre image en y effaçant jusqu’aux traces de la nature, surtout nous en avons éloigné tout ce qui pourrait rappeler la manière dont nous en sortons. L’humanité dans son ensemble ressemble aux parvenus honteux de leur humble origine. Ils éloignent d’eux ce qui la suggère. Que sont d’ailleurs les « grandes » ou les « bonnes » familles, sinon celles où notre naissance fangeuse est le plus soigneusement camouflée ? Saint Augustin exprimait ainsi le caractère inavouable des chairs qui sont anonymement à notre source : inter faeces et urinam nascimur, disait-il (nous sortons d’entre les ordures). Mais nous ne pourrons jamais savoir si ces ordures, d’où nous sortons, sont d’elles-mêmes ignobles à nos yeux, ou si elles nous paraissent telles pour la raison que nous en sortons. Il est clair que nous sommes fâchés de sortir de la vie, de la viande, de toute une immondice sanglante. Nous pourrions à la rigueur penser que c’est la matière vivante, au niveau même où nous nous séparons d’elle, qui est l’objet privilégié de notre nausée. Nous sortons nos enfants de la fange, puis nous nous efforçons d’effacer les traces de cette origine. Nous nous employons à les terrifier dès qu’ils sont en âge de participer (peu à peu) à notre dégoût des ordures, de tout ce qui émane des chairs chaudes et vivantes. Tout d’abord, ils sont insensibles à nos émois. Comment éviter de croire que ces aspects, ces odeurs répugnantes, ne sont pas en eux-mêmes si gênants ? En bas âge, les enfants les supportent sans réaction. Autour de nous, nous avons ordonné le monde de telle manière que, si les « saletés » n’en étaient pas incessamment rejetées, l’édifice se décomposerait. Mais l’horreur qui exige de nous ce mouvement incessant de rejet n’est pas naturelle. Elle a tout au contraire un sens de négation de la nature. Nous devons nous opposer aux mouvements naturels de nos enfants si nous voulons qu’ils nous ressemblent. Nous devons, artificiellement, les déformer à notre image et, comme le plus précieux des biens, leur inculquer l’horreur de ce qui n’est donné que naturellement. À la nature, nous les arrachons en les lavant, puis en les habillant. Mais nous n’avons de cesse qu’ils ne partagent le mouvement qui nous fit les nettoyer et les vêtir, qu’ils ne partagent cette horreur de la vie des chairs, de la vie nue, non camouflée, horreur sans laquelle nous serions semblables aux animaux.


2. Le sang menstruel. Sur le point de l’arrachement à la nature, nous avons, à l’égard des populations primitives, un sentiment très erroné. Elles ne nous semblent pas partager notre aversion. Ainsi nous font-elles elles-mêmes horreur, nous paraissant plus proches que nous de l’objet de notre haine. S’il s’agit de donner des conséquences à leur nausée, il est vrai qu’elles n’ont pas les puissants moyens que nous avons. Nous savons mieux effacer les traces de toute infection naturelle, c’est même devenu simple, aisé, et nous sommes aujourd’hui très exigeants. Pourtant, au sein de la facilité, nous avons à coup sûr moins d’ardeur à approfondir le fossé qui sépare l’homme de l’animalité. Ce fossé, pour des cannibales, est toujours une question de vie ou de mort : c’est plutôt, pour des végétariens, prétexte de manies maladives, d’angoisses dignes d’un traitement. Il est toujours difficile de dire, dans l’ensemble des phobies, celles qui ont un caractère premier. En ce qui touche les primitifs, les ethnologues ont toujours été frappés par les conduites dont le sang des menstrues et celui de l’accouchement sont l’objet. Les primitifs ont du sang menstruel une terreur si grande que nous avons peine à nous en représenter l’intensité. Les interdits tendant à préserver la collectivité du moindre contact, qui frappent les femmes ou les jeunes filles réglées, qui désignent les seules femmes habilitées à nourrir les malheureuses, ont souvent pour sanction la mise à mort. Le sang de la femme en couches n’est pas moins angoissant. Ces sortes de conduites à l’égard du sang vaginal furent si universellement déterminées qu’elles jouent encore dans nos sociétés occidentales. Elles se bornent en principe à une répugnance dont le caractère irrationnel est peu voyant. Nous sommes portés à croire que cet écoulement est impur : c’est qu’en effet l’organe d’où il provient est tenu pour tel. Le sang de l’accouchement n’est plus l’objet d’une horreur si grande en raison des aspects douloureux et touchants de la maternité. Mais, de toute façon, le flux menstruel semble une sorte d’infirmité, même une malédiction pesant sur les femmes. Ce n’est pas seulement pour l’inévitable ennui dont il est l’occasion. Nos conduites angoissées montrent assez bien qu’au point même où l’humanité s’arrache à la nature dans la nausée, il n’y a pas de profonde différence entre les phases successives des sociétés, de la civilisation la plus pauvre à la plus complexe (à la rigueur, ces réactions diffèrent avec les individus, parfois même avec les classes sociales). Mais la répugnance la plus grande n’en est pas moins de caractère archaïque*.


3. Les déjections alvines.

Le sang menstruel semble avoir condensé l’horreur et l’effroi. Les conduites touchant les autres déjections sont frappantes. Il n’y a pas à leur sujet d’interdits semblables à ceux qui ont pour fin de préserver l’ensemble des hommes de la plus petite souillure de sang. Sans doute, la nature générale, commune aux êtres humains de tous âges et des deux sexes, et le caractère incessant des évacuations alvines, si l’on songe à l’éloignement, si fréquent, ou à la claustration obligatoire des femmes réglées, ne pouvaient permettre des mesures aussi gênantes. Ce qui dans le cas d’accidents périodiques est possible ne peut s’appliquer à l’état normal. D’autre part, les enfants, avec lesquels nos contacts sont inévitables, supprimeraient a priori l’espoir d’éliminer parfaitement la souillure. On ne peut rien demander à l’enfant en bas âge, alors qu’une fille pubère observe régulièrement les prescriptions. Il fallait bien se faire à supporter ces ordures puériles, d’où le caractère mineur du dégoût dont ils sont l’objet : rien de plus que la réaction touchant les ordures animales. Les enfants seraient-ils d’ailleurs autre chose que des animaux devenant humains — mais ce n’est pas de leur initiative et leur maladresse ingénue prête à rire ou séduit. Mais l’horreur qui engendre l’interdit (la conduite religieuse) s’accorde mal avec un « plus ou moins ». Le contact familier des saletés des enfants n’est pas conciliable avec une horreur absolue touchant celles des adultes, semblable à celle qui touche le sang menstruel. Une horreur aussi malade ne supporte pas de degré. C’est le « tout ou rien » qui la fonde, et il est possible de penser que si les femmes n’étaient pas seules souillées, les hommes n’auraient pu concevoir la souillure comme ils semblent l’avoir fait primitivement. Cette distance observée dans la terreur demanda pour être prise la possibilité d’une parfaite absence de contact au moins pour la moitié de l’humanité. Il n’y a cependant aucune raison de croire, au contraire, que l’humanité la plus ancienne ait été plus indifférente que la nôtre au besoin de faire disparaître les déjections et de dissimuler ce qui les touche (la défécation et la miction, mais cette dernière en second lieu). Les opérations nécessaires à la netteté sont plus parfaites en milieu civilisé, mais l’on n’en peut rien conclure. Les enfants en bas âge des primitifs ont la même sorte d’éducation que les nôtres. Sur ce plan, rien n’est plus injustifié que de nous croire plus loin de l’animalité, plus loin des souillures naturelles. Ce qui compte est l’effort, le souci : le résultat est secondaire ; s’il est plus parfait à la longue, il n’y a rien de merveilleux. En tant qu’ils témoignent d’une culture ancienne, nous pourrions plutôt admirer ces


primitifs chez lesquels la soif d’être humains et l’horreur de la nature ont tant de force. Nous les regardons du haut de nos installations sanitaires, et nous nous donnons l’impression d’une inattaquable pureté ; nous avons vite fait d’oublier un immense déchet, les grossièretés et l’immondice des « bas quartiers » ; d’oublier ce dégoût d’être humain qui grandit au contact d’une civilisation si méticuleuse que souvent elle semble malade10.

* D'ailleurs des traits archaïques apparaissent encore dans nos sociétés. Je citerai cet exemple où l'inversion même des réactions (parce qu'involontaire, inconsciente) a quelque chose de terrifiant : une jeune fille anglaise, d'un milieu élevé, eut le jour de son mariage une émotion telle qu'au moment où elle gravit les marches du chœur, l'assistance nombreuse vit que la robe blanche était longuement tachée de sang : une grave maladie nerveuse en résulta. — Un charcutier que j'ai connu, d'ailleurs des plus civilisés, défendait à sa femme d'entrer dans le saloir si elle avait ses règles : il craignait que ce sang ne gâtât le porc.


II


LES INTERDITS DE PROPRETÉ ET L’AUTOCRÉATION DE L’HOMME

1. Rapport du degré de civilisation, de la race, de la richesse ou du rang social avec les interdits de propreté. À la vérité, il n’y a pas de différence profonde entre les réactions propres à la civilisation rudimentaire et celles de la civilisation avancée. L’essentiel en effet n’est pas donné dans le degré de développement mais dans les caractères particuliers des groupes, des classes ou des êtres individuels. Ce qui nous trompe est simplement l’erreur acquise, qui d’abord associe les populations « sauvages » aux classes inférieures — ou aux êtres déchus. Il est certain que la délicatesse des mœurs, que l’observation raffinée des interdits jouent dans la rivalité continuelle qui oppose généralement les hommes entre eux. En effet, la délicatesse est l’un des facteurs les plus efficients dans le jeu de la classification sociale. En une certaine mesure, l’observation des interdits est une question de ressources matérielles. Il faut beaucoup d’argent pour être délicat. (Et il importe, secondairement, qu’en échange, les hommes qui ont le plus de ressources soient aussi ceux qui ont le plus de moyens — matériels ou moraux — de transgresser les interdits...) L’essentiel est qu’une observation ponctuelle qualifie sur le plan social. Celui qui se protège avec le plus d’angoisse des diverses formes de la souillure est aussi celui qui jouit du prestige le plus grand et qui l’emporte sur les autres. Si son angoisse répond aux moyens matériels dont dispose un homme (supposons qu’il ait les moyens de vivre dans l’angoisse — par exemple, dans l’angoisse de la saleté), il ne s’en élève pas moins moralement au-dessus de l’homme qui a la paresse de se préserver et qui vit comme une bête, dans l’ordure. Mais si l’homme le plus riche n’avait pas plus qu’un va-nu-pieds l’angoisse des ordures, il ne pourrait être honoré, et son rang ne pourrait s’élever. Dans la société où nous vivons, il est bien entendu que ces aspects ne sont pas clairs. Les choses se sont décidément embrouillées. Il en reste des traces : en règle générale, un parvenu ne peut avoir un rang élevé, un homme plus pauvre a souvent un prestige beaucoup plus grand, jamais un parvenu ne sera initié à un petit nombre de délicatesses contre nature qui opposent, à la voracité, des attitudes conventionnelles, à la crudité du vocabulaire, des formules convenues (voilées, mais surtout convenues), propres à traduire une angoisse fondamentale,


cette angoisse qui humanise. Toujours il s’agit de marquer entre soi et la nature bestiale une distance bizarre, tout d’abord inconcevable et d’autant plus grande : la distance allant d’un homme mangeant d’une manière délicate, conforme au code de l’aristocratie, à celui qui boit naïvement le café tombé dans la soucoupe (cela ne manque pas de sens à mes yeux qu’on appelle le café volontairement renversé dans la soucoupe un « bain de pieds »). La seconde manière est ellemême humaine, mais elle ne l’est pas auprès d’une manière plus angoissée. Chaque façon de manger a des sens différents suivant les circonstances et le caractère de celui qui mange, mais j’ai choisi l’exemple du « bain de pieds » parce qu’en un certain cas tout au moins, il suppose une certaine indifférence, une parfaite absence d’angoisse et peu d’horreur de la condition animale des corps. On me dira que mon jugement est arbitraire, mais je propose expressément le cas d’un homme prenant la liberté dont je parle dans un milieu où il est le seul à le faire et sans autre raison que l’indifférence*. Rien n’est plus différent des manières d’un primitif. Un Canaque pourrait nous sembler bien plus sale que le buveur du « bain de pieds ». Pourtant, ce n’est pas le Canaque qui est bestial. Il maintient, lui, la distance la plus grande qu’il peut de la conduite de l’animal à la sienne. Si bien qu’en vérité, le Canaque est voisin de l’aristocrate, non du goujat que j’ai voulu représenter. De ce que j’ai voulu montrer, il appert assez clairement que l’horreur d’être bestial joue inégalement chez les uns et chez les autres, et que les primitifs n’y sont pas moins sujets que nous. Ce n’est pas une affaire de civilisation plus ou moins avancée mais bien plutôt de choix individuel et de classification sociale. Il est certain qu’une observation plus scrupuleuse des interdits tend à distinguer les hommes les uns des autres. Et s’il est vrai que la richesse rend cette observation plus facile — au delà de la force physique, ou de la force de commandement, c’est moins la richesse que la distance plus grande par rapport à la bestialité qui distingue, qui qualifie socialement. Notre double erreur est de croire que des différences de race, ou des différences de richesse, assurent cette qualification. Mais cette erreur est si profondément ancrée qu’elle tend à modifier l’ordre réel : en principe, de tous côtés, l’on s’efforce de réduire les différences entre les êtres à la différence donnée du dehors, indépendante d’une intention active de dépasser et de détruire en nous la nature animale. De tous côtés, l’on s’efforce de nier la valeur humaine, parce qu’essentiellement cette valeur est différence — entre l’animal et l’homme, ou des hommes entre eux ; pour cela, on s’efforce de réduire chaque différence à l’insignifiance d’une donnée matérielle. Le racisme, en voulant trop bien la servir, a trahi la cause de la différence : les privilèges de race et de richesse sont indéfendables, et ils sont les seuls qui rencontrent des défenseurs !


Il va de soi que mon intention n’est pas de défendre (de lutter pour qu’elles survivent) ces différences qui humanisent. Mais, faute de les connaître et d’en discerner le sens précis, nous ne pouvions rien savoir de l’érotisme ; nous ne pouvions même rien savoir de la spécificité humaine... L’érotisme est pour nous lettre fermée dans la mesure où nous ne voyons pas le principe de l’homme dans l’horreur qu’il eut d’une nature immonde à ses yeux. Nous ne le voyons pas généralement pour la raison que la nature attire de nos jours des hommes sursaturés d’une civilisation qui en est tout l’opposé.

2. L’objet premier de l’horreur ne fut-il pas d’ordre sexuel ? La formation d’un monde civilisé artificiel, lié à une extrême horreur de la nature, est devenue pour nous la chose du monde la moins intelligible, surtout depuis le temps où nous protestons contre l’immondice « prétendue » de la vie sexuelle. L’immondice — le domaine de l’immondice — n’en a pas moins de sens pour autant. Personne ne dirait que les déjections (comme les pourritures) sont des matières comme les autres. Elles sont telles, cependant, pour les animaux : ceux d’entre eux qui ne mangent ni les déjections ni les pourritures ne manifestent pas plus d’horreur à leur égard que les animaux se nourrissant de substances fétides n’en montrent pour les fraîches. Le rationalisme n’y peut rien et il reste à notre mesure un domaine de l’horreur irréductible. La levée progressive et très lente des interdits touchant, sinon l’obscène, le sexuel, n’y change rien : la contiguïté des fonctions laisse de toute manière à l’activité génésique un caractère sale, qui ne semble pas facilement surmontable. Même si, à la longue, la simple sexualité n’avait plus rien de honteux (ce qui ne saurait aller au point où les accouplements ne seraient plus dissimulés), la honte liée aux orifices ou aux fonctions excrémentiels, témoignerait toujours du divorce de l’homme et de la nature. Il est d’ailleurs bien évident que jamais rien ne fera que cette honte indélébile ne déteigne pas sur le domaine voisin des organes de la reproduction. En principe, il pourrait être superflu d’énoncer de telles évidences. Cela allait si bien de soi, mais la contestation naïve de ce qui fut jadis hors de discussion oblige aujourd’hui de parler et donne en même temps l’occasion de montrer en clair ce qui fut d’abord admis dans la nuit. Le plus bizarre est qu’à représenter les choses de la sorte, un aspect actuel du domaine maudit ressort autrement que


l’on aurait pu s’y attendre. Si nous en jugeons par les primitifs, les moins fortes réactions touchèrent autrefois les déjections. Les prescriptions qui les concernaient n’avaient pas le caractère terrible, et sacré, des interdits qui touchaient le sang menstruel. Les Australiens semblent moins soucieux, moins attentifs, s’il s’agit d’observer la discrétion de règle dans le rejet des excréments. Depuis longtemps, on ne croit plus que les Australiens sont l’image vivante des hommes les plus anciens. (On admet seulement le caractère archaïque de leur civilisation matérielle.) On ne peut donc rien en conclure, mais le primat du sexuel, dans la pudeur des primitifs à l’égard du bas-ventre, est à la rigueur vraisemblable. De nos jours, le sang menstruel a cessé d’être l’objet d’une horreur privilégiée. À la longue, les sentiments terrifiés de l’humanité archaïque s’atténuèrent ; leur caractère excessif donnait d’ailleurs, en même temps que des conséquences extraordinaires, une sorte de fragilité. Dans un monde plus rationnel, de telles réactions cessèrent de sembler soutenables. Quelque chose en resta, sans doute, mais atténué. Peu à peu l’attention se relâcha et, bien qu’il soit demeuré rare, le contact d’une souillure a cessé de terrifier. Finalement, les diverses phobies humaines sont arrivées au même niveau. Il n’en est plus de privilégiée. Les unes et les autres subsistent, mais le monde a cessé d’être absolument à l’abri des souillures ; il est à l’abri, sans doute, mais plus ou moins (d’une manière approximative). D’autre part, si nous admettons le primat de la sexualité dans l’horreur, nous devons penser a priori qu’une inversion de ce primat ne pouvait être évitée dans le développement des individus. (L’ontogenèse, sur ce point, ne pouvait répéter la phylogenèse.) En effet, nous apprenons à nos enfants la honte des ordures ; nous ne leur disons jamais d’avoir honte de leurs fonctions sexuelles. Cela serait bien difficile, et s’il nous arrive de le dire, nous ne pouvons que d’une façon justifier l’interdit que nous prononçons : la mère dit simplement à l’enfant : « c’est sale », et même elle emploie souvent le mot puéril qui désigne à la fois l’excrément et l’interdit de contact.

3. Que le passage de l’animal à l’homme doit être saisi dans une vue globale11. Je n’ai pas l’intention d’insister sur le problème de l’antériorité. Il n’est pas sûr que le caractère plus ancien des tabous sexuels ait beaucoup de sens. Je me


suis seulement efforcé de rendre compte des changements survenus entre le temps où la nausée avait pour objet des réalités d’ordre sexuel et le temps présent, où la justifie l’immondice indiscutée des déjections. J’imagine que notre dégoût des excréments est d’un caractère second (qu’ils nous semblent immondes en raison d’autre chose que leur réalité objective). Mais mon impression est contraire à celle qui s’impose généralement et, sur ce point, je ne me sens pas tenu de chercher à convaincre. Le résultat que je vise est la vue de la totalité — qui embrasse non seulement l’espace entier mais les temps se succédant. La chronologie, dans ces conditions, perd au moins une partie de son importance. Ce dont la succession se fit dans un certain ordre peut être aperçu, par erreur, dans un ordre différent. L’important est la vue globale de l’ensemble. Le sens des parties est tiré ensuite de la vue globale. Ce qui importe alors est la totalité du changement, le passage, dans le cas présent, de l’animal à l’homme, non le point où les choses ont commencé. D’ailleurs, ce qui est tout à fait digne d’attention, le passage semble bien s’être fait-en une fois. La somme en paraît donnée dès l’abord (de tout le développement qui se succéda dans le temps, le principe était dès l’abord donné dans le changement). Entendons-nous : il se peut que l’opération ait pris des siècles : si improbable que cela soit, à coup sûr, jamais nous ne pourrons prouver que le contraire est vrai. Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons jamais parler, sinon sans la certitude désirable, des diverses phases du passage. Que l’on mesure les faits, les changements, en siècles ou en années, nous ne pouvons qu’imaginer un temps où les choses se précipitèrent. La seule manière que nous ayons d’envisager l’événement est de le faire comme si les choses avaient eu lieu dans les limites d’un temps très court, et pratiquement indivisible. L’homme est toujours donné en entier dans une image de sa création qu’il ne peut situer dans le déroulement du temps. Forcément, cette image est globale : l’homme a des outils, il travaille, il s’impose des restrictions d’ordre sexuel ; il a des souillures d’origine génésique ou excrémentielles une horreur difficile à dire, il a de même horreur de la mort et des morts ; nous verrons au surplus que ses aversions sont ambiguës, qu’elles ménagent des renversements. Nous devons en principe envisager le passage de l’animal à l’homme à la manière d’un drame, dont nous pouvons croire qu’il dura et qu’il eut des péripéties, mais auquel nous devons accorder l’unité12. Il y a nécessairement aux origines, sinon un drame rapide, un ensemble de péripéties cohérentes ; jamais nous ne pourrons dire ce qui s’est passé, mais nous savons que, de ce drame, le résultat eut la valeur d’une décision sans retour. C’est vrai dans le sens d’un effet durable, qui s’étend jusqu’à nous à travers les temps, qui reste le principe de l’activité que nous menons.


4. L’importance décisive du premier pas. Il est vrai que, de quelque manière, nous allons plus loin qu’un premier pas. Nous n’en sommes plus à franchir la distance séparant l’animal de l’homme..., mais ceci n’en est pas moins clair : jamais l’humanité n’eut depuis lors un moment plus renversant, ni plus glorieux. Nous en doutons, car dans la mesure où nous nous mêlons d’être humains, nous voulons avoir quelque chose à faire avec un moment plus conséquent et plus fascinant qu’aucun autre avant lui. Parfois, cette manière de voir se rapporte à un accomplissement des temps, considérés comme décidément dégagés des ténèbres. Parfois la destinée d’un seul être est en cause. Il s’agit pour les croyants du moment où se fit entendre la parole d’un messie, d’un prophète. D’autres même ne conçoivent le monde qu’à la condition de voir le monde commencer à nouveau avec eux : leur vie sera la démarche décisive dont aura dépendu l’existence enfin assurée de l’homme véritable. André Breton parle assez bizarrement d’un « besoin héroïque » que Sade aurait eu « de créer un ordre de choses qui ne dépendît pour ainsi dire pas de tout ce qui avait eu lieu avant lui** ». Breton formule en ces mots le besoin méconnu que certains hommes ont de répondre au sentiment le plus profond : le besoin de créer l’humanité authentique, à partir de l’inauthentique, qui seule avait sévi jusque-là. Ainsi, pour les chrétiens, le monde préalable à la venue de JésusChrist. Il faut dire que ce sentiment trompeur ne peut être facilement évincé. Il y va, pour celui qui l’éprouve, de ce qui est le plus important, de ce qui compte tellement que l’on aurait vécu pour rien si l’on n’avait pas su y répondre. Apparemment Breton a prêté à Sade ce qu’il a lui-même éprouvé : personne ne semble avoir eu plus que lui le souci de changer la vie de fond en comble. Mais à le suivre il faut penser que jamais la vie n’est assez changée, qu’après Sade, il fallait recommencer... Tout engage à croire, en effet, que la vie pourrait n’être en somme qu’une recréation continuelle, qui le plus souvent suppose la méconnaissance de ce que d’autres avaient créé avant eux : c’est qu’apparemment l’homme ne vit que de création renouvelée, que l’effet de la création s’épuise, que sans les créateurs, et même très vite après leur mort, l’humanité s’affaisse, s’endort, et qu’il lui faut sortir à nouveau de la nuit. La création morale de l’homme devrait-elle être moins souvent rajeunie que sa


naissance physique ? À la destinée qui veut la mort de la vieille génération, qui sans cesse en éveille une plus fraîche à l’enfance, répond celle qui veut sans fin la naissance de la vie humaine à partir de zéro, ou du moins de la nuit profonde. Mais serait-ce une raison de ne pas voir que c’est une manière de répéter et de magnifier le moment glorieux où l’homme se distingua de l’animal ? Et au lieu, comme il arrive, de nous empêcher de voir, le sentiment que Breton prête à Sade ne pourrait-il nous aider au contraire à comprendre la signification du premier homme, qui dut être tel en réponse à un tel sentiment ? Nous pouvons, depuis lors, de degré en degré, avoir fait un chemin immense et n’avoir pas cessé de nous quitter (de quitter le sommeil qui chaque fois nous avait gagnés) dans des mouvements incessants et renouvelés de création, dès l’abord la danse avait commencé dont les premières figures étaient déjà celles de la conscience de soi. Ce qui nous retire le pouvoir de comprendre ainsi les premières démarches de la vie humaine est l’aveugle mépris où nous tenons les primitifs. Nous pouvons croire, il est vrai, que souvent une certaine grossièreté précéda la délicatesse, que des attitudes aveugles et formelles, plus hiératiques qu’humaines, précédèrent des sentiments à la fois autonomes et complexes. Mais de telles croyances se lient à l’idée que le développement de la vie spirituelle a lieu en raison directe de la civilisation matérielle. Cependant, cette loi prétendue est souvent controuvée dans l’ensemble des périodes connues. Elle ne se vérifie, encore est-ce vaguement, que s’il s’agit de connaissance ! Nous accordons, je crois, trop d’importance à cette complexité qui rend toutes choses plus difficiles, partant demandant plus d’efforts, plus d’initiatives autonomes. Et surtout, nous acceptons une chronologie très contestable des diverses formes spirituelles, qui assigne aux périodes les plus anciennes les formes les plus grossières : mais la grossièreté pourrait être le fait de l’assoupissement aussi bien que de l’éveil encore imparfait***.

5. L’érotisme, c’est essentiellement, dès le premier pas, le scandale du « renversement des alliances ». Beaucoup de gens conçoivent les balbutiements de l’humanité comme si, en eux-mêmes, ils avaient eu peu de sens (ou aucun). Ils imaginent à l’origine du développement de l’humanité les démarches les plus aveugles, alors que le langage et la conscience leur furent liés. Ces démarches ne ressemblent guère à


celles de l’enfant et, à supposer que les rapprochements arbitraires que l’on fait pussent être avérés, il resterait encore à rendre compte d’une différence entre elles : dans les démarches de l’enfant, celles de l’adulte sont déjà données, et les conduites du bas âge qui n’ont en elles-mêmes aucun sens en ont un par rapport à l’homme futur que deviendra le bébé. Mais le balbutiement des premiers hommes n’aurait pu avoir de sens par rapport à l’homme achevé — et n’en pas avoir en soi-même — que si une providence avait dès l’abord tout réglé — de même que le futur réel, l’achèvement des enfants d’autrefois annonce en quelque sorte et règle d’avance l’avenir des enfants d’aujourd’hui. Mais rien ne nous engage à croire qu’il en fut ainsi : l’humanité actuelle, autant qu’il semble, ne put être annoncée, et son avenir réglé d’avance, que si les démarches des premiers hommes avaient en elles-mêmes, en raison d’un saut qu’elles effectuaient, ouvert la possibilité de l’entier développement qui va tout au moins jusqu’à nous : la distinction de l’animal et de la nature, le travail, la conscience et le sentiment de la mort ou de la possibilité suspendue ont créé d’emblée ce domaine que la totalité de l’histoire jusqu’à nous devait explorer sans trêve et toujours plus loin. Même si l’hypothèse que j’énonce ne peut être établie en détail, je donnerai maintenant la raison pour laquelle j’ai voulu m’en servir afin d’introduire une explication qui rende plus claire (ou moins obscure) une représentation décisive. Il va de soi, de toute manière, que l’histoire a bien été l’exploration (peut-être inachevée) de tout le possible de l’homme, que fonde la négation de la nature. C’est la négation du donné, de tout le donné, dont les conséquences sont cherchées jusqu’à la dernière. Il y a une révolte, un refus de la condition proposée qui se manifeste au premier instant dans l’attitude de l’homme. C’est là ce que signifie la quête infiniment renouvelée de la totalité du possible — pour chaque homme, ou du moins pour tout ensemble solidaire, au delà de ce qui avait été possible avant lui. Cette démarche est si hardie, elle est surtout si épuisante que l’histoire se compose surtout des périodes où l’on s’efforça de tenir ses premiers résultats pour immuables : où l’on tenta longuement de maintenir immobiles et de conserver des mouvements de révolution profonde ! Le moment vient de revenir sur un principe dont je n’ai encore parlé que vaguement. J’ai représenté comme décisive la démarche qui fonda l’humanité et j’ai laissé entendre qu’elle annonçait d’une manière élémentaire la totalité du possible. Cela supposait, comme je l’ai dit, que l’horreur de la nature, qui en était le premier mouvement, soit ambiguë et annonce un mouvement, presque simultané, de contrecoup. En effet, dès que la nature, qu’un esprit de révolte avait rejetée comme le donné, cesse d’apparaître comme telle, l’esprit même qui l’avait rejetée ne la considère plus désormais comme le donné (comme ce qui


oblige et aliène son indépendance) : c’est son contraire, l’interdit, qu’il regarde alors comme tel, l’interdit auquel il s’est tout d’abord plié pour nier sa dépendance à l’égard de la nature. À première vue, ce « renversement des alliances » est peut-être difficile à suivre, mais la duplicité fondamentale de l’érotisme est inintelligible tant que n’est pas saisie la totalité de ce mouvement double, de négation et de retour. Nous avons vu que le premier aspect du mouvement est le rejet : la totalité n’est développée qu’à l’instant où ce qui fut nié jusqu’à la nausée, qui gardait une valeur ambiguë, est rappelé comme désirable. S’il est vrai que l’homme est d’abord cette existence autonome qui refuse d’être simplement soumise aux limites du passé, il peut être déconcertant de le voir aussi vite revenir à son vomi. On a dit sentencieusement : « chassez le naturel, il revient au galop ». Mais il ne peut sembler longtemps que le « retour » à la nature soit quelque chose d’aussi vulgaire. Une différence profonde vient de ce que la « nature » désirée après avoir été reniée ne l’est pas dans la soumission au donné, comme elle pouvait l’être en premier lieu, dans le mouvement fuyant de l’excitation animale : c’est la nature transfigurée par la malédiction, à laquelle l’esprit n’accède alors que par un nouveau mouvement de refus, d’insoumission, de révolte. D’ailleurs, ce second mouvement a pour effet de maintenir l’ardeur, si l’on veut le délire du premier : la température tombe dans la mesure où le premier se continue dans un sens unilatéral (si la nausée n’aboutit qu’à une vie prudente, bien à l’abri de tout ce qui est susceptible de la donner). Elle ne peut se maintenir qu’à une condition, découvrir ce qui attire dans le fait qu’un objet est horrible — ou honteux — et faire, devant la nudité honteuse, de la honte et du désir une seule et violente convulsion. Je reviendrai bien entendu sur ce moment crucial, mais je veux dès l’abord insister sur le fait que ce double mouvement n’implique même pas de phases distinctes. Je puis, pour la commodité de l’exposé, en parler en deux temps.Mais il s’agit d’un ensemble solidaire et l’on ne peut en vérité parler de l’un qu’en impliquant l’autre : leur vue globale a seule un sens (et de même, dans la vue des marées, nous ne pouvons détacher qu’arbitrairement le flux du reflux...). Mais avant de lier au « retour » une image totale de l’agitation érotique, je devrai m’efforcer de décrire d’une manière plus étendue les formes de sensibilité avec lesquelles elle se compose.

* Bien entendu, un ouvrier peut être aussi délicat qu’un bourgeois tout en se comportant d’une manière incorrecte à en juger selon le code bourgeois... ** Second manifeste du Surréalisme, dans Les Manifestes du Surréalisme, Éd. du Sagittaire, 1947, p. 182. — Le mot souligné l’est par André Breton.


*** Cette manière de voir est plus proche de celle de René Guénon que de celle de la science moderne en son ensemble. Mais les théories de René Guénon me paraissent empreintes de simplification. René Guénon est prétentieux, imprudent, et s’il connaissait aussi mal la pensée traditionnelle que la moderne, qu’il critique à la diable en l’ignorant (tout ce qu’il en dit, qui lui sert de motif à des condamnations tranchées, tomberait s’il avait seulement entendu parler de Hegel et de Nietzsche — sans parler de Heidegger), il ne relèverait que d’un haussement d’épaules. De toute façon, il faudrait avoir l’esprit facile pour lire avec quelque confiance un auteur dont la superbe est si peu justifiée.


III


LA MORT

1. Le cadavre et la pourriture. Le domaine naturel des interdits n’est pas seulement celui de la sexualité et de l’ordure, c’est aussi celui de la mort. Les interdits qui concernent la mort ont deux aspects : le premier prohibe le meurtre et le second limite le contact des cadavres. De même que les interdits dont les objets sont les déjections, l’union incestueuse, le sang menstruel et l’obscénité, ceux qui frappent le cadavre et le meurtre n’ont pas cessé d’être généralement observés (mais celui qui frappe le meurtre a seul, ou peu s’en faut, la sanction des lois, et, du moins dans des limites bien définies, les nécessités de l’anatomie ont, à la longue, ouvert une marge d’infraction dans la conduite à l’égard des morts). Comme il va de soi, je ne m’attarderai pas à l’antériorité possible de l’horreur de la mort. Cette horreur est peut-être à la base de la nausée (la nausée du néant serait alors à l’origine de celle de la pourriture, qui n’est pas physique puisqu’elle n’atteint pas les animaux). Il est clair, quoi qu’il en soit, que la nature des excréments est l’analogue de celle des cadavres et que les lieux de leur émission sont proches des parties sexuelles : ce complexe d’interdits semble le plus souvent inextricable. La mort pourrait sembler le parfait contraire d’une fonction dont la naissance est la fin..., mais nous verrons plus loin que cette opposition est réductible et que la mort des uns est corrélative de la naissance des autres, dont elle est finalement la condition et l’annonce. La vie est au surplus un produit de la corruption, et elle est tributaire à la fois de la mort et du fumier. De toute façon, la « négation » de la mort est donnée dans le complexe primitif. Elle l’est non seulement en rapport avec l’horreur de l’anéantissement, mais en tant qu’elle nous ramène à la puissance de la nature, dont la fermentation universelle de la vie est le signe repoussant. Apparemment, cet aspect n’est pas conciliable avec la représentation noble et solennelle de la mort. Mais cette dernière s’oppose, en raison d’une réaction secondaire, à la représentation plus grossière que l’angoisse ou plutôt la terreur commandent, et qui n’en a pas moins le sens premier : la mort est cette


corruption, cette puanteur... qui est en même temps la source et la condition repoussante de la vie. Pour les primitifs, la terreur extrême de la mort — terreur surtout du phénomène angoissant pour le survivant, plus encore que de l’anéantissement personnel — est liée à la phase de la pourriture : pour eux, les os blanchis n’ont plus l’aspect intolérable des chairs en décomposition. Ils attribuent, dans la confusion de leurs esprits, leur nausée de la corruption à la cruelle rancune et à la haine dont ils sont l’objet de la part du mort, que les rites de deuil ont pour fin d’apaiser. Mais ils pensent que les os blanchis ont le sens d’un apaisement : ces os sont pour eux vénérables, ils ont enfin l’aspect de grandeur solennelle de la mort : c’est à leur figure encore redoutable, angoissante, mais sans l’excès de virulence active de la pourriture, que s’adresse le culte d’ancêtres enfin devenus tutélaires.

2. Nous tenons honteusement la vie de la corruption, et la mort qui nous y ramène n’est pas moins ignoble que la naissance. Du moins ces os blanchis n’ont-ils plus ce mouvement gluant qui est l’objet privilégié de notre dégoût. Dans ce mouvement, la vie naissante n’est pas distincte de la corruption de la vie qu’est la mort et nous sommes portés à voir en ce rapprochement inévitable un caractère fondamental, sinon de la nature, du moins de la représentation que nous avons été amenés à nous en faire. Pour Aristote lui-même, ces animaux qui se formaient spontanément dans la terre ou dans l’eau semblaient nés de la corruption. Le pouvoir d’engendrer de la pourriture est peut-être une idée naïve exprimant en même temps l’horreur insurmontable et l’attrait qu’elle éveille en nous. Mais elle est assurément la base de l’idée que les hommes se sont faite de la nature : comme si la corruption résumait à la fin ce monde dont nous sortons et où nous rentrons de telle sorte que la honte — et l’horreur — se lie également à la mort et à la naissance. Nous n’avons pas de phobie plus grande que celle de ces matières mouvantes, fétides et tièdes où la vie fermente ignoblement. Ces matières où grouillent les œufs, les germes et les vers ne nous sert pas seulement, mais nous lèvent le cœur. La mort n’est pas réduite à l’amer anéantissement de l’être — de tout ce que je suis, qui attend d’être encore, dont le sens même, plutôt que d’être, est d’attendre d’être (comme si nous ne recevions jamais l’être authentiquement,


mais seulement l’attente de l’être, qui sera et n’est pas, comme si nous n’étions pas la présence que nous sommes, mais l’avenir que nous serons et ne sommes pas) : c’est aussi ce naufrage dans le nauséeux. Je retrouverai l’abjecte nature et la purulence de la vie anonyme, infinie, qui s’étend comme la nuit, qu’est la mort. Un jour ce monde vivant pullulera dans ma bouche morte. Ainsi la déception inévitable de l’attente est-elle au même instant l’horreur inévitable que je nie, qu’à tout prix je devrais nier.

3. La connaissance de la mort. Cette vision coïncide, et elle se compose, avec les représentations humiliantes de l’obscénité, de la reproduction sexuelle, ou de la puanteur. Elle a de plus cette conséquence : elle maintient à l’arrière-plan de chaque pensée l’attente de l’issue, qui est la déception définitive de l’attente, le silence sans appel et cette ignominieuse pourriture dont nos proches auront soin de dérober la honte à la vue des survivants. Ce qui nous marque si durement est la connaissance de la mort, que les animaux craignent et ne connaissent pas. Je montrerai plus loin qu’à cette connaissance préalable de la mort répond la connaissance de la sexualité, à laquelle contribuent, d’une part l’horreur ou le sentiment de la saleté de l’acte sexuel, et d’autre part, la pratique de l’érotisme, qui en est le contrecoup. Mais les connaissances de l’un et l’autre domaine diffèrent en ce point profondément : la conscience du domaine sexuel ayant un objet positif ne peut être donnée dans la simple répulsion : celle-ci en détourne en effet ; il faut donc que l’érotisme, qui n’est pas immédiat, nous ramène de la répulsion vers le désir. Tandis que la répulsion de la mort, ayant immédiatement un objet négatif, est tout d’abord conscience de la contrepartie positive de cet objet, c’est à-dire de la vie, ou plus exactement, de soi : il est aisé de comprendre qu’essentiellement, la conscience de la mort est conscience de soi — mais que, réciproquement, la conscience de soi demanda celle de la mort. Il faut ajouter ceci aussitôt : dans ce dédale de réactions d’où l’humanité procéda, il est naturel d’en chercher une décisive dont les autres ne seraient que des conséquences. Ainsi la conscience de la mort — ou la conscience de soi — pourraient-elles apparaître primordiales... Seulement, si l’on veut m’en croire, il sera toujours possible de montrer que le fait primordial préféré suppose l’existence préalable d’un autre...


Ne pourrait-on imaginer — tout aussi bien — que le travail — et l’attente de son résultat — sont à la base de la connaissance de la mort ? ... L’enchaînement est très sensible. C’est dans le travail que l’attente prend corps. Comment, si je n’avais pas commencé une œuvre, un travail, en soi-même peu satisfaisant, peutêtre pénible, mais dont j’attends le résultat, comment pourrais-je, comme je le fais, rester, comme je l’ai dit, dans l’attente de l’être authentique, que jamais je ne suis dans le temps présent et que je place dans le temps à venir ? Mais justement, la mort menace de me prévenir, et de me dérober l’objet de mon attente. Dans l’immédiateté du mouvement animal, l’objet du désir est déjà donné : il n’y a pas de patience, pas d’attente consenties ; l’attente, la patience, sont toujours inévitables et la possession de l’objet n’est pas distincte du désir violent, qui ne peut être contenu. Que l’on songe à la voracité de l’animal, à laquelle s’oppose le calme d’un cuisinier. Il manque à l’animal une opération élémentaire de l’intelligence, qui distingue l’action et le résultat, le présent et l’avenir, et qui, subordonnant le présent au résultat, tende à substituer l’attente de quelque autre chose à ce qui est donné dans l’instant, sans attente. Mais l’intelligence humaine représente à la fois la possibilité de l’opération et la fragilité de celui qui en escompte le résultat : celui-ci peut mourir trop tôt et, dès lors, son attente restera à jamais déçue*. Ainsi le travail serait bien la démarche d’où procéda l’évolution des hommes, à l’origine des nausées et des interdits qui en commandèrent le destin.

4. Du sens premier d’un complexe de mouvements. C’est possible et toutefois il me semble vain d’isoler un aspect particulier alors qu’un changement radical impliqua la mise en jeu de tous les éléments du système. Il y eut moins un élément déterminant qu’une coïncidence des divers mouvements que le devenir de l’humanité composait. Nous le verrons : le travail s’oppose à la liberté érotique ; il la freine et, réciproquement, l’excès érotique se fait au détriment du travail. Mais les ralentissements de part et d’autre ne sauraient exclure en contrepartie l’accélération des mouvements. La conscience de la mort est elle-même opposée au retour de l’érotisme, susceptible de réintroduire l’avidité, la fièvre et la violence refusant l’attente. Mais l’angoisse, qui nous ouvre à l’anéantissement et à la mort, se lie toujours à l’érotisme ; notre


activité sexuelle achève de nous river à l’image angoissante de la mort, et la connaissance de la mort approfondit l’abîme de l’érotisme. La malédiction de la pourriture rejaillit constamment sur la sexualité qu’elle tend à rendre érotique : il y a dans l’angoisse sexuelle une tristesse de mort, une appréhension de la mort assez vague mais dont jamais nous ne parvenons à nous libérer. À la rigueur, il est possible de ramener la complexité des réactions à une constante recherche de l’autonomie (ou de la souveraineté). Mais de cette manière de voir découle une vue abstraite, où l’horreur immédiate et la nausée à demi physique de la nature — c’est de la nature résumée par la corruption qu’il s’agit — sont données arbitrairement comme la conséquence d’un calcul — d’une prétendue politique d’autonomie. Rien ne prouve en effet que la lutte pour l’autonomie ne soit pas, plus matériellement, la conséquence de la nausée.

5. La mort est en définitive la forme la plus luxueuse de la vie. Ce qui déconcerte dans ces mouvements où des formes opposées sont solidaires tient à la méconnaissance commune de la mort. Elle engage à détester le lien qui l’associe à l’érotisme, envisagé comme une promesse de vie. Il est facile, mais il est à tout prendre peu honorable (c’est un manque de virilité intellectuelle) de se détourner de la vérité luxueuse de la mort : la mort est assurément la jeunesse du monde, nous ne le savons pas, nous ne voulons pas le savoir, pour une assez triste raison : nous avons peut-être le cœur jeune, mais l’intelligence n’en est pas plus éveillée. Sans cela, comment ne saurions-nous pas que la mort, et la mort seule, assure incessamment le renouvellement de la vie ? Le pis est qu’en un sens nous le savons bien, mais nous l’oublions aussi vite. La loi donnée dans la nature est d’une simplicité qui défie l’aveuglement. Selon cette loi, la vie est jaillissement, exubérance, elle est contraire à l’équilibre, à la stabilité. C’est un mouvement tumultueux, qui explose et qui s’épuise. Son explosion perpétuelle est possible à une condition : que les organismes usés cèdent la place à de nouveaux, qui entrent dans la danse avec des forces nouvelles**. Nous ne saurions, à vrai dire, imaginer un procédé plus dispendieux. La vie est possible à bien moindres frais : comparé à celui d’un infusoire, l’organisme individuel d’un mammifère, surtout d’un carnivore, est un abîme où d’immenses quantités d’énergie sont englouties, sont détruites. La croissance des plantes


supposait l’amas de substances corrompues. Les mangeurs d’herbe engloutissent des tonnes de substance vivante (végétale) avant qu’une petite quantité de viande ne permette au carnivore ses grandes détentes, ses grandes dépenses nerveuses. Il semble même que plus les procédés qui engendrent la vie sont dispendieux, plus la production des organismes a demandé de gaspillage, plus l’opération est satisfaisante. Le principe de produire aux moindres frais est moins une idée humaine qu’étroitement capitaliste (elle n’a de sens que limité : du point de vue de la société par actions). Il n’est pas jusqu’à l’angoisse à laquelle n’aspire le mouvement de la vie humaine, en ce qu’elle est le signe de dépenses enfin excessives, dépassant la limite de ce que nous avons le pouvoir de tolérer. Tout exige en nous que la mort nous ravage : nous allons au-devant de ces épreuves multipliées, de ces recommencements stériles du point de vue de la raison, de cette hécatombe de la force efficace accomplie dans le vain passage de la vie d’un individu à d’autres plus jeunes. Nous voulons même profondément la condition qui en résulte, qui est presque intolérable, cette condition d’individus promis à la douleur et à l’anéantissement inévitable. Ou plutôt, s’il n’était cette condition intolérable, si dure que sans cesse notre volonté reflue, nous ne serions pas satisfaits. Qu’il est significatif aujourd’hui qu’un livre*** s’intitule risiblement Afin que nul ne meure !... Nos jugements se forment aujourd’hui dans des circonstances décevantes : ceux d’entre nous qui se font le mieux entendre ignorent (et veulent à tout prix ignorer) que la vie est le luxe dont la mort est le sommet, qu’entre les luxes de la vie la vie humaine est le plus follement dispendieux, que, finalement, une appréhension accrue de la mort, au moment où la sécurité de la vie s’amenuise, est au sommet d’un raffinement ruineux... Mais l’ignorant, ils ne font que rendre plus grande l’angoisse sans laquelle une vie consacrée tout entière au luxe serait moins hardiment luxueuse. Car s’il est humain d’être luxueux, que dire d’un luxe dont l’angoisse est le produit et que l’angoisse ne modère pas ?

* En effet, dans les mouvements d’esprit d’une humanité vivant sous le primat de la raison, c’est bien en tant qu’attente déçue que la mort d’un homme est représentée comme grave et affreuse, en face de l’insignifiance de la mort animale. C’est dans la mesure où il vit dans l’attente de l’avenir où son activité l’a engagé que la mort d’un homme importe tant à nos yeux. ** Voir La Part maudite, Introduction, ch. II, § 6. Les trois luxes de la nature : la manducation, la mort et la reproduction sexuée. [O.C., t. VII, p. 40-42.] *** Sur la vie des médecins en Amérique. Le correctif du roman de Frank Slaughter est toutefois : sans le secours de la médecine...


QUATRIÈME PARTIE


LA TRANSGRESSION


I LA FÊTE OU LA TRANSGRESSION DES INTERDITS

1. La mort du roi, la fête et la transgression des interdits. Parfois, devant la mort, devant l’échec de l’ambition humaine, prend corps un désespoir sans mesure. Il semble alors que reprennent le dessus ces orages pesants et ces grouillements de la nature auxquels d’ordinaire l’homme a honte de céder. En ce sens, la mort d’un roi est susceptible de produire les effets d’horreur et de déchaînement les plus marqués. Le caractère du souverain veut que ce sentiment de défaite, d’abaissement, toujours suscité par la mort, atteigne un tel degré que rien, semble-t il, ne pourra plus valoir contre les fureurs de l’animalité. À peine le macabre événement est-il annoncé, de toutes parts des hommes courent, tuant ce qu’ils rencontrent devant eux, pillant et violant à l’envi. Les « licences rituelles », dit Roger Caillois*, « prennent alors l’aspect qui correspond à la catastrophe survenue... Il n’est jamais opposé la moindre résistance à la frénésie populaire. Aux Îles Sandwich, la foule apprenant la mort du roi commet tous les actes regardés en temps ordinaire comme criminels : elle incendie, pille et tue, tandis que les femmes sont tenues de se prostituer publiquement... » Le désordre « ne prend fin qu’avec l’élimination complète des éléments putrescibles du cadavre royal, quand il ne reste plus de la dépouille qu’un dur et sain squelette incorruptible... ».

2. La fête n’est pas seulement le retour au vomi. À considérer ce second mouvement, nous pourrions tout d’abord imaginer que, le premier ayant échoué, l’homme en revient, sans le moindre changement, à l’animalité dont il partait. Mais l’explosion qui suit la mort n’est nullement


l’abandon de ce monde que les interdits humanisent : c’est la fête, c’est sans doute, un instant, l’arrêt du travail, la consommation incontinente de ses produits et l’express violation des lois les plus saintes, mais l’excès consacre et complète un ordre des choses fondé sur les règles, il ne s’oppose à lui que temporairement. Nous ne saurions d’ailleurs nous laisser tromper par l’apparence d’un retour de l’homme à la nature. C’en est un sans doute, mais en un sens seulement. Dès le moment où l’homme s’est arraché à la nature, cet être qui y retourne est encore arraché, c’est un être arraché qui soudain repart dans la direction de ce dont il s’arrache, dont il n’a pas cessé de s’arracher**. L’arrachement premier n’en est pas effacé : quand les hommes, au cours de la fête, donnent libre cours aux mouvements qu’ils refusent dans le temps profane, ceux-ci ont un sens dans le cadre d’un monde humain : ils n’ont de sens que dans ce cadre. Aussi bien ces mouvements ne peuvent-ils être confondus avec ceux des animaux. Je ne saurais donner une meilleure idée de l’abîme séparant les deux sortes de libre cours qu’en rappelant le rapport du rire à la fête. Le rire n’est pas à lui seul la fête, toutefois, à sa manière, il en indique le sens — même, le rire est toujours l’ébauche de tout le mouvement de la fête —, mais il n’est rien de plus contraire à l’animalité que le rire***... Je préciserai d’ailleurs ici : non seulement la fête n’est qu’en apparence un retour de l’homme à son vomi, mais elle a finalement le sens contraire. J’ai dit que la négation humaine initiale, créatrice de l’humain contraire à l’animal, portait sur la dépendance de l’être par rapport au donné naturel, au corps, qu’il n’a pas choisi : la rupture de la fête n’est nullement une manière de renoncer à l’indépendance, elle est plutôt l’aboutissement d’un mouvement vers l’autonomie, qui est, pour jamais, la même chose que l’homme lui-même.

3. L’échec de la négation de l’animalité13. Quel est donc essentiellement le sens de notre horreur de la nature ? Ne vouloir dépendre de rien, nous détourner du lieu de la naissance charnelle, nous révolter intimement contre le fait de mourir, généralement nous méfier du corps, c’est-à-dire, en nous-mêmes, de ce qui est accidentel, naturel, périssable, tel apparaît être pour chacun de nous le sens du mouvement qui nous porte à figurer l’homme indépendamment de l’ordure, des fonctions sexuelles et de la mort. Je le veux bien, cette claire et distincte manière de voir est celle d’un homme de ce


temps-ci, à coup sûr ce n’est pas celle des premiers hommes. Elle suppose en effet la conscience discriminatoire et le langage articulé qui la fonde. Mais je puis d’abord envisager la manière de sentir et de réagir qui décida des premiers interdits. Tout indique que ces sentiments et ces réactions anciens répondirent obscurément à ce que nous avons aujourd’hui le pouvoir de penser discursivement. Je ne m’étendrai pas longuement sur ce point : je me réfère en son entier à l’histoire des religions qu’il me faut généralement alléguer, faute de la vouloir reprendre en détail. Des tabous de l’inceste et du sang menstruel, ou du contact des morts, aux religions de la pureté et de l’immortalité de l’âme, le développement est très lisible : il s’agit toujours de nier la dépendance de l’être humain par rapport au donné naturel, d’opposer notre dignité, notre caractère spirituel, notre détachement, à l’avidité animale. Mais je ne puis évidemment me borner à cette première vue. Je sais que ce mouvement initial échoue. Si je cherche le sens global de ma volonté d’agir et des plus anciennes phobies que je partage, je ne puis manquer d’apercevoir l’impuissance d’un effort aussi mal situé. Je puis nier ma dépendance, niant le sexuel, l’ordure, la mort, et voulant plier le monde à mon action. Mais cette négation est fictive. Je dois enfin me dire, de l’origine charnelle dont j’ai honte, que c’est pourtant mon origine. Et pour aussi grande que soit mon horreur de la mort, comment me dérober devant l’échéance ? Je sais que je mourrai et que je pourrirai14. Le travail, de son côté, achève de marquer les limites de mes moyens : si faible est la mesure dans laquelle je puis répondre aux menaces de malheur.

4. Ce que la fête libère n’est pas la simple animalité mais le divin. Bien entendu, il y a longtemps qu’à leur manière les hommes ont admis l’échec de la négation de la nature : dès l’origine, il ne put manquer d’apparaître inévitable. Mais dès l’origine, un sentiment double dut se faire jour. Selon le sentiment second, il n’était ni possible ni souhaitable que l’homme fût à l’abri vraiment, fût si bien à l’abri que l’élément maudit cessât définitivement de compter. Cet élément était nié, mais cette négation était le moyen de lui donner une autre valeur. Quelque chose d’inconnu et de déconcertant naissait, qui n’était plus simplement la nature, mais la nature transfigurée, le sacré. D’une manière fondamentale, ce qui est sacré est précisément ce qui est interdit. Mais si le sacré, interdit, est rejeté de la sphère de la vie profane (dans


la mesure où il désigne le dérangement de cette vie), il a néanmoins une plus grande valeur que ce profane qui l’exclut. Ce n’est plus la bestialité méprisée : souvent sa figure est demeurée animale, mais elle est devenue divine. Comme telle, par rapport à la vie profane, cette animalité sacrée a le même sens que la négation de la nature (en conséquence la vie profane) a par rapport à la pure animalité. Ce qui est nié dans la vie profane (par les interdits et par le travail) est un état de dépendance de l’animal, soumis à la mort et à de très aveugles besoins. Ce qui est nié par la vie divine est toujours la dépendance, mais cette fois c’est le monde profane dont la servilité lucide et volontaire est contestée. En un sens, la seconde contestation fait appel à des forces que la première avait niées, mais en tant qu’elles ne peuvent être enfermées vraiment dans les limites de la première. Recourant à leur apport, le mouvement de la fête libère ces forces animales, mais à ce moment leur libération explosive interrompt le cours d’une existence subordonnée à des fins vulgaires. C’est la rupture des règles — une interruption —, ce n’est plus le cours régulier : ce qui eut à l’origine le sens de limite a celui de briser les limites. Aussi bien le sacré annonce-t-il une possibilité nouvelle : il est le saut dans l’inconnu dont l’animalité est l’élan. Ce qui s’est passé se résume en une simple phrase : la force d’un mouvement, que le refoulement a décuplée, a projeté la vie dans un monde plus riche15.

5. La négation du monde profane et le monde divin (ou sacré). J’ai fait ressortir plus haut**** que « la nature désirée après avoir été reniée ne l’est pas dans la soumission au donné... : c’est la nature transfigurée par la malédiction, à laquelle l’esprit n’accède alors que par un nouveau mouvement de refus, d’insoumission, de révolte ». C’est là une différence élémentaire entre l’animalité banale et la divine. Bien entendu, il serait impossible de dire de la simple animalité qu’elle est l’analogue de la sphère profane. J’ai seulement voulu représenter que, par rapport à la vie profane, l’animalité sacrée avait le même sens que l’horreur de la nature eut par rapport à l’animalité première. Il y eut en effet chaque fois négation et dépassement. Mais je devrai maintenant décrire en détail, et discursivement, un système d’oppositions qui nous est familier, mais l’est d’une manière inconsciente, dans une obscurité favorable à la confusion.


La négation de la nature a deux aspects, clairement et distinctement opposés : celui de l’horreur ou de la nausée, qui a le sens de la fièvre et de la passion ; et celui de la vie profane, qui suppose la fièvre apaisée. J’ai déjà parlé***** de ces mouvements que nous nous efforçons de rendre immuables, immobiles, de ces révolutions que nous envisageons comme un état, que nous faisons durer, que nous conservons aussi naïvement que si leur essence n’était pas le changement. Ce n’est pas forcément l’absurdité qu’on imagine : nous ne pouvons ni conserver ni supprimer le changement, nous ne pouvons pas néanmoins changer sans trêve. Mais nous devons éviter de confondre avec le changement l’état stable qui en résulte, qui reprend à la fin le cours de l’état antérieur, auquel le changement avait mis fin. La vie profane est facile à distinguer de la simple vie animale, elle en est très différente. À la prendre dans l’ensemble, la vie animale est pourtant le type de la vie sans histoire : et la vie profane la prolonge en ce sens qu’elle ignore les changements destructeurs et violents : si ces derniers l’atteignent, ils l’atteignent du dehors******. Si je reviens maintenant sur un caractère de coup et de contrecoup, de reflux et de flux d’un mouvement en parties doubles, l’unité dans l’agitation violente de l’interdit et de la transgression, de l’horreur et du désir, apparaîtra aisément : c’est l’unité du monde sacré, s’opposant à la calme régularité du profane*******.

* L’Homme et le Sacré, 2e éd. (Gallimard, 1950), p. 152 et 153. (Ajouter références à Leiris.) ** À la rigueur, il est toujours possible de dire que la nature englobe l’homme, que le mouvement dont j’ai parlé a lieu à l’intérieur de la nature. C’est vrai, mais le domaine humain dans la nature est un domaine nouveau, qui dépasse la nature, qui n’est pas enfermé dans ses lois générales. Je ne traiterai pas dans le cadre de ce livre le problème qui se pose à partir de là. *** S’entend, du moins, du rire dont le comique est l’objet. **** P. 74, Troisième partie, ch. II, § 5. — L’érotisme, c’est essentiellement, dès le premier pas, le scandale du « renversement des alliances ». ***** IIIe partie, II, 5, p. 73. ****** Je ne nie pas que la vie profane est elle-même à sa manière susceptible de grands changements. Mais je dois tout d’abord préciser que la guerre, l’amour, et la souveraineté politique ne sauraient entrer authentiquement dans le cadre de la vie profane. Le monde profane ne change de lui-même que sur le plan des techniques et des modes juridiques de production ; encore s’agit-il, dès lors, de changements continus : on peut même dire, s’il y a discontinuité d’un changement (révolution), qu’elle suppose l’intervention d’éléments hétérogènes par rapport à l’ordre profane, comme les foules armées, etc. ******* On verra plus loin que seule l’animalité envisagée par la pensée savante comme une chose présente avec la vie profane une véritable unité.


II


LE COMPLEXE DE PHÈDRE

1. La connexion de l’horreur et du désir. C’est évidemment l’accord de l’horreur et du désir qui donne au monde sacré un caractère paradoxal, maintenant celui qui l’envisage sans faux-fuyant dans un état de fascination angoissée. Ce qui est sacré répond sans nul doute à l’objet d’horreur dont j’ai parlé, objet fétide, gluant et sans limites, qui grouille de vie et toutefois est le signe de la mort. C’est la nature au point où son effervescence unit étroitement la vie et la mort, où elle est la mort en gorgeant la vie de substance décomposée. D’un tel objet, il est peu concevable que le sujet, s’il est humain, ne s’éloigne pas avec la nausée. Mais s’éloignerait-il ainsi s’il n’était tenté ? l’objet l’écœurerait-il s’il ne lui proposait rien de désirable ? Ne puis-je en venir à penser ce qui suit : il semble souvent qu’à vaincre une résistance le désir prenne plus de sens : la résistance est l’épreuve qui nous assure de l’authenticité du désir et qui de cette façon lui donne une force qui vient de la certitude de son empire. Si notre désir n’avait eu tant de peine à surmonter notre indéniable répugnance, nous ne l’aurions pas cru aussi fort, nous n’aurions pas vu dans son objet ce qui, à tel point, avait le pouvoir de susciter le désir. C’est ainsi que grandit l’amour de Phèdre, en raison même de l’effroi qui naît de la possibilité d’un crime. Mais en contrepartie, comment la répugnance se nourrirait-elle, ou plus simplement, à quoi répondrait-elle si son objet ne présentait rien de dangereux ? Et comment, s’il n’était désirable, pourrait-il être dangereux ? Le pur et simple danger éloigne, tandis que seule l’horreur de l’interdit maintient dans l’angoisse de la tentation. Si j’envisage de ce point de vue un objet répugnant quelconque, un cadavre se décomposant, par exemple, il est vrai que mon argument semble bien ne plus tenir. Je puis toutefois faire intervenir des considérations précises. Je suppose accordée l’affirmation suivant laquelle chaque horreur dissimule une possibilité de séduction. Je puis dès lors admettre un jeu relativement simple. Un objet qui répugne présente une force de répulsion plus ou moins grande. J’ajouterai qu’à suivre mon hypothèse, il présente alors en principe une force d’attraction : de même que la force de répulsion, son contraire, celle-ci est plus ou moins grande. Mais je n’ai nullement dit que la répulsion et l’attraction étaient toujours en


raison directe l’une de l’autre. Les choses sont loin d’être aussi simples. En effet, l’horreur excessive au lieu d’accroître le désir le paralyse, le coupe. Bien entendu, le caractère excessif de l’horreur introduit l’élément subjectif. J’imagine, au lieu de l’Hippolyte de la fable, un parricide, qui n’aurait pas seulement satisfait un désir incestueux mais aurait tué Thésée. Je puis me représenter à loisir une Phèdre accablée par le crime qu’elle aurait involontairement provoqué, refusant désormais de voir son amant. Je pourrais aussi bien, à cent lieues du thème classique, la supposer brûlant de feux renouvelés pour l’exécrable Hippolyte. Je puis même, retrouvant le jeu où Racine se complut, la voir accablée, déchirée, mais d’autant plus ardente en dépit — ou en raison — de l’horreur qu’elle aurait d’Hippolyte et d’elle-même. Si l’horreur est en effet plus ou moins grande, ce n’est pas seulement en raison de l’objet qui la donne, le sujet qui l’éprouve est lui-même plus ou moins porté à l’éprouver. Ceci ne change en rien la situation la plus favorable au désir : c’est aussi bien que celle de la Phèdre de Racine celle que j’ai proposée en dernier lieu, que j’ai justement alléguée de manière à mettre en relief — et à placer dans l’environnement qu’elle exige — la situation à laquelle répondent les cris, les soupirs et les silences de la tragédie. Plus l’horreur est difficile à tolérer, plus elle est désirable : encore faut-il pouvoir la tolérer ! Mais l’exemple de Phèdre a trait au désir sexuel, et à l’interdit de l’inceste qui le qualifie de criminel, mais dans un cas bien défini. Une charogne, semble-t il, n’a toujours rien de désirable ; apparemment, l’interdit qui s’oppose au contact de la pourriture, des déjections, des cadavres, ne pourrait protéger ces objets contre un désir inexistant !

2. L’attrait lié à la corruption du cadavre. En apparence et en principe, l’interdit concernant les morts n’est pas fait pour les protéger du désir des vivants. À l’horreur que nous avons d’eux ne semble répondre aucune attirance. Freud, il est vrai, a pensé que leur évidente faiblesse justifiait la prohibition du contact. Mais d’autres hypothèses subsidiaires de Freud sont mal fondées... Il n’en va nullement des cadavres comme de parents qui ne peuvent avoir de rapports sexuels avec nous : le caractère interdit, criminel, de ces relations peut éventuellement doubler d’attrait le sens horrible qu’elles ont reçu. Mais l’horreur de la pourriture, autant qu’il semble, ne se


doublera jamais d’aucun désir. Ce que j’ai dit au sujet de Phèdre aurait donc une valeur limitée au domaine étroit des objets du désir sexuel. Il serait vain de supposer comme je l’ai fait que l’horreur dissimule toujours une possibilité de désir. Je dois faire observer à ce point que, dans le domaine de la mort, j’ai parlé des morts, auxquels il est criminel de toucher ; je n’ai fait allusion que brièvement aux vivants qu’il est criminel de tuer. Or s’il est vrai que les hommes ont rarement envie de toucher les morts sans respect (ce qui n’est au surplus qu’un crime véniel), il est sûr que, parfois, ils désirent tuer les vivants. Il se peut néanmoins que les deux interdits soient solidaires. J’ai retardé jusqu’à maintenant de parler de la loi universelle qui interdit (mais en principe) de tuer des êtres humains. Le respect des morts, cependant, pourrait être corollaire de celui des vivants. L’interdit des cadavres, après tout, ne serait-il pas la prolongation de celui du meurtre ? Un mort n’est-il pas, dans la croyance des primitifs, la victime présumée d’un meurtre ? Les primitifs sont portés à se dire, en effet, que la mort ne peut être naturelle : il faut devant un mort supposer qu’un envoûtement ou quelque opération de sorcellerie est responsable de la mort : il faut se mettre à la recherche du coupable. Nous pouvons penser que, dans un cadavre, une attirance, une réponse cachée à notre désir, n’a pas trait à l’objet même dont l’horreur nous a pénétrés, mais au meurtre. Nous ne saurions nous étonner, s’il en est ainsi, du peu de conscience que nous en avons. Nous n’aimons guère penser que nous pourrions tuer, et moins encore que nous pourrions aimer le faire. À coup sûr, si quelque désir se mêle à l’horreur des morts, l’attrait du meurtre y contribua. Malgré tout, cette manière de voir me semble très incomplète : elle nous donne tout au plus un début d’explication : il y a plus dans l’horrible attrait des morts que ne peut mettre en jeu le désir de tuer. À nous reporter à la fête dont j’ai parlé, qui est rudimentaire, informe, et qui suit quelquefois la mort des rois, nous pouvons embrasser le complexe unissant dans une explosion prolongée la mort, l’érotisme et le meurtre : peut-être est-cela vue globale à laquelle il importe de nous tenir... L’activité sexuelle est d’ordinaire limitée par des règles, et le meurtre est tenu pour affreux, pour inadmissible. Cet ordre de choses régulier veut dire que le mouvement de la vie est freiné, maintenu comme un cheval l’est par un bon cavalier. C’est la vie prolongée des vieillards qui stabilise le cours de l’activité sociale. C’est la stagnation, ou du moins le ralentissement, qui maintiennent ce cours sous le signe du travail. Tout au contraire, la mort des vieillards et même, en général, la mort, accélèrent l’écoulement et l’exubérance de la vie, le meilleur


effet résultant d’une alternance de l’arrêt et de la soudaine libération du mouvement. Finalement, nous ne savons rien, ou presque, si nous l’isolons de ce mouvement que la mort libère, du vaste pouvoir de séduction qui appartient généralement à la vie et répond à l’aspect déprimant des cadavres sans apprêt. Ce passage de l’autorité à l’impuissance, de la rectitude de l’être à l’absence, de la position négative, [illisible] du vivant, à la négation infinie des limites annonce le retour, le triomphe même, de la vie oublieuse, brutale, capricieuse, pleine de tendres abandons et d’obscurs désordres. La violence répond à la corruption, qui l’appelle ; le néant de la décomposition, par rapport à l’immense abandon des passions désordonnées, est proche de ce halo de terreur sacrée que dégage la tragédie. Le nœud d’une convulsion aussi entière est donné au moment où la vie, prenant dans la mort l’aspect de l’impuissance, apparaît à ce prix dans l’infinité de son déchaînement. C’est une puissance d’anéantir, à la base d’une puissance de prolifération, de renouveau, de fraîcheur qu’annonce une pourriture inévitablement pleine de vie : y aurait-il une jeunesse si les cimetières ne s’emplissaient pour lui laisser la place ?

3. Le secret du désir. Il y a toutefois un abîme entre la corruption des chairs, donnée dans la nature, et le lien qui associe la jeunesse aux sombres opérations que recouvre le décor des tombes. Le propre de l’homme est de supprimer ou de dissimuler les traces d’une aussi noire alchimie ; et, comme elles sont ensevelies dans la terre, elles le sont dans les parties inaccessibles de la mémoire. La restitution la plus difficile touche d’ailleurs l’ensemble d’un vaste mouvement. Il est possible à la rigueur de retrouver le lien des prescriptions de respect pour les morts au désir de tuer. Mais, détachée, c’est une vue superficielle. Et, si entier que soit le tableau de la « fête de la mort du roi », unissant à la corruption du cadavre royal le débordement sexuel et la frénésie du meurtre, ce n’est encore que le schéma dont il faut donner le sens. Ce que j’ai déjà montré permet dès maintenant de saisir ce qui unit l’horreur des morts et le désir à l’égard du mouvement global de la vie. C’est déjà mieux que la connexion de principe donnée dans un tableau de fête. Mais je dois aller


plus loin et montrer enfin que, d’autre part, la vie sexuelle des hommes, l’érotisme, ne serait pas intelligible en dehors de la connexion dont il s’agit. Il est sans doute possible d’imaginer l’érotisme indépendamment de l’horreur des morts. Mais en fait cette indépendance n’est pas donnée. Je puis imaginer la passion indépendamment des conditions de Phèdre : rien de plus commun que l’amour innocent qu’une femme a pour un homme qu’elle est en droit d’aimer (de nos jours, au surplus, la passion de Phèdre pour Hippolyte cesse de nous sembler criminelle...). Mais, à laisser un cas extrême, qu’est le désir efficient de tuer, le désir sexuel — en accord avec l’attirance d’un mouvement qui, sans cesse, rejette en partie l’humanité dans la tombe — est en quelque sorte attisé par l’horreur que nous avons néanmoins de ce mouvement. De même que le crime, qui lui fait horreur, élève et nourrit secrètement l’ardeur involontaire de Phèdre, le parfum de mort de la sexualité en assure toute la puissance. C’est le sens de l’angoisse, sans laquelle la sexualité ne serait qu’une activité animale, et ne serait pas érotique. Il nous faut, si nous voulons nous représenter clairement cet effet extraordinaire, le comparer au vertige où la peur ne paralyse pas mais accroît un désir involontaire de tomber ; et au fou rire, où le rire redouble en raison de notre angoisse s’il survient quelque élément dangereux et si nous rions bien qu’à tout prix nous ne devrions plus rire. En chacune de ces situations un sentiment de danger — pas assez pressant néanmoins pour couper court à tout atermoiement — nous place devant un vide nauséeux. Un vide devant lequel l’être est un plein, menacé de perdre la plénitude, désirant et craignant également de la perdre. Comme si la conscience de la plénitude demandait un état incertain, suspendu. Et comme si l’être luimême était cette exploration de tout le possible, toujours allant à l’extrême et toujours hasardée. Si bien que, d’un défi à l’impossible aussi obstiné, et d’un désir de vide aussi plein, il n’est de terme que le vide définitif de la mort.


III


LE DÉSIR HORRIFIÉ DE PERDRE ET DE SE PERDRE

1. La joie exige que nous consumions nos ressources d’énergie. L’horreur associée au désir et la pauvreté d’un désir que ne redouble nulle horreur ne sauraient toutefois nous détourner de voir que le désir a pour objet le désirable. L’angoisse, quand le désir ouvre sur le vide — et, parfois, sur la mort — est peut-être une raison de désirer davantage et d’accroître l’attrait de l’objet désiré, mais, en dernier lieu, l’objet du désir a toujours le sens du délice et cet objet, quoi qu’on en dise, n’est pas inaccessible. Parlant de l’érotisme, il serait inexcusable de le faire sans en dire essentiellement que l’enjeu en est la joie. Une joie d’ailleurs excessive. Parlant de leurs états de ravissement, les mystiques veulent donner l’impression d’un plaisir si grand que celui de l’amour humain ne lui est pas comparable. Il est difficile de juger du degré d’intensité d’états qui ne sont peut-être pas incommunicables, sans doute, mais qui jamais ne pourront être comparés avec assez de précision, faute de bien connaître d’autres états que ceux qui nous sont personnels. Mais autant qu’il semble, il est permis de croire que nous sommes susceptibles d’éprouver, dans les domaines voisins de l’érotisme et de la contemplation religieuse, de telles joies que nous sommes portés à les croire exceptionnelles, uniques, dépassant les limites de la joie concevable. Nul ne saurait douter, quoi qu’il en soit, d’un caractère excessif, exorbitant, des transports de joie que l’érotisme nous donne. Je crois que le scepticisme affiché par un petit nombre de blasés répond soit à l’affectation des propos, soit aux maladresses ou aux mauvaises conditions d’une expérience. Reste à savoir comment la recherche de si grandes joies doit en passer par celle d’horreurs et d’objets répugnants de toute nature. Ce que j’ai dit précédemment tendait à montrer que l’horreur entrait en ligne de compte et jouait dans l’attraction érotique. J’en ai donné des preuves qui pourraient passer pour suffisantes, mais je n’ai pas encore rendu compte assez clairement des tenants et des aboutissants de ce fait paradoxal. À cette intention, j’énoncerai maintenant une hypothèse qui est peut-être fondamentale. Je pense que le sentiment de l’horreur (je ne parle pas de l’effroi) ne répond pas, comme le croient la plupart des hommes, à ce qui est mauvais pour eux, à ce qui lèse leurs intérêts. Au contraire, s’ils nous font horreur, des objets qui


n’auraient pas autrement de sens revêtent à nos yeux la plus grande valeur actuelle. L’activité érotique peut être immonde, elle peut aussi bien être noble, éthérée, excluant les contacts sexuels, mais elle illustre le plus nettement un principe des conduites humaines : ce que nous voulons est ce qui épuise nos forces et ressources et qui met, s’il le faut, notre vie en danger. Nous n’avons pas toujours, à vrai dire, les moyens de le vouloir, nos ressources s’épuisent et le désir nous fait défaut (il est tout bonnement inhibé) dès qu’un danger trop inévitable nous concerne. Si néanmoins nous trouvons en nous le courage et la chance suffisants, l’objet que nous désirons le plus est le plus susceptible en principe de nous menacer ou de nous ruiner. Les divers individus supportent inégalement de grandes pertes d’énergie ou d’argent — ou de sérieuses menaces de mort. Mais dans la mesure où ils le peuvent (c’est encore une fois une question — quantitative — de force), les hommes vont audevant des plus grandes pertes et des plus sérieuses menaces. Si nous croyons généralement le contraire, c’est qu’ils ont généralement peu de force : mais dans leurs limites personnelles, ils n’en ont pas moins accepté de dépenser et de s’exposer au danger. De toute façon, quiconque en a la force et, bien entendu, les moyens, se livre à de continuelles dépenses et s’expose incessamment au danger. Par des exemples, et par l’analyse détaillée du jeu de facteurs contraires, qui jouent le plus clairement dans l’érotisme, je m’efforcerai de montrer le sens et la portée de cette loi ; au surplus, je ne manquerai pas de revenir sur l’aspect théorique du problème : j’en ai donné les lignes générales dans la première partie de cet ouvrage. Ce que j’ai d’abord représenté à partir du mouvement de la production, je le montre maintenant jouant dans la fièvre individuelle, ainsi d’une manière plus concrète, contribuant par ce détour à une vue plus entière. Ce qui ne peut changer de toute façon est une manière de voir radicalement opposée à celle qui base le jugement correct de la pensée. Tout reste à revoir et à renverser de ce qui « justifie » nos conduites : comment ne pas simplement dire que la pensée est une entreprise d’asservissement : c’est la subordination du cœur et de la passion à des calculs économiques inachevés. L’humanité se laisse mener comme le fait l’enfant soumis au professeur, un sentiment de pauvreté la paralyse. Mais ces intérêts généraux qu’elle allègue valent dans la mesure où la peur domine, où l’énergie est déficiente. Ils n’ont qu’un sens à courte vue qui vaut dans les limites du discours officiel, mais l’énergie abonde et la peur n’arrête rien. Entre une pensée molle et un cours violent des choses, la discorde est souveraine ; et nos guerres sont bien la mesure de ces professeurs impuissants et raisonnables qui nous mènent.


2. La littérature et l’angoisse ; le sacrifice et l’horreur. Provisoirement, pour illustrer la loi suivant laquelle nous cherchons la plus grande perte ou le plus grand danger, je me bornerai à deux références, dont la première à la littérature de fiction. En effet, l’attrait d’un roman se lie aux malheurs d’un héros, aux menaces qui pèsent sur lui. Sans difficultés, sans angoisses, sa vie n’aurait rien qui nous attache, rien qui nous passionne et nous force à la vivre avec lui. Cependant le caractère de fiction du roman aide à supporter ce qui, réel, pourrait dépasser nos forces et nous déprimer*. Nous avons avantage à vivre par procuration ce que nous n’osons pas vivre nousmêmes. Entendons bien que la question n’est pas de supporter le malheur sans faiblir : nous devons, l’endurant sans trop d’angoisse, jouir du sentiment de perdre ou d’être en danger qu’il nous donne. Mais la littérature ne fait que prolonger le jeu des religions, dont elle est l’héritière essentielle. Elle a surtout reçu le sacrifice en héritage : cette aspiration à perdre, à nous perdre et à contempler la mort en face a trouvé tout d’abord dans le rite du sacrifice la satisfaction que lui donne encore la lecture des romans : ce fut en un sens un roman, un conte illustré de manière sanglante. Un sacrifice n’est pas moins fictif qu’un roman : ce n’est pas une mise à mort réellement dangereuse, ou coupable, ce n’est pas un crime, mais sa représentation, c’est un jeu. C’est dans son principe le récit d’un crime dont le prêtre et la victime jouent pour l’assistance l’épisode final. Bien entendu, la victime est vraiment tuée, mais elle n’est, le plus souvent, que l’animal — ou l’homme — anonymes, qui jouent le rôle du dieu — dans d’autres cas, du roi — que le prêtre est censé tuer : le rite est en rapport avec un mythe dont il est la représentation périodiquement reprise. Le sacrifice n’en a pas moins de sens pour autant : il semble même en principe avoir atteint, dans l’horreur, la limite de l’angoisse que l’assistance eut le pouvoir de supporter : sinon, comment rendre compte d’excès qui confondent l’imagination ? Combien de fois, d’ailleurs, des adoucissements durent le mettre à la mesure d’une sensibilité plus grande** ? Un caractère de jeu, à la base, en allégeait le poids, mais il s’agissait toujours de plonger l’assistance dans l’angoisse liée à un sentiment de destruction vertigineuse, contagieuse, qui fascinait en atterrant. Ce qui importe, de toute façon, n’est pas l’horreur elle-même ; et l’angoisse maintenue dans la littérature ne compte pas non plus purement comme angoisse. Le goût de la littérature n’est pas un vice, où l’angoisse serait maladivement recherchée. Un objet fascine dans le sacrifice — ou dans la littérature — qui n’est pas ordinairement donné dans l’horreur ou dans l’angoisse. Dans les


conditions les plus communes, l’horreur peut n’avoir pour objet qu’une pourriture ; ou l’angoisse, une sorte de vide. Mais l’objet qui fascine dans le sacrifice n’est pas seulement horrible, il est divin, c’est le dieu qui s’accorde au sacrifice — qui attire et pourtant n’a qu’un sens : se perdre dans la mort. L’horreur n’est là que pour faire mieux ressortir un attrait qui semblerait moins grand s’il n’allait de lui-même au-devant d’une agonie douloureuse. Le roman n’atteint que rarement la rigueur de ce mouvement. Pourtant, il en est du simple récit comme de la tragédie classique : il a le plus d’attrait quand le caractère du héros le mène de lui-même à sa perte. Plus le héros approche de la divinité, plus sont grandes les pertes au-devant desquelles il va, et plus grands les dangers qu’il encourt volontairement. Seule la divinité vérifie, d’une manière démesurée, le principe selon lequel le désir a pour objet la perte et le danger. Mais la littérature est plus proche de nous, et ce qu’elle perd sur le plan de la démesure est gagné sur le plan de la vraisemblance.

3. La vie « à hauteur de mort » a fondé les richesses de la religion et de l’art. La sorte d’affolement suivi d’explosion prolongée qui pouvait répondre à la mort d’un roi donne la mesure d’une monstrueuse tentation qui nous lie à la ruine. Nous sommes incessamment tentés d’abandonner le travail, la patience, la lente accumulation des ressources pour un mouvement de sens contraire, où soudain nous dilapidons les richesses accumulées, où nous gaspillons et perdons le plus qu’il nous est possible. L’immense perte, qu’est la mort du souverain, ne donne pas forcément l’idée d’en compenser l’effet : plutôt, puisque le mal est fait, s’enfoncer furieusement dans le mal. La mort d’un roi est semblable en un sens à la vue d’un vide dont ne nous sépare aucun parapet : elle peut nous engager à reculer, mais aussi bien l’image de la chute possible, qui lui est liée, peut aussi nous suggérer d’y sauter, malgré ou pour la mort que nous y trouverons. Cela dépend de la somme d’énergie qui demeure en nous disponible, sous pression, mais dans un certain déséquilibre. Ce qui est certain est que l’attrait du vide ou de la ruine ne répond nullement à une moindre vitalité et que ce vertige, au lieu d’assurer notre perte, prélude d’ordinaire au déchaînement heureux de la fête. En vérité, la tricherie et l’échec sont la règle de ces mouvements : les interdits, en premier lieu, préparaient la transgression de la fête, et l’aspect démesuré de la fête observe néanmoins la


mesure heureuse, réservant le retour de la vie que règlent les interdits. Mais quand les interdits répondirent à la négation de la nature et à la volonté que les hommes eurent de supprimer leur dépendance par rapport au donné naturel, l’échec était involontaire. Les hommes ont dû tricher pour éviter de reconnaître l’impossibilité pour eux de se réduire au pur esprit. Leur échec était alors involontaire. S’ils apportaient de la mesure dans un mouvement qui appelle la démesure, c’est au contraire volontairement qu’ils échouaient. Nous ne consentons pas en général à la ruine définitive et à la mort où la démesure nous mènerait. La fête n’est peut-être pas moins fictive que la négation de la nature mais, qu’elle ait forme de littérature ou de rite, cette fois la fiction est expressément inventée. Elle est voulue du moins, même si elle endort la conscience. Le désir est peut-être joué, mais dans la demi-complicité des enfants que trompent les jouets que nous leur donnons. Seules sont dilapidées les ressources disponibles. Il n’est pas de fête collective, en principe, qui entame une richesse fondamentale, sans laquelle ne pourrait être assuré le retour de la fête suivante, en même temps démesurée et mesurée, comme l’était la première. Et finalement ce n’est pas la ruine, encore moins la mort, c’est la joie que la recherche de la ruine atteint dans la fête. Nous nous approchons du vide, mais ce n’est pas pour y tomber. Nous voulons nous griser de vertige et l’image de la chute y suffit. On pourrait dire assez précisément que la véritable joie demanderait un mouvement jusqu’à la mort, mais la mort y mettrait fin ! Nous ne connaîtrions jamais la joie authentique... Au surplus, la mort elle-même n’est pas nécessaire. Je crois que la force nous manque avant la vie : dès l’instant où la mort approche, elle fait en nous le vide qui nous prive à l’avance de pouvoir. Si bien que la tricherie n’est pas seulement nécessaire pour ne pas mourir, nous devons éviter de mourir si nous voulons atteindre la joie. Ainsi l’approche fictive de la mort, par la littérature ou le sacrifice, annonce seule la joie qui nous comblerait, si son objet était réel, qui nous comblerait du moins en principe, puisque morts, nous ne serions plus en état d’être comblés. Pourquoi d’ailleurs nous révolter avec trop d’obstination contre une difficulté définitive ? Ne pas nous détourner de la mort, au contraire : la regarder fixement, bien en face, c’est le plus que nous pouvons faire. La longue douceur, l’ironie et la ruse valent mieux que cette protestation dont nous pouvons dire à l’avance qu’à la maintenir elle tournera, comme toute littérature, à la tricherie. La protestation serait même vite inadmissible. Ne devons-nous pas en un sens tendre vers une joie qui engage la totalité de l’être, nous opposant aux intérêts de l’égoïste que, fût-ce malgré nous, nous ne cessons pas d’être ? Sur ce plan, la tragédie et la comédie, et de même le roman authentique, dans la mesure où ils


réfléchissent, dans les jeux éblouissants de leurs facettes, la multiplicité changeante de la vie, n’ont-ils pas répondu le mieux qu’il fut possible au désir de nous perdre — tragiquement, comiquement — dans le vaste mouvement où sans fin se perdent les êtres. Et s’il est vrai que la tricherie préside à la littérature, qu’un excès de réalité briserait l’élan qui nous porte vers le point de résolution où elle nous dirige, il est également vrai qu’une réelle audace nous a seule permis de trouver, dans l’angoisse de la mort ou de la déchéance figurées, cette joie seule excessive qui engage l’être dans sa perte. Nous ne pourrions sans cette audace opposer à la pauvreté de la vie animale les richesses de la religion et de l’art.

* Que l’on songe, par exemple, aux audaces tout à fait insoutenables des personnages de roman policier. ** Le sacrifice des animaux est le plus ancien mais, après une période où le sacrifice humain se développa, on dut substituer des animaux aux victimes humaines. Au sujet du malaise résultant tardivement de certains excès, voir La Part maudite, I [O.C., t. VII, p. 65].


IV


L’OBJET DU DÉSIR ET LA TOTALITÉ DU RÉEL

1. L’objet du désir est l’univers ou la totalité de l’être. Assez étrangement, je décris ce qui est le plus difficile à concevoir, mais c’est en même temps la chose la plus familière. Sans le bien comprendre les spectateurs des tragédies ou les lecteurs des romans s’y retrouvent ; et, à leur manière, ceux qui entendent la messe religieusement ne font qu’en méditer l’essence. Mais si du monde de la passion, où, sans difficulté, la tragédie et le roman ou le sacrifice de la messe forment des signes reconnaissables, je passe au monde de la pensée, tout se ferme : à vouloir insérer dans ce monde intelligible le mouvement de la tragédie, cette « horreur sacrée » qui fascine, j’ai conscience que, déconcerté, le lecteur aura quelque mal à me suivre. En vérité, ce qui fascine ainsi parle à la passion mais n’a rien à dire à l’intelligence. D’où il appert, en de nombreux cas, que cette dernière est moins lucide qu’une plus simple réaction. En effet, l’intelligence ne peut justifier le pouvoir de la passion, et pour autant elle se croit naïvement tenue de le nier. Mais l’intelligence, à ne vouloir entendre que ses raisons propres, se trompe ; car si elle veut, elle peut entrer dans les raisons du cœur, il y suffit qu’elle n’exige pas, à cette fin, de les réduire d’abord au calcul justificateur de la raison. Elle peut, quand elle l’a concédé, définir un domaine où elle n’est plus la seule règle des conduites : elle le fait si elle parle du sacré, de ce qui la dépasse par essence. Le plus remarquable est qu’elle puisse fort bien parler de ce qui la dépasse : même, à ses propres yeux, il n’est pas concevable qu’elle puisse à la fin se justifier sans sortir de ses propres calculs. L’intelligence échoue, en effet, en ceci qu’en son premier mouvement elle abstrait, elle sépare les objets de la réflexion de la totalité concrète du réel. Elle édifie, sous le nom de science, un monde de choses abstraites, calqué sur les choses du monde profane, un monde partiel que domine l’utilité. Rien n’est plus étrange, dès l’instant où nous l’avons dépassé, que ce monde de l’intelligence où chaque chose doit répondre à la question « à quoi sert-elle ? ». Nous apercevons alors que le jeu de l’esprit qui abstrait ne sort jamais d’un cycle de report d’une chose à l’autre, à laquelle la première est utile ; l’autre chose à son tour doit servir... à autre chose. La faux est là pour la moisson, la moisson pour la nourriture, la nourriture pour le travail, le travail pour l’usine où l’on fait les


faux. Si, au delà du travail nécessaire à la fabrication d’autant de faux neuves qu’il est nécessaire en remplacement des vieilles, il y a un surplus, son utilité est d’avance définie : il servira à l’amélioration du niveau de vie. Nulle part une totalité n’est donnée qui soit à elle-même sa propre fin, son propre sens, qui n’ait pas à se justifier en alléguant l’utilité qu’elle a pour quelque autre chose. Nous ne sortons de ce mouvement vide et stérile, de cette somme d’objets et de fonctions abstraites qu’est le monde de l’intelligence, qu’à la condition d’entrer dans un monde très différent où les objets ont le même plan que le sujet, où ils forment avec le sujet une totalité souveraine qu’aucune abstraction ne divise, et qui double l’univers entier. Pour rendre sensible une différence si tranchée entre deux mondes, il n’est pas de plus bel exemple que le domaine de la vie érotique, où il est rare que l’objet se situe sur un autre plan que le sujet. L’objet du désir sensuel est par essence un autre désir. Le désir des sens est le désir, sinon de se détruire, de brûler du moins et de se perdre sans réserve. Or l’objet de mon désir ne lui répond vraiment qu’à une condition : si j’éveille en lui un désir égal au mien. L’amour dans son essence est si bien la coïncidence de deux désirs qu’il n’est rien qui ait plus de sens dans l’amour, l’amour dont il s’agit fût-il le plus pur. Mais le désir de l’autre est désirable dans la mesure où il n’est pas connu comme l’est un objet profane, du dehors (comme l’est dans un laboratoire une substance analysée). Les deux désirs ne répondent pleinement l’un au désir de l’autre que perçus dans la transparence d’une compréhension intime. Bien entendu, une répulsion profonde est à la base de cette compréhension : sans la répulsion le désir ne serait pas sans mesure, comme il l’est s’il ne cède pas au mouvement de la répulsion. Aurait-il, s’il n’était si grand, cette force convaincante de l’amante répondant à l’amant, dans l’obscurité et dans le silence, que rien, absolument plus rien ne les sépare ? Mais il n’importe : à ce moment, l’objet n’est plus que ce désir immense et angoissé de l’autre désir. Bien entendu, l’objet est premièrement connu par le sujet comme autre, comme différent de lui, mais au moment où il se réduit lui-même au désir, l’objet, dans un tremblement qui n’est pas moins angoissé, n’est plus distinct de lui : les deux désirs se trouvent, se mêlent et se confondent. Sans doute, l’intelligence demeure et, considérant les choses du dehors, distingue deux désirs solitaires qui s’ignorent au fond l’un l’autre. Nous ne connaissons que nos sensations, non celles de l’autre. Disons que la distinction de l’intelligence est si bien le contraire de l’opération qu’elle en paralyserait le mouvement si elle n’était réduite à se faire oublier. Mais l’intelligence n’a pas tort seulement pour la raison que


l’illusion dénoncée est efficace, qu’elle opère et qu’il est vain de priver les naïfs de leur contentement. Elle a tort en ce sens que ce n’est pas une illusion. À coup sûr, en quelque domaine que ce soit, l’illusion est toujours possible. Ainsi nous nous trompons si quelque perception incomplète est interprétée par nous comme celle d’une bouteille : ce n’est pas une bouteille, un simple reflet m’en avait donné l’impression, et je crus que j’allais la toucher. Mais l’exemple ne prouve rien. Car une telle erreur est vérifiable et, d’autres fois, c’est bien en effet une bouteille que saisit ma main. Il est vrai que, d’une part, une bouteille dans la main, preuve correcte, est quelque chose de sûr, de solide. Alors que dans le cas le plus favorable, la possibilité d’atteindre le désir ou l’existence de l’autre et non simplement ses signes extérieurs est généralement contestée. Pourtant, l’enfant en bas âge ne peut, au moins la première fois, déduire la présence d’un autre, intérieurement semblable à lui, de signes extérieurs. Bien au contraire, il ne lui est possible finalement d’inférer une présence en partant de signes extérieurs que pour avoir à la longue associé les signes à cette présence, que d’abord il a dû reconnaître en un contact total, se passant d’analyse préalable.16 Il est moins facile d’isoler ce contact — chose intérieure de part et d’autre — s’il s’agit de l’étreinte des adultes : elle a lieu dans des conditions où les sensations différenciées et les associations complexes ne peuvent jamais être mises hors du jeu (comme elles le sont pour le très jeune enfant). Nous sommes toujours en droit de tenir le raisonnement de la science : à ce complexe de sensations définissables est associée par le sujet la croyance au désir de son partenaire. C’est possible. Mais il serait vain, selon moi, de suivre en cette voie les démarches de l’isolement. Cela va de soi : jamais nous ne trouverons de cette manière un moment isolable où il sera sûr que ces éléments conventionnellement isolés ne suffisent pas. Plutôt saisir le jeu contraire de l’apparition totale donnée dans l’étreinte. C’est parce que, dans l’étreinte, tout est révélé de nouveau, tout apparaît d’une manière neuve, que nous avons lieu dès l’abord de nier l’intérêt, et même la possibilité, d’opérations abstraites de l’esprit qui en suivraient le développement. Ces opérations, d’ailleurs, personne ne les a tentées... Qui oserait tirer d’analyses pesantes ce qui lui apparut à ce moment ? Cette apparition pourrait même à la rigueur être définie en montrant qu’elle ne peut être saisie à partir de dissertations semblables à celles que publient les revues de psychologie. Ce qui frappe dès l’abord est un « recul » des éléments discernables, une sorte de noyade où il n’y a plus de noyé ni de profondeur d’eau qui noie. Il serait facile de dire à l’encontre : mais non... et d’alléguer des impressions distinctes.


Ces impressions demeurent en vérité, malgré le sentiment d’être noyé dont je parle. Ce sentiment est si étrange qu’on renonce en principe à le décrire. C’est à la vérité qu’un seul moyen nous est donné de le faire. Si nous décrivons un état, nous le faisons d’ordinaire en soulignant des aspects qui le distinguent, alors que, cette fois, nous devons seulement dire : « Il me semble que la totalité de ce qui est (que l’univers) m’avale (physiquement), et si elle m’avale, ou puisqu’elle m’avale, je ne puis m’en distinguer ; il n’y a plus rien, sinon ceci ou cela, qui ont moins de sens que ce rien. En un sens c’est intolérable et il me semble que je meurs. C’est à ce prix, sans doute, que je ne suis plus moi, mais un infini où je suis égaré... » Sans doute, ce n’est pas tout à fait vrai : et même, au contraire, jamais je n’ai touché de plus près celle qui..., mais c’est comme une aspiration suivie d’expiration : soudain l’intensité de son désir, qui la détruit, me terrifie, elle y sombre, et puis, comme si elle sortait des enfers, à nouveau je la trouve, je l’étreins... » Ceci d’ailleurs est bien étrange : elle n’est plus celle qui préparait des aliments, se lavait ou achetait de menus objets. Elle est immense, elle est lointaine comme le sont ces ténèbres où elle respire mal, et elle est si bien l’immensité de l’univers dans ses cris, ses silences sont si bien le vide de la mort qui se fait, que je l’étreins dans la mesure où l’angoisse et la fièvre me jetèrent moi-même en un lieu de mort, qui est l’absence de bornes de l’univers. Mais d’elle à moi une sorte d’humeur désarmée qui, en même temps qu’elle a le sens de la révolte, a celui de l’apathie, supprime la distance qui nous séparait l’un de l’autre et celle qui nous séparait l’un et l’autre de l’univers. » Il est pénible d’insister sur le caractère insuffisant d’une description forcément maladroite et littéraire et dont le sens dernier se rapporte à la négation de tout sens distinct. Nous en pouvons retenir ceci : que dans l’étreinte l’objet du désir est toujours la totalité de l’être, comme il est l’objet de la religion ou de l’art, la totalité où nous nous perdons dans la mesure où nous nous prenions pour une entité strictement séparée (pour la pure abstraction qu’est l’individu isolé, ou qui se croit tel). En un mot, l’objet du désir est l’univers, sous la forme de celle qui, dans l’étreinte, en est le miroir, où nous sommes nous-mêmes réfléchis. Et dans l’instant le plus vif de la fusion, le pur éclat de la lumière, comme un soudain éclair, illumine le champ immense de la possibilité, sur lequel ces amants individuels sont subtilisés, anéantis, dociles dans leur excitation à une subtilité qu’ils voulurent.


2. La représentation savante de la nature et la totalité vague, à la fois horrible et désirable. Ce qui est malaisé, si l’on parle de totalité, c’est que d’habitude nous en parlons légèrement, sans pouvoir fixer l’attention sur cet objet total dont nous parlons (quand, justement, il faudrait le regarder avec l’attention exaspérée de l’amant...)17. La totalité est vraiment étrangère à la réflexion commune en ce qu’elle embrasse en même temps la réalité objective et le sujet qui perçoit la réalité objective. Ni l’objet, ni le sujet ne peuvent former seuls une totalité qui implique l’ensemble. En particulier, ce que la totalité, sous le nom de « la nature », est pour l’esprit de science, est une simple caricature ; c’est tout l’opposé d’une conception selon laquelle, dans le cas d’un désir sexuel illimité (que n’entrave aucune réserve, qui n’est contredit par aucun projet, freiné par aucun travail), son objet est précisément la totalité concrète du réel : et cela suppose cette fusion du sujet avec lui que j’ai maladroitement voulu décrire. Je dois m’attarder sur la représentation savante de la nature, qui s’oppose à une représentation conséquente de la totalité, d’autant que j’ai parlé moi-même de nature, en un sens du mot très différent. Je dois chercher ici une précision terminologique sans laquelle j’aurais parlé en vain. La philosophie théiste oppose la nature à la totalité : pour elle il y a Dieu d’une part, de l’autre la nature. (Il y a même là un embryon de dualisme, que la théologie évite de développer.) Je n’ai pas l’intention de faire la part à la conception théiste du monde : au contraire, je voudrais m’éloigner d’une représentation de la nature qui en fait, comme l’esprit de science, un substitut de Dieu. Mon intention est de préserver à tout prix la totalité des colorations qui l’altèrent ; elle n’est ni Dieu, ni la nature, elle n’est rien qui réponde aux multiples sens de ces noms, ni même rien qui se rapporte à l’un des sens de ces noms. Dans la mesure où de tels sens ne nous leurrent pas, ce qu’ils désignent n’en est en effet qu’une partie abstraite. Et de même la nature dont je parle dans ce livre, partie de la totalité, ne peut être envisagée d’une manière concrète que dans la mesure où elle est prise dans la totalité. Je l’ai dit, elle est sale et répugnante : l’objet que je désigne ainsi ne se réfère à rien d’abstrait que l’on puisse isoler et stabiliser, comme j’isole et stabilise dans ma pensée quelque objet utile, par exemple un morceau de pain. Ce morceau de pain détaché est une abstraction. Mais au moment où je le mange, il rentre dans la totalité mouvante, à laquelle je le rapporte en mangeant, dans la mesure où je me rapporte moi-


même à la totalité concrète du réel. Ceci devient plus clair si je reviens à la « nature sale » : c’est l’animalité que je puis saisir dans la totalité qu’est l’étreinte. Le moment vient où mon attention dans l’étreinte a pour objet l’animalité de l’être que j’étreins. Je suis alors saisi d’horreur. Si l’être que j’étreins a pris le sens de la totalité, dans cette fusion qui a lieu de l’objet et du sujet, de l’amante et de l’amant, je fais l’expérience de l’horreur sans la possibilité de laquelle je ne puis éprouver le mouvement de la totalité. Il y a de l’horreur dans l’être : cette horreur est l’animalité répugnante, dont je découvre la présence au point même où la totalité de l’être se compose. Mais l’horreur éprouvée ne m’éloigne pas, le dégoût éprouvé ne m’écœure pas. Je pourrais même imaginer, plus naïf, et bien plus, je pourrais prétendre que cette horreur, ce dégoût, je ne les ai pas éprouvés. Mais je puis au contraire en avoir soif ; loin de me dérober, je puis résolument m’abreuver de cette horreur qui me fait me serrer davantage, de ce dégoût devenu mon délice. Je dispose pour cela de mots orduriers, qui avivent le sentiment que j’ai de toucher au secret intolérable de l’être. Ces mots, je puis les prononcer pour crier le secret découvert, voulant être sûr de ne pas le connaître seul : à ce moment, je ne doute plus d’embrasser la totalité sans laquelle je n’étais qu’en dehors : je jouis. De tels moments demandent l’intensité croissante des sensations qui précisément nous font part de la totalité et en nouent inextricablement les éléments objectifs et subjectifs : c’est le complexe des sensations qui annonce en même temps l’autre et soi-même — qui n’est nullement réductible à une analyse où n’apparaissent jamais que des éléments abstraits, couleurs, sons, etc., dont la donnée est toujours la totalité... Si les sensations n’ont pas leur intensité la plus grande, il nous est possible d’isoler des objets précis sur le champ de la totalité, dès lors nous ne connaissons plus que ces objets, nous les connaissons clairement et distinctement, mais la présence de la totalité nous échappe. Le sentiment de la totalité demande une extrême intensité des sensations les plus vagues, qui ne nous révèlent rien de clair ni de distinct : ce sont essentiellement des sensations animales, qui ne sont pas seulement rudimentaires, qui ramènent en nous l’animalité et, de cette manière, opèrent le renversement sans lequel nous ne pourrions atteindre la totalité. Leur intensité suraiguë nous déborde, et elles nous suffoquent au moment même où elles nous renversent moralement. C’est la négation de la nature (de l’animalité) qui nous sépare de la totalité concrète : elle nous insère dans les abstractions d’un ordre humain — où, comme autant de fées sournoises, le travail, la science et la bureaucratie nous changent en entités abstraites. Mais l’étreinte nous ramène, non à la nature (qui n’est ellemême, si elle n’est pas réinsérée, qu’une partie détachée), mais bien à la totalité où l’homme a part en se perdant. Car une étreinte n’est pas seulement une chute


dans la fange animale, mais l’anticipation de la mort, et de la corruption qui la suit. L’érotisme est ici l’analogue d’une tragédie, où l’hécatombe au dénouement rassemble tous les personnages. C’est, à la vérité, que la totalité atteinte (pourtant indéfiniment hors d’atteinte, puisque nous survivons à l’étreinte et n’atteindrions rien si nous mourions) ne l’est qu’au prix d’un sacrifice : l’érotisme l’atteint justement dans la mesure où l’amour est une sorte d’immolation*.

* On sait que les Anciens identifiaient, tout au moins dans la poésie, la possession d’une femme au sacrifice. Il semblait qu’à la mort près, les femmes y étaient traitées comme des animaux de sacrifice. Je ne puis manquer à ce propos d’insister sur le fait que la femme est plus que l’homme le centre de l’érotisme. Elle est seule à pouvoir s’y consacrer, dans la mesure où elle n’a pas charge d’enfants. Tandis que l’homme est presque toujours en premier lieu animal de travail ou de guerre. Toutefois, j’ai essentiellement parlé de l’érotisme au nom de l’homme. Je n’ai pas jugé nécessaire de considérer chacune des situations dont j’ai parlé du point de vue d’une femme. C’est que j’avais moins le souci de décrire les aspects de l’érotisme en entier que de saisir le mouvement par où l’existence humaine trouve la totalité dans l’érotisme.


CINQUIÈME PARTIE


L'HISTOIRE DE L'ÉROTISME 18


I LE MARIAGE

1. L’érotisme s’est développé à partir de la sexualité illicite. Le sujet de ce livre est l’histoire de l’érotisme, et je n’ai parlé jusqu’ici que des éléments qui le constituent. Mais il s’agit en vérité des démarches premières, historiques, d’où procèdent les diverses formes de l’activité sexuelle de l’homme, telles que les développa le cours du temps. On admettra aisément que ces démarches premières eurent une importance décisive. Une histoire de l’érotisme aurait peu de sens qui n’en tiendrait pas compte principalement. Ceci est d’autant plus important que si, par la suite, l’érotisme a développé des formes variées, celles-ci en reprennent les thèmes essentiels : le « renversement des alliances », le complexe de Phèdre et le désir de se consumer ne cessent pas de jouer dans un mouvement dont la totalité est toujours la fin. La répétition de ces thèmes se poursuit chaque fois qu’un être humain, tout à coup, se conduit d’une manière stupéfiante, en violent contraste avec ses conduites et ses jugements ordinaires : laissant voir un envers inavouable qui répond à l’endroit, correct et agréable, que seul nous montrons. Il s’agit toujours de révéler des sentiments, des parties du corps et des manières d’être dont nous avons honte en d’autres temps. Il s’agit de montrer ce qu’en d’autres temps il est impossible de montrer, et que nous montrons justement parce qu’il est impossible de le montrer. Il me faut d’ailleurs préciser une modalité de cet aspect normal de l’érotisme. La condition de l’activité sexuelle de l’homme est surprenante : elle n’est nullement interdite en principe. Elle est bien sujette à des restrictions, mais ces dernières réservent un champ étendu de possibilités. Or l’histoire de l’érotisme n’est nullement celle de l’activité sexuelle admise dans les limites définies par les règles : l’érotisme n’englobe en effet qu’un domaine délimité par l’infraction aux règles. Il s’agit toujours de sortir des limites admises : il n’y a rien d’érotique dans un jeu sexuel semblable à celui des animaux. Et peut-être l’érotisme est-il relativement rare (il est difficile de trancher en raison du peu de


renseignements sûrs que nous avons) : il consiste dans le fait que des formes d’agitation sexuelle reçues ont lieu de telle sorte qu’elles ne sont plus recevables. Il s’agit donc de passer du licite à l’interdit. La vie sexuelle de l’homme a pris forme à partir du domaine maudit, interdit, non du domaine licite.

2. Le caractère louche du mariage. Ceci m’engage à revenir sur la forme initiale de la sexualité proprement humaine, où l’interdit est clairement limité et où la transgression de l’interdit a lieu conformément à des règles. Entre les diverses formes de la sexualité humaine, le mariage occupe en effet une position ambiguë, qui est bien déconcertante. J’ai prétendu qu’à l’origine, ce fut la transgression d’un interdit. La chose, à vrai dire, est bien difficile à prouver. Cela va même contre un aspect voyant de l’institution, qui est essentiellement licite. Mais il y a d’autres exemples de transgressions conformes à la loi transgressée. Si l’on retient le fait que le sacrifice est un crime*, on reconnaît le paradoxe d’un crime licite — d’une rupture de la règle accordée par la règle ! Il y a là une difficulté. Si l’on me suit, de même que le meurtre accompli dans le sacrifice est dans le principe même interdit, l’acte sexuel accompli dans le mariage aurait été, dans son principe, objet d’un interdit : c’est l’interdit qui serait la règle — et le mariage une infraction. C’est plus soutenable qu’il ne semble. Je n’en puis donner de preuve convaincante, mais il n’est pas nécessaire qu’un tel interdit ait eu en fait même une valeur aussi efficace que celui du meurtre. Il suffit qu’un interdit de principe, à partir de celui qui pèse sur les proches, ait à l’origine répondu au sentiment général. De son côté, le commandement judaïque, qui excède de beaucoup la prohibition de l’inceste, est peut-être la trace de ce sentiment. Dans la situation originelle, les proches possédaient un droit exclusif sur leurs filles et leurs sœurs, leurs nièces et leurs cousines. Mais l’interdit les frappant les conduisit à disposer de leur droit en faveur d’autres hommes. Ceux qui avaient un droit sur des femmes pouvaient convenir d’une transgression de l’interdit en faveur de ceux qui n’avaient aucun droit sur elles (comme nous l’avons vu, à charge de revanche). Cette manière de voir a sans doute quelque chose d’arbitraire : elle a cependant le mérite de proposer la cohérence de l’ensemble d’un tableau (je crois qu’elle est seule à pouvoir le faire). Cela revient à dire que


le pouvoir de transgression implique en principe une existence en dehors de la règle liée au droit. Ce put être la seule solution d’un problème qui résulta de l’interdit global de l’acte sexuel. Ce genre de tricherie ressemblerait aux décisions démesurées et aux pratiques boiteuses ordinaires dans l’espèce humaine. L’idée de confier la défloration des jeunes mariées à des hommes qui possèdent généralement un pouvoir de transgression, tels les prêtres, semble avoir été courante : apparemment, le droit de cuissage, qui jouait encore en France au Moyen Âge, n’avait pas d’autre origine. L’essentiel était de ne pas livrer les filles à des hommes, en raison même de leur droit, liés d’une façon particulière à l’interdit. Il est naturel au surplus que le droit d’user des femmes ait été donné, transféré à des hommes liés à un clan par une pratique de réciprocité de dons rituels. Nous savons que le sens de ces dons est voisin de celui du sacrifice. Nous ne devons d’ailleurs pas oublier qu’ils portent essentiellement sur des biens sacrés ou somptuaires, et non sur des produits simplement utiles : c’est généralement qu’un élément de transgression leur est lié, comme au sacrifice. La destruction, le bris ou la combustion des objets offerts en est la forme la plus frappante, mais leur usage luxueux leur confère toujours la valeur que la perte a sur le plan des richesses productives. Il y a toujours transgression par rapport à la vie profane, à un ordre de choses utilitaire, où domine la règle de l’utilité. En un sens, le mariage où le père, où le frère donnent une femme en vue de la transgression, associe à cette transgression le père et le frère. Mais en donnant leur fille ou leur sœur, ils éloignent le danger (la malédiction) pesant sur l’auteur immédiat de la transgression. Ainsi l’interdit de l’inceste indiquerait-il assez clairement le sens général du malaise touchant la sexualité : celle-ci aurait en elle-même quelque chose de si sale et de si dangereux, de si louche, que l’on ne saurait l’aborder sans multiplier les précautions et les détours. C’est à quoi visèrent les règles du mariage. Mais une telle attention ne saurait passer pour indifférence et nous devons croire que le scandale eut pleinement, dans ce cas privilégié, l’effet contraire que la morale redoute. Rien ne pouvait donner plus de sens à l’objet condamné que la malédiction qui le frappa. L’érotisme est profondément le sens de l’horreur que l’homme eut de la sexualité : ces réactions ressemblent à celles d’une jeune fille effarouchée qui fuit l’homme par amour et ne le fuit qu’afin de l’aimer malgré elle, dans les mouvements d’une passion plus forte que la volonté.


3. Le mariage et l’habitude. Le plus souvent, nous ne comprenons rien au caractère érotique du mariage, du fait que, finalement, nous n’apercevons plus en lui que l’état : nous oublions le passage. À vrai dire, nous avons pour cela toutes les raisons. Le passage n’est pas durable et, dans la suite, l’aspect licite de l’état l’emporte sur l’aspect d’irrégularité régulière du passage. Nous retenons sous le nom d’érotisme des activités sexuelles poursuivies en dehors du mariage et nous négligeons les formes premières où le don que faisaient ses proches d’une femme à des hommes relativement étrangers avait un caractère de rupture. À la vérité, le plus souvent, la valeur économique de la femme transférée contribue à minimiser l’aspect érotique du passage et, sur ce plan, le mariage a pris le sens de l’habitude émoussant le désir et réduisant le plaisir à rien. L’habitude n’est pas forcément contraire à l’intensité de l’activité sexuelle. Elle est favorable à l’accord, à la secrète compréhension de l’un par l’autre, sans lesquels l’étreinte est superficielle. Il est même possible de croire que seule l’habitude a parfois la valeur d’une exploration profonde, à l’encontre de malentendus qui font du changement continuel une vie de frustration renouvelée. Je suis même porté à croire que l’inquiétude qui nous fait désirer le changement n’est souvent qu’impatience, propension à reporter sur autrui, sur le peu de charme d’un partenaire, la responsabilité de l’échec, une inaptitude à l’intuition sans laquelle nous ne saurions découvrir une voie souvent cachée. Ce qui justifie néanmoins la méfiance à l’égard du mariage est la structure même de l’érotisme, qui n’aurait pu, dans le cadre de l’habitude, composer les figures et les signes qui entrent en jeu dans ses déchaînements. Ces figures, ces signes, — de la nudité à l’orgie, de la prostitution à la violence — n’ont-ils pas à la base, contre l’habitude, un principe d’irrégularité, de manquement à la règle ? Rappelons que l’érotisme se développa à partir de la sexualité illicite, hors mariage. Il ne peut que briser le cadre où la règle voulait maintenir une irrégularité fondamentale. La vie sexuelle eût été pauvre, elle se serait maintenue dans les limites de l’habitude bien près du niveau animal, si elle ne s’était développée librement, en réponse à ces explosions désordonnées qui la portent. En effet, s’il est vrai que l’habitude l’épanouit, pouvons-nous jamais dire en quelle mesure une habitude donnée, que nous savons heureuse, n’a pas dépendu de ces formes capricieuses que les mouvements de l’irrégularité commandèrent ?


* Voir H. Hubert et M. Mauss, Essai sur la nature et la fonction du Sacrifice (Année Sociologique, 18971898).


II


[LA FUSION ILLIMITÉE OU L’ORGIE] 19

1. [L’orgie rituelle.] Nous ne savons rien des conditions précises dans lesquelles l’érotisme, par delà les formes du mariage, accusa le caractère de transgression qui en est la base. Mais il est certain que le cadre régulier du mariage ne pouvait donner issue à toutes les forces brûlantes qui laissaient les individus sous pression, qu’exprimèrent d’abord une angoisse sexuelle suffocante, puis des explosions violentes et désordonnées. Entendons-nous, ces explosions gardaient le caractère de la transgression du mariage : elles étaient, comme le mariage, des dérèglements prévus par une règle. Même la « fête de la mort du roi », malgré l’aspect informe qu’elle affecte, est encore en un sens licite : la règle l’autorise par une suspension régulière de ses effets, durant le temps où se corrompt le cadavre du roi. Les orgies rituelles, qui souvent constituent l’un des épisodes d’une fête, sont même plus régulièrement ordonnées. Elles se donnent d’ailleurs un prétexte : ce ne sont pas en intention les violents renversements dont j’ai parlé, mais des rites de magie contagieuse ayant pour fin la fécondité du sol... L’orgie n’en a pas moins le sens qui la caractérise de la transgression d’un interdit. C’est même, à cet égard, un sommet de la transgression et comme une levée générale — résolue et sans réserve — des limites. Ce n’est pas le hasard qui voulut qu’aux orgies des Saturnales, les maîtres servissent les esclaves : les règles et les structures sombraient sous un raz de marée de forces grossières, d’ordinaire impuissantes. Il s’agissait de faire en toutes choses le contraire de ce qu’ordonnaient les règles, liquidées en un vaste mouvement de fureur animale. Les interdits que d’habitude on respectait dans la terreur étaient brusquement sans effet. De monstrueux accouplements se formaient, et il n’était plus rien qui ne soit l’occasion de conduites repoussantes. Ces hommes troublés jusqu’à la corde aspiraient aux choses mêmes qui les terrifiaient d’habitude. Ils se grisaient d’une peur dont l’objet était leur affreuse licence, d’une licence à laquelle la peur donnait un sens grisant. 20L’efficacité de l’orgie sur le plan des pratiques de magie contagieuse ne peut être acceptée comme explication essentielle de l’orgie. Un motif avouable ne saurait prouver qu’il n’en était pas d’inavouables. Mais la fécondité liée à l’orgie


n’en a pas moins, par delà le sens vulgaire, un sens profond : j’ai soutenu que le dégoût de la nature avait pour objet privilégié ces matières se décomposant où nous voyons la coïncidence fondamentale de la vie et de la mort, dont la contradiction si frappante ne tient, à la fin, qu’à une vue superficielle. Les organes sexuels sont en principe étrangers à la dissolution des chairs : leur fonction les place même à l’extrême opposé. Néanmoins, l’aspect des muqueuses intérieures mises à nu rappelle les plaies, promises à la suppuration et donnant le lien de la vie d’un corps à la décomposition du cadavre. Par ailleurs, la saleté des déjections ne cesse pas de lier ces organes à la mort. De son côté, jamais la végétation des champs ne se présente à nous sous un aspect qui nous écœure. Mais elle a devant nous le sens de la nature : ne pourrions-nous dire que l’orgie nous ramène à cette nature à laquelle elle nous invite à nous mêler, dans le sein de laquelle elle nous propose de rentrer ? Mais il est nécessaire aussitôt de rappeler que la nature dont il s’agit, dans laquelle il est proposé à l’homme de sombrer, n’est pas celle d’où il est sorti : c’est la nature divinisée. Et de même, l’orgie n’est nullement le retour à une sexualité naturelle, indéfinie. C’est la vie sexuelle incongrue, liée à ce sentiment de monde à l’envers, que dégage une levée presque générale des interdits. Jamais l’efficacité ne donne d’autre sens à l’orgie. Nous pourrions à la rigueur penser que sa valeur magique dépendit de la transgression, que ne connaît pas la nature profane... Mais il n’importe, si l’orgie ouvrit à la vie sexuelle la possibilité d’un endurcissement — et d’une démarche résolue — dans la recherche de situations où s’accusent les impressions vertigineuses de l’érotisme.

2. [Le sabbat.] Il est à mon sens absurde de croire que l’orgie primitive eut le sens, contraire, d’une indifférence relative à l’indécence. L’obscénité n’aurait pas, pour les primitifs, la valeur horrifiante qu’elle a pour nous, en particulier l’orgie rituelle est facile à des hommes dont la pudeur est bien moins forte que la nôtre. En fait, ce jugement va de pair avec un sentiment que nous avons de nous-mêmes, selon lequel notre civilisation, d’elle-même, exclut absolument l’indécence d’une orgie rituelle. Mais c’est une erreur, et même assez grossière : il fallut d’innombrables bûchers pour en supprimer la coutume.


Sans doute, nous ne savons et ne saurons jamais rien qui ne soit contestable sur les fêtes nocturnes du Moyen Âge et du début des Temps modernes. La faute en incombe d’ailleurs à l’impitoyable répression dont elles furent l’objet : les aveux que des juges insensibles tirèrent de malheureux mis à la question ne peuvent être donnés pour des sources d’information qui nous laissent l’esprit en repos. Ces juges ont fait dire à leurs victimes ce qu’ils croyaient savoir et peutêtre imaginaient. Nous pouvons penser néanmoins que la répression chrétienne ne put faire que des fêtes païennes ne survécussent, au moins dans des régions de landes désertes. Mais le culte de Satan se substitua à celui des divinités anciennes. C’est pourquoi l’on peut sans absurdité reconnaître dans le diable un Dionysos redivivus21. Quoi qu’il en soit, les sabbats voués dans les solitudes de la nuit au culte clandestin de ce dieu qui était l’envers de Dieu ne purent qu’approfondir les traits d’un rite qui portait lui-même à l’extrême le sens de renversement de la fête. Sans doute, les juges des procès de sorcellerie engagèrent-ils volontiers leurs victimes à s’accuser d’une parodie des rites chrétiens qui aggravait leur cas. Mais, à supposer que ces juges aient d’eux-mêmes suggéré ces aspects, ils n’ont pu le faire que dans la mesure où ils auraient pu, aussi bien, venir à l’esprit des sorcières. Si bien que nous ne pouvons savoir d’un trait isolé s’il se rapporte à l’imagination des juges ou aux pratiques de ceux qu’ils accusaient ; et que, toutefois, nous pouvons croire que le sacrilège, ou l’inversion du sens des rites, fut le principe de ces recherches sur la lande. De toute façon, il n’y a guère de raison de supposer que le nom de messe noire, à la fin du Moyen Âge, aurait pu ne répondre à rien. Selon la vraisemblance, la messe noire se présenta si peu sous l’aspect d’un phantasme ou d’une suggestion de tortionnaires qu’elle a pu, de nos jours, être authentiquement célébrée : la messe à laquelle Huysmans assista, qu’il a décrite dans Là-bas, n’avait rien à voir avec ces truquages profanes que l’on organise encore, me dit-on, pour répondre à la fantaisie d’amateurs riches.

3. [Le lien de l’érotisme et du mal.] Ce qui donne à l’orgie satanique un sens exceptionnel tient au fait qu’elle n’inverse pas simplement, comme l’orgie antique ou la primitive, l’ordre des


choses profane et régulier, mais le cours du monde sacré, du moins de sa forme majestueuse. C’est que le christianisme introduit, dans la sphère religieuse, une division différente de celle qui existait avant lui. Le monde sacré eut toujours, dans les limites du paganisme, une face pure et une autre impure, la première majestueuse et l’autre maudite. L’une et l’autre partie de ce monde étant également sacrées, étaient également éloignées du monde profane. Le fossé séparant ces deux mondes laissait les choses impures voisines des pures ; les choses neutres étaient seules en dehors du domaine ambigu de la religion*. En fait, le christianisme a retenu le caractère divin du diable, mais il évita de le reconnaître. Et il y eut, à ses yeux, d’un côté le monde divin de la lumière, de l’autre les ténèbres où le monde profane et le diabolique associent leurs destinées misérables. D’ailleurs cette confusion est aujourd’hui dans tous les esprits dont la formation est sinon chrétienne, du moins participe d’un moralisme religieux du même ordre. C’est ainsi qu’un disciple de Durkheim, Robert Hertz, apercevant l’opposition du pur et de l’impur, de la droite et de la gauche, liait dans un travail savant, d’ailleurs des plus dignes d’attention**, le pur, la droite et le sacré, l’impur, la gauche et le profane. Ce qui donne son importance à cette division paradoxale, contraire à celle des formes primitives, est le fait qu’elle implique un changement dans le sens moral de l’érotisme. Ce changement met fin à l’équivoque maintenue jusque-là dans la réprobation. Comme je l’ai dit, cette levée générale des interdits était dans les conditions primitives à la fois illicite et licite. Il y avait levée de l’interdit mais, à la condition qu’elle demeurât provisoire, il n’y avait rien dans l’interdit qui s’opposât à cette levée. Il n’y avait pas alors de cloisons divisant l’humanité en des mondes foncièrement séparés, en autant de compartiments étanches. La nécessité ne jouait pas, si des formes s’opposaient, d’aller jusqu’au bout de l’opposition. La conscience d’une totalité des formes opposées était maintenue et il semblait facile de composer les discordances. Mais comme il opposa radicalement le monde attirant du bien et des formes majestueuses à celui de la répulsion, de la corruption et du mal, le christianisme associa décidément l’érotisme au mal. Ce qui dans le paganisme ne fut que le renversement momentané du cours des choses, devint la part des réprouvés, la part que Dieu voulut à jamais maudite. Non seulement l’érotisme, en raison de l’appel à l’horreur qui en précipitait les mouvements, fut l’objet d’une réprobation définitive, mais il devint le mal inexpiable, et comme une essence du mal. Nous ne pouvons d’ailleurs manquer de reconnaître à quel point cette manière de voir était justifiée. La négation de la sexualité animale et la répulsion qui en


écartait n’ont jamais fait que le désir ne retrouvât ses droits. Elles en ont même été les stimulants, et nous avons vu que l’érotisme tient son prix du dégoût que nous avons de l’animalité du sexe. La sexualité avait dans ces conditions un excès d’attrait angoissant. Le mal envisagé dans les limites de l’intérêt du pécheur a quand même une excuse : ce n’est pas le mal souverain, ayant sa raison d’être en lui-même. Seul l’érotisme est le mal pour le mal, où le pécheur se plaît pour la raison que, dans ce mal, il atteint l’existence souveraine.

4. L’érotisme ou la divinité du mal contre le Dieu du bien22. La souveraineté du démon a deux aspects opposés. C’est pour les croyants une affaire de rivalité, le démon est jaloux de Dieu, il n’en peut admettre la préséance. Mais le non serviam, le refus de n’avoir qu’une valeur utile, d’être dans le monde un outil, n’a pas toujours le sens odieux qui se rapporte à une confusion. Le désir d’accéder à l’être authentique, à la souveraineté sans laquelle un individu ou une action n’ont pas en eux-mêmes de valeur, mais ont une simple utilité. Le marteau est utile à celui qui plante le clou. Et je puis de même être utile si je cire les souliers des passants, mais entre le cireur, que je suis, et le passant, s’établissent au moins pour un temps les rapports du souverain, ou du maître, au serviteur. Supposons maintenant que ma sujétion ne soit pas temporaire et que le passant, dont je cire les bottes, ne me rende jamais le service que je lui rends, que, sans doute, je gagne ma subsistance, mais que jamais je ne puisse jouir, à l’exemple du passant, de quelque éclat inutile. Cet éclat ne sert pas, n’a de sens qu’en lui-même, mais il annonce avec ma déchéance la souveraineté du passant. Je ne dis pas que le seul moyen de n’être pas réduit à ce que sont ma boîte de cirage ou ma brosse soit de refuser ces services que je rends. Mais, si j’accepte sans rien dire ni rien penser ? ... Mais surtout : si l’humanité entière observait le même silence et la même absence de pensée ? À vrai dire, il est rare que la déchéance d’un homme aille aussi loin : mais elle obère l’humanité entière. Le plus grave serait que la déchéance ne gagne à la longue, et ne s’étende au point d’obérer jusqu’au sens que l’homme a généralement pour lui-même. Il importe en conséquence de ne perdre de vue ni les limites, ni le possible de l’homme. Personne ne peut envisager la suppression du travail utile, mais l’homme ne pourrait lui être réduit sans être supprimé luimême.


Or une équivoque s’introduit si l’on parle du Dieu du bien : c’est le Dieu des œuvres, ou le Dieu de l’action utile. Dans le cadre même de l’Église, une lutte séculaire a représenté le refus opposé à la valeur des œuvres. Mais, fût-il janséniste, la souveraineté du fidèle est indirecte, il participe à celle de Dieu, encore est-ce à la condition d’être à genoux. Je ne veux pas dire que la soumission, même au Dieu des œuvres, exclut l’autonomie, mais simplifions, c’est une autonomie de l’arrière-monde, la souveraineté dont il s’agit n’est pas donnée, elle est seulement promise. Dans son établissement le christianisme reprit, sous une forme renouvelée, le mouvement qui opposa les premiers hommes à la nature. Les chrétiens nièrent le monde païen où la transgression compense l’interdit pour former la totalité. De cette manière, ils ont fait revivre en eux le drame premier que fut le passage de l’animal à l’homme : ils le firent avec une efficacité d’autant plus grande que la mort infamante sur la croix, devant laquelle ils se plaçaient, maintenait en eux le moment d’horreur de la transgression. Mais en de semblables conditions la totalité ne subsista que dans la mesure où le christianisme ne détruisit pas ce qu’il visait : ce monde païen qu’il regardait, non sans quelque droit, avec l’horreur que les premiers hommes eurent de la nature... Ceci donne un sens au caractère noir que devait prendre l’érotisme réprouvé des temps chrétiens. Le sabbat était la forme la plus noire, où s’accordaient les jeux des terreurs nocturnes et de la licence. Où surtout le désir révolu et la conscience de faire le mal, de23.

* Pour éviter de vaines complications, je ne parlerai que dans cette note de la place de la sorcellerie. La magie (ou la sorcellerie) était pour Frazer du côté du profane, en raison de ses fins techniques. (Mais ses modalités sont voisines de celles de la religion, le maléfice répond au sacrifice, etc.) Du côté du sacré, pour Mauss (H. Hubert et M. Mauss, Esquisse d’une Théorie générale de la Magie, dans Année sociologique, 1902-1903). Mauss tenait la magie pour religieuse, au moins lato sensu, et sa position, d’ailleurs prudente, n’a pas le caractère bien contestable de celle de Frazer. ** R. Hertz, La Prééminence de la main droite, dans Mélanges de Sociologie religieuse et de Folklore, 1928.


III


L’OBJET DU DÉSIR

1. [De la frénésie au sens distinctement érotique d’un objet.]24 Deux aspects opposés composent le tableau de l’érotisme. Dans le premier, la pure négation se donne cours ; elle a lieu directement et toutes les limites sont franchies à la fois : l’ordre des choses humanisé est généralement aboli. Reste l’immense désordre où l’explosion animale se délivre aveuglément. Ce n’est plus la pure sexualité, et il s’agit bien d’érotisme, mais d’une manière toute négative, en ce qu’une orgie est la transgression de la règle, ou de toutes les règles habituelles, et ne se présente nullement sous une forme séduisante. L’aspect positif, séduisant, de l’érotisme est très différent : l’objet du désir y est distinct, sa nature l’oppose à tous les autres, et s’il est érotique, c’est d’abord positivement : une femme nue, jeune et jolie, est sans doute la forme exemplaire de cet objet. (Mais je n’en parle maintenant qu’afin d’en donner dès l’abord une image sensible. En effet, une femme nue n’a pas toujours le sens érotique que je lui prête. Au surplus, la nudité des premiers temps ne put avoir de sens particulier.) L’élément décisif dans la constitution distincte d’objets érotiques est un peu déconcertant. Cela suppose le fait qu’un être humain peut être envisagé comme une chose. En principe, il est tout le contraire d’une chose. Il n’est pas non plus une personne : mais toujours un sujet. Je ne suis pas une chose, je suis devant les choses, les objets, le sujet qui les voit, les nomme et les manie. Mais si j’envisage mon semblable, je ne puis le placer du côté des choses, que je vois et que je manie, mais bien plutôt de celui du sujet, que je suis. Je puis dire d’une chose « elle est », mais d’elle-même elle ne pourrait dire « je suis ». Je puis dire « il est » de mon semblable, mais il peut dire « je suis » de lui-même, de la même façon que je le fais. Je ne puis donc le prendre pour une chose et, bien plutôt, je devrais l’appeler d’une manière un peu enfantine un « je suis », pour le distinguer de cette façon de ces choses qui me sont subordonnées et qu’en vérité je regarde comme rien. L’animal pourrait en un sens mais ne peut dire en fait « je suis ». Il en est d’ailleurs ainsi de l’homme qui dort : l’animal est peut-être un homme endormi, l’homme un animal qui s’arrache au sommeil de la nature... Nous ne savons le plus souvent que faire d’une animalité à laquelle, et pour de bien profondes


raisons, les hommes les plus anciens ont prêté une vie divine. Mais nous traitons aisément les animaux comme des choses. Dès l’abord, ils furent à la fois des choses et des êtres semblables à nous, parfois même des aspects indéfinissables du divin. Quand les hommes réduisirent d’autres hommes en esclavage, ils se trouvèrent enfin devant des hommes qui avaient perdu la dignité humaine et qui ne comptaient plus que pour des choses. Cette profonde déchéance eut ses limites ; la vie des esclaves, qui jamais ne devint animale, ne fut pas non plus réduite à l’absence de la chose. L’esclavage fut nécessairement une fiction et jamais les esclaves ne cessèrent vraiment d’être des hommes. Mais la fiction grâce à laquelle nos ancêtres regardaient leurs semblables comme des choses est pleine de sens. Elle se traduit essentiellement dans le fait que des êtres humains peuvent être des biens utiles, des objets de propriété et de transaction. Mais dans la mesure où ils ont ainsi aliéné une partie de leurs droits à la totalité souveraine, ces mêmes êtres acquièrent la possibilité d’être une fonction de cette totalité, ainsi la fonction érotique. Indépendamment de l’esclavage, les hommes ont généralement tendu à voir des choses dans les femmes. Les femmes étaient, avant le mariage, les choses du père ou du frère. Si le père ou le frère transféraient leur droit de propriété par un mariage, l’époux devenait à son tour le maître de ce champ sexuel qu’elle aurait à lui prêter et de la force de travail dont elle saurait disposer à son usage. Les droits sexuels du mari sont l’objet d’une possession jalouse. Bien entendu, l’érotisme n’échappe pas, dans la mesure où la satisfaction du désir sexuel exige la possession d’un bien, à une tendance radicalement contraire à celle dont j’ai parlé tout d’abord. S’il répond au désir de perdre ou de risquer, il n’en a pas moins pour effet de nous engager dans la voie de l’acquisition et de la conservation. Ce dernier désir est si conscient, si actif, si fort, il paraît si contradictoire avec le premier qu’il est seul aperçu d’habitude. Nous négligeons le plus souvent d’y regarder d’un peu plus près. Ainsi ne voyons-nous pas que l’acquisition est le seul moyen de perdre davantage et que, si nous ne savions rien conserver, nous ne disposerions de rien. Qu’ai-je d’ailleurs dit sinon que nous voulons perdre le plus que nous pouvons : j’ai dit en même temps à quel point la pauvreté et la lâcheté nous limitaient. La jalousie est peut-être la plus appauvrissante des vertus et il est certain qu’elle s’oppose au bonheur. Mais l’enrichissement de l’érotisme voulut cette réduction des femmes à l’objet d’une possession. Je le dis en un sens étroit, mais c’est le seul ici qui puisse compter. Si les femmes n’étaient devenues des objets proposés à la possession, elles n’auraient pu comme elles l’ont fait devenir les objets du désir érotique : ces objets ont des formes, des aspects déterminés, que n’avaient sans doute pas les Ménades. Les Ménades fuyaient en désordre, l’objet du désir au contraire se pare


avec le plus grand soin et propose une figure immobile à la tentation d’un possesseur. L’opposition est simplifiée mais elle peut fournir les symboles des deux mondes opposés composant la totalité de l’érotisme. Il est nécessaire d’opposer la beauté apprêtée de la courtisane à l’animalité échevelée des Ménades...

2. [L’objet du désir et la prostituée.] La possession des femmes dans la vie de couples réguliers n’eut d’ailleurs en ce sens qu’un effet indirect. Ce n’est pas l’épouse qui devint l’objet érotique ainsi proposé au désir de tous les hommes. En tant que chose, à la fois en raison et en dépit de la jalousie mâle, une épouse est principalement la femme qui enfante et travaille au foyer : c’est la forme sous laquelle elle prend corps à la manière d’une brique ou d’un meuble. La prostituée n’est pas moins que la femme mariée un objet qu’il serait possible d’évaluer. Mais cet objet est érotique, il l’est d’un bout à l’autre et en tout et pour tout. Cette condensation en un objet de tous les signes de l’érotisme eut évidemment l’importance décisive : elle est à l’origine de ces figures qui commandent les réactions de la vie sexuelle de l’homme, qui se substituèrent aux signes moteurs de la sexualité animale. Il serait sans doute naïf de limiter à une manière de voir trop schématique la détermination de toutes les valeurs érotiques. L’expérience nous a montré, non sans précision, que dans la mesure où elles veulent séduire, les honnêtes femmes tendent à recourir aux parures des dévoyées. Mais de nombreux facteurs jouèrent dans la formation des signes susceptibles de provoquer le désir. Rien ne prouve que la nudité, qui n’a pas en elle-même de sens sexuel, tient de la prostitution sa valeur érotique générale. Cette valeur, elle la tient plus de l’usage des vêtements... Mais, à moins que la nudité ne soit pure (ce qui non seulement n’est pas rare mais est, après tout, dans l’ordre des choses), elle a toujours une amère saveur d’animalité, qui s’accorde à la déchéance des prostituées. L’attrait de la nudité n’est pas le lot des seules prostituées, mais c’est l’attrait d’une chose, d’un objet saisissable, et l’amour vénal a le privilège de réduire une femme à cet « objet », qu’est la nudité érotique. Nous sommes loin de prêter aux prostituées l’attention que justifie une forme de vie humaine aussi pleinement déterminée. Cette absence d’attention tient à la futilité de l’intelligence, qui se détourne aussitôt de son objet s’il n’est pas


insignifiant. Il ne manquera jamais d’esprits compatissants pour crier les misères de la prostitution, mais leurs cris dissimulent une hypocrisie générale. Il peut être pénible, humainement, d’avouer que le détour de la prostitution joua dans la formation de notre sensibilité. Mais ce n’est pas si grave si nous songeons qu’en matière de réaction érotique, il n’est rien que l’humanité ne soit obstinée à nier. (Mais comme nous obéissons tous à l’envi, comme nous cédons tous à l’envi — jusqu’aux saints au moment de leur tentation —, il n’est rien qui réponde mieux à notre exigence inéluctable, rien qui exprime plus fidèlement le fond de notre cœur.) Nous avons besoin de la honte liée à la prostitution et qui entre par tous les biais dans l’alchimie de l’érotisme, mais la honte, nous pouvions la trouver d’une autre manière, c’est la figure même du désir qui n’aurait pu être tracée si la vénalité des femmes n’avait libéré le mouvement qui traça. Cette figure devait être indépendante, il lui fallait librement composer la réponse à la brûlante recherche du désir. Revenons au principe selon lequel le désir exige la perte la plus grande possible. En un sens, l’orgie offrait à ce besoin la satisfaction la plus entière, mais la perte avait alors le défaut de n’être pas clairement limitée, d’être informe et de n’offrir jamais d’aspect saisissable au désir. Il n’en est pas de même si la prostituée constitue une figure définie dont le sens est celui de la perte. En effet, elle n’est pas seulement l’érotisme, mais la perte ayant pris forme d’objet. Ces brillantes parures et ces fards, ces bijoux et ces parfums, ces visages et ces corps ruisselant la richesse, devenant les objets, les foyers du luxe et de la luxure, bien qu’ils se présentent comme des biens et comme des valeurs, dissipent en vain éclat une partie du travail humain. L’essence de la perte est cette consumation intense qui fascine dangereusement, qui annonce la mort et attire finalement de plus en plus. Mais la perte en principe disparaît et, s’il n’était ces foyers visibles où ses feux se condensent et se fixent, l’attrait de la consumation n’aurait pas ce pouvoir contagieux. Mais reprenons plus simplement les choses à partir du double principe de la perte et du risque : des prostituées reçoivent en don de grandes sommes d’argent, elles les emploient aux dépenses somptuaires qui les rendent plus désirables et accroissent le pouvoir qu’elles eurent dès l’abord d’attirer les dons. Le principe de cette circulation de la richesse n’est pas dès l’abord la transaction mercantile. L’argent est donné, et de même la prostituée fait d’elle-même un don. Il ne s’agit pas forcément d’une vente soumise à la seule règle de l’intérêt. Ce qui circule est de chaque côté le superflu, ce qui généralement ne représente, ni pour l’une ni pour l’autre partie, la possibilité d’un usage productif. Bien entendu, le désir d’une prostituée est susceptible de ruiner, mais s’il est vrai qu’au delà d’une limite donnée le nécessaire entre en


circulation, c’est qu’une fascination dangereuse entraîne un usage déraisonnable et le principe demeure, selon lequel l’excédent seul aurait dû être dépensé : si l’on veut, le désir vertigineux définit sa victime et il la consacre en ceci que, désormais, elle ne dissipe pas seulement l’excès de sa richesse mais, se brûlant elle-même, et jusqu’à la mort, se conduit comme si elle était tout entière un superflu, un être au compte duquel la durée n’a plus de sens.

3. [L’objet du désir a le sens de la jouissance dans l’instant.] J’allègue en dernier lieu ce cas extrême afin d’accuser les traits de la prostituée désirable, figure où la mort est lisible en transparence à travers les aspects de la vie excessive. La prostituée est d’ailleurs généralement la figure de la mort sous le masque de la vie en ce qu’elle a le sens de l’érotisme, qui luimême est le lieu où la vie et la mort se confondent... Mais c’est vrai à l’extrême, au sommet, si la prostitution fait d’une femme offerte un objet mort, mieux le point mort du déchaînement des passions25. Il est nécessaire en effet qu’un être soit envisagé comme une chose afin que le désir compose une figure qui lui réponde. C’est un élément essentiel de l’érotisme, et non seulement la figure doit avoir été passive pour avoir reçu telle ou telle forme et avoir pu être associée à tels ou tels objets, mais la passivité est en elle-même une réponse à l’exigence du désir. L’objet du désir doit en effet se borner à n’être plus que cette réponse, c’est-àdire à ne plus exister pour soi-même mais pour le désir de l’autre. Dans une vie réelle, toujours mouvementée, où l’attente est bousculée, il est clair que des êtres capricieux, existant d’abord pour eux-mêmes, ont au moins autant d’attrait que ces figures figées, que ces êtres détruits en tant que fin pour soi que sont les prostituées. Il est habituel de souhaiter, au lieu de cette passivité, les mouvements d’êtres plus réels, existant pour eux-mêmes et voulant répondre d’abord à leur propre désir. Mais si nous nous trouvons devant de tels êtres, même entièrement soucieux de répondre à ce désir qui n’est pas le nôtre, nous ne pouvons nous empêcher de lutter dans le sens d’une destruction. Nous devons aussi faire entrer cet objet égal à nous-mêmes, au sujet, dans le cadre de l’objet mort, de l’objet disponible à l’infini, que précisément la possession [assigne ?] à la prostituée.


Si l’on veut, le désir cherche toujours un objet mobile et vivant et un autre fixe et mort. Et ce qui caractérise l’érotisme n’est pas le mobile vivant mais le fixe mort, qui seul est détaché du monde normal. C’est le terme auquel nous voulons mener le mobile vivant. Il s’agit de rompre les enchaînements ordinaires et conscients pour trouver le détaché : le détaché n’existe que comme objet ou comme fusion26. C’est seulement à ce prix que l’érotisme est souverain et que des actes sexuels sont résolument accomplis pour eux-mêmes et non en une certaine mesure subordonnés à des séries plus ou moins sensées d’intentions, de conventions, ou de désirs de possession. Cette opposition entre le solide et le fluide, entre la chose annihilée, le repos, et l’insaisissable mouvement a d’abord un sens paradoxal. C’est qu’en effet l’objet au repos a généralement le sens de la durée, le mouvement le sens de la vie dans l’instant. Une telle opposition se retrouve sous toutes les formes : c’est celle de la beauté d’Apollon et de l’orgie de Dionysos. Toutefois les rapports dialectiques de termes opposés ont souvent entre eux des rapports changeants. La course des Ménades a d’abord le sens de la vie limitée à l’instant, mais le jeu de la conscience fascinée par l’objet qui la trouble a la même valeur en second lieu : dès lors le déchaînement insaisissable des passions a, relativement à cet objet, le sens de la durée indéfinie. Le thème essentiel est donné dans l’opposition de la Ménade dévastant le monde des objets utiles et ces objets maintenus à l’abri de la ruine. Dans le thème secondaire, la Ménade en ellemême n’est pas changée, mais elle a dans l’esprit de celui que l’objet du désir fascine un sens neutre et elle est confondue, pour lui, dans l’ensemble d’un monde immuable et indifférent. En une fois, la réponse au désir nie jusqu’à la trame l’opacité de ce monde-ci, elle en est le soudain déchirement, donné dans un éclat de foudre au tremblement de la conscience. Ce qui justifie dès lors la réaction où le monde dionysiaque est indistinct dans l’opacité générale du monde opaque est l’ivresse ou l’obscurcissement de la conscience sans lesquels la course des filles échevelées est inconcevable. La position de l’objet du désir est l’entrée dans le monde des objets clairs et distincts de la fulguration qui laissait les Ménades éblouies dans la nuit. C’est la fulguration donnée à la conscience.

4. [La prostitution et l’oisiveté.]27


Mais les choses ne peuvent avoir lieu directement ! Ce dont la valeur est fulgurante n’est pas directement séduisant. Il en est en effet des contenus que postule le désir comme de l’éclair dont la lumière est aveuglante : la voie oblique est nécessaire si une réponse dernière à l’obstination du désir doit nous être donnée. La forme sous laquelle la réponse parvient en premier lieu est la beauté : l’objet du désir est d’abord la beauté féminine. Si nous disons d’une femme qu’elle est désirable, c’est en principe dans la mesure où elle est belle. De nombreux facteurs, les uns variables et conventionnels, les autres relativement stables, jouent dans la détermination de la beauté. C’est d’ailleurs la vénusté, l’aspect féminin, c’est-à-dire un aspect partiel de la beauté qui entre essentiellement en ligne de compte. L’oisiveté, que permit la prostitution, n’est pas la même chose que la beauté ; souvent la beauté coexiste avec le travail, la laideur avec l’oisiveté. Mais jamais le travail n’est propice à la beauté, dont le sens même est d’échapper aux contraintes accablantes. Un beau corps, un beau visage ont le sens de la beauté si l’utilité qu’ils représentent ne les a nullement altérés, s’ils ne peuvent suggérer l’idée d’une existence réduite à servir et, pour cette raison, appesantie. Il y a de beaux percherons et d’admirables bœufs de labour, mais leur beauté a sûrement le sens d’un mouvement d’énergie triomphant des plus durs travaux et la vénusté désirable en est de toute manière aux antipodes. Seules des figures graciles et même un peu sauvages répondent à la recherche du désir. La forme désirable est toujours celle que la nécessité servile n’a pas soumise à ses lois. Par essence, l’objet du désir n’a rien à faire en ce monde, sinon répondre au désir. À tel point que les muscles saillants d’une danseuse, même alors que la danse est, à l’opposé du travail, une activité souveraine, n’ayant de sens que la beauté, sont de nature à déprécier le charme le plus fort. La moindre trace rappelant une servitude matérielle est toujours susceptible de contrecarrer le désir, en tant que la « beauté » lui donne réponse. La beauté féminine est d’ailleurs loin d’être réduite à quelque élément simple. Même s’il est vrai que la laideur est souvent le signe de la fatigue, de la lourdeur et de l’affaissement, la beauté désirable a toujours, à mille pas de là, le sens de la jeunesse, des fleurs, du printemps et de l’énergie fraîchement jaillissante. J’ai un peu déformé les choses en insistant jusqu’à présent sur les aspects néfastes d’un renouveau qui est le principe, sinon de l’être, de son apparence innombrable. Si la beauté est bien le signe du souverain, de ce qui jamais n’est accablé, n’est réduit à l’état servile, le renouveau (la jeunesse) a comme l’oisiveté le sens de la beauté. Il annonce encore l’abondance, la facilité et le jaillissement inépuisable de l’énergie. On me suivrait mal à ne pas voir que les aspects contraires de la mort ont, d’une part, s’ils l’emportent, le sens de condition d’un rejaillissement ;


et, d’autre part, celui du plus grand luxe : en effet, la plus grande énergie, n’estce pas celle qui, par delà les attraits immédiats des fleurs ou du printemps, nous porte à chercher l’arrachement de la tragédie ? Mais la tragédie et généralement toutes les magnificences que l’angoisse et la mort commandent n’ont d’autre sens que les plus belles fleurs ou les jaillissements de sève les plus forts. Ils ne séparent nullement la mort d’une jeunesse souvent riche d’angoisse, mais toujours par excès de sang28. Mais cette beauté superficielle, qui attise le désir en premier lieu, n’est pas seulement le signe positif des pouvoirs débordants de la vie, sous une forme où l’arbitraire a peu de place, c’est toujours une accentuation des traits de l’autre sexe. Il s’agit, dans les conditions de richesse, de loisir et de choix que la prostitution leur réserve, d’employer les fards, les bijoux et les parures à faire les femmes plus féminines. Dans cet accomplissement de la féminité, l’oisiveté a beaucoup de sens, et peut-être le sens premier, car l’intensité du travail diminue l’opposition des sexes. La prostituée, dans son principe même, est le seul être humain qui doive être logiquement oisif. Un homme qui ne fait rien ne semble pas viril, les caractères qui le distinguent en sont dégradés ; s’il n’est ni soldat ni membre de la pègre, notre première pensée est de soupçonner qu’il s’agit d’un efféminé. (Je ne crois pas que nous puissions parler de l’oisiveté du poète, en ce sens, tout d’abord, que s’il n’a pas une vie laborieuse, un poète a du moins une vie créatrice ; il pourrait d’ailleurs être vain de parler généralement des conditions de vie des poètes...) Mais à vivre dans l’oisiveté, la prostituée maintient en elle les qualités toutes féminines que le travail réduit, cette forme douce et fluide de la voix, du sourire et de tout le corps, ou les puériles tendresses exigées d’une manière obsédée dans le désir d’une femme. Tout au contraire, les femmes astreintes à un travail d’usine ont une rudesse qui déçoit le désir, et il en est souvent de même de la netteté des femmes d’affaires, ou même de toutes celles dont la sécheresse et la positivité des traits contrarie l’indolence profonde sans laquelle une beauté n’est pas entièrement féminine. L’attrait de la féminité pour les hommes — celui de la masculinité pour les femmes — représentent dans l’érotisme une forme essentielle de la sexualité animale, mais en la modifiant profondément. Ce qui excite directement l’organisme des animaux, d’une manière analogue à l’action motrice de la lumière, atteint les hommes à travers des figures symboliques. Ce n’est plus une sécrétion dont l’odeur en provoque une autre, mais une image élaborée, significative en somme de l’essence de la féminité. La féminité participe d’ailleurs à cette réduction de l’objet érotique à des formes adoucies, qui charment sans briser.


[IV


LA NUDITÉ] 29

1. [Obscénité et nudité.] La nudité elle-même, dont il est convenu qu’elle émeut dans la mesure où elle est belle, est aussi l’une des formes adoucies qui annoncent sans les dévoiler les contenus gluants qui nous font horreur et nous séduisent. Mais la nudité s’oppose à la beauté des visages ou des corps décemment vêtus en ce qu’elle approche du foyer repoussant de l’érotisme. La nudité n’est pas toujours obscène et elle peut apparaître sans rappeler l’inconvenance de l’acte sexuel. C’est possible, mais en règle générale, une femme se dénudant devant un homme s’ouvre à ses désirs les plus incongrus. La nudité a donc le sens, sinon de la pleine obscénité, d’un glissement. La pleine obscénité n’est pas troublante, une femme nue, vieille et laide, laisse indifférents la plupart des hommes, mais si elle est obscène sans troubler, l’obscénité que laisse entrevoir le corps nu d’une jolie femme émeut dans la mesure où elle est obscène, où elle donne de l’angoisse mais ne suffoque pas, où son animalité répugne sans excéder néanmoins les limites d’une horreur que la beauté rend à la fois tolérable et fascinante.

2. [Déroulement général de l’histoire de l’érotisme.]30 L’obscénité n’est d’ailleurs elle-même que cette animalité naturelle, dont l’horreur nous fonde humainement. Rappelons que l’humanité s’oppose en nous à la dépendance dont cette animalité est le signe, mais que les calculs et les travaux de la vie profane, dans lesquels les hommes espérèrent trouver l’indépendance par rapport à la nature, révoltèrent vite dans la mesure où ils assuraient la subordination de l’homme à des moyens. C’est dans chaque cas le désir de l’autonomie, hors de laquelle il n’est pas d’humanité, qui détermina l’attitude humaine (mais qui jamais ne nous conduisit que d’une dépendance à une autre, l’autre n’ayant jamais plus que le pouvoir d’échapper à la première). Le sacré sous une forme vague et impersonnelle devint par la suite le nouveau


principe de la pure autonomie, mais à ce principe manquait la conscience. Le sacré n’était plus l’animalité, sa vérité avait, négativement, le sens d’une rupture des lois rationnelles du travail, ou de la patience efficace ; positivement, celui d’un déchaînement explosif et ne faisant plus long feu. Sur le plan de la sexualité, le mariage et l’orgie répondirent aux opérations du sacré sur le plan des figures symboliques. Nous pouvons maintenant préciser en disant que la nudité et généralement la position d’un objet du désir s’opposent à la confusion sans conscience de l’orgie comme la position d’un objet sacré dans le sacrifice s’oppose à des formes de pensée et de figuration religieuses peu articulées.

[3.] Retour en arrière et nouvelle considération sur le mariage31. Ce retour en arrière permet d’apercevoir enfin, d’une manière moins imprécise, le sens propre du mariage. À partir de la position de la nudité comme telle, il est légitime de croire que le mariage est une forme de sexualité antérieure et encore confuse. L’union isolée des époux est en vérité proche de l’union diffuse de l’orgie : à un stade inarticulé de l’activité sexuelle, le mariage est une forme de transgression réduite, c’est la plus petite transgression possible ; l’orgie est au contraire une transgression généralisée et comme un état exaspéré de transgression. Mais dans le mariage comme dans l’orgie, il n’y a pas de position d’objet. L’excitation est immédiate, c’est celle que le contact des corps assure aux approches du sommeil. Le principe du mariage est l’accouplement dans l’obscurité. Il est d’ailleurs bien évident que l’union des époux ne réserve pas la possibilité de faire de l’épouse l’objet consacré du désir. Il faudrait pour cela qu’elle soit retirée du mouvement général de la vie, comme l’est la prostituée. L’aspect d’une épouse ne peut avoir le sens de l’érotisme : il a le sens de la vie commune des époux dans son ensemble. Ainsi est-il inconcevable que la nudité de la femme mariée ait eu pour le mari la valeur que je tente à présent de situer. Cela ne signifie nullement que le mariage n’ait pu atteindre en second lieu une forme complexe où les femmes empruntent à la prostitution le sens d’un objet du désir : le mariage (ou le couple uni par une vie commune) est d’ailleurs à la fin la seule forme d’activité sexuelle susceptible de lier tout le possible de l’érotisme, allant de la pureté à l’impureté, du désordre des sens à la fondation d’un foyer, du désir individuel à la totalité de ce qui est.


[4.] Je reviens à la nudité dont j’ai dit qu’elle glissait à l’obscénité. Ce glissement est souvent difficile à saisir en ceci que la nudité est la chose du monde la moins définie : c’est à la vérité le glissement qui la constitue, et le glissement est la raison pour laquelle l’objet du désir, dont la réalité est provocante, se dérobe néanmoins sans trêve à la représentation distincte. En effet, ce qui trouble celuici laisse un autre indifférent et, qui plus est, le même individu qu’aujourd’hui tel objet déchire est indifférent le lendemain. Si nous réfléchissons sur la nudité, l’apparence, sinon d’obscénité, de licence, et en conséquence de provocation, est toujours trompeuse : elle dérobe en effet l’obscénité franche dont nous avons vu qu’elle a elle-même un sens glissant. Ces réflexions toutefois ne sauraient nous empêcher de saisir dans la nudité érotique l’élément relativement stable que consacre un interdit général. Cet interdit n’est pas formel. Le christianisme lui-même, qui l’a poussé le plus loin, a si peu fixé sa position qu’il ne défend plus aux jeunes filles la vue de leur propre nudité*. Mais dans nos civilisations, sous une forme ou sous une autre, l’interdit de la nudité a donné un sens clair au fait de se dévêtir. En premier lieu, les organes sexuels en ont seuls été l’objet, mais l’habitude de vêtements qui couvrent le corps en entier a donné le même sens aux parties voisines qui peuvent, à l’encontre des organes mêmes, avoir une véritable beauté (comme les fesses, les jambes ou la gorge). Ces éléments donnent aujourd’hui à l’ensemble d’une femme nue cette union de beauté féminine et d’obscénité animale qui distingue l’objet du désir.

[5.] L’acte sexuel conscient. Conventionnellement, la nudité peut se dépouiller du caractère qu’elle a conventionnellement acquis : peintures et sculptures en témoignent. Et de même, l’élément troublant que la nudité nous donne peut glisser à d’autres objets (dans le fétichisme des corsets, des bottines, des bas noirs...). Il se lie au surplus à l’état du corps une situation dont le caractère parfois interdit se compose avec le désordre ou l’absence des vêtements. Les lieux ou les objets environnants, tantôt par contraste et tantôt par destination, peuvent accuser l’émoi sensuel que la vue de la nudité communique. De toute manière, un accord multiplié compose en


profondeur l’unité d’un moment érotique. Les sensations de l’acte sexuel ont elles-mêmes un accord agaçant avec les figures. La sensation expose en vérité l’objet du désir (mais l’objet du désir est lui-même exposé de la sensation). La tiédeur de la pluie dans les [ronces ? rosiers ?], la fulguration fade de l’orage évoquent aussi bien la figure que la sensation intime de l’érotisme. La douceur, l’enflure, la coulée laiteuse de la nudité féminine anticipent sur une sensation de fuite liquide, qui elle-même ouvre sur la mort comme une fenêtre dans la cour.

[6.] Mais il est humain de chercher de leurre en leurre une vie enfin autonome et authentique.

* Il y a vingt ans, cette prescription était banale : dans les institutions religieuses, une jeune fille entrait dans la baignoire en longue chemise de nuit. Il n’y a là d’ailleurs aucun contre sens, car la figure attrayante de l’érotisme est pratiquement la même pour les femmes et pour les hommes, c’est la nudité féminine.


SIXIÈME PARTIE


LES FORMES COMPOSÉES DE L'ÉROTISME


I L’AMOUR INDIVIDUEL 32

1. Caractère anhistorique de l’amour individuel. Dans tout ce que j’ai dit jusqu’à présent — qui concerne l’amour — je n’ai jamais parlé de ces sentiments forts et obsédants qui attachent à un autre qu’il a choisi un être individuel donné. Je tenais à décrire une succession historique où quelques formes distinctes apparaissaient, qui n’auraient pu apparaître en une fois. Mais l’amour individuel est bien à part. Il a des aspects variables et il est certain qu’ils varient avec les différentes formes de sexualité dont je parle. Ils varient également avec les différentes formes de civilisation... En fait l’amour individuel, en ceci justement qu’il ne met pas la société en jeu mais seulement l’individu, est la chose du monde la moins historique. Ce n’est pas un aspect de l’histoire et s’il dépend des conditions historiques, c’est dans une faible mesure, d’une manière quantitative. La dureté de la vie ne saurait lui être favorable. Et de même, les formes sociales dans lesquelles la vie guerrière est prépondérante. En somme il suppose, à la mesure des besoins développés, des ressources suffisantes, des ressources en excès. L’insuffisance ou l’emploi des ressources à d’autres fins lui retirent seules la possibilité d’être ; il n’en est pas de même des obstacles de la coutume, des lois ou de la morale : la clandestinité ne lui est nullement nécessaire mais, souvent, elle accroît l’intensité des sentiments. Ce qui me semble le plus clair est qu’on ne saurait faire dépendre l’amour (comme je l’ai cru et peut-être comme on le pense le plus souvent) d’une donnée particulière, d’une étape dans le développement de l’homme historique. Si je dis de l’amour individuel qu’il est hors de l’histoire, c’est dans la mesure où jamais l’individuel n’est manifeste dans l’histoire. Ces hommes dont le nom emplit les mémoires n’ont d’individuel qu’une apparence que nous leur prêtons : c’est dans la mesure où leur destinée répondit au mouvement général de l’histoire que leur existence nous est donnée. Ils s’élèvent réellement devant nos yeux dans l’isolement, mais c’est l’isolement de statues dressées aux carrefours de


l’histoire. Ils ne furent pas indépendants, ils servaient cette histoire qu’ils imaginèrent diriger. Seule leur vie privée se dérobait (du moins en partie) à la fonction qui assura leur rôle ouvert. Mais le mur de la vie privée, justement s’il protège l’amour individuel, délimite un espace hors de l’histoire. La possibilité de l’amour individuel est donnée dès l’instant où l’homme est distinct de l’animal. Les civilisations les moins développées le connaissent : ni la culture technique développée, ni le raffinement intellectuel ne lui sont nécessaires. La condition en est donnée dans l’abondance relative des ressources. Or il faut supposer cette abondance à l’origine d’un passage de l’animal à l’homme. Elle a pu résulter du travail — et il se peut que la disette momentanée en fût le facteur premier — mais un animal que n’obligeait pas l’incessante nécessité des subsistances, qui généralement disposait d’un excédent, put seul élaborer par delà les démarches utiles cette volonté d’autonomie posant dans la nature un point vivant qui ne dépendît que de soi-même. À un tel être ne pouvaient manquer les conditions de l’attachement individuel. Tout au plus pouvons-nous imaginer les premiers hommes soucieux de l’autonomie dont je parle au point d’être insensibles à l’attrait individuel de leur partenaire sexuel. Mais une objection de ce genre a le sens le plus limité... Dès l’abord, il est nécessaire de supposer l’immense diversité et la profusion des possibles. La disette ou la guerre seules ont le pouvoir de rétrécir la vie humaine et de la réduire à cette animale pauvreté qui exclut le désir d’un être distingué de tous les autres.

2. L’opposition fondamentale de l’amour individuel et de l’État. Le seul élément sans lequel le choix n’aurait pas de sens est l’existence déjà donnée de l’érotisme. J’ai allégué les raisons pour lesquelles le passage de l’animal à l’homme ne peut être envisagé sensément que si nous l’imaginons donné — pratiquement — en une fois. Je puis donc me représenter l’homme dès l’abord ouvert à la possibilité de l’amour individuel, à peu près dans la mesure où nous le sommes aujourd’hui (que l’on songe à la rareté persistante de l’amour méritant ce nom si l’on envisage des groupes numériquement restreints ; la délicatesse des sentiments serait-elle aujourd’hui si banale ? c’est la grossièreté qui domine, et la plus sale). Mais, quelque forme qu’il ait, dans le mariage ou en dehors, cet amour avait nécessairement un sens de transgression l’opposant à la


sexualité animale. L’amour individuel est tout différent de l’érotisme, mais il est d’une manière fondamentale lié à la transgression érotique. L’amour individuel n’est pas en soi-même opposé à la société, toutefois, pour les amants, ce qu’ils ne sont pas n’a de sens que transfiguré dans l’amour qui les unit, sinon c’est l’inévitable non-sens, une irréalité hélas plus vraie que la seule réalité. Les amants, de toute façon, tendent à la négation d’un ordre social qui conteste bien plus souvent qu’il ne leur donne un droit de vivre, qui jamais ne s’incline devant une aussi grande futilité que la préférence personnelle. Dans les conditions difficiles, l’élément de transgression essentiel à l’acte sexuel, son caractère brutalement érotique, le renversement de l’ordre donné et l’horreur silencieuse qui lui sont liés, même si les amants ne les tolèrent pas, prennent à leurs yeux la valeur de hideux emblèmes de leur amour. Comme la sorcellerie, qui lui est si souvent liée (dans l’usage des philtres, des envoûtements), l’amour est en luimême une opposition à l’ordre majeur établi. Il s’y oppose comme l’être de l’individu à celui de la société. La société n’est pas la vérité universelle, mais elle en a le sens pour chaque être particulier. En fait, si nous aimons une femme, rien n’est plus éloigné de l’image de l’être aimé que celle de la société, à plus forte raison de l’État. Mais cela n’a pas le sens que l’on pourrait croire en ceci que la totalité concrète du réel, à l’encontre de la société ou de l’État, est tout à fait proche de l’être aimé. En d’autres termes, dans l’amour individuel aussi bien que dans l’érotisme impersonnel, un homme est immédiatement dans l’univers. Je ne dis pas exactement que son objet est l’univers, ce qui donnerait à penser que le sujet lui est opposé. L’amour individuel est encore en ceci l’analogue de l’érotisme charnel que la fusion de l’objet et du sujet en est le sens. Sans doute, nous pouvons croire insoutenable une manière de voir où ce n’est pas l’union (la fusion) globale des individus dans l’État qui figure en nous l’universel, mais le couple, dans lequel l’objet est réduit à ce qui dans le monde est le plus lourdement particulier, l’individu ; où la fusion de cet objet avec le sujet a toujours un aspect transitoire (alors que, dans l’État, les individus, non leur union, sont transitoires). Mais l’État n’a jamais pour nous le sens de la totalité. L’État ne peut en aucune mesure épuiser cette part de nous-mêmes qui entre en jeu dans l’érotisme ou dans l’amour individuel. C’est qu’il ne peut s’élever audessus de l’intérêt (de la généralité de l’intérêt) et qu’une part de nous-mêmes (précisément la part maudite) ne peut d’aucune manière être donnée dans les limites de l’intérêt. Nous pouvons à la rigueur, au service de l’État, dépasser le souci que nous avons d’accroître des ressources individuelles, une fortune individuelle, mais nous ne sortons alors de l’enclos de l’intérêt individuel que pour être enfermé dans celui de l’intérêt général. L’État (du moins l’État moderne, accompli) ne peut donner cours au mouvement de consumation sans


lequel une accumulation indéfinie des ressources nous situe dans l’univers exactement comme est inscrit le cancer dans le corps, à la manière d’une négation. L’objet de l’amour individuel est tout au contraire, dès l’abord, l’image de l’univers proposée à la consumation sans mesure du sujet devant lui. Il est luimême, en tant qu’elle attire, consumation, et ce qu’il offre au sujet qui l’aime est de s’ouvrir à l’univers et de ne plus se différencier lui-même de l’univers. Il n’y a plus dans la fixation de l’amour de distance entre une totalité confuse mais purement concrète de ce qui est universellement et l’objet de cet amour : l’être aimé dans l’amour est toujours l’univers lui-même. Je veux bien que cela semble une sottise, mais nous ne saurions entendre à moins le sentiment d’unicité et d’exclusivité de l’objet de l’amour. En effet ce sentiment ne répond nullement à l’attribution de la valeur à l’individuel. Bien loin de là, l’individuel dans l’amour a nécessairement la valeur de l’universel. Le choix de l’objet a lieu de telle sorte que le sujet ne pouvant désormais se concevoir sans lui, réciproquement, l’objet séparé du sujet devient lui-même inconcevable pour ce dernier. L’objet ne résume donc pas l’univers à lui seul, mais il le résume pour le sujet, qu’il complète et qui le complète. Il va de soi que ces manières de voir n’ont pas le caractère de l’objectivité : l’univers aperçu dans l’amour est bien fidèlement la mesure de celui qui l’aperçoit, les limites du sujet se traduisent dans le choix de son objet. Mais celui-ci doit si bien former avec celui-là la totalité du possible que nous pouvons parler d’erreur : l’erreur est le fait d’un choix tel que l’union du sujet avec l’objet choisi nous donne le sentiment d’une dérision de l’universel. Mais cela n’ôte rienà l’exactitude des sentiments qui se trouvent en jeu : quelque erreur qu’il y ait en lui, l’objet aimé est pour l’amant le substitut de l’univers. Cela veut dire que, dans le désir, rien d’autre ne compte plus, et que l’objet donne au sujet ce qui lui manque pour se sentir empli de la totalité de l’être, de telle manière qu’enfin, rien ne lui manque plus. Évidemment, cela suppose un amour partagé, car l’objet ne complète tout à fait le sujet que l’aimant. (À moins que l’insatisfaction n’ait, parfois, un sens plus profond que son contraire : parfois ce qui nous échappe se révèle avec une intensité accrue par rapport au moment où nous le possédions...) Si l’on m’a bien suivi, il ne s’agit pas d’un caractère en lui-même universel de l’objet (sinon, pour les femmes, aucun objet ne répondrait mieux à l’attente que l’esprit d’un philosophe..., et pour les hommes, il y aurait de bien rares contreparties...). L’obscur sentiment de coïncidence, qui décide du choix, suppose de telles qualités que les exigences morales du sujet soient satisfaites (et souvent, sous leur forme la moins avouée). D’autre part, il est nécessaire qu’une opposition relative de ceux que rapproche l’affinité tende à faire un monde


complet de leur accouplement. Mais c’est surtout la consumation qui unit les êtres le plus intimement, c’est dans la mesure où l’objet a pour le sujet le sens de la consumation qu’il est élu. Cela conditionne du moins l’élection. Mais le sens de la consumation doit toujours être envisagé relativement au sujet. C’est de la consumation heureuse qu’il s’agit. La consumation intense, fût-elle liée à l’abondance des ressources, peut aussi bien susciter l’horreur et l’effroi. Pour le sujet, l’être aimé symbolise en principe un optimum de consumation : celle qui répond au bonheur de vivre mais n’est pas assez grande pour causer l’angoisse. Il va de soi que, bien souvent, l’objet aimé a le sens d’une consumation trop grande, telle une femme ruinant celui qui l’aime en parures et en fêtes : c’est qu’alors, comme il arrive, l’angoisse seule a pour l’amant le sens de la consumation. Le plus généralement, la consumation des amants se mesure à la rigueur, dans l’accord, à la possibilité. Mais l’amour n’unit les amants que pour dépenser, que pour aller de plaisirs en plaisirs, de réjouissances en réjouissances : leur société en est une de consumation, à l’inverse de l’État qui en est une d’acquisition.

3. De la société de consumation des amants à la société d’acquisition des époux. Ce qui nous induit en erreur au sujet de l’union des amants est son instabilité fondamentale. Si nous méconnaissons l’instabilité, nous prenons sans méfiance des formes où l’union dont j’ai parlé — cette fusion d’un sujet et d’un objet emplissant l’univers entier — cède la place au compromis. Les amants ont une vie sociale et ils s’unissent aussi pour la parade. S’ils forment l’univers en s’unissant, ils proposent cette totalité où leur union accède à la reconnaissance des autres. Ils ne peuvent se borner à connaître seuls ce bonheur dont la limite est l’univers. Mais ils ne peuvent eux-mêmes le proposer à la reconnaissance qu’à la condition de le méconnaître. Ils le savent : c’est dans la mesure où il sera réduit à l’extériorité — et à l’échec — que leur bonheur (ou plutôt leur totalité souveraine) sera reconnu. Les autres ont d’ailleurs raison : s’il leur est proposé de reconnaître ce bonheur, ils se tromperaient le situant par delà les limites communes, les amants admirent pour eux-mêmes ces limites en entrant dans la parade, ils se soumirent ainsi — l’univers qu’ils furent avec eux — à ces ensembles de jugements qui subordonnent l’être à des fins utiles, à partir desquels l’État seul a une cohérence. Ils se soumirent sans discussion car ces


jugements étaient déjà les leurs. Et ils jugeaient déjà d’autres amants comme ils acceptent d’être eux-mêmes jugés. L’incohérence même, ordinaire en ces manières de voir, qui maintient dans un monde à la base utilitaire des principes de valeur liés à la consumation (comme les beaux vêtements, la richesse ou le rang social) achève de ravaler l’univers des amants au niveau d’une indéfendable vanité. En un sens différent, supposons l’union stabilisée, du moins selon l’apparence. Les jeux sexuels des amants ont, sinon pour fin, pour effet la reproduction et la croissance d’une famille. La reproduction assure en effet la stabilité, mais l’union qui dure ainsi n’est pas forcément la même que la première. Ce peut être dès lors une pure et simple société d’acquisition. C’en est une au sens où la famille croît selon le nombre des enfants ; et souvent, c’en est une aussi par l’accumulation des richesses. Ces changements ne seraient que sottement l’objet d’un jugement défavorable. D’ailleurs, la naissance des enfants n’est pas réductible à l’acquisition. (Je n’ai pas l’intention, dans les limites d’un livre dont l’érotisme est l’objet, de décrire les aspects souvent opposés du monde des enfants qui, pour une part, est celui de la consumation par excellence, mais qui laisse aux parents la charge de la croissance — de l’acquisition...) Mais il serait vain, de toute manière, d’admettre l’identité de l’union amoureuse et de celle des parents. L’union n’est jamais stabilisée qu’en apparence... Tout nous montre, bien au contraire, que l’union amoureuse n’est jamais donnée dans la durée. Elle ne dure authentiquement, encore est-ce alors trompeur, qu’à la condition de renaître d’un désir renaissant lui-même incessamment de ses cendres. Ce que nous condamnons dans l’amour ne révèle donc pas, comme trop souvent nous le croyons, l’étroitesse ou l’absence d’horizon : l’amour individuel est même par excellence une manière d’être illimitée, mais il succombe à l’impossibilité de se maintenir dans sa pureté, ou à la lourdeur de ses transcriptions, toutes les fois qu’il se meut (ou s’enlise) dans un monde autre que le sien, dans le monde où les sens sont limités. Ce que nous condamnons dans l’amour est ainsi notre impuissance, et jamais ce n’est le possible qu’il ouvre.

4. L’amour individuel et la littérature.


L’incompatibilité de l’amour individuel et de la durée est si générale (même si la durée en est le principe) que le domaine privilégié de l’amour est la fiction. L’amour se passe de la littérature (il se peut même que la littérature soit à l’origine de la méfiance qui prévaut à son égard), mais la littérature ne peut éviter d’unir à la richesse de possibilités qui lui est propre celle dont l’amour individuel est chargé mais qu’il ne peut réaliser. Peu de choses ont d’ailleurs plus de sens pour nous que d’ajouter aux amours que nous vivons les amours de la légende. Nous achevons par là de prendre conscience d’une équivalence de l’amour et de l’univers. C’est par là que l’amour achève de décrire en nous ses parcours illimités et de préciser mythologiquement le sens de cet univers détaché du monde de l’étroite réalité que nous devenons s’il nous transfigure. Mais en même temps qu’elle désigne à la conscience les significations les plus lointaines de l’amour, la littérature l’insère autant qu’elle le peut dans l’histoire et elle fait de cette part an historique de nous-mêmes un élément imbriqué dans la grande mécanique de constructions se défaisant qu’est l’histoire. Sans doute est-ce d’une manière épisodique, et l’histoire elle-même n’en est affectée que dans la mesure où elle fait la part à notre volonté d’échapper à ses déterminations brutales. En vérité l’influence — historiquement située — de la littérature sur les modalités de l’amour individuel est d’un intérêt restreint : des œuvres littéraires qui se rapportent à un code de l’amour, la plus connue tourne en dérision toutes les autres. Mais, sans doute, il est peu d’exemples de dérision plus respectueuse, finalement, de son objet, l’amour sans mesure, que l’œuvre de Cervantès : ce sont même les romans dont il se moque qui avaient un sens de profanation... Si l’on fait le tour de ces imaginations chevaleresques, elles semblent bien se rapporter aux prescriptions de sociétés initiatiques*, selon lesquelles les initiés, dans ce cas les chevaliers, devaient élire une dame à laquelle ils offraient leurs faits d’armes en hommage : dans le monde réel, il s’agissait d’exploits de guerre ou de ces dangereuses démonstrations de valeur que représentaient les tournois. Les tournois se donnaient dans de fastueuses fêtes dont ils étaient l’épisode saillant ; chaque chevalier se battait rituellement sous les yeux de son élue, à laquelle étaient vouées ses joutes, comme il arrive aujourd’hui qu’un matador dédie le taureau qu’il affronte à une femme de l’assistance : portant des vêtements d’une richesse provocante, la belle assistait au combat comme à une parade, si bien que nous pouvons à bon droit dire de ces rites qu’ils ont eu le sens d’une fête de l’amour individuel. Ces faits d’armes dans la fiction avaient lieu dans un monde mythologique où les enchanteurs, les dragons et les délivrances donnaient au terme d’aventure, exprimant le destin de l’initié, sa valeur à demi divine.


Comment ne pas retenir de ces manifestations séduisantes la leçon dernière où il ne semble pas que leur propos fût moins trahi que servi. De cette entrée épisodique de l’amour individuel dans l’histoire ressort décidément le caractère incompatible des sens d’un événement historique d’une part, de l’autre de la perte des amants dans l’univers qu’engendre leur étreinte. Du côté de l’événement se fait jour la nécessité du discours, des formules qui rendent compte des valeurs en rapport avec des fins limitées. Du côté de l’univers, le secret et le silence s’imposent, où rien n’a lieu qui ne signifie la totalité de l’être affirmée en une fois, auprès de quoi tout le reste, dont le sens est défini, n’a de sens finalement que celui du vide.

* Peut-être d’origine arabe. Voir mon article dans « Critique », La littérature française du Moyen Âge, la morale chevaleresque et la passion, juillet 1949, p. 598.


II


L’AMOUR DIVIN 33

1. Les deux directions de l’érotisme extrême : le sadisme ou l’érotisme sans limite et l’amour divin. L’amour individuel est un aspect de l’érotisme et nous ne saurions le concevoir sans l’étreinte charnelle qui en est le terme et dans la chaleur de laquelle le choix de l’être aimé prend un sens plein. Seul le trouble ou le caractère ambigu de l’érotisme est susceptible d’abaisser les obstacles qui opposent les individus ; réciproquement, le partenaire d’une jouissance trop intime, trop sournoise, se propose dès l’abord à la possibilité de l’amour. Pourtant il est certain que l’inhibition de l’amour est favorable à l’intensité du plaisir érotique, ou — ce dont le sens est voisin — que l’amour diminue l’intérêt porté au plaisir. Deux directions fondamentales apparaissent de cette manière. L’une prolonge l’érotisme, se fermant à ce qu’il n’est pas ; elle s’oppose à la base au souci du partenaire, qui limite la consumation à de tolérables excès, que l’objet comme le sujet aura la force de supporter. Elle demande l’énergie sans mesure qui, ne reculant devant rien, ne limite jamais la destruction. Sous sa forme banale, c’est le vice que les médecins nommèrent sadisme. Sous sa forme raisonnée, doctrinaire, telle que lui-même le marquis de Sade l’élabora dans l’interminable solitude de la Bastille, c’est le sommet, l’accomplissement de l’érotisme sans limite, dont je donnerai le sens au chapitre final de cette description de l’érotisme*. Nous verrons alors à quel point l’érotisme répond à la volonté que l’homme a de se fondre dans l’univers. À partir de l’amour individuel, et dans la direction opposée, l’amour divin prolonge la recherche de l’autre toujours ébauchée dans l’étreinte. Il la prolonge et il achève justement de lui donner le sens profond que j’ai représenté. Mais pour aller au bout de cette recherche de l’autre, il se libère des éléments accidentels qui rattachent toujours l’être réel au monde de la sordide réalité. Trop souvent, l’être aimé se réduit sous nos yeux à ce qu’il imagine être luimême, une existence subordonnée aux conditions d’un monde servile. D’où le propos de lui substituer l’objet imaginaire que la mythologie nous proposa, que la théologie élabora34.


2. Du « Cantique des Cantiques » au Dieu sans forme et sans mode des grands mystiques. Déjà dans les limites de l’amour humain, la présence de l’autre était, par exception, donnée en dehors des rapports sexuels. Cette séparation répondait à la possibilité d’une opposition secondaire entre les recherches différentes de l’objet érotique et de l’être aimé. Mais ces deux objets peuvent en être un seul, et si l’être aimé se dégage de la profondeur de mort où l’érotisme le révélait (ou le projetait), il perd aussitôt la vertu d’ouvrir au sujet la totalité de l’être. Seul l’érotisme a le pouvoir, dans le silence de la transgression, d’introduire les amants dans ce vide où le balbutiement lui-même est suspendu, où il n’est plus de parole concevable, où ce n’est plus seulement l’autre mais l’absence de fond et de borne de l’univers que désigne l’étreinte. L’amour pur, au contraire, est rivé au bavardage. Mais il arrive de toute façon que l’élément lourd de l’érotisme nous porte à vouloir dégager d’une gangue naturelle la pureté de l’autre. Rarement nous acceptons de dépendre, au moment extrême, d’une contingence si malheureuse qu’elle nous lie justement à la fange. C’est pourtant le secret de l’alchimie, mais nous avons peur le plus souvent. Mais à libérer l’être aimé de la contingence du dégoût, nous ne faisons que l’enliser dans celle de la réalité vulgaire. Si bien que le passage de l’amour individuel à la pureté n’a que deux sens possibles : ou nous admettons que cet amour se réduise à la vulgarité (maintenue néanmoins dans un halo de consumation par la naissance d’enfants ou l’incessante menace de la mort) ; ou, nous maintenant résolument dans la pureté, mais au même instant dans le désir de l’autre, de ce qui nous manque et qui seul pourrait nous livrer la totalité de l’être, nous sommes à la recherche de Dieu. Ce que nous atteignons dans l’étreinte où la vérité de l’autre se révèle, nous pouvons bien entendu le trouver sans avoir recours à ces moyens termes. Si l’on m’a suivi, il ne s’agit que de ruiner l’ordre établi qui nous subordonne à quelque réalité objective, indépendante de nous. Il s’agit de vivre souverainement, de refuser de nous soumettre à ce qui nous demeure étranger : c’est l’ordre naturel en premier lieu, puis c’est l’ordre profane..., ce peut être à la fin tout ce qui a figure de contingence : dès lors la réalité entière est niée au profit du seul absolu qu’est l’être suprême élaboré logiquement. Mais nous trouvons une difficulté dans cette recherche. Si nous élaborons Dieu logiquement, nous n’en n’avons pas la présence sensible. Rien de brûlant ne nous consume. Et l’érotisme abandonné, nous n’avons plus en nous que l’indigence du langage. Mais il s’en faut que nous soyons réduits à


l’impuissance. Nous devons seulement retrouver les détours rencontrés dans la nuit de l’érotisme ; nous devons retrouver l’horreur, l’angoisse, la mort. L’expérience de Dieu se prolonge dans les affres du sacrifice et elle répond mal aux affirmations de la théologie positive, auxquelles elle oppose les silences d’une théologie négative35. C’est un Dieu mourant sur la croix, c’est l’horreur de la mort et de la souffrance, que dans le déchirement de ses genoux le mystique entrevoit dans la mesure même où il défaille. Pourquoi dès lors nous étonner si le langage qu’il emploie et dont il attend l’effusion plus entière du silence, loin d’être le discours de la théologie, est celui de l’amour humain. « On sait, dit un croyant**, quel rôle le Cantique des Cantiques a joué dans le langage des mystiques. Et si l’on prend le Cantique dans son sens littéral, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’il est chargé d’expressions amoureuses. Or les mystiques ont vu dans le Cantique la grammaire la plus adéquate des effets de l’amour divin et ils ne se sont pas lassés de le commenter, comme si ces pages avaient contenu la description anticipée de leurs expériences. » Je n’ai pas l’intention de réduire ainsi les « états mystiques » à une « transposition des états sexuels »***. En entier, le sens de mon livre est contraire à ces simplifications. Il ne me semble pas moins déplacé de réduire le mysticisme à l’érotisme sexuel que ce dernier, comme on le fait, même sans le dire, à la sexualité animale. Toutefois nous ne pourrions que vainement nier les liens qui font également de deux formes distinctes de l’amour des modes de consumation de toutes les ressources de l’être. Je sais que les mystiques ne dépensent dans leur effusion que des sommes d’énergie apparemment faibles. Mais nous aurions tort de ne pas les prendre au mot : leur vie est brûlante et ils la consument. Il est certain que les mystiques épuisent dans leurs effusions toute l’énergie qui les supporte, et que le travail des autres leur apporte. Leur ascèse ne saurait passer pour une modalité de l’accroissement : c’est une forme particulière de consumation, où l’acquisition réduite à rien donne à l’excès de la consumation sur elle un sens d’extrémité. Quoi qu’il en soit du langage érotique des mystiques, il faut dire que leur expérience, n’ayant pas de limitation, déborde ses prémices et que, poursuivie dans l’énergie la plus grande, elle ne garde pour finir de l’érotisme que la transgression à l’état pur, ou la destruction achevée du monde de la commune réalité, qu’est le passage de l’Être parfait de la théologie positive à ce Dieu sans forme et sans mode d’une « théopathie » proche de l’« apathie » de Sade.


* Je laisse de côté l’homosexualité, qui n’apporte au tableau général que de bizarres variantes, d’intérêt secondaire ; et le masochisme, qui n’est à mon sens qu’une altération du caractère sexuel, l’homme ayant une conduite féminine devant une femme de conduite masculine — à moins qu’il ne réponde à l’excès du sadisme, où la cruauté du sujet se reporte à la fin sur lui-même. ** Jean Guitton, Essai sur l’Amour humain, Aubier, 1948, p. 158-159. *** Je n’en suis pas moins étranger à l’étroitesse du jugement de l’auteur que je cite, qui écrit : « S’il est vrai que la religion a son origine dans la mysticité et la mysticité dans la sexualité, alors le plus haut est ramené au plus bas, et l’idée de Dieu rabaissée au niveau des glandes. » (Op. cit., p. 159.)


III


L’ÉROTISME SANS LIMITE 36

1. L’utilité de Dieu, limite de l’expérience des mystiques. Je pense qu’à ne pas donner le plus grand sens à l’expérience de l’amour divin, nous nous éloignons de cette volonté d’exploration de tout le possible en dehors de laquelle toute humanité se démet. Mais l’amour divin ne saurait à lui seul assigner au possible sa limite et, de toute manière, à le prendre tel que luimême se définit, il est au moins mal situé. L’objet que le mystique propose à la consumation sans mesure de l’amour est lui-même engagé dans le monde contraire de l’acquisition : c’est si peu la pure négation de l’absence de forme et de mode qu’il reçoit tout à l’opposé la définition majeure d’un Dieu de l’État : il est le créateur, le garant du monde et de l’ordre réels, il est l’utilité par excellence. Qu’il le transcende ou non, il n’en est pas moins la réalité même de ce monde qui n’en est pas de par lui-même la trahison, mais l’expression. Quelle que soit la manière dont il nous soumet, nous sommes en même temps soumis au monde qui nous limite à la servitude de l’histoire, engagés dans nos attitudes subordonnées. La vérité dernière à ce sujet est que l’Être parfait n’est pas moins contraire aux vérités d’une expérience du mysticisme qu’à celles d’une expérience de l’érotisme. Il ne saurait y avoir, dans le domaine soumis à Dieu, rien qui aille par delà l’histoire ou l’action, rien qui transcende dans l’instant même un enchaînement d’actes subordonnés à leurs effets.

2. De la nécessité d’aller au moins par la pensée jusqu’au bout de la séduction. Je ne dis pas qu’à prolonger dans la direction de l’amour individuel une expérience de tout le possible, une telle limitation ne puisse être évitée : ces possibilités et leurs présentes limites invitent au rebondissement ; comment ne pas rêver d’une expérience dont rien ne serait l’objet donné d’avance ? Mais alors nous devrions nous rapporter encore à l’expérience cherchée, à partir de l’érotisme, en sens inverse. Il est certain que la voie de l’amour individuel nous engage à nous borner non seulement à ces possibilités qui réservent l’intérêt du


partenaire, mais à celles que le partenaire lui-même peut supporter. De cette opposition, il ressort que la négation des partenaires ouvre à l’érotisme un dernier domaine. Ce domaine fut d’abord difficile d’accès, quand l’accord du partenaire semblait au contraire un moyen d’atteindre une intensité accrue. Il est certainement inhumain, tournant le dos à cet accord, de chercher dans l’indifférence de nouvelles formes de ruine, qui redoublent la transgression, par delà la complicité, par l’audace qui grandit dans la cruauté et le crime. Les œuvres sinon la vie du marquis de Sade ont donné en une fois à cette négation sa forme conséquente, à tel point qu’on ne puisse rêver de la dépasser. Maurice Blanchot insiste sur ce fait : le trait fondamental de la pensée de Sade est la plus indifférente négation des intérêts et de la vie des partenaires. (L’étude de Blanchot sur la pensée de Sade* fait sortir son objet d’une nuit si profonde que, sans doute, elle fut l’obscurité pour Sade lui-même37 : si Sade eut une philosophie, il serait vain de la chercher ailleurs que dans le livre de Blanchot et, réciproquement, la pensée de Blanchot s’accomplit peut-être en se mesurant à celle de Sade, l’accomplissement de l’une et de l’autre ayant demandé ce que la pensée généralement refuse, la sournoise communauté, la complicité des esprits ; — pourtant cet accord est contraire à l’unicisme de Sade !) En effet, la négation des partenaires est bien la pièce du système. C’est que l’érotisme en partie se dément s’il tourne entièrement à la communion le mouvement de mort qu’il est en principe. L’union sexuelle, en ceci l’analogue du reste de la vie, est dans sa profondeur un compromis, c’est une demi-mesure, et la seule valable entre le charme de la vie et l’extrême rigueur de la mort. C’est seulement séparée de la communion qui la limite que la sexualité manifeste librement l’exigence qui en est la base. Si personne n’avait eu la force, au moins écrivant, de nier absolument le lien qui l’attache à ses semblables, nous n’aurions pas l’œuvre de Sade. La vie même de Sade laisse apercevoir un élément de forfanterie dans la négation, mais cette forfanterie même fut nécessaire à l’élaboration d’une pensée que l’opportunité ne ramène pas aux principes serviles, à de tels principes que l’utilité, l’entraide ou la gentillesse y ont plus de force que la séduction. Nous comprenons sans peine l’impossibilité d’aller au bout de ce qui séduit, si nous tenons compte des ennuis qui pourraient résulter pour autrui d’un accord sans réserve avec nos désirs. Au contraire, à ne plus tenir compte d’autrui, ces désirs, leur affirmation fût-elle littéraire, sont donnés sans altération. « La morale (de Sade), dit Maurice Blanchot, est fondée sur le fait premier de la solitude absolue. » Il « l’a dit et l’a répété sous toutes les formes : la nature nous fait naître seuls, il n’y a aucune sorte de rapport d’un homme à un autre. La seule règle de conduite, c’est donc que je préfère tout ce qui m’affecte


heureusement, et que je tienne pour rien tout ce qui de ma préférence peut résulter de mauvais pour autrui. La plus grande douleur des autres compte toujours moins que mon plaisir. Qu’importe si je dois acheter la plus faible jouissance par un assemblage inouï de forfaits, car la jouissance me flatte, elle est en moi, mais l’effet du crime ne me touche pas, il est hors de moi. »

3. La volupté et le crime. Dans la mesure où elle envisage le lien de la destruction et des plaisirs voluptueux, l’analyse de Maurice Blanchot n’ajoute rien à l’affirmation fondamentale de Sade. Là-dessus Sade, qui par ailleurs varie, énonce sans repos comme une vérité avérée le paradoxe du crime condition de la volupté. Cet aspect de l’œuvre de Sade est donné de telle façon qu’on n’y pourrait rien ajouter : la pensée de Sade est sur ce point la plus explicite, sa conscience la plus claire. On peut même dire qu’il eut la certitude d’avoir fait, sur le plan de la connaissance de l’homme, une découverte fondamentale. Mais l’on aperçoit dès lors l’étroite cohésion du système. Si l’isolement de l’individu voluptueux n’est pas posé en principe, le rapport intime de la destruction criminelle à la volupté échappe ; du moins ne peut-il jouer que dans une faible mesure. Il fallait pour accéder à cette vérité se placer dans la perspective mensongère de l’isolement. Rien n’est plus sensible à lire Sade que l’absurdité d’une négation continuelle de la valeur des hommes les uns pour les autres : cette négation donne continuellement à cette pensée une valeur de contre-vérité, l’entraîne aux plus banales contradictions, et la vie ne la confirme pas, ou elle la confirme en partie seulement. Non que l’isolement n’ait jamais joué dans sa propre vie, peut-être même y eut-il la valeur dernière, mais il ne joua pas seul. Il est difficile de réduire à une feinte ce que nous savons du caractère de Sade, qui le distingue profondément de celui des héros infâmes qu’il dépeint. (Il aima sa belle-sœur, il eut une carrière politique humanitaire, d’avoir vu de sa fenêtre en prison fonctionner la guillotine il fut transi d’horreur, enfin il eut le souci d’écrire au point d’avoir versé des « larmes de sang » sur la perte d’un manuscrit.) Mais le mensonge de l’isolement est la condition de la vérité d’un rapport de l’amour et du crime, et l’on ne peut même imaginer l’œuvre de Sade sans la résolution avec laquelle il nia la valeur des hommes les uns pour les autres. Autrement dit, la véritable nature de l’excitant érotique ne peut être révélée que littérairement,


dans la mise en jeu de caractères et de scènes relevant de l’impossible. Sinon elle serait encore ignorée, la pure réaction érotique n’aurait pu être reconnue sous le voile de la tendresse, car l’amour est communiqué d’habitude, son nom même l’a lié à l’existence d’autrui : en conséquence il est d’ordinaire édulcoré. L’excès même avec lequel Sade affirme sa vérité n’est pas de nature à la faire admettre facilement. Mais il force à la réflexion. Maurice Blanchot a voulu mettre en lumière la pensée de Sade, mais je puis ajouter maintenant une précision. À partir des représentations de Sade, il est possible d’apercevoir que la tendresse ne peut changer un jeu fondamental. La tendresse utilisant la ruine opérée dans ce jeu ne saurait faire qu’il soit le contraire de ce qu’il est. De la manière la plus générale, l’érotisme s’oppose à la conduite habituelle comme la dépense à l’acquisition. Si nous nous conduisons selon la raison nous nous efforçons d’accroître nos ressources, nos connaissances, ou généralement notre pouvoir. Nous tendons, nous servant de divers moyens, à posséder davantage. C’est toujours à des conduites visant la croissance que se lie l’affirmation que nous faisons de nous-mêmes sur le plan social. Mais au moment de la fièvre sexuelle, nous nous conduisons d’une façon contraire : nous dépensons nos forces sans compter, et nous perdons sans mesure et sans profit des sommes d’énergie considérables. La volupté est si bien apparentée à la ruine que nous avons nommé « petite mort » le moment de son paroxysme. En conséquence, les objets qui évoquent pour nous l’activité sexuelle sont toujours liés à quelque désordre. Ainsi la nudité a-t-elle le sens d’une déchéance, et même d’une sorte de trahison de l’aspect que nous nous donnons dans nos vêtements. Mais en ce sens nous ne sommes jamais satisfaits de peu. En général la destruction emportée, la trahison endiablée ont seules le pouvoir de nous faire entrer dans le monde de l’érotisme. Nous ajoutons à la nudité la bizarrerie des corps à demi dévêtus, qui peuvent être sournoisement plus nus que nus. Les souffrances et la mort infligées sadiquement se situent dans le prolongement de ces glissements à la ruine. De même, la prostitution, le vocabulaire érotique, l’inévitable lien de la sexualité et de la saleté contribuent à faire du monde de l’amour un monde de déchéance et de mort. C’est que nous n’avons de bonheur véritable qu’à dépenser vainement, c’est que nous voulons toujours être sûrs de l’inutilité de notre dépense, nous sentir le plus loin qu’il se peut d’un monde sérieux, où l’accroissement des ressources est la règle. Mais c’est peu de dire loin, nous voulons lui être opposés : il y a communément dans l’érotisme un mouvement de haine agressive, un mouvement de trahison. C’est pour cela qu’une angoisse lui est liée, et qu’en contrepartie, quand la haine est impuissance, et la trahison acte manqué, l’élément érotique est risible.


4. L’apathie, la négation des autres et de soi-même et la « souveraineté ». Le système de Sade à cet égard n’est que la forme conséquente, et la plus dispendieuse, de l’activité érotique. L’isolement moral signifie la levée des freins et d’ailleurs il donne seul le sens profond de la dépense. Qui admet la valeur d’autrui est nécessairement limité, il est borné par ce respect d’autrui, qui l’empêche de savoir ce que signifie la seule aspiration qui ne soit pas en lui subordonnée au désir d’accroître ses ressources matérielles ou morales. Rien de plus ordinaire qu’une incursion momentanée dans le monde des vérités sexuelles, suivie, tout le reste du temps, du démenti fondamental de ces vérités. C’est que la solidarité empêche l’homme d’occuper le lieu que désigne le nom de « souveraineté » : le respect des hommes les uns pour les autres engage en un cycle de servitude où ne subsistent plus que les moments subordonnés, et où, finalement, nous manquons à ce respect puisque nous privons l’homme en général de ses moments souverains (de ce qu’il a de plus précieux). Tout à l’encontre, « le centre du monde sadique » est, selon Maurice Blanchot, « l’exigence de la souveraineté s’affirmant par une immense négation ». À ce point se révèle le lien essentiel qui asservit généralement l’homme (qui lui retire la force d’accéder à ce lieu où sa souveraineté s’accomplirait). C’est que l’essence du monde érotique n’est pas seulement la dépense d’énergie, mais la négation poussée à l’extrême ; ou, si l’on veut, la dépense d’énergie est ellemême nécessairement cette négation. Sade appelle « apathie » ce moment suprême. « L’apathie », dit Maurice Blanchot, « est l’esprit de négation appliqué à l’homme qui a choisi d’être souverain. C’est, en quelque façon, la cause et le principe de l’énergie ». Sade, semble-t-il, raisonne à peu près de cette manière : l’individu d’aujourd’hui représente une certaine quantité de force ; la plupart du temps, il disperse ses forces en les aliénant au bénéfice de ces simulacres qui s’appellent les autres, Dieu, l’idéal ; par cette dispersion il a le tort d’épuiser ses possibilités en les gaspillant, mais plus encore de fonder sa conduite sur la faiblesse, car s’il se dépense pour les autres, c’est qu’il croit avoir besoin de s’appuyer sur eux. Fatale défaillance : il s’affaiblit en dépensant ses forces vainement, et il dépense ses forces parce qu’il se croit faible. Mais l’homme vrai sait qu’il est seul et il accepte de l’être ; tout ce qui en lui, héritage de dix-sept siècles de lâcheté, se rapporte à d’autres qu’à lui, il le nie, par exemple la pitié, la gratitude, l’amour, ce sont là sentiments qu’il détruit ; en les détruisant, il récupère toute la force qu’il lui eût fallu consacrer à ces impulsions débilitantes et, ce qui est encore plus important, il tire de ce travail de destruction le commencement d’une énergie véritable. — Il faut bien entendre, en effet, que


l’apathie ne consiste pas seulement à ruiner les affections « parasitaires » mais aussi bien à s’opposer à la spontanéité de n’importe quelle passion. Le vicieux qui s’abandonne immédiatement à son vice n’est qu’un avorton qui se perdra. Même des débauchés de génie, parfaitement doués pour devenir des monstres, s’ils se contentent de suivre leurs penchants, sont destinés à la catastrophe. Sade l’exige : pour que la passion devienne énergie il faut qu’elle soit comprimée, qu’elle se médiatise en passant par un moment nécessaire d’insensibilité, alors, elle sera la plus grande possible. Dans les premiers temps de sa carrière, Juliette ne cesse de se l’entendre reprocher par Clairwill : elle ne commet le crime qu’au flambeau des passions, elle met la luxure, l’effervescence du plaisir au-dessus de tout. Facilités dangereuses. Le crime importe plus que la luxure, le crime de sang-froid est plus grand que le crime exécuté dans l’ardeur des sentiments, mais le crime « commis dans l’endurcissement de la partie sensitive », crime sombre et secret importe plus que tout, parce qu’il est l’acte d’une âme qui, ayant tout détruit en elle, a accumulé une force immense, laquelle s’identifiera complètement avec le mouvement de destruction totale qu’elle prépare. Tous ces grands libertins, qui ne vivent que pour le plaisir, ne sont grands que parce qu’ils ont annihilé en eux toute capacité de plaisir. C’est pourquoi ils se portent à d’effroyables anomalies, sinon la médiocrité des voluptés normales leur suffirait. Mais ils se sont faits insensibles : ils prétendent jouir de leur insensibilité, de cette sensibilité niée, anéantie, et ils deviennent féroces. La cruauté n’est que la négation de soi, portée si loin qu’elle se transforme en une explosion destructive ; l’insensibilité se fait frémissement de tout l’être, dit Sade : « l’âme passe à une espèce d’apathie qui se métamorphose bientôt en plaisirs mille fois plus divins que ceux que leur procuraient des faiblesses. »

5. Le moment parfait ou l’identité de la théopathie et de l’apathie. Ce passage devait être cité en entier : c’est qu’il éclaire le point central. La négation ne peut être séparée de ces voies où la volupté n’est pas donnée sensiblement mais où en est démonté le mécanisme mental. Et de même la volupté séparée de cette négation demeure furtive, méprisable, impuissante à tenir sa place, la suprême, dans la lumière de la conscience. « Je voudrais, dit Clairwill, compagne de débauche de Juliette, trouver un crime dont l’effet perpétuel agît même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eût pas un seul


instant de ma vie, où, même en dormant, je ne fusse cause d’un désordre quelconque et que ce désordre pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale ou un dérangement si formel qu’au delà même de ma vie l’effet s’en prolongeât encore. » Qui oserait finalement ignorer qu’en lui-même un penchant à la volupté ne trouverait qu’à ce point son prolongement extrême ? qui oserait finalement refuser à la volupté, dans ses abaissements, une valeur incomparable aux intérêts de la raison ? qui oserait refuser de voir dans la volupté, sous l’angle d’un instant éternel, le ravissement sans lequel le divin angoissant et cruel et négateur de l’homme, n’aurait pu même être pensé ? Cette négation démesurée a deux aspects. Tout d’abord elle nie divinement l’être séparé, l’individu précaire, devant l’immensité de l’univers. Elle le nie peut-être au profit d’un autre non moins précaire, mais qui, du fait de son universelle négation, s’il s’affirme lui-même à l’extrême degré de l’affirmation, ne le fait cependant que pour nier. Si bien qu’étant logiquement, dès l’abord, l’âme de l’anéantissement, il n’est rien en lui qui ne s’ouvre, à l’avance, à des coups semblables à ceux qu’il porte lui-même de tous les côtés. Cette affinité avec la destruction cruelle n’est pas communément manifestée par les héros de Sade, mais l’un de ses personnages les plus parfaits, Amélie, l’exprime aussi entièrement qu’il est désirable. « Elle habite la Suède, un jour elle va trouver Borchamps... Celui-ci, dans l’espoir d’une exécution monstre vient de livrer au souverain tous les membres du complot (qu’il a lui-même ourdi), et la trahison a enthousiasmé la jeune femme. “J’aime ta férocité, lui dit-elle. Jure-moi qu’un jour aussi je serai ta victime ; depuis l’âge de quinze ans, ma tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage. Je ne veux pas mourir demain, sans doute, mon extravagance ne va pas jusque-là, mais je ne veux mourir que de cette manière : devenir en expirant l’occasion d’un crime est l’idée qui me fait tourner la tête.” Étrange tête, bien digne de cette réponse : “J’aime ta tête à la folie, et je crois que nous ferons des choses bien fortes ensemble. — Elle est pourrie, putréfiée, j’en conviens !” Ainsi pour l’homme intégral, qui est le tout de l’homme, il n’y a pas de mal possible. S’il fait du mal aux autres, quelle volupté ! Si les autres lui font du mal, quelle jouissance ! La vertu lui fait plaisir, parce qu’elle est faible, et qu’il l’écrase, et le vice parce qu’il tire satisfaction du désordre qui en résulte, fût-ce à ses dépens. S’il vit, il n’y a pas un événement de son existence qu’il ne puisse ressentir comme heureux. S’il meurt, il trouve dans sa mort un bonheur plus grand encore, et dans la conscience de sa destruction, le couronnement d’une vie que seul justifie le besoin de détruire. Ainsi le négateur est-il dans l’univers à la fois comme extrême négation de tout le reste et cette négation ne peut le laisser luimême à l’abri. Sans doute la force de nier donne tant qu’elle dure un privilège,


mais l’action négative qu’il exerce avec une énergie surhumaine est la seule protection contre l’intensité d’une négation immense. » Qui ne voit, à ce point, que les effets envisagés excèdent de toute façon le plan humain ; cette sorte d’achèvement n’a jamais été conçu que sous une forme mythique, qui le situe sinon hors du monde, du moins dans le domaine du rêve. Il en est de même dans l’œuvre de Sade mais, — c’est le deuxième aspect de cette négation — ce qui est ici nié ne l’est pas au profit de quelque affirmation transcendante. C’est avec une violence rare que Sade s’oppose à l’idée de Dieu. En vérité la seule différence profonde entre son système et celui des théologiens, c’est que la négation des êtres isolés, que nulle théologie, sinon selon l’apparence, n’accomplit moins cruellement, ne réserve au-dessus d’elle rien d’existant, qui console, pas même une immanence du monde. Il y a cette négation au sommet, c’est tout. C’est évidemment très suspendu, très déconcertant, et ce ne l’est pas moins pour celui qui voit cette unique possibilité hors d’atteinte. (Les représentations de Sade, en effet, sont si parfaites qu’à leur manière elles quittent terre, et que celui qui les saisit comme elles peuvent l’être les situe au delà de ses possibilités personnelles dès le premier pas.) Finalement cet ultime et inaccessible mouvement, dont la seule idée laisse hors d’haleine, substitue à l’image de Dieu une instance humaine impossible, mais dont la nécessité ne s’impose pas moins, qui s’impose plus logiquement qu’autrefois celle de Dieu. C’est que l’idée de Dieu fut un repos, un temps d’arrêt dans le mouvement vertigineux que nous suivons. Tandis que la négation de Sade signifie la force qu’un homme aurait non d’arrêter, mais d’accélérer ce mouvement. 38Le moins étrange n’est pas qu’un tel passage à la souveraineté apathique de l’univers ne diffère plus que par cette négation illimitée de la négation limitée des mystiques. Comme la théopathie, l’apathie de Sade a demandé le mépris de ces ravissements et de ces joies sensibles, qui laissent dans une égale indifférence le suprême débauché et le mystique suprême. Dans la région où l’autonomie du sujet se libère au delà de toute entrave, où les catégories du bien et du mal, comme celles du plaisir et de la douleur, sont infiniment dépassées, où rien n’est plus lié à rien, où il n’est plus de forme ni de mode qui aient d’autre sens que l’anéantissement instantané de ce qui se voudrait forme ou mode, une si grande énergie de l’âme est nécessaire qu’elle est en quelque sorte inconcevable. À cette échelle, les dégagements en chaîne de l’énergie atomique ne sont rien. Sans doute, ce domaine ne saurait avoir de mesure précise, et la moindre consumation nous situe à l’échelle de l’univers, mais nous voulons la posséder, nous maintenons en nous cette angoisse qui nous dit que bientôt, elle nous dépassera. Il n’importe si, une fois, nous avons su que l’univers est seul la limite


de notre révolte, qu’une énergie illimitée engage dans une révolte sans limite — dans cette autonomie sans laquelle nous n’acceptons pas de vivre — mais que nous avons la faiblesse de vouloir connaître sans mourir, au moins de la mort de l’« apathie ».

* Lautréamont et Sade, Éditions de Minuit, 1949.


SEPTIÈME PARTIE


ÉPILOGUE


Dans l’ensemble de l’univers, l’énergie est disponible sans limite et peut être infiniment dépensée, mais à l’échelle humaine, où nous nous trouvons, nous sommes amenés à faire état de la somme d’énergie dont nous disposons : nous le faisons spontanément, mais nous devons introduire en contrepartie la nécessité de tenir compte d’un autre fait : que nous disposons de sommes d’énergie qu’il nous faut dépenser de toute façon. Nous pouvons toujours en tarir la source, il nous suffirait de travailler moins et de vivre oisifs, du moins en partie. Mais dès lors le loisir est une manière entre autres de gaspiller — de détruire — le surcroît de l’énergie — ou, si l’on veut, pour simplifier, des ressources disponibles. Vingt-quatre heures de loisirs coûtent, positivement, l’énergie nécessaire à la production d’une journée de subsistances ; ou négativement, si l’on préfère, un manque à la production de tout ce qu’un ouvrier aurait produit dans ce laps de temps. Le pur loisir (et bien entendu les grèves) s’ajoute sans plus à l’ensemble des issues qu’a l’énergie disponible au delà de celle que les subsistances demandent. Ces issues sont essentiellement l’érotisme, les produits de luxe (dont la valeur, sur le plan de l’énergie, est calculable en temps de travail) et les distractions, qui sont la menue monnaie de la fête ; d’autre part, le travail, qui accroît de quelque manière la somme de la production dont nous disposerons ; les guerres enfin... Bien entendu, ce que nous dépensons sur un chapitre est en principe perdu pour les autres. Il y a de nombreuses possibilités de glissement : l’alcool, la guerre, les fêtes nous engagent dans l’érotisme, mais cela veut simplement dire que les dépenses possibles sur un chapitre sont finalement réduites par celles que nous faisons sur les autres, si bien que seuls les profits trouvés dans la guerre altèrent réellement ce principe : encore, le plus souvent, ces profits répondent-ils aux pertes des vaincus ! ... Nous devons donc poser en principe le fait qu’un jour ou l’autre la somme d’énergie excédente que nous ménage un travail si grand qu’il limite lui-même la part disponible à des fins érotiques sera dépensée dans une guerre catastrophique. Bien entendu, il serait puéril de conclure dès l’abord et de dire que, si nous nous reposions davantage et donnions au jeu érotique une plus grande part d’énergie, le danger de guerre diminuerait. Il ne pourrait diminuer si la détente se produisait de telle façon que le monde achevât de perdre un équilibre déjà précaire. Cette représentation est même si claire que nous en pouvons tirer aussitôt une conclusion bien différente : nous ne pourrons diminuer le risque de guerre avant d’avoir réduit, ou d’avoir commencé de réduire, la disparité générale des


niveaux de vie, c’est-à-dire le déséquilibre général. Une telle manière de voir amène à cette position dont il est clair qu’elle n’a dans le temps présent qu’un sens théorique : il est nécessaire de produire en vue d’accroître le niveau de vie mondial. Me voici donc réduit à répéter ce que sait déjà chaque homme raisonnable. À l’opinion commune, je ne dois ajouter qu’une précision : si rien n’avait lieu qui allât dans un tel sens, la guerre serait bien vite inévitable. Je ne voudrais pas insister néanmoins sur un aspect aussi noir. C’est dans la mesure où il y a dans le monde ce que l’on appelle un état de guerre froide, qu’accentue en un point la véritable guerre, que le niveau de vie général ne peut augmenter. Nous pouvons dire en conséquence qu’il existe provisoirement une troisième issue, qui est l’issue présente ou la guerre froide. Elle n’est pas très rassurante, mais nous laisse le temps de penser qu’à moins de guerre ou de forte tension militaire l’augmentation générale du niveau de vie pourrait se produire. Il subsiste donc dans le monde une chance de paix liée à cette résolution : envers et contre tout, affirmer la valeur inconditionnelle de la politique de nivellement des ressources individuelles ; et ajouter qu’une telle politique peut être poursuivie, dans l’exacte mesure du possible, sans cesser de répondre aux nécessités qu’impose immédiatement la guerre froide. Encore une fois, je ne puis rien apporter ici que ces banalités qui sembleront très vaines à la plupart. Il n’était pas nécessaire à cette fin d’élaborer une théorie de l’érotisme. Et même, leur relation avec une théorie de ce genre achève de réduire la portée de ces considérations politiques. En apparence du moins, car la théorie dont je parle est essentiellement exposé historique des formes de l’érotisme, mais il manque à cet exposé un élément. L’érotisme est de toute façon, même dans la faible mesure où il a lui-même une histoire, en marge de l’histoire proprement dite, militaire ou politique. Cet aspect a même un sens tel que je puis aborder maintenant la conclusion du récit historique qu’est ce livre. Il subsiste en effet, dans les conditions que j’ai données, la possibilité d’un épisode de l’histoire de l’érotisme. Nous avons connu l’érotisme en marge de l’histoire, mais si l’histoire à la fin s’achevait, même touchait à son achèvement, l’érotisme ne serait plus en marge de l’histoire. Il cesserait d’être en conséquence une vérité mineure, dont l’importance est aujourd’hui primée, comme elle l’est depuis longtemps, par les événements constitutifs de l’histoire. Il pourrait recevoir la pleine lumière et apparaître clairement dans la conscience. Il est vrai, l’idée que l’histoire peut finir est choquante, mais je puis l’exposer comme une hypothèse. L’histoire serait à mon sens finie si la disparité des droits et du niveau de vie était réduite : telle serait la condition d’un mode d’existence anhistorique dont l’activité érotique est la forme expressive. De ce point de vue nécessairement


hypothétique, la conscience de la vérité érotique anticipe sur la fin de l’histoire : cette conscience introduit dans le temps présent l’indifférence profonde, l’« apathie » d’un jugement anhistorique, d’un jugement lié à des perspectives très différentes de celles qu’ont des hommes engagés sans réserve dans la lutte. Cela ne signifie nullement que les perspectives de ceux qui engagent le combat soient de mon point de vue des non-sens. Mais elles n’ont pas non plus le sens que leur prêtent les partis opposés. D’avance, la résolution du combat est donnée au delà de ses perspectives internes : les deux camps ont également tort en ce sens que les défenseurs protègent des positions indéfendables, que les autres attaquent des positions inattaquables. Nous ne pouvons rien faire, au contraire, qui aille contre le nivellement des niveaux de vie. Nous ne pouvons non plus réduire à son utilité le sens de l’activité productive. Le sens de toute activité se situe par delà sa valeur utile, mais nous l’ignorons tant que nous voulons demeurer enfermés dans les perspectives du combat. Les circonstances que nous vivons ouvrent même sur ce point des données précises. Sur tous les plans, le combat ne pourra réellement décider qu’à une condition, d’échouer, de ne pas aller jusqu’au bout. Si la fin de l’histoire doit se dégager de ces convulsions présentes, c’est à la condition d’une détente seule susceptible de l’assurer. Une victoire acquise inévitablement sur des ruines consacrerait la méconnaissance sur laquelle un parti victorieux se serait fondé. Si les vicissitudes des hommes finissent, si la grossière stupidité d’une victoire définitive leur est épargnée, l’histoire aurait la seule fin qu’elle puisse atteindre... en queue de poisson. Nous ne pouvons trouver en luttant une vérité sur laquelle fonder : en luttant, jamais nous n’apercevons qu’une partie des choses, même si le mouvement s’opposant à la volonté d’en rester là a sa valeur privilégiée. C’est au contraire dans la mesure où nous nous éloignons de toute raison de combattre, dans la mesure où nous atteignons des moments parfaits, que nous savons ne pouvoir dépasser, que nous avons le pouvoir d’assigner au mouvement de l’histoire cette fin qui ne saurait être que dérobée. Ceci de clair pourrait finalement ressortir de mon livre — et de l’épilogue qui le suit. Des hommes engagés dans la lutte politique ne pourront jamais se plier à la vérité de l’érotisme. L’activité érotique a toujours lieu aux dépens des forces engagées dans leur combat. Mais que penser d’hommes aveuglés au point d’ignorer les ressorts de la cruauté qu’ils déchaînent ? Du moins pouvons-nous être assurés qu’ils mentent. Mais d’aucune manière nous ne pourrions tenter de substituer les nôtres à leurs directives. Nous n’attendons rien d’une direction. Nous ne pouvons rien espérer que de la détente, où pourrait se faire entendre une


sagesse venant du dehors. Bien entendu, une telle sagesse est un défi. Mais comment pourrions-nous ne pas défier le monde en lui proposant l’apaisement dont il a besoin ? Cela ne peut se faire que follement, au mépris du langage violent, et loin de l’agitation prophétique ; cela ne peut se faire qu’au mépris de la politique39. Au surplus, c’est de toute façon qu’il est temps d’opposer à ce monde menteur les ressources d’une ironie, d’une rouerie, d’une sérénité sans illusion. Car, à supposer que nous perdions, nous saurons le faire gaiement, sans maudire, sans vaticiner. Nous ne sommes pas à la recherche d’un repos. Si le monde s’entête à sauter, nous serons peut-être les seuls à lui en accorder le droit, nous donnant par la même occasion celui d’avoir parlé en vain.


APPENDICES

Les cotes [Boîte, Env., Carn., Ms] renvoient à l’inventaire de papiers conservés par Mme Georges Bataille.


Présentation du manuscrit Ce manuscrit inédit, désigné dans les papiers pour L’Érotisme (Éditions de Minuit, 1957) comme « version de 1951 », a été rédigé, sans doute de l’hiver 1950-1951 à l’été 1951, pour faire suite à La Consumation. Cf. O.C., t. VII, notes pour La Part maudite, p. 471. Nous ignorons les raisons (insatisfaction, maladie...) pour lesquelles il est resté inachevé. La deuxième partie (L’interdit de l’inceste, p. 25-54) a été publiée sous le titre : L’inceste et le passage de l’animal à l’homme (« Critique » 44, janvier 1951, p. 43-61). Elle sera reprise sans grand changement dans L’Érotisme (Étude IV : L’énigme de l’inceste). Les chapitres I et II de la sixième partie (L’amour individuel, L’amour divin, p. 153-167) ont paru, très remaniés, dans « Botteghe Oscure » VIII (achevé d’imprimer : nov. 1951), sous le titre : L’amour d’un être mortel. — Cf. O.C., t. VIII, Annexes, p. 496. Le chapitre III de cette sixième partie (L’érotisme sans limite, p. 168-178), en partie emprunté à l’article : Le bonheur, l’érotisme et la littérature, II (« Critique » 36, mai 1949, p. 401-411, sur Maurice Blanchot : Lautréamont et Sade, Éditions de Minuit, 1949), sera repris dans L’Érotisme (Étude II : L’homme souverain de Sade). Abandonnée, L’Histoire de l’érotisme a été rédigée à nouveau en 1953-1954, au moment de La Souveraineté (Cf. O.C., t. VII, p. 473). Nous ne relèverons pas ici les correspondances entre notre « version de 1951 » et cette « version de 1954 » : beaucoup plus proche du texte définitif, elle lui sera donnée en variante dans le tome X de ces Œuvres complètes. On trouvera ci-dessous : d’abord quatre projets pour un livre sur l’érotisme, puis, p. 204, les notes et variantes de L’Histoire de l’érotisme.

I


On retrouve dans les papiers de Bataille les projets suivants pour un livre sur l’érotisme : a) 1939 ? La Phénoménologie érotique. Daté de « 1939 ? », ce projet [Env. 49 : 1-23] peut être rapproché de l’article Bouche (« Documents » 5, 1930 — cf. O.C., t. I, p. 237-238) et renvoie généralement au Dossier de l’Œil pinéal (O.C., t. II, p. 13-47) : Subv. ér. — Sans malentendu, la situation affreuse des hommes sur un petit astre, organisés en société, est exprimable en termes de sexualité. [En marge : note de 1939.]

LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉROTIQUE Chap. I. — Introduction. La connaissance réactionnelle. La connaissance n’est pas seulement aperception mais réaction. Il faut distinguer deux sortes de connaissance : a) connaissance liée au maniement et à la fabrication, b) connaissance liée aux émotions. Il faut énumérer les émotions : activité érotique

la vérité de la vie est dans les larmes évidemment elle est le temps

rire angoisse larmes état d'ivresse terreur dégoût cri chant danse + réactions élaborées


Les représentations qui naissent dans ces conditions ne sont que moins objectives, elles ne sont pas sans objet. Elles sont toutes dirigées vers l’être. Bien plus, elles sont formation de l’être. Phénoménologie érotique se réfère à Hegel et signifie phénoménologie de l’esprit telle qu’elle apparaît dans l’existence érotique. Le domaine érotique a peut-être certaines prérogatives par rapport à celui de l’angoisse, etc. Toutefois phénoménologie érotique signifie évidemment aussi phénoménologie partielle. Chap. II. — Les deux visages. Il faut commencer par une description des êtres, atomes, molécules, systèmes astronomiques, cellules, animaux, colonies et sociétés. Principe de la composition tropique et des possibilités d’imperfection. Caractère de la composition linéaire à deux visages. Introduction d’un dualisme différent du dualisme commun de l’Idée et de la Matière (réductible au dualisme de l’Unité et des éléments) : mais quelle que soit la différence, il existe une possibilité de superposition. En général il est évident que la tête l’a emporté : elle est située dans le sens de la marche des animaux. Réapparition de l’importance du visage inférieur chez le singe. Chap. III. — [biffé : L’inversion du tropisme sexuel] Homo erectus. L’un des principaux caractères qui distinguent l’homme du singe est l’érection. Dans l’érection, apparaît une nouvelle base de préséance de la tête. Le système de convergence qui aboutit à la tête est orienté comme le géotropisme négatif de la tige des plantes. Il semble que l’érection ne pouvait se produire qu’aux dépens de l’exubérance du visage inférieur, soit que la résorption de ce visage ait été nécessitée par le processus physiologique, soit qu’il y ait dans l’orientation même de l’érection un facteur particulier qui n’existait pas dans la simple convergence tropique vers la tête, existant chez les animaux supérieurs. Toujours est-il que la convergence tropique vers la tête qui a lieu dans l’érection représente dans la lutte entre les deux visages la victoire de la tête, alors que le singe représentait une victoire du ventre. Elle a la valeur d’un tropisme interne, négatif par rapport au ventre, qui caractérise l’être humain. Chap. IV. — Le tabou du sang menstruel.


Il y a inversion du singe à l’homme, ce qui est assez apparent en ce qui concerne le système pileux. Cette inversion est encore plus caractéristique en ce qui concerne le tropisme sexuel, lié chez les animaux mâles au flux menstruel des femelles. À ce tropisme sexuel général chez les animaux a succédé le tabou du sang menstruel qui caractérise l’espèce humaine. (Recueillir quelques exemples.) Cette inversion d’un tropisme peut avoir de multiples causes (hormonales, etc.) mais elle se lie au tropisme humain interne précédemment décrit. (La chasteté de la science. Science sexuelle = rien.) Introduction. Le résultat n’est pas dans la cause. pas de développement mais expression de l’actuel si apparence de développement, c’est un report de l’actuel dans le monde actuel de la représentation toutefois : une théorie de l’être I. Les deux visages. La conception tropique de l’être. II. La station debout. Sens des mots haut et bas. III. Le tabou des menstrues. IV. La tension et l’objet de la tension. La tension projetant une sorte de réflexion de sa nature dans l’objet le principe du déplacement le principe de la contagion V. Description de principe de l’objet. Hétérosexualité — Nudité — Déshabillé — Fétichisme VI. Le facteur « chance ». VII. Le facteur « manque ». masochisme et sadisme

}

Principe de la précarité de l’objet : a ) caractère périssable de sa valeur b ) la beauté féminine conçue comme type de précarité — peu d’adhérence à la réalité.

VIII. Le rythme et la possession du temps qui s’échappe. Rapport du coït et de l’épilepsie, de la crise d’angoisse. IX. L’éjaculation et le principe que la vérité est dans les larmes. l’histoire du Bleu du ciel l’éjaculation est vision de l’être, révélation de l’être comme s’échappant à soi-même


Le temps post-coïtal. Il y a mort de ce qui se projetait d’être dans le coït. X. La résistance à l’excitation. La chasteté et la religion. XI. Le retour de l’érotisme médiatisé par la femme chaste. La découverte de l’être. XII. Le temps post-coïtal de l’érotisme médiatisé. XIII. Le don-juanisme comme sommet de la chance et du manque. La négation occidentale. XIV. La camaraderie sexuelle et la réduction sociale. Opposition fondamentale de l’instinct sexuel et de l’instinct social chez les animaux.

CHAPITRE I. LES DEUX VISAGES Au moment où je commence ce livre, bien que j’aie l’intention de décrire l’expérience érotique en général — de la même façon qu’un médecin décrit une maladie — il m’est impossible de ne pas éprouver un sentiment déchirant. Je dois décrire ainsi non ce que d’autres ont vécu, mais ma propre vie — la fébrilité avec laquelle cette vie était placée à la limite de la perte. Si l’élément personnel de la vie jouée n’apparaissait pas dans cette description, elle serait en effet vide de sens. C’est l’être même, tel que le forment des mouvements aussi tumultueux que ceux des nuages dans le vent du ciel, qui doit être aperçu et non les faits — l’être tel que sa propre passion le produit et le perd. C’est la présence — suivie de la mort — des êtres personnels — assoiffés d’être — qui donne à la pâleur de la chair nue ou à la couleur rouge du sang versé leur valeur déchirante. [Biffé : Ce livre a pour objet de montrer comment l’être humain se forme et apparaît à l’occasion du jeu érotique et, dans ce sens, il ne fait que reprendre dans un domaine limité le développement que Hegel a tenté dans la Phénoménologie de l’esprit.] Au premier abord, il semble que cette limitation soit de nature à priver un tel effort de sa portée. Toutefois, une telle impression peut être réservée, la réalisation seule devant justifier — ou non — une méthode qui n’est pas arbitraire. L’érotisme ne représente nullement le point où l’être humain se trouve. Il représente au contraire le point où il se perd. La vie devient érotique de la même


façon qu’elle succombe et ce livre qui décrit la vie érotique aura nécessairement une odeur de mort. Il serait vain, sous le prétexte que l’homme rencontre ses valeurs les plus fascinantes dans l’amour, de donner à l’amour le sens d’un achèvement de l’existence : l’être humain ne s’achève que dans la négation du désir. C’est seulement dans la mesure où cette négation a besoin du désir luimême pour se produire que l’agitation érotique intervient dans la composition de l’unité de l’être. Cette négation constitutive n’est d’ailleurs pas limitée au domaine érotique : l’homme n’est pas moins porté dans son achèvement à la négation du rire, des larmes, de l’angoisse, du dégoût, des cris, de l’extase, de l’ivresse et en général de toute réaction convulsive. 1. L’opposition des deux visages. Dans les différents jeux de l’amour, les êtres humains éprouvent qu’ils ont deux visages. Ces deux visages sont situés à l’opposé l’un de l’autre et peuvent recevoir, le premier le nom de visage oral, le second celui de visage sacral. Ces deux visages sont situés aux deux extrémités du corps, en ce sens que le squelette tout au moins est formé essentiellement de vertèbres. Les deux paires de membres doivent être rattachées à la vertèbre avec laquelle elles se composent au même titre que les paires de côtes. La tête est en quelque sorte le premier segment du système vertébral. Les choses se présentent d’une façon plus complexe à l’extrémité opposée, le sacrum étant suivi du coccyx chez l’homme, de la queue chez les animaux. Dans la mesure où la trace de la queue animale est conservée, il demeure donc impossible de dire que le sacrum représente rigoureusement la terminaison du corps humain. Toutefois, comme la pratique érotique le rappelle, les jambes ne sont que les développements latéraux du tronc et le caractère terminal du visage formé par les orifices inférieurs prend quelquefois une valeur attirante. 2. La correspondance des deux visages. Le visage oral est formé essentiellement par la bouche, à laquelle correspond l’anus du visage sacral. À la bouche s’associent les yeux et le nez, de la même façon que les testicules et le pénis — ou les ovaires et le clitoris — à l’anus. 3. La conception coloniale.


Si l’on admettait la théorie coloniale de la formation des animaux, cette similitude absurde à première vue serait au contraire naturelle. Les différents animaux linéaires seraient formés d’une suite d’individus, de zoïdes alignés les uns derrière les autres : ces zoïdes associés seraient représentés dans un ver par les anneaux (sinon dans un vertébré par les vertèbres). Dans des formations peu compliquées, il est possible de regarder l’ensemble de l’animal comme formé de deux zoïdes terminaux réunis par une suite de zoïdes intermédiaires. Les individus intermédiaires sont incomplètement développés, perdent toute individualité et sont réduits au rôle de maillon d’une chaîne. Seuls les individus terminaux sont en contact avec le monde extérieur : ils conservent une individualité et un jeu complet d’organes. 4. La prédominance de la tête. Les deux segments principaux de l’animal linéaire assumant, le premier la fonction de bouche, le second celle d’anus, les conditions de leur développement sont très inégales. La nécessité de chercher des aliments donne l’initiative du mouvement au segment buccal qui devient tête. Le développement du système nerveux et du cerveau donne à la prédominance de cette partie une signification essentielle : c’est dans la tête que l’être de l’animal se concentre. Le segment anal ne garde au contraire qu’une individualité relativement faible. Il ne conserve même pas son caractère terminal et un certain nombre de segments se développent derrière lui comme si, pour maintenir sa réalité, il cherchait à la composer de la même façon que la tête, en se faisant suivre d’éléments inférieurs. La valeur significative de cette adjonction est d’ailleurs faible. Ce qui se développe au delà de l’anus n’est qu’un appendice sans fonction et la vie de l’animal continue à n’être qu’un parcours de l’orifice initial à l’orifice terminal. 5. Fonction générale du segment anal. la double fonction du segment anal : concentration des matières à évacuer faculté d’expulsion violente 6. Conception générale des êtres comme combinaisons. 7. L’imperfection des êtres et la double direction humaine éprouvée.


8. Le visage sacral des singes. 9. La chute de la queue. Chapitre I. Le coccyx est-il une survivance de la queue ? Description du visage sacral de différents singes. Correspondance entre l’œil et les testicules ou les ovaires. Situation des organes sexuels chez les différents animaux. Chapitre II. La station debout. b) 1947-1950. Sade et l’essence de l’érotisme. Annoncé comme à paraître aux Éditions de Minuit dans La Haine de la poésie (1947) et dans La Part maudite (1949). On retrouve — en 1950 ? — le plan suivant [Env. 40 : 24] : I. Biographie du marquis de Sade. A. Biographie II. Introduction, à partir des œuvres et de la vie de Sade, à toute représentation générale de la vie humaine. B. Article sur Sade [Le secret de Sade, « Critique » 15-16 et 17, août-oct. 1947] C. Préface à Justine [Presses du livre français, 1950] III. De la religion et du mysticisme à la volupté cruelle. D. L’ivresse des tavernes [« Critique » 25, juin 1948] Rapport Kinsey [« Critique » 26 et 27, juil.-août 1948] Le bonheur, l’érotisme et la littérature [« Critique » 35 et 36, avril-mai 1949] (Sade et la morale) [« Cahiers du Collège Philosophique », 1948 — cf. O.C., t. VII, Annexes, p. 445] E. Conclusion :

les états mystiques etc. comparaison des états : illumination peut-être citations — terminer par un développement sur Sade.

Dans la biographie, passages de la pièce de K.


Dans la seconde partie, théorie de l’inceste. Dans la préface, les déclarations de Camus à Claudine Chonez [dans « Paru », oct. 1948]*. (Ces mêmes articles et quelques autres, tous parus dans « Critique » sur Proust, déc. 1946 ; Expérience mystique et sensualité, mai et août-sept. 1952 ; sur Sartre et Genet, oct.-nov. 1952 ; Vue d’ensemble sur Sade, nov. 1953 ; sur Roberte ce soir, de P. Klossowski, fév. 1954 — sont encore groupés dans un autre plan — de 1954 ? — sous le titre : Sade et la révolte sexuelle.) c) 1949. L’angoisse sexuelle. Premier projet de suite à La Part maudite (cf. O.C., t. VII, Notes, p. 470) Ces notes [Env. 40 : 16, 27, 1-4] sont suivies [fos 5-10], sous le titre : L’angoisse sexuelle — Art et cruauté, d’une ébauche de l’article paru dans « Médecine de France » no 4, en juin 1949 : L’art, exercice de cruauté. La Part maudite (II). L’angoisse sexuelle (De l’angoisse sexuelle au malheur d’Hiroshima) Juliette Boutonnier. Angoisse**. Malcolm de Chazal [Bonheur, érotisme et littérature, « Critique » 35 et 36, avrilmai 1949] Rapport Kinsey La question de la fin du monde (cf. La Lampe dans l’horloge) du dernier homme [La poésie et la tentation de la fin du monde. Malcolm de Chazal et la volupté. — « Critique » 33, fév. 1949] peut-être Hiroshima [« Critique » 8-9, janv.-fév. 1947] animalité et chose animalité et travail la conscience de l’intimité au sommet mais cette conscience suppose d’abord l’angoisse impliquée par le travail (Boutonnier, Odier***) L’angoisse a pour objet essentiel la sexualité en tant qu’elle est possible et ruineuse par rapport à la sécurité du travail. Rapport de la sexualité et de la mort. La sexualité et la religion (Odier). (Saint Grégoire de Nysse) La théologie — la pierre de lune qui ne donnerait plus d’angoisse. (Chazal, Sade, etc.) La théologie mystique touche à la littérature. (Eliade, Traité des religions) Yoga et tantrisme. (Élie Halévy) Socialisme. I. SEXUALITÉ


En principe, l’animalité (sans conscience) pour l’homme est la chose. Mais le travail fait d’autre part de l’homme en tant qu’homme une chose par opposition à l’animal. Si bien que pour le travailleur-chose, l’animalité est la voie d’un retour à l’intimité. Mais le travailleur-chose retourne à l’animalité en tant qu’il a conscience de l’animalité. L’opération n’est pas achevée si la conscience n’est pas entière. II. ANGOISSE (Boutonnier) L’obstacle à la conscience est donné dans l’angoisse qui résulte d’une contradiction de l’esprit du travail avec l’esprit de l’intimité. L’angoisse est tentation. (Odier) L’angoisse ordonne les « objets » de conscience qui ne sont pas des objets-choses dans le monde de l’inconscience. Mais la conscience se forme nécessairement à partir de l’inconscience. Elle est à la fois résolution de l’angoisse et angoisse. III. THÉOLOGIE Le premier effort pour changer les objets de l’inconscience en un objet de conscience est la théologie. (Eliade) La période d’élaboration mystique. (Grégoire de Nysse) La théologie positive et la négative en contradiction comme expérience. La théologie comme fondement de la conscience en tant qu’elle est l’effort le plus tendu dans la résolution et le maintien de l’angoisse. IV. LITTÉRATURE Rapport de l’érotisme et du malheur dans la littérature, ou la littérature héritant de l’inconscience formée par la théologie. Régression sur l’antiquité. (Sade, Chazal) Mais la littérature hérite de la théologie sans en avoir à sa charge le principe de fuite. Elle tente une prise de conscience entière. Elle ne nie pas l’angoisse et tente de la lever sans la nier. Dans cet effort elle est guidée par l’histoire — l’expérience — de l’art et du mysticisme débridé. V. ART L’art a toujours changé l’angoisse en délices. Mais par opposition à la littérature, entendue en un sens précis, comme à la théologie, l’art est inconscience. Il poursuit dans un monde théologique ceci : ordonner les « objets


» de conscience qui ne sont pas des objets-choses dans le monde de l’inconscience. Continuation du sacrifice, non de la théologie mystique. Liaison de la littérature et de l’art : la littérature hésite entre l’inconscience et la conscience. L’art est un domaine de l’objet qui voudrait être un sujet mais qui ne peut l’être ne voulant pas renoncer à la richesse de l’objet. VI. MYSTICISME LIBRE (Eliade) Analyse du yoga et du tantrisme. Retour au sujet et fin des transpositions. Expérience de l’érotisme : la cruauté provoquant la jouissance. VII. SOCIALISME (Élie Halévy) d) 1950. Histoire de l’érotisme. 1. La reproduction et l’animalité 2. L’inceste 3. [Biffé : La nudité] Le vêtement 4. [Biffé : Le mariage et la procréation] L’orgie 5. La prostitution 6. L’amour courtois 7. Sade 8. L’histoire achevée Ce plan [Env. 40 : 25] semble bien être le premier pour L’Histoire de l’érotisme. Primitivement, l’énumération commençait avec : 1. L’inceste, et La reproduction et l’animalité était donné comme le titre général. À propos de L’amour courtois (voir aussi plus loin, p. 222, plans pour la cinquième partie), on retrouve [Env. 40 : 28-29] ce plan pour un article (une conférence ?) sur la Provence : 1. Caractère inactuel. Sans inconvénient mais définition de l’actualité cela permet d’aborder mon sujet, c’est le plus inactuel je dirai de l’esprit de la Provence qu’il est le plus étranger aux mouvements seule la chute de la bombe 2. Délimitation du domaine. Provence plutôt que midi 3. La question de la naissance La nuit du moyen âge et l’aube du XIe Soudaine naissance d’une poésie, le paradoxe Éclose dans une société profondément christianisée, où la morale la plus pure est prêchée par un clergé tout-puissant qui en surveille étroitement la pratique,


où les liens de famille sont très forts, où la loi civile fait à la femme une situation des plus humbles, elle ignore et foule aux pieds les conventions sociales aussi bien que l’esprit de l’Évangile, chante un amour coupable, adultère au moins dans ses aspirations, et ne chante que lui, abaisse enfin l’homme aux pieds de la femme dont il n’est que le jouet ou l’esclave — en un mot, contraire à tous les idéaux de la civilisation dominante, chrétienne ou germanique. Pour la question de [Jean Roy ? ] : que s’est-il passé ? hors du christianisme : chevalerie berserquir a) hypothèse arabe (didactique). Préislam. Mauritanie. Poésie andalouse. Midi français à bonne distance. b) moindre germanisation et esprit celte c) désagrégation et anarchie. Rôle des cathares, scepticisme et tolérance des non-cathares : esprit de fête, vie au jour le jour contraire à tout absolu 4. Cherchons maintenant à décrire plus précisément caractère aristocratique et populaire vie de fête, vie sociale aspect principal : la femme (non la femme au foyer) dans son pur éclat inutile, oisive, recherchant la beauté, le prix elle se dérobe à l’inutilité correspond une vie fascinée la rivalité et la sollicitation des dons, la prodigalité (opposée au nord) la guerre de rivalité opposée à la croisade (transition) 5. L’échec A. La croisade des Albigeois les faits :

substitution partielle de seigneurs français de langue appauvrissement des seigneurs provençaux

deux réactions :

contre le souci contre les Français

Géraut de Borneil Pierre Duran

B. Échec interne consacré par les poètes eux-mêmes le mensonge de la parole la vanité de la rivalité, le cloître. Le premier résultat en France : la défaite de Crécy, tournois en Espagne : Don Quichotte en Italie : Pétrarque, l’humanisme


association à la Provence : Pétrarque était ici tout près à Avignon et je vois les mêmes cyprès les mêmes lauriers-roses**** Le second que l’humanisme est vivant cette sorte d’étendue endormie au soleil, dont le lézard n’est pas seulement l’habitant mais l’image une existence de moindre ambition et de moindre misère, où la rivalité se dissout facilement et ne dégénère plus que rarement en des entreprises trop follement sérieuses Van Gogh : Moi je crois au Midi pour l’avenir et le présent... car ici les gens ont bien du fonds surtout du côté du cœur scepticisme assez frivole, qui implique une grande bonté J’insiste sur la frivolité vous me direz bien entendu qu’y a-t-il de plus frivole que d’opposer à la bombe atomique dont j’ai parlé d’abord la frivolité je veux bien mais à supposer le pire, la destruction totale, si je songe à tel vieillard frivole riant au bord de la tombe, je pense que les prétendus sages auraient beaucoup à apprendre de lui Finalement : on retrouve encore [Env. 40 : 11-15] ce fragment d’avant-propos qu’il faut peut-être rattacher à La reproduction et l’animalité (plan d) : La vie sexuelle est commune aux animaux et aux hommes. Mais les animaux n’ont pas de vie érotique. Ou plutôt, l’érotisme est la forme assumée par l’activité sexuelle si elle se joue dans l’esprit de l’homme, qui parle, raisonne et a des manières de sentir distinctes de celles des autres animaux. Je ne pourrais donc parler d’érotisme sans m’efforcer de définir l’homme. Je m’arrangerai toutefois pour définir l’homme en partant justement de son activité érotique. Je réserverai de cette manière l’unité de mon travail. Mais je ne le ferai pas arbitrairement. Non que l’homme diffère principalement de l’animal par son attitude érotique. Il va de soi qu’il n’en est rien : l’homme n’est pas seulement cet animal dont les habitudes sexuelles sont curieuses, mais d’abord il travaille, il parle, il est doué d’intelligence, de sentiments exquis, de conscience. C’est à cela que nous songeons si, grossièrement, nous nous distinguons des animaux. Personne n’en doute : cette manière de voir est rudimentaire, mais nous partons réellement d’elle — quitte à nous rendre compte à l’occasion que la sexualité elle-même eut un rôle lors de l’humanisation. Je me servirai seulement de ce rôle


pour montrer, comme il est possible, le caractère humain s’affirmant sur le plan sexuel. De toute façon, il serait impossible de négliger la part de l’érotisme dans l’humanisation de l’homme : l’importance de cette part est frappante si l’on pense que l’humanité présente est vêtue. Ce n’est pas tout à fait vrai. Quelques peuplades vivent nues, ou presque nues, mais leur anomalie n’a de sens qu’en second lieu. Les « sauvages » nus ne placent pas la pudeur où nous la plaçons. L’essentiel est cette pudeur par où nous différons sensiblement des animaux. Certes, ni la nudité ni les vêtements n’ont pu constituer la pudeur essentiellement. Nous pouvons croire que les vêtements, là où les hommes en portèrent, se lièrent au sentiment de la pudeur et que la nudité (du moins dans certains cas) servit à exprimer le sentiment contraire. Je dois seulement savoir en en parlant que ces associations ont un sens fortuit : la nudité et les vêtements ont la valeur d’un symbolisme, si l’on veut d’un langage conventionnel. En quelque manière, ce symbolisme ou ce langage sont universels, si bien qu’il est commode d’y recourir. Si toutefois je définis l’existence humaine par l’interdit de la nudité, je dois rappeler que l’interdit ne joua que dans la mesure où les hommes se vêtirent et que la pudeur eut d’autres effets, plus restreints, plus variés ou moins connus dans d’autres cas. Parlons de nudité pour simplifier, pour la bonne raison que nous en avons l’expérience. Il n’est rien de plus évident : la nudité n’est rien par elle-même. Elle excite l’homme civilisé, mais c’est dans la mesure où des mots, quelquefois, provoquent le même effet. La nudité comme le mot n’est qu’un 2) L’Histoire de l’érotisme. Nous nous référerons dans ces notes à : MS TM

[Boîte 21, B : 445-884] = le manuscrit, que complètent, pour nos p. 169-178, les p. 403-411 d’un exemplaire corrigé de « Critique » 36 ; [Boîte 21, B : 885-887] = table des matières ;

[Boîte 21, B : 487-550] = manuscrit de L’inceste et le passage de l’animal à l’homme, pour « Critique » 44 ; [Boîte 15, C : 54-70] = dactylographie***** corrigée, dans les B papiers pour L’Érotisme, de L’amour divin et de L’érotisme sans limite (p. 144-157) ; [Enveloppes 26 : 1-18 ; 27 : 29-33 ; 99 : 1-48] = premières Ff rédactions, feuillets retirés de Ms. A


* Cf. O.C., t. VII, Annexes, p. 457, la note. Voir aussi plus loin, p. 640, Albert Camus ou la défaite de Nietzsche. ** Dr Juliette Boutonnier : L’Angoisse, P.U.F., 1945. *** Dr Charles Odier : L’Angoisse et la pensée magique, Éd. Delachaux et Niestlé, 1948. **** Rappelons qu’en 1950, Bataille était à Carpentras, conservateur de la Bibliothèque Inguimbertine. ***** Il semble que Ms ait été dactylographié en entier, mais on ne retrouve de cette dactylographie, outre B et l’étude sur l’inceste reprise dans la dactylographie de L’Érotisme, que quelques fragments découpés, collés dans la « version de 1954 ».


Notes

1. Citations extraites des Carnets de Léonard de Vinci et de Lautréamont et Sade (Éd. de Minuit, 1949) de Maurice Blanchot. 2. En épigraphe, citation extraite d’Aminadab (cf. O.C., t. V, Le Coupable, p. 325). On retrouve par ailleurs [Boîte 15, C : 1-12] cette ébauche d’avant-propos, sans doute de 1954, qu’il faut rapprocher des notes pour une Introduction générale aux trois livres de La Part maudite (voir O.C., t. VIII, p. 594-601, notes pour La Souveraineté) et qui renvoie au premier chapitre de L’Érotisme (L’érotisme dans l’expérience intérieure) : Le mouvement général de l’ouvrage Il s’agit essentiellement du mouvement général de la vie intérieure de l’homme, opposé à celui de la vie extérieure active, qui adhère aux objets en vue de leur transformation ultérieure. D’un côté, il s’agit de la vie s’appesantissant sur elle-même, c’est-à-dire sur l’instant présent, qui ne sert qu’à lui-même. Cela ne veut pas dire uniquement de la pure vie spirituelle prétendant se passer d’objet extérieur, tout au moins d’objet extérieur non souverain, dépendant de l’historicité. Ce mouvement ne peut être isolé dans l’univers comme s’il s’agissait d’un pur esprit, se débarrassant de ce qui n’est pas lui-même essentiellement et ne visant plus qu’à la pureté de l’esprit. C’est ainsi qu’il apparaît dans la vie chrétienne, qui ne se donne d’autre fin que Dieu. Je le représente au contraire à la recherche de son autonomie, non dans le simple refus des conditions dans lesquelles il a lieu, mais dans la compréhension de son enlisement, qui n’est pas l’enlisement que le christianisme a cru. Le christianisme a vu le monde matériel sous l’angle de la nécessité et de la misère, considérant comme malheureuse la situation de l’homme dans ce monde. Il serait maladroit d’affirmer qu’il a vu le contraire de ce qui est, mais il n’a pas vu ce qui est. La vie intérieure de l’homme, c’est-à-dire sa vie par delà les réponses qu’il donne à la nécessité, en travaillant, sa vie spirituelle en un sens, est portée par le mouvement même d’une vie matérielle qui l’entraîne moins dans l’enchaînement que le christianisme représente que dans le déchaînement d’une destruction


incessante où il n’est rien qui ne soit jeté, sans autre avenir possible. Mais ce qui nous effraie dans la mesure où nous nous astreignons au travail, par lequel nous adhérons étroitement au souci de l’avenir, nous ouvre à la possibilité d’une libre joie dès que notre souci ne dépasse plus l’instant présent. Dès lors la pureté à laquelle nous croyons accéder en nous donnant une fin libérée de toute dépendance par rapport à un monde voué à la destruction n’est qu’un leurre, puisqu’elle nous situe sur le plan de l’avenir et du travail. Chercher Dieu, c’est chercher dans ce monde une durée assurée contre toute destruction possible (alors que le divin était le mouvement donné dans l’indifférence à tout avenir), c’est tout d’abord accepter de nous situer sur le plan de la servitude. Si nous voulons dépasser la servitude, nous devons au contraire adhérer à ces objets dont le christianisme nous détache sous le prétexte qu’ils ne durent pas. Nous pouvons au contraire les aimer parce qu’ils sont périssables et qu’en les aimant, nous nous accordons à tout le mouvement qui nous mène à notre perte. C’est pourquoi la vie érotique est humainement d’un plus grand prix — et d’une signification plus profonde — que la vie religieuse détachée de ces objets dont elle nous dit qu’ils nous trompent, n’étant pas durables. C’est la recherche de la durée qui nous trompe, au contraire. C’est donc en un sens seulement (c’est, essentiellement, dans le sens chrétien) que ces objets doivent nous apparaître maudits. Ils sont maudits dans la mesure où ils nous signifient en effet que nous ne sommes pas promis à la durée. Mais la vie intérieure de l’homme leur est tout entière liée. Les trois parties de cet ouvrage sont consacrées à la vie intérieure liée au monde de notre destruction, à la part maudite de ce monde, dans les limites de laquelle les hommes détruisent ou ne construisent qu’en vue d’annihiler les ressources dont ils disposent. Dans la première partie, j’ai décrit le vaste mouvement qui exige la consumation, c’est-à-dire sous quelque forme l’annihilation de toutes les ressources que nous ne pouvons accumuler. Cette consumation met en jeu généralement toute la vie intérieure de l’homme, cela est impliqué dans la définition que je viens de donner de cette vie. Mais quand je parlais de consumation, j’envisageais en premier lieu les objets consumés indépendamment des formes différentes de vie intérieure auxquelles se liait la consumation. C’est à cette condition seulement que je pouvais atteindre dans son ensemble le mouvement qui consume, qui exige qu’ils soient consumés. Sans doute, je devais exposer ce mouvement dans son rapport avec l’expérience que nous avons de la vie intérieure de l’homme, qui, en général, nous amène à vouloir la destruction des choses en tant que choses, c’est à-dire à nier leur utilité, à ne plus les traiter en biens utiles et à les placer sous l’angle où nous n’apercevons plus en eux que


la richesse se consumant*. Cette expérience générale ne saurait évidemment épuiser les multiples aspects de la vie intérieure, en particulier d’une vie intérieure que fonde le désir des objets réels. Ce désir n’est pas tout entier réductible au désir de détruire ces objets. Du moins la destruction dont il s’agit apparaît-elle souvent sous un tel jour qu’il est nécessaire d’en parler à part. Tel est surtout le désir sexuel. L’érotisme est essentiellement l’un des aspects de la vie intérieure. Nous nous y trompons parce qu’il nous ramène sans cesse au dehors, à ces objets que sont les corps et les amants, mais si nous nous enfonçons au plus intime de cette vie que nous opposons elle-même superficiellement, extérieurement, à notre vie du dehors, ne faisons-nous pas appel au moins à quelque image de l’aimé ? ou de l’aimée ? Cette erreur est plus importante qu’il ne semble. En principe, l’expérience intérieure qu’un être humain fait de l’érotisme est superficielle, mais elle ne l’est que s’il le veut (et la plupart ont sans doute raison de le vouloir, puisque par la conscience, ils ne pourraient que vainement s’appesantir), et si nous voulons au contraire parvenir à un approfondissement résolu, enfin conscient, de ce domaine à l’infini fulgurant qu’est la possibilité intérieure d’un homme, ce n’est pas seulement l’image divinisée de l’aimé, mais l’humaine vérité des amants, des amants et de leurs nudités secrètes que nous devons suivre. Il nous faudra même en suivre la honteuse apparition dans les lieux les plus bas, où l’humanité se délivre d’elle-même et se prostitue. Je ne veux pas dire qu’en elle-même la vie d’une prostituée soit si profonde, mais elle approfondit l’abîme de la vie extérieure envisagée impersonnellement. Notre vie intérieure ne peut être limitée, comme nous le faisons lourdement, au moment où nous choisissons pour la mieux saisir un objet qui peut être sans doute un objet commun de la pensée mais n’est, comme Dieu, qu’un objet de la pensée. Quand son objet se situe aussi au-dehors, que de lui-même il se déplace et que nous devons le saisir dans nos bras, sa pauvreté, qu’allèguent les dévots, n’est que la mesure de notre pauvreté. De même, la facilité d’une vie dévote n’est que la mesure de la facilité d’un dévot. Il est vrai que, sur le plan de la vie érotique, il est des objets plus ou moins riches, et qu’en un sens sa richesse ou sa pauvreté dépendent d’une existence de fait, extérieure à nous. Mais la richesse des objets que nous choisissons ne dépend elle-même que d’un degré de consécration à la vie érotique de ces objets, et si ce degré dépend lui-même d’une réalité tout extérieure, impliquant l’âge, la beauté, même, souvent, les conditions matérielles d’une vie, ne pouvons-nous voir enfin que seules la paresse et la peur du jeu sont d’habitude à l’origine d’une préférence pour la vie


dite spirituelle. Ceux que leur richesse intérieure a dirigés, comme il n’est pas rare, vers les possibilités de la religion, ne sont-ils pas, quelquefois, au passage, saisis par un vent violent du dehors qui les arrache à leur quiétude ? Ceux-là préfèrent la pitance, souvent maigre, du loup (mais ils peuvent aussi bien être de ceux que liait, quoi qu’ils fissent, la vocation de la vie facile). La tradition religieuse oppose la vie spirituelle, consacrée à Dieu, à celle du « monde », ouvert aux possibilités de la vie érotique. Cette tradition est encore si forte que nous ne voyons pas que la vie érotique n’est pas moins que la vie religieuse de nature spirituelle. Le poids de chair de la sensualité a vite fait de la réduire aux satisfactions bassement matérielles. Pourtant, il n’est pas une satisfaction des sens qui ne soit fondée sur des conduites « spirituelles ». L’analyse des mouvements de la vie érotique la montre dépendant tout entière de réactions religieuses, comme l’interdit et la transgression. Rien de moins animal que la volupté : nous ne jouissons vraiment, humainement, que dans la mesure où tout le possible entre en jeu. Si nous sommes humains au moment brûlant, rien de moins grave ne se passe en nous, rien qui éveille de moins profondes, de moins caverneuses lumières, que si les terreurs de la vie divine nous agitent. Les spasmes de la mort et ceux du plaisir se ressemblent... Mais s’il est vrai que notre vie intime soit engagée de cette façon, nous devons en conclure qu’elle dépend des conditions extérieures que l’érotisme demande. En premier lieu, elle dépend des chances actuelles. Mais la vie nous accorde ces chances ou nous les refuse : cela ne nous oblige à voir que l’élément de jeu fondant personnellement l’être intime que nous sommes. Plus loin, nous devons voir ce jeu joué par tout le mouvement extérieur de l’histoire, ordonnant à travers les siècles pour nous cette intériorité que, parfois, nous voudrions voir ne dépendre que d’elle-même. 3. Cf. O.C., t. VII, p. 480, La Part maudite, n. 13. 4. Ici commence A, qui constitue le manuscrit de L’inceste et le passage de l’animal à l’homme (« Critique » 44, janvier 1951), écrit en vue de son insertion dans L’Histoire de l’érotisme**. Le texte de « Critique » diffère de A principalement par la suppression d’une note et des titres des paragraphes. 5. Note supprimée dans « Critique ». 6. A, à la suite : On voit dès lors la thèse de Lévi-Strauss [... cf. p. 38]. 7. A, à la suite : De cette manière, enfin, l’énigme est résolue. Et tout est clair.


En une certaine mesure, néanmoins, l’allure générale de l’ouvrage en restreint sinon la portée, du moins le sens immédiat [... cf. p. 47]. 8. Dans « Critique » (le feuillet correspondant manque dans A) : s’opposent en un déchirement dont l’ampleur, dès l’abord, est la position d’une totalité, qui ne peut elle-même être séparée de ce déchirement historique : — ce déchirement même est l’histoire, l’histoire commence avec lui, l’histoire ne cesse de développer ce déchirement initial, comme une orchestration développe un thème rudimentaire. Je devrai éviter, dans le cadre d’une étude nécessairement très limitée, d’aller plus loin qu’une allusion à cette venue de l’homme se séparant de la nature. Je poserai toutefois en principe le fait peu contestable [... cf. § 2]. 9. Dans A : et qui la donne, en rapport avec le mouvement, en fonction du mouvement de la dépense d’énergie sexuelle. Il n’y a dans ce mouvement aucun changement de sens. La festivité du mariage, ou le don, ne se détourne pas de la sexualité. Sans la renonciation, la netteté de l’interdit, qui réserve en un point l’intangibilité, la non-animalité de l’être humain, celui qui donne la femme n’aurait pu la donner. Mais s’il la donne, il la rend au mouvement qu’il refuse sous sa forme immédiate. Le chemin des échanges cérémoniels est exactement le détour par lequel la possibilité interdite échappe à l’interdiction. Le grand circuit des richesses excédantes est en réalité rebondissement de l’exubérance sensuelle. C’est la forme humanisée (dans le sens hégélien, par la négation) de la sensualité. C’est ce que Lévi-Strauss a nommé très justement une communication. Mais il est clair, en dépit d’apparences maintenues, que le mariage est en un sens seulement, et de manière précaire, triomphe par le don de la sexualité sur l’interdit. La générosité n’est qu’un effort et le poids de l’intérêt n’est levé que pour un temps. L’animation de la fête, après coup, le laisse inchangé. En tant qu’il est un acte, le mariage a le sens de la richesse qui se perd. L’épouse est donnée et, sur l’instant, reçue comme telle ; dans l’acte elle est encore en entier réduction, incitation au mouvement. Mais sa valeur dans l’ordre de l’intérêt bien entendu, se retrouve dans l’état de mariage. Il s’avère malgré tout qu’elle n’a pas cessé d’être, en un sens opposé, richesse utile. La mise en œuvre des coutumes, des règles, des rites, était le moyen de concilier dans une succession temporelle ce qui devait sembler inconciliable, mais devait être à tout prix concilié : car il fallait successivement que l’interdit, puis sa levée opèrent, sans toutefois altérer d’intangibles rapports d’intérêts.


Les contradictions ne sont qu’apparentes. L’intérêt matériel, sans lequel rien n’est concevable, est réservé. Mais dans le mouvement si difficile à partir de l’interdit, l’intérêt matériel ne doit pas seul être assuré, la possibilité de la vie animale niée doit être retrouvée, dans les limites exigées par l’interdit. La sensualité retrouvée rejaillit, mais le flot en demeure canalisé. La vie conjugale absorbe dans la société, dans le cadre d’une totalité composant tout le possible de l’homme, un remous d’autant plus dangereux qu’il est nié. Son animalité est soumise, elle se dissimule, et de ce qui est ouvertement la mesure de la vie sociale, désormais le parent interdit mère ou sœur, père ou fille — est la vérité expressive. Dans ce mouvement, un peu de la pureté (de l’humanité asexuée) de la mère, de la sœur, passe à l’épouse. Le mariage n’est qu’un temps, il n’est au moins qu’en une certaine mesure rebondissement. Ce qui est essentiellement réservé est une vie sociale, humaine, poursuivie dans le respect de l’interdit opposé à la libre satisfaction des besoins animaux. 10. À la suite, Ff (paginé III 14) — faisant suite à Ms (III 13, corrigé en IV 16***) — et Ms (III 15, corrigé en IV 31) biffé : §. — La fonction sexuelle n’a-t-elle pas été l’objet de l’interdit premier ?**** Nous pouvons nous demander, quoi qu’il en soit, si les réactions moins fortes concernant les saletés excrémentielles ne signifient pas un caractère secondaire. Sur ce chapitre, les Australiens semblent bien être moins soucieux, moins attentifs [que d’autres peuples à la souillure. Il ne faudrait pas pour autant conclure à l’apparition tardive de ces réactions. Seule la culture matérielle des Australiens est archaïque. On n’en peut rien tirer], mais le primat de la sexualité, dans la pudeur des primitifs à l’égard du bas-ventre, est à la rigueur vraisemblable [... cf. p. 67]. 11. Dans Ff (III 17) : § 4. — Négation de la nature et volonté d’autonomie. 12. Ff (III 19-24), à la suite : Il y a nécessairement, aux origines, un drame, un seul, un ensemble, du moins, de péripéties cohérentes ; jamais nous ne pouvons dire, simplement, ce qui s’est passé, nous n’avons rien à raconter, mais de ce drame nous savons que le résultat fut décisif. Et ce résultat, nous ne le sommes pas moins en effet que les premiers hommes, ce résultat, nous le vivons toujours, il nous fait ce que nous sommes, il nous élève et il nous limite. Sans doute sommes-nous de quelque façon au delà de ce premier pas de l’animal à l’homme, mais en un sens, ceci est clair : de ce premier pas, nous sommes ce que


sont au thème les variations qui en reprennent les éléments sous quelque forme nouvelle. Ainsi la conscience ajoute-t-elle sa richesse au schéma initial, mais au premier jour la conscience était présente dans la totalité du « réel concret » : seulement elle n’était pas consciente de cette totalité. L’histoire humaine est celle de l’exploration, et de la découverte, de la totalité du possible donnée d’avance dans la totalité du réel. Une seule chose importait à la fin : montrer la cohésion de cette totalité, dans la mesure où l’homme (la conscience humaine) l’achève en la réfléchissant. Mais si la totalité seule importe, il n’y a plus de préséance. D’ailleurs, le premier pas de l’homme l’indique déjà qui, négation de la nature, est clairement négation de tout le donné. La totalité s’oppose toujours à l’importance de ce qui est donné sous une forme particulière : en dehors d’elle, comme si elle n’était pas. Et ce que nous pouvons dire du passage de l’animal à l’homme est que son sens global est le sens même de la totalité où se fondent les éléments donnés indépendamment l’un de l’autre. C’est en l’espèce de l’animalité la nature entière, dont l’homme refuse le principe premier, qui confère en même temps qu’à l’élément isolé la valeur à des causes particulières. Sur ce point ma recherche tourne le dos à celle de la science qui prolonge, elle, la soumission à la nature. Il m’importe peu de savoir si la sexualité ou l’ordure servirent d’objet premier à la négation de l’animalité par les hommes. Je me reporte simplement à l’expérience de l’homme actuel, ne découvrant pas dans ces phobies le primat de l’une d’entre elles, mais leur sens global, le sens qu’elles ont pour moi. Il apparaît dès lors que, dans l’animal, l’homme a nié la dépendance... § 5. — Différence entre la nature immédiatement donnée et la nature « maudite ». Je reviendrai plus loin sur le sens de cette négation initiale. Je montrerai alors que le sens n’en est pas encore donné globalement dans ce qui n’est qu’un premier mouvement. Ce premier mouvement est de rejet : la totalité ne sera développée qu’à l’instant où ce qui fut rejeté comme odieux, qui gardait une valeur ambiguë, sera rappelé comme désirable. S’il est vrai que l’homme global est d’abord celui qui s’arrache à la nature, la totalité qui lui appartient est limitée dès le moment où il s’arrache (où en conséquence se forment deux parties séparées) : la pleine totalité ne sera donnée que dans le déroulement du temps. On dit judicieusement : « chassez le naturel, il revient au galop ». La pleine totalité, sans le moindre doute, comprend aussi un retour du « naturel », mais nous devons dès l’abord nous faire à l’idée que le « naturel revenu » n’est pas si naturel qu’il semble. Il revient, mais transfiguré par cette malédiction dont il a tout d’abord été frappé : il n’est plus « naturel » puisqu’il est « maudit ».


§ 6. — Le cadavre et la pourriture. Dans le chapitre suivant, où je reprendrai la question, je m’efforcerai au surplus d’échapper à ce qu’a d’étroit la détermination donnée dans ce dernier mot. Mais je dois maintenant continuer la description du domaine en premier lieu nié comme naturel : ce n’est pas seulement celui de la sexualité et de l’ordure, c’est aussi celui de la mort. Il va de soi que je ne m’attarderai pas plus à la préséance possible de la mort qu’à celle des deux autres domaines assignés. Il n’en est pas moins clair que le sens de l’ordure est aussi proche de celui de la mort que les lieux de l’ordure le sont des parties sexuelles. Par un côté, la mort semble au contraire aux antipodes d’une fonction dont [la naissance est la fin... cf. p. 76]. 13. Dans Ms (paginé III 22, corrigé en IV 2, corrigé en IV 8), ces lignes biffées précèdent : savoir si la sexualité ou l’ordure [... cf. note précédente, Ff (III 22), dernières lignes avant § 5...] l’homme a nié la dépendance. 14. Ff (IV 3-8), à la suite : L’action, de son côté, achève de marquer les limites de mes moyens, mon impuissance. Bien entendu, cet échec n’est pas seulement le résultat lointain de l’attitude humaine : il est immédiatement donné dans l’attitude première. Il ajoute dès l’origine à la position de l’homme voulant pour lui la totalité autonome de l’être ce sentiment second : l’échec n’est pas tout à fait ce qu’il semble : sans l’échec, même, nous manquerions la totalité authentique qui veut, elle, que ce tout, immortel et surnaturel, que nous voulions être, ne soit pas. C’est-à-dire ne soit pas comme sont les êtres particuliers. En ce sens, la sexualité et l’ordure, la passivité sans travail et la mort ne nous éloignèrent de la totalité que dans la mesure où elles nous abaissent et nous enchaînent dans les déterminations de la nature, dans la mesure où elles sont les données que nous acceptons, auxquelles animalement nous nous identifions*****. En vérité, les dons de la nature ne peuvent jamais être humainement acceptés de nous dans le sens animal qu’ils ont. Sinon nous devenons inhumainement ces bavards foudres de guerre, ivrognes et débauchés, ces énormes gonflements de soi-même. On dit banalement d’une telle sorte d’homme : c’est une force de la nature — tirant toutes choses à elle, à son profit. À ce moment, la vie abandonne le souci d’une indépendance authentique : c’est le hochet bruyant du hasard. Mais, j’y reviens, la volonté de transcender l’existence naturelle aboutit à l’échec du mouvement de transcendance. Et tout d’abord, elle ne comprend pas


que la transcendance échoue, qu’elle échoue toujours au moment où le candidat à la transcendance se conduit malgré tout, en son principe, comme ce « foudre de guerre » se gonflant. Qui veut sauver son âme, qui croit au salut de son âme, à l’individu préservé, abuse tout de même de ce qui est, le faisant tourner autour de lui. L’homme s’installant, soit dans l’action, soit dans l’ascèse, ne transcende rien personnellement. Ou, si l’on veut, s’il transcende le monde donné, c’est dans la mesure où il se nie lui-même en tant qu’être particulier. C’est l’échec de l’entreprise que le passage de l’animal à l’homme implique : c’est un être particulier qui niait l’ordure, la sexualité, la mort, et qui travaillait ; et seul l’être particulier peut assumer cette négation. Mais si l’être particulier se nie lui-même, il accepte l’ordure et la mort et ne travaille plus : il se détourne de la durée et rend à la consumation tout le mouvement de la vie. Il n’est pas bon pour l’homme de vouloir s’établir en durée par delà cette vie mortelle. Nous cherchons dans cette voie l’indépendance, nous n’y trouvons que le mensonge. Mais dans l’échec il nous est loisible d’apercevoir qu’une indépendance plus profonde commence, si simplement nous acceptons de renoncer, non au désir de la transcendance, ce serait la soumission, mais pour la transcendance à la forme des êtres particuliers. En effet, c’est dans la mort de celui qui refuse de mourir, dans la volupté de celui qui eut la nausée du sexe, qu’apparaît, sinon l’indépendance durable, établie, que l’homme avait voulue pour lui, du moins l’instant d’intensité, où l’indépendance authentique a la fête pour condition : la fête, retour de la liberté, du désordre sexuel, de la mort qui serre le cœur, qui appelle la frénésie, la fête, négation du travail et de la valeur de ses produits. Ce qui rend difficile à suivre ce qui précède est la pleine contradiction dans laquelle le passage de l’animal à l’homme se résout. En fin de compte, ce passage n’est pas entièrement donné dans les interdits fondamentaux et dans le travail. L’échec de la position première s’y ajoute ; et cet échec est autre chose que le résultat malheureux, c’est la violente contradiction qui s’ensuit, c’est la fête (il faut un 2e chap. sur la fête et le sacré bases de l’érotisme et formant une totalité) 15. Ms : fin de f° IV 12 ter (les feuillets suivants, jusqu’à p. 63, sont paginés IV 6 2-42). À la suite Ff (IV 13-19) : §5. Le sacré suppose une horreur du sujet pour l’objet avec lequel il opère une sorte de fusion révoltée******.


Assurément, ce qui est sacré, « d’une part », est bien l’objet d’horreur dont j’ai parlé au chapitre qui précède [en note : Chapitre III] : objet fétide, gluant et sans limites, qui grouille de vie et pourtant est le signe de la mort. C’est la nature au point de sa fusion, s’enlisant dans la mort et gorgeant l’infection de la vie de pourriture [cf. p. 94]. Dès lors [Mais alors ? ] le sacré dont j’ai parlé n’est pas seulement l’objet donné en dehors de moi, c’est moi-même, mon angoisse au contact de l’objet dont l’horreur, libérée, se fond en moi et dans lequel aussi je me perds angoissé*******.C’est en ce sens que le sacré est justement la totalité dont je parle, étant malgré l’horreur une fusion du sujet et de l’objet. Pour éclairer ces rapports déconcertants, je dirai que le sacré est sur ce plan l’analogue de l’objet érotique, dans lequel se fond le sujet, et qui se fond dans le sujet. Mais même si l’érotisme est à la sexualité (qui est simplement animale) ce que le sacré est à la nature (à la liberté des fonctions naturelles), ce rapprochement ne pourrait être exactement poursuivi. C’est que, jusque dans la sexualité proprement dite, il y a déjà des moments de séparation, que suivent les moments de l’accouplement : les animaux vivent d’ordinaire isolés les uns des autres, puis vient le temps de la fusion. Mais si nous envisageons la nature en son ensemble, il n’y a pas de moments de séparation des animaux par rapport au monde qui les entoure : les animaux sont tous perdus, noyés, dans la nature, jamais ils ne sont distincts, séparés d’elle, au sens où les hommes le sont s’ils observent les interdits. Si je parle au contraire de totalité, de fusion, parlant du sacré et des hommes, il s’agit seulement de cette fusion dont le sens est déterminé par la séparation qui l’a précédée, dont la cause était l’horreur. Le sacré est donné dans le temps de la fusion, de la communication, qui révolte et qui est soudaine ; il tire un sens de son opposition au monde ou au temps profanes, où les objets donnés sont essentiellement étrangers à celui pour lequel ils sont donnés : un morceau de bois, une pierre, un outil peuvent apparaître comme éléments neutres, utilisables sans limite, mais ils sont vides de sens au delà de leur utilité, ce sont des abstractions, des choses inertes, avec lesquelles je n’ai rien de commun. Ils ne peuvent ni m’attirer ni me faire horreur. L’importance de cette distinction est d’autant plus grande qu’à y regarder de plus près, après coup, mais plus subtilement, une différence de même ordre se retrouvera dans la distance qui sépare l’érotique et le sexuel. Ce n’est pas surprenant si, comme je crois, l’érotique est une forme du sacré. LE SACRÉ ET LE SACRIFICE


§ 6. — L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute horreur qu’il a l’énergie d’aimer. J’ai d’abord insisté sur l’identité du sacré et de l’objet de l’horreur commune. Mais la fusion veut qu’à l’horreur succède un sentiment contraire qui est, fût-il grinçant, d’amour, d’adhésion, de fascination malheureuse [en marge : tendre ou fasciné — tendresse = malheur]. Même si l’objet est bien le même objet ; cet amour qui succède à l’aversion implique un changement profond. Sans doute, essentiellement, le sacré reste horrifiant (les mots d’« horreur sacrée » ont un sens familier, facile à comprendre, encore qu’ils répondent à des sentiments difficiles à décrire, à des conduites que, rationnellement, rien ne justifie), mais l’horreur dont il s’agit est fascinante. Elle est horreur et elle devrait me porter à la fuir, mais ce n’est une horreur qu’en un sens : dans l’horreur, malgré l’horreur, elle est séduction. C’est le point crucial de mon livre. Essentiellement, j’y montrerai ceci, qui étonne et déconcerte. Les sentiments d’horreur ne répondent pas, comme le croient la plupart des hommes, à ce qui pour nous est mauvais, à ce qui lèse nos intérêts. Tout au contraire : s’ils nous font horreur, des objets qui n’auraient pas de sens autrement revêtent à nos yeux la valeur actuelle la plus grande [... cf. p. 102]. 16. Cf. Qu’est-ce que le sexe ? (« Critique » 11, avril 1947, p. 363-372 — sur Étienne Wolff : Les Changements de sexe, Gallimard, 1946), p. 363 : Nous ne connaissons pas les autres, nos semblables, à la longue et du fait d’observer et de réfléchir, découvrant par étapes qu’étant selon l’apparence nos semblables ils doivent l’être aussi au dedans, mais d’un coup, dès l’enfance, par une révélation intime qui ne se laisse pas séparer du contact. La communication entre des individus semblables — le sentiment que l’un a de la présence de l’autre, en tant que l’autre est le même au fond — ne fonde pas moins la conscience que la sensation. Des sensations particulières, visuelles, tactiles..., se lient à ce sentiment immédiat de présence et en deviennent le signe, mais elles ne peuvent, chez l’enfant, le créer par déduction (ce que Pierre Janet mit en évidence). Et jamais nous ne pouvons en rendre compte par déduction. 17. Première rédaction. — Ff (IV bis 16-22), paragraphe marqué sans titre : Ce qui est malaisé, si l’on parle de totalité, c’est le caractère généralement méconnu d’un tel concept. Il est tout d’abord difficile de se faire à l’idée d’une totalité qui s’oppose à la nature. La nature n’est évidemment qu’une partie de la totalité. Mais elle est telle en deux sens opposés.


Elle est d’une part une abstraction : c’est l’objet qu’envisage la science, l’objet qui est la somme de ses parties : elle répond alors aux choses neutres, aux choses profanes, à ce que nous touchons et manions, qui nous est profondément étranger, comme peut l’être une chose, un objet subordonné, disponible à merci, vide de ce qui n’est pas l’utilité. Ce tiroir, où je place des dossiers, est le lieu destiné à garder la trace de commandes livrées. Je puis songer au temps où ces planches étaient un arbre : dans le vent, dans la nuit, cet arbre gémissait. Mais ma songerie est incongrue, elle est, au surplus, impuissante. D’une manière définitive, un travail humain supprima l’arbre, et l’élément de la nature devint celui du monde intelligible : ce qui en subsiste aujourd’hui, justement, ce sont des éléments du monde humain..., ce tiroir... Et sans doute, en principe, rien n’est plus nettement opposé à la « nature » que cette pièce d’un système où chaque chose n’a de sens que sa place dans un ordre intelligible. Mais la nature envisagée abstraitement par la science n’est-elle pas elle-même un ensemble de formules systématiquement ordonné, où chaque partie a sa place définie ? Sans doute, la science moderne évite un tel aspect, dont la grossièreté nous ramène à l’anthropomorphisme. Pourtant cette variété de chêne, envisagée en général, n’en entre pas moins dans un ordre analogue à ceux que l’activité humaine compose, où les objets reçoivent un sens du dehors, selon la place tenue dans ce cadre extérieur. Mais si la nature est alors envisagée sur le même mode que les produits artificiels du travail (de manière abstraite), elle n’en est pas moins distincte de ces produits : c’est malgré tout cette partie intacte, envisagée par la connaissance claire et extérieure, où l’artifice, où le travail de l’homme n’a rien altéré. Le produit de la nature s’oppose à celui de l’art, l’arbre à la caisse, la lande au jardin, et la terre à la poterie. Il y a des degrés dans cette altération : si nous les opposons à la ville, des champs cultivés paraissent proches de la nature. De même, des ruines envahies par les ronces semblent rendues à cette nature. Jamais, d’autre part, rien n’est envisagé d’un seul et invariable point de vue. Il est en particulier impossible (si l’on excepte un homme d’études, arrêté, dans sa chambre, sur l’objet de sa pensée, revenant sur lui) de regarder la nature uniquement de manière abstraite, avec des yeux tantôt de physicien et tantôt de biologue : si nous marchons dans la campagne, fût-ce avec l’intention bornée du botaniste, ou si, pour y trouver les lois de la gravitation, nous scrutons le ciel étoilé, nous avons toujours un contact global avec quelque chose d’indéterminé, qui n’est pas réductible aux mesures humaines. Ce n’est ni le ciel, ni la terre, ni l’espace, ni rien que je puisse énoncer. Cela se trouve à la rigueur dans les villes, d’où la nature n’est pas absolument chassée, où subsiste le ciel, où, peut-être, lentement les édifices lavés de pluie reviennent à l’impuissance des pierres...


Mais cette dernière vue exclut la présence de l’homme — de ses activités et de son langage. Nous verrons tout à l’heure que la nature envisagée de cette façon n’est pas une totalité non plus : elle ne peut être envisagée seule... de toute façon, elle n’est rien de saisissable. Au demeurant, il serait impossible d’en parler moins vaguement, à nous en tenir à un aspect si éloigné. Il nous faut d’abord revenir à la nature qui apparaît à l’homme au moment où la nausée qu’il en a l’en sépare, à la nature au point où il s’en distingue péniblement, dans l’angoisse, et dont la pourriture véreuse est le symbole. Ces multiples oppositions intérieures au domaine que recouvre le terme de nature ne sont pas faciles à suivre. Elles sont pourtant fondamentales. Les mêmes oppositions se trouvent aussi bien dans le monde de la sexualité et dans celui de la religion. Répondant au profane de la religion Deuxième rédaction — Ff (IV bis 1-3), paragraphe marqué sans titre : Ce qui est malaisé, si l’on parle de totalité, c’est que d’habitude nous en parlons légèrement, sans pouvoir fixer l’attention sur cet objet total dont nous parlons, quand il le faudrait justement saisir de la même façon que l’amant celle qu’il étreint (mais alors l’amant n’est pas lucide). Mais sans parler d’un obstacle tenant à l’incompatibilité du jeu de l’intelligence, d’une part, attentif aux difficultés d’idées froides et distinctes, et de l’attention, d’autre part, donnée à l’ensemble, à la totalité de ces idées — où l’être est en entier mis en cause, où les relations du sujet et de l’objet ne peuvent être plus froides ni plus distinctes qu’elles ne sont dans l’étreinte amoureuse, puisqu’alors une confusion brûlante est exigée, à l’opposé même de la distinction — il est de toute façon difficile de se faire à l’idée d’une totalité qui s’oppose à la nature. Le plus souvent, si l’on exclut une manière de voir théiste, la nature est envisagée comme le « grand tout », mais c’est une représentation mal définie. Mieux vaudrait, sans revenir aux naïves confiances de la philosophie théiste, reprendre la définition qui oppose la nature à la totalité. Cela vaut mieux, si la totalité ne doit être en aucune mesure envisagée comme une nature qui serait Dieu, ou comme Dieu qui aurait l’aspect de la nature. Il faut à tout prix préserver la totalité de la coloration de la nature. Mon refus s’impose d’autant que la nature donnée par la science en guise de totalité se distingue profondément d’une nature qui en est seulement une partie, qui est celle dont j’ai parlé. La nature que l’esprit de science tend à confondre avec la totalité est une pure abstraction : c’est l’ensemble des objets envisagés par la science. Chacun des objets est une abstraction et leur somme a le même caractère que les parties. La nature est alors du côté des choses utilisées, comme telles étrangères au sujet qui


les utilise, apparemment faites d’une autre substance. Je ne dirai pas que le sujet est esprit et l’objet, qu’est la nature, matière ; ces questions égarent en ce que ni la matière de la science, ni l’esprit de la philosophie spiritualiste n’ont un sens concret : si je rappelle ces 18. Cette cinquième partie semble avoir été la plus floue dans l’esprit de Bataille. Le chapitre II est laissé inachevé, et l’on relève de nombreuses hésitations quant à la disposition et aux titres des chapitres et des paragraphes. On retrouve d’ailleurs les plans (essais de calibrage) suivants [Env. 27 : 6-7, 1, 27-28] : a) Cinquième partie. LA NUDITÉ ET LA BEAUTÉ Nudité, orgie, prostitution, perversion ; l’autre sexe et la nudité. Beauté, religion esthétique et amour de Dieu. Mariage, frustration, amour noble et amour de Dieu. (réduire à un chapitre de la quatrième partie) Sixième partie. L’ÉROTISME ET LE TRAVAIL Dépense et angoisse. Naufrage et orgie. Rapport Kinsey. La théorie de l’énergie de Blanchot******** (et la raison). Septième partie. L’ÉROTISME ET LA GUERRE La guerre. Caillois. Système. La situation actuelle. Huitième partie. CONCLUSION La sexualité et la souveraineté*********. b) Cinquième partie. HISTOIRE DE L’ÉROTISME I. Le mariage 1. L’érotisme s’est développé à partir de la passion illicite. 2. Le paradoxe du mariage envisagé comme illicite. 3. Le mariage et l’habitude. II. Le travail 1. L’explosion, la guerre. 2. Kinsey. III. La sexualité interdite 1. L’orgie et l’inceste rituels.


2. La prostitution. 3. L’irrégularité et la nudité. 4. Les perversions en général. (Le sabbat.) 5. La liberté. IV. La beauté 1. L’excitation érotique et la beauté Le déguisement de l’érotisme (à la fois frein, tricherie et élan). L’amour provençal. 2. L’amour divin. Le retour à l’animalité (Catherine de Sienne). V. L’énergie 1. Sade et la beauté. Sade et Pétrarque. c) Histoire de l’érotisme Le mariage L’orgie L’objet du désir généralités la prostitution la beauté, la religion esthétique, le sexe la nudité et les perversions, l’obscénité l’objet gluant et contagieux — vie et mort — opposition avec le profit L’amour provençal (la plus grande perte) L’amour divin L’énergie Épilogue Le travail La guerre Considérations générales (la beauté et l’horreur — contre la recherche du bonheur — l’impossibilité d’un monde de la recherche du bonheur) d) L’objet du désir position d’un objet contre le flux — ébauche d’une dialectique********** dialectique de la position — l’immobile comme facteur de mobilité suite de la dialectique — la beauté (ou l’oisiveté), la religion esthétique, le beau sexe


la nudité (ou la liberté) — la demi-nudité et le fétichisme la beauté comme masque de l’objet gluant (la prostitution) 19. Nous suivons ici, en les donnant entre crochets, les titres de TM. Dans Ms : II. LA SEXUALITÉ INTERDITE, et : § 1. — L’orgie et l’inceste rituels. 20. Ms marque ici : § 2. — Le lien de l’orgie et du mal. 21. Dionysos Redivivus : titre d’un article de Bataille dans « Messages de la Grèce » (numéro spécial du « Voyage en Grèce »), juillet 1946. 22. Ms et TM s’accordent ici, quoique Ms ne marque pas de § 3. 23. Ms s’interrompt au milieu d’une page. 24. Nous suivons ici, en les donnant entre crochets, les titres de TM. Ms ne donne pas de titre au § 1. 25. Ms (biffé) et Ff, à la suite : Ce qui la caractérise est en effet d’être aisément accessible et toujours à la disposition de la passion, en même temps inaccessible à un déchaînement dont la contagion ne peut l’atteindre. 26. Venait à la suite le fragment déplacé dans Env. 27 comme une note sur la dialectique — voir p. précédente, note*. 27. Ms marque ici, au crayon : § — Le beau sexe et la tricherie. 28. Ms marque ici : § — Le sexe. 29. Nous suivons TM. Ms marque simplement, sans changement de page : § — La nudité. 30. Ms marque un paragraphe sans titre ni numéro. 31. Même titre dans Ms et TM (sans numéro dans Ms). TM ne donne pas d’autre paragraphe pour ce chapitre. Les paragraphes 4,5, 6 sont marqués dans Ms sans numéro.


32. Rappelons que ce chapitre et le suivant ont paru en novembre 1951 dans « Botteghe Oscure » n° VIII, très remaniés, sous le titre : L’amour d’un être mortel. — Cf. p. 189. 33. Voir note précédente. Nous suivons pour ce chapitre le texte de B (dactylographie corrigée de Ms, déplacée dans les papiers pour L’Érotisme). 34. Ms : que la mythologie élabora et que la théologie parachève. 35. Ms : elle répond si mal aux affirmations du théologien que toujours elle lui oppose ses violentes négations. 36. Nous suivons pour ce chapitre le texte de B. 37. Ms (Boîte 21, B : 860) s’interrompt ici pour reprendre p. 178 (f° 865) et se trouve complété par l’exemplaire corrigé de « Critique » 36 (mai 1949) : Le bonheur, l’érotisme et la littérature, II, p. 403-411. Dans une première rédaction, Ms (fos 861-864) donnait ce chapitre comme le cinquième de la cinquième partie (à la suite de la p. 150) : V. L’UNIVERS INACCESSIBLE DE LA FICTION 1. De la nécessité d’aller au moins par la pensée jusqu’au bout de la séduction. Si maintenant je reviens sur ce déroulement de formes historiques menant l’homme, d’étape en étape, à la recherche de moments souverains qui ne se subordonnent à rien et n’aient de valeur que dans le présent, dans l’instant actuel, j’éprouve une difficulté épuisante. En entier, cette recherche est une soumission à la séduction la plus forte. Mais je me suis trouvé devant une alternance continuelle de l’horreur et de l’attrait. L’attrait annonçait toujours l’horreur et l’horreur l’attrait, si bien que les attitudes successives auxquelles se tenaient les hommes étaient toujours des compromis, sans que jamais quelque démarche décisive cède pleinement à l’attrait de l’horreur. À vrai dire, à reprendre par la pensée ces voies de l’irrésolution, j’ai toujours trouvé de la force et de la sagesse dans le sentiment de l’impossible qui l’emportait. Mais un compromis a toujours plus de sens pour la vie que pour la pensée, j’admets, vivant, d’avoir reculé devant l’horreur, mais ma pensée, du moins, veut aller jusqu’au bout d’un chemin où je n’eus pas la force de m’engager en entier.


Par delà l’expérience, il est nécessaire à cette fin de s’en remettre à la fiction***********. 2. La négation des partenaires et le dépassement d’une limite liée au souci dont ils sont l’objet. Il y a une différence cruciale entre l’univers de Sade et le monde dont nous avons l’expérience. L’activité sexuelle unit les êtres et Sade l’a définie — sinon dans sa vie, dans ses œuvres de fiction — comme une négation des partenaires dont elle nous rapproche. Maurice Blanchot [référence en note] insiste sur ce trait qu’il érige en principe. (L’étude qu’il consacre à Sade diffère d’autres études analogues en ce qu’elle révèle la pensée de Sade et la fait émerger d’une nuit si profonde que, sans doute, elle fut l’obscurité pour Sade lui-même : (Il semble qu’avant de la supprimer, Bataille ait d’abord déplacé cette première rédaction à la suite du premier paragraphe de la nouvelle rédaction — TM donne en effet pour ce chapitre : 1. L’utilité de Dieu, limite de l’expérience des mystiques — 2. De la nécessité d’aller au moins par la pensée jusqu’au bout de la séduction — 3. La négation des partenaires et le dépassement d’une limite liée au souci dont ils sont l’objet — 4. La volupté et le crime — etc.) 38. Ms (f° 865) reprend ici. 39. Cf. À quoi nous engage notre volonté de gouvernement mondial ? (Conférence du 22 février 1949 — O.C., t. VII, Notes, p. 611.) Ff (C 1-4) : Pour la fin : Aussi longtemps que la conduite des peuples et de leurs activités sera dans les mains d’hommes dont la conception du monde en exclut la part maudite, il ne pourra y avoir de monde possible. Pour ma part, je ne suis pas sûr que le monde possible soit plus qu’une hantise, traduisant la paresse d’esprit, et que sa recherche ait plus de sens que la contrepartie de l’angoisse. En somme, l’angoisse est nécessaire, nous en avons besoin, non pour être tels et tels, non pour avoir un avantage entre autres, ou pour éviter telle souffrance, mais pour être. Si nous ne nous mettions obstinément à la limite de l’impossible, si nous ne faisions pas de nos ressources un usage tel, et si mal ordonné, que tout demeure suspendu et que le pire soit à craindre, l’être lui-même nous manquerait. Nous n’aurions pas plus d’être que l’avare, dont l’activité se borne à réserver la possibilité de l’être qu’il n’est pas et que jamais il ne sera. Bien entendu, je ne


veux pas dire être au sens où l’entend la philosophie dont l’inévitable mouvement veut que l’être en rien ne diffère du néant, admet l’identité de l’être et du donné, suppose enfin que l’être, c’est le donné, ce qui ne pourrait pas ne pas être. Non, je parle à présent de l’être qui désire, qui n’est pas satisfait, comme l’avare, d’une équivalence du néant, et qui brûle ses ressources en réponse au désir. Il ne brûlerait pas vraiment ses ressources s’il n’allait jusqu’au bout, à la limite, si, les brûlant, il ne mettait en jeu sa durée, si la peur l’emportait en lui sur le désir : l’angoisse l’habite donc incessamment, que l’audace maintient, car un être qui n’est pas proche de l’angoisse, pour peu de choses à la merci de l’angoisse, est un être qui se démet, il a renoncé à brûler, il ne se consume pas. Mais deux voies mènent à l’angoisse : une recherche excessive de la sécurité, à laquelle ne répond rien de possible — c’est la voie de l’avare. Quelle immense sottise exige une conception où la réalité de l’érotisme est niée, sous le prétexte assez risible qu’au besoin auquel l’érotisme répond, il peut toujours être sursis, tandis que la faim n’attend guère. Comme si, sous toutes ses formes, le désir, qui exige la communication, l’ouverture et la consumation, n’était pas la seule vérité dont la satisfaction d’un besoin comme la faim était plus que la condition misérable. Nous ne saurions trop rire des hommes chafouins, obstinés à lâcher la proie pour l’ombre, qui croient courir après la satisfaction de la faim et qui ne veulent que Encore une fois : il se peut que la recherche du monde possible n’ait qu’un sens, accroître l’angoisse. Mais je puis supposer qu’il n’en est rien. Dans ce cas, il est nécessaire non que le gouvernement du monde soit donné à des hommes que préoccupe seul le désir. Cela serait évidemment absurde en ce sens que les seules affaires de gouvernement favorables sont celles qui n’y répondent pas, qui répondent au souci de répondre aux besoins, non aux désirs. Les réponses aux désirs ne peuvent être l’affaire des gouvernements que dans la mesure où elles ne sont pas favorables, par exemple, si la pression du désir a créé une situation déséquilibrée, l’organisation de la guerre. Par ailleurs [Env. 98 : 36-38] : En somme : (pas de souci au sujet de l’avenir) ce que nous voulons, ce n’est pas arranger rationnellement le monde, mais l’arranger de telle sorte qu’il ne dépende plus de rien de ce qui existait avant nous en principe c’est indéfendable restent des compromis possibles — par exemple :


placer le monde dans une entière dépendance par rapport au donné fondamental, matérialisme historique, est le meilleur moyen d’en supprimer la dépendance par rapport au donné immédiat, historique. C’est selon Marx un saut dans la liberté, cela peut être aussi la négation du désir — domaine de l’indépendance de la dépense — et l’affirmation du primat de la faim — du besoin, de la dépendance. Impossible de décider. Mais danger de répondre surtout au besoin de s’engager dans le forcené Ou encore : faire systématiquement la part du feu. La part maudite doit être sacrifiée, elle doit être la part du feu. Cela suppose que nous savons cette part du feu nécessaire, or nous ne pouvons le savoir qu’à une condition, savoir qu’elle est la meilleure part, qu’en ce sens elle n’est donc nullement la part du feu et que si c’est la part maudite, c’est dans le sens où cette part est inconciliable avec le domaine profane, ou sans feu. Le compromis consiste en ceci que le gouvernement ne peut être dans les mains que d’hommes pratiquant vraiment la part du feu comme la part du feu (point de vue du dehors). Les hommes du désir ne peuvent la pratiquer dans un tel sens. Il faut que ce soient des hommes qui ont le souci premier de répondre aux besoins (en note : c’est évidemment faux, mais c’est là-dessus que le compromis peut porter). Ceci exclut donc de pratiquer la part du feu comme réponse immédiate au désir. Pas d’histoires dans le genre : donner des issues au désir. Par exemple on pourrait dire : ne travaillez plus, faites l’amour : cela peut séduire et sembler rationnel, mais cela n’a aucun sens, tout d’abord, d’une manière immédiate, parce que cela devrait être coordonné entre des pays ennemis, ensuite, si l’on est placé comme l’est un gouvernement, on ne peut prescrire que ce qui ressemble à des solutions de gouvernement, c’est-à-dire qu’il faut trouver des besoins et non des désirs à satisfaire, quitte à camoufler le désir en besoin. Il faut donc simplement : 1° Un principe : plus de conscience dans l’administration du monde. 2° Un compromis intérieur, un nouveau type de dirigeants, sachant qu’ils cherchent plus d’être, mais sachant aussi qu’ils ne s’intéressent qu’au contraire. 3° Des plans d’équivalence (type plan Marshall — lutte entre le plan Marshall et la guerre froide — la première guerre froide favorisait trop le plan Marshall). 4° La question, reculer pour mieux sauter. Il s’agit d’envisager, mais peut-être grâce à l’angoisse, un monde viable. Danger de l’utopie. Le seul espoir : l’angoisse. Grâce à l’excès d’angoisse. 5° Extension au maximum et éducation. Le système des niveaux de vie. La limite l’érotisme. La souveraineté exceptionnelle.


De ces notes on peut encore rapprocher cette ébauche de 1949-1950 [Env. 155 : 55-61] détachée d’un dossier pour Nietzsche et le communisme (voir O.C., t. VIII, p. 631) : Lettre aux ouvriers d’un philosophe hégélien Avant-propos sur la doctrine — Hegel plutôt que Marx mais pas de doctrine au premier plan opposition entre gouvernants et gouvernés, dirigeants et dirigés peu importent les dirigeants Les dirigeants communistes faussent le jeu La question coloniale : 30 % de voix communistes ! Un parti ouvrier uni pourrait seul agir. La France pays colonialiste en raison de la désunion du mouvement ouvrier. (obliger les patrons, méthode de potlatch) C’est le dialogue entre dirigés et dirigeants qui imposera aux dirigeants le dialogue entre eux. La condition fondamentale : la générosité, donc les impôts. La collaboration avec les patrons sous condition moins de salaire que de réforme profonde limitant la part des dirigeants. Opposition à la guerre entre dirigeants, imposer le dialogue. Méthode nouvelle. Collège des ouvriers et des intellectuels. Accord sans confiance avec le parti socialiste, le moindre mal. Avant-propos Les questions de doctrine sont secondaires, mais l’auteur de ces propositions, fondées sur une doctrine savante mais simples et urgentes, doit donner de son attitude intellectuelle une justification de principe. Il ne se sent nullement éloigné du marxisme. Il croit qu’encore aujourd’hui, il n’est pas d’enseignement plus significatif que celui de Marx. Je suis un homme comme tous les autres : dans ce monde-ci, je ne suis rien, quantité négligeable. Je ne suis pas un homme public. Politiquement, je n’ai pas de passé. Seuls, une vie de réflexion et d’études et peut-être l’intérêt qu’un petit nombre de personnes ont prêté à mes écrits, me qualifient — mais en vérité me qualifient mal — pour m’adresser à vous qui, dans la société qui m’a formé, êtes les hommes dont dépendent toutes choses, qui, formant une foule anonyme, sont à la fois puissants et impuissants, pleins de rancune, d’espoirs, mais finalement réduits à quelque soumission. Je dois tout d’abord donner les raisons pour


lesquelles la « quantité négligeable » que je suis s’adresse à la masse immense que vous formez. En un sens, tout nous oppose. Sur bien des points, mon sort est enviable : et le vôtre ne l’est pas. La masse que vous formez est toujours utilisée à des fins qui vous dépassent : soit que, passivement, vous acceptiez un travail qui vous lasse, soit qu’au contraire vous vous révoltiez, vous participez à des vastes mouvements que vous n’avez pas conçus ; vous êtes les agents d’une révolution industrielle sans précédent et vous êtes l’appoint d’une révolution sociale qui fait que le monde tremble sur ses bases. Bien entendu vous aurez part aux résultats — heureux ou malheureux — de ces entreprises épuisantes, mais même à supposer que vous en recueilliez vraiment les fruits, une chose est certaine. Vous n’avez pas dirigé l’action et vous ne dirigerez pas plus la distribution des bénéfices. Il y a des dirigeants pour cela. Vous n’en êtes pas. Et c’est justement la raison pour laquelle aujourd’hui je m’adresse à vous. Je veux vous faire entendre une voix dont vous n’avez pas l’habitude. Je ne suis pas un dirigeant bourgeois, je ne suis pas non plus un dirigeant révolutionnaire. Je suis comme vous un dirigé. Si bien que, pour une fois, la voix qui voudrait se faire entendre de vous est la vôtre. C’est la voix d’un dirigé, je voudrais que ce soit la voix des dirigés.

* Note de Bataille, inachevée : À quoi s’ajoute le fait que dans le premier tome, où j’ai traité la question, j’ai insisté sur une répercussion de ce mouvement sur l’activité utile envisagée dans son ensemble. Cette activité n’est pas concevable sans une rupture des calculs concernant la totalité des produits, qui doit nécessairement avoir lieu sous la forme du don d’une importante partie d’entre eux. Ceci m’amenait ** Inclus dans Ms, A se confond d’abord avec lui, puis se trouve corrigé par quelques feuillets intercalés. *** La pagination de Ms est plusieurs fois très déconcertante : ainsi nos pages 57-75 sont paginées IV 154, les pages 76-83 III 3 1-20, et les pages 87-93, de nouveau IV 1-12 ter (mais au crayon bleu)... Cette pagination témoigne évidemment de repentirs quant au plan du livre, mais elle semble aussi renvoyer à quelque mise au net (dactylographie ?) du manuscrit, que nous ne retrouvons pas. Nous nous y référons, dans les quelques notes qui suivent, pour préciser les choses, mais nous n’y insisterons pas. Du reste, la table des matières dissipe toute équivoque que cette pagination pourrait introduire. **** Cf. p. 66, § 2. ***** Note de Bataille : D’ailleurs, il faut le dire, ce n’est jamais le fait des animaux. Ceux-ci ne disent jamais ni oui ni non. Il serait impossible de dire oui si l’on ne pouvait dire aussi bien non. Le pouvoir de dire non ne peut lui-même être qu’à une condition, de l’avoir une fois dit. Et c’est seulement si l’on peut dire non que l’on acquiert, au surplus, le pouvoir de dire oui. Il fallait donc bien commencer par la négation. Les animaux sont indifférents. Il faut être homme pour se conformer à la nature de plein gré. Encore est-ce toujours en porte à faux, en trichant [biffé : (dans l’orgueil et la propreté)]. ****** Cf. Ms (IV 6 5) : Si je reviens maintenant sur un caractère de coup et de contrecoup [... cf. p. 93, dernières lignes...] s’opposant à la calme régularité du monde profane. [À la suite, biffé :]


§ 5. — Le sacré suppose une horreur du sujet pour l’objet (l’interdit) et leur fusion malgré l’horreur (la transgression). C’est évidemment l’accord de l’horreur et du désir qui donne au monde sacré son caractère le plus mystérieux [cf. p. 94]. ******* Première rédaction, biffée : C’est la nature au point de sa fusion, absorbant dans la mort et nourrissant de pourriture un grouillement de vie qui annonce la souveraineté de la mort. Mais le sacré n’est pas seulement objet, c’est aussi le sujet, c’est aussi l’angoisse émanant d’un objet en fusion avec le sujet : c’est en ce sens que, « d’autre part », le sacré n’est pas simplement la nature, c’est le sujet dans son angoisse se perdant, s’abîmant dans la nature. ******** [Env. 27 : 22] : (énergie) Admettons par exemple qu’un enseignement puisse être tiré de l’érotisme, que l’érotisme ait quelque chose à nous dire. Aussitôt il devient clair que l’érotisme a ce message à nous transmettre : il nous annonce que nous désirons le contraire de ce que nous croyons désirer, mais que ce contraire, que nous n’avons pas la force de supporter, n’est lui-même qu’une apparence trompeuse. Cette vérité est celle de la mort, pas celle que n’ayant pas eu la force de supporter nous avons chargée d’un sens individuel et néfaste, mais celle du mouvement qui nous détruit. (Suit Sade qui a tout dit mais que Blanchot seul a expliqué.) ********* Voir pages 132-134, § 4. ********** [Env. 27, fos 19-21] : (dialectique) Cette différence [cf. p. suivante, n. 26] se retrouve de toutes les façons entre le mot et ce qu’il désigne, entre l’individu et la communication, entre le projet et l’instant. Mais une dialectique est nécessaire. Il arrive en effet que l’indistinction, le flux vague où rien n’est interrompu soit propice à la pire inanité, à la platitude où l’angoisse est niée, et finalement à la pire fixité. À ce moment l’objet fixe, la chose immobile et le détachement où cela se trouve prennent un sens majeur... Mais jamais les mouvements dialectiques ne sont simples, ils ont au contraire la complication des mouvements d’eaux où les interférences et les rebondissements se multiplient. La position de l’objet du désir est si complexe que nous ne saurions rien saisir à nous attarder à son contenu le plus authentique. En effet, il y a d’abord un jeu de dissimulation impliqué dans le fait que l’horreur doit être impliquée dans l’attrait de l’objet. Bien entendu, l’objet du désir a un contenu essentiellement horrible (et aussi peu objet qu’il est possible), c’est l’objet érotique gluant où la virulence de la vie s’accorde à la décomposition de la mort. Mais nous n’avons pas en principe la force de le supporter. Nous verrons dans le chapitre sur l’énergie [cf. note *, p. 220] ce que cela veut dire exactement. Le jeu est de le dissimuler sous l’aspect le plus innocemment attirant. Cet aspect est la beauté. Ce n’est pas la beauté envisagée dans ses aspects seconds. (Pour apercevoir le sens il faut considérer la naissance tardive de la religion esthétique. Caractère tardif de la beauté : les représentations de l’art.) *********** La première rédaction (Ms f° 864) s’interrompt ici. Cette dernière phrase et les lignes qui suivent (reprises de « Critique » 36) se retrouvent en tête de page dans B, biffées.


DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE (« Tel », n° 23). LE COUPABLE. SUR NIETZSCHE. Volonté de chance. L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE suivi de MÉTHODE DE MÉDITATION et de POST-SCRIPTUM 1953 (SOMME ATHÉOLOGIQUE, I). Édition revue et corrigée. LA LITTÉRATURE ET LE MAL. Emily Brontë — Baudelaire — Michelet — Blake — Sade — Proust — Kafka — Genet (« Folio essais », n° 148). LE COUPABLE suivi de L’ALLELUIAH (SOMME ATHÉOLOGIQUE, II). Édition revue et corrigée (« L’Imaginaire », n° 380). ŒUVRES COMPLÈTES : I. PREMIERS ÉCRITS, 1922-1940 : Histoire de l’œil — L’Anus solaire — Sacrifices — Articles. Édition de Denis Hollier. Préface de Michel Foucault. II. ÉCRITS POSTHUMES, 1922-1940. Édition de Denis Hollier. III. ŒUVRES LITTÉRAIRES : Madame Edwarda — Le Petit — L’Archangélique — L’Impossible — La Scissiparité — L’Abbé C — L’Être indifférencié n’est rien — Le Bleu du ciel. Édition de Thadée Klossowski. IV. ŒUVRES LITTÉRAIRES POSTHUMES : Poèmes — Le Mort — Julie — La Maison brûlée — La Tombe de Louis XXX — Divinus Deus — Ébauches. Édition de Thadée Klossowski. V. LA SOMME ATHÉOLOGIQUE. I : L’Expérience intérieure — Méthode de méditation — Post-scriptum 1953 — Le Coupable — L’Alleluiah. VI. LA SOMME ATHÉOLOGIQUE. I I : Sur Nietzsche — Mémorandum — Annexes.


VII. L’Économie à la mesure de l’univers — La Part maudite — La Limite de l’utile (Fragments) — Théorie de la religion — Conférences 1947-1948 — Annexes. VIII. L’Histoire de l’érotisme — Le Surréalisme au jour le jour — Conférences1951-1953 — La Souveraineté — Annexes. Édition de Thadée Klossowski. IX. Lascaux ou La Naissance de l’art — Manet — La Littérature et le mal — Annexes. X. L’Érotisme — Le Procès de Gilles de Rais — Les Larmes d’Éros. XI. Articles I, 1944-1949. Édition de Francis Marmande, avec la collaboration de Sybille Monod. XII. Articles II, 1950-1961. Édition de Francis Marmande, avec la collaboration de Sybille Monod. THÉORIE DE LA RELIGION. Édition de Thadée Klossowski. Première édition, « Idées », n° 306 ; (« Tel », n° 102. Nouvelle édition en 1986). LE BLEU DU CIEL (« L’Imaginaire », n° 258). HISTOIRE DE l’ŒIL (« L’Imaginaire », n°291 ). Voir aussi LE COLLÈGE DE SOCIOLOGIE (ouvrage collectif, « Idées », n° 413 ; « Folio essais », n° 268). CHOIX DE LETTRES (1917-1962). Édition établie, présentée et annotée par Michel Surya. ÉCHANGES ET CORRESPONDANCES (avec Michel Leiris). Édition de Louis Yvert. ROMANS ET RÉCITS. Édition publiée sous la direction de Jean-François Louette (« Bibliothèque de la Pléiade »). Aux Éditions du Mercure de France L’ARCHANGÉLIQUE ET AUTRES POÈMES. Édition de Bernard Noël (Première édition « Poésie » ; « Poésie/Gallimard », n° 419).


LA PRATIQUE DE LA JOIE DEVANT LA MORT. Édition de Bernard Noël (« La Grappe »). DOCUMENTS. Contribution de Georges Bataille à la revue « Documents ». Édition de Bernard Noël (« Littérature générale »). POÈMES ET NOUVELLES ÉROTIQUES. Textes choisis et présentés par Michel Camus (« Le Petit Mercure »).


Georges Bataille L’Histoire de l’érotisme L’Histoire de l’érotisme devait être la suite de La part maudite, Essai d’économie générale. Georges Bataille avait un grand projet : élaborer, à partir d’une critique de l’utile, une économie générale qui désaliène l’homme rivé au travail et lui restitue sa « part maudite » — la consumation, libre, gratuite. « Je me sens très seul à chercher, dans l’expérience du passé, non les principes mis en avant, mais les lois ignorées qui menèrent le monde et dont la méconnaissance nous laisse engagés sur les voies de notre malheur. » Il fait l’hypothèse d’un temps originaire où le monde se serait donné à l’homme dans un pur rapport d’immanence et d’immédiateté. Le monde était alors l’intime de l’homme, dans un rapport d’excès, de passion : « Le monde intime s’oppose au monde réel comme la démesure à la mesure, la folie à la raison, l’ivresse à la lucidité. » Désormais, dans le monde transcendant — ce monde où l’homme rivé au travail s’invente des fins à atteindre hors de lui et dans l’avenir —, l’érotisme permet de redécouvrir la possibilité de dépenses d’énergie sans cette utilité immédiate qui nous asservit. L’érotisme enfièvre, dépense, gaspille. Puisque sur lui seul l’avenir n’a pas de prise, il est « la voie la plus puissante pour entrer dans l’instant ».


GALLIMARD 5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07 www.gallimard.fr

Couverture : Gustav Klimt, La jeune fille, 1913 (détail). Narodni Galerie, Prague. Photo © Imagno / LA COLLECTION. Ce texte est extrait du tome VIII des Œuvres complètes [O.C.] de Georges Bataille parues dans la collection « Blanche ». Les notes de bas de page appelées par astérisque sont de l’auteur. Les notes appelées par chiffres arabes sont regroupées en fin de volume, p. 204.

© Éditions Gallimard, 1976.


Cette édition électronique du livre L'Histoire de l'érotisme de Georges Bataille a été réalisée le 06 février 2017 par les Éditions GALLIMARD. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070108022 - Numéro d'édition : 291651). Code Sodis : N77612 - ISBN : 9782072639159 - Numéro d'édition : 291652

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Inovcom www.inovcom.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.


Table des matières Couverture Titre Exergue Avant-propos PREMIÈRE PARTIE. INTRODUCTION L’érotisme et la réflexion de l’univers dans l’esprit DEUXIÈME PARTIE. L’INTERDIT DE L’INCESTE I. Le problème de l’inceste II. La réponse de Lévi-Strauss III. Le passage de l'animal à l'homme TROISIÈME PARTIE. LES OBJETS NATURELS DES INTERDITS I. La sexualité et les déjections II. Les interdits de propreté et l’autocréation de l’homme III. La mort QUATRIÈME PARTIE. LA TRANSGRESSION I. La fête ou la transgression des interdits II. Le complexe de Phèdre III. Le désir horrifié de perdre et de se perdre IV. L’objet du désir et la totalité du réel CINQUIÈME PARTIE. L’HISTOIRE DE L’ÉROTISME I. Le mariage II. [La fusion illimitée ou l’orgie] III. L’objet du désir [IV. La nudité]


SIXIÈME PARTIE. LES FORMES COMPOSÉES DE L’ÉROTISME I. L’amour individuel II. L’amour divin III. L’érotisme sans limite SEPTIÈME PARTIE. Épilogue Dans l’ensemble de l’univers... APPENDICES Présentation du manuscrit Notes Du même auteur Copyright Présentation Achevé de numériser


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