Peut-on faire de la bande dessinée sans le vouloir ?

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PEUT-ON FAIRE DE LA BANDE DESSINテ右 SANS LE VOULOIR ?

DIALOGUE ENTRE ART CONTEMPORAIN ET BANDE DESSINテ右

HENRI LEMAHIEU



PEUT-ON FAIRE DE LA BANDE DESSINÉE SANS LE VOULOIR ?

DIALOGUE ENTRE ART CONTEMPORAIN ET BANDE DESSINÉE

HENRI LEMAHIEU ÉCOLE EUROPÉENNE SUPÉRIEURE DE L’IMAGE, ANGOULÊME DNSEP OPTION ART, MENTION BANDE DESSINÉE 2014-2015


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- Et comme l’on parle qu’est-ce que c’est donc que cela? - De la prose. - Quoi ? quand je dis: «Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose? - Oui, Monsieur. - Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Molière, Le Bourgeois gentilhomme, scène VI, acte II

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AVANT-PROPOS :

Ce mémoire n’est pas écrit dans les règles de l’Art.

Ou plutôt, et ce serait plus à propos, ce mémoire n’est pas écrit selon les règles que je me faisais de l’écriture d’un mémoire. On pourrait dire qu’il s’agit exploration, autant qu’une théorisation. Pour une fois l’exploration se passe différemment. Je ne produis plus la même chose. Plus de dessins. Une exploration de l’écrit. On ne sait pas encore où cela va me mener, et c’est tant mieux*. N’en déplaise à certains, ce mémoire n’a pas non plus de véritable plan. Il n’empêche qu’il comporte certains point de chutes vers lesquels j’aimerais vous emmener, vous faire admirer la vue. Mais l’itinéraire pour y parvenir n’est pas totalement défini. Et je serais curieux de voir où certains chemins nous mèneront, aux travers de quels détours nous pourrions accéder à quelques panoramas. Restons à l’air libre, non pas sans boussole, mais hors des chemins balisés, et évitons le plus possible les impasses. Il serait donc plus juste de considérer ce mémoire comme une forme de journal de bord de la traversée. Pour l’instant, à moins que je ne revienne sur mes pas et modifie cet avant-propos, tout ce que vous allez lire est présenté de manière chronologique. Je pense avoir sprinté un peu trop en début de mémoire, peut-être me suis-je dispersé, retrouvé dans des sentiers abscons. Que voulez-vous, on est toujours pressé de partir. Cependant je pense avoir trouvé ma vitesse de croisière, mon rythme de marche, au bout de quelques chapitres. Essayez de tenir la cadence des premières montées et la vue devrait s’éclaircir.  En espérant que l’itinéraire vous plaise.

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Le vrai voyage, c’est d’y aller. Une fois arrivé, le voyage est fini. Aujourd’hui les gens commencent par la fin. Hugo Verlomme

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UNE COURTE INTRODUCTION

Peut-on vraiment comme Monsieur Jourdain, bourgeois gentilhomme, faire de la bande dessinée comme on fait de la prose, en l’ignorant ? La réponse ne paraît pas aussi évidente que celle que lui donne son professeur de philosophie... Aujourd’hui la bande dessinée explose, mute, s’expose, s’essaie à de nouvelles expériences et à de nouveaux lieux. En quelques années, elle a considérablement évolué, et dépasse désormais une unique envie de divertissement. Elle dispose d’une véritable profondeur, d’un propos, d’un geste artistique. Elle est devenue Art. Neuvième Art. Et de par cette multiplicité de formes qu’elle peut prendre aujourd’hui, elle interroge de plus en plus. La bande dessinée peut se trouver en même temps dans un musée, en librairie, en supermarché, sur internet, reproduite ou en exemplaire unique... Elle ne se limite plus exclusivement au texte et au dessin, et devient un terrain d’expérimentation pour des plasticiens, des performeurs, des vidéastes. Mais qu’induisent de tels changements ? Si les formes se multiplient, jusqu’où peuvent-elles aller ? En tant que jeune auteur de bande dessinée intéressé par l’Art, et notamment l’Art contemporain, j’ai parfois bien du mal à situer l’histoire du neuvième Art au sein d’une histoire de l’Art globale. Et la bande dessinée ayant beau se transformer, j’ai l’impression qu’elle souffre encore et toujours de certains reproches, certains lieux communs pas toujours si anecdotiques. Cette question que je pose est donc une tentative d’analyse inverse de celle usuelle. On a effectivement l’habitude d’analyser certaines bande dessinées en tant qu’œuvre d’art, et bien pour une fois, renversons la vapeur, et prenons le contre pied ! Osant espérer comme acquis le fait que la bande dessinée soit un Art, nous oserons donc parler d’œuvres d’art contemporaines comme de la bande dessinée. À travers ce métissage et ce renversement de point de vue, j’espère pouvoir vous signifier certaines interrogations que peuvent ressentir des auteurs à l’orée d’une pratique inventive, menant à reconsidérer le médium de la bande dessinée à chaque nouvelle production.

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1 : OÙ L’ON PARLE DE LICHTENSTEIN, CE QUI N’EST PAS NÉCESSAIREMENT UNE BONNE IDÉE COMME POINT DE DÉPART.

Quitte à me faire horreur, je vais commencer par parler de moi-même pour aider à présenter certaines de mes réfl exions. J’ai étudié la bande dessinée et l’illustration pendant trois ans dans une école d’arts appliqués. Pour caricaturer, on nous a appris, ou fait apprendre à travers la pratique, comment créer une illustration ou bande dessinée qui soit cohérente, qui «fonctionne» comme on dit là bas. Quelques années plus tard, j’atterris à l’eesi, école d’Art tout court, où l’on enseigne aussi la bande dessinée. Un point commun, certes, mais l’enseignement et le mode de pensée sont assez différents. J’évolue donc dans un milieu proche de l’Art contemporain que je connais peu, ou mal, et remarque une considération du médium du neuvième art très différente. Là où je trouvais parfois l’approche de la bande dessinée des écoles d’arts appliqués trop scolaire, la nouvelle conception artistique de ce que je crée depuis quelques années me déboussole complètement... Je suis arrivé dans un monde où tout peut être Art. Avec Duchamp, Cage, Warhol, tout est Art. Pourtant je ressens toujours un clivage, pas forcément néfaste, entre Art qu’on pourrait dire muséal, et neuvième Art. Tout est Art, mais la bande dessinée, c’est parfois un peu compliqué pour certains...  Pour mieux se faire comprendre on peut vais prendre un exemple. Roy Lichtenstein. J’ai une aversion aussi forte qu’un amour profond pour son œuvre. Il transpose sur toiles, entre autres, des illustrations et cases de bandes dessinées, à travers un processus d’agrandissement à la main. Il agrandit également les «défauts» d’impression, faisant de la trame d’impression sa signature. Il a ainsi participé à l’avènement du pop art, de la reconsidération de l’objet et de l’image du quotidien comme matériel artistique. C’est d’ailleurs Allan Kaprow (dont je ne connais que très peu le travail) qui lui a suggéré de poursuivre ses toiles à partir de bandes dessinées. Mais il y a donc bien une notion extrêmement importante de l’abolition entre Art et non Art.

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Le principal problème est que je ne ressens que peu de considération de sa part quant à ses matériaux de base. Ce qui m’intéresse le plus c’est lorsqu’une illustration quelconque ressemble à de l’Art Roy Lichtenstein, LAROUSSE, collection Essais et Documents, 2013

(L’ouvrage dans lequel il paraît trouve son importance par la suite.) Je ressens à travers cette citation de Lichtenstein, peut être à tort, un des symptôme encore présent dans le paysage artistique contemporain. Bien qu’il trouve dans les comics qu’il compulse l’esthétique et l’intérêt pictural qu’il veut retravailler, il ne considère en aucun cas l’illustration de base comme artistique. À la limite cela ressemble à de l’Art, et on parle bien d’une quelconque illustration. L’illustration et la bande dessinée doivent, encore et toujours, passer la barrière du musée afin de s’affranchir de l’étiquette «art appliqué». Abolition du Art et non-Art, distinction entre Art et comics ? Le temps passe entre ce paragraphe se finissant, Et le suivant, qui n’en peut plus d’attendre que vous le lisiez. Après avoir relu mon paragraphe où, du haut de ma maigre carrière artistique, je m’échauffe sur la considération qu’a Lichtenstein de l’illustration, j’ai voulu investiguer un peu autour de cette citation. Il semblerait que j’ai eu bien fait, car elle n’apparaît nulle part sur internet, aucune trace, aucune date, ni citation en langue originale. On imagine que le Larousse a voulu servir son propos un peu trop rapidement, et s’est permis une certaine liberté en portant le masque de Lichtenstein... Mea-culpa Roy.

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Pour me rattraper, une citation un peu plus sûre de Lichtenstein à propos de la bande dessinée, et de la distance qu’il met entre son travail et le neuvième art : Ce que je crée, dit-il dans un entretien, c’est de la forme, alors que les bandes dessinées n’ont pas de formes au sens que je donne à ce mot ; elles ont des contours, mais aucun effort n’est fait pour les unifier fortement. L’objectif est différent : elles cherchent à représenter ; moi, je cherche à unifier. Roy Lichtenstein, Ce que je crée, c’est de la forme. Entretiens, 1963-1997. Entretien de Gene R. Swenson, 1963,

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À travers cette citation, on souligne chez Lichtenstein une recherche de la forme, une recherche formelle dans son travail. Il s’intéresse donc à la limite des arts qu’il aborde, et ne s’intéresse que très peu à la part artistique de la bande dessinée qu’il retravaille. À la question “Peut-on faire de la bande dessinée sans le vouloir ?“, Lichtenstein se positionne clairement en dehors de la bande dessinée. Il est artiste plasticien. Il clame que «L’Art commercial n’est pas notre Art, mais notre sujet». Au moins il y Art, estimons nous heureux. Un dernier point gênant dans son œuvre, c’est qu’aucune distinction n’est faite entre les œuvres qu’il utilise pour ses tableaux. Il ne cite que très peu les auteurs dont il s’inspire, voire recopie les dessins, et mélange ainsi des géants de l’histoire des comics américains (Jack Kirby, Russ Heath...) avec des bandes dessinées romantiques peu inspirées de la fin des années cinquante. Il n’empêche que pour quelqu’un baignant dans la sphère de la bande dessinée, on peut bien lire de la bande dessinée à travers son œuvre, et considérer tout de même Lichtenstein comme une forme d’auteur de bande dessinée... Je me parais très critique à propos de son travail, pourtant, quand est fait abstraction de sa pensée ou de ses citations, je ne peux m’empêcher de trouver son travail admirable, magistral... Warhol disait qu’il voulait lui aussi travailler à partir de comics, mais qu’il a arrêté en voyant le travail de Lichtenstein. Je n’aurais peut-être être rien eu à dire si Warhol avait plus travaillé la bande dessinée.

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Heureusement il ne l’a pas fait, et m’a permis d’être odieux à propos d’un autre grand artiste à travers tout un chapitre. Et pour enfoncer le clou de ma mauvaise foi, nous pouvons clore le festival des citations par une phrase d’Art Spiegelman : Lichtenstein did no more or less for comics than Andy Warhol did for soup. Sanderson, Peter (24 Avril 2007). «Art Spiegelman Goes to College», Weekly publisher

Contrairement à Lichtenstein, en fonction du travail ou de la réfl éxion, je me pose comme artiste, auteur de bande dessinée, plasticien, graphiste, écrivain, scénariste... Cela peut paraître futile, mais ce changement de casquette me semble à la fois poreux et hermétique, surtout entre Artiste et Auteur de bande dessinée. Si j’aime mettre des choses dans des cases (ah ah), c’est parce que je pense que cela peut fondamentalement changer la manière dont on va percevoir une production.

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Produire une sculpture et déclarer qu’il s’agit de bande dessinée par exemple. La meilleure solution serait de faire abstraction de ces cases, abolition entre Art majeur et Art mineur, entre Art et non-Art. Pourtant cela pose problème. Je fais bien une distinction de différentes productions au sein du monde de la bande dessinée. J’aimerais que soit aboli concrètement la distinction Art / non-Art, mais, d’un autre côté, refuse qu’on ne fasse pas de distinction entre un chef d’œuvre du neuvième Art et une mauvaise BD. Il ne faut bien sur pas confondre exigence vis à vis d’une œuvre et le discernement qu’on peut en faire, mais il subsiste tout de même souvent cette impression de fl ou, de contradiction. Après tout, peut être que tout a déjà été aboli, et que je ne suis pas encore au courant..

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Roy Lichtenstein, Look Mickey , 1961. 122x175 cm, National Gallery of Art, Washington DC.

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Roy Lichtenstein, WHAAM! , 1963. 170x400cm, Tate Modern, Londres.

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2. OÙ L’ON PARLE D’ART POPULAIRE, DE POP-ART, DE POPULARITÉ, MAIS AUSSI DE LA LECTURE DE BANDE DESSINÉE...

ET OÙ ACCESSOIREMENT ON A DU MAL À NE PAS TROP S’ÉPARPILLER.

Lichtenstein, Pop-Art, bande dessinée, Art Populaire ?

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Dans l’ouvrage l’état de la bande dessinée : Vive la crise ? Xavier Guilbert (rédacteur en chef de Du9, site critique alternatif consacré à la bande dessinée) parle de la notion d’Art Populaire, et la confronte à la bande dessinée. Dans sa conférence qui s’intitule «Vous avez dit populaire ?», il donne donc la définition de «populaire» (celle du Petit Robert, pas du Larousse, ouf !). On constate rapidement, par des chiffres de ventes, statistiques d’achat et diagramme de cible que la bande dessinée est loin d’être un Art Populaire. En ce sens qu’il donne, la bande dessinée n’est pas dessinée par le peuple, ne s’adresse qu’à une minorité de lecteurs, etc. Il faut donc se rendre à l’évidence que la «popularité» de la bande dessinée relève largement du mythe : en définitive lue par les «jeunes de 7 à 37 ans», elle se montre à peine populaire («qui plaît au peuple, au plus grand nombre») en regard des autres pratiques culturelles, et certainement pas populaire («qui est créé, employé par le peuple et n’est guère en usage dans la bourgeoisie et parmi les gens cultivés») puisque préférée des classes supérieures et les plus instruites. L’état de la bande dessinée : Vive la crise ? Les impressions nouvelles/CIBDI, 2008

Décontextualisé, ce paragraphe peut paraître étrange et sûr de lui, mais il découle d’une analyse de chiffres de vente. Je suis d’accord avec son raisonnement, et si son exposé global ne me touche pas (car trop plein de chiffres) il reste tout à fait compréhensible et cohérent. Quand je dis que son exposé ne me touche pas, c’est qu’il pose une question qui semble très pertinente et problématique en bande dessinée, notamment en tant qu’objet artistique, mais qu’il y répond à travers un prisme qui semble lui, moins pertinent. Le fait d’être gêné par l’omniprésence des statistiques n’est donc pas anodin. En effet, il ne développe son point de vue qu’en terme d’objet commercial, ou encore de pratique culturelle. Il ne questionne pas le contenu de la bande dessinée en tant qu’Art Populaire, mais la diffusion de celle-ci.

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Je me permets donc de mettre en perspective cette question dans un champ plus artistique. Une des forces de la bande dessinée est effectivement d’être populaire. Elle ne demande que très peu de pré-requis inhérents à la BD : il faut savoir lire (et encore, pas pour les bandes dessinées muettes), connaître quelques codes de la bande dessinée (onomatopées, phylactères ou autres codes sont d’ailleurs souvent connus, car réutilisés dans d’autres champs de l’image) et c’est à peu près tout. Globalement, quelqu’un qui sait lire, et qui a déjà regardé la télévision (notion de cadrage, compréhension du hors-champs qui viennent s’ajouter) devrait être capable de lire de la bande dessinée, si l’envie lui vient. Ce n’est pas pour rien si la bande dessinée est souvent vue comme un médium destiné à la jeunesse : le passage d’une case à la suivante se fait naturellement, et même mieux, inconsciemment. On peut dire qu’on lit de la bande dessinée sans le vouloir ! Une autre force de la narration séquentielle, c’est qu’elle fait du lecteur un acteur de ce qu’il lit. Étant une hybridation entre littérature, picturalité et ce qu’il faut de découpage, elle laisse le lecteur faire le travail de synthèse.  On fait alors une association entre texte et image, entre différentes cases juxtaposées ; ou même au sein d’une même image, entre le dessin, l’action et le temps qui est supposé s’être écoulé. Le lecteur est acteur, il décide du rythme à donner au mouvement ou à la contemplation, il s’implique donc dans le récit, et ressent d’autant plus qu’il s’y implique inconsciemment. Donc si la bande dessinée ne s’adresse pas à tous comme le dit Xavier Guilbert, elle en a cependant le potentiel. Ce mécanisme de lecture, sommairement décrit, est primordial et propre à la bande dessinée. Je suis loin d’être le premier à décrypter ce mécanisme essentiel en bande dessinée, mais c’est extrêmement important pour moi de l’écrire, le mettre noir sur blanc, par mes propres mots. Mais quel rapport avec la question que l’on essaie de poser dans ce mémoire, me direz- vous ? Je pensais que cela viendrait naturellement, mais constate tristement m’en être plus éloigné qu’autre chose. Il serait plus raisonnable de clore cette partie, de garder l’idée de la bande dessinée comme art populaire, qui devrait réapparaître plus tard, et de continuer notre exploration.

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3. OÙ L’ON SE DEMANDE COMMENT ON EN ARRIVE À SE POSER DE TELLES QUESTIONS.

Je pense déjà avoir besoin de faire un point, malgré le peu de pages qui précèdent. Étant plongé continuellement dans le monde de la bande dessinée, à en lire sans cesse, à parler, dessiner, rapporter mes réfl exions à la bande dessinée, je finis par voir de la bande dessinée partout. Comme un peintre ou un photographe peut voir une peinture dans un paysage, une photographie dans un mouvement, je vois au travers du prisme de la bande dessinée. Tout ce que je vois est potentiellement de la bande dessinée. Alors, tout ce que je fais est potentiellement de la bande dessinée aussi. Cette prise de conscience de ma vision, de cette potentielle déformation, je l’ai réalisée en entrant à l’EESI. On a déjà rapidement abordé le décalage que j’ai pu ressentir à l’entrée d’une école d’Art, mais je vais y revenir. En entrant à l’EESI donc, j’ai essayé de produire des pièces artistiques, pour répondre à ce que demandais l’école (tout du moins, ce que je pensais qu’elle demandait, je sortais d’école d’arts appliqués, plus scolaire). Je ne reniais pas la bande dessinée, je voulais simplement essayer de faire autre chose. Peut-être laisser de côté la bande dessinée pour découvrir d’autres pratiques, moyens d’expressions. Mais avec ma vision, tout ce que je produisais restait de la bande dessinée. Ce n’était pas qu’une question de médium. Changer de support, de technique ne transformait pas mon travail pour autant. Il y avait cette impression d’être à côté de la plaque, de continuer à produire de la bande dessinée. Que ce soit sculptural, vidéo, sonore, c’était toujours de la bande dessinée. Ce décalage découlait de la vision que j’avais de mon propre travail. Une idée d’illégitimité de ce que je créais au sein d’une institution artistique. J’avais le sentiment d’une imposture. Cependant, j’ai eu la chance de pouvoir discuter de cette production, et ce avec des gens ayant une pratique artistique similaire. Aussi la chance de découvrir le travail de certains artistes ou auteurs dans une situation analogue. J’avais l’impression d’être à côté de la plaque, et j’ai rapidement compris que c’était l’inverse. Mieux, dans une école d’art -qui enseigne la bande dessinée-, j’avais la chance de pouvoir placer cette plaque où je voulais. Il était possible de situer ma réfl exion là où cela me semblait le plus pertinent.

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Il est alors possible de questionner tour à tour la bande dessinée, l’Art contemporain, la relation de l’un à l’autre, et ce dans n’importe quel sens qui soit, tant que cela est judicieux. On peut aussi tout simplement choisir de ne pas s’inquiéter de tel ou tel champ artistique, et de considérer cette production autrement. Dans le cas d’une bande dessinée plus classique, on estime alors que certaines porosités n’ont plus lieux d’être. Plus de problème d’imposture. Quoi que je produise a trait, de près ou de loin à la bande dessinée ? Quoi que je fasse est de la bande dessinée, même sans le vouloir ? Et bien ? Tant mieux ! C’est ce que j’aime faire ! C’est une richesse que de pouvoir transposer des questions au travers de champs artistiques voisins, et d’observer comment résonne des problématiques inhabituelles. Cela a été un énorme soulagement que de prendre conscience de cela. Vous avez donc compris où tout cela mène, que je faisais de la bande dessinée sans le vouloir. Sûrement par nécessité, par besoin de créer. Et la pratique que je maîtrise le mieux, la plus naturelle, celle dans laquelle je me sens le plus à l’aise et épanoui, est celle de la bande dessinée. Mais en assimilant cet embryon de pensée, on en vient à déployer ce questionnement à tous les possibles qu’il offre. Je me suis alors mis à réfl échir au travail de différents artistes qui semblaient présenter des points communs plus ou moins évidents avec la bande dessinée. On ne peut alors plus faire autrement que de poser la question «peut-on faire de la bande dessinée sans le vouloir ?» en regard de ces artistes et de leur travail. Alors, vraiment, peut-on faire de la bande dessinée sans le vouloir ? Et surtout, qu’est-ce que cela implique et signifie ? C’est plus clair maintenant. Au moins pour moi. La peur d’écrire les pages qui devraient suivre se dissipe. Alors continuons.

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Aujourd’hui, notre Culture occidentale souffre toujours de ce réflexe scolaire de catégorisation. Le touche-à-tout est suspect, on le soupçonne de se diversifier par insuffisance dans sa voie de départ, voire d’être médiocre en tous domaines. J-C Menu, La bande dessinée et son double p.416, l’Association.


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3 BIS. OÙ L’ON RETOURNE AUX SOURCES, ET OÙ L’ON S’EXPLIQUE POURQUOI L’ANALYSE DE BANDE DESSINÉE PEUT POSER PROBLÈME.

OÙ L’ON EXPLIQUE D’UN POINT DE VUE EXTÉRIEUR CE QUE L’ON VIENT DE DIRE, D’OÙ LE BIS REPETITA.

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Il faut du temps pour se mettre en route, et on parle peu d’œuvres ou d’artistes pour l’instant. Cela devrait arriver dès la partie suivante. Mais c’est vous le lecteur, le maître du défilement des pages. Vous pouvez lire en diagonale ou sauter jusqu’à une autre partie si vous le désirez. Personne n’en saura rien, et nul ne vous le reprochera, promis. Si la bande dessinée existe aujourd’hui, c’est qu’il a fallut un beau jour l’inventer. Ou bien, si l’on faisait de la bande dessinée de manière instinctive, sans le savoir, (on parle beaucoup de bas-reliefs hiéroglyphiques, de peintures rupestres, de frises et tapisseries diverses comme ancêtres de la bande dessinée) il a bien fallu décider d’y apposer le terme de bande dessinée, être conscient de l’hybridation que l’on mettait en place.

Ces dernières années, il est question de Rodolphe Töpffer (1799 - 1846, écrivain, dessinateur et pédagogue Suisse) comme inventeur de la bande dessinée. Le terme n’est pas nécessairement exact, mais légitime, dans le sens où Töpffer fut le premier à théoriser la pratique qu’il mettait peu à peu en place. Cette conscience primordiale de son acte en fait donc un des grands fondateurs du neuvième Art. Le premier à savoir qu’il faisait de la bande dessinée. Mais nous venons d’évoquer des formes plus ancestrales d’art séquentiel ! Ce qui a pu être fait avant n’est pas, n’est plus de la bande dessinée alors ? Depuis les années 1980, dans l’étude d’une histoire et d’une éventuelle chronologie du neuvième Art, plusieurs théoriciens s’opposent quant à une définition de la bande dessinée. L’une place la narration au cœur du procédé, réfutant ainsi de nombreux ouvrages plus poétiques, plus libres ou artistiques, en marge de ce qu’on peut appeler bande dessinée classique. L’autre parle d’infra-narrativité, et privilégie le concept d’hybridation picturalité-texte. (L’infra-narrativité consiste à mettre en rapport l’image et le texte, parfois au sein d’une seule et même image, comme principe de narration). Ce sens plus large englobe des œuvres comme étant des bandes

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dessinées, mais relègue au rang de storyboard sans intérêt certains ouvrages estimés trop narratifs, trop séquencés. D’autres encore estiment que la bande dessinée n’a pas pu exister avant l’invention de l’imprimerie, que cela fait partie intrinsèque de sa création. Je ne tiens pas particulièrement à ajouter mon point de vue, mais à souligner les problèmes que cela soulève. La délimitation d’un terrain permettant de juger des oeuvres comme étant ou n’étant pas de la bande dessinée me gène dans ce cadre de réfl exion. Comme expliqué dans la partie précédente, je tiens à englober tout ce qui me paraît cohérent avec mon sujet. Il est question de la bande dessinée la plus large possible, pour le meilleur comme pour le pire. Je tiens tout de même à préciser que je ne pourrais donc pas parler de tout, et ce pour plusieurs raisons. Déjà par manque de temps. Ensuite parce qu’il sera question de subjectivité, pour émettre un avis le plus pertinent possible. De plus, je ne prétends pas connaître tout de la bande dessinée. Il faut ajouter que je ne cherche pas à usurper le rôle d’un théoricien, mais à présenter le point de vue d’un apprenti auteur. Tout comme les mathématiques, il faut se mettre d’accord sur un plan, un système à partir duquel étudier, c’est chose faite maintenant. Comme promis on va pouvoir y aller maintenant, entrons dans le vif du sujet.

Planche 13 du livre Histoire de Monsieur Cryptogame par Rodolphe Töpffer (1830)

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4. OÙ L’ON PARLE DE RUPPERT & MULOT, PARCE QUE C’EST PARFAIT POUR COMMENCER.

Ruppert et Mulot est un duo d’auteurs de bande dessinée travaillant ensemble, tant au niveau du dessin que dans l’écriture des scénarios. Ce duo est issu de l’école des beaux arts de Dijon. Ils ont choisi d’emprunter la voie de la bande dessinée car cela représentait pour eux, en plus des affinités qu’ils ont avec la narration, le moyen d’expression le plus large et malléable par rapport à leurs envies. Ils ont une persistance à questionner le médium et le lecteur à travers leurs productions. Dans leurs bandes dessinées, le lecteur est ainsi invité à plier les pages, les déchirer, les enrouler, s’en fabriquer un masque, loucher, afin d’accéder à la totalité de leur livre. On peut citer Un panier de singe, Un cadeau, Le Royaume, tous les trois parus chez L’Association. Il ne s’agit pas d’une destruction ou d’une désacralisation du livre, mais d’un réel questionnement du potentiel offert par la forme imprimée. Leur connaissance de l’art contemporain leur permet également certains mélanges entre BD et performance par exemple. Pendant une séance de dédicaces ils ont retranscris le dialogue qu’ils avaient avec le public sous forme de bande dessinée, en le mettant en scène et en le déformant à travers le dessin. Une bande dessinée en direct, un happening séquentiel. Autre exemple, ils se sont amusés à ajouter une notion de personnage dans des œuvres faisant référence à Joseph Kosuth (one and three chairs), pour y apporter une dimension narrative. Une chaise, dossier perpendiculaire au mur, sur laquelle est posé un projecteur de diapositives. Les projections alternent entre un dessin de chaise, et un dessin de personne mise en scène sur cette même chaise. Ce savoir multiple du monde de l’art ET du monde de la bande dessinée leur permet sûrement de produire plus sereinement. Là où d’autres auteurs de bandes dessinées seraient frileux, voire rebutés par une sphère qu’ils estiment peu ou mal connaître (souvent lié à une peur d’un jugement, d’une illégitimité), Ruppert et Mulot ne sont pas effrayés par cette production à la lisière des deux terrains. Ayant un pied dans chaque pratique, il est logique que leurs expositions se situent sur cette frontière. Car le duo se fait aussi scénographe de son travail, artiste exposant dans des galeries, musées et festivals de bande dessinée.

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En 2013, ils étaient exposés au festival de bande dessinée de Colomiers. Nous allons principalement parler de cette exposition dans les lignes qui suivent, et rapporter certaines de leurs paroles en lien avec celle-ci. L’exposition était composée de dessins, planches, installations participatives, sculptures et projections vidéos. Le visiteur était invité à parcourir les œuvres selon un certain ordre, comme si il passait d’une case à l’autre. L’ellipse n’est plus entre les cases (appelé blanc inter-iconique en bande dessinée), mais dans le parcours d’une pièce à une autre. Une des installations mises en place demandait au visiteur d’endosser le rôle du personnage de bande dessinée. Divisée en trois parties, l’installation propose implicitement au spectateur de prendre en photo, avec un smartphone par exemple, la suite de 3 scènettes incarnée par d’autres visiteurs. La bande dessinée se crée une fois les photographies prises et compulsées à la suite. Trois espaces initialement voisins mais distincts se confondent en un seul dans la séquence qui apparaît sur l’écran. L’action prend vie dans la séquence (cf doc iconographique). Encore mieux, la bande dessinée qui vient d’être créée accompagne le visiteur jusque dans sa poche. Il emporte avec lui la bande dessinée qu’il vient de produire. Une œuvre populaire s’il en est !  Extrait d’interview du duo par Agathe Guilhem, à propos de l’exposition à Colomiers :

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Vos expositions n’exposent en réalité que très peu de BD, pourquoi ? Ruppert et Mulot : Au contraire, nos expositions n’exposent que de la BD ! C’est juste qu’on utilise des moyens différents que ceux proposés par le livre, en exploitant d’autres voies. Mais on manipule toujours de la narration. Nous exposons des dessins, des sculptures, des installations interactives, des projections vidéos et des diapositives. Nos scénographies poussent le lecteur à lire, pièce après pièce, une histoire, tout en y injectant sa propre notion de personnage. C’est de la bande dessinée pur jus ! [...]

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Qu’est-ce qui vous plaît, dans la bande dessinée ? R & M : La liberté de ton. Le fait que ça soit un art bâtard coincé entre la littérature et les arts plastiques qui emprunte son vocabulaire à celui du cinéma et du théâtre: jeu d’acteur, plan large, zoom sur un visage, lumière sur une façade d’immeuble, etc. Nous aimons travailler sur des images arrêtées. Du coup, on est constamment en train de se poser des questions sur le mouvement.

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Deux points sur lesquels j’aimerais rebondir à la suite de cet extrait d’interview. Outre le fait qu’ils résument en peu de mots ce qui a pu être dit dans cette partie ou dans les précédentes, ils utilisent quelques expressions qui semblent judicieuses. Il y a la notion d’art bâtard coincé entre la littérature et les arts plastiques qui emprunte son vocabulaire à celui du cinéma et du théâtre (...). Le sens de bâtard est convoqué ici au sens d’hybridation, dont nous avons déjà parlé. Ils y apposent l’adjectif coincé, qui résonne pour moi comme une ouverture. Si elle est coincée, la bande dessinée ne demande qu’à sortir, à déborder, à exploser, se déployer de par la richesse du vocabulaire qu’elle emprunte ! De par sa bâtardise, elle peut tout se permettre, s’enrichir et enrichir les domaines qu’elle côtoie. Un art bâtard (illégitime ?) craint peut-être moins le métissage qu’une pratique encore propre sur elle, qui tient à conserver son prestige. Si tant est que cette pureté originelle existe encore, quel que soit le domaine artistique qui... Bref, la notion de coincée me paraît d’autant plus juste qu’elle est antinomique avec l’exposition qu’ils présentent. Deuxième point que je trouve formidable, c’est le déplacement qu’ils font de leur travail. L’interviewer remarque que la BD est peu présente dans leur exposition. Il est bien sûr question de bande dessinée formelle, mais Ruppert et Mulot affirment qu’il s’agit bien de bande dessinée, quelque soit la forme qu’elle prenne. Ils ont estimé (de mon point de vue, à juste titre) que la forme de la planche n’avait pas lieu d’être dans une exposition. Ils ont tout de même réussi à en exposer, bien que cela puisse être moins évident aux yeux de certains. Il est important d’exposer la bande dessinée d’une autre manière qu’en encadrant une planche au mur... Cela rejoint ce que l’on a pu dire concernant la lecture de la bande dessinée, le lecteur-acteur etc. L’accrochage d’une planche de bande dessinée peut poser problème de par sa nature, puisqu’elle n’est pas destinée à être isolée, affichée, accrochée. Cette problématique fait irruption plus tôt que prévu, mais émerge dans une suite logique. Nouvelle partie donc. Ah, et merci Ruppert, merci Mulot.

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Extraits de dĂŠdicaces/performances de Ruppert et Mulot, 2006

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Exposition Ruppert et Mulot du Festival 2013 de Colomiers (1,2 et 3) Un Cadeau, paru chez l’Association, 2013 (4) 33


Pliage, extrait de Le Royaume paru chez l’Association, 2011

Phenakistiscopes, extraits de Panier de singe, l’Association, 2006

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5. OÙ L’ON PARLE DE LA BANDE DESSINÉE EXPOSÉE, DE SON ACCROCHAGE ET DES ACCROCS QUI EN RÉSULTENT.

On a parlé de la magie de la lecture en bande dessinée, et de la place et rôle du lecteur-acteur dans ce processus. En prenant ce que j’appellerais le «niveau zéro» de l’exposition de bande dessinée, on se retrouverait dans une pièce, un white cube, où des planches originales (destinées à une future impression) seraient accrochées aux murs ou sur des panneaux. La lecture de la bande dessinée est rompue par un tel système. Celui qui assiste à ce type d’accrochage n’est plus lecteur, mais spectateur. Il peut au mieux contempler, découvrir des finesses, des étapes de création, mais ne pourra jamais lire. Le lien privilégié et primordial que l’auteur met en place avec le lecteur à travers l’impression, la reproduction de sa bande dessinée, lui permettant d’accéder à la totalité et l’intimité de son œuvre, est transgressée. Le lien est rompu. Le simple fait de l’accrocher dans un musée, où le visiteur n’est plus nécessairement seul, et où les œuvres peuvent être nombreuses, change le rapport de temps et donc de lecture. Prenons pour exemple une exposition de Tardi à Cherbourg en 2013, pour la biennale du 9e Art. Un premier étage exposait de grands dessins et de très grandes sérigraphies. L’étage suivant exposait l’intégralité des planches de Le secret de l’étrangleur. Le musée était peu fréquenté, laissant le temps au visiteur de lire les planches. Planches présentées sur des lutrins, plutôt qu’accrochées au mur, chose assez rare pour le signaler. Malgré toutes ces conditions, je n’ai quasiment aucun souvenir de l’histoire que j’ai lu dans cette exposition. Je me rappelle bien des sérigraphies et grands formats, garde en tête quelques détails spécifiques des originaux (des corrections, repentirs, ou traces de crayonnés) mais suis incapable de me rappeler de l’intrigue. Toujours avec Tardi, l’exposition au musée de la bande dessinée d’Angoulême présentait en 2014 l’ensemble de Putain de guerre. Même constat, quelques bribes de composition, des réminiscences de cases, mais aucun souvenir de l’histoire. Pire, aucun souvenir d’avoir été transporté dans une lecture, mais bien celui d’avoir été spectateur. Cela venait du fait d’être derrière, de l’autre côté de la vitre, de la planche encadrée. Ce malgré des essais de scénographies supposés mieux immerger le visiteur. Je ne place pas le spectateur comme inférieur au lecteur, mais questionne le problème de la transposition d’un matériau à un lieu, sans que cela soit prévu initialement.

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Avec l’accrochage, plus de narration, exit la lecture, place au sacro-saint original, qui de part sa rareté devrait justifier sa valeur aux yeux du public. Ce n’est pas là une intention de fustiger l’exposition de planches, ne serait-ce que par curiosité de l’objet à l’origine de la reproduction, ou pour l’émotion que peut susciter le dessin. Simplement, l’accrochage au mur, encore plus au mur d’un musée me paraît peu adéquat pour des planches. Ces pièces ne sont pas destinées à un tel dispositif, elles souffrent de la comparaison logique que l’on peut faire avec des pièces artistiques plus enclines à cette scénographie. Déjà la première exposition muséale de bande dessinée (au sens historique, fin des années 60 aux Arts Décoratifs de Paris donc) avait la grande ambition de porter la bande dessinée au rang de beaux arts en n’exposant même pas des planches, mais des agrandissements géants de cases extraites de planches. Pas d’ensemble narratif, pas la trace d’un ensemble narratif ! Cette exposition est la preuve d’une noble envie, mais résolue de manière brutale et peu efficace, car encore jamais confrontée concrètement au dispositif d’accrochage du musée. Pour en revenir à l’exemple précédent, celui de Ruppert et Mulot, je peux maintenant mieux expliquer mon admiration quant à la justesse de leurs travaux et de leurs expositions. Peut-être y a-t-il une manière d’exposer de manière juste, valorisante et surtout intéressante des planches de bande dessinée ? Mais face aux nombreux échecs que le neuvième art a pu connaître en terme d’accrochages, ils préfèrent chercher de nouvelles échappées à ce problème. Et ce qu’ils exposent a beau prendre une forme différente d’une bande dessinée papier, elle n’en reste pas moins bande dessinée.

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6. OÙ L’ON SE POSE LA GRANDE QUESTION DE L’ART, DE L’ŒUVRE, ET DE LA BANDE DESSINÉE.

On questionne dans ce mémoire la bande dessinée et l’Art, principalement l’Art contemporain, sans jamais les définir. C’est intentionnel. Cela a été dit, donner une définition de la bande dessinée dans un écrit où l’on essaie d’élargir des frontières, de transgresser certains a priori parait une entreprise trop réductrice, et surtout contradictoire. Concernant la question d’une définition de l’Art, je ne m’essayerais pas à un exercice aussi périlleux. D’autant plus que cette impossibilité de la définition, cette mouvance constante de la production artistique fait, selon moi, partie d’une force majeure de l’Art. Si, de par une conception logiquement personnelle de l’Art, ce qui est énoncé ici semble étrange ou faux à quelqu’un, j’ose espérer que cela impliquera un dialogue, plutôt une fermeture. Malgré tout, il semble nécessaire de faire la différence entre Art et œuvre d’art. Car cette distinction est d’autant plus complexe en bande dessinée. En effet, la bande dessinée est Art, souhaitons que ce ne soit plus à prouver. Cependant toutes les bandes dessinées ne sont pas forcément œuvre d’art. Comme toutes les peintures qui ne sont pas des chefs-d’œuvre. Et même dans un album de bande dessinée considéré comme œuvre d’art, tous les dessins, ou toutes les cases ou planches ne sont pas nécessairement des œuvres d’art. À l’inverse, dans certains albums jugés moins artistiques, on pourra trouver par exemple des cadrages, des dialogues, des compositions relevant de l’œuvre d’art. Ces quelques exemples, liés à la division d’un ouvrage, rejoignent mes dires quant à la difficulté d’appréhender une analyse de bande dessinée comme objet artistique. On peut bien sûr tout diviser infiniment, sans que cela ait du sens, mais la bande dessinée pose parfois problème de par sa multiplicité.

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Un exemple permettrait de mieux comprendre les tenants et aboutissants de ces questions. Il s’agit de Jean Ache (Jean Huet de son vrai nom, 19231985) auteur de bande dessinée. Dans les années 70, il publiera dans le magazine Pilote des pages intitulées Musée Pilote. Il détourne à travers ces pages des chefs-d’œuvre de la peinture en bande dessinée. Il réalise des portraits de personnages du magazine à la manière de grand peintres (Lucky Luke selon Chagall, Modigliani, Picasso...). Dans les détournements, il réalise également une série de pages racontant en une planche (suivant toujours le même découpage) l’histoire du petit chaperon rouge, toujours «à la manière de». Réalisées à la peinture (sa grande passion), il imite à la perfection des styles variés, allant du Douanier Rousseau à Mondrian ! Derrière le génie et l’humour de ces productions atypiques, vient une constatation qui fait un lien direct avec les affirmations auparavant énumérées. Malgré son envie d’imiter à travers chaque case un tableau ou style de grands maîtres, on constate rapidement qu’aucune de ces cases, individuellement, ne fait la maestria de la planche. Non pas qu’elles se parasitent entre elles, mais l’agencement en un gaufrier classique fait que l’on oublie le potentiel chef-d’œuvre qui se cache derrière chaque image. On passe d’une case à l’autre à une vitesse folle. On lit. Toute l’habileté conceptuelle de ces planches réside dans le fait qu’il emprunte à des évidences de la peinture, que tout le monde connaît et a assimilé. Une fois la planche lue, on réexamine ce qu’il vient de se dérouler devant nos yeux. On s’imagine assez mal parcourir une galerie présentant 9 ou 10 toiles de ces grands de la peinture au pas de course, à la vitesse où nous venons de lire une planche de 9 ou 10 cases Cela m’amène à une autre réfl exion qui m’a poussé à choisir ce sujet de mémoire. J’adore découvrir des artistes à travers leurs travaux dans des musées. Les monographies d’artistes majeurs, dont j’ignorais encore royalement ne seraitce que l’existence, me font bondir de joie. Comme si il y avait l’impression de découvrir un nouvel ami, un semblable qui vous fait rentrer chez lui. On découvre sa manière de penser, ses expérimentations, avec un peu de chance on en apprend un peu sur sa vie. On découvre parfois qu’on a des amis en communs. - Oh tiens, il a fréquenté untel ! - C’est drôle, ça me rappelle un peu machin. - Mais oui, c’était un ami de tel autre, je me disais bien qu’il y avait quelque chose...

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Les œuvres que l’on voit sont autant de parcelles d’une vie artistique. Des fragments de recherches, l’évolution d’un travail, d’une passion. Des tableaux par exemple. Des rectangles. Des rectangles portant en eux une infime particule de toute une vie, de tout un être. Des rectangles narratifs. Des cases. Autant de cases qui composent la planche d’une bande dessinée. Autant de pages éparses à travers différentes expositions. Autant d’albums dans chaque musée. Ils écrivent une bande dessinée à mes yeux. De manière plus ou moins évidente. Très fier de cette idée, je me suis dit qu’il était aussi possible, dans cette continuité de voir de la bande dessinée partout, de faire des associations entre différents tableaux au sein d’une même exposition. S’approprier une narration, une séquentialité dans la scénographie. Je pensais avoir une idée un peu novatrice. Loin de là, et tant mieux. Ce serait triste pour tout le monde, les artistes, les curators, les scénographes mais aussi les spectateurs, que l’on en prenne conscience que maintenant. Un exemple fl agrant apparaît dans une interview de Jan Voss.

Jean Ache, À la manière de... Musée Pilote, 1973-1974

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Le petit chaperon rouge

Jean Ache, À la manière de... Musée Pilote, 1973-1974

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Jean Ache, À la manière de... Musée Pilote, 1973-1974

Le petit chaperon rouge


Le petit chaperon rouge

Jean Ache, À la manière de... Musée Pilote, 1973-1974

Jean de la Fontaine

Jean Ache, Musée Pilote, 1973-1974

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7. OÙ L’ON PARLE DE JAN VOSS, DONT ON AIMERAIT ENCORE MIEUX CONNAÎTRE LE TRAVAIL AVANT D’EN PARLER, MAIS MAINTENANT C’EST DIT, TROP TARD.

Jan Voss est un artiste peintre et sculpteur allemand, né en 1936, et ayant appartenu au mouvement de la figuration narrative.

«

Extrait de L’éprouvette 3, chez l’Association, 2007, p 216 : -Christian Rosset : ce qui pourrait créer un lien entre d’un côté une certaine bande dessinée et de l’autre la peinture, c’est l’idée de tracer à la main de l’écriture qui ne soit pas liée à un sens précis. -Jan Voss : Maintenant il y a beaucoup de bandes dessinées qui n’ont pas besoin d’écriture, qui n’ont même pas besoin des cases, qui peuvent se libérer de tout, de la temporalité de la lecture, et qui se regardent comme des tableaux, dans leur totalité. Chez moi, c’est toujours resté, le fait qu’il n’y ait pas une seule façon de lire le tableau. Il n’y a pas toujours de centre. [...]

«

- Autre question en relation avec la bande dessinée. Quand tu fais une série de peinture, le fait d’accrocher plusieurs toiles dans le même espace, est-ce que ça rejoint le principe de la bande dessinée où il n’y a pas qu’une seule image, il doit y en avoir plusieurs. - J’ai fait des tableaux qui sont composés de plusieurs rectangles. En général il y en a 49 (7x7). Et puis j’aime bien disposer trois ou quatre de ces tableaux de même format côte à côte. Ça fait un peu comme des pages d’un très grand livre dans les rectangles, il n’y a pas une histoire, vraiment. Il y a des signes plutôt. Quitte à faire court, on préférera laisser ces belles paroles s’épanouir, et résonner avec ce qui a déjà été dit. D’autant plus que cela faisait longtemps que je n’avais pas lu cette interview, et suis étonné des similitudes de tournures de phrases que l’on a pu avoir précédemment...

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On peut cependant présenter brièvement le travail et parcours de Jan Voss. Arrivé en France dans les années 60, il est rapidement associé au noyau de création de la figuration narrative. La figuration narrative a un rapport intéressant avec les sujets qui se déploient ici. Il s’agit d’une forme de réaction et de création française voulant se démarquer du Pop Art américain, jugé trop formel, et s’opposant à l’abstraction, jugé de plus en plus conformiste. Une formule extraite de la même interview est explicite, il y est décrit La grisaille pâteuse de l’abstraction officielle ou les dérives gâteuses du surréalisme de l’époque. Ce mouvement vient s’inscrire comme une transformation de la nouvelle figuration, instituée une dizaine d’années auparavant, sous une forme plus engagée politiquement et socialement. Nous concernant, la bande dessinée est une des références citées comme étant source d’infl uence. On retrouve d’ailleurs dans ce mouvement des artistes comme Erró, dont le neuvième art est la base du travail. Un petit extrait (1964-65) de Gérald Gassiot Talabot, critique d’art désigné comme celui ayant théorisé le mouvement de figuration narrative : « Est narrative toute œuvre plastique qui se réfère à une représentation figurée dans la durée, par son écriture et sa composition, sans qu’il y ait toujours à proprement parler de récit. ». Il est question aussi de narration dans l’accrochage, comme par exemple le polyptyque. Jan Voss se démarque ensuite du mouvement pour trouver sa propre voie, et ajoute de plus en plus de matérialité à ses compositions, avec des collages, du papiers, des dessins, du bois, des objets... Il navigue avec ce rapport de la ligne au dessin, de la couleur avec le volume de la toile, de la séquence et de la symbolique désordonnée qu’il met en place. J’apprécie particulièrement son travail depuis les années 90 jusqu’à aujourd’hui. Sa pratique de la peinture est impressionnante de par la liberté qu’il se donne, tout en restant homogène. À la lisière du dessin et du graphisme... Plus que de la figuration narrative, on est face à de la narration libre. On comprend qu’une séquence se met en place en une seule image, divisible en une multitude d’autres images. On peut interpréter librement celle-ci, sans qu’il soit gênant de ne pas accéder à la même vision que celle de l’artiste. C’est justement ce qu’il recherche. Ses compositions sont impressionnantes et évoquent une forme de bande dessinée instinctive, un appel à la narration, une séquence brute et pourtant très personnelle en tant que spectateur.

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Jan Voss Figurant CLXXXIX, 2008, 133 x 98 cm x 10 cm Galerie Boisérée

Jan Voss Sans titre, 1978, 190 x 280 cm

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Ces œuvres sont des reproductions giclées sur papier, choisies dû au manque d’image de bonne qualité.

Jan Voss Komposition, 51x60cm, galerie F, Allemagne

Les formats de Jan Voss sont généralement plus grand (souvent 150 cm par 200 cm)

Jan Voss Komposition, 61x53cm, galerie F, Allemagne

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8. OÙ L’ON PARLE DE LA TENTATIVE D’EXPOSITION / BANDE DESSINÉE PROCESSION, AU CAPC DE BORDEAUX.

Dans l’enchaînement du musée comme planche de bande dessinée, il nous faut parler de l’exposition Procession qui a pris lieu au CAPC de Bordeaux, du 5 mars au 16 novembre 2014. Cette exposition, sous-intitulée Une histoire dans l’exposition, prenait comme commissaire Julie Maroh, auteure de bande dessinée (sûrement suite au succès du film La vie d’Adèle, adaptation de son roman graphique Le bleu est une couleur chaude) aidée d’une amie, Maya Mihindou, illustratrice et auteure également. Un extrait du livret présentant l’exposition et ses intentions :

«

Julie Maroh s’est emparée de ce projet à bras-le-corps, disséquant le millier d’œuvres de la collection pour en extraire un corpus fidèle à ses aspirations et à une trame narrative qu’elle souhaitait soumettre à l’entendement des visiteurs. Chaque œuvre, en effet, s’inscrit dans une histoire scénarisée en cinq actes illustrant la question du conflit. Cette problématique est traitée selon l’auteure à la manière d’un roman graphique décliné dans les trois dimensions de la galerie, les cimaises du musée devenant des planches de bande dessinée. Œuvres «prises en otage», textes et dessins viennent infiltrer l’espace académique de l’accrochage afin de surprendre le spectateur dans sa déambulation. Les œuvres présentées étaient donc des pièces de la collection permanente du musée de Bordeaux. Les deux commissaires ont essayé de mettre en place un parcours plus ou moins scénarisé à travers leurs choix et leurs interventions dans l’accrochage. Elles ont en effet dessiné directement sur les murs du musée, entre les œuvres, parfois comme un prolongement de la pièce présentée, ou comme une réponse à celles-ci. Aucun cartel n’est présent dans l’exposition, à priori pour faciliter le passage d’une œuvre à l’autre, fl uidifier la narration du circuit. J’étais enchanté de voir une exposition ayant cette envie de transposition, de transgression des médiums en connaissance de causes, et sûrement de conséquences ! Quelle idée admirable de faire de toutes ces œuvres des parties d’une bande dessinée, d’une narration ! Et quelle force cela doit avoir, toutes ces œuvres en tant que «case» !

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Mon constat de l’exposition n’est pas aussi enchanté. Il s’agissait d’une très bonne exposition d’art contemporain, avec des œuvres remarquables, variées. Mais en tant que bande dessinée, le verdict est beaucoup plus mitigé... Je pense que la considération de cette exposition comme roman graphique ne vient pas des commissaires, mais plutôt de l’institution à l’initiative de ce projet. Le CAPC voulait sûrement souligner la singularité des partis pris de Julie Maroh, quitte à le trahir, juste un peu. Effectivement, il se déroulait le processus inverse de celui dont nous parlions avec les planches de Jean Ache. Ici les cases, les œuvres présentées étaient si fortes et si indépendantes de par cette puissance, qu’elles ne tenaient pas ensemble. Elles n’étaient pas cohérentes, comme corpus de narration. Les œuvres débordaient de la case en quelque sorte. Comme si la supposée page de bande dessinée était trop petite pour tout accueillir. De même, les interventions de Julie Maroh et Maya Minhindou faisaient souvent pâle figure face aux œuvres. L’idée d’une intervention éphémère, faisant corps avec les murs du musée, et donc vouée à disparaître une fois l’exposition terminée était très bonne, mais me semblait parfois un peu maladroite. Certaines interventions paraissaient même dénaturer les œuvres auxquelles elles faisaient référence. Si l’on devait comparer cela à de la bande dessinée plus classique, on verrait une sorte de cadavre exquis abstrait, au contenu extrêmement virtuose, mais ne laissant aucune place aux autres participants. On ne lit plus, on s’amuse du hasard qui a opéré le choix des séquences, pour finalement ne pas tellement lui donner de sens... Il est probable que le musée ait rapporté l’originalité de la scénographie, intrinsèque au travail d’auteure de Julie Maroh, comme étant de la bande dessinée, alors que ce n’était peut-être pas son propos. À dire vrai je me suis plus perdu à chercher un lien narratif entre les œuvres que vraiment plongé dans les pièces. J’ai peut-être trop attendu de cette exposition, et ai sûrement été déçu de voir que cette «histoire dans l’exposition» était plus un effet d’annonce pour présenter les commissaires choisis, qu’un réel parti pris. Pourtant il existe bien des exemples de pièces artistiques pouvant êtres comparées à des bandes dessinées en trois dimensions, pouvant faire de la galerie du musée un potentiel album !

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Anne Marie Jugnet J’ai peur, 150x190 cm, CAPC Bordeaux Intervention in-situ de Julie Maroh

Chohreh Feyzdjou (Sans titre), 64x45 cm, CAPC Bordeaux Intervention in-situ de Julie Maroh

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Ă€ Droite La maison, Jean Pierre Raynaud, 1969-1993. Intervention in-situ de Julie Maroh et Mayah Mihindou

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9. OÙ L’ON PARLE D’ARTISTES DONT ON TROUVE LE TRAVAIL INCROYABLE. (ET EN RAPPORT AVEC LE SUJET, C’EST MAGNIFIQUE)

Jan Voss a été cité précédemment, principalement pour l’extrait d’interview pertinent, ainsi que l’intérêt du mouvement de la Figuration Narrative. Nous n’allons maintenant pas parler d’un artiste en particulier, mais en citer plusieurs, toujours en corrélation avec la fameuse question de savoir si l’on peut faire de la bande dessinée sans le vouloir... Inévitablement des artistes faisant aussi lien avec le rapport musée / bande dessinée. A. ÖYVIND FAHLSTRÖM, L’AMOUREUX DE LA BANDE DESSINÉE. Öyvind Fahlström (1928-1976) est une peintre, sculpteur, écrivain et poète suédois. Son œuvre prend de nombreuses formes. Il a été très infl uencé par le surréalisme et a très tôt voulu créer des pièces regroupant différents moyens d’expression, comme la peinture, le collage, la sculpture, mais aussi le journalisme, la poésie, le théâtre, tout en faisant de son travail une critique sociale et politique en priorité ! Si on s’intéresse à son travail, c’est qu’il a rapidement répéré certains codes de la bande dessinée qu’il a assimilé, déformé et réutilisé. Il voyait dans la bande dessinée un moyen d’expression très riche, hybride et pouvant prendre position. C’est d’ailleurs un très grand admirateur de Crumb (dessinateur américain underground, né en 1943)*, et particulièrement de sa manière de dépeindre crûment une Amérique névrosée, frustrée, en jouant sur les codes des stéréotypes, de personnages types d’une société. Fahlström a produit notamment des peintures/sculptures mobiles, reprenant le vocabulaire de la bande dessinée, et laissant libre le spectateur de modifier, de composer les éléments qu’il a à sa disposition. On a ainsi The Cold War (1963-1965) qui, en ajustant les différentes pièces métalliques (fragments de comics et illustrés) sur une toile, donnera différentes interprétations de l’infl uence d’un bloc politique sur l’autre. D’autres pièces sont plus évidentes quant à l’importance de la bande dessinée sur son travail.

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On peut citer Performing K.K. No.3; Sitting; Sitting... six months later (version A). Ces tableaux inhabituels jouent de la composition de la bande dessinée, pour en arriver à une abstraction. De même, le spectateur peut déplacer des élément afin de modifier cette composition et juger lui-même du sens et de l’importance des éléments présents. Plus tard, et encore plus politique, il dessinera des cartes du monde extrêmement détaillées. Il accumulera pendant des années des informations, des faits, des chiffres, liés à l’économie, à la politique, à l’avancée technologique, qu’il retranscrira sur ces cartes. Ces grandes cartes (environ 80 par 100 cm) emploient elles aussi, non seulement du vocabulaire, mais des mécaniques de bande dessinée. Enfin, et c’est l’exemple que j’avais en tête initialement, mais ne pouvais pas m’empêcher de parler de ces quelques pièces que j’estime grandement, il y a Dr Schweitzer’s last mission (1964-1965). Dans cette installation, il mélange la sculpture, le texte, la bande dessinée, le mouvement, l’interaction, le théâtre, tous les moyens dont il dispose pour donner lieu à une narration hors norme.

* «

Ce que je trouve fabuleux dans son travail, c’est qu’il ne fait pas seulement référence à la bande dessinée, mais qu’il y emprunte des mécaniques. Le découpage, la séquentialité, la narration, la fiction. Les comics ne sont pas des citations, mais bien un matériau de base à ses propositions. Il faut souligner la précocité historique de cette sortie de la bande dessinée dans un espace non seulement muséal, mais dans une sortie en trois dimensions ! Vous l’aurez perçu, je suis admiratif de ses travaux, et de l’intelligence de la forme au service du fond qu’il coordonne, pour produire des œuvres si riches et complètes... L’un des rares vrais grands artistes américains aujourd’hui est un auteur de bande dessinée à peine âgé d’à peine trente ans. C’est ainsi. Il s’appelle Robert Crumb. On pourrait dire qu’il fait du Pop Art au vrai sens du terme : de l’art populaire ou de l’art pour le peuple. Il puise sa manière de dessiner dans les bandes dessinées des années trente du genre Karl Alfred, Knoll et Tott, Donald Duck. Ou encore des séries bouffonnes campagnardes comme, pour ceux qui s’en souviennent, Tjalle Tvärvigg. En même temps, Robert Crumb est le premier artiste de cette dimension à avoir évolué au sein de la culture underground des États-Unis, de ses valeurs, de son mode de vie, de son jargon et de ses mythes. Mais il ne le fait pas (comme beaucoup d’autres dessinateurs de journaux underground, de concepteurs d’affiche,etc.) sous forme guindée, esthétiquement précieuse, mais dans un style populaire, rude et efficace. [...]

1969, extrait de Essais choisis de Fahlström : Essor des bandes dessinées underground, chez Les presses du réel.

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Öyvind Fahlström 1963-65, The cold war, 244x152x2.5 cm (pour chaque panneau), Centre Pompidou

Öyvind Fahlström 1962, Sitting...Six months later (Version A), 56x116 cm Moderna Museet, Stockholm

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Öyvind Fahlström 1962, Sitting... , 159x201 cm Moderna Museet, Stockholm

Öyvind Fahlström 1965, Performing K.K. No. 3 , 138x96x5 cm Robert Rauschenberg Foundation, New York

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Öyvind Fahlström 1964-66, Dr. Schweitzer’s Last Mission, 450 x 1020 x 225 cm Moderna Museet, Stockholm

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B. MATT MULLICAN, LA SÉQUENTIALITÉ ABSTRAITE.

On peut dire du travail de Matt Mullican qu’il est basé sur le langage, et sur la représentation de mondes. À travers différentes cosmogonies il tente de transcrire, soit en ayant recours à l’hypnose, soit sous forme de logotypes et de symboles, des système vivants, des notions fondamentales liées à la vie, la mort, l’inconscient... Il y a une analogie à la bande dessinée dans son travail. Il nous plonge dans un monde étrange, pourtant parfois extrêmement simple d’apparence grâce à l’utilisation de logotypes, et nous invite à faire lien entre les différentes pièces exposées. Car la scénographie de son travail est très proche d’une accumulation de gigantesques planches, elles-mêmes composées d’une multitude de cases. Disposées à travers un espace donné, nous décryptons dans ces planches ce qui nous est permis de comprendre. Formellement, on a vraiment l’impression d’être face à d’immenses pages, différentes séquences d’une genèse d’un monde, donnant l’ivresse d’une lecture elle-même hypnotisante. L’exposition de Matt Mullican à Villeurbanne est un exemple criant. Les panneaux présentés étaient en toile, sur lesquels étaient accrochés divers dessins ou peintures. Le visiteur doit zigzaguer entre ces pages pour parvenir à une forme de lecture. Il existe une production assez confidentielle, qu’il a créé en collaboration avec Lawrence Weiner, un livre d’art intitulé In the crack of Dawn, datant de 1991. Je n’ai que très peu d’informations sur cette édition, mais le peu d’images disponibles sont saisissantes. On semble tantôt être dans une déambulation abstraite, dans un univers très orthogonal, tantôt dans la description d’un développement cellulaire mystérieux. Certaines planches présentent un gaufrier classique évident, tandis que d’autres se libèrent d’une composition imposée, n’hésitant pas à laisser une grande partie de la page blanche. Très peu de texte. Quelques indications sur des significations de couleurs...  On distingue clairement de la bande dessinée expérimentale, et le rapprochement fait entre son travail et le neuvième se trouve totalement justifié ! Pour l’anecdote, cela rappelle visuellement le travail de Niklaus Ruegg (né en 1977) et particulièrement son livre Spuk, dans lequel il recompose une histoire des magazines Picsou a la gouache, en ne redessinant que les décors ou fonds colorés. Plus de vie, aucun personnage. On se trouve face à des espaces vides simplifiés, tendant souvent vers une abstraction totale de la case, voire une unification valorisant la composition globale. Extraordinaire.

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Matt Mullican, Organising the World en 2011, Ă la Haus der Kunst, Munich


Matt Mullican, Learning from that Person’s Work, 2005, à Villeurbanne (haut) et à la biennale de Venise en 2013 (bas)

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Matt Mullican, In the crack of the dawn, 1991, en collaboration avec Lawrence Weiner,

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C. GILLES BARBIER, LE LANGAGE SORTI DE SES GONDS.

Soyons honnêtes, le travail général de Gilles Barbier semble légèrement moins à propos. Principalement car il utilise surtout des images, des personnages de la bande dessinée comme stéréotype, permettant une identification de valeurs qu’il met ensuite à mal. Beaucoup d’artistes contemporains ont d’ailleurs recours à la figure du super héros par exemple. Ces archétypes ont, dans ma conception, dépassés la référence à la bande dessinée, pour faire appel à une culture populaire facilement identifiable. Ceux qui les utilisent vont d’ailleurs souvent détruire cet archétype lié à une morale, le mettre dans des situations ordinaires, pathétiques, comme une désillusion du réel. Cependant, certains travaux de Barbier vont au delà de la référence pop, et problématisent une certaine forme de langage pictural, et particulièrement celui de la bande dessinée. Des œuvres comme Hum ! (2000) ou encore L’ivrogne (1999-2000) questionnent la force du vocabulaire de la bande dessinée. Les objets se mettent à parler, à être doué d’émotions, de réfl exions, posent une énigme car ils sont «réels». La fiction sort de la page papier pour obtenir une matérialité. Avec l’ivrogne nous sommes confrontés à une véritable sortie, transgression du langage. L’effet comique des tourbillons, étoiles ou autres symboles habituellement bon enfant des illustrés devient pesant, adopte un gigantisme écrasant sur le spectateur. Le comique est devenu cynisme, poil à gratter philosophique de nos habitudes. Il souligne lui-même l’importance des écrits de Félix Guattari comme infl uence sur son travail. Il est intéressant de noter que le catalogue de son exposition en 2011 au pavillon blanc a été conçu et imprimé par les éditions Les Requins Marteaux, en collaboration avec Winshluss, dont on note des similitudes formelles dans le travail scuptural. Nous avons donc abordé ici beaucoup d’artistes plasticiens, assez peu d’auteurs. Citer Winshluss donne l’occasion de pouvoir parler de la transposition inverse (BD > Art, Art > BD en quelques sortes). Et sûrement d’aborder ce qui est nommé le microcosme de la bande dessinée, et ce qui en résulte.

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Gilles Barbier, L’ivrogne, 1999-2000, MAC/VAL Val de Marne.

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Couverture de The Emmentalist, par Winshluss, à l’occasion de l’exposition Gilles Barbier au pavillon Blanc

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10. OÙ L’ON PARLE DE MICROCOSME, ET DE CE QU’IL IMPLIQUE DE SORTIR D’UN MICRO-ESPACE.

Certains auteurs de bande dessinée font donc le chemin inverse. Ils transposent leur visée et leur savoir-faire d’auteurs dans celui du monde de l’Art. Même s’il existe depuis longtemps des exemples de séquences abstraites et/ ou expérimentales, des glissements de médiums, cela semble être de plus en plus accepté, se démocratiser depuis les années 90. Accepté par qui, c’est là qu’il faut émettre une nuance. Pour en parler on peut à nouveau aborder la dissension entre beaux-arts et arts appliqués. J’ai l’impression que des institutions artistiques acceptent plus volontiers des œuvres empruntant, ou venant de la bande dessinée. Non pas qu’elles soient plus tolérantes ou ouvertes d’esprit que la bande dessinée, simplement que, et j’ai conscience des bordures fl oues que j’impose en utilisant ce terme, la sphère de l’art contemporain englobe déjà tout ce qui fait la bande dessinée : le dessin, la littérature, le livre etc. Car l’inverse ne paraît pas toujours évident. D’où l’insistance sur le fait que certains de la sphère du neuvième Art ne veulent pas considérer pas certaines œuvres décrites précédemment comme étant de la bande dessinée. Nombre d’auteurs de bande dessinée sont autodidactes, ce qui paraît logique, puisque qu’il s’agit d’un art composite, se renouvelant continuellement. Quand il est question de formation dédiée à la bande dessinée (dans le secteur publique tout du moins) on trouve en France plusieurs écoles d’arts appliqués, mais peu d’écoles d’arts plastiques (on peut citer l’établissement des Arts décoratifs de Strasbourg, et l’EESI d’Angoulême). Un ratio d’enseignement des beaux-arts très faible par rapport à celui des Arts appliqués. Cela met sûrement en place ce qu’on appelle le microcosme de la bande dessinée, et ses frontières parfois trop bien délimitées. Du peu qu’il m’a été donné de voir de ce microcosme et de son état d’esprit, j’ai l’impression d’une très (trop ?) forte envie de cohésion. Tous appartiennent à cette sphère, et tiennent à maintenir cette sphère intacte, à la préserver de possbles intrus qui pourraient en changer la nature. L’art contemporain fait partie de ces potentiels prédateurs. Il y a une crainte de se faire déposséder de sa pratique, si jamais elle tombait dans les mains d’artistes peu scrupuleux.

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N’oublions pas l’existence des éditeurs, des critiques de bande dessinée et des diffuseurs faisant partie de ce microcosme, et qui tiennent aussi à garder une forme de maîtrise (pas nécessairement néfaste, mais maîtrise tout de même) sur la création en bande dessinée. Je force bien sûr le trait pour exprimer mon point de vue, mais reste persuadé que cette peur existe. Comme si l’aspect populaire dont nous avons parlé par exemple, cette accessibilité pour tous, serait à jamais perdue si jamais le public venait à découvrir que de la bande dessinée conceptuelle a sa place au sein de musée. (Gardons en tête l’idée de caricature faites ici pour plus de compréhension). Opérerons un petit champ - contrechamp à partir de textes pour circuler autour du problème que nous essayons d’exposer. Notre premier point de vue est celui de J.C. Menu, auteur, théoricien et fondateur de la maison d’édition l’Association. Dans son ouvrage La bande dessinée et son double (p. 191), il parle de la création de cet organisme et de leur prise de position :

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En refusant à la fois le monde de l’édition industrielle et commerciale, et la sphère volontiers isolationniste du Fanzinat, nous nous sommes retrouvés dans un situation similaire à celle que Pierre Bourdieu évoque avec la double rupture, appliquée aux écrivains partisans de l’Art pour l’Art, qui dans les années 1860 rejetaient aussi bien l’art bourgeois (commercial, installé, népotisme) que l’«art social» («utile», socialiste, idéaliste). Cette double rupture, intervenant seulement en 1990 dans le champ de la Bande Dessinée, tend à confirmer mon hypothèse de l’Art en retard (où se produirait et se vérifierait, avec un décalage notoire, un certain nombre de révolutions effectuées antérieurement par les avant-gardes des autres champs artistiques et littéraires). Par ailleurs, Bourdieu souligne que la double rupture (ici en parlant de Baudelaire) se manifeste notamment dans une sorte d’exhibition permanente de singularité paradoxale. Cette remarque m’intéresse particulièrement, tant l’histoire de l’Association, on l’a déjà vu, me semble jalonnée de paradoxes. L’acte de fonder un troisième espace, neuf, au sein d’un champ auparavant binaire, est probablement en effet d’essence paradoxale puisque devant fatalement emprunter des modus operandi à l’un comme à l’autre des deux camps rejetés (par exemple se retrouver en concurrence avec des ouvrages de «gros éditeurs» tout en affirmant une position radicale issue de la marge underground). Je me permets de faire dialoguer cet extrait avec deux extraits d’interviews de Jochen Gerner, contemporain de Menu, auteur de nombreux ouvrages qualifiés «d’ovnis» par le public, édités par l’Association donc, mais aussi exposé dans des biennales d’art contemporain.

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Extrait d’interview sur le site Du9, par Xavier Guilbert : C’est peut-être le fait que je vienne justement du monde de l’édition. Pour moi, c’est une sorte de circuit de que je connais, et que je ne vais prendre vu de l’extérieur. J’arrive un peu dans le milieu de l’art contemporain, mais en ne me détachant pas de l’endroit d’où je viens. D’ailleurs, je ne vais pas à un endroit pour me séparer d’un autre endroit, je reste toujours avec tous mes bagages. L’avantage que l’on peut avoir en tant qu’auteur de bande dessinée, à être exposé dans une galerie d’art contemporain, c’est que l’on emmène avec nous ce bagage, cette idée d’édition. Alors que beaucoup de plasticiens pensent, de manière fort intéressante souvent, l’idée d’exposition, mais ils ont cette sorte de frustration par rapport à l’idée d’édition. Ils essaient toujours d’avoir un catalogue, une chose éditée qui accompagne leur projet, et souvent ce sont même eux qui payent l’édition de ce projet. Nous, on arrive avec cette double réflexion à la fois d’exposition et d’édition, et du coup, à la limite, c’est presque plus facile pour nous. Et par rapport à l’exposition dont tu parles [exposition Vraoum à la maison Rouge], il y avait beaucoup de choses, c’étaient les dessinateurs de bande dessinée d’un côté, et les plasticiens de l’autre, et on ne voyait pas trop le mélange, en fait. Et un court extrait de Art Magazine (janvier 2014), hors-série sur la bande dessinée : Dans le milieu de la bande dessinée il {Jochen Gerner} est considéré comme un artiste, dans le milieu de l’art contemporain, on le voit comme un auteur de BD qui s’essaie. «Ce statut me plaît, dit-il, je ne suis pas dans un milieu figé, fermé. Je ne cherche pas à ce que ce territoire devienne une forme bien définie, parle que ça pourrait l’emprisonner, retourner vers quelque chose de plus classique. Ça m’intéresse d’aller vers un endroit qui n’a pas de forme précise, qui n’a pas encore été exploité. Il y a énormément de choses à découvrir à la frontière entre l’art contemporain et la BD. Je suis toujours sur un fil tendu entre les deux.» Ce qui m’amuse, c’est ce désaccord quant à la création d’un «troisième espace» selon Menu, dans lequel devrait se trouver logiquement Jochen Gerner, qui lui refuse une appartenance à un tel territoire, voire même l’existence de cet espace. Je pinaille sur l’existence d’un espace fictif, et pense que Menu et Gerner s’entendraient rapidement sur ce point dans un réel dialogue. Mais il est important d’appuyer certaines opinions que peut avoir le microcosme de la bande dessinée sur ses propres outsiders. Après avoir expliqué ma vision de ce microcosme, puis contrebalancé cet avis avec celui Jochen Gerner, j’ai envie de parler d’autres auteurs dont j’admire, ou trouve intéressant le travail de par leur nature !

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11. OÙ L’ON ABORDE MAINTENANT LES AUTEURS DONT ON TROUVE LE TRAVAIL EXTRAORDINAIRE. (J’ADORE PARLER DES TRAVAUX QUE J’AIME.)

Le choix est extrêmement compliqué dans la sélection des auteurs sur ce fil tendu dont on aimerait parler. Plongé en continu dans cet espace de création, il est d’autant plus difficile de faire un pas de côté pour se décider à un choix, dans cet abondance d’innovations. Pourtant, il faut choisir. Nous ne parlerons pas d’auteurs plus confidentiels, car plus que l’existence de leur travail, il y a le besoin de se confronter à une certaine échelle de diffusion, que ce soit sous forme d’édition ou d’exposition.

A. JOCHEN GERNER, L ’ENTHOUSIASMANTE UNANIMITÉ En cherchant des informations complémentaires sur sa biographie, on tombe évidemment sur la page Wikipedia de Jochen Gerner. Sa biographie se termine par ceci : «Jochen Gerner reste un des acteurs principaux d’une reconnaissance artistique de la bande dessinée en France.» (En lisant cela on se dit qu’au moins certains seront d’accord avec mon choix.) Jochen Gerner est un artiste, auteur et dessinateur français, né en 1970. Il fait ses débuts au sein de la maison d’édition l’Association, et notamment au sein de l’OuBaPo, qui va fortement infl uencer son travail par la suite (nous aurons l’occasion d’aborder l’OuBaPo par la suite). Il a publié et publie des ouvrages jeunesse, de la bande dessinée, du dessin de presse, des livres d’art; expose des dessins, des peintures dans des centres d’art contemporain ou de bande dessinée sans aucun problème de frontière, comme nous avons pu voir précédemment. Sa forme créative de prédilection est bel et bien l’imprimé. Il porte donc un soin particulier à ses productions, à la cohérence du livre, et même à la cohérence de ses livres entre eux. Le tout sans jamais se restreindre. La reconnaissance artistique qu’il a réussi à acquérir, tout en gardant un pied dans le monde de la bande dessinée, tient en partie à cet importance de l’imprimé. La finalité de ses œuvres se révèle dans cette forme qu’est le livre.

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Prenons pour exemple TNT en Amérique, publié chez l’Ampoule en 2002. Il s’agit d’un travail de recouvrement sur l’intégralité de l’album Tintin en Amérique d’Hergé (1946). À l’aide d’une épaisse encre de Chine, Jochen Gerner a recouvert une à une les planches d’une ancienne édition (imprimée donc) pour ne laisser en négatif que des formes, dessins, symboles, en trouées colorées de la gamme originelle de la planche. Il a également laissé des fragments de textes, ne gardant que quelques mots disparates dans la page (qu’il a du réécrire pour des problèmes de droits). Si les planches recouvertes ont été exposées, la proposition de Jochen Gerner ne trouve sont entièreté que dans sa forme imprimée, puisqu’elle vient reproduire le simili-album qui a servi à cette production. La force de son propos est bien dans la manufacture de l’objet, qui vient boucler le chemin créatif partant de l’album, transfiguré, pour finalement revenir à son état -presque- initial. Il faut également aborder son ouvrage Contre la bande dessinée, parue à l’Association en 2008. Dans ce livre il compile des extraits de dialogues, de citations lues ou entendues, signées ou anonymes, à propos de la bande dessinée. En réponse à ces textes, Jochen Gerner dessine au trait des personnages, des phylactères, des décors, plus ou moins abstraits ou en rapport direct avec les textes. Le contenu des textes est souvent consternant de manque de considération envers la bande dessinée. La mise en scène de Gerner répond à travers le dessin à ces affirmations, laissant tout de même le lecteur libre de son propre avis. Car toutes ne sont pas négatives. C’est donc bien au lecteur de prendre ou laisser des citations, quitte à se placer contre l’avis de l’auteur. Cette accumulation du dessin jusque l’abstraction, contrebalançant des phrases concises et pleines de prise de position, est extrêmement fine. De manière générale, il y a un petit côté Jan Voss dans le travail de Gerner. Là où Jan Voss place de la narration et de la séquentialité dans une image globalement abstraite, Jochen Gerner met en place une forme d’abstraction dans une séquence qui paraît pourtant claire à première vue. En résulte ce même travail de placement du lecteur, qui doit alors s’investir de la tâche de décryptage, lié à sa propre compréhension instinctive, et donc de sa prise de position induite. Un dernier point en rapport avec ce mémoire, c’est que Jochen Gerner, de par son naturel du dessin, n’a jamais eu, ou à toujours fait en sorte de ne pas nommer son travail comme étant de l’art, du dessin ou de la bande dessinée. Ainsi il ne fige aucun positionnement, et de par la reconnaissance aisée de ses travaux, la personne qui voit son travail dans un musée puis dans une librairie se libère un peu plus de la séparation bande dessinée/art contemporain par exemple.

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C’est un acte remarquablement subtil et fort à la fois. En écrivant ce mémoire, j’ai de plus en plus conscience que de clamer haut et fort qu’il faut abolir la considération d’une frontière entre Art et bande dessinée, c’est une manière de continuer à faire exister cette limite. C’est cette finesse, ce silence réfl échi qui fait de Jochen Gerner un artiste apprécié pour son travail, autant que pour sa position.

Jochen Gerner, couverture de TNT en Amérique, chez l’Ampoule, 2002.

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Jochen Gerner, TNT en Amérique, chez l’Ampoule, 2002.

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Jochen Gerner, Contre la bande dessinÊe, chez l’Association, 2008.

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Jochen Gerner, Contre la bande dessinÊe, chez l’Association, 2008.

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B. BENOÎT JACQUES, LA BANDE DESSINÉE LIBÉRÉE.

Comment présenter Benoît Jacques sans trahir ce qu’il considère de son travail ? Benoît Jacques est né en 1958, est de nationalité belge. Voilà. Benoît Jacques fuit l’étiquette. Il dessine principalement, assemble des matériaux, raconte des histoires, raconte ses histoires. Là où Gerner dément l’existence de la zone créatrice potentielle dans laquelle il se trouve, entre deux sphères, Benoît Jacques veut faire exploser tout ce qu’il touche. Il cherche volontairement, peut-être de manière inconsciente, à «tordre le cou» de son médium. Son travail est lâché, compulsif, virtuose dans le trait qui se cherche dès qu’il atteint la surface, fragilement brut.

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Un extrait d’interview, encore une fois sortie de l’inépuisable collection l’éprouvette (le n°2, 2006 chez l’Association), où l’on notera l’analogie avec des textes de J-C Menu ainsi que Jochen Gerner : Avant tout, j’ai envie d’être libre de ma création. Le langage de la bande dessinée, que je ne maîtrise pas, m’amuse, m’intéresse, m’énerve aussi par moments, donc j’aime y faire des intrusions, comme je peux le faire pour la peinture. On se sent obligé, par notre environnement, à se définir très jeune comme peintre, graveur, illustrateur, auteur de bande dessinée, etc., et une fois qu’on est rangé quelque part, on subit en plus une hiérarchisation de ces genres. Cette idée, par exemple, qu’un peintre serait plus «artiste» qu’un illustrateur. Ceci est peut-être plus perceptible en France que dans d’autres pays. Il faut dire que Benoît Jacques, en parallèle de ses réfl exions, s’amuse de la considération que certains lui donnent, pour mieux la démentir. Plus que l’objet concret du livre, il gère lui-même la diffusion de ses ouvrages, qu’il auto-édite en grande majorité, sans pour autant se limiter à un nombre de tirages de livre d’art (ses productions atteignent généralement 1000 à 2000 exemplaires, alors que les livres d’artistes se situent souvent en dessous de la centaine). Quand en 2010 il sort L, édité chez l’Association, il fait partie de la sélection officielle du festival d’Angoulême. S’en suivent plusieurs interviews où il nie pour de bon faire de la bande dessinée.

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Pour une fois, tout le monde voyait de la bande dessinée, alors que lui affirmait qu’il ne s’agissait pas de ça. Il argumentait qu’il n’y avait pas texte, donc pas de rapport texte-image, qu’il avait tout improvisé, qu’il n’avait pas une envie de raconter une histoire en particulier, et que de toutes façons, il ne savait pas faire de la bande dessinée ! Non pas qu’il en fasse sans le vouloir, simplement que pour lui la création est plus forte et nécessaire que la classification. D’où ses sorties du médium papier. Par une boulimie créatrice, il va peindre sur du bois, transférer ses dessins en broderie, ajouter du volume, les mettre en scène. Toujours pour mettre en perspective avec le travail de Jochen Gerner, il est bien plus viscéral et rugueux (il a d’ailleurs été exposé à la halle st Pierre, musée d’art brut) que le travail qui semble méthodique, presque scientifique de Gerner. Il est amusant de constater que deux pratiques, qui peuvent sembler voisines, soient si éloignées dans leur genèse. Et c’est évidemment ce qui fait la richesse d’un médium pouvant tout se permettre.

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Benoît Jacques, Le Frêle esquif, Halle St Pierre, Paris, 2006.

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C. PAUL COX, L’INTERMÉDIALITÉ QUI S’INTER-ENCHIRIT.

Nous ne parlerons pas d’un travail en particulier de Paul Cox, mais plutôt de son champ d’action. Nous l’avons vu, rien n’empêche la bande dessinée, l’imprimé, l’illustration, d’explorer de nouveaux terrains, que ce soit sur un plan formel que sur un plan institutionnel, théorique. C’est principalement la transversalité des pratiques de Paul Cox qui impressionne. Tout se nourrit l’un de l’autre. Paul Cox est un artiste français, né en 1959. Il est graphiste, sculpteur, scénographe, illustrateur jeunesse, auteur, peintre... Il réfl échit beaucoup aux formes, couleurs, mises en espace, au rapport texte-image, à la mise en place de protocole ou méthode. Chaque création, que ce soit un ouvrage jeunesse ou la composition de sculptures en bois, peut se répondre et entrer en résonance. On va ainsi retrouver les lettres d’un abécédaire se faire pilier d’une scénographie, des formes signifiantes sortir du livre pour prendre du volume, sans que l’absence de connaissance d’une pièce ou l’autre soit gênante. Il y a une vraie force d’accessibilité dans son travail, sans pour autant perdre de sens et de pertinence en fonction de son auditoire. Si il fallait le définir plus précisément, nous dirions que Paul Cox est un artiste plasticien qui réfl échit aux arts graphiques. Un cartographe de l’image. Cela lui permet, comme tous les bons cartographes, de passer du plan en deux dimensions à une vision physique de l’objet. Ayant débuté sa carrière en tant qu’illustrateur jeunesse et auteur de bande dessinée, il a vite été confronté aux problématiques de l’impression, de la reproduction. Par la suite, en diversifiant son travail, il est resté attaché à cette idée de contrainte comme base de création. Par exemple, des objets qui travaillent simplement au sens de lecture, par la présence de deux langues (anglais et japonais) sur chaque image du livre, deviennent palindrome (cf Krolik is hungry). Il est extrêmement complexe de parler de son travail, tant il est protéiforme, et que c’est sa force. On peut cependant noter que Paul Cox réfl échit à toutes ses productions comme une page, où le lecteur a son rôle. La production doit être vue, doit être comprise, parfois de par sa manipulation. En filigrane, se pose à ce lecteur la question du support qu’il regarde, de la matérialité de ce qu’il lit, de la signification de ce qu’il s’impose, avec une constante métalepse de l’auteur qui l’aiguille jusqu’à l’entrée de ce point de réfl exion.

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C’est un cartographe qui, au milieu de tous ses livres, dessine son propre paysage, le place où il le désire, donne à voir autant qu’il réfl échit à la profondeur de sa carte, à côté de Laurence Sterne, Glen Baxter, Jean de Brunhoff ou Matt Mullican. Aborder ces notions de contraintes mène inévitablement à parler d’un mouvement qui en a fait son cheval de bataille, l’OuBaPo.

Paul Cox, Krolik is hungry, Livre palindrome Collection personnelle de l’artiste, 1989 (?).

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Paul Cox, Cahier de dessin, éditions Corraini (Italie) 2006. À l’inverse d’un cahier de coloriage, nous sommes invités cette fois à tracer sur le cahier, plutôt que d’y appliquer de la couleur.

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Paul Cox, Jeu de l’amour et du hasard (jeu de société sans règles), éditions Corraini (Italie) 2000.

Paul Cox, Jeu de lconstruction à construire soi-même, éditions du seuil, en partenariat avec le centre Pompidou, 2005.

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D. L’OUBAPO, PLUS DE CONTRAINTES POUR PLUS DE LIBERTÉS.

L’OuBaPo a été fondé en 1992, principalement par des membres de la maison d’édition l’Association. Elle se place dans la continuité de l’OuLiPo (ouvroir de littérature potentielle) pour devenir l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle. L’objectif est la création de bande dessinée sous contrainte artistique volontaire. La particularité des Ou-X-Po demeure dans son placement de création. Il est présenté d’emblée, pour l’OuLiPo par exemple, qu’il ne s’agit ni d’un mouvement littéraire, ni d’une recherche scientifique et/ou mathématique, ni de littérature aléatoire. Il s’agit plus probablement d’une exploration de la forme, et des possibilités encore peu explorées qu’elle peut offrir. La justesse qui en résulte provient de l’alchimie entre les considérations de contraintes inhérentes au médium, et comment cette contrainte devient une libération quand elle est acquise, consciente. On peut y trouver des similitudes avec le situationnisme, sur l’idée de tactiques créatives. L’exercice porté à la bande dessinée est d’autant plus riche ! Étant originellement un art mixte, les possibles restrictions à mettre en place sont décuplées. Chaque exercice respire un questionnement de la nature de la bande dessinée, en tronquant ou poussant certaines contraintes à leur maximum. On a donc des exercices de l’OuLiPo transposés tels quels, liées à la littérature, mais surtout des contraintes spécifiques à l’OuBaPo et intransportables ailleurs. Se créent des exercices basés sur la transformation du dessin, de la composition de la page, à travers le pliage ; des exercices d’emprunts graphique, des mises en place de cases aléatoires, ou de textes attribués à l’image par un processus combinatoire. Également l’intervention sur des matériaux existants (recadrage, recouvrement ; les œuvres de Jochen Gerner dont nous avons parlé en sont teintées.) Il est amusant d’analyser jusqu’où peuvent atterrir les oubapiens dans cette recherche. On constate que, pour rapidement faire face à de nouvelles contraintes, la bande dessinée a du sortir de son habituel format papier. Premièrement sort Coquetèle en 2002 à l’Association, de Vincent Sardon et Anne Baraou. Trois dés, sur chaque face une case de bande dessinée. Une fois jetés par le lecteur, ils forment un strip. Des centaines d’histoires possibles sont générées par le geste du lecteur.

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Ensuite le Scroubabble, une idée d’Etienne Lécroart, pour l’Association en 2005. Sur un simili-plateau de Scrabble, les joueurs doivent composer des strips. Au fur et à mesure de la partie, les strips s’entrecroisent et forment de plus en plus d’histoires, plus ou moins cohérentes. C’est aux joueurs, selon les règles du jeu, de définir si le strip est valide ou non, pour ainsi continuer la partie. C’est donc bien le lecteur qui définit la bande dessinée. En 2009, sort Domipo, sur le même principe du jeu et du hasard générateur de la matrice narrative, conçu par Anne Baraou et dessiné par Killoffer. Commencer par ces trois exemples est principalement dans l’idée de rapprocher, encore un peu, le travail de Fahlström comme bande dessinée. Le jeu est une composante essentielle dans son travail, et il amusant de noter des similarités si grandes, à 40 ans d’écart, et en partant d’autres médiums ! Continuons avec l’OuBaPo. En 2010, Lécroart conçoit Planches en vrac ou à la découpe, consistant en 14 planches de bois modulables sous forme de taquin. La sortie du papier en faveur du bois en fait un objet manipulable, dont c’est le but premier ! À travers le jeu du taquin, et du positionnement des cases, le lecteur peut aboutir à un total de plus de 10 000 millions de planches différentes. Notons que cette production a bel et bien été pensée comme devant être exposée, il s’agit d’une bande dessinée prévue pour un système d’accrochage, de confrontation à un public, autant qu’à un lecteur. En 2007, en collaboration avec le musée des arts décoratifs de Paris, l’OuBaPo conçoit l’exposition Toy Comix. Chaque auteur a comme contrainte de mettre en scène un jouet en trois planches. En découle notamment des planches readymade, incluant le jouet comme étant la case. Cette action de s’approprier à la fois l’objet, mais aussi le procédé du readymade comme part d’une même séquence, prouve à la fois le potentiel hétéroclite de la bande dessinée, mais aussi la porosité déjà existante de transposition, de considération d’une œuvre, ou d’objet manufacturé, comme étant narrative. Composante essentielle de l’OuBaPo, elle se constitue en séances d’activités et de réfl exions. La présence de théoriciens, comme Thierry Groensteen, appuie bien la volonté d’une recherche intellectuelle. C’est un aspect plaisant de l’OuBaPo, car assez rare, de mélanger la théorie à la pratique en bande dessinée. Si des exercices peuvent paraître forcés ou juste de l’ordre de l’anecdote, ils sous-tendent toujours une problématique. Car, si à la même époque, des artistes que je définirais comme «bruts» comme Stéphane Blanquet (avec sa maison d’édition United Dead Artists) ou Winshluss procèdent également au glissement de leur pratique dans des lieux dédiés à l’exposition, le rapport réfl exif de l’OuBaPo sur sa propre condition me paraît plus riche, en tout cas plus étudié.

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Actuellement, le mouvement de l’OuBaPo ne se conduit plus vraiment comme un groupe, laissant certains auteurs rattacher leurs travaux avec plus ou moins de distance à un principe théorique. On notera des envies similaires par exemple avec la maison d’édition La Cinquième Couche, qui continue de produire des ouvrages en jouant sur le recouvrement, le détournement, l’altération graphique ou autres processus créatifs. Aujourd’hui le numérique, et ses outils toujours plus nombreux, pose à nouveau la question d’extension de la bande dessinée, à la fois de contraintes et de libertés, et des potentielles pratiques qui s’y rapportent.

Anne Baraou et Vincent Sardon, Coquetèle, L’Association, 2002.

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Anne Baraou et Killoffer, Domipo, L’Association, 2009.

ScrOUBAbble, L’Association, 2005.

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Etienne Lécroart, Planches à la découpe ou en vrac, Collection du CIBD d’Angoulême, 2010.

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Matt Maden, 99 exercices de style, L’Association, 2005

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12. OÙ L’ON PARLE DU NUMÉRIQUE, ET DES POSSIBLES À VENIR.

Large question, inévitable à notre époque, que celle du numérique et des changements qu’il opère, y compris dans la sphère de la bande dessinée. Nous serons obligé de nous limiter à certains points, tant le terrain est vaste et ponctué d’épineux problèmes. Il sera donc mis en rapport avec ce qui a pu être vu sur l’OuBaPo, en tant que questionnement sur sa propre pratique. Dans l’espace de l’écran, la bande dessinée se voit à la fois contrainte à de nouvelles limites (plus de matérialité physique, donc plus de page, limite des bords de l’écran etc.) mais élargit son champ des possibles. On peut y intégrer du son, de l’animation, un scrolling n’ayant plus de fin, des dispositifs de génération aléatoire (processing), voire de l’interactivité avec le lecteur, faisant de lui un acteur évident du récit. Les différentes terminologies quant à ces pratiques émergentes ne savent plus ou donner de la tête. Comment nommer ces nouveaux modes de production ? Bande dessinée numérique ? Bande dessinée interactive ? Turbomédia ? Webcomic ? Sommes-nous toujours face à de la bande dessinée ? En poussant l’interactivité d’une narration jusqu’au point de tout pouvoir contrôler, sommes nous dans une bande dessinée ou dans un jeu vidéo ? Et si l’on se retrouve à décider d’avancer de séquence animée en séquence animée, quelle est la différence avec un film d’animation ? La juridiction actuelle a d’ailleurs beaucoup de mal à définir la globalité des possibles offerts par les outils numériques (ce qui d’un côté pose problème à certains contributeurs de ces nouveautés, mais me procure une sensation de joie de voir à nouveau le médium de la bande dessinée poser problème de par ses échappées.). Ces questions légitimes sont symptomatiques d’une mutation de la bande dessinée et de sa conception. Car ce que l’on entend généralement par bande dessinée numérique aujourd’hui est un produit destiné uniquement à ce mode de lecture. Peu de personnes considèrent une planche scannée (tirée d’une planche imprimée, transcrite en données numériques pour un affichage sur écran) comme de la bande dessinée numérique. Ce qui prouve que les auteurs, ainsi que les lecteurs, prennent en considération ce médium et son potentiel. Certes ce potentiel est plus ou moins exploité, mais on est loin de l’exemple de la planche exposée telle quelle dans un musée, que nous avons pu critiquer précédemment.

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Nous évoquons pour la troisième fois l’idée du jeu (Fahlström, l’OuBaPo et ici le jeu vidéo) en rapport avec la bande dessinée. Dans un futur proche, toujours dans l’idée d’une hypothétique transformation de la bande dessinée, nous envisagerons peut-être certaines bandes dessinées numériques et certains jeux vidéo (axés sur la narration) comme faisant partie d’un même terrain. Après tout, le jeu vidéo est lui aussi un art de nature hybride. Et nous considérerons peut-être certains jeux comme faisant partie d’une histoire de la bande dessinée qui s’ignore, et inversement. Nous nous devons de citer un auteur de la scène numérique actuelle qui nous tient à cœur, afin d’étayer cette partie. Il s’agit d’Anthony Rageul. Fraîchement docteur en arts plastiques, soutenant sa thèse sur la bande dessinée saisie par le numérique, il a également produit des pièces interactives. Sa bande dessinée numérique Prise de tête (2009) est un exemple assez complet de ce dont est capable l’outil numérique, réapproprié par un auteur de bande dessinée. Les codes classiques sont bouleversés, et pourtant les actions que nous avons à faire sont instinctives. On défile dans la page et se déroule alors un événement dû à notre action. On fait apparaître des fenêtres qui se métamorphosent en cases, se superposent, se font disparaître. Passer la souris au dessus de certaines scènes nous permet alors d’avoir un version alternative et complémentaire. Bref, tout comme pour l’OuBaPo, la remise en question du médium donne lieu à une narration inédite, un renouveau original de son format. De plus il emprunte son graphisme à celui du logotype, laissant beaucoup de place à l’interprétation personnelle, tout en jouant une certaine élégance par sa sobriété. Et cela souligne de manière bien plus forte les innovations qu’il met en place. On a l’impression que ce n’est plus seulement l’auteur qui fait la bande dessinée, mais le lecteur, guidé par ce qu’il lit, qui va produire la bande dessinée, presque à son insu. On peut souligner d’autres initiatives en bande dessinée comme Les Autres Gens, projet fondé et écrit par Thomas Cadène, qui a duré de mars 2010 à juin 2012. S’affranchissant dans un premier temps du support papier, l’idée est de profiter d’un mode de diffusion nouveau grâce à internet. Chaque jour, 4 à 5 pages de bande dessinée sont proposées aux lecteurs abonnés, épisode journalier d’un grand feuilleton. Pour les besoins de la réalisation, les dessinateurs se succèdent pour réaliser les planches, donnant lieu à une grande fresque moderne. Plus tard sortent les albums papiers, compilations des épisodes, permettant une lecture globale plus classique, l’effet feuilleton en est légèrement amoindri. Ce projet, voulant profiter pleinement de ce qu’offre internet, avait également comme objectif une juste rémunération des auteurs, dans un milieu où les éditeurs (encore aujourd’hui) restent frileux et n’investissent que très peu dans le numérique.

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Cependant, et on peut rapprocher la revue numérique Professeur cyclope (mensuel de bande dessinée numérique lancé en 2013, plus axé sur la recherche créative qu’induit le numérique), le lecteur ne semblait pas encore prêt à investir dans ce projet. Sans doute trop immatériel pour être acheté, dans une sphère ou l’omniprésence de la publicité a pour habitude de financer la gratuité de l’internaute, ces revues se sont essouffl ées économiquement sur le long terme. Ce constat est attristant, mais compréhensible dans une logique globale d’un marché de la bande dessinée en déclin. Au-delà du numérique, les auteurs ne peuvent plus se permettre de vivre correctement de leurs productions, et commencent à agir en conséquences. Ce de manière à la fois globale au sein des auteurs, mais plus indépendante vis à vis des éditeurs, et surtout plus publique. La création des états généraux de la bande dessinée en ce moment en est un exemple réjouissant. Car si les auteurs réussissent à se réapproprier leur médium, cela laisse entrevoir de meilleures créations à proposer à son lectorat. Car il ne faut pas oublier qu’une bande dessinée ne commence à vivre qu’à partir du moment où elle est lue.

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Anthony Rageul, Prise de tĂŞte, http://www.prisedetete.net 2009

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Anthony Rageul, Prise de tĂŞte, http://www.prisedetete.net 2009

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Sites Web : Les autres gens et de Professeur Cyclope

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13. OÙ L’ON PARLE DE DUCHAMP ET D’AD REINHARDT, ENFIN.

Initialement, cette partie aurait dû se trouver bien plus tôt dans ce mémoire. Elle aurait mis en place certaines problématiques que nous avons abordé et répété, et expliquée pourquoi nous n’avons pas exploré certaines autres. Néanmoins, non seulement dans une envie de chronologie de la réfl exion, mais aussi dans l’idée d’une fin de mémoire conclusive et ouverte, je tiens à développer ce point, même seulement maintenant. En effl eurant la notion de readymade dans la partie sur l’OuBaPo, il me paraît important de parler de Duchamp et de son geste, et possiblement de transposer cette réfl exion à celle de la bande dessinée. La notion de considérer comme œuvre d’art, par exemple un objet manufacturé (et ce bien avant Warhol avec son processus de reproduction en grand nombre grâce à la sérigraphie) demande alors à revoir tous nos critères esthétiques et artistiques. Malgré tout, la bande dessinée se retrouve, même à l’heure actuelle, dans une position ambiguë face à cette remise en question. La grande majorité des bandes dessinées ont pour finalité la reproduction, afin de constituer un objet manufacturé et accessible au lecteur. Toujours est-il que cette bande dessinée comporte en elle-même une visée artistique, s’imposant le passage à la reproduction. Ce n’est plus l’original qui légitimera auprès du lecteur cette concrétisation artistique, mais bien l’objet qu’il aura dans les mains. Pour la bande dessinée, dans la logique du readymade, tout cela est cohérent. Toutefois, reste une différence notable avec ce que Duchamp a pu faire. Duchamp choisit un seul objet, et va le désigner comme œuvre d’art. C’est cet objet, et uniquement cet objet qui sera alors l’œuvre, puisqu’il a été choisi par l’artiste. Ce geste est également une invitation pour le spectateur à essayer d’adopter un regard nouveau sur ce qui l’entoure. Si l’artiste demande à s’interroger sur l’esthétique d’un seul objet, mais fabriqué en série, nous nous intéressons aussi a l’esthétique des objets de toute cette chaîne, et par extension, à tous les objets naturels, manufacturés, uniques ou multiples qui nous entourent.

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Et c’est ici que l’ambiguïté s’attise. La bande dessinée est un médium qui, malgré son obligation de passer au statut d’objet, le dépasse (ce n’est pas le seul, mais un des rares, et c’est surtout l’objet de notre questionnement). Car la visée artistique de la bande dessinée ne tient pas non plus dans ce que Duchamp décrit comme l’inframince, concept esthétique qui désigne une différence presque imperceptible entre deux phénomènes, entre des objets reproduits etc. Il est évident pour le lecteur que c’est le contenu et non le contenant, aussi finement soient-ils liés, qui fait l’intérêt principal de la bande dessinée. C’est bien le passage d’une séquence à une autre, de l’association texte-image (qu’elle soit imprimée ou non), de la lecture et de l’activation qu’induit une lecture, qui va faire de la bande dessinée un art unique, un art en soi. Il est amusant de constater que dans une conférence de Didier Semin* (né en 1954, théoricien et enseignant aux beaux arts de Paris) soit souligné la proximité de Duchamp avec la bande dessinée et l’illustré, au début de sa carrière (dans les journaux Le Rire et Le Courrier Français) comme dans l’ensemble de son œuvre. L’analogie de l’illustration, prenant son sens une fois la légende lue, et du ready-made, transposé comme une possible narration à travers son titre (Fontaine, in advance of the broken arm et même nu descendant un escalier, sur lequel le titre est peint à même le tableau). Didier Semin fait donc de Duchamp un auteur de bande dessinée qui aura réussi à pratiquer toute sa vie durant, même à son insu ! Une considération qui me paraît intéressante aujourd’hui, où des auteurs s’approprient le readymade comme matériel de base à une potentielle bande dessinée...

«

Dans cette même conférence, il est question d’Ad Reinhardt (artiste américain, né en 1913), considéré comme précurseur de l’art minimal et conceptuel. Il est principalement connu pour ses toiles noires, monochromes laissant apercevoir au spectateur des nuances de lumière dans la peinture, dans son application. Il écrit en 1967 dans l’Iris Time, que son art est : Une icône libre, non manipulée, non manipulable, sans usage, invendable, irréductible, non photographiable ni reproductible, inexplicable. Un non-divertissement, fait ni pour l’art commercial ni pour l’art de masse, non expressionniste, ni pour soi-même. En plus de ce statement, il est important de savoir que Reinhardt pratiquait également la bande dessinée. Sa série de dessins la plus connue est How to look at... dans laquelle il explique son point de vue et compréhension de l’art moderne. Ce travail, aux antipodes de ses toiles abstraites et de sa définition, fait pourtant partie intégrante d’un même mouvement.

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Ses bandes dessinées sont militantes quant à une nouvelle vision de l’art, et notamment de sa réception. Ceci est assez compréhensible à la lecture de l’extrait concernant son travail de peintre. Il avait besoin d’un autre moyen d’expression afin de pouvoir compléter et d’affirmer sa position. On peut donc dire que, dans un élan artistique global, ses bandes dessinées sont aussi artistiques que ses toiles. Cette inclusion fait donc potentiellement de ses toiles, une partie de ses bandes dessinées...

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Didier Semin : The Cartoon Paradigm, 27 septembre 2012, Reykjavik Art Museum Hafnarhús - TALK Series http://vimeo.com/50758132

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Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier, 1912 147x90 cm, Philadelphia Museum of Art

Marcel Duchamp, in adavance of the broken arm, 1915, 132 x 35 cm, Centre Pompidou

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Ad Reinhardt, Abstract Paintings, 1963 152x 152 cm, MOMA New York

Ad Reinhardt, Art of Life of Art, 1952 Ad Reinhardt Foundation

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Ad Reinhardt, How to look at modern art in America, 1946 (?) Ad Reinhardt Foundation

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CONCLUSION :

Nous voilà arrivé à la conclusion de notre périple. Rappelons qu’une conclusion diffère d’une fin, dans le sens ou si notre voyage s’achève ici, l’exploration, elle, continue de faire son chemin. Dans l’introduction, je faisais remarquer très brièvement que j’explorais d’une manière inhabituelle, à l’écrit et non par l’image. Cette dissociation m’a parfois semblé étrange dans ce travail essentiellement théorique. Non pas que pour un artiste la pensée de son travail soit moins importante que la pratique, mais je sais qu’elle se nourrit tout autant d’une expérience physique, d’inattendus, de ratés, d’heureux hasards, bref de confrontation à un médium... Je serais tenté d’annoncer que ma conclusion se trouverait alors dans une mise en pratique de ce qui a pu être énoncé ! La question “Peut-on faire de la bande dessinée sans le vouloir ?“ n’a évidemment pas besoin de réponse, mais uniquement de poser une interrogation en regard de certaines pratiques. Car dans l’interrogation “peut-on faire ?“ réside bel et bien le faire, l’acte, la création. Si ce mémoire questionne et propose des embryons de réponses, je reste persuadé que c’est à travers différentes productions qu’une réelle évolution peut se faire sentir. Et cette problématique sans solution disparaîtra probablement sans avoir besoin de justification, dans un fl ot d’œuvres livrant chacun un élément constitutif d’une réponse alors évidente. Je ne peux cependant m’empêcher de faire quelques pas de plus jusqu’à un point qui me semble important en cette fin de mémoire. Tout d’abord, à travers les différents auteurs et leurs travaux cités ici, de constater une fois de plus la richesse de la bande dessinée, et de la profondeur que peut offrir ce médium. Aujourd’hui le seul terme de «bande dessinée» regroupe un tel corpus d’œuvres, (que nous avons à peine pu effl eurer !) qu’il devient vite obsolète face à tant de variété. Il appartient aux auteurs de se réapproprier le plus librement possible ce que représente la bande dessinée pour eux, de la transformer, de la mettre à l’épreuve, de la faire évoluer. Car y-a-t’il encore besoin de classifier des productions comme Bande Dessinée ou Non Bande Dessinée au terme de notre écrit ? Si j’ai pu tirer certaines conclusions au moyen de cette distinction, je pense qu’il est préférable d’abolir à notre tour cette frontière tant qu’elle restreint des potentielles œuvres dans un carcan. Libre ensuite à l’auteur et au lecteur de se faire sa propre opinion de ce à quoi il assiste.

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Plaidons pour une évolution de la bande dessinée, pour un amincissement de la frontière des arts plastiques et appliqués, afin qu’ils se nourrissent l’un de l’autre. Espérons que la notion de diffusion ainsi que la commercialisation de la bande dessinée soient réfl échis en amont, et non pas subis par quelques uns dans une chaîne de création. Réjouissons-nous des problèmes que peut poser le neuvième art quand il est exposé, et observons ceux-ci comme autant d’interrogations que ce médium nous impose. Osons l’inespéré, le sensationnel, l’intime, le texte, l’image et explorons avec le plus de plaisir possible le vaste terrain que nous offre la bande dessinée.

- «Peut-on faire de la bande dessinée sans le vouloir ?» - Silence, attente. - «Et peut-on faire de la bande dessinée sans y prendre plaisir ?» - «Sûrement, mais ce serait se priver de l’essentiel de ce qu’elle peut offrir.»

Bill waterson, Calvin & Hobbes, 1993

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