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Céline Granjou
L’humanité n’a pas le monopole de l’innovation. Pour la sociologue Céline Granjou, d’autres espèces vivantes, mêmes minuscules, créent du neuf et influencent l’avenir.
Comment les non-humains suscitent nos futurs
TEXTE | Nic Ulmi ILLUSTRATION | Hanna Kmiec
Qui crée le futur ? Aussi étrange que cela puisse paraître, les sciences humaines et sociales ont longtemps fait comme si notre espèce était seule à bord pour déterminer le changement du monde. Directrice de recherches en sociologie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) à l’Université de Grenoble, Céline Granjou vient bousculer cette perception en s’intéressant aux loups, aux bactéries du sol et à l’histoire de nos visions de l’avenir.
Dans votre livre Sociologie des changements environnementaux – Futurs de la nature, vous mettez en évidence deux points aveugles dans nos manières d’aborder l’anticipation…
Le livre partait de deux constats. Le premier est que le futur a longtemps été traité de façon marginale dans les sciences humaines et sociales, notamment dans le champ francophone. C’est surprenant, mais ça se comprend d’un point de vue méthodologique : ces disciplines élaborent leur savoir à partir d’enquêtes, d’entretiens, de témoignages, et il y a évidemment peu de traces empiriques pour faire des enquêtes sur le futur. Le deuxième constat est que la philosophie classique occidentale conçoit le futur comme étant toujours le fait des êtres humains et jamais celui des autres êtres vivants. L’image du futur portée par les Lumières se cristallise autour de la notion d’émancipation, c’est-à-dire des capacités humaines à se libérer des contraintes de la nature par le progrès scientifique et technique. Aujourd’hui, le champ des humanités environnementales a commencé à combler cette lacune, étudiant avec les outils de sciences sociales la capacité d’action des non-humains et leur rôle dans l’existence de nos sociétés.
Bio express
2004 Doctorat en sociologie des sciences à l’Université Paris-V (Paris-Descartes) avec la thèse La Gestion des risques entre technique et politique : comités d’experts et dispositifs de traçabilité à travers les exemples de la vache folle et des OGM
2010 Coauteure de Métamorphoses de l’expertise. Précaution et maladies à prions (Paris, Quae) 2013 Directrice de recherche à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture, Irstea (Inrae depuis 2019) 20132014 Chercheure invitée à l’Université technologique de Sydney, Australie
2015 Auteure de Sociologie des changements environnementaux – Futurs de la nature (Londres, ISTE / Wiley), traduit en anglais en 2016
2020 Codirige l’ouvrage Thinking with Soils – Material Politics and Social Theory (Londres, Bloomsbury)
Pourquoi est-ce important de dire que le futur constitue également le fait des autres espèces ?
Le premier enjeu est celui d’une extension du cercle de l’attention : il s’agit de se soucier du futur des êtres vivants non humains. Le deuxième, celui sur lequel j’ai le plus réfléchi, porte sur la compréhension de ce qui fait advenir le changement. Le futur ne résulte pas seulement des projets humains, c’est aussi le produit de dynamiques insufflées par les non-humains. On le sait grâce aux sciences géophysiques et de l’évolution, et en même temps on ne le sait pas, dans le sens où on n’a pas pris la mesure de ce que cela signifie. Il faut relativiser notre emprise sur l’avenir et réaliser que la capacité à susciter des futurs est beaucoup plus distribuée qu’on ne le croit.
Le livre présente le cas de l’étrange protéine appelée prion, qui cause la maladie de la vache folle.
Ce qui m’intéressait dans ce cadre, c’était, d’une part, la façon dont les expert·es du comité Dormont, désignés en 1996 par le gouvernement français pour évaluer les risques et maîtriser l’incertitude face à cette crise, tentaient de suivre l’insaisissable prion et, d’autre part, la manière dont celui-ci échappait, montrant des potentialités d’agir difficiles à prévoir. On découvrait que cette protéine avait la capacité de transmettre des maladies – ce qui était contraire à la doctrine pasteurienne, selon laquelle seules les bactéries ou les virus ont cette faculté de propager des pathologies –, de changer de forme, de se reproduire… et de susciter des futurs inattendus.
Autre exemple que vous évoquez, celui des loups…
Depuis leur retour dans les Alpes françaises à partir de l’Italie, au début des années 1990, les loups n’ont cessé de déjouer les attentes des gestionnaires de la nature. Par leur capacité de survivre, parce qu’ils échappaient de fait aux tentatives de savoir où ils se trouvaient et qui ils étaient (s’agissait-il bien de ceux qui étaient jusque-là du côté italien?), ils ont posé un tas d’énigmes, dont certaines ont été résolues (avaient-ils été ramenés par des écologistes, comme le prétendait une théorie du complot?), d’autres pas tout à fait. C’est un bon exemple de la capacité d’un animal à modifier le cours de l’avenir tel que les humains l’avaient décidé.
Peut-on dire que les espèces non humaines créent du futur en innovant et pas seulement en réagissant au changement par des mécanismes biologiques ?
J’ai essayé de dire que les loups et les prions étaient à l’origine d’une forme d’innovation au sens étymologique, car ils montraient une capacité à provoquer quelque chose de neuf. Je me suis appuyée sur le travail de la philosophe australienne Elizabeth Grosz, qui, se référant à Darwin, propose de voir l’évolution des espèces non seulement comme une adaptation mécanique à l’environnement, mais également comme une capacité de transformation créative. Le fait que le vivant soit porteur d’une forme de créativité se perçoit dans les dynamiques qui entourent la reproduction : les couleurs ou les chants déployés pour attirer des partenaires relèvent d’une forme d’excès par rapport à ce qui suffirait pour se reproduire.
Un ouvrage que vous avez codirigé en 2020 invite à « penser avec les sols »…
Cet autre exemple illustre la nécessité de décentrer nos récits sur la manière dont le futur advient. Je pense notamment au permafrost, aux micro-organismes qui se trouvent dans ce sol gelé – on ne sait pas ce qu’ils sont et combien, c’est une des frontières de nos connaissances bio-géophysiques – et au scénario de leur réveil possible, qui pourrait contribuer à réchauffer l’atmosphère. Ceci nous oblige à complexifier nos propos. Le changement climatique a été déclenché par le fait de brûler de l’énergie fossile, et les responsabilités sont du côté de certains groupes humains. En même temps, c’est une dynamique qui est partagée, un futur qui est aussi suscité par des entités naturelles telles que les sols. Dire, comme on le fait avec le terme « Anthropocène », que les transformations de l’environnement sont causées par les pratiques humaines, c’est vrai, mais pas complètement.
N’est-ce pas risqué de dire que le changement climatique n’est pas entièrement dû à l’action humaine ?
Affirmer que le sol est un acteur climatique pourrait conduire en effet à distribuer les responsabilités et à dire que finalement, ce n’est pas de notre faute. Cela ne constitue pas le sens de mon propos. Il s’agit plutôt d’un appel à plus de modestie, à se rendre compte que les humains ne font pas tout. La notion d’Anthropocène est critiquée en sciences humaines et sociales pour cette raison, car elle revient à dire que le visage de la planète dépend entièrement de la puissance technique des humains.
Un article dont vous êtes coauteure revient sur l’histoire des « régimes d’anticipation » et met en lumière une généalogie surprenante.
On appelle « régimes d’anticipation » des modes d’organisation construits autour de récits hypothétiques du futur et de programmes d’action. Un exemple actuel pourrait inclure les scénarios anticipant le déroulement de la « sixième extinction » en cours d’espèces vivantes et les dispositifs de conservation de la biodiversité qui sont mis en œuvre pour tenter de la freiner. Des régimes d’anticipation se sont développés après la Seconde Guerre mondiale au sein des États, mais aussi des entreprises, qui se sont dotées de services dédiés à la prospective pour renforcer leur capacité à s’adapter au marché. Grâce au travail d’historien·nes tels que Christophe Bonneuil ou Jeremy Walker (coauteur de l’article en question), on sait que des compagnies pétrolières comme ExxonMobil ou TotalEnergies ont anticipé dès les années 1970-80 une modification du climat liée à la consommation d’énergies fossiles. Leur première réaction a consisté à prendre ce scénario au sérieux, sans le dénigrer ou se montrer sceptiques… avant de déployer ultérieurement des stratégies opposées.
L’anticipation ne représente pas seulement une capacité technique, c’est un champ social marqué par les intérêts et les rapports de force des différents actrices et acteurs. À l’époque où ce champ se met en place, notamment après la publication du Rapport Meadows 1 par le think tank Club de Rome (Les Limites de la croissance, 1972), on voit se développer deux communautés d’anticipation : l’une alerte sur la consommation de ressources, l’autre promeut l’idée qu’on développera des technologies et des savoirs permettant de consommer tout autant, mais « mieux ». Aujourd’hui, alors que ce futur est devenu en partie notre présent, ces communautés d’anticipation sont devenues toutes deux plus puissantes.
Dans vos travaux récents, vous vous intéressez aux politiques d’anticipation dans le domaine de la forêt et aux processus de « climatisation »…
La notion de « climatisation », introduite par le sociologue Stefan Aykut, désigne, dans une myriade de disciplines et de secteurs économiques, le fait que le changement climatique modifie les manières de se projeter dans l’avenir et de construire ses enjeux. Sous cet angle, la forêt est vue comme un outil pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre, car sa biomasse (bois, feuilles…) possède une certaine capacité de « séquestration du carbone », c’est-à-dire d’absorber et de retenir pendant un temps le CO2.
C’est un exemple de ce qu’on appelle « solutions fondées sur la nature ». Beaucoup d’écologues appuient ce concept pour des raisons en partie stratégiques, constatant que la défense de la biodiversité en tant que valeur en soi n’a pas assez d’impact. D’autres critiquent l’approche centrée sur les «services écosystémiques», la jugeant trop utilitariste et anthropocentrée. Pour ma part, je trouve que c’est une vision qui nous remet à notre place, soulignant le fait que les écosystèmes ne sont pas de petites choses fragiles que nous aurions tout pouvoir de préserver ou pas, mais qu’ils ont la capacité de rendre la terre habitable pour les êtres humains et de fabriquer nos conditions de vie.
1 Les auteurs du Rapport Meadows, publié en 1972, considéraient que la pénurie de matières premières et la hausse de la pollution allaient provoquer la fin de la croissance économique durant le XXIe siècle. Les seuls de leurs scénarios qui ne menaient pas à un effondrement étaient ceux qui abandonnaient une croissance de la production sans limites.