Cette revue est dédiée à Natacha Audy, notre première critique. « [...] Je crois que de façon silencieuse, dans Hors-d’Øeuvre, il y a trois rôles qui s’installent : les penseurs, les techniciens et les suiveux. Tout le monde semble se complaire là-dedans, sauf moi. Certains se sentent plus importants ou plus intelligents que les autres. Quels cons, ceux-là ! » Lettre de démission, 2005
INDEX 9 21 43 55 67 85 105 113
Révolutionnaire traditionnel, révolutionnaire critique Prolocritique, l’art de la fin La cause finale, pouvoir et raison Chroniques de l’ennui Le suicide est-il une solution ? Configuration de l’opposition Du potentiel africain Critique du nihilisme contemporain
Clément Courteau J’ai passé mon adolescence à délirer dans les centres commerciaux ou les boisés de ma banlieue. Découragé par mes parents, j’ai tué dans l’œuf une vive passion pour les études classiques et les lettres en général. Je suis alors parti, tentant de m’effacer du monde et ainsi de me soustraire aux choix qu’il impose, dans un voyage dangereux dont je viens en quelque sorte tout juste de revenir. De celle de sauveteur, je passerai bientôt à la profession d’acupuncteur. Le choix de cet emploi m’a été au départ dicté par l’air du temps, qui m’a poussé vers la thérapie, moment le plus sournois de la privatisation du système de la santé. Je compte tout de même avoir une pratique médicale épanouissante, poursuivant conjointement des recherches fort larges sur la société, sur la maladie et sur la guérison.
David Simard 1979, Sept-Îles. Issu d’une famille quelconque, David fut marqué durant son enfance par une révolte précoce contre le père. Celui-ci eut n éanmoins le mérite de de lui offrir un CoCo 2 pour ses 7 ans, en plus de lui inculquer le goût de la chicane. Délaissé aux abords de la puberté par sa mère en deuil, les bums prirent le relais de son éducation. Son chemin bifurqua lorsqu’éclata la grève étudiante de 1996; il prit ce virage avec passion, devint militant à temps plein et n’accorda désormais plus d’importance à autre chose, hormis l’amour d’une femme. Polémique sévère et rageur à l’égard de ses contemporains, sa réputation de mauvais garçon le précède toujours. Aujourd’hui, il poursuit – sans trop d’attente – une car rière de photographe. Outre la réalisation du présent projet, David choisira cette année le cinéma ou la vie intellectuelle, sinon les deux.
François Bélanger J’aurais pourtant fait un bon maître. Fils de prolétaires aimants et droits, singulièrement blasé par la morne campagne et de tempérament cartésien, je sublimais mes problèmes personnels jusqu’au perfectionnisme et un destin d’érudit libertarien me tendait les bras. C’est d’ailleurs un plan cartésien – le Political Compass – qui m’a révélé comme anarchiste il y a une dizaine d’années. Je vis depuis en véritable ronin dont les ambitions ont progressivement migré du domaine de la quantité à celui de la qualité. Doté d’un baccalauréat en psychologie mais toujours à la recherche d’une vocation attrayante pour un généraliste impénitent, je suis apparemment habile en gestion et en sciences et technologies. À l’heure actuelle, c’est essentiellement dans notre lutte pour la justice que je resplendis.
Martin Lord Né à Montréal le 7 mai 1986 de l’union de deux employés de banque, Martin Lord n’est d’aucune façon économe. Il a été encouragé très tôt poursuivre de ruineuses entreprises (arts et lettres) et les actuaires, les actuaires, au contraire de ses débiteurs, s’entendent sur son statut : insol vable. Si seulement il faisait preuve de bonne volonté. Mais non, il fume, boit trop, dort peu et se nourrit fort mal. Son parcours académique est, tout au plus, une bonne plaisanterie menant au prolétariat. Sa profession et ses responsabilités acquises récemment lui interdisent tout retour à ses vieilles habitudes. C’est par Hors-d’Øeuvre que Martin réussit dorénavant à malmener son crédit. Cela soulage sans doute ses proches.
Guillaume Beauvais Depuis que je me rappelle, je m’intéresse à la politique. À l’âge de cinq ans, mes parents m’apprenait à me méfier du maire Vaillancourt. À neuf ans, je faisais un oral pour la souveraineté du Québec. À seize, anarchopéquiste que j’étais, je m’enfuyais de la police à une manifestation contre leur brutalité. C’est finalement à mes vingt ans qu’ayant cessé de voter, j’ai décidé d’œuvrer à l’édification d’une pensée révolutionnaire critique qui pourra, le temps venu, semé les germes d’un changement radical dans la société. Sinon, je suis sous-titreur à temps plein et étudiant à la maîtrise en science politique, également à temps plein. Bientôt, j’essaierai d’être professeur de cégep ou, au pire, j’userai de mes compétences en français afin de m’assurer d’un job.
Pierre-Luc Junet Je n’ai pas choisi d’être un enfant d’Amérique. J’ai appris à l’âge de dix ans comment me réadapter à mon environnement. Au seuil inquiétant de l’adolescence, j’ai réagi en acceptant ce que mon époque avait de plus nihiliste à m’offrir : musique fucked up, tendances autodestructrices et révoltes viscérales m’ont accompagné jusqu’à récemment encore. Marqué au fer rouge par la violence de cette société, j’ai souhaité m’en détacher et vivre sans penser aux lendemains. J’ai ainsi raté mes études collégiales en arts et lettres et perdu un temps précieux en tristes voyages. Souhaitant redresser la barre du malheur, j’ai entrepris un virage dans le domaine de la culture. Diplômé en scénarisation, grâce à quoi j’ai acquis des connaissances et des pratiques en technique cinématographique, je projette de continuer mes études et mes projets dans cette voie.
Ousmane Thiam Originaire de Guinée-Conakry, je réside à Montréal depuis maintenant quinze ans. J’y ai bâti ma vie, souvent en territoire hostile. La rigueur, le travail et la rage de m’extirper des conditions aliénantes de mon existence ont été les prémisses de ma révolte. Grâce à un concours de circonstances inouï, j’ai eu la chance de faire la connaissance de personnes de qualité qui s’avèrent désormais être mes camarades, mes amis. C’est avec celles-ci et avec ceux-ci que je m’engage à affronter violemment mon époque. Aujourd’hui, ma réalité s’avère être le travail. Infirmier, je l’affronte plutôt que de la fuir comme bon nombre de mes semblables sans colonne, sans caractère.
Louis-Thomas Leguerrier Venu au monde à Brossard, à l’ombre de la banlieue concentrationnaire et du boulevard Taschereau, Louis-Thomas, depuis qu’il a quitté le nid familial pour aller vivre à Montréal, patauge dans les eaux tièdes et ennuyeuses d’une jeunesse délabrée. L’espoir de terminer un jour ses études et d’ainsi pouvoir enseigner la philosophie au cégep l’accompagne dans ses déboires quotidiens. Entre la salle de cours et le centre d’appels, entre la Critique de la Raison pure et la musique punk, il essaye tant bien que mal d’élaborer un discours politique qui échapperait autant au langage de l’académie qu’à celui de l’industrie culturelle. Ayant trouvé pour la première fois, dans l’écriture de la présente revue, une voix pour dire et ainsi maîtriser sa propre violence, il est prêt à donner l’assaut, avec ses camarades, aux vicissitudes dévorantes du monde contemporain.
RÉVOLUTIONNAIRE TRADITIONNEL, RÉVOLUTIONNAIRE CRITIQUE
Clément Courteau
Les fragments de vérité que nous pourchassons sont comme des papillons : en cherchant à les fixer, nous les tuons. Simon Leys
L
es idées sont les fruits du terroir qu’est l’esprit; l’émerveillement en est la jachère. L’esprit cultivé en hâte, sans ce temps de sabbat, fait siennes quelques manières de réfléchir, quelques intérêts déterminants et quelques analyses puis les applique indifféremment à tout objet de sa réflexion. Ainsi s’édifie un intellect fort capable de se pencher sur maints sujets, mais qui toujours engendrera des fruits ayant la pâleur rigide de l’homogénéité. Car ce sol où prospèrent nos idées, l’habitude l’épuise comme la répétition, un mensonge. Se ressemblant entre elles plutôt que d’être modelées selon l’observation du monde extérieur, les idées s’en éloignent avec une douceur inéluctable pour ne décrire finalement que l’image qu’elles en ont extrait et qu’elles contribuent entre elles à maintenir et à enrichir. Ces clichés, étau de notre quotidien dans lequel l’esprit se trouve enserré, forment nos pensées à venir avec autant de force que si elles jaillissaient, nouvelles, directement de la fontaine géniale de l’inspiration, la vie dans ses plus banales manifestations. Nous nous trouvons alors égarés dans un dédale d’a priori que nous ne reconnaissons pas comme tels, labyrinthe dont nous sommes sans nous en douter le minotaure. Nous errons dans ce jardin devenu méandres, flânant dans les couloirs de l’erreur en croyant, parce que nous en sommes l’origine et qu’ils sont pour nous toute la réalité, suivre pas à pas le chemin du progrès; nous ne progressons alors qu’en nous-mêmes, et sans fenêtre vers l’extérieur nous ne pouvons que nous y égarer. Avant sa rencontre avec Thésée, le monstre saurait-il seulement qu’il est un monstre ? Libé rer notre esprit de cette fausse demeure redonnera à ses fruits leur vigueur et, pour ce faire, il est nécessaire d’y entretenir un espace inculte, sauvage. De cette friche, la luxuriante nature peut reprendre forme et contribuer à la souplesse de nos conceptions. Concrètement, nous en tirons notre capacité à nous émouvoir, à être étonnés, à penser le monde comme étant l’objet nouveau qu’il devient sans cesse et à pouvoir s’y orienter en empruntant lorsqu’ils le doivent être les couloirs qui se présentent tout en évitant ceux qui, même s’ils semblent les plus évidemment utiles ou pratiques, n’apporteraient rien de bon ou même de grands maux à ce moment précis. Nous considérons alors le labyrinthe luimême comme une méthode, utile parfois et délaissée autrement en toute liberté. Mais l’émerveillement pur n’a d’autre valeur peut-être que thérapeutique. Il ne suffit pas, pour récolter des idées fortes, de porter sur le monde un regard toujours renouvelé. L’enfant, imbibé de candeur comme la musique l’est de silence, n’est pas pour cela un être émancipé. Il lui faut encore se séparer d’avec l’apparence première du monde tel qu’il le vit, séparation qui toujours a valeur de divorce : engagé qu’il est sur le chemin de la connaissance, il n’est plus alors à proprement parler un enfant. Il abandonne la simplicité d’esprit pour se livrer à l’étude de sa société et à 9
la découverte du monde qui l’entoure. Il accumule sur lui un attirail de faits, de preuves, d’idées, de certitudes et de doutes, il découvre les structures, les lignes de force et les matériaux qui le constituent et le reconstruit dans son esprit pour se le ren dre intelligible, mais toujours avec la maladresse de celui qui, étranger en terre étrangère, étudie puis singe les mœurs d’un peuple duquel il sera à jamais différent. Ces connaissances imparfaites d’un monde insaisissable ins crivent pourtant sa pensée dans la marche du progrès sans le quel l’éternel retour du semblable qu’on avait pourtant oublié n’aurait d’originalité que pour la subjectivité de l’oublieur et de meurerait, au regard des faits, un banal élément de l’habitude. Pour grandir, on se fait enfant, mais ce retour à l’origine n’a de sens qu’en ce que nous l’effectuons avec le bagage amassé lors des pérégrinations suivant notre séparation d’avec l’immédiat. L’ironie veut que nous nous égarions d’abord afin que, lorsque nous retrouvons finalement notre chemin, nous ne puissions le reconnaître comme valable et soyons forcés d’ouvrir dans la tourmente de l’existence une nouvelle voie – la nôtre. Le temps perdu qui flotte entre départ et retour est seul garant de notre individualité, comme son odyssée est à la fois source de tout ce qu’est Ulysse et la seule histoire qu’il lui soit possible de ra conter. Pour nous comme pour lui, le véritable périple débute à Ithaque, une fois revenus, un individu devenu différent dans une personne demeurée inchangée, parmi les nôtres. Là, nous voulons participer à la création de ce que nous avons aperçu de vérité dans ces contrées de la vie ordinaire, à travers les rouages cruels de l’habitude : liqueur étoilée, vents frais de l’improbable bonheur qui gît en puissance partout où la dou leur préside au déploiement de l’existence. Pour découvrir les pièces éparses d’un monde qui, une fois rassemblées, serait habitable, nous nous adonnons à l’exploration comme l’ont fait jadis ceux qui ont cru en cette lumière que nous avons voulu suivre. Debord et les lettristes se lancèrent avec une vigueur exceptionnelle dans ce périple. « Jeunes et beaux », ils « répon dent Révolution lorsqu’on leur dit souffrance », cette même révo lution qu’ils font « à leurs moments perdus ».1 Encore imprégnés de l’héritage d’un surréalisme agonisant, ils cherchent dans l’art la réponse à des problèmes qui dépassent de beaucoup cette sphère spécifique. Hurlements en faveur de Sade, film avec lequel, prétend-il, Debord a « détruit le cinéma parce que c’était plus facile que de tuer les passants » est emblématique des expériences culturelles de ces jeunes hommes. Dépourvu d’images, le film tire sa puissance d’une bande sonore éclec tique qui se termine néanmoins par un constat d’échec face à l’expérimentation pure : « nous vivons, en enfants perdus, nos aventures incomplètes. » Car la démarche expérimentale trouve ses limites dans la matière brute que nous sommes : quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur.2 Notre milieu et son influence sur nous, nos travers, l’esprit de notre époque sont autant de données qui dé tournent nos actes, les orientent vers des fins que nous n’avions pas voulues ou, du moins, que nous n’avions pas souhaitées. Là, notre liberté n’est plus qu’illusion et c’est en ce territoire inconnu, sur lequel nous avons d’autant moins de prise que nous ne soupçonnons pas son existence ni donc son influence décisive sur notre destinée, que nous devrons nous aventurer afin d’en dresser, arpenteurs intrépides, la cartographie la plus organique possible. Le brouillard qui forme et enveloppe notre personne est aminci chaque fois qu’une parcelle du monde est 10
arrachée à cet empire du mystère qu’est la société pour être mariée à la Cité de la connaissance. Émergeant peu à peu des brumes de l’après-guerre française, les lettristes se défont des illusions artistiques qui avaient à l’origine cimenté leur groupe et déclarent que « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ». Leur esprit s’ouvre jusqu’à capter l’influence discrète de tous les éléments de leur quoti dien, formant un tout qu’ils veulent dès lors maîtriser : « la cons truction de cadres nouveaux est la condition première d’autres attitudes, d’autres compréhensions du monde. » Au terme de ces années passées « à ne rien faire, au sens commun du terme », ils élaborent un programme qui est l’amorce d’une nouvelle époque pour la pratique révolutionnaire. « Notre action dans les arts n’est que l’ébauche d’une souveraineté que nous voulons avoir sur nos aventures, livrées à leurs hasards. » Le désir d’une telle souveraineté préfigurait la fondation de l’Internationale situationniste. Vient alors l’exclusion de tous les membres ayant une quelconque prétention artistique, ceux qui voulaient faire revivre l’art plutôt que le dépasser. Le groupe chaussait désor mais le vaste enfant progrès3; débarrassé de tout artifice, de toute recherche formelle ou esthétique superflue, il n’aurait de considération que pour l’essentiel : l’organisation de la vie des humains entre eux. Ce retour à la question du comment vivre, simplicité première qui échappe malgré cela à la multitude, s’est effectué au bout d’une course effrénée contre le Zeitgeist permettant aux athlètes de se forger un corps d’élite capable d’assumer la tâche extrêmement sérieuse d’avant-garde. Héritiers de ces nobles personnages, nous avons vu dans les sentiers battus par leurs explorations et depuis foulés sans cesse par des épigones plus nombreux que mémorables autant de détours, d’erreurs desquelles nous avons voulu tirer les leçons en nous rendant directement à leur point d’arrivée : la poli tique. Nous avons cru gagner ainsi un temps précieux mais, ignorants que nous étions des choses du monde et de la vie, dépourvus de recul sur celle-ci, encore aux prises avec les af fres de l’adolescence, nous n’avons pu que projeter hors de nous-mêmes l’ombre magnifiée de nos travers dans le cadre d’actions pourtant radicales. Tout se passe comme si ce temple qu’avaient bâti nos prédécesseurs et qu’ils avaient laissé désert après leur soudaine disparition comportait d’innombrables gra vures, peintures et autres ornements ayant tous valeur didac tique mais que, dépourvus de la clef au moyen de laquelle nous aurions été en mesure de les rendre intelligibles, nous n’avions pu interpréter autrement qu’au travers des bornes étroites que nous avait habitué à placer partout où se dirigeait notre pen sée le monde qui nous avait poussé au départ à nous réfugier dans ce monument. Condamnant au nom de principes abstraits l’ensemble de notre monde, nous avons recouvert sa culture du voile opaque de la tradition. Sous cette chape, il n’y avait plus pour nous qu’idéologie et mensonge, tandis que nous nous engagions dans une mêlée dont les belligérants prove naient ironiquement tous de ce monde que nous avions décidé d’ignorer. Ne demeuraient comme cibles valables que ceux qui peuplaient le seul endroit au monde où nous étions reçus et que nous considérions comme digne d’intérêt : notre propre milieu. C’est que le début du XXIe siècle nous a rassemblés là où la société, ayant intégré la contestation à son mouvement général, fait aboutir presque structurellement ceux qui ne croient pas en elle et refusent d’adhérer à son principe moteur. Nous qui, en fants perdus, nous sommes dirigés comme par instinct vers la révolution, avons suivi en fait le patron tracé par notre monde
au sein duquel elle constitue désormais un champ culturel autonome. Le milieu militant est en effet à notre époque une simple pièce de la mosaïque complexe que représente le panorama culturel de la société capitaliste plutôt que d’en être l’équivalent critique, englobant la totalité sociale dans son analyse pointue et l’attaquant dans sa pratique acérée. Cette mosaïque s’est dessinée avec les changements structurels que le capitalisme a subis au cours des dernières décennies. D’abord un morcellement de la sphère de la production, puis, nécessairement, de la sphère de la consommation ont répondu à des impératifs autant d’ordre économique (la recherche des profits se trouvait entravée par la structure lourde du fordisme) que culturel (les peuples, ennuyés par la vie moderne, terne et grise, revendiquaient, par la bouche entre autre des situationnistes, une vie authentique, libérée du travail assommant de l’usine, où « l’imagination prendrait le pouvoir »).4 À ces doléances, la société répondit par la solution la plus simple qui s’offrait à elle, la marchandisation, ce qui jeta les bases des nombreux champs culturels, sous-systèmes reproduisant en leur sein le fonctionnement général de la société – et par là, le leur – qui cimenteraient désormais l’appartenance sociale des citoyens, orienteraient leurs choix de consommation et ultimement leur carrière : sports, passe-temps, courants cinématographiques ou musicaux. La révolution n’échappa pas à ce remaniement et, comme dans tout autre domaine culturel, les œuvres qui sont issues du sien s’échelonnent du pire au meilleur, de la marchandisation pure et simple aux raffinements de l’esthétique ou de l’intellect, en passant par les nuances induites par plusieurs cercles, chacun ayant son mode de vie propre, ses croyances particulières et ses tendances directrices. Cependant, la particularité du champ révolutionnaire est qu’il s’élabore sur un refus. Alors que la société veille à intégrer d’une façon ou d’une autre les nouveaux arrivants, jeunes ou immigrants, à son fonctionnement (que ce soit par l’abêtissement du travail forcené, les honneurs d’un parcours sportif ou intellectuel hors du commun ou les promesses de l’amour et d’un emploi stable), au sortir de l’adolescence, le jeune révolté, insatisfait de tout et refusant de se plier aux normes comme aux exigences de la société qui l’a produit, arrive dans un monde où tout est déjà fermé. Seule, la Révolution l’accueille à bras ouverts, mais révèle ce faisant le noir t-shirt de l’anarchie, culture dont le rebelle devra dorénavant épouser les mœurs. On l’initie vite à cette bohème particulière qui caractérise le militant : « anti-flic, anti-fric mais pas anti-sudorifique ».5 Les événements sociaux à saveur politique comme les contre-sommets ou la contestation étudiante remettent à jour son refus. Les luttes sociales du monde entier alimentent ses passions, ses discussions, l’inspirent pour ses fêtes thématiques. Le révolte se définit par la rupture qu’il opère d’avec le monde ordinaire, rupture rendue nécessaire par l’hostilité de celui-ci à l’égard de quiconque prétend ne pas y trouver son compte. Faisant de l’anticapitalisme la fin de sa réflexion plutôt que son préambule, il se placera dans une case à part, séparé des autres par cette lucidité des ignorants qui, incapables de plonger au cœur d’un problème, s’imaginent en saisir la globalité alors qu’ils n’en contemplent que la surface. Il deviendra peu à peu incapable de penser sa propre appartenance à la société et ses prétentions immenses se heurteront sans cesse à ce mur : sa pensée, élaborée à partir de l’aliénation, ne fait que la reproduire en actes sous le couvert de la contestation. Comme le champ révolutionnaire était là bien avant que le rebelle ne se découvre une passion pour le désordre et comme il se découvre généralement cette passion assez tôt, il arrivera peu formé en un endroit où les actes sont 12
lourds de conséquences. Il n’aura pas appris à lire avant de devoir rédiger des tracts ni appris à penser avant de devoir défendre violemment les idées incendiaires dont il s’empare. La société n’est pas clémente envers les révolutionnaires. Nous nous trouvons constamment en position d’infériorité, rêveurs dangereux, ayant nécessairement tort sur l’essentiel. Dès qu’il s’affirme comme tel, le rebelle aura tout contre lui, et devra lutter. Puisqu’il est radical, il doit savoir la société, la connaître de fond en comble, et ne jamais laisser planer de doute sur quoi que ce soit, sans quoi l’interlocuteur, devenu adversaire, à l’affût du moindre signe de faiblesse, en profitera pour enfoncer là le stylet de son cynisme et invalider par cette simple brèche tout le discours révolutionnaire. Les exigences démesurées auxquelles est confronté le révolutionnaire à chaque discussion le forcent à adopter une stratégie argumentative frauduleuse, ce qui affecte nécessairement son rapport à la connaissance. Sa préoccupation sera d’abord de classer les auteurs en bons et mauvais, reflet moral de l’utile et de l’inutile, tristes catégories que ses allégeances politiques lui imposent comme seules va lables. Plus il sera confronté à son ignorance, plus fermement il défendra sa position, même en la sachant erronée. Au mieux, il l’enrichira de quelque anecdote, statistique ou élément factuel, toujours dans le but de la justifier. Âme damnée, tout pour lui devient le moyen de sa fin. Il y engage toutes ses ressources et y sacrifie toute idée témoignant d’un peu plus de liberté que les siennes. Grossièrement sophiste, il prendra tout pour lui et ne laissera rien au hasard. Ne perdant jamais de vue la nécessité de justification, qui n’est plus celle de ses idées, mais est devenue par la fusion complète de sa personnalité avec elles la justification de sa propre existence si bien qu’il se voit menacé personnellement lorsque s’apprête à fondre sur sa proie l’ombre de la réfutation, oubliant que cette dernière évolue dans un plan d’existence différent du sien et que, même s’il s’accable de symboles et vit dans le rêve, il n’est pas devenu pour autant complètement idéologique et qu’il demeure pour le moment du moins essentiellement un être matériel, il bouclera toutes les boucles en marquant son discours du sceau de l’inéluctabilité : les rouages du système sont tels que la réalité tout entière se résume à l’idée que j’expose. Cherchant par tous les moyens à donner de la substance à son discours – et par là à son être – le rebelle trouvera dans le marxisme un agent de simplification inespéré. Lorsqu’on lui apprend que l’infrastructure détermine la superstructure, qui n’est qu’idéologie servant à justifier la misère du monde, il ne prend pas en compte que Marx, avant d’échafauder cette théorie, a rédigé au préalable une thèse sur Démocrite et Épicure, en plus d’une critique de Hegel. Il ne s’attarde pas à la différence qualitative entre cet homme, riche d’un savoir encyclopédique et sa propre situation de jeune marginal, ignorant en toutes les matières : il se contente d’arborer ce déterminisme comme une armure. Son ignorance qui, hier encore, le ridiculisait dans les débats est non seulement saine et légitime, mais désormais subversive, et il jugera que la peinture, la musique, la littérature et la philosophie sont l’apanage criminel d’une bourgeoisie décadente. Platon légitime la domination des esclaves par les citoyens et l’on ne peut que s’embourber dans les banalités esthétiques de Flaubert. Toute démarche spirituelle est une aliénation et la compassion une silhouette pâlissante des idylles moralistes du vieux monde. Ne voyant dans le plus ou moins grand degré de raffinement des œuvres auxquelles il est confronté que celui des opiacés qu’il les croit être, il se coupe de l’ensemble de la culture occidentale et, dans l’impossibilité où il se trouve de
réaliser une étude approfondie de l’évolution de sa société, il place l’âge d’or de la révolution dans un passé mythique dont les faits d’armes, mis en abîme avec la situation actuelle de l’histoire révolutionnaire, semblent indépassables. Il se tourne vers ce phantasme par réflexe, pour voir « ce qui a marché » et tenter de le reproduire. Les mots d’ordre des révolutions passées deviennent des passe-partout, des lieux communs qu’il suffit d’appliquer ici-bas. C’est ainsi que le savoir s’élabore à partir d’idées reçues et non de données réelles. De jeunes gens en plein développement intellectuel voient leur pensée ruinée par la violence d’un monde qui ne peut tolérer l’opposition; le révolutionnaire paie de son intelligence future le crime d’avoir rêvé un jour en habiter un meilleur. Il se méfiera de « la théorie », dont la conception fétichisée qu’il en acquiert le sépare cruellement à force de ne s’instruire qu’à des fins guerrières et trouvera, dans la reconnaissance des affres dues au capitalisme, au patriarcat ou, de manière plus diffuse, au pouvoir, une pensée d’une profondeur telle que nulle autre n’est nécessaire. Souriant, il assimilera l’échec de sa vie à une action directe affaiblissant le système et estimera en avoir bien assez fait en demeurant médiocre que point n’est besoin d’ajouter à ce sacrifice les longues heures d’un travail acharné. Plus il est indigent, plus il se rêve autonome sans voir au contraire qu’il est enserré dans le contexte fonctionnel de la société existante. Son discours usé, auquel il ne croit hélas plus qu’à moitié, acquiert le ton laconique de la routine alors même que, confronté à l’échec flagrant de toutes ses tentatives insurrectionnelles, il en vient à la conclusion que le monde ne peut être changé par l’action humaine. Errant dans l’attente d’un Grand Soir qu’il sait devoir venir naturellement, il se dessèche au soleil du salariat par un éternel après-midi et juge, selon l’aridité particulière de son époque et par l’absence de toute fraîcheur, de la proximité du crépuscule dont les nuages de la crise économique, l’ombre de la geôle ou même celle de l’inquiétant corbeau prenant son envol devant l’astre lumineux sont autant de symboles, de signes avant-coureurs, comme s’il suffisait que le monde soit assombri pour qu’enfin il s’éclaire de nouveau, mais cette fois de l’intérieur. Cette vision téléologique de la révolution découle d’une conception naturaliste de la propriété privée faisant en sorte que, si le révolutionnaire lutte effectivement contre le capitalisme, ce sera selon lui à contre-courant de l’ordre des choses, tentant non pas de dépouiller le monde actuel des lambeaux de l’archaïsme marchand, mais bien de réaliser l’idéal libertaire en faisant vouloir par les hommes une société qui serait contraire à leur inclinaison naturelle et dans laquelle ils perdraient quelque chose, à savoir la possession de richesses, pour bénéficier ensuite d’un informe bien-être collectif. Cela explique pourquoi le révolutionnaire traditionnel met tant l’accent sur le « travail sur soi », mais pour lui, il s’agit d’un travail d’abolition plutôt que de construction, d’une sorte d’ascétisme révolutionnaire appelant à la purification de l’homme, au dépouillement de son égoïsme pour qu’il arrive enfin à accepter cette mutilation nécessaire. Ironiquement, c’est pour le révolutionnaire l’ignorance qui amène la spécialisation et non la maîtrise profonde d’un sujet circonscrit. Sa pauvreté théorique l’empêche de réfléchir hors du jargon habituel à son cercle social et si les termes dont il use ont déjà, au hasard de quelque discussion, désigné une certaine réalité de faits, ils ne demeurent que les symboles d’un mal mystérieux. Hagard, la pensée abstraite le dominera : il n’y aura plus pour lui que le bourgeois, qu’il faut haïr, et le pauvre, qu’il faut aimer. Le révolutionnaire traditionnel s’éloigne dans un univers de significations dépourvues de toute assise con-
crète, ne décrivant qu’un vague sentiment de haine et, folklo rique et obscur, finit par se faire le prophète de quelque étrange démon. La révolution, avec ses maîtres, son caractère élitiste, sa terminologie propre et son enseignement hors de portée du simple citoyen, possède les caractères les plus visibles et généraux de tout ésotérisme.6 C’est ainsi que le champ révolutionnaire, modelé par l’hostilité sociale, est porté à se replier sur lui-même afin de recréer une communauté pour ceux qui n’en trouvent nulle part. Dysfonctionnel socialement, sans famille ni avenir, le militant réalise vite l’état de dépendance dans lequel il se trouve vis-à-vis de son cercle social. On comprend alors la peur qu’il éprouve lorsqu’on attaque ce dernier, tout comme la haine qu’il voue à ses assaillants. On comprend aussi l’absence de volonté de dépassement propre à ce milieu que trahit la pauvreté des œuvres et des formes tant littéraires que médiatiques qui en sont issues. Cette particularité distingue le champ révolutionnaire des domaines artistique ou scientifique, par exemple, qui, eux, sont confrontés à la nécessité de révolutionner leur domaine : pour l’artiste, de renouveler les formes d’expression, pour le scientifique, de produire des découvertes. Ils sont poussés par des besoins comme celui de se faire un nom, d’exister socialement, et donc économiquement, de se créer en tant que créateur pour l’artiste, d’être découvert comme découvreur pour le scientifique. « Publier ou périr », cette forme spécifique d’aliénation qui façonne la culture officielle, les révolutionnaires ne la connaissent pas. Au contraire, toute réussite de leur part entraîne son lot de dangers et de difficultés professionnelles, si bien que « publier et périr » semble un adage plus approprié à leur activité. Ne trouvant aucune satisfaction personnelle dans l’avancement théorique et pratique de ce qui devient alors moins un travail qu’un passe-temps, ils sont mus par la recherche de la reconnaissance de leurs pairs, liée plus que tout à leur opposition au système. En l’absence de principes régulateurs formels et consciemment établis, cette reconnaissance devient la structure politique du champ révolutionnaire, dont le bouche à oreille et les liens d’amitié sont les mécanismes et la vie privée, l’instance décisionnelle. L’attitude critique y est remplacée par un traditionalisme camouflé en position politique et la crainte d’être mis au ban de son cercle, justifiée par l’arbitraire de son processus décisionnel, inhibera les tentatives d’expérimentation du révolutionnaire, ce qui favorisera le conservatisme à travers la consécration d’une noblesse de robe, le théoricien et d’une noblesse d’épée, l’activiste. Secouer le joug des habitudes acquises par ce conditionnement commence, une fois prise la décision de la rupture, par la reconquête de la vie de l’esprit. Nous devons tous apprendre à réfléchir, ce qui n’est garanti ni par l’éducation ni par l’expérience vécue et ne s’acquiert que par un effort planifié et constant pour libérer notre perception des moules dans lesquels elle a été coulée. Pour nous qui arrivons une fois la cérémonie terminée, alors que le maître d’hôtel, montrant d’un large geste à la ronde les tables desservies et les lumières éteintes, la salle vide à l’exception des quelques derniers domestiques s’affairant à leurs dernières tâches dans la chaleur du soir, nous invite finalement à emprunter un petit escalier aux marches raides et usées s’enfonçant vers une cave où nous pourrons nous joindre à l’afterparty qui se prolongera jusqu’à ce que le manoir finalement soit la proie des flammes, Kant a laissé sa carte de visite, sur laquelle il prit soin de griffonner ce conseil : « la voie critique seule est toujours ouverte ». Habitués que nous sommes à ne considérer les choses que sous leur aspect le plus grossier, on voit d’ordinaire la critique comme quelque chose d’essentiellement 13
négatif, en opposition à une donnée existante. C’est là négliger que, pour être porteuse d’avenir, elle ne peut se contenter de rejeter, de détruire et de s’opposer. Le versant négatif de la critique, ou critique proprement dite, est la force d’action, le mouvement primaire de rupture nécessaire mais si rare à notre époque. Par contre, s’il se développe de manière autonome, sans être tempéré par une volonté créative, cet impétueux tour de force devient une pensée catégorique qui ne fait aucune concession, ne laisse aucune chance au monde qu’elle condamne et se complaît à tout rejeter. Ce n’est que conjugué à son pôle positif, qui vient tempérer le premier par la reconnaissance de ce qui reste valide dans l’objet de la critique que naît la critique vivante. Si, comme il arrive parfois, tout est à jeter de cet objet, la positivité de la critique s’exprime dans les méthodes ou dans les actions proposées pour son dépassement, évitant ainsi de sombrer dans un sombre nihilisme. Elle n’en est pas pour autant immunisée et possède nécessairement le vice de ses vertus. Au premier signe de faiblesse de la critique proprement dite, qui lui donne la force du négatif, elle menacera de s’effondrer en relativisme. Assaillie de toutes parts par les protestations, usée de concessions, elle n’aura plus la force de rappeler que, si chaque malheur particulier paraît une exception, le malheur général n’en est pas moins la règle et finira par donner raison à tous les torts, et tort à la raison. Bravant à la fois l’orage et le calme plat, la critique use de sa grâce pour maintenir entre ces deux écueils le cap d’un périple sans destination définitive. Cette délicatesse lui confère une puissance unique : alors qu’on considère les idées comme des outils assujettis à quelque fin, la pensée critique est dotée d’un sens qui lui appartient en propre. Éthérée, elle se pose sur le monde comme l’oiseau sur le mât du lourd navire parcourant l’océan. Elle s’envole, explore l’embarcation, puis s’évade en les terres éloignées de la spéculation. C’est alors que lui apparaît la fragilité du monde des hommes, qu’elle voit sur quelles assises chétives ils ont bâti leurs frêles maisons. Sitôt revenue, à des hommes forgés par la mer qui ont oublié dans les labeurs l’essence de la musique, elle piaille sa découverte : la réalité est contraire à la vérité... Il s’agit là de l’entrée en scène du révolutionnaire critique. « Je n’ai point dans les fers pris le cœur d’un esclave »7, tonnet-il. Et il ne l’y prendra jamais. Pour lui, l’opposition du vrai et du faux n’est déjà plus aussi fixée. L’avilissement le quitte peu à peu. Il n’aura plus comme objectif premier de se positionner ou bien en accord ou bien en opposition avec le monde et s’engagera dans des réflexions qui seront émancipées de ces attaches. Il conçoit la diversité entre différents systèmes théoriques comme le développement progressif de la vérité, représentant différentes teintes de subtilité plutôt que de n’y voir que la contradiction. Ce n’est pas dire blanc et noir sur les mêmes questions, mais faire l’effort d’observer les phénomènes sous leur forme concrète plutôt que de les ranger dans des catégories qui sont le fruit de l’imagination ou de l’idéologie. Le révolutionnaire critique se bâtit alors une érudition solide qui s’exerce par une curiosité sans bornes et, ce faisant, se dote de cette haute intelligence qui met l’homme de plain-pied avec toutes les sommités.8 Il puisera partout la connaissance dont la maîtrise incombe à cette réalisation : les théoriciens du passé le guident de leurs mille lumières, mais ne l’en obligent pas moins à jeter un regard neuf sur son époque. Afin d’élaborer le cadre théorique, nécessairement inexistant, qui tressera ensemble tout ce qu’il y aperçoit, il se livrera à l’épuration des théories et pratiques des siècles précédents et en cristallisera les apprentissages dans une praxis fonctionnelle aujourd’hui. La pensée
vivante, tissée de nuances et de délicatesse, à la poursuite de laquelle il se lance, interrogeant le passé pour y découvrir en filigrane le germe de ce que sera son époque, s’immergeant dans tous les fleuves pour mieux s’imprégner du flux de son univers, s’avère finalement insaisissable, fuyante. Menacée dès sa séparation d’avec l’existence immédiate, elle prend sur celleci un retard qu’elle ne comblera jamais ensuite entièrement. Ne vivant qu’à travers le mouvement, elle ne peut souffrir de se faire épingler aux pages de l’histoire : rosée fragile, sublimée alors qu’à peine dans le ciel de l’intellect dardent les premiers rayons de la littérature critique. C’est pourquoi, hélas ! on ne goûte plus sa fraîcheur mouillée en portant à nos lèvres les feuilles des écrits révolutionnaires. Une fois passé le moment de leur réalisation, ils seront la proie de toutes les dessiccations : réification, folklore, récupération, oubli. Ce qui d’elle subsiste, à travers les marques d’une écriture habile, est le chemin ou l’indice, la preuve, mais non la substance, qui n’est exprimée que dans une œuvre autonome, dont l’auteur s’adonne à la culture de la pensée pour elle-même. Mais voilà, nous avons un monde à détruire. Devant la nécessité de nous introduire le plus bruyamment possible dans notre époque et d’y prendre pied solidement, nous ne pouvons nous accorder les douceurs d’un pur travail théorique : mettons-nous nous-mêmes en jeu. C’est dans et par ce risque que le révolutionnaire se crée en tant que révolutionnaire et fait ses preuves en tant que différant essentiellement de ceux qui se satisfont du monde tel qu’il est. Critique d’une part, mais politique de l’autre, il est placé devant la double nécessité de transformer sa pensée en action en la faisant reprendre et enrichir par les peuples tout en demeurant juste face à la société et aux hommes qu’il condamne. Afin de devenir l’expression d’une richesse nouvelle et d’incarner l’avenir qui trépigne d’impatience à l’idée de son avènement, le révolutionnaire critique s’affaire à transformer l’évidence première du monde en quelque chose qui se comprenne, mais aussi qui se combatte. Pour ce faire, il devra résoudre cette contradiction : la pensée, une fois fixée, est condamnée à mourir, dépassée par la guerre du temps, mais on ne peut la rendre effective qu’en la fixant. Son œuvre, plutôt qu’à simplement y contribuer, aspire à la transformation cons ciente de la culture et par là a pour objet la totalité sociale. Une distance s’installe entre le révolutionnaire et l’artiste parce que l’œuvre de ce dernier, malgré son caractère manifestement social, n’a de fin qu’en elle-même. N’importe quel travailleur du domaine culturel peut assimiler sa production à la fabrication puisque son produit peut être anéanti ou dupliqué à l’infini sans conséquence aucune. Là, la subordination des moyens à la fin est parfaitement justifiée. L’œuvre révolutionnaire, qui vise à être réalisée puis transcendée, ne peut être pensée que comme une action vis-à-vis des hommes. Ici, l’irréparable peut être commis : toute action est unique et accomplie, inscrite pour l’éternité dans l’Histoire humaine.9 La révolution ne possède ni la stabilité ni la simplicité d’un objet produit au terme d’une relation moyens-fin et le révolutionnaire critique n’entreprend la création d’œuvres subversives qu’avec la compréhension profonde qu’un mauvais acte posé en vue d’une finalité vertueuse la déshonore nécessairement et ne peut dès lors contribuer à l’amélioration du monde. La révolution, comme la liberté, sont des termes déracinés. L’ordre social a planté à l’avance la contestation sur son propre terrain; ses jardiniers en taillent les haies et en peignent les fleurs si bien que, s’il fait de la vertu la base fondamentale de la sub15
version, le révolutionnaire procède à un glissement de son sens. Toute critique sociale s’exprime avec le langage dominant, mais doit s’élever, par une sorte de sociotropisme, contre le pouvoir qui l’a cultivé. Cette affirmation crée une langue autre, celle de la transformation du monde : le langage du changement. Pris seul, le sens du mot se fond dans ses sonorités, il devient un mantra et relève de l’expérience mystique plutôt que de la vie politique. C’est parmi ses semblables, dans la phrase, qu’il acquiert le sens concret par lequel il parvient à communiquer, car il est social – voire politique – par nature. La vie des idées ou bien l’autorité des diktats prennent forme dans l’interaction des mots entre eux selon la structure de cette interaction. Là où le langage ne démontre pas, n’explique pas, mais ne fait que communiquer l’ordre, apparaît un monde vide de réflexion : « l’extrême obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande ».10 Or, tout langage se communique lui-même. Dans le novlangue de la marchandise, les mots n’ont pas besoin de diminuer en quantité et doivent même augmenter en nombre afin que leur sens, de plus en plus parcellaire, ne soit plus en mesure, combiné à d’autres, de rendre compte du monde en tant que totalité. C’est leur aspect qualitatif qui est évacué. La marchandise, abolissant la distinction de sens à travers la formulation d’une procédure plus ou moins complexe, se réalise, c’est-à-dire qu’elle fait sienne la réalité. Devenue forme pure, la langue de la marchandise transmet ses exigences par la violence de la métaphore. La suprématie économique de l’échange, principe par lequel nous mettons en rapport les unes avec les autres des choses d’espèces différentes et les troquons comme si elles étaient d’une certaine manière les mêmes11, étend le domaine de la métaphore à l’ensemble des manifestations de la vie sociale. Tout mot, toute idée sont désormais interchangeables, car le langage totalitaire de la marchandise est, en dernière analyse, le langage de la loi de l’équivalence. La consommation comme expérience vécue du monde résulte de l’hégémonie d’un langage où le mot n’a de résonance hors du comportement qu’il suscite, étouffant tous les éléments non conformes à ce principe. L’homme n’est plus un sujet qui comprend un énoncé : il reçoit une information et celle qu’on lui transmet est traitée dans l’unique objectif de produire une réaction préétablie. Car ce n’est plus à lui qu’on s’adresse. Dans le dialogue des entreprises entre elles, l’homme n’est qu’un signe, un étalon représentatif d’une certaine quantité de valeur : il est la transaction personnifiée. Dès qu’une pensée ou un mot devient un instrument, on peut se passer de les penser réellement, c’est-à-dire d’effectuer les actes logiques impliqués dans leur formulation verbale.12 Le langage politique, sédimenté par l’usage, possède son canon formel. Aussitôt que les sujets touchant de près à la révolution sont abordés, il semble se fondre en un amalgame sordide de clichés et de lieux communs. L’auteur place ensemble des concepts pensés par d’autres et aplatis par l’usage réduisant son travail à une simple mise en forme d’idées qui lui sont étrangères. Toute phrase qui vise l’action avant l’articulation de la pensée con damne le monde à se renouveler tel qu’il est. Expression volontairement réifiée de la pensée en mouvement, le mot d’ordre constitue, en quelque sorte, le pont entre la théorie et la pratique. Cependant, il s’agit là d’un compromis et jamais il ne doit subsister d’ambiguïté à ce sujet. Les mots d’ordre sont les fleurs de la guerre : piétinées dès la naissance, elles se fanent bien vite et, avec elles, le souvenir du champ de bataille qui les a vues naître. Ne travaillez jamais est le slogan prolétarien qui empêche l’action politique soutenue. La jeunesse de tous 16
les pays boude les affaires de la Cité pour se concentrer à jouir sans entraves et tous les défenseurs de l’ordre établi professent un relativisme perturbant sous prétexte qu’il est interdit d’interdire. Les slogans ont pour socle le contexte social qui entourait leur érection et, tant il se transforme, tant ils sont recouverts de lierres et de houblon, tant ils se fissurent et se ternissent, jusqu’au moment où, comme pour les vieilles peintures, on salue en ces idoles la terreur et les ombres là où n’a opéré que l’action du temps, oblitérant la candeur première de ces créations. Par le détournement, les situationnistes voulaient utiliser, « dans son ensemble, l’héritage littéraire et artistique de l’humanité à des fins de propagande partisane. »13 Au-delà du caractère provocateur de cette affirmation, c’est ainsi qu’ils se réappro priaient la pensée confisquée par les institutions et les œuvres confisquées par la marchandisation. Déclarant « caduques les réalisations “ géniales ” précédentes »14, ils redonnaient un caractère aérien au lourd passé littéraire de l’humanité en le libérant du poids de la consécration de leurs auteurs. Toutefois, une telle propagande est aujourd’hui absurde alors que la culture aux mille visages s’étend partout sous des airs sans cesse nouveaux mais toujours empruntés, masquant les contextes historiques et culturels au sein desquels ils s’inscrivent. Nous n’y voyons qu’une image aplatie et insaisissable par sa superficia lité, une image de laquelle on ne peut rien apprendre outre le message cru qu’elle véhicule, sinon peut-être avec quel logiciel elle a été réalisée et sur quel médium elle fut imprimée. La technique du détournement a dégénéré dans la forme réifiée du collage où l’on superpose différentes parties d’un passé rendu anhistorique par sa perpétuelle actualisation formelle. En effaçant le sentiment de profondeur par l’update constant des idées d’hier, le détournement se limite lui-même au terrain toujours rapetissant de la pensée historique cultivée hors duquel il devient une forme de communication immanente et atemporelle comme une autre. Dans la mesure où il est possible de savoir d’où viennent les idées, faire référence à leur origine redonne un sentiment historique à la contestation et développe une constellation de références qui sera salutaire à ceux qui ne lisent que pour apprendre la vérité : l’inscription des dires dans un contexte plus large que le simple texte où ils sont repris ou enrichis limite l’illusion qu’a le lecteur d’être face à une connaissance révélée. En développant l’aspect tentaculaire du texte, l’auteur ouvre des chemins vers la pensée d’hommes et de femmes dont les écrits, la vie et le contexte social sont autant de contrées nouvelles se prêtant à l’aventure de l’exploration. Le texte acquiert alors la dimension du carrefour, ancré dans un espace dont les multiples chemins s’ouvrent sous les yeux du lecteur en autant de paysages qu’il pourra visiter à sa guise, libre d’escalader l’escarpement ou de flâner dans la clairière, de mouiller ses doigts au chant joyeux du ruisseau comme de s’endormir au creux du large chêne. Pour l’esprit, cette nature luxuriante, toujours entortillée sur elle-même, dont tous les chemins croisent tous les autres, vaut mieux que l’image sérigraphiée, autonome, que produit le détournement. Le langage du changement, dont l’anarcho-gangstérisme était la première tentative, est une entreprise de reconstruction, hors des limites des expressions officielles, d’un monde de significations correspondant à la nouvelle réalité en gestation. Au lieu d’inféoder la manière à une matière pure, il allie la forme au fond pour exprimer non seulement un sens, mais aussi une façon de l’appréhender. Le langage du changement ne se
contente pas d’être un langage violent, mais donne plutôt à la violence un langage approprié. « Anarcho d’accord, mais gangsters d’abord »15 exprimait avant tout le besoin d’allier une esthétique cohérente à un propos déjà profondément récupéré afin de lui redonner son esprit. Il n’y a pas de propagande pour la liberté.16 Plutôt que de présenter les conclusions d’une pensée terminée, on ne peut que la montrer dans toute son effervescence, au point névralgique où elle peut être reprise et enrichie par les peuples et devenir action. Ce qui, finalement, donnera à la parole sa véritable signification sera la qualité des échanges qu’elle suscitera, de la simple critique au trouble social de grande envergure. Ainsi, le rôle de spectateur qui échoit à celui qui la reçoit doit être dépassé par la liberté qu’elle lui permet d’exercer, dépassement que le dialogue permet d’atteindre, car « une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. »17 Par sa forme, il favorise ce dynamisme et concourt à restituer à l’œuvre ce qui en elle ne voulait être d’abord que parole vivante : l’expression changeante, chaleureuse de la pensée. Il permet au discours d’être à la fois confrontant et empreint d’estime et, tout en appelant une réaction de la part de l’interlocuteur, il témoigne aussi pour lui d’un respect très rare, issu de la conviction qu’il est bien réel, digne d’un entretien, à la hauteur de cette joute amicale à laquelle il est appelé à se joindre « si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux personnes qui discutaient. » C’est toutefois lorsqu’il s’émancipe de l’écrit que le dialogue acquiert sa véritable force. Mis en pratique, il prend son envol, féconde les passions et enfin donne vie à la théorie politique. Le révolutionnaire doit privilégier les interventions publiques, les rassemblements, les événements. Il doit saisir toutes les occasions d’exister socialement, en tant que citoyen plutôt qu’en tant que producteur d’utopie. Il doit se montrer au grand jour en tant que révolutionnaire, prendre cette position intenable et la maintenir fermement. C’est ainsi qu’il brisera les tabous entourant son projet et incarnera la réponse à la violence utilisée envers ceux qui rêvent un jour habiter un monde qui soit, simplement, beau. « Révolutionnaire traditionnel, révolutionnaire critique » est un texte qui se veut performatif, c’est-à-dire qu’il constitue lui-même un exemple de ce qu’il professe. Là, la nuance est un principe qui, pour être énoncé, a dû se passer de lui-même. Le Bien et le Mal y sont personnifiés, puis confrontés pour que du contraste entre ces deux fictions paraisse la brèche lumineuse qui sépare le monde de la pensée vivante de celui des idées arrêtées. J’ai créé le personnage du Révolutionnaire traditionnel pour rendre évidente la dépravation de l’activiste qui, s’il se hasarde à parler de révolution – et encore s’il en parle sans dégoût, ce qui est loin d’être acquis – décrit toujours sous le couvert de ce mot magique ses désirs refoulés d’intensité ou ses pulsions autodestructrices, mais sans vraiment souhaiter la venue des conditions de leur réalisation. Tout comme le détournement du travail d’autrui ne s’est sûrement jamais effectué selon les pures lois du marché18, le révolutionnaire traditionnel, archétype du conservatisme, ne correspond probablement à personne en tant que tel, mais représente un amalgame des tendances et habitudes qui structurellement s’imposent aux jeunes insoumis. Fluide, le monde s’enfuit comme la rivière. Des interventions mineures – un canal, une digue – suffisent alors à en aiguillonner le cours, concentrant sa force afin de dégager les obstacles qui se sont logés en amont ou la dispersant pour irriguer ses abords et éviter ainsi les débordements. Mais stagne-t-il, il se ferme et sa surface que les rides d’aucune brise n’assouplissent se com-
prime. Pour la percer, pour la rompre, aucun plongeon n’est possible : laissant intacte la barrière qu’il n’aura que franchie, il enfermera son auteur dans la turbidité du marécage qu’il avait voulu agiter. Sa rupture s’accompagne de remous, car eux sont non seulement son résultat mais aussi sa réalisation, c’est-à-dire la manifestation concrète de sa réalité. Alors que s’estompent les remous que nous avons créés par le passé, alors que les nombreux ennemis dont nous nous sommes dotés dans l’espoir naïf de bénéficier d’une crédibilité dont la grandeur serait proportionnelle à celle de leur bêtise s’estompent, les débris de la culture rompue qui flottent à la surface des eaux mondaines nous environnant sont aussi ceux d’un isolement aboli. Cet isolement, auquel le Révolutionnaire critique met un terme définitif, c’est celui de la théorie et de la pratique révolutionnaires. Coordonnant ses efforts réflexifs et d’action, il s’empare de son époque pour la modeler à l’image des possibilités qu’il entrevoit autour de lui, mais dont le chaos des rapports sociaux empêche l’éclosion. Figure magnétique, qui brise à l’avance ses propres déterminismes, le Révolutionnaire critique est le communiste libertaire moins la lourdeur, le militant moins la frivolité, l’anarchiste moins la honte. Il fournit à ceux qui ont le courage d’abandonner tout dessein autre que la vérité une dénomination commune et honorable par laquelle ils se reconnaîtront entre eux et se feront connaître du reste du monde. Cette communauté projetée jette les bases raisonnées d’alliances et d’organisations politiques favorisant l’émergence de nouveaux individus prêts à sculpter le décor social du XXIe siècle. Mais un tel héros, seul capable de marcher au pas du présent et de constituer la nouvelle avant-garde, est bien plus une position à créer, qu’à adopter. Le peintre Elstir, personnage de la Recherche, fait en ces termes le bilan de ses jeunes années : « Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu’il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit absolument pas le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner. »19 C’est cette voie dont j’ai voulu, pour le lecteur qui se laissera atteindre par ce qu’il trouvera de vérité dans sa lecture, mettre en lumière le trajet et, dans une certaine mesure, faciliter le parcours. Partir de zéro dans le domaine de la réflexion n’est pas un exploit donné à tout le monde. Microcosme dans le macrocosme du champ révolutionnaire, Hors-d’Øeuvre a dû se retirer durant près de trois ans pour nettoyer sa perception des habitudes que lui avaient inculqué son milieu. Car une action sur la totalité doit avoir pour origine une action sur soi-même : le tout ne serait pas le tout sans le sujet qui se tourne vers lui. Devenus conscients de nous-mêmes, débarrassés des tares intrinsèques à nos origines, nous avons acquis l’indépendance de l’autodétermination et sommes prêts à l’action – à l’aventure. Tutoyer son siècle, c’est vouvoyer l’histoire.
17
Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais avec tant de dégoût ce qu’il y avait de plus beau dans l’humanité? Comte de Lautréamont
NOTES Les passages cités de ce paragraphe le sont de divers textes lettristes écrits au cours des années 1950 et parus dans la revue Potlatch. Certaines citations ont été modifiées pour faciliter leur mariage avec le corps du texte. 1
« Tout ce qui est reçu est reçu selon le mode de celui qui le reçoit », Saint-Thomas d’Aquin, Somme théologique. 2
3
Rimbaud, dans L’Album zutique.
4
Slogan de mai 1968.
Mononc’ Serge, dans sa chanson La Police, dépeint les militants comme des êtres fondamentalement sales : « pouilleux, barbus, ignorant le savon, ils rampent sous leurs pancartes dans les manifestations. Toujours so-so-so, solidarité, jamais sa-sa-sa, salubrité. » La crasse, plus que de simplement caractériser le militant, en est l’essence même, si bien que le narrateur, réactionnaire favorable aux policiers, avoue luimême avoir « gonflé les rangs de ces individus louches », jusqu’à ce qu’il prenne, « inopinément […] une douche. » Et depuis, il aime la police. Il est entendu que l’intention de Mononc’ Serge était de tourner en ridicule le discours du narrateur, grossier de lieux communs, mais je crois qu’il a tout de même, malgré lui peut-être, touché à une certaine vérité quant aux militants eux-mêmes. Je propose ici une interprétation de l’œuvre selon laquelle l’hygiène personnelle symbolise les perspectives d’avenir : d’abord, on se lave. C’est le premier pas vers une vie ordonnée. Que la majorité, en ordonnant sa vie, se mette à aimer ou du moins à tolérer l’ordre social envers lequel elle était hostile durant sa jeunesse montre que c’est précisément le désordre qui lie ensemble les activistes dans leur commune débandade. Le manque d’anti-sudorifique représente le côté éphémère du militant qui, radical à l’os, est incapable de développer de façon constructive ses idées et ses projets, pour s’opposer concrètement au système. 5
« Ésotérisme » fait référence ici à une connaissance ne pouvant être comprise que de l’intérieur. L’énumération de ses caractéristiques est de Gershom Scholem. 6
7
Le marquis de Sade, dans une lettre à sa femme.
Honoré de Balzac, à propos je crois de Lucien Chardon et de David Séchard. 8
Les rapports entre action et fabrication ont été étudiés par Hannah Arendt, dans son projet d’une critique de Marx : « La tentative de calquer l’action humaine sur le modèle de la production d’objets n’est pas neuve, mais n’a, bien évidemment, jamais été si forte ni revêtu autant d’importance qu’au cours du dernier siècle lorsque, en Europe et en Amérique d’abord, l’homme s’est compris et défini essentiellement comme un être qui travaille. Cette compréhension nouvelle de soi a 9
trouvé sa première expression théorique chez Marx; et l’extraordinaire attrait exercé par le marxisme sur les peuples du monde entier est certainement dû autant à cette nouvelle évaluation du travail qu’à ses aspects chiliastiques. Le travail, bien qu’il ne soit sûrement pas identique à la simple fabrication, en est toutefois plus proche que tous les autres modes d’activité humaine. La fabrication, même lorsqu’elle est réalisée collectivement et industriellement, n’a jamais affaire qu’à un sujet qui entend produire un objet; Robinson sur son île reste encore un être humain au sens où il est un homo faber. Agir, en revanche, cela ne se peut qu’en rapport à d’autres et avec eux. […] Au travers d’une représentation de l’action selon les opérations de la fabrication, la question morale « qu’est-ce qui est permis » ne pourrait recevoir qu’une réponse en apparence non morale et en vérité amorale : tout ce qui sert la fin est permis. » Elle conclut que « toute identification de l’action à la fabrication entraîne la destruction de la liberté. » 10
Montesquieu, De l’Esprit des lois.
À ce sujet, voir Frederic Jameson, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif. 11
12
Hegel, préface à la Phénoménologie de l’Esprit.
Debord et Wolman, Mode d’emploi du détournement. Le texte, paru dans Les Lèvres nues, est disponible en ligne. 13
14
Ibid.
Crève salope, tract distribué lors de la Journée internationale de la femme 2008. 15
« Notre âge n’a pas besoin que l’on ajoute encore un autre stimulant à l’action. Il ne faut pas transformer la philosophie en propagande, même pour le meilleur objectif possible. Le monde a déjà plus de propagande qu’il n’en faut. Et le langage est déjà censé ne rien figurer, ne rien signifier au-delà de la propagande. Certains lecteurs de ce livre peuvent même penser qu’il représente la propagande contre la propagande et concevoir chaque mot comme une suggestion, un slogan ou une prescription. Mais donner des commandements n’intéresse pas la philosophie. La situation intellectuelle est si confuse que cet énoncé même peut être à son tour interprété comme le fait de donner un conseil stupide, celui de n’obéir à aucun commandement et même à un commandement qui pourrait nous sauver la vie. En fait, on pourrait même l’interpréter comme un commandement dirigé contre les commandements. » Max Horkheimer, l’Éclipse de la raison. 16
17
Proust, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs.
18
Adorno, Notes sur la littérature.
19
Ibid.
19
PROLOCRITIQUE L’ART DE LA FIN
David Simard
J
e suis un enfant de la télévision, des jeux vidéo et d’Internet. Étant jeune, j’ai voulu tout être, mais sans en avoir les moyens. Rejeton à haut potentiel d’une famille lambda, produit sériel du spectacle, touche-à-tout ludique en révolte contre le père, je fus pseudo-geek, pseudo-intellectuel, pseudo-artiste et pseudo-révolutionnaire. On peut dire qu’avec le temps, je suis devenu un faiseur d’images parmi une ribambelle de pareils. La question posée dans cet article est de savoir si je peux réussir, par une capacité autoréflexive en action, à renverser les limites du capitalisme dont je suis le sujet-objet, soit, en d’autres termes, devenir révolutionnaire. Cette enquête de viabi lité constitue un projet funeste pour ma classe car les prolétaires, au sortir d’un tel exercice, seraient à la fois les derniers ennemis des bourgeois et les derniers prolétaires. Le monde de la culture exige que je sois un hyperactif ayant mille projets et dix mille ambitions. Des tonnes d’idées jaillissent en moi en une seule journée. Alors, il va de soi que sitôt j’en perds la moitié, tandis que les autres se rajoutent à mon bric-à-brac pour être éventuellement – qui sait ? – rayées de la liste. Mais cette liste est si longue que j’en frémis à chaque consultation. Le gavage d’informations quotidien, additionné aux rétroactions continuelles qu’elles nécessitent pour maintenir le rythme, est le style même de ma vie. Je perds la mémoire à vivre le présent. Dans l’intervalle, Thunderbird m’indique que je viens de recevoir un courriel, mon Facebook est ouvert sur une nullité et je procède à l’archivage de photographies. Misère. L’étalon de l’époque n’est rien d’autre que l’être-machine sur le multitasking. Or, impossible de faire deux choses simultanément... alors on les empile les unes sur les autres et on switch de tâche selon la pièce qui joue ou celle dans laquelle on est. Outre les sentiments qui vacillent, il s’agit d’une pauvre émulation de l’ordinateur. L’autre jour, un ami auquel je me confiais au sujet de mes pro blèmes de foutoir intellectuel m’a dit que les idées qui trottent en nous sont comme des chevaux en liberté qu’il faut savoir atteler ensemble pour leur donner sens. Cette image m’a beaucoup fait réfléchir puisque, j’en conviens, les idées vagabondes ont une valeur réduite. L’écriture chez moi est un défoulement qui permet de sortir toutes les idées à l’état latent : leur assemblage finit inexo rablement par prendre des airs de n’importe quoi. Le principe d’accumulation qui caractérise ma prose est associé au problème de la pensée face aux défis de la modernité. Du fait que je connais par cœur mes patterns et que je tente d’y remédier, chaque phrase pèse sur moi et évoque à quel point le moindre aspect de la langue écrite – virgule, conjonction, métaphore, concept mais, 21
surtout, dès le départ, le fucking plan – est une trace d’un passé irrésolu, dès lors obstacle à la synthèse. Je parviens à démêler les choses au compte-gouttes et ça me prend un temps fou pour atteindre un niveau acceptable de qualité. Ma rhétorique usuelle est lourde; rien pour me déplaire là si ce n’est qu’elle porte une pathologie stylistique qui revient au galop dès que j’ai la tête ailleurs. C’est pourquoi l’image proposée par cet ami pour résoudre mon problème est – comment dire ? – idéaliste en cela qu’elle occulte la condition de l’écrivain aujourd’hui. Pardelà l’abstraction qu’elle entraîne, son idée asynchrone – au sens qu’elle sera toujours vraie – se fracasse sur l’histoire du sujet en crise : c’est que je suis moi-même un cheval, un cheval d’Amérique qu’il s’agirait d’atteler à une carriole guerrière pour en faire usage. Le monde est un troupeau surmené et perdu; la puissance de ses charognes prises séparément ne suffit plus à contrarier la bête totale. Le combat contre la cruelle réalité de tous les jours est aussi un combat contre soi-même. Son ajournement nous transforme en loque humaine. Qu’il soit dit qu’assaillir ce que nous sommes est la base du progrès à condition qu’elle se lie organiquement à la mémoire : on ne revient jamais tout à fait de son passé captif, mais ceux qui acceptent idiotement l’idée qu’ils sont tels qu’ils sont confirment, sans le vouloir, l’éternité de la souffrance de l’humanité. Mon texte n’est pas qu’une simple présentation de mes perspectives politiques, il se veut praxis du dépassement de soi en lettres, une sorte de conciliation avec la bête en moi. L’aspiration à devenir un révolutionnaire authentique et à appartenir à un groupe d’avant-garde date de mes vingt ans. Je parviens aujourd’hui seulement à la plénitude, comme quoi la qualité est fonction du temps. Qu’il soit clair que je n’ai pas tant lu ni écrit et encore moins pensé. Je n’ai pas si bien agi dans le passé et n’ai pas tant changé, je le sais bien. Reste que je suis un homme fidèle envers les personnes qui n’ont pas hésité à me critiquer, à me tester, même dans l’arrogance. Et cette qualité dont mes contemporains sont tant dépourvus, je la crois capitale à notre époque pour le révolutionnaire qui ne veut pas finir seul et triste. Le présent essai n’épuise pas son sujet, à savoir le capitalisme contemporain, plus précisément sa troisième phase dont l’origine est l’onde de développement des rapports sociaux orientée vers les technologies communicationnelles et depuis accélérée par l’avènement de la puce informatique. Par voie de conséquence, au sein de la culture et de l’individu apparaissent les reliquats de l’espoir confrontés au vaste processus de marchandisation des psychés et de mécanisation de leurs comportements. On comprendra vite que l’éjection de l’individu n’est pas sans problème dans un système qui tend à niveler par le bas les responsabilités. L’article met donc en contraste la position stratégique des prolétaires de la culture avec les formes d’aliénation propres qui entravent leur prise de conscience. L’hypothèse centrale est que la momification des avant-gardes via la récupération de leurs techniques sert d’appui au processus de production capitaliste. Les prolétaires de la culture font leurs les aspirations des avant-gardes en les dépouillant de leur contenu négatif bien malgré eux. Ainsi, le passé relooké est un produit de zombies workaholic pour qui le travail, c’est la liberté. Cela dit, je pense que la marchandise culturelle n’est pas l’égale de l’autre : ni un miroir ni un accessoire. Toute tentative de réduire la culture à une manifestation économique déshumanise le projet politique révolutionnaire. Cela, vous l’aurez compris, tourne autour du thème de la postmodernité, entendu au sens de prolongement 22
et intensification du Léviathan. Ce travail critique est enraciné à Hors-d’Øeuvre, un groupe révolutionnaire auquel j’appartiens et qui s’est fait connaître pour ses attaques répétées contre le milieu militant jugé enfantin, ridicule... et j’arrête là l’énumération pour éviter la surenchère. La conclusion du texte porte sur les enseignements que j’en tire. Sur le plan de la démarche, je soutiens que l’arme du passé a besoin d’être sortie de son fourreau et de se cogner avec vigueur et fracas sur les problèmes en suspens; elle doit terrasser tout ce qui voudrait adoucir le tranchant de son objectivité et faire des miettes de ce qui tente de l’enfouir sous les trivialités de la vie quotidienne. Voilà pour le sommaire, je m’efface d’emblée.
La situation dominante construite Sans discours à soi, il tourne tout son être vers le passage libre. Simone Weil De nos contemporains, on peut dire qu’ils ne croient plus en rien. La vie moderne est devenue terne : une chaîne d’événements stupides découpés net par la consommation de tel ou tel spectacle, de petits plaisirs ostentatoires qui donnent l’impression de vivre un instant à condition de renoncer d’office à la vie juste. C’est un amas de moments sans force ni vérité, une vie cosmétique de beauté plaquée, parce que la densité – devenue opacité – du flux d’images brouille l’histoire, celle des sujets comme celle des objets et la vie ordinaire n’est guère plus que légèretés, répétitions et simulacres. À cela s’ajoute la contrepartie refoulée, ce qui, étrangement, constitue le dur quotidien du monde ordinaire : le travail et l’ennui, le trash des villes grises, avec ses réseaux de transport tentaculaires et ses vieilles bâtisses laides fraîchement rénovées, le tout cadencé par une musique sans corps qui enveloppe ce chaos bruyant, enivrant, épeurant, versus le silence inquiétant des ordinateurs en background. Le bruit du quotidien est la composition musicale la plus aboutie du capitalisme, une œuvre totale, collective et interclasse – ses producteurs qui sont aussi ses amateurs endurcis, s’en nourrissent faute de mieux. Nul besoin de compositeur ni de talent à l’ère du vidéoclip. L’extrême superficialité du journalier dans le capitalisme tardif, au sein duquel se multiplient les objets les plus prosaïques, enveloppe pour ainsi dire nos conceptions du monde d’un indicatif présent obscène. La perte d’historicité menace la subjectivité même. Dans ce décor tiraillé entre l’inhumain et le surhumain qu’est la ville-monde, le prolétaire constitue un élément décoratif remplaçable à convenance. La souffrance engendrée par la cons cience de son état numérique provoque illico un phénomène de rétention et de surcompensation a posteriori. C’est ainsi que la fétichisation des attitudes devient une réponse immédiate au défi que doit relever le commun en quête de repères; la copie, l’imitation, le mimétisme ont une fonction sociale précise : elles reproduisent le monde tel qu’il est. Une célébration du quotidien sans temps mort dans laquelle le prolétaire se réfugie à coup d’emplettes culturelles, structurant son existence autour de plaisirs conformes, ce qui lui procure de la jouissance, celle de la réification. L’individu est au cœur d’une société sans cœur et l’individualisme n’est guère plus que sa liquidation, lui qui se réfugie dans les images de son passé sans folklore devenant peu à peu image lui-même.
En ce vieux monde flambant neuf au sein duquel lourdeur et laideur prennent des allures de jeune ballerine aux mouvements brusques sur temps syncopés, le cynisme est à la mode et ronge les consciences de l’intérieur. L’image apparaît a priori fausse et le monde ordinaire en sait quelque chose, car il en est le produit in vitro, lui qui vibre au tempo du flux total. Il se méfie de tout, à commencer par lui-même. Voilà bien un progrès objectif sur lequel méditer, cette méfiance généralisée. Le cynisme se consolide au cours de la puberté alors que la révolte est enrayée par la toute-puissance des institutions substitutives et sans visage, qu’elles soient démocratiques, médiatiques ou commerciales. Dès le plus jeune âge, les identités sont fioritures1, vues comme de véritables supports à la survie affective de l’individu. L’adolescence marque la fin de la croissance mentale et le début de la régression des mœurs dans la contre-culture – ou la mainstream, qu’importe, c’est presque la même chose depuis l’avènement d’Internet. L’identité encensée dans cette période se prolonge toute la vie durant et n’est pas la conscience de sa propre individualité, mais plutôt la sensation quasi-primitive de faire partie de l’organisme social. Ici, l’émiettement de l’espoir n’est pas synonyme d’accroissement du désespoir, car le cynisme ne tolère ni l’un, ni l’autre. Il est l’antithéorie par excellence. Instruit, il ne craint pas de manier toutes les notions antérieures pour les détruire les unes contre les autres si bien qu’il use de la dialectique en tant que méthode indifférenciée, elle qui reste à l’état de pure technique, tel un outil disponible pour se défendre contre la violence d’un moi insatisfait de lui-même. L’extrême scepticisme face à tout s’approfondit et devient endogène : l’autodérision en est l’aboutissement, la plaisanterie des intelligents très impuissants. Les théories sont vues comme autant d’outils pour percer les layers de la réalité. C’est l’ère opérationnelle de la philosophie où l’idée n’a plus rien de magique. Avec le cynisme, qui reprend à son compte une attitude psychologique d’autodéfense aux abords de l’humour décapant, pop-up son frère indissociable et agressif, liquidateur du moi, véritable soldat aveugle de la libido : le nihilisme. Est-ce Thanatos sur le divan ? Sans s’en soucier, Éros se caresse à ses côtés. Le nihilisme se vautre dans le négatif au point de rompre la dialectique, le sujet refusant l’objectivité même de ce monde, d’apparences ou non. Et de surcroît, il refuse l’autre monde, qu’il soit passé ou futur, imaginaire ou matériel. Le voilà immanent. Reste ses sensations épileptiques et confuses. Il est surstimulé, surexcité... plastique. Exit la critique, le bonheur, la liberté. Il souffre du vide de sa vie qui revient à la charge après chaque régal. L’expérience de la subjectivité finit par n’avoir aucune base critique sur laquelle s’ériger, ne faisant qu’un avec la réalité du grille-pain. Clearez le négatif et voilà, vous faites face au néant ! Sans conscience, sinon celle minimale d’être une chose sous l’égide du Capital, la condition humaine est un surle-champ éternel. En dessous des apparences donc il n’y a rien, si ce n’est d’autres mots, d’autres dénominations et un tourbillon d’images qui empêche de comprendre la vie d’un point de vue historique.
24
La nouvelle division mondiale du travail À mesure que l’humanité se rend maître de la nature, l’homme semble devenir esclave de ses semblables et de sa propre infamie. On dirait même que la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres de l’ignorance et que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un seul but : doter de vie et d’intelligence les machines et ravaler la vie humaine à une machine... Karl Marx Dresser ce tableau de la réalité dite postmoderne jouit d’une grande popularité, mais son cadrage dans l’histoire est ce sur quoi la nouvelle avant-garde ne peut lésiner. Si la tentation de dépeindre ainsi notre époque est si grande, c’est que l’exigence d’une totalité capable de ramasser en elle-même la richesse des particuliers est combattue ferme par un système de l’aliénation totale. L’abîme du tragique ressemble à un trou noir des civilisations qui déclinent et vers lequel elles s’enfoncent, une véritable force magnétique dont les pôles peuvent s’inverser sans préavis. La pensée critique quant à elle, davantage évanescente par nature, n’est pas à l’extérieur de la zone, mais bien sur leur sillage. La dialectique du postmodernisme commence à peine, sous les mailles de la conscience visqueuse d’un prolétariat encore en pleines convulsions. Les changements opérés en ce qui concerne les comportements humains, les sensibilités et les jugements, bien que réels et significatifs, sont plus que jamais aux frontières de l’économie politique, laquelle impose son rythme tel un respirateur artificiel influant sur l’ensemble du corps social. Les nations ont peine à conserver le titre de sous-culture tellement la pieuvre sans tête du marché agit partout, et cela, de pair avec la planification des États dominants qui rêvent de pénétrer tous les marchés émergents. C’est l’histoire d’un système insatiable devenu planétaire, qui ne cesse de mobiliser les masses vers le gouffre de la croissance. Le capitalisme européen naissant, celui du XIXe siècle, est la concrétisation politique d’une nouvelle classe sociale au zénith de sa conscience, la bourgeoisie, résolument familiale et patrimoniale.2 Les grands contrôlent l’industrie en plein essor d’une main de fer et se mettent en concurrence. Le prolétariat arrive en masse dans les villes à la recherche de travail. Il est déraciné et sans culture propre. La bourgeoisie fait l’éloge de la personnalité autoritaire, un individu puissant ayant le goût du risque et de l’innovation. Sur le plan des idées, le progrès lui sert de légitimation. Elle enracine son pouvoir dans toutes les facettes de l’État moderne par la voie du parlementarisme jusqu’à l’arrivé du deuxième stade du capitalisme, monopolistique et impérialiste, celui de grandes entreprises après la conquête des ressources premières à l’étranger. On voit désormais les capitaux transiter vers les grandes métropoles du monde occidental où l’on fabrique de nouveau produits de synthèse, ce qui augmente du coup radicalement les marges de profit. L’exploitation des colonies devient exploitation des colonies intérieures : de la souffrance d’après-guerre jaillit aux abords des grands centres un prolétariat particulièrement rentable et productif composé d’enfants, de femmes et d’immigrés. Des économies substantielles sont ainsi rendues possibles et l’accroissement
de la productivité déclenche un processus d’enrichissement du prolétariat, mais l’augmentation des salaires reste en dessous de la capitalisation. C’est ainsi que les fonds nécessaires à des investissements des États occidentaux ou occidentalisés dans la recherche scientifique, en particulier acheminés vers le complexe militaro-industriel américain en pleine guerre froide, furent amassés puis partagés en autant de projets universitaires relativement autonomes jusqu’à l’éclosion d’une pléiade de nouvelles technologies. Les outillages nés de la cybernétique transforment rapidement le travail dans les services tierces et dans la bureautique3, base infaillible pour l’éclosion d’une nouvelle phase hégémonique. C’est l’âge d’or des télécommunications unidirectionnelles imposant le flux total et son temps spectaculaire qui se dressent telle une réalité parallèle, un joli par-dessus violent. La lutte des classes est sans heurts un temps, comme si la conclusion du film Metropolis se réalisait d’un coup : institutionnalisation des syndicats, naissance du citoyen, éclosion des partis populaires et jonglerie de la question nationale qui, autant selon les fascistes que les sociaux-démocrates, transcende les divisions de classes. Le prolétariat aura ses propres représentants. C’est aussi l’avènement de l’idéologie de la classe moyenne, de la pensée keynésienne, du compromis fordiste, tous intimement reliés au pouvoir médiatique en éveil, formant une véritable trilogie de la domination. Travail, télévision et ensuite au lit. Après le marché et l’État moderne, voilà les médias, voie menant confortablement vers les consciences la raison instrumentale réformiste. Au sein des sociétés où le capitalisme a atteint le troisième âge, à savoir le stade multinational, la prédominance de l’action du groupe s’est substituée à celle de l’individu. Avec cela, l’interpénétration du gouvernement et de la grande entreprise se consolide partout en bureaucratie technocrate. Le développement continuel des processus de production nécessite l’action parallèle d’une multitude d’éléments interdépendants au sein de ces mêmes processus multidisciplinaires, lesquels se complexifient à chaque étape avec l’action réciproque des travailleurs qualifiés sur l’organisation du travail. Les feedbacks accélèrent les modifications et le prolétaire contribue, au moins subjectivement, à la suite des choses, comme son syndicat d’ailleurs, juridiquement reconnu dorénavant. C’est ainsi qu’à notre époque, les groupes de travail finissent par remplacer le chef d’entreprise en distribuant les responsabilités aux travailleurs qualifiés, mieux outillés pour réformer les processus parce qu’au centre de ceux-ci, et ainsi mieux répondre aux impératifs structurels imposés par une économie capitaliste saturée à la verticale. Ce partage du pouvoir donne l’impression à cette frange du prolétariat d’être essentielle au développement de l’entreprise. La pression du capital s’exerce dorénavant directement sur chaque travailleur. Le chef, lui, n’est plus qu’une simple représentation du vieux monde et de son ordre éternel et sa puissance s’amenuise au gré des crises et des réformes. Même le plus intransigeant d’entre eux ne peut faire abstraction du travail des groupes bien organisés sans que cela mène à sa perte ou à celle de la société toute entière dont il est au sommet. Désormais, tous les producteurs sont attachés au mat et écoutent ensemble le chant des sirènes. Cette réalité de l’organisation du travail aujourd’hui est la conséquence d’une société technologiquement avancée dans laquelle un individu, si érudit qu’il soit, ne peut plus à lui seul traiter l’ensemble des informations pertinentes disponibles, ni maîtriser toutes les techniques de l’industrie moderne. La qua
lité d’une décision est donc étroitement liée aux méthodes de contrôle déployées par le groupe pour accumuler et traiter les informations disponibles issues de plusieurs sources concurrentielles et résultantes de l’expérience d’individus, spécialistes ou non. Ce constat en apparence trivial annonce, en terme de division du travail et du pouvoir, la fin de l’individu bourgeois et de son rêve de liberté d’action, mais aussi le passage d’une forme capitaliste à une autre. La mort du sujet lui-même, qui est une thématique centrale du postmodernisme, en plus de la chute retentissante de l’autonomie des institutions traditionnelles en général, rend certes les productions de notre époque prévisibles, mais ô combien déterminantes, et cela, même si les processus sont assujettis plus que jamais aux impératifs économiques. Face à ce phénomène, les secteurs anciens de la culture, tels que la politique, la philosophie et l’art, peinent à suivre la cadence puisque soumis par la force à l’économique et à sa configuration organisationnelle. Ils se trouvent réduits à l’état d’observateurs frustrés, leurs méthodes de travail restent figées, un tantinet nostalgiques d’une époque où les intellectuels avaient un rôle positif plus important dans la société. En art par exemple, le multimédia, dont le cinéma n’a été que le commencement, domine le terrain. Il est caractérisé par la place qu’occupe l’innovation technologique et la collaboration des cerveaux. Le professeur d’université, en tant que vestige d’une ancienne organisation de la vie sociale aujourd’hui nettement prolétarisé, n’arrive plus à rivaliser avec la supériorité objective des grosses corporations, des geeks et des petites équipes de production culturelle en harmonie avec les temps modernes, à l’avant-garde même des nouvelles formes de la production et de l’organisation du travail. Tous ces stades de développement se succèdent, mais s’articulent aussi latéralement à différents degrés en raison des frontières culturelles du vieux monde. Ils progressent tranquillement et se complexifient et cela, sans se nier en tout ou en partie, telle une logique de couches successives et additives qui intègre tout à la pièce. L’économie industrielle reste dominante, mais elle se présente comme un extérieur au monde vécu, repoussée de la vie quotidienne du prolétaire occidental. L’ouvrier n’est plus. Sa mort est plus symbolique que réelle, mais qu’à cela ne tienne. S’ensuit donc l’impression que l’industrie n’est pas au-dessus mais en dessous, comme dans les thèses de Touraine et Bell. Le produit fini, la marchandise, devient lisse, exempt de profondeurs. Les processus s’empilent et finissent par s’aplanir en marchandise d’abord, en image ensuite et, au final, en comportements – au centre de cela, l’ordinateur et la difficulté de sa représentation mentale en raison de sa fonction essentiellement reproductive, son langage machine binaire et sa logique en tout point opérationnelle. Le capitalisme tardif constitue en ce sens un capitalisme plus intégral, plus cohérent encore car automatisé. Il donne l’impression d’un prisme transparent d’histoire mais, au cœur du système, des luttes de pouvoir intenses divisent les forces capitalistes selon le niveau de modernisation de leur secteur d’investissement, allant du simple propriétaire foncier aux corporations pharmaceutiques internationales, du petit commerçant à la firme d’avocats spécialisés, de l’industriel au requin de la haute finance. Au bas milieu, les secousses sont moins rudes, mais toutes ces luttes ont une influence sur le prolétariat mitraillé par des réorganisations du travail incessantes. L’économie capitaliste est constamment en train de se dévorer elle-même pour sortir des crises de production; l’apparence de nouveauté qu’elle engendre n’est rien 25
d’autre que son passé digéré en nouveaux décors et en nouvelles justifications débiles, rationalisées au rasoir. C’est l’ère des fusions et des grosses affaires. Des secteurs entiers de la production disparaissent de nos vies et laissent du coup une bourgeoisie pourrie derrière. Les éléments sans avenir font le saut en politique, refuge des ratés, des cyniques et des beaux parleurs.
La culture du capital Les impératifs de l’économique augmentent la cadence de la production; les cycles de renouvellement s’accélèrent, le flux des marchandises comme l’afflux des prolétaires. Un saut qualitatif a été rendu possible par le niveau atteint dans la conquête de la nature. Maintenant que les besoins matériels sont assurés sur le long terme par l’industrie4, et ce en réduisant au maximum la main-d’œuvre nécessaire, se révèle la logique culturelle du capitalisme tardif, lequel attribue un rôle clé et une fonction structurelle toujours plus vitale à l’expérimentation et à l’innovation esthétique. C’est que la production esthétique est intégrée à la production générale et lui sert de justification. La superstructure, qui comporte en fait toutes les traces de la tradition, tend à se fondre à l’infrastructure, tel un filtre parmi d’autres sur la palette d’outils disponibles, devenant ainsi un reflet de la production et potentiellement un élément du dépassement de cette même production, à mi-chemin entre infra et supra. La culture est en voie de devenir la production principale des pays développés et, ce faisant, n’est plus un luxe comme autrefois5, car l’entretien du mensonge est absolument nécessaire à la pérennité du système et au renouvellement accéléré de ses formes. Elle n’est pas simple reproduction, car elle influe sur les processus de production matérielle de différentes manières en toute conscience. La position stratégique de la culture s’explique par l’action combinée d’une marchandisation progressive des mœurs – issue de la demande incessante pour la mise en marché de pacotilles – en plus d’une esthétisation croissante de l’individu lui-même, l’ensemble étant le ricochet d’une consommation de plus en plus broyée ou morcelée dans la sphère du privé. L’esthétisation de la vie quotidienne du prolétaire, qui est depuis longtemps au centre des représentations médiatiques, a commencé avec l’entreprise de catalogage de la photographie, au milieu du XIXe siècle. Désormais, le simple consommateur est convaincu de participer au système positivement comme le matériau élémentaire de celui-ci. Il se voit partout. En parallèle, la multiplication des productions culturelles mettant en vedette des éléments soigneusement choisis de la multitude intensifie le processus de réification en détaillant les comportements disponibles et les arguments valables en toutes circonstances, fussent-ils excentriques. Le monde est beau comme une star de cinéma maquillée et photoshopée, mais il n’y a plus d’intrigues dans cette histoire, car tout le monde a le script en main et sait ce qu’il doit faire. Le spectateur fuit un monde cruel où les cris des violences sont étouffés sous le langage média et l’avalanche d’images hard très lyriques, si lointaines, cauchemardesques mais tolérables, ne l’empêche pas de dormir. La culture en tant que produit représente le champ limite de la plus-value. À l’onde de choc produite par la reproduction mécanique des œuvres suit une autre, très puissante sur le plan des significations, car difficile à conceptualiser dans l’espace. Celle-ci résulte d’une procédure de numérisation radicale ren26
due possible par la puce informatique menant à la duplication pratiquement infinie de tout grâce au potentiel exponentiel de la mise en réseau. Ce phénomène est aggravé par le fait que le temps de travail chute, des milliers d’opérations nécessaires à l’organisation du travail autrefois réalisées à la pièce sont automatisées; l’infrastructure informatique ouvre plus grande la porte à une totalité culturelle, à un domaine public pressenti autrefois par les révolutionnaires bourgeois. Les matériaux ainsi libérés s’en prennent à la valeur de la marchandise force de travail, c’est pourquoi les travailleurs développent des habitudes pour survivre, des manières de répondre à la pression constante, des techniques simple stupide. La culture sur Internet prend des airs de copy and paste et sa valeur s’en trouve réduite radicalement. Par ailleurs, l’automation, dont la robotisation est un stade supérieur, constitue la limite objective d’exploration du capita lisme tardif avec laquelle flirte notre époque. La guerre de la propriété intellectuelle est, en ce sens, la refondation ardue d’enclosures, la lutte politique finale de la bourgeoisie cadavérique pour le contrôle des cerveaux de l’Occident via les corporations ou les centres de recherches universitaires subventionnées. Le travail mort emmagasiné dans le mécanique ou le numérique demeure la clé de l’utopie en même temps qu’un poids sur l’humanité, elle qui huile les articulations et alimente la chose de l’énergie du vivant. Ce qui était de l’ordre de la production est aujourd’hui tout aussi bien reproduction et raffinement du langage de la domination. L’éducation technique nécessaire à la continuation du système ne laisse aucun doute quant à la matérialité de la culture et à son impact concret sur la vie quotidienne et sur les comportements, comme en témoigne la planification des ventes orchestrée par les équipes de marketing. La marchandise culturelle est ainsi le résultat de la société et son projet final formant un ensemble vide. Car la culture c’est tout et rien à la fois sur l’hôtel du positif avec ses cent cinquante définitions, de celle totalisante de Freud héritée de la tradition philosophique allemande à celle, atomisée, de culture personnelle. On peut dire que vendre le rêve est l’aboutissement du Capital, sa forme ultime6, au seuil de sa contradiction même, car il est un rapport social, un lien, un esprit, une culture. Si le principe d’équivalence imposé par le Capital déshumanise le sujet en faisant de lui une marchandise interchangeable dans une économie toute puissante, on peut certes en dire autant lorsqu’il est appliqué au champ de la culture des civilisations. Marx, au début du Capital, annonce : « Que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire. » Bien sûr, on doit s’accorder sur le fait que l’entrepreneur évalue le potentiel d’une production selon la plusvalue qu’il peut en retirer, qu’importe la nature de celle-ci, mais cela ne veut pas dire que toutes les types de production remplissent un besoin réel ni qu’elles soient identiques ou qu’elles produisent le même effet une fois commercialisées. Reste encore à étudier le champ de la consommation qui influence notre conception du besoin lui-même. Le pain est vite digéré tandis qu’une œuvre peut bouleverser la vie. Du fait que la nourriture de l’esprit doit résister à la digestion pour faire son temps, elle cause bien des maux de ventre à ses interprètes pressés par le deadline, que ceux-là soient marxistes ou réactionnaires. Le pouvoir de séduction de la marchandise culturelle est au cœur de l’aliénation moderne et, en ce sens, elle ne peut plus être l’égale d’un produit quelconque qui répond à un besoin bio logique primaire. Les marchandises, même celles issues de la
haute technologie, conservent quelque chose de leur passé et se différencient les unes des autres. Celles culturelles alimentent le rêve d’unité du monde qui subsiste à grand-peine dans une société de classes : elles engendrent un sentiment d’identification à une totalité qui lie à jamais travail et souffrance. À l’ère où le patrimoine culturel, n’ayant guère besoin des transports traditionnels, voyage sur Internet, l’écart spatiotemporel de la consommation entre les deux types de marchandises s’accentue. Il est ipso facto urgent d’en faire une analyse différenciée. En fait, le Capital, devenu planétaire, veut tout avoir pour luimême, tout contrôler, aussi bien les objets que les idées. Cela exige la marchandisation de tous les aspects de la vie, dont la culture est un champ plastique très populaire en ce moment; surtout, le but recherché plus ou moins consciemment est l’expulsion symbolique de l’humain de son propre système jusqu’au moment où il n’est plus qu’une simple pièce incapable de conscience et, de pair, d’action autonome. Cette intégration s’est accélérée au cours du XXe siècle au point où nous pourrons parler de totalitarisme du Capital. La monoculture corollaire reste la meilleure garantie de sa reproduction. La pensée officielle a suivi les chemins de la marchandise culturelle dans les rayons du supermarché : maintenant, tout le monde trouve chaussure à son pied sur les étalages du kitsch intellectuel. La sphère du politique a été la première conquise par l’économie. C’est au tour de la culture, de tous les détours du social dont la communication est l’épicentre. Les actions, on le sait, passent par le biais de médiations, et donc par le langage, par l’éducation et par la culture qui leur donnent de la couleur. Cette dernière est à la fois mémoire reproductive versus imagination, potentiel, lutte, négation. Bref, reflet et préfiguration demeurent en elle, ce qui est contradictoire. C’est pourquoi le sous-développement de la critique peut devenir un danger, car seule une subjectivité forte peut renouer des liens concrets avec la raison objective. La culture, donc, porte en elle cette tension chez le sujet lui donnant vie. Or, celui-ci est mitraillé du flux total par lequel la communication est à la fois non-communication et intensification des conditionnements de l’être en vue de la consommation systématique. La charge négative de la culture est liquidée par l’autoréférentiel, par le but poursuivi à chaque étape par le Capital, par la réification de tout sous une pluie de stimuli libidinaux. L’apparence de bidirectionnalité n’est que zapping vers d’autres choix programmés. Les complexifications de la production engagent des processus parallèles dans les activités sociales intersubjectives et mobilisent ainsi le langage et les institutions conquises qui l’enseignent. Le bon fonctionnement de la machine requiert son perfectionnement continu, dont l’opérationnalité grandissante est garantie par la globalisation des marchés et la place de l’industrie sur Internet. Cette avalanche de signaux ne prend sens que dans le contexte totalisant du capitalisme où l’information s’accroît avec les progrès techniques, et sert d’appui aux nouveaux comportements individuels catalysés par la nouvelle division du travail. Les liens entre culture et économique ne sont pas unilatéraux et prévisibles telle une mécanique : ils sont interactifs et rétroactifs en boucles réciproques et continues. L’école est au centre de cette réalité : la formation est nécessaire à l’accroissement, elle est intégrée et doit être continuelle, réajustée tout le temps. C’est précisément là où l’économique colle au cul de la culture et viceversa avec l’école capitaliste qui transforme la connaissance en savoir appliqué.
Il ne faut jamais perdre de vue que la nouvelle phase de déve loppement a eu lieu au détriment d’une économie vieillotte, en sabrant dans les effectifs ouvriers, en aggravant les déséquilibres de classes, en poussant des masses de travailleurs vers la précarité, le chômage et la flexibilité professionnelle, en détruisant les programmes sociaux, en dilapidant les fonds accumulés, en augmentant les taxes, mais surtout en déportant l’industrie. Ce phénomène a été poussé au bout juridiquement, en cultivant la peur de perdre des emplois par la limitation du droit de grève, par la fin du travail garanti et par l’implantation de la sous-traitance. La bureaucratie encrassée est dans la mire des capitalistes; une véritable expérience de dégraissage est en cours et cela amène une division exacerbée des forces en présence dans l’ancienne économie versus la nouvelle, révélant leurs liens de dépendances solides.7 Le surprolétariat, que l’idéologie dominante désigne comme la classe moyenne, est une rognure de cette amère défaite du mouvement ou vrier occidental, le vestige de son succès relatif, essentiellement économique, duquel il devient consommateur, ce qui obstrue la lutte des classes. Ce sont les enfants instruits des syndiqués en torpeur qui ne veulent rien savoir de ce mode de vie ban lieusard synonyme d’ennui. Ils portent en eux la désillusion de la gauche et se sacrifient sur le marché, se déchirant pour des miettes contractuelles. La culture, avec ses valeurs d’innovation, de pluridisciplinarité et d’autonomie est pour le surprolétariat une idéologie et la fausse unité qu’il entretient avec elle demeure en ce sens fragile. Son degré de développement n’exprime en rien celui des autres forces productives en décrépitude. Elle est une sorte de vitrine réfléchissante sur les producteurs de la culture, hypnotisés par la beauté si légère de leur existence et leur tout aussi légère influence dans la société.
L’avant-garde intégrée Les Éphésiens méritent que tous ceux qui ont âge d’homme meurent, que les enfants perdent leur patrie, eux qui ont chassé Hermodore, le meilleur d’entre-eux, en disant : « Que parmi nous il n’y en ait pas de meilleur; s’il y en a un, qu’il aille vivre ailleurs. » Diogène Laërce Il existe une sorte d’homologie organique entre ce qu’opère la société bourgeoise dans la production et ce que font les avantgardes sur le plan esthétique. On peut partir de cette citation de Marx pour comprendre la filiation : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire, les conditions de production, c’est-àdire tous les rapports sociaux. Les bouleversements continuels de la production, ce constant ébranlement de tout l’ordre social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »8 Les avantgardes sont investies d’une mission progressiste identique; le renouvellement des formes, stress en sus. Ce sont les enfants de la bourgeoisie en lutte contre la tradition et pour l’hégémonie sur le point de constituer une nouvelle fraction spécialisée dans le champ de la culture. Celle-ci cherche à drainer les forces sociales de l’antithèse et, bien qu’ils carburent au négatif sinon au ludique d’une jeunesse éternelle hallucinée, les enfants rebelles n’échappent jamais au système, lequel finit par se corriger vu leur potentiel de profit.9 Il en résulte une intégration 27
positive assez rapide et normalisée dont le point culminant est la prolétarisation du travail intellectuel et artistique. C’est que les luttes avant-gardistes baignent dans la misère de sorte que la récupération menace chaque fois que les institutions reconnaissent un zeste de la critique, subsumant les nouvelles tendances en son sein sans trop de problèmes, formalisant l’ensemble des processus en pure technique. L’art était disposé, vu son autonomie revendiquée et sa différenciation radicale d’avec le politique, à se voir utiliser par n’importe qui n’importe comment jusqu’à devenir une activité à la fois séparée et intégrée. Trois niveaux de récupération de l’avant-garde sont observables si on suit cette logique : d’abord partiellement grâce au marché de l’art (stade diffus), ensuite davantage avec la muséification et l’institutionnalisation (stade concentré), puis totalement par l’industrie culturelle mondialisée (stade intégré). Au stade intégré qui est le nôtre, l’idée de praxis du dépassement est en suspension dans la nébuleuse postmoderne. On assiste à l’assèchement des pratiques d’avant-garde d’une part et, d’autre part, à la prolifération des travailleurs de la culture spécialisés, deux phénomènes qui se chevauchent historiquement et dont les liens sont manifestes. Les opérations conformes ont remplacé l’art; reste alors le champ de la culture, son rejeton dégradé, lequel entretient le mythe de l’artiste autonome pour motiver les forces en présence. Le nouveau prolétaire de la culture ne revendique même plus de salaire, il est prêt à se vendre en échange de reconnaissance des professionnels en vue, les seuls capables de comprendre le produit présenté dans toute sa complexité. Le démarcage des contenus numériques et de ses producteurs sur le réseau Internet fait main basse sur une jeunesse qui rêve d’appartenir au spectacle et que quelquesuns, en nombre extrêmement limité et triés sur le volet, pourront reproduire. Les grandes entreprises jouissent de la dérèglementation et poussent les nouveaux employés dans le dos pour mieux liquider les anciens. Elles les organisent en leur demandant d’exécuter des tâches informatiques sans relâche, des tâches répétitives encore nécessaires en ces temps modernes pour produire des navets qui prennent la tête du box office.10 La culture carbure au rêve d’être artiste alors que la société n’en produit pratiquement plus, comme l’a si bien vu venir Arthur Cravan lorsqu’il affirmait que « Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. » Car l’artiste est désormais dans le monde des affaires11 d’abord, ça va de soi. Le projet de faire de la culture un enjeu politique total, sous l’appellation parfois malheureuse de révolution culturelle, n’a pu se réaliser, mais a mené à la création d’une nouvelle catégorie de travailleurs qualifiés reconnue et impliquée dans les groupes corporatifs. L’État-providence, en disséminant des connaissances dans les bas-fonds de la société, avec l’éducation publique et une série de mesures d’accessibilité en matière de culture, a pris en charge un besoin du capital en même temps que réalisé une partie des aspirations des avant-gardes qui ont toujours puisé leur inspiration dans la simili-culture des masses. Le besoin croissant d’une main-d’œuvre éduquée n’a pas donné le choix à la petite-bourgeoisie : elle a dû céder le passage aux masses de prolétaires en marche vers la classe dite moyenne et ses secteurs tertiaires. Du simple ouvrier naît un surprolétariat reproducteur, professeur, psychologue ou informaticien. Ce processus n’est pas tellement différent de celui mentionné plus haut quant à l’apparition de l’avant-garde artistique, nouvelle 28
fraction de la bourgeoisie en lutte. Seulement, il se présente à un pôle opposé des classes, quelques années plus tard. L’avantgarde de la bourgeoisie est en quelque sorte écrasée sous la masse des prolétaires instruits au sein des corporations. Ils forment des équipes bâtardes mais efficaces. Privilégié par son pouvoir, quoique minime, le surprolétariat assimile le mode de vie d’une autre classe, vante sa liberté et ses conditions de travail flexibles, gagne un salaire un peu supérieur à la moyenne et, pourtant, l’individualisation de son travail le fragilise. C’est bien la dépendance économique des masses des travailleurs de la connaissance qui met en lumière la raison pour laquelle les objectifs moraux de l’avant-garde ont été refoulés dans une sphère où l’éthos est encore superficiel. Ceux-là même qui aujourd’hui proclament la mort des avant-gardes ont le potentiel de le devenir, mais s’y refusent par peur de perdre leurs privilèges. Ce ne sont plus les enfants de la bourgeoisie, mais du prolétariat et sont en cela plus faiblards. Ainsi, la petite li berté qu’ils exaltent repose sur le travail acharné des meilleurs éléments et sur la dépendance relative du reste. Une analyse des conditions d’existence de cette catégorie sociale nécessite de ne jamais perdre de vue le double mouvement du potentiel d’une société éduquée face à ses nouvelles formes de pathologie.12 C’est dans une société où le prolétariat devient consommateur, instruit un minimum, et dans laquelle le travail s’impose comme une obligation dont la seule joie est la consommation privée des biens rendus disponibles, que se révèle le rôle proactif du prolétariat dans la production. La prise de conscience à l’arrache de son individualité via la souffrance du travail manuel est la prémisse d’une diversification radicale des modes de vie et de consommation dans les pays avancés. Le corps de cette transformation se situe dans ce que l’on nomme abusivement la société de l’information13, plus précisément dans un prolétariat instruit faisant l’éloge de l’autonomie, de la responsabilité et de la créativité, mis en concurrence individuellement sur le marché, ce que Richard Florida vend sous l’appellation certifiée de classe créative. On ne peut faire toute la lumière sur l’état du travailleur intellectuel et la conscience qu’il a de sa supériorité sans traiter du fait qu’il est ligoté solidement aux intérêts du système à la suite de son passage d’un rôle passif à un rôle actif au sein des processus de production. Privé de l’expérience authentiquement passive qui caractérisait la vie des prolétaires autrefois, il s’illusionne beaucoup. Le résidu de l’économie, la lutte de classes, prend de nouvelles formes14 : entre les producteurs de contenu (designers, photographes, cinéastes, musiciens, programmeurs, etc.) et les organisateurs (comptables, coordonnateurs, secrétaires, directeur de compte, etc.), c’est la guerre de basse intensité. La première catégorie rêve de liberté, tandis que la suivante, elle, exige en douceur la productivité et sélectionne les candidats en fonction du marché. L’explosion quantitative des travailleurs à contrat sur des projets plus valorisants s’accompagne d’une forte pression de la part des équipes commerciales pour vendre au plus bas, quitte à imposer des délais irréalistes et à réduire les équipes en nombre. Le maintien de la réputation du travailleur à contrat le lie à la réussite du projet et l’assujettit en ce sens aux obligations de la corporation sans qu’il ne puisse critiquer quoi que se soit. Il n’a pas droit à l’erreur. Impossible pour lui d’haïr son supérieur comme le faisait autrefois les ouvriers sur les chaînes de montage. Alors il refoule en intensifiant encore davantage son travail pour donner une leçon à ceux qui le croyaient incapable. L’hypocrisie règne, 5 à 7 ou pas.
APLATIR L’HISTOIRE
Étant lui-même une marchandise, la plus importante de toutes, le principe de baisse tendancielle du taux de profit le touche durement dans sa position réifiée. La nouvelle division mon diale du travail impose au prolétariat des pays développés une capacité d’adaptation supérieure et nécessite l’entretien d’un niveau relativement proportionnel d’éducation. C’est ainsi que le nouveau producteur idyllique prend des airs de jeunes dans le vent parce que ceux-là sont plus rentables pour exécuter des opérations répétitives vu qu’ils ont apprivoisé les nouvelles technologies sans effort au bercail. Une sorte de sélection naturelle s’effectue en fonction des classes sociales, mais plus insidieusement que jamais, accentuée par la saturation du marché des joueurs autonomes. Du fait que les réorganisations du travail condensent les leçons du passé, seuls les mieux outillés peuvent suivre le rythme imposé, peut-être survivre et postuler ce faisant à des titres d’emploi qui jouissent d’une autonomie devenue indispensable à la gestation des idées complexes. Désormais, les équipes de production ont une durée de vie précise pour un projet ad hoc quelconque, telle la marchandise qu’elles produisent. Celle-ci en est la trace éphémère parce que remplacée tout de suite. La hiérarchie traditionnelle, véritable entrave à l’innovation selon les psychologues du travail, a été contournée par un dispositif d’intériorisation des intérêts fragmentés, une valorisation de l’individu qui participe au tout. Sur le travail des groupes, on présume volontiers qu’un comité est improductif alors que toutes les productions avancées en sont issues. L’humain, dont la culture est une deuxième nature pour ainsi dire, constitue la matière première du capitalisme avancé une fois éduqué dans l’ignorance. Ensemble, des individus donnent vie à de nouvelles entités, multipliant les médiations en vue de synthétiser ce que nous pourrions appeler la personnalité collective de notre époque, la corporation. L’autonomie de l’artiste devient l’autonomie du capital, d’où l’émerveillement de Duchamp devant l’hélice d’avion15, lui qui réalise que les artistes sont éclipsés par la puissance de nouvelles entités de production intégrée. Inséparable de son unité tel un boulon qui s’use et devient rond, sans résistance malgré la conscience de la force que lui procure la machine, acceptant la domination du groupe, le travailleur de la culture se sent important. Plus le système crée des individus qui carburent à la promesse de liberté entrepreneuriale, plus il devient loisible de transformer le salaire en fausse reconnaissance et plus les travailleurs sont isolés dans l’espace, plus ils contribuent à l’injustice sans en ressentir pleinement les effets. Mais l’extension de l’aliénation – que l’emploi d’un lexique libertaire a bien du mal à masquer – est en même temps la contradiction fondamentale d’un système qui ne peut se permettre de détruire totalement la subjectivité de ceux et celles qui sont de plus en plus sollicités pour le produire et le renouveler. L’arrivage sur la scène publique du prolétariat en tant que producteur de culture ayant une trajectoire biographique propre est un progrès indéniable. Il défend dès lors son individualité et refuse les vieilles conceptions bourgeoises de l’individu sans toutefois être en mesure d’y opposer une posture supérieure. La réalisation de ses projets personnels est absolument dépendante de son autoréification et c’est pourquoi le succès de son art se calcule au nombre de contrats ramassés après. Pas de temps à perdre avec l’art : de toute façon, ce n’est rien que technique. Cet individu est un dotcom fier de l’être et aspire secrètement à être reconnu comme... artiste. Sa vie personnelle s’agglomère à son travail, asservi dans l’instant à son portable qui gronde 30
silencieusement. À la maison il lit ses courriels, passe des commandes, donne des directives, d’où l’augmentation de la productivité. Il séduit par la maîtrise de ses engins et de ses locutions streetstyle, mais doit être prêt à se renier lui-même selon l’audience convoitée. Son code vestimentaire et ses horaires sont caméléons sur le modèle des groupes auxquels il se greffe. Soit c’est helvetica, soit c’est futura. Sa consécration passe par la séduction : le client potentiel est charmé qu’une si belle chose puisse lui appartenir un moment. Il est probablement célibataire et son territoire, temporaire, car il est virtuellement sans atta ches. Locataire de son espace de travail, il entretient lui-même ses moyens de production poussiéreux en moins de deux. Le soir, le travailleur culturel fréquente des gens comme lui dans des soirées mondaines, des projections et des expos toujours bien arrosées et il en profite pour humer l’air du temps. Il travaille en arrière-plan. Sa dépendance ne fait aucun doute et porte atteinte à ce qu’il prétend être, d’où l’abondance des discours confus. La nouvelle organisation du travail lui impose d’être un homme du futur ici et maintenant, et tous vantent leur performance et leur savoir-faire contre leur ami tout aussi doué. Dans ce changement d’époque, il incombe de comprendre le rôle de l’individualisme. Lorsqu’un certain seuil quantitatif est atteint, c’est-à-dire une fois que la majorité bénéficie d’un minimum d’instruction publique et, après avoir jeté par terre ce qui constituait des entraves à la poursuite de son développement – mœurs d’antan, famille patriarcale, religion –, le capital re vient à la charge en divisant le prolétariat sur la base des intérêts divergents que ce dernier incarne dans le cadre de ses nouvelles activités productives selon les blocs économiques et les cultures d’entreprises, car le prolétariat se subdivise au rythme des différenciations croissantes des branches de la production tel que Bernstein l’a pressenti. Le paradoxe de la conscience du prolétaire est patent aussi lorsqu’on prend en considération le niveau de vie qu’il a atteint et son caractère pacificateur. L’individualité naissante des prolétaires est, ô contradiction, une conséquence de la mécanisation. Elle est le fruit de l’aliénation du travail à la chaîne. L’apologie de l’individu dans ces secteurs de la production avancée résiste aux conditions objectives de sa dissolution progressive. Elle est l’héritage de la révolution bourgeoise, le signe de son projet inachevé gisant sous les contradictions de sa synthèse pratique. Subsiste en elle une fonction inattendue faisant suite à la prolétarisation massive, une fonction pseudo-utopique intégrée au système, celle d’une vie oisive, enfant pauvre de la bohème d’autrefois. On les nomme volontiers travailleurs autonomes ou freelancers alors que ces mêmes travailleurs, une fois sur le marché, ne sont rien d’autre qu’un élément d’un groupe hiérarchisé dont la charge est de valoriser des marchandises de plus en plus inutiles. Et ils en sont conscients, d’où l’entretien d’une forme de souffrance très peu documentée à ce jour. L’ennui du groupe remplace le mythe de l’autonomie dans l’arène du marché mondial. L’idéologie agit sur l’individu comme une fausse motivation, lui qui réalise à l’aveugle dans quelle épreuve il s’est investi en devenant designer depuis que le gars du marketing martèle à chaque réunion que le client veut faire des économies d’échelle sur les matériaux de la devanture. Cette frange la plus avancée du prolétariat œuvrant dans le champ de la culture s’enracine dans la pensée postmoderne et induit en elle un mouvement. Elle est fuckée dans sa moyennasse : face à la critique radicale, elle est libérale; face aux critiques libérales, elle est radicale. Elle est tout et rien à la fois,
selon la mise en marché désirée du business man. La société a produit des individus capables de supporter – et même de légitimer – toutes les réorganisations du travail qu’elle leur inflige au nom du progrès. « C’est normal que les entreprises ne veulent plus d’employés stables ! » lance-t-il sans complexe, en rajoutant comme s’il s’agissait là d’une évidence : « Les permanents sont moins créatifs. » Ils pensent la même chose de leurs femmes au lit, vous l’aurez deviné, et de leurs amis aussi. Les moyens de production sont plus que jamais accessibles au premier venu, décuplant ainsi les productions de même que la pression de la compétition. Les grosses productions restent intouchables sur le plan des artifices, mais se fusionnent et perdent en influence. Il ne se passe pas un jour sans qu’une petite équipe de production nowhere lance un produit techniquement impeccable avec peu de moyens, réduisant avec violence et d’un coup la valeur de ce même travail sur le marché mondial, soit celui de tous les autres professionnels simultanément. Les petites recettes de postproduction, qui différencient un producteur d’un autre, restent secrètes. On prend plaisir à discuter de telle réplique ratée ou d’une erreur de jugement d’un wannabe. Le travailleur de la culture aime les freaks, mais refuse d’y être associé par peur de perdre ses clients. La promulgation du règne de la liberté individuelle dans les secteurs les plus avancés, qui est la défense à peine camouflée d’un mode de vie mondain, libéral et pseudo-écologique, devient contre toute attente un jugement moral de la méritocratie sur les autres prolétaires dans la dèche. Les conditions objectives font du prolétariat la classe de la narcolepsie, celle qui meurt à petit feu de carpe diem, sinon se tord de douleurs dans les ordures.16 Les luttes internes entre les sections du prolétariat sont ponctuées par les crises économiques, elles-mêmes résultant des chicanes au sein de la bourgeoisie. L’ancien jalouse le nouveau, mais domine sous les machinations.
La véritable scission de la modernité L’éclectisme est le degré zéro de la culture générale contemporaine : on écoute du reggae, on regarde du western, on mange Macdonald à midi et de la cuisine locale le soir, on se parfume parisien à Tokyo, on s’habille rétro à Hong-Kong, la connaissance est matière à jeu télévisé. Il est facile de trouver un public pour les œuvres éclectiques. En se faisant kitsch, l’art flatte le désordre qui règne dans le goût de l’amateur. L’artiste, le galeriste, le critique et le public se complaisent ensemble dans le n’importe quoi, l’heure est au relâchement. Mais ce réalisme du n’importe quoi est celui de l’argent : en l’absence de critères esthétiques, il reste possible et utile de mesurer la valeur des œuvres au profit qu’elles procurent. Ce réalisme s’accommode de toutes les tendances, comme le capital de tous les besoins, à condition que les tendances et les besoins aient du pouvoir d’achat. Jean-François Lyotard Parler de postmodernité contribue certes à son déploiement, mais refuser d’en traiter n’empêche pas son succès, il le ga-
rantit. L’ignorance ou le rejet sans profondeur d’un phénomène est le froment de l’idéologie, sinon la prémisse d’une régression sociale fascisante nourrie par l’anti-intellectualisme le plus vulgaire. Le mot post fait époque, qui ose prétendre l’inverse ? Et il y a bien une signification à cela, sans quoi même les plus modernes deviendraient pomos séance tenante. Partout, le relativisme dissolvant est pour ainsi dire une mouche à merde théorique tournant autour des cadavres individualistes. On entend ses zigzags à chaque débat. Aucun jugement moral ne peut menacer la bestiole tellement elle nous colle dessus. L’étude de la dominante idéologique est donc la tâche de n’importe quel révolutionnaire, d’où le flair du HØ juvénile qui se propose, en dernière analyse, de l’attaquer. Il serait sage de pen ser a priori que le postmodernisme est à la fois un stade avancé du capitalisme et une tentative maladroite de comprendre le monde oscillant entre une légitimation du supermarché mondial et une analyse continue de ses tendances contradictoires, le tout à un moment où l’historicité pique un somme dans l’ombre d’Horace.17 La mort du sujet est la thématique centrale de la postmodernité. Elle engendre avec elle la fin des avant-gardes, de l’unique et du personnel. L’art s’embourbe dans la répétition infinie. Ce qu’on pourrait appeler la cannibalisation systématique de tous les styles est une norme mondiale. Les œuvres puisent délibérément dans les différents styles préexistants et font de la subjectivité le critère dominant de notre époque. C’est ainsi que le passé devient un répertoire de formes dont l’emploi à outrance ne fait plus référence à un objet premier, mais à la copie d’une copie, entraînant ainsi la perte de sens. Dans ce cadre rigide où le mort se donne des airs de vivant, le fameux style postmoderne tend à devenir un pur reflet des possibilités techniques issues des secteurs les plus évolués de la production, lesquels influencent radicalement tous les autres a posteriori. C’est précisément là, dans l’industrie, que l’avant-garde a perdu cons cience d’elle-même au profit d’une nouvelles gamme d’artistes qui s’ignorent. Les opérations informatiques complexes mobi lisent des grands secteurs de l’économie à chaque étape de leur développement et, par action à boucles réciproques, ces mêmes développements sont pensés en fonction des nouveaux besoins de la sphère culturelle en pleine expansion. C’est pourquoi on ne peut plus parler d’autonomie de l’art, les nouveaux matériaux sont confisqués et leur emploi, le cas échéant, est balisé au quart de tour. Leur entretien, et plus encore leur déve loppement, nécessite de larges équipes et beaucoup, beaucoup de temps. En retour, il y a hétéronomie de la production culturelle, laquelle confirme et améliore la ressemblance entre les divers produits offerts. Le développement continu des logiciels de traitement en postproduction, par exemple, donne le ton au cinéma. Les narrations s’effacent au profit d’une hydre de situa tions. Sinon, les histoires reviennent ad vitam æternam, déformées ou épurées. Peu à peu, ce que l’on appelait le style n’est plus qu’une série d’opérations numériques, une suite de filtres, sous des masques en mouvement, dont seul l’ordre et l’intensité varient. Le cadre, lui, reste inchangé.18 Jameson, dans Le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, fait remarquer à quel point la disparition du mythe de l’autonomie est une libération objective pour l’homme ordinaire à même de comprendre le fonctionnement des systèmes. Le surprolétariat perçoit sous les images les traces de l’ancien, voit en toute chose sa matérialité, c’est-à-dire le temps de travail nécessaire à sa production. Il cogite à la façon de 31
Comment c’est fait, une émission où, à travers une panoplie d’étapes, des spécialistes interviennent en aval. Peu à peu, le nouveau sonne faux. En fait, c’est toute la prétention à la nouveauté qui sent le réchauffé. La lutte contre les us et coutumes devient conforme, prévisible et systématique. On peut véritablement parler de tradition de la nouveauté et avec elle, de la fin aussi sec du scandale... Si la bourgeoisie a pu s’effrayer jadis à l’idée que ses rejetons se mettent à poil à la première occasion pour impressionner le public, le prolétariat instruit, quant à lui, maintenant au centre du médiatique et public dominant, ne voit là qu’une plaisanterie susceptible de provoquer les bas esprits conservateurs. Incrusté à la conscience du moyen, ce sentiment de déjà-vu le rendant stoïque n’a rien de frivoles. Le prolétariat endurci, produit du caractère double du progrès capitaliste, dépourvu du savoir encyclopédique, mais libéré des croyances, contient sa propre négation ou du moins, on peut dire qu’il en conserve la marque indélébile, tel l’héritage encore opérationnel de l’orphelin. Pour comprendre ce phénomène de matérialisation de la culture au sein duquel la forme surfe sur le fond, une réflexion sur la dernière avant-garde reconnue comme telle s’impose du fait que ses liens avec la postmodernité sont manifestes.19 Le concept même a mûri dans le contexte soixante-huitard et ce n’est pas un hasard si les auteurs postmodernes ont tous fait référence aux thèses situationnistes. Leurs points de similitudes sont nombreux : une hostilité à la gauche traditionnelle et son mythe du progrès, une critique du radicalisme de façade des milieux académiques et petit-bourgeois, une volonté de lier la vie quotidienne à la question esthétique, une revalorisation du rôle de la culture, une éloge de la perdition d’une société aux frontières de la schizophrénie générale, un intérêt marqué pour les conséquences de la technologie sur l’humain, une méfiance radicale envers les représentations et l’interprétation, une extension du domaine de la résistance sur les terrains anthro pologique du langage, de la connaissance et du pouvoir. Qui plus est, presque tous relisent Marx, Nietzche et Freud, relevant leurs critiques du sujet et de ses représentations, de la linéarité du progrès (scientisme) jusqu’au point ultime de l’exercice : la critique de la critique elle-même. Ces points de partage se nouent fermement aux méthodes discursives propres à l’Internationale situationniste (IS), comme le détournement et la pratique du scandale, la violence du langage, la vie en ville et l’extirpation de ses trouvailles, l’irrévérence à l’encontre des académistes et la démystification de toutes les illusions et contradictions enfouies sous l’idéologique. Cette liste énumère les différentes facettes de la vie du travailleur de la culture instruit, lequel maintient, inconsciemment, une forme édulcorée du situa tionnisme pour survivre. Refuser de facto ce relativisme cynique du monde contemporain en doublant le sens esthétique moderne d’un sens moral, voire politique, nous amènerait au seuil de l’exercice pour lequel l’Internationale situationniste s’est portée volontaire. Le but du présent examen, à partir duquel des constats provisoires seront émis, n’est pas tant de porter des accusations que de mieux cerner ce qu’il ne faut pas reproduire. On peut concevoir la critique de la dernière avant-garde comme un point de pivot vers une forme supérieure d’organisation révolutionnaire, exercice clé pour l’avenir de HØ enchâssé à sa propre autocritique. Puisque Debord n’était pas du genre à exprimer des regrets, caractère assommoir pour un dialecticien vous en conviendrez (puisque celui-ci doit maintenir vivante l’idée que les choses au32
raient pu être autrement), il incombe de penser avec Debord, et contre Debord.20 Issu du bilan de ma propre aliénation au contact des thèses situationnistes dans ma jeunesse, étant le fils naturel de Guy Debord et du Web pour utiliser les mots de Philippe Murray, je sais bien que la distance est mince entre règlement de compte et intuition valable. Un approfondissement de toute cette théorie est à prévoir subséquemment, mais je précise pour les imbéciles ultragauchistes si facilement offensés par les critiques faites à leurs idoles, que l’héritage de l’Internationale situationniste est grand. On ne peut approfondir la théorie révolutionnaire sans analyser son passé trouble : les erreurs d’hier engendrent des contrecoups imprévus. Pour cela, nul besoin d’y déceler les failles originelles absolues, il faut plutôt témoigner des rapports difficiles entre une époque donnée et ses subjectivités en action jusqu’aux résultats objectifs de leur travail observables a posteriori. La redondance est l’art des pauvres au même titre que l’humour. C’est pourquoi la tentation est forte de commencer la critique de l’IS ainsi : « Dans le monde qui n’a pas été essentiellement transformé, le situationnisme a réussi. » Mais il ne s’agit pas de redire bêtement ce qui apparaît évident aux yeux de tous, à savoir la réification aboutie de l’héritage situationniste. La tendance des avant-gardes à se neutraliser dans le temps dès qu’elles sont rendues disponibles sur le marché, une fois le dialogue rompu ou le scandale résorbé, est archiconnue. Affronter le risque et prévenir les pires symptômes de son succès éventuel est le plus grand défi d’une avant-garde. Les agences de publicité usent certes de techniques surréalistes près du brainstorming pour fouiller et rentabiliser l’inconscient ennuyeux de ses producteurs comme le mentionnait Debord en guise de critique de la précédente avant-garde, mais aujourd’hui c’est au réemploi de connaître ses heures de gloires, comme quoi la critique de l’insuffisance des formes prises pour elle-mêmes, fussent-elles radicales, n’a rien d’extraordinaire. L’expérimentateur est condamné à un partage disproportionné de son savoir-faire et à l’incompréhension de son travail au début. L’aspect illimité de cette critique a de quoi alimenter le cynisme à l’égard des avant-gardes qui, après avoir fait leur temps, participent à durcir malgré elles la domination. Le détournement comme technique dominante est la bombe atomique de l’art se niant lui-même. Le succès du pastiche, intimement lié à toute la structure de sentiment dit postmoderne, trouve en Debord sa figure radicale. On peut voir chez lui une tentative désespérée de conserver le sublime, la quête d’un grand style dépersonnalisé, le dépassement du culte de l’originalité de l’auteur propriétaire, voire la paresse d’un homme qui ne voulait pas travailler, fidèle en cela au collage dadaïste et à la bohème si charmante. Le détournement n’avait rien de nouveau lorsque l’IS en a fait sa méthode de prédilection et la lucidité avec laquelle Debord démystifie le génie est l’antistyle par excellence; le style matérialisé se débarrassant de l’art, mais sans le réaliser, entraînant avec lui sa mort, subjectivement parlant du moins, car l’art est, selon Debord, « historiquement le contraire d’une création : une série de répétitions maquillées »21, exercice dans lequel il excelle bien sûr. Apparaît le style en tant qu’accumulation jusqu’à l’effacement du passé, véritable domaine public culturel anonyme qui cumule aujourd’hui avec son culte intrinsèque du technicien capable de merveilles en réorganisant les éléments disponibles à sa guise, comme si tout le nécessaire était là, dans l’angle-mort du regardeur, et n’attendait que des grappilleurs vertueux pour en faire usage.
C’est une des bases matérielles du surprolétariat vu comme nouvelle aristocratie technicienne du recyclage sans fond ni fin, ces faiseurs de beau sur commande, enthousiastes avec leurs machines à la main, plus que jamais sont en contrôle des moyens modernes de conditionnement. À cela s’ajoute l’apparence de paradoxe issu de la méthode du détournement, elle qui partage de profondes affinités avec l’éternité, de telle sorte que la critique du surréalisme de Debord met en lumière, très nettement, les erreurs du situationnisme. Du fait que la critique de l’IS contre les surréalistes peut être reconduite parfaitement contre elle et, de manière encore plus sophistiquée, ironie plaisante quoiqu’insuffisante, nous appellerons cela le point limite du détournement. On observe aujourd’hui à quel point la stratégie du réemploi n’a mené qu’à des excès ridicules qui ont tôt fait de révéler le simulacre obligé de ses protagonistes et de leur « vérité qui cache le fait qu’il n’y en a aucune. »22 C’est l’aspect inoffensif et comique du détournement qui domine alors, exaltant davantage le sentiment de vide ambiant, tout près d’un Woody Allen qui veut réaliser l’amour sans mesures de guerre. Le meilleur coup de l’IS, celui qui confirme le positionnement stratégique du groupe à la veille des événements de 68, à savoir le pamphlet De la misère en milieu étudiant, est une illustration convaincante de ce propos. Le pamphlet résulte du travail acharné de Mustapha Khayati, mais son texte, révisé par le maître, n’est qu’un brillant calque de l’écriture de celui-ci, ce qui rend sa paternité ambigüe et assure le rayonnement du meilleur élément. Dès 1966, les bornes objectives du détournement sont la référence au maître – soidisant sans esclave. Les pastiches du maître du maître du pastiche ont pourri le lendemain de la date de tombée; surannés étaient ses tours de passe-passe crypto-hégéliens, lassant l’inversion de génitifs et la logomachie afférente. L’IS n’est guère parvenue à nouer des rapports avec des êtres égaux sur son passage, mais à reproduire des wannabes à la chaîne, inaptes au maquillage de leurs sources, car dépourvus de connaissances historiques étendues. Debord resplendissait parmi ses fans finis et voulut assimiler la fâcheuse situation de l’aliénation autour de lui aux aléas des temps modernes, point barre. La tension entre ce désenchantement de la forme et la promotion de la subjectivité radicale n’a jamais été résolue, mais a plutôt été laissée en filigrane de la doxa situationniste : d’un style émotionnel presque ascétique à une théorie systémique, sans oublier l’emploi ça et là d’une grammaire nietzschéenne, il n’y avait que très peu de place pour les dites subjectivités radicales, sauf celle de Debord. Cette remarque met en lumière la difficulté d’un retour de la subjectivité, bloquée par une sorte d’effet hégémonique prolongé du standing de son dernier personnage charismatique disparu avec son époque. On peut affirmer à ce titre que l’IS a été l’avant-garde d’un seul, du moins en apparence. Car le meneur a profité des autres, rupture après rupture, en prenant bien soin d’effacer derrière lui les effusions de sang sous un arsenal de justifications. Toutes les idées maîtresses de l’IS lui sont attribuées par défaut : une telle concentration en un seul homme marque un changement historique d’avec les anciennes avant-gardes au sein desquelles le qualitatif était mieux disséminé. Et cela constitue une curieuse négation des thèses du présent texte qui explique bien pourquoi l’histoire des avant-gardes s’est arrêtée un temps. L’écart du meilleur au pire s’est agrandi jusqu’à ce que les continuateurs soient pris de vertige à l’idée de reprendre là où nous en sommes.
Membre du début à la fin, Debord a littéralement écrit l’histoire du groupe – celle du vainqueur – en insistant beaucoup sur l’incapacité de juger une personne sur ce qu’elle prétend être, mais sans fournir en retour une autoanalyse convaincante. Ses premiers films, sauf Hurlements en faveur de Sade, objectivisent ses relations sociales au point où il en devient l’élément cons cient parmi les quantités négligeables. Il n’y a que Debord qui soit parvenu, après la liquidation des artistes en devenir, à produire du stock personnel, en excluant Vaneigem – la seule alternative, et encore – exécuté plus tard pour ses dérives hédonistes. Le style debordien est épuration; épuration du style, des morts comme des vivants, mais aussi épuration de ses amis et de ses camarades. Le détournement du détournement est une impasse de la subjectivité en attente d’une rupture consommée d’avec la dernière avant-garde et dont l’hypothétique avenir ne pourra se satisfaire du style d’un seul à l’ère des grosses équipes de production. L’intuition mise de l’avant ici est que les avant-gardes n’ont jamais dépassé le stade de l’action individuelle. Ses membres ont entretenu des liens diffus et contradictoires et, ce faisant, ce sont ses membres les plus remarquables qui ont toujours déterminé le plan de match à suivre par la force de leurs productions séparées, le temps dont ils disposaient et l’entretien de leurs réseaux informels de communication. Au sein des groupes d’avant-gardes donc, il y a une lutte incessante des subjecti vités en présence, un concours de littérateurs et des relents de pouvoir qui reconduisent à des divisions du travail traditionnelles assurant le maintien de la domination. Il est facile de comprendre que la fascination de Debord pour la guerre a eu de mauvaises répercussions dans l’IS, quoiqu’il faut admettre du coup que, si sa manière de gérer ses relations constitue le point d’achoppement de l’expérience situationniste, c’est aussi sa vigueur, puisque les ruptures ont tranché l’histoire du groupe par progrès successifs.23 Cela dit, la mégalomanie du personnage prend des proportions burlesques avec son livre Panégyrique, où on retrouve une esthétisation de sa vie considérée comme une œuvre d’art, paradoxe lourd de sens pour le plus redoutable pourfendeur d’artistes qui ait vécu à ce jour. C’est ainsi qu’il devient le meilleur représentant marxiste de la crise des représentations. L’ampleur du ridicule de cette posture ironique est palpable encore aujourd’hui lorsqu’on croise des incultes qui balaient du revers de la main l’art sous prétexte qu’il est mort, insignifiant ou petit-bourgeois. Après tout, Debord était un artiste, qu’on en finisse avec ce débat stérile s’il vous plaît. Avant ce fameux livre autobio graphique, dans la Véritable scission dans l’Internationale, la parodie du personnage était déjà exubérante. Voulant à tout prix inscrire l’IS dans les annales de cette insurrection ratée et incapable d’admettre que le groupe n’était pas à la hauteur de ses ambitions dès la genèse, Debord amplifie leur rôle à coup de prophéties, rivalise d’ingéniosité pour justifier l’inavouable, faisant ainsi de l’expérience situationniste un vrai moment du faux. Après, on s’étonne que les continuateurs étourdis, admirateurs et détracteurs, veuillent de concert condamner l’IS sur la base des errements ultérieurs du mouvement révolutionnaire de Mai, alors que ceux-là ne font que prendre la pleine mesure d’une telle affirmation auto-apologétique : « Le mouvement des occupations a été l’ébauche d’une révolution situationniste, mais il n’en a été que l’ébauche, et en tant que pratique d’une révolution, et en tant que conscience situationniste de l’histoire. 33
C’est à ce moment qu’une génération, internationalement, a commencé à être situationniste. » Mais Debord n’est pas con. Si l’avant-garde était naguère carac térisée par le dépassement des formes traditionnelles en art, on peut dire que l’originalité de l’IS est de s’être vite débarrassée de cette vieille nouveauté pour en faire un enjeu politique total. Ainsi, la mesure performative d’une avant-garde reposerait exclusivement sur le mouvement révolutionnaire de son époque, sur sa capacité à donner sens à l’exercice en prenant soin de ne jamais le diriger, ce qui exige une capacité autoréflexive extraordinaire, voire une certaine modestie que Debord n’avait certainement pas. Entreprendre une telle opération avec les éléments et les groupes révolutionnaires émergents et donner sens à l’exercice tient lieu de tâche en suspens depuis. La richesse du langage est, dans cette perspective, parfaitement proportionnelle à la qualité des rapports qu’elle permet de nouer avec les camarades. Ah ! Mai 68 ! Que de rêves déçus inscrits là sur les murs de la ville, et ensuite cicatrisés sur la mémoire de la jeunesse française. Les situationnistes, incapables de tirer profit du mécontentement à l’égard des staliniens, ont exhorté le mouvement à s’auto-organiser à grand renfort de publicité, comme quoi l’avance sur leur temps était bien mince, sinon rêvée. Aucun groupe d’avant-garde n’aurait niaisé une seconde, durant un épisode prétendument révolutionnaire, dans une assemblée générale étudiante dépouillée de pouvoir étendu, surtout si ce dernier avait entretenu à l’avance des liens sérieux avec les travailleurs révolutionnaires. Voilà la raison principale de l’échec, cette improvisation, la Fronde comme étendard, une révolte spontanée sans calcul, armée de la folie des grandeurs d’une jeunesse en éveil face au pouvoir hostile. Voilà pourquoi la récupération a été si facile; on l’appelle maintenant révolution des mœurs, fruit d’une véritable campagne d’agitation-propagande ultragauchiste sauce nietzschéenne, celle d’une gauche dissoute dans un nouveau libéralisme. Le pouvoir de séduction de la propagande n’a jamais su résoudre la contradiction entre un spontanéisme exacerbé et une planification déficiente de la lutte. Les ouvriers ont bien rigolé, mais n’ont jamais cru à ces trémoussements d’universitaires qu’ils identifiaient à la classe montante. La jeunesse et les fous, eux, jubilaient, émoustillés par tant de radicalité, tandis que les quelques éléments conscients à travers l’ensemble, minoritaires dans la minorité, ont presque tous bifurqué vers le postmodernisme pour éviter l’infamie d’une improbable répétition, et cela, en cultivant un scepticisme mondain devant les affres d’une impuissance si soudaine. C’est avec un nihilisme à peine voilé que Debord en tire la conclusion que le prolétariat, dans cet assaut, a perdu ses illusions à l’égard de ses représentants et que, la prochaine fois, il ne se fera pas damer le pion par les syndicats. Que dire de cette confiance en une période révolutionnaire qui s’annonçait immédiatement après le backlash ? En refusant de résoudre la contradiction performative d’une critique qui renchérit sur ellemême pour se donner raison, il a renoncé à la correction de sa théorie, et cela, en cultivant une certaine autarcie de la pureté – face à toutes les luttes politiques qui résultaient de son influence – alors qu’il était grand temps de nier cette méfiance systématique envers le travail politique nourrie par une vague anti-idéologique en expansion, aujourd’hui élément constitutif de l’idéologie dominante. Les enfants perdus qui lisent Debord nient les idéologies bien qu’ils n’arrivent même pas à discern34
er leur origine historique ni à comprendre la valeur de vérité qu’elles ont pu avoir jadis. Avec son film In girum, il la corrige enfin sa théorie, mais avec cet hermétisme d’un spectacle parfaitement intégré dans lequel des complots s’empilent et forment un chaos infernal. Toute lutte politique est associée désormais à une sorte de conspiration. En ce sens, cette désillusion, certes palpable, est davantage un obstacle qu’un progrès puisqu’elle représente le smog d’une amère défaite qui nous asphyxie. On ne peut passer sous silence un autre mensonge que Debord a entretenu et qui résonne toujours dans le milieu substitutif que forment les travailleurs de la culture. L’idée qu’il n’ait jamais travaillé chicote même l’artiste le plus désintéressé. Car n’est-il pas vrai qu’une personne qui ne travaille pas profite nécessairement des autres ? Qu’à cela ne tienne, Debord n’a-t-il pas été un auteur, une carrière très honorable en France ? Poser ces questions, c’est y répondre. La réification n’a pas de limite et même celui qui prétend être libre dans le cadre de ses activités personnelles mérite qu’on lui rappelle que « les distances que l’on prend par rapport aux rouages du système représentent un luxe qui n’est possible que comme produit du système luimême. »24 À l’instar de ce que l’on voit chez le surprolétariat, cette astuce discursive se dévoile parallèlement à un procédé d’autoréification et sert à masquer le travail souterrain des protagonistes pour assurer leur survie. Nul ne peut ignorer l’argent en ce monde. Le travail debordien et le néolibéralisme se lient à deux formes contradictoires après coup : le mouvement autonome et les travailleurs autonome, l’un basé sur la réalisation immédiate d’une microsociété saine avec ses révolutions moléculaires où rien n’est à l’abri du politique, avec son rejet intégral de l’argent et du travail, et l’autre sur la primauté de l’individu créatif œuvrant à sa réification autogérée, ce qui implique la fin du politique à proprement parler. Même si la vie de bohème est devenue pratiquement impossible, elle n’a cessé de prendre de nouvelles formes et, aujourd’hui, on voit la jeunesse émotionnellement critique qui opte au choix pour les poubelles de la marginalité radicale ou les studios d’une minorité entrepreneuriale, les deux ayant délibérément repoussé le salariat vainement. On ne peut être que subjugué à la lecture de Debord par l’exigence maintes fois exprimée d’abolir toutes les séparations, comme si l’essentiel se présentait comme tel, immédiatement là sous nos yeux. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » est une ode cachée au temps perdu où l’animal-dieu, en dehors du temps, aurait été en adéquation parfaite avec la nature. Il s’agit d’un homme sans angoisse, sans regret, sans remords que Debord a voulu incarner. Le langage est à l’avenant sublimation. Ainsi conceptualisé, vivre sans temps mort signifie au mieux baiser à mort. C’est pourquoi les œuvres d’art sont dénoncées comme autant de cicatrices exhibées fièrement, des désirs irréalisés, voire des prothèses pour survivre. Le discrédit jeté sur les réalisations artistiques dites finies masquent mal le caractère aliéné d’un tel jugement qui bloque la recherche du sens derrière l’abstraction d’un vécu immédiatement supérieur. Le contenu de vérité de l’art a été inféodé à la raison politique. Mais s’il n’y a pas de théorie critique à l’extérieur de la théorie révolutionnaire, qu’importe, l’art continue à lutter pour son autonomie en deçà de cette réalité. L’art sait contourner ce problème à l’infini, quitte à se lier ferme à l’insignifiance de son expérience conditionnée, il reste et restera inutile. La forme aspire au devenir sans fin, entre le tout et le rien, entre les performances et les happening qui dominent
la scène, jusqu’à la redondance archi-prévisible qu’entraîne la spontanéité grandiloquente et l’art contemporain qui exprime parfaitement la superficialité d’une humanité périssable. Il faut le dire sans détour : rien n’échappe à la médiation et tout de vient donc représentation.25 C’est le cas du personnage Debord par exemple, aujourd’hui représentation du rebelle talentueux qui n’aurait fait aucune concession à l’ordre établi. La méfiance à l’égard des représentations entraîne sans surprise une surestimation de la vie quotidienne, un point faible de la théorie situationniste par lequel la merde s’est infiltrée. Alors que les pièces surréalistes s’empilent dans les musées, le situationnisme, lui, de par son refus des œuvres finies, est ancré au cœur du quotidien d’une bohème rendue insolite par la configuration matérielle du monde, ce qui est, encore une fois, une négation dans la négation trouvant refuge dans le système. La posture esthétique du surprolétariat réside dans sa volonté de transcender les besoins d’argent – pour mieux cacher la précarité d’un tel mode de vie – et renchérir sur l’admiration que suscite l’excellence technique de ses productions, au pire sur la reconnaissance de ses pairs. Debord a joué son rôle par ricochet, ironiquement, sur un milieu qu’il a déserté : le dépassement de l’art n’a jamais été accompli, mais son désir de liberté disséminé sous la logique culturelle du capitalisme tardif y joue le rôle de désenchantement du passé et d’agent de conservation du présent. L’image d’un temps ancien dont le retour est impossible – tel le Paris d’avant, qui hébergeait quelque part le négatif –, celui de la riche tradition de révolte artistique, est apostasié sur le chaos de la totalité jugée insondable. L’idée situationniste comme quoi la Commune de Paris a été une grande fête populaire trouble n’importe quel historien sensible à l’abattoir qu’est l’histoire. Parler de la Commune exige de mettre en relation les moyens avec la fin sanglante. La sponta néité n’y peut plus rien et les tentatives désabusées croulent sous le pois des morts. La fête, plutôt rarissime dans les âges anciens, évoquait à elle seule une forme de révolution, un changement. Mais la modernité est la multiplication des fêtes sans changement. C’est pourquoi son avènement dans le quotidien pose un voile sur la conscience des luttes préliminaires à leur arrivée. Il n’y a pas pire fête qu’une sans but ni fin. La conscience du chemin à parcourir pèse lourd, il va sans dire, face aux énièmes fêtes, non pas parce que le révolutionnaire est un bougon naturel, mais parce que les partys ne mènent à rien, ou presque. La sensation de l’écoulement du temps peut bien s’évanouir un moment, elle revient à la charge tout de suite après le vomi. Et les rapprochements humains dans la bière ne sont que provisoires, étourdis d’ivresse. C’est un faux bonheur évanescent. Debord parle en ces termes de sa production : « [...] l’écriture doit rester rare, puisque avant de trouver l’excellent il faut avoir bu longtemps. » Si cette stratégie littéraire s’avère juste, notre époque doit receler d’un ballot de Baudelaire quelque part, mais on ne les a pas trouvés pour l’heure. L’observateur attentif des fêtes ne peut faire abstraction de toute la misère visible là : pauvreté des rapports, désirs impossibles et regards tristes vers les amoureux qui s’exhibent. Laids sont les viveurs dans un monde invivable. Et laide était la vie privée de l’antihéros qui s’offrait, une à une au lit, la beauté de ces jeunes femmes subjuguées par son précieux capital culturel; elles qui, après le coït, atterrissaient presto aux poubelles de l’histoire. L’image de ces filles employée savamment dans son film La Société du spectacle, celles qui sont en quelque sorte
les marchandises les plus désirables d’entre toutes, constitue une critique virulente de la réification en même temps qu’une confession troublante de la faiblesse du réalisateur. Le paradoxe du rebelle à la libido insatiable est poussé à ses extrêmes limites aujourd’hui par les membres de la Conspiration Dépressionniste qui, en ôtant l’exigence révolutionnaire d’un tel exercice sous une pile de référents pornographiques, ont frappé le mur du libéralisme de plein fouet. L’apparence subversive de leur gang n’a d’égal que leur impuissance effective de littérateurs marginaux qui n’ont aucune culture organisationnelle. Il est vrai que leur revue fait rire les jeunes gens, mais il s’agit du rire cathartique de ceux qui n’arriveront jamais à faire aussi bien. Les continuateurs situationnistes bandent sur le négatif sans y opposer un quelconque projet, ils bradent leur revue dans l’espoir de baiser. De deux choses l’une, soit la Consdep continue ainsi et meurt d’ennui, soit elle amorce un examen de conscience et prend la pleine mesure de son potentiel. Du fait que l’IS refuse le sacrifice militant, elle occulte en même temps la dure réalité du révolutionnaire qui souffre de sa stigmatisation sociale et des obligations morales qui lui incombent. Rester sain est un défi constant et les rapports conflictuels du capital avec l’amour, le sexe, la famille et le travail obstruent notre volonté. Les situs entretenaient volontiers une conception biaisée du révolutionnaire en usant à fond de l’esthétique de la bohème, ce qui a attisé la curiosité envers eux. Il s’agit d’une manipulation de la libido des masses, une gigantesque publicité pour tous ces gens qui, au fond, partagent les mêmes désirs que nous. Debord remarquait que, dès qu’il eut quitté Cannes étant jeune, il alla « vers un milieu, très attirant, où un extrême nihilisme ne voulait plus rien savoir, ni surtout continuer, de ce qui avait été antérieurement admis comme l’emploi de la vie et des arts.26 » En fait, pour lui, ce qui caractérisait l’aspect le plus menaçant des mœurs parisiens, ce qui explique le mieux pourquoi cette ville a été le centre des perturbations révolutionnaires les plus importantes de l’histoire, est que « l’existence de tous était principalement caractérisée par une prodigieuse inactivité; et entre tant de crimes et de délits que les autorités dénoncèrent, c’est cela qui fut ressenti comme le plus menaçant. » Il a donc une sorte de corrélation négative, voire une certaine conception idéaliste de la lutte des classes; de l’absence d’activité productive jaillirait les révoltes exemplaires. Mais c’est justement parce que les avant-gardes antérieures se placent en dehors du travail qu’elles participent au spectacle de l’expérience révolutionnaire, avec sa fausse distance critique. Voir « dans la bataille des loisirs » l’avenir de la lutte des classes est tout aussi pittoresque que ridicule dans un contexte d’intégration de l’une à l’autre. Le surprolétariat a gagné cette bataille maintenant qu’il travaille en se divertissant, et ce, au détriment du prolétariat traditionnel. Cela participe à la négation du rôle central du travail alors que c’est toujours le travail salarié qui structure la société. Toute fuite en avant risque fort de faire perdre le nord au révolutionnaire. Trouver le moyen d’alimenter ses réflexion et de continuer ses activités politiques tout en travaillant est le défi quotidien du révolutionnaire critique. Que se soit à l’usine, au bureau ou au studio, le travail est un concentré de la réalité bien qu’il n’en soit pas l’absolue totalité. C’est pourquoi notre point de départ doit être le travail, mais sans le rester.
35
Individu et conscience de classe La production est de plus en plus non seulement transformation du milieu naturel en milieu tech nique, mais production de rapports et de systèmes sociaux et production de l’identité biologique et relationnelle des individus. Cette production, qui reste quand même contrôlée par une classe domi nante, change la forme de l’expropriation des ressources sociales. Le mouvement de réappro priation qui revendique le contrôle des ressources produites déplace donc ses enjeux sur un nouveau terrain. L’identité personnelle et sociale des indivi dus est de plus en plus perçue comme un produit de l’action sociale, donc comme l’enjeu d’un con flit entre les exigences de manipulation des appa reils et la volonté de réappropriation des individus. La défense de l’identité, de la continuité et de la prévisibilité de l’existence personnelle, deviennent les contenus nouveaux des conflits. Dans une struc ture où les moyens de production se socialisent de plus en plus, tout en restant sous le contrôle de groupes particuliers, ce que les individus reven diquent collectivement est l’apparence de leur propre identité, la possibilité de disposer de leur créativité personnelle, de leur affectivité, de leur existence biologique et relationnelle. Le contrôle et la manipulation des centres de la domination technocratique s’exercent de plus en plus sur la di mension du quotidien, sur la possibilité de disposer du temps, de l’espace, des relations. L’identité per sonnelle, c’est-à-dire la possibilité biologique, psy chologique et relationnelle, d’être reconnu en tant qu’individus, est la « propriété » qu’il faut défendre et revendiquer, l’aire d’appartenance sur laquelle s’enracine la résistance individuelle et collective.27 Alberto Melucci Il faut commencer par éviter l’écueil de la mort du sujet, lequel est la base du postmodernisme. La critique radicale y a participé – au moins objectivement, après coup – par l’exagération qui lui est propre. Pour se garder d’y contribuer again and again, des jugements sociohistoriques sont là pour présenter le double mou vement du concept d’individu au moment où la société avance vers une totalisation de l’aliénation. Parler d’individu dans une société de classes est toujours un peu suspect parce que les problèmes de l’individu sont ceux de sa classe. Mais l’exigence de la théorie critique est de garder vivant le négatif des classes, c’est-à-dire un être de rapports non faussés avec sa propre alté rité. Elle suppose donc d’analyser comment l’individualisme est à la fois dynamisé par la modernité pour être ensuite étouffé et idéologisé davantage. Les deux moments sont inséparables et se poursuivent aujourd’hui sous de nouvelles formes, un proces sus simultané d’homogénéisation et de différenciation. En tant qu’animal social, l’individu est en lien perpétuel avec les conditions sociales existantes et il ne peut y échapper par l’esprit qu’au prix de l’abstraction. L’homme naît d’une situation donnée. Il n’est ni indépendant ni unifié, mais en mouvement, tel un rapport social fluide, et ça, autant à l’intérieur de lui qu’à l’extérieur. On peut ainsi conserver l’individu au cœur de la 36
pensée, mais subsumé. Cela étant, l’analyse de l’idéologie de l’individu abstrait, isolé, indépendant, fixe, est constante dans l’œuvre de Marx, où il est vu comme produit du rêve de la bourgeoisie. L’individu moyen résultant de ce même processus de catégorisation, lui, est limité par les rapports sociaux réi fiés, par le fait qu’il n’est qu’un simple élément d’une chaîne de montage dont la finalité lui échappe. La propriété des moyens de production rend abstraite pour ainsi dire la vie du prolé taire, dérobée de toute culture de liberté, ce qui la conduit à n’être qu’une mutilation quotidienne du producteur, le privant de toutes formes d’autonomie individuelle. Pour Marx donc, la naissance de l’individu serait le produit de la révolution com muniste, l’individu étant encore un projet à ce jour. Ce constat s’applique de manière analogue au prolétariat dans son ensemble, car il est, lui aussi, encore un concept, n’en dé plaise aux orthodoxes. Personne ne remet en question ici la vérité ou la puissance suggestive du matérialisme historique qui fait de la lutte des classe son moteur ni le fait indéniable que seul un mouvement prolétarien d’envergure peut changer la vie. Mais les classes sociales restent difficiles d’atteinte, complexes en soi, divisées par les niveaux de la civilisation, inégales selon les cultures en lutte pour le pouvoir; elles mûrissent à l’aide des transitions du mode de production, des crises, et cela, lente ment. Une tentative de saisir le concept trop rapidement le fige en représentation mort-née. C’est pourquoi le flou artistique en tretenu par la définition de Debord du prolétariat, soit « à peu près tout le monde », est certes commode mais incomplet. Cela clarifie et sème la confusion tout à la fois. Une tentative de sim plification dans l’analyse d’un sujet encore inconscient n’est pas sur le chemin de la connaissance. Au sein des classes donc, il y a sous-classes et, du fait des séparations du prolétariat dans les processus de production et dans la chaîne de commandement, l’identification à une grande classe s’amenuise en même temps que le potentiel d’unité ap paraît. Les contradictions sont à même les classes; celles-ci ne prennent conscience que progressivement de leur situation. Tout cela apparaît être une critique de l’imperméabilité des classes et de ses segments internes ainsi qu’une remise en question du progrès linéaire et des blocs monolithiques. Cette logique pro pose d’approfondir les tensions entre deux grandes classes ri vales tout en historicisant les déchirements internes de chacune d’entre elles résultant de l’anthropophagie économique. L’hypothétique dénouement de la crise du prolétariat d’aujourd’hui nécessite l’analyse de son nœud : la classe moyenne dépolitisée à loisir. Les effets combinés du développe ment continu de l’État-providence et l’éducation de masse, la disparition progressive des espaces communs, l’intégration des syndicats et leur bureaucratisation, l’accroissement du pouvoir de conditionnement médiatique, ont assuré l’extension et la diversification des modèles de vie axés sur la consommation. Le confort du domicile familial devient un paravent efficace aux nouvelles avancées du capitalisme outre-mer. Devenu moyen, l’individu n’entrevoit aucun projet en dehors de la pure con sommation dans la sphère privée des pacotilles à la mode. Le cocooning est la norme : un petit moi, atrophié, perdu, qui évite toutes les souffrances du politique. C’est ainsi que les liens so ciaux s’effritent peu à peu. Sans espace politique, il ne reste que les amourettes, la gang et la bière. En fait, il faut comprendre que le prolétariat, en tant que producteur, ne se transforme non pas dans sa définition fondamentale, à savoir un individu qui
se voit dans l’obligation de vendre sa force de travail pour survivre, mais plutôt en ce qui a trait à son rôle, ses idées, son espace de production et ses mœurs. Connaître le prolétariat, c’est le voir dans toutes sa complexité et ses différences historiquement construites. Et bien sûr qu’il tend à devenir tout le monde, mais autrefois les classes se divisaient net entre le travail manuel et intellectuel : la domination de quelques-uns personnalisait le conflit. Le travail intellectuel existe depuis très longtemps, mais l’extrême perfectibilité des unités de production a atteint un seuil où une frange importante des bas-fonds se voit attribuer désormais de nouvelles fonctions pseudo-intellectuelles jusqu’à atteindre des positions stratégiques dans le cycle de production de la connaissance. L’illusion d’être quelqu’un knockoute le moyen et fait de lui l’ennemi numéro un de sa propre émancipation. L’orthodoxie marxiste pleure la sortie des usines et se joint en cela au cynisme ambiant, désespéré . Il est vrai que le brouillage de l’aristocratie technicienne nuit à l’avancement du projet : le prolétariat est mutilé, étrange victime d’une socialisation poussée des moyens de production qui l’individualise. Chaque partie ne reconnaît pas l’autre, bien qu’elle en soit le produit. Or, une révolution communiste ne peut se passer de sa portion éduquée parce qu’elle exige l’action conjuguée d’un grand nombre de producteurs auto-organisés par-delà leur sphère respective. Dans un contexte où le secteur tertiaire prend des proportions significatives, la petitesse des luttes visibles dans ce segment-là a de quoi inquiéter, mais ne doit jamais nier ferme son potentiel ni celui de sa production, la culture, qui peut s’avérer subversive. Il n’est pas inutile non plus de mentionner que les valeurs du surprolétariat sont moins arriérés que celles du prolétariat traditionnel, lequel perpétue l’autoritarisme, le racisme et le sexisme de naguère. Cette catégorie de privilégiés reste la première à ressentir les effets des crises économique et ses éléments précaires risquent fort de rejoindre définitivement le prolétariat de réserve dans un contexte de saturation des marchés où la culture représente un iota de l’économie globale. On ne sait pas si le changement viendra de l’une ou de l’autre de ces catégories, car elles sont dépendantes, mouvantes et dangereuses en temps utile. Faire dépendre l’ambition d’un nouveau bouleversement social sur l’une ou l’autre des catégories du prolétariat divisé est une erreur. La question est de savoir comment les mettre en mouvement l’une vers l’autre pour fin de dialogue politique, condition minimale d’une lutte dans laquelle chacune se transforme en vue de dépasser leur spécificité.
Les enseignements de HØ, ou l’enjeu stratégique de la culture Être dialecticien signifie avoir le vent de l’histoire dans les voiles. Les voiles sont les concepts. Mais il ne suffit pas de disposer de voiles. Ce qui est décisif, c’est l’art de savoir les mettre. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle Les assises de HØ sont doubles et contradictoires. À l’héritage du milieu politique radical se greffe une pratique à la fois de
nature cathartique et subversive, basée sur la fréquentation des vernissages. Du fait que la promesse de bonheur de l’art ne peut être séparée d’une perspective d’émancipation politique où tout individu crée et forme une conscience du monde et de son avenir, le jeune HØ a serpenté avec un certain dégoût les vicissitudes du milieu artistique montréalais. En opérant un renversement du centre d’intérêt en vigueur dans les milieux foisonnants de prolétaires en quête d’un meilleur sort, la force d’attraction des œuvres et du discours les justifiant, une fois diminuées à sa plus simple expression, a laissé la place aux va leurs d’usage à proximité, révélant du coup l’importance réelle des protagonistes et de leurs créations. Nos énergies ainsi canalisées vers des objectifs jugés secondaires par la bienséance, à savoir prendre possession des surplus disponibles, et nos commentaires, certes innocents, qui ont presque exclusivement portés sur la qualité des produits et du service, n’ont pas tardé à faire réagir les moralistes et à révéler leur pauvreté larvée. En cadence avec cette pratique amusante, les torpilles littéraires du HØ juvénile coule davantage le milieu militant en explicitant pourquoi et comment les idéologies militantes gauchistes font partie intégrante des stratégies de neutralisation du capitalisme tardif. Le monde administré fait main basse sur la négation, la critique n’arrive plus à se mouvoir librement dans la totalité, fusse-t-elle une esquisse temporaire née d’un projet expérimental, squeezée sous un bloc difforme d’idéologies du consensus, d’où l’urgence de la négation de la négation. Celles-ci ne sont rien d’autre que des idées issues de l’union de fait entre la démocratie représentative et le marché et c’est pourquoi nous avons établi que la contre-culture est simultanément pionnière de la consommation et, éventuellement, impuissance d’agir, car il n’y a pas pire dépendance que de consommer sans produire. Le Québec a joué à cet égard un rôle international en déployant le concept de diversité des tactiques au sein des luttes contre la mondialisation, concept qui, ô surprise !, s’est avéré être la fin du débat sur la stratégie unitaire, les intérêts particuliers des groupes d’affinité prenant le dessus. Bien que la liaison profonde entre le radicalisme et le libéralisme ait été élucidée par des auteurs américains, HØ a opéré une rupture politique avec son milieu premier sur la base qu’aucune unité, voire aucun radicalisme ne pouvait s’accommoder de son contraire bien aimé, à savoir le libéralisme commode des organisations de gauche (faibles et pleurnichardes face aux défis que pose la lutte), sans quoi le milieu – et au sommet le projet révolutionnaire lui-même – servirait au mieux de lubrifiant à la pénétration du marché dans la contestation, sombrerait au pire dans le nihilisme contemporain. Francis Dupuis-Déri28 est la figure parfaite de l’illusion postmoderniste ayant ses assises dans sa contradiction. Refusant la révolution de peur que la violence en soit le catalyseur infernal et faisant la promotion d’une logique schizophrénique des sujets et des organisations, il multiplie les analyses transversales sans les lier à une théorie critique. Zones autonomes, blacks blocs et autres particularités sont la panacée de rien. Il s’agit d’un beau rococo militant sous l’égide du pluralisme qui, dans les milieux progressistes, apparaît comme une vision réformiste qui entretient la croyance, plus ou moins consciente, que le système est modifiable, que le milieu militant est vivable, qu’il existe un extérieur, une dualité buvable. Ses défenseurs ont beaucoup d’amis, mais si peu d’importance; c’est la dictature du privétariat. La fuite dans le libéralisme se double de l’absorption tranquille du radicalisme au système, qui cultive la frustration, contourne et dénie ses véritables sour ces jusqu’à devenir un élément agréable en tant que représen37
tation du refus et mode de vie alternatif.29 Le culte du passé, voire de n’importe quel épisode de lutte épique, d’un instant où l’émancipation prend forme, c’est aussi l’apologie de la défaite et du rêve. Voilà résumé le point de départ d’une théorie critique de la contestation que HØ a mis de l’avant. La présente revue marque la fin d’une période malheureuse – mais nécessaire à son dépassement – au cours de laquelle notre organisation, préconsciente de son temps et de la lourdeur objective du projet communiste dont elle porte volontiers le fardeau, a nié ferme la similinégation du milieu militant évaché sur son siège rembourré où trainent les médiocres et leurs punaises, exactement là où le simulacre est à son paroxysme. Ironie, ô douce ironie, Hors-d’Øeuvre a dû se nier luimême, étant une représentation criblée de contradictions dès ses origines. Devenir révolutionnaire en dépendait. Le silence stratégique de nos détracteurs n’a jamais été la confirmation de nos thèses, mais le signe évident d’un cul-de-sac de la praxis radicale. C’est ainsi que le travail du négatif a continué son œuvre un temps, au sein et contre les rejetons du refus global presque tous accablés par les diverses maladies mentales qui constituent aujourd’hui leur seul héritage. La souffrance de l’humanité, sur laquelle repose nos petites libertés individuelles, prescrit aux révolutionnaires de se porter violence. Voilà une première épreuve de force en vue de faire la guerre dans un monde léthargique au sein duquel personne n’ose prendre de risque, sinon pour l’autoconservation. La pratique révolutionnaire, vue sa liaison puissante avec la notion de progrès, est matière à penser – sauf pour les abrutis qui s’en réclament. Le milieu militant, fort lucide sur ce point il est vrai, n’a jamais voulu se donner un minimum d’importance vis-à-vis de notre critique acide, refusant de se défendre à chaque fois et prétextant en retour sa propre trivialité qui, de surcroît, approfondissait davantage la nôtre. C’est dans ce contexte de décomposition de la société bourgeoise que HØ n’a rencontré sur son chemin que des sujets à l’agonie. Trois ans d’introspection douloureuse auront été nécessaires afin de mettre fin à l’activisme et de trouver un nouveau rythme, afin d’attendre les retardataires et d’aborder les questions les plus épineuses de l’organisation et de la discipline révolutionnaire. Les subjectivités radicales en ont mangé un coup, elles qui, de toute façon, répétaient bêtement les postures iconoclastes d’un passé dépassé. Car la nouvelle avant-garde devait marcher d’un pas décidé vers de nouveaux objectifs mieux définis, sans quoi la guerre des classes ne pouvait être qu’un mirage, croulant sous l’image de son orthodoxie ronflante aujourd’hui intégrée au spectacle. La fièvre de l’activisme s’en alla pour prendre racine ailleurs, son énergie réinvestie vers une sublimation supérieure, à savoir – roulement de tambour – la réalisation de son programme initial. La lecture, l’écriture, la réflexion, la discussion matérialisées de par la production de cette revue sont un premier signe de notre avenir recrépi. Derrière notre invisibilité apparente sur la scène publique, la recherche d’un temps nouveau avançait, celui d’individus qui, ensemble et tranquillement, sortent de leurs habitudes narcoleptiques pour produire une théorie, pas si nouvelle, mais épurée, renchérie et, sous peu, soutenue en pratique. Un temps certes plus lent, mais adapté au travail en équipe et au développement de nouvelles subjectivités radicales harmonieuses. Aucun élément n’a été abandonné à dessein en cours de route et c’est ainsi que la solidarité pouvait prendre forme, oui, dans un microcosme, mais rivé ferme sur une totalité écrasante. Et je cite Jameson, 38
lui-même, dans sa quête très humble de ce temps nouveau : « Ce qui donne aujourd’hui cette possibilité objective [l’étude des conditions de possibilités en dehors du mythe de l’individu bourgeois], ce n’est pas un talent subjectif, quelque inspiration ou richesse intérieur, mais plutôt des stratégies quasi-militaires, basés sur la supériorité de la technique et du terrain, l’évaluation des forces adverses et une judicieuse maximalisation de ses propres ressources spécifiques et personnels. » Ainsi donc se présente notre projet, celui de l’avant-garde militaire, artistique et révolutionnaire enchâssant leur destin par delà leurs séparations d’antan. La théorie critique au front, quand bien même elle souffrirait de ses imprécisions, provoque l’angoisse du commun qui, à son contact, réalise l’ampleur de la domination et de surcroît son impuissance face au monstre qui lui ressemble tant. Les quelques épisodes de refus sont vite endigués par une déception qui assure l’inaction ultérieure du sujet. Il refuse, ce faisant, toute morale à son encontre, à cause que le subjectivisme doit annihiler sur son passage le potentiel de douleur à sa source, en s’éloignant du feu des critiques. Mais la raison objective enfouie en lui est là pour rester : il en souffre parfois, alors il détourne les yeux et refuse de creuser son intérieur de peur de ne rien y retrouver d’authentique. La méthode socratique le rebute, car poser des questions est suspect dans un monde affreusement vide. Celui-ci cultive une attitude sceptique pour donner l’impression qu’il est au dessus de la mêlée, tel l’outsider d’une époque qui avance nulle part. Le poids de la totalité le détermine au point où les simulacres de la praxis révolutionnaire sont pour lui une comédie lamentable. La totalité est si vaste que le sujet s’engouffre en elle. Ce qui est ainsi exclu à l’évidence est la reconnaissance des autres; l’aboutissement de l’aliénation est un individu qui nie son existence. Nos contemporains peuvent parfaitement discuté de créativité alors qu’il faudrait avoir le courage de dire la vérité selon laquelle l’éclipse du politique l’enraye pour de bon et rend d’autant plus caduque l’expression de soi. Ériger en principe l’absence de jugement moral des autres masque bien mal le mépris généralisé qu’on leur porte. D’où l’urgence d’agir dans l’espace public en résorption et de constituer une réelle puissance d’agir. Élever l’exigence morale à l’engagement politique constitue la pierre d’achoppement de notre entreprise, car seule une action collective est en mesure de bouleverser l’ordre du monde, même d’un millimètre. Y arriver nous impose de tirer les conclusions pratiques de nos théories. Cela constitue l’objet même de notre travail, faire la jonction entre les moyens et la fin du projet communiste. C’est Fanon qui explique si bien pourquoi porter violence à l’ennemi est la seule manière d’exister à ses yeux : il y a une forme de reconnaissance dans la violence qui lie deux personnes en apparence séparées. La théorie prise isolément n’oblige à rien, elle est un commentaire parmi d’autres susceptible d’être oublié, mais la dénonciation publique des fautes, la pratique de la théorie, elle, est une condition du changement ultérieur, un traumatisme nécessaire, un passage obstrué, certes, mais le seul valable. C’est par amour que nous voulons porter violence à ce prolétariat divisé qui refoule trop, le mettre en mouvement par la force de notre assaut question qu’il puisse ressentir ses chaînes par lui-même. Nous ferons contre lui un usage modéré de vitriole. La cible, dans un premier temps, voudra se venger, jusqu’à ce qu’il aperçoive le miroir pour y comprendre le jeu. L’objectif central est de rentrer en dialogue avec le bâtard prolétarien, couche par couche, genre par genre, membre par membre,
et cela, jusqu’à ce que les séparations soient échues. Chaque section du prolétariat parle un langage compréhensible, mais étanche pour ses autres sous-catégories. Boxer le prolétariat est en ce sens une métaphore amusante, un jeu, oui douloureux, mais formateur où les adversaires apprennent à se connaître. Il faudra manier plusieurs styles et s’adapter au terrain, puisqu’un dialogue avec le vrai monde comporte bien des détours. Chaque fois, la critique de nos contemporains a dévoilé à quel point notre organisation tournait en rond, victime en quelque sorte de la dialectique abrégée selon laquelle il est juste d’être dur même s’il est dur d’être juste. Or, les plus perspicaces auront vite compris que la vérité en ces temps difficiles ne peut être recherchée qu’au sein de groupes numériquement plus faibles et hypothétiquement représentatif de la lamentable condition de son projet d’émancipation, quitte à se tromper quelques fois. Le groupe d’affinité est une forme humaine d’organisation qui comporte bien des avantages et les êtres humains, de toute façon, agissent ainsi, en petits groupes dont les origines sont contingentes, à tâtons. Il n’y a pas d’autre manière de faire, qu’on se le dise, car l’identification de l’individu à une classe est une falsification obsolète. On peut être dans un groupe défini, mais l’appartenance à une classe qui n’existe qu’en soi risque, quant à elle, de nous faire perdre toute humanité. Le plus prudent est de s’en tenir à un positionnement critique : il n’y a pas d’essence révolutionnaire ni du prolétariat ni de la bourgeoisie, seulement une lutte à finir. Identifier le prolétariat au « sujet révolutionnaire » en absence de rapports conflictuels d’envergure contribue de surcroît à sa neutralisation objective, à son idéalisation. Rester ferme à son encontre, lui qui est de plus en plus un produit du système, est une exigence minimale. Le renversement de la société est la tâche de tous les individus qui souffrent, des femmes et des enfants aussi, de toutes les victimes d’oppression en fait, et cela commande aux révolutionnaires d’assujettir son jugement de classes à l’examen du dialogue. On ne dira jamais assez à quel point il est difficile de rester humain dans la sévérité, et comment il est dangereux de se transformer en monstre, raison-massue à la main. Par delà cette négation, positivement donc, HØ est prolétaire, exception faite de quelques étudiants sur la voie du succès qui travaillent à temps partiel, et voilà bien une nouveauté : le fait qu’un petit groupe comme le nôtre, composé de moyens, veulent reprendre là où les situationnistes ont conclu. L’avant-garde arrive à un stade de maturité où désormais les travailleurs eux-mêmes entendent la constituer et faire leurs propres affaires. Celui qui pense contester lentement le monde est déjà mort, mais celui qui s’exalte de la vitesse avec laquelle il consomme le flux total est dévoré par lui. L’actualité est la fausse conscience du temps devenu temps réel, exempte de médiation seulement au-dehors. La raison exige un minimum de recul, une pause dans le défilement, le contrôle de certains espaces entre sujet et monde en vue d’une recomposition narrative des informations surabondantes. Le prolétaire, comme le révolutionnaire, manque de temps. Dans ces conditions, seule une petite minorité parvient à poursuivre des projets personnels dignes de ce nom. L’urgence de passer à l’action se fait sentir à chaque étape de la réflexion et risque de nous faire perdre de vue nos objectifs, de mater l’effort sous la forme de violence immédiate ou de refoulement inadéquat. Or, la qualité du révolutionnaire est fonction du temps investi dans son projet et quiconque ayant pris la peine de travailler sur du sérieux sait trop bien qu’une seule décision peut prendre plusieurs semaines à méditer. Il faut
savoir prendre son temps envers et contre tous. Pause. Une pratique sur le long terme constitue une rupture d’abord imperceptible il est vrai. Près de nous, les preuves de l’appétit insatiable de nos spectateurs sont palpables et la part de secret, nécessaire à la réalisation de notre entreprise, semble les indisposer. Ce qui n’apparaît pas à leur yeux n’existe pas. Et pourtant... La clé de voûte de notre entreprise critique se base sur un emploi du temps qui nie en pratique le caractère idéaliste du révolutionnaire pour l’inscrire véritablement dans sa vie quotidienne. Ce ne sont pas les révolutions qui font les révolutionnaires mais l’inverse, et tant que nous n’arriverons pas à faire l’histoire plutôt qu’à la subir, la récupération est inéluctable. Il n’est pas question ici de former une gang où s’assemblent nihilistes ou militants, bohèmes ou criminels, opportunistes ou insurrectionnalistes, tous ces bouffons de la contestation qui ne saisissent pas la supériorité stratégique de la culture alors qu’ils ne produisent que cela pauvrement. Chaque jour, après avoir orienté son travail dans une perspective autobiographique obligée – pour survivre sans mourir d’ennui ou de fatigue – le pro locritique est attendu à la maison par un tonne de travail supplémentaire. Pour arriver à ses fins, il doit impérativement établir un rapport critique avec les nouvelles technologies, baliser leur emploi, le limiter, mais sans les ignorer. Il doit aussi étudier à la pièce ces technologies, leur fétichisme et le potentiel destructeur qu’introduise leur emploi massif dans la société pour savoir si, et dans quelle mesure, elles pourront ou non être utilisées à des fins émancipatrices. Produire une frontière en somme, un monde plus humain duquel puiser notre volonté, un endroit où l’individu obtiendra ce que la société marchande ne lui offrira jamais : du repos, de la reconnaissance et du pouvoir. Un groupe lutte-de-classiste doit prendre au sérieux la santé de ses membres et c’est même là la condition élémentaire de son succès futur. La politisation des ruptures d’avec nos camarades les plus remarquables, ainsi que la rationalisation brute de nos rapports politique, constitue un lézard de l’héritage avantgardiste à une époque atomisée où l’amitié authentique est si rare, voire impossible. La meilleure attitude à adopter consiste à maintenir nos amitiés en prenant soin de poursuivre la chicane en terreau fertile. HØ marche en gang pour rattraper le temps perdu du postmodernisme et, ce faisant, il combat la niaiserie de sa propre posture ironique de jeune dilaté. Une autoanalyse est un début convaincant alors que la mode oscille entre dérision morbide et orthodoxie comique. On essaie de donner l’exemple là-dedans, voilà tout. On creuse l’échec, notre échec, car critique bien ordonnée commence par soi-même. C’est le préalable d’un plan qui motivera les troupes à s’engager dans le combat autrement que par la super moralisation militante. Contre l’immédiateté apparente du vécu, le projet révolutionnaire construit et entretient des médiations et prend au sérieux le besoin d’historiciser ses désirs au lieu de les satisfaire bêtement. La qualité du vécu est étroitement lié, dans cette perspective, au renforcement de ces médiations, ponctués de temps morts bénéfiques. Des amis qui se voient trop souvent tombent dans la redondance, tels ces postmodernes assumés qui se reconnaissent dans les fêtes électroniques d’un hochement de tête. Les médiations que HØ propose d’entretenir reposent sur une conscience que nous avons de notre insuffisance immédiate, et donc sur le besoin de rencontres nouvelle et de collaborations structurées. HØ fera ipso facto appel à des éléments extérieurs dont la conscience et la passion du négatif n’ont rien à envier à notre personnalité col39
lective synthétique, si ce n’est leur état atomisé. Le déploiement d’une stratégie de communication avec des éléments de qualité qui voudraient travailler avec nous est au centre de notre stratégie de dépassement, mais cela moyennant l’adoption d’un contrat dans lequel seraient circonscris les droits et devoirs de chaque entité. Le putsch culturel proposé là ne signifie pas d’abandonner du coup les manifestations de la colère obscurcies par l’aliénation réformiste omniprésente si éphémères. Mais saisir que la production de matériaux culturels, sous certaines conditions, est un travail à valeur ajoutée, plus raffiné et plus important que les autres est élémentaire au renouvellement de la critique. La fonction de la culture est l’obédience, sinon la libération. Celle-ci nous éloigne de la frustre réalité du primitif, interpelle l’imagination et la liberté du sujet. Une partie importante de la fascination actuelle pour la culture vient du fait que son contenu est sensible, les germes de son potentiel émancipateur sont encore là quelque part, et ressentis. L’espoir d’appartenir au monde de la culture révèle à la fois les miettes d’humanité insolubles en nous, ainsi que la puissance de l’illusion. Dans cette bataille, l’industrie culturelle contrôle le shit avec sa monoculture qui interpelle tout le monde, car elle tend à devenir la même pour tout le monde. Bien qu’une grève des transports peut paralyser toute une ville, c’est la culture critique produite au préalable qui constitue les meilleures chances de succès d’un tel mouvement sur le long terme. Elle peut même déclencher les hostilités, voilà la clé. Par voie de conséquence, il incombe aux révolutionnaires de produire le nécessaire, c’est-à-dire d’analyser la situation et de partager leurs avis, car il n’y a que des débiles qui croient que le prolétariat va tout comprendre du jour au lendemain dans le feu de l’action. L’antithèse de cette proposition, nihiliste il va sans dire, veut que la conscience naisse de la paupérisation ou de la précarisation, phénomènes sur lesquels le prolétariat n’a et n’aura jamais aucune emprise réelle. Cette tendance rejette la fonction pédagogique du révolutionnaire et de l’art. Quand les marxistes orthodoxes rabaissent la culture au pur mensonge, il annihile du coup les traces de vérités enfouies en elle. Le matérialisme dialectique doit savoir questionner l’histoire autrement que par la domination absolue de l’évolution technique sur le reste, faute de quoi la prédominance de l’infrastructure se crispe en idéologie. La dialectique nie les primats simplistes et les conclusions hâtives pour privilégier l’historisation des phénomènes par delà les apparences et les catégories existantes : une intuition peut recelée des bases économiques insoupçonnées et vice-versa. De toute façon, notre choix de s’investir dans la culture n’en est pas un : il n’y a que les fous qui parlent ouvertement de la prise des armes en cette période où le mot solidarité sonne si creux – et il n’y a que les misanthropes qui diront que nous sommes idéalistes parce que nous produisons de la culture au lieu d’aller faire grève pour quelques dollars de plus. Il est hors de question de prendre les armes ou même de renchérir sur une esthétique de la violence de classe pour exalter l’archétype idéaliste du révolutionnaire. Notre but n’est pas seulement d’interpréter le présent de manière à l’influencer, mais aussi de s’y ancrer grâce à nos membres entretenant leur autonomie politique jusqu’à s’enraciner dans plusieurs milieux à la fois, au gré de leur propre intérêt personnel et professionnel. Les activités spécifiques des membres sont une porte d’entrée vers la multitude. Car l’avant-garde reconnaît qu’elle n’est pas la forme du changement lui-même, seulement une bifurcation partielle, certes rusée, de la critique 40
vers la quantité. C’est donc la liaison entre l’avant-garde et les éléments les plus avancés de la lutte qui, tant sur le plan de la théorie que de la pratique, assure l’avancement d’un projet qui ne lui appartient qu’en partie. Voilà ce que nous entendons par le langage du changement, lequel n’est rien d’autre qu’un rapport intellectuel que nous désirons établir avec ceux et celles qui ont le pouvoir de renverser la société de classes. Nous allons donc parler avec nos camarades, lire, écrire, distribuer des journaux, étudier les conditions de travail, critiquer les réformistes et les vendeurs de rêves, monter des équipes fortes de subjectivités harmonieuses et aiguiser notre dialectique. Plus tard peut-être, nous engagerons la lutte à un niveau supérieur et feront quelques manœuvres au passage, parce que, d’ici là, sans arme, sans appui et sans connaissance, rien n’est possible, hormis la récupération. La stratégie est sans surprise de jouir des libertés garanties d’un système qui, en pratique, les interdira dès qu’elles révèleront leur potentiel révolutionnaire et, de cette manière, saisir l’opportunité de mettre à l’épreuve des lois qui assurent la domination des uns sur les autres sous le vocable usurpé de démocratie. Se dire d’avant-garde est la plus belle des provocations, un pari garantissant notre entrée par la grande porte dans la culture où prennent racine, en rang d’oignon, les surprolétaires en devenir. Les places sont certes limitées, mais on n’aura pas de mal à s’en frayer une puisque notre segment d’activité, le négatif, est si vierge par les temps qui courent. Briser les règles est aujourd’hui une convention bien commode et c’est pourquoi notre rapport avec la nouveauté est et sera subtil. Il est à prévoir qu’une trâlée de postmodernes vont jaillir de leur blogue crasseux ou de leur revue d’art contemporain pour venir nous expliquer en quoi nos prétentions sont paradoxalement rétrogrades. Ils seront nombreux à étaler de belles lettres à notre sujet, auxquelles nous ne répondrons pas, du moins s’ils se font les régisseurs de l’impuissance endimanchée. À ceux-là, nous leur répondons à l’avance : rira bien qui rira le dernier... Votre jeunesse éternelle tire à sa fin. Une avant-garde insatisfaite de tout – à commencer d’elle-même – n’a rien à craindre des vantards qui se dissimulent dans la multitude pour mieux la dévorer en silence. Le parti-pris de la vérité si mouvante présuppose le droit de se contredire et mise davantage sur l’autocorrection, et non pas sur l’orgueil. La notion de progrès peut reprendre du service; chaque production du groupe dans un laps de temps donné sert d’unité de mesure du potentiel humain. Car il y a très peu de choses qui nous sépare du commun, nous le savons très bien. La folie des avant-gardes s’en trouve rompue à jamais, mais sans laisser derrière ses ambitions les plus vertueuses et radicales, désormais roadmap d’une personnalité de synthèse, éminemment révolutionnaire.
NOTES 1
Voir L’Analyse caractérielle de Reich.
La présentation qui suit occulte volontairement les progrès enregistrés dans la théorie marxiste par Wood dans son livre Les Origines du capitalisme. L’aristocratie anglaise serait la classe capitaliste première, il est vrai. Mais l’exportation du capitalisme dans les autres pays d’Europe complexifie l’analyse. Le présent texte ne traite pas en profondeur des origines du système, mais plutôt de ses phases de développement. 2
3
Voir les premiers chapitres de Galaxie Internet de Manuel Castells.
C’est l’aboutissement de la mécanisation de l’industrie agricole qui a fini par dissoudre, du moins dans les pays développés, la division entre une classe ouvrière urbaine et la paysannerie. 4
« À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve de vient nécessaire. » (La Société du spectacle, Guy Debord.) 5
6
Comme en témoigne la publicité de Apple pour un iPhone invisible.
Aux États-Unis, les frictions dites morale entre démocrates et républi cains ont une assisse là, entre les deux économies qui s’affrontent. C’est la continuation de la guerre de sécession sur le terrain du vainqueur. 7
K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, (1848), Paris, Éditions Sociales, 1977 8
Adorno résume le problème ainsi dans le premier aphorisme de Minima Moralia : « C’est comme si la classe sociale qu’ont déserté les intellectuels indépendants prenait sa revanche en imposant la contrainte de ses exigences là même où ses déserteurs ont cherché refuge. »
Nous rejoignons Jameson sur la sclérose de la morale antipostmo derne qui favorise son extension, mais nous lui rappelons aussi que Marx, en vertu de la 11e thèse, bien qu’il ait reconnu les progrès objectifs imputables au capitalisme, l’a combattue toute sa vie, et ce, en évitant le registre moral contaminé par l’histoire, comme quoi la méfiance face à la moralisation n’empêche pas d’avoir une morale. 17
On visite les sites Internet de photographes et on est immédiatement submergé par une intense impression de déjà-vu. Ce phénomène est aggravé par le fait que les travailleurs de la culture ont leur propre ghetto, mais à l’échelle internationale dû à Internet. Montréal copie New York, New York copie Paris, Paris copie Londres, Londres copie le Tokyo et ainsi de suite. 18
Voir La Fonction clinique du situationnisme, le premier essai de Horsd’Øeuvre, qui introduit l’idée que l’IS est intimement lié à la pensée postmoderne. 19
« Je n’ai pas, comme les autres, changé d’avis une ou plusieurs fois avec le changement des temps; ce sont plutôt les temps qui ont changé selon mes avis.» Dans In girum imus nocte et consumimur igni, film de Guy Debord 20
21
Journal de l’IS, 1958, numéro 1, La liberté pour quoi lire ? Des bêtises
22
Jean Baudrillard.
9
À l’aliénation de ces tâches, s’ajoute le fait que les moyens modernes, en particulier en matière d’informatique et de technologie de la communication, souffrent de problèmes multiples. La résolution à la pièce de ces problèmes ainsi que l’entretien général constant des moyens de production, s’ajoutent à la charge du producteur de culture et demandent une patience inouïe, particulièrement en postproduction. 10
Le mouvement d’intégration ne trouve pas meilleure représentation que le pop art dont la sommité, Andy Warhol, fils de prolétaire, est un exemple d’autoréification réussie. 11
Comprendre la logique de ces transformations du capitalisme est difficile parce qu’elles sont en cours.. 12
C’est l’idéologie d’une partie de la société qui veut compenser l’épuisement des ressources fossiles par une interconnexion des cerveaux produisant de l’immatériel alors que ce prétendu immatériel présuppose le maintien et l’élargissement de l’exploitation intensive de la nature. 13
La lutte de classes prend des proportions microcosmiques dans un monde où le particulier écrase le général. 14
Marcel Duchamp, ou, L’éblouissement de l’éclaboussure, Jean Suquet, L’Harmattan, 1998, p. 14
La dépassement de cette peur permanente au sein des groupes politiques, pour ceux-là qui conservent la notion de progrès en leur centre, exige de prendre au sérieux la recherche et développement continu d’un certain équilibre entre ses membres, préliminaire à une pratique où la division des tâches peut être revue et corrigée après délibérante, et cela, sans risquer de tout perdre. La dépendance au meilleur élément est parfaitement complémentaire, et aussi révoltante que la dépendance du pire à l’ensemble. La peur envers le chef est à la fois aliénation et agent de motivation. Elle doit être remplacée par la peur de l’échec du projet lui-même dont les ruptures internes ne sont que le prélude qui ne pourrait qu’accélérer le processus, d’où la fragilité de la nouvelle posture d’avant-garde. 23
Adorno, Minima Moralia, Petite bibliothèque Payot, édition de poche 2003, p. 27. 24
L’interaction entre termes contraires qui, par l’action de la pensée, dissout l’apparence d’immédiateté des prémisses oppositionnelles au profit d’une relation véritablement dialectique, et nie l’existence du séparé en soi tout en la réaffirmant pour comprendre la totalité. 25
26
Alberto Melucci, (1978), « Société en changement et nouveaux mouvements sociaux », Sociologie et sociétés, vol. 10, n° 2, p. 48 28
15
Il souffre en silence, atomisé. Le commun n’a aucun projet en dehors de la consommation des spectacles du marché, des médias ou de la démocratie. Et il est lui-même spectacle sur Internet. Le temps pour vivre lui manque, et les moyens aussi. Les quelques moments de liberté qu’on lui consent sont réorientés vers l’inutile, le dada. Il devient un ego flétri, absorbé par le présent fugitif du flux total. 16
Guy Debord, Panégyrique, p. 27
27
Professeur québécois spécialisée dans la critique du masculinisme.
La contre-culture, une fois bien installée sur la scène publique, a fini par remplacer la lutte des classes : mouvement féministe, écologiste, autonome, queer, skin et abracadabra, l’impasse de l’identitaire ! Même les continuateurs de la plateforme de Makhno sont une pomme pourrie dans cette nature morte du mouvement social. 29
41
LA
CAUSE FINALE
François Bélanger
POUVOIR ET RAISON
D
e quel monde hériteront les générations futures, voilà une question centrale de la politique, simple et grave à la fois. Si la pleine mesure de ce problème peut être difficile à avaler, c’est qu’il contraint à prendre position en toute conscience de ses intérêts sur le sens de la vie. Celleci n’était-elle pas meilleure avant ? Ne vaudrait-il pas mieux y changer quelque chose ? Ces interrogations se posent à l’échelle collective comme individuelle et les décisions qui en découlent, prises selon des facteurs conscients ou inconscients, constituent, elles, une action sur le monde. L’alternative est beaucoup plus courante : se résigner à subir des malheurs plus ou moins grands en échange de l’abandon d’un certain nombre de responsabilités. Il nous suffirait alors de tolérer nos problèmes sans chercher à découvrir leurs fondements et en se contentant plutôt de souhaiter que le temps, différentes personnes, Dieu ou toutes ces réponses s’en chargeront à notre place en pleine conformité autant avec nos intérêts qu’avec nos aspirations profondes. Capituler avant même de partir au combat n’a aucun sens. Or, si nous admettons, en refusant « d’être nés pour un p’tit pain », la maxime existentialiste « la vie est ce qu’on en fait », il ne nous reste qu’à décider sur quelles bases et pour quelles fins voulons-nous vivre. Nous ne sommes guère les premiers à envisager ni même à exprimer l’importance de cette tâche. Puisque le rejet tant du nihilisme que du dogmatisme allume en nous l’ambition d’un jour ne plus nous trouver à la merci d’aucun chef – tyran barbare ou philosophe-roi –, nous avons la responsabilité supplémentaire de mener la charge contre la société contemporaine sur ses fondements mêmes, en toute honnêteté. Sont alors incontournables les problèmes de l’exercice du pouvoir – la puissance sous la forme des capacités, du droit et de l’autorité – et de la raison, « faculté “ de bien juger ” (Descartes), c’est-à-dire de discerner le bien et le mal, le vrai et le faux (ou même le beau et le laid) par un sentiment intérieur, spontané et immédiat ».1 Autrement, l’action et l’organisation sont pratiquées aveuglément dans la médiocrité indistincte du métro-boulot-dodo et de la realpolitik. C’est à partir d’un panorama historique que l’on peut le mieux obtenir l’heure juste sur notre époque tout en respectant pareilles exigences. À cet effet, des chercheurs ont recensé, puis catégorisé finement un certain nombre de qualités centrales aux traditions culturelles les plus marquantes et en ont fait un outil diagnostique des vertus, le CSV.2 Bien qu’elles souffrent des limites habituelles des scien ces humaines, les catégories issues du CSV paraissent assez so lides pour contrecarrer les prévisibles accusations de jugements de valeur qu’on réserve désormais aux personnes tentées par le défi intellectuel de faire le procès du présent, à l’aide de ses six « valeurs universelles » reconnues comme source crédible de normativité en même temps qu’elles constituent une grille d’analyse 43
utile quant à l’opinion que notre époque entretient d’elle-même. Ce sont les vertus de sagesse, de transcendance, d’humanité, de justice, de courage et de tempérance, dont un portrait des antécédents nous permettra de mieux les analyser sous leurs formes contemporaines concrètes. Les valeurs ne tombent pas du ciel, mais ont bel et bien une généalogie, celle de la culture, se conjuguant à celle de l’économie; comme vous le verrez, le rapport entre la production économique et la reproduction sociale, s’il renforce généralement ses termes respectifs, contribue aussi aux contradictions motrices de l’histoire.
L’aube des idoles Qui a la force a souvent la raison en matière d’État, et celui qui est faible peut difficilement s’exempter d’avoir tort au jugement de la plus grande partie du monde. Cardinal de Richelieu, 1688 La pensée historique conséquente, qu’elle porte sur l’éthique ou sur tout autre sujet, est forcée tôt ou tard de frapper le mur de la préhistoire, cette ère bien réelle où l’humanité s’est concrétisée mais qui n’a laissé derrière elle que des traces éparses et superficielles. Tracer le portrait conjoint des manifestations ancestrales du pouvoir et de la raison est par contre particulièrement complexe puisqu’il s’agit là de modes d’interaction sociale des plus fondamentaux qui se sont depuis scindés en disciplines distinctes : le politique et la philosophie. Or, les personnes sou cieuses de changer les choses ne peuvent considérer la tradition que comme une forme culturelle figée qu’il faut examiner méticuleusement; c’est le refus généralisé de cette noble tâche qui donne tant de portée aux différents mythes, au sacré, à la pure reproduction et à la célébration du monde tel qu’il est. La découverte des principes de l’Univers, de la société et de l’être humain, tant sous ses aspects positifs que négatifs, souffre depuis trop longtemps d’une distance entre connaissance et conscience qui ne sert ni l’une ni l’autre. Aux spécialistes qui souhaitent que l’on se contente de la séparation fataliste entre théorie et pratique, il est grand temps de répondre qu’à l’instar de ce qu’enseigne la physique contemporaine, il s’avère acceptable de tolérer de légères imprécisions si la méthode nous permet en définitive d’être plus juste quant à l’analyse de la totalité. Il importe de faire preuve de prudence quant aux doctrines sur la préhistoire, mais on peut en défendre plusieurs aspects sans tergiverser. On aurait tort de réduire le quotidien des espèces préhumaines au règne brutal de la survie alors qu’on sait qu’il leur était possible non seulement de se nourrir et de se reproduire, mais également de créer et manipuler des outils, rire et jouer, communiquer des émotions, éduquer les plus jeunes,
manier l’intelligence abstraite, etc.3 L’animalité originelle de l’humanité implique toutefois qu’il n’y avait alors pas de rupture fondamentale avec la nature tant objectivement que subjectivement. Au fil de milliers de générations, quelques innovations uniques aux espèces successives d’hominidés ont cependant contribué à changer la donne : la domestication du feu d’abord, source de chaleur et d’éclairage; les récipients, outil incontour nable de transport et d’accumulation; les vêtements aussi, nécessaires à la vie quotidienne sous un climat tempéré ou froid. Ces nouvelles capacités, de concert avec des formes de plus en plus abstraites de langage, posaient toujours davantage pour ces êtres la question d’un rapport non pas d’adaptation à la nature, mais bien de transformation de celle-ci. Il est parfaitement logique que l’objet de la pensée primitive ait été la satisfaction des besoins physiologiques de base, à l’image des principales préoccupations animales. La conscience du monde comprend a priori celle des problèmes de celui-ci ainsi que de leur résolution, par exemple celui qui consiste à trouver les territoires où le climat est moins rude et la nourriture, abondante. Le mode de vie nomade constitue la naissance de la conscience de consommation : à défaut de pouvoir changer son environnement, on agit au moins de façon à en tirer les plus grands avantages. Si l’exploration de vastes contrées s’est avérée être un projet ambitieux et généralement profitable, elle s’est concrétisée au prix de mille disettes et d’intenses souffrances que l’accumulation de ressources seule ne suffisait pas à soulager. La double transformation des rapports à la nature et du monde naturel lui-même – par l’industrie, c’est-à-dire la production économique intensive – a émergé du mouvement vers la sédentarité et l’agriculture désormais préférables en zones tempérées. Les modes de vie nomade comme sédentaire n’étaient au départ que deux modalités d’une relation cyclique au temps, mais au gré des labours divers la nouvelle organisation sociale a aussi introduit le sentiment du temps qui n’est plus qu’uniquement la succession ordonnée des saisons. Le souvenir croissant de différentes phases d’abondance et de pénurie de même que la stabilité absolue dans l’espace sont les bases cons titutives de l’historicité, cristallisées dans les fluctuations naissantes de surplus. En parallèle à l’apprivoisement du temps s’est accru celui de la conscience. La collection non seulement de richesses, mais également de faits naturels puis relationnels dans la tradition orale, y compris la sédentarisation du pouvoir lui-même, finit par offrir aux premières figures permanentes de chef (« tête ») un certain relief au monde, une panoplie d’exemples servant à la fois des intérêts publics et privés. Aucune théorie de la connaissance ne permettait de discerner le vrai du faux ou le bien du mal autrement que par l’accumulation d’observations organisées en fonction des mythes associés à la hiérarchie en place. L’objectivité initiale était donc pensée magique, englo-
bant autant l’objet que le sujet alors indistincts dans une tenta tive de quête de l’organisation abstraite de l’Univers. Le con cept de subjectivité s’est développé fortement par l’entremise de l’animisme, doctrine comme quoi tout ce qui existe concrète ment, des humains aux éclairs, possède un esprit. Tout en ren forçant l’ascendant objectif des maîtres de par leur prétendue expertise à interpréter les signes issus d’entités réputées incom préhensibles autrement, ce rapport au monde a en effet popu larisé la conception selon laquelle chaque chose et chaque être détient ses propres buts. La mainmise des chefs sur leur société était au départ consi dérée immuable, le temps historique se construisant alors sur la simple variation de l’étendue d’empires respectifs, au gré des conquêtes physiques et de l’élaboration des schèmes de domination. Domination de la nature, bien sûr, mais aussi des femmes, des étrangers et de groupes considérés inférieurs en fonction des idées reçues. La logique de la compétition, inhé rente aux rapports de pouvoir, est à la base de la division en sphères distinctes de la vie en général et du travail en particu lier. La thèse va comme suit : on ne peut raisonnablement être le meilleur ou la meilleure en toutes choses, c’est pourquoi il vaut mieux s’en remettre aux meilleurs qu’on ait ou non souhaité participer à la course et indépendamment de son dénouement. Il s’ensuit que, comme le veut le dicton, chacun devrait être à sa place, et donc être traité en conséquence. Comme les femmes se distinguent naturellement par leur capacité d’enfantement, il serait tout aussi « naturel » de les contraindre à la sphère de l’économie familiale... et tout aussi « naturel » que les « sages » – premiers auteurs, précurseurs de l’autorité – s’arrogent et con servent le pouvoir afin de réaliser socialement leurs lubies par ticulières. Entre ces deux classes se trouvent les autres hommes, tenus de servir les instances de domination et d’employer celleci sur leur propre famille. Le maintien d’une conscience popu laire pastorale dans le temps cyclique était alors la condition des lourdes réalisations des maîtres dans le champ historique.
Droit d’auteurs La différence d’ambition entre les dirigeants et leurs sujets allait transposer un darwinisme social primaire de la sphère implicite interne à l’explicite externe. L’essor du mode compétitif sur des millénaires et des continents entiers, au sein de sociétés particu lières comme entre elles, a eu pour effet d’éliminer de plus en plus de variantes au profit du développement des premiers em pires (notamment en Mésopotamie, en Égypte, en Chine et en Inde). Cette tendance croissante à la centralisation s’est accom pagnée et renforcée par la structuration de la culture grâce à une nouvelle arme, l’écriture. On est alors passé définitivement du culte des forces mystérieuses de la nature et des traditions à la représentation abstraite du monde sous forme d’une plé thore de dieux (polythéisme) et de leurs soi-disant exploits et préceptes à l’aide d’une organisation permanente. Le pouvoir pouvait dès lors s’exercer directement dans le champ des val eurs à grande échelle compte tenu du contenu rigoureusement fixe des récits officiels par rapport aux méthodes orales antéri eures.4 La puissance de la raison objective maintenant sociali sée s’est enchâssée dans les premiers codes de loi, créés dans le but explicite de contrer la contravention de la volonté divine. Cela a réduit quelque peu l’arbitraire des puissants au profit d’une adhésion accrue à leurs commandements généraux ainsi que de la distribution facilitée de coups de bâton et de carottes
en en uniformisant l’exécution par l’entremise d’une armée et d’un clergé désormais étendus et professionnels. Le Bien et le Mal comme concepts absolus prenaient concrètement forme sous l’appareil d’État grandissant, garantie d’une paix sociale payée au prix fort. On peut reconnaître l’aspect progressiste de la formalisation de la pensée magique et des tabous au fait que, d’une part, elle entraîna la possibilité de connaître et d’approfondir sérieuse ment la compréhension des attentes du pouvoir et d’en approxi mer la logique faute de mieux. D’autre part, on put désormais user de raison pour remettre en question et même, ultimement, changer durablement les règles du jeu et ainsi briser la méca nique du temps cyclique au profit d’une nouvelle conception ré solument historique. Les premiers fruits du syncrétisme spirituel, né du choc des sociétés entre elles, ont semé les graines d’un foisonnement de camps mystiques rivaux à travers les siècles dont quelques-uns sont encore en vogue présentement. Entre matérialisme et idéalisme balbutiants se sont développées des traditions philosophico-religieuses. L’hindouisme, notamment, propageait et assurait les assises de mentalités de « classes éthiques » fixes, les castes, correspondant en tout point aux comportements attendus des différentes classes sociales existan tes.5 Ailleurs, par exemple là où les thèses de Confucius ont été tolérées, puis popularisées par les chefs chinois durant l’ère des Cent Écoles, on privilégiait déjà la promotion unitaire d’une mo ralité basée sur l’étiquette et la soumission sous prétexte que la meilleure façon d’améliorer son sort était d’aider son prochain. La rationalisation du dogme, mécanisme central de la raison d’État, a vu fondre comme neige au soleil la quantité de dieux et d’esprits divers au profit d’une puissance accrue pour chacun d’entre eux jusqu’aux monothéismes où le Dieu unique est le point d’ancrage culturel de tout pouvoir et de toute raison. Le meilleur exemple consécutif de cette tendance est le judaïsme, où Yahvé aurait transmis à Moïse pour le monde entier les Dix Commandements ainsi que leur volumineuse annexe, la Torah, comptant plus de six cents autres préceptes encadrant l’ensemble de la vie autour d’une conception éternelle et littéralement figée de la justice. À l’inverse, la dogmatisation de la raison entre prise en Grèce par le culte officiel des héros tragiques mi-dieux mi-humains a pavé la voie à la justification d’un pouvoir élitiste plus ou moins décentralisé ainsi qu’à l’essor de la philosophie lié à la naissance sociale du concept d’individu. Ces mouve ments ont connu leur apogée antique là où l’on retrouvait la concentration la plus élevée d’artisans et de propriétaires flan qués de leurs femmes, de leurs esclaves et de leurs métèques : au sein de la populeuse et puissante Athènes. Cette situation exceptionnelle a permis le développement et l’emploi de mé canismes démocratiques de classe en parallèle à un bouillon nement culturel prenant la forme d’œuvres d’art remarquables et de multiples questionnements au sujet, entre autres, de la nature et du fonctionnement des vertus dans la mesure où cela ne remettait pas en cause les dogmes en vigueur. Platon, fidèle à sa condition citoyenne dans La République, reprend à son compte l’idée des castes découpées, cette fois-ci, en fonction de la conduite vertueuse : peu importe leur origine sociale, ce sont les sages qui devraient régner, les personnes courageuses qui devraient combattre et celles modérées qui devraient produire pour tous et toutes. Cette conception exprime bien – sans les ré soudre – les tensions de l’époque entre oligarchie et démocratie dans la politique grecque dont a été paradoxalement victime Socrate lui-même. 45
L’intégration de ces coutumes à Rome à la suite de ses conquêtes a habilité les élites à transformer l’ancien modèle de justice citoyenne en droit romain, original du fait qu’il se voulait indépendant tant du mystique que du rationnel, reposant plutôt sur une attribution d’autorité artificielle pour perfectionner le cadre comportemental du « gros bon sens » dominant. Cette logique, si elle pavait la voie à l’empire unique d’un magistrat suprême, ne s’est néanmoins pas arrêtée aux Césars. La promesse de salut et de dépassement de la sphère mondaine que le christianisme introduit plus tard dans l’empire romain constitue un rempart à l’élimination bureaucratique de la conscience transcendante, en cela supérieur au savoir-vivre officiel. À sa répression comme mouvement social contestant le culte des empereurs successifs a cependant succédé son adjonction, celle-là réussie, comme caution morale indispensable au maintien temporaire de Rome, puis aux multiples royaumes rivaux issus de son déclin. En un millénaire, l’idée de pouvoir raisonnable régnant officiellement sur les débats à l’Ecclésia, l’assemblée démocratique d’Athènes, s’était transformée en pilier dogmatique des tyrans à venir, sur la Terre comme au Ciel : l’Église. Les héritiers de Rome et de sa logique tardive de légitimation de la domination par les armes ont trouvé dans leurs intérêts divergents et les traditions locales de quoi alimenter, sous sévère surveillance papale, leurs différences puis leur compétition immobilière pour les siècles et les siècles. À l’ombre de l’exploitation conjointe des serfs – personnifiée par le roi –, tant par une soldatesque préjugée noble que par des clercs désormais très enclins au temporel, se développaient de nouveaux centres urbains grâce aux échanges commerciaux accrus des fruits supérieurs du sol. La conservation des vestiges de civilisation gréco-romaine à Constantinople a servi de refuge aux idées de dialectique et d’individu reprises et diffusées par des savants arabes en parallèle aux guerres de religion. Le déve loppement subséquent de la conscience des bourgs en a tiré l’arme parfaite de sa campagne socialement naissante pour ses intérêts privés dans la mesure où on arrivait à la concilier aux commandements des seigneurs. Aboutissement intellectuel de ces tendances, la scolastique s’était donnée comme tâche de concilier raison antique et foi abrahamique, un objectif atteint par Saint-Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique. L’entrelacement de ses sept vertus cardinales et théologales rendait implicitement nécessaire l’union des aspects temporel et spirituel du pouvoir tel qu’il s’exerçait alors. Si les monarques cherchaient à réaliser cet idéal à travers l’absolutisme de droit divin, la bourgeoisie, gagnant en importance sociale du fait d’une stabilité et d’une organisation accrues, s’est saisie au même moment de mouvements culturels ne lui étant pas étrangers (la Renaissance, la Réforme) pour conquérir progressivement les prérogatives de l’Église, puis celles de l’État, d’abord comme productrice de représentations et d’idéologie sous des formes des plus variées (des scientifiques aux dramaturges), mais convenant justement de l’exclusivité du temporel au détriment du spirituel. Ensuite, comme pilier de la raison d’État, substituant aux devoirs ancestraux les droits bourgeois de par le gain du piège de la monarchie constitutionnelle, puis par la réintroduction de la république. De fait, la Révolution industrielle, supplantant l’extraction des ressources comme moteur économique, a achevé d’écarter les rapports féodaux délabrés, la noblesse se mutant en valeureux fonctionnaires, la terre en marchandise comme une autre sous les auspices du nouveau Dieu privé, et l’ancienne religion allant 46
conquérir de nouvelles ouailles dans les zones du globe qui n’avaient pas encore remplacé le sacrifice des bonnes âmes par l’absurdité sous-tendant l’existence moderne.
Des étoiles filantes Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. Adam Smith, 1776 La richesse des nations Face à une pseudo-élite n’ayant d’autre but que son propre confort, il n’y a désormais plus que les forçats du nouveau temps cyclique (travailleurs, femmes et « sauvages »), soit l’immense majorité de la population exclue d’un récit dont elle est pourtant la base. Comme toute société stable, la nôtre possède une culture axée sur la connaissance et la célébration d’un monde aux assises réputées naturelles. Héritée du combat intéressé de la bourgeoisie contre un droit divin oscillant entre traditions étouffantes et rédemption douteuse, la modernité a comme particularité l’ancrage de son sens dans le présent, refusant toute prétention suprême en se contentant de se présenter comme « le moins pire » des systèmes. Chacun est encore « à sa place » aujourd’hui, ce qu’exprime le CSV en exacerbant la séparation entre les valeurs de sagesse et de transcendance. Elles y sont définies respectivement comme la somme des « forces cognitives qui favorisent l’acquisition et l’usage de la connaissance » et celle des « forces qui favorisent l’ouverture à une dimension universelle et donnent un sens à la vie », à l’image de la situation prévalant en dehors de leur fusion temporaire dans l’Église. C’est de la nature et du contenu mêmes de la pensée dont il est ici question, or la seule raison que le pouvoir actuel puisse admettre est celle qui assure la conservation des individus et de leurs choses. Sagesse et transcendance se mutent alors en vains ersatz d’érudition et de distinction, chroniqueurs parmi d’autres d’un Journal de la fin de l’Histoire duquel bien peu de gens profitent. Le retour au dualisme entre corps et esprit durant la Renaissance aura permis de figer durablement deux pratiques sociales revendiquant séparément la continuité intellectuelle unitaire du clergé : les sciences et les arts. Encore selon le CSV, les concepts historiques rattachés à celui de sagesse sont la cu riosité, l’amour de l’apprentissage, le jugement, la créativité et la perspective; du côté de la transcendance, il s’agit de l’estime, de la grâce, de l’espoir, de l’humour et de la spiritualité. L’artiste et le scientifique chevauchent ces deux sphères lorsqu’ils créent chacun à leur manière dans des mouvements culturels parallèles. Malgré leur rôle de premier plan dans le progrès social, ils ont participé par une mutinerie menée trop loin au naufrage de la raison objective. Aujourd’hui, leur préoccupation se réduit de plus en plus à l’illusion de l’authenticité, de sa personne pour l’artiste et du monde pour le scientifique. Même leurs trop rares sursauts progressistes subissent de rudes répliques de la part des nouveaux riches et des marxistes orthodoxes, s’entendant comme larrons en foire en ce qui concerne un pragmatisme soumettant le potentiel humain au règne du fait.
These goals – clean water for all; school for every child; medicine for the afflicted, an end to extreme and senseless poverty – these are not just any goals; they are the Millennium Development goals, which this country supports. And they are more than that. They are the Beatitudes for a globalised world. Paul David Hewson alias Bono
Au point où l’on en est, il serait plus juste de parler ici de technologie et de divertissement, dans la mesure où la recherchecréation plus abstraite n’est maintenue artificiellement en vie que comme incubateur d’innovation marchande et procédurale. Si le fait d’assimiler aujourd’hui le développement du jugement à l’analyse comparative des hits du Billboard Hot 100 ou des plateformes courantes de médias sociaux peut faire sourire les plus cyniques d’entre nous, on doit obligatoirement s’inquiéter qu’il puisse encore paraître raisonnable pour beaucoup de placer leurs espoirs dans la « foule sentimentale » ou le Progrès technique pour régler nos problèmes communs. Rien de plus normal : la transcendance comme la sagesse, pourtant capita les dans le combat contre la misère du monde, sont empêtrées dans des pratiques privilégiant plutôt le déni et la fuite dans des paradis artificiels de toutes sortes. Le seul mécanisme de défense dont on peut admettre la justesse permanente, la sublimation6, se transforme alors en vulgaire refoulement si ce n’est en la forme ultime de complaisance au quotidien, l’humour. Le conflit persistant entre ce dernier et la religion, remarquable tant en Grèce antique et au Moyen Âge que chez les humo ristes libéraux s’attaquant à la droite américaine, n’a rien du hasard. Ces deux formes de compensation partagent en effet plus souvent qu’autrement le même mépris naturaliste envers l’idée d’une humanité assez confiante d’elle-même pour entreprendre le règlement de ses problèmes fondamentaux. Certes, « rire est une si jolie façon de montrer les dents »7, mais le peu de dents qu’il nous reste collectivement est en piteux état et la dentisterie sociale est une occupation des plus ingrates. Il n’y a d’ailleurs pas que la santé bucco-dentaire collective qui soit menacée par la régression des artistes et des scientifiques en amuseurs publics et en techniciens, mais aussi toute qualité des contributions de ces individus, et ce, malgré leurs outils raffinés et l’aspect progressiste indéniable de leur apport historique. Les travailleurs et travailleuses de la culture en son sens traditionnel sont désormais intégrés au marché du travail ordinaire au point où ils ont aujourd’hui un rapport semblable à celui des autres personnes exploitées quant au changement du monde, celui du spectateur d’une variation redondante de mauvais films. Ceux qui méritent le plus grand mépris ne sont pas ces héritiers désabusés de la bohème ni les automates bourgeois, ni même leurs brutes imbéciles, mais bien le personnel attitré à la mort dans l’œuf de toute volonté de dépassement concret et d’ambition consciente : la racaille politicienne et ses spin doctors de la saine gouvernance. Ces parasites ne se gênent pas pour nous renvoyer la pareille, notamment ceux qui ont l’ultime culot de se dire de gauche, en organisant à leur tour l’éternelle valse du dogmatisme et du scepticisme sans même le vernis de fausse totalité de leurs prédécesseurs. Quel combo de variations de l’État-providence choisirez-vous au prochain menu électoral ? En quel chef particulier avez-vous le plus con fiance pour vous vendre au meilleur prix sur le marché mondial et vous crisser la paix le reste du temps ? Le client est roi dans la seule et unique mesure où ses choix avantagent une faction bourgeoise au détriment des autres et affectent ainsi l’équilibre de leurs intérêts.
Knife Party Reste à voir maintenant sur quelles bases idéales et réelles se définissent les membres de cette formidable confrérie de profi teurs. Les poussées de ferveur religieuse des dernières décen48
nies ne changent rien au fait que le rapport autonome au monde qu’elle revendique est une forme en déclin prononcé face au mouvement général en progression depuis les Lumières. Si le roi était armé d’une Bible, le client, lui, n’a comme credo que la constitution de son pays; le droit moderne, toujours fondé sur les mythes d’une société qui souhaite se reproduire, a comme fondement officiel l’essentialisme réifié de la nature humaine et le droit coutumier bourgeois comme fonds de commerce réel. La feuille de vigne objective recouvrant l’intérêt des chefs se réduit en peau de chagrin à mesure que s’est instauré l’appareil de dressage intellectuel contemporain. En ce qui a trait à la régence des liens interpersonnels, le CSV propose les deux vertus de justice et d’humanité. On les a séparées comme « forces qui sont à la base d’une vie sociale harmonieuse » et « forces interpersonnelles consistant à tendre vers les autres et à leur venir en aide », dans la parfaite lignée de la dichotomie ancestrale entre vies publique et privée. L’infrastructure de la vie privée, l’économie ménagère, et sa représentation, la famille, sont toujours au cœur du quotidien réel comme rêvé du peuple. La première vague du féminisme, revendiquant l’égalité devant la loi, a laissé indemne les rapports informels de pouvoir pendant que la misère genrée se perpétue d’autant plus insidieusement dans les ménages. Les femmes demeurent fortement majoritaires dans les secteurs d’activités socialement reproductives qui leur ont été assignés historiquement (entretien, industries du care) et qui sont de plus en plus dévalorisées et dévolues à des migrantes au statut particulièrement précaire. On ne soulignera jamais assez qu’aujourd’hui comme hier, le front commun des convenances de domination tire sa source de sa pesanteur quotidienne sur le dos des personnes exploitées à même leur domicile, à commencer par le « sexe faible ».8 Par ailleurs, le spectateur le plus fidèle et malléable des scènes de la vie familiale et conjugale, c’est encore l’enfant. À force d’assimiler à la fois les ordres qu’on lui assène et ceux que les adultes s’infligent entre eux, la transition entre la maison et l’école s’effectue assez aisément. Si ses frères et sœurs ne s’en sont pas déjà chargés, il y apprendra également le sens de la comparaison puis, du fait qu’en si bas âge on n’a toujours pas poli toute la brutalité du monde qui s’imprègne en soi, les va leurs centrales de la compétition et de la plate survie. Dans ce contexte, l’inculcation d’une morale comportementale fixe, sous forme de lois, de règlements et d’injonctions propres aux rapports intimes, représente une économie d’échelle en termes de temps et d’argent par rapport aux méthodes par accumulation. Il s’agit d’une autre source de bénéfices pour les puissants qui y assignent une partie de leur plus-value tout en garantissant la fidèle reproduction de la culture dominante, à l’opposé notamment d’une éthique de la vertu assumant une ambiguïté créative et englobante. Voilà pourtant une condition nécessaire à une communauté dont les dés ne seraient pas pipés d’avance sur des générations entières au profit d’une oligarchie bien mal dissimulée, comme les vieux Athéniens l’avaient de fait mieux compris que les « citoyens » modernes. Dans ce contexte, la condamnation contemporaine des instan ces totalitaires de « rééducation » est parfaitement cynique dans la mesure où les démocraties libérales gèrent elles aussi la justice comme un vulgaire organe de formation continue qui se montre plus accomodant davantage par souci de cohérence envers la primauté de l’individu potentiellement bourgeois que
par grandeur d’âme. Sous laisser-faire néolibéral comme sous capitalisme d’État, la liberté est directement limitée par les lois et l’est indirectement par la brève liste des droits « universels » qu’ont distribué arbitrairement les Pères fondateurs de tous les parkings nationaux existants. Un comportement qu’on tolère ou qu’on assume acceptable au quotidien est autrement moins valorisé que la liberté religieuse ou le droit à la propriété. Ainsi, l’assignation de nouvelles « libertés fondamentales » est l’ultime valorisation politique d’un type particulier de consommation ou de contemplation. La fausse justice de notre époque, à l’image de la société, est bien plus qu’un reflet des intérêts de ceux qui la gèrent : elle a essentiellement pour objet de réaliser la pauvre idée que ces gens se font d’eux-mêmes, de leurs origines et de leurs ambitions. La vision capitaliste de l’humain est une projection de cette logique égoïste et statique sur l’ensemble de l’espèce qui voudrait que l’homme soit depuis toujours un loup pour l’homme, que la domination de certains individus sur d’autres soit acquise et qu’on ne puisse rien y changer. On nous enjoint de se contenter d’adoucir les arêtes les plus tranchantes de cette abomination en sacrifiant les spécimens les plus dangereux de la meute, en élaborant patiemment des règles pour ce faire et secourant temporairement quelques bêtes blessées au cours de cet exercice. Il est remarquable que l’on puisse encore tolérer un horizon existentiel aussi sinistre. On ne pourrait certainement pas supporter ce genre de théories sociopathes dans le domaine des rapports humains si ce n’était du contenu fortement séduisant des valeurs s’en réclamant. Justice et humanité sont pour le CSV affaires respectives d’amour, de générosité et d’intelligence sociale, puis de collaboration, d’équité et de leadership. La puissance idéologique des religions tient en bonne partie à la résolution du problème de la peine d’amour par la promesse intangible d’une divine Passion, condition essentielle d’une vie éternelle désirable; le Nirvana n’est cependant envisageable qu’à la suite d’un chapelet incroyable de mutilations ici-bas. En ce qui a trait au privé, le couple classique n’est certes pas disparu, loin de là, mais affronte désormais une compétition digne de notre époque. En réponse à une routine familiale souvent empreinte de lourds efforts et d’ennui, s’est développé un très lucratif marché des rapports humains couvrant l’ensemble des pratiques amicales, amoureuses ou sexuelles quelque peu communes, des Salons de la mariée aux trips paraphiliques des plus calibrés en passant par le refoulement fantasmatique. L’appropriation inconsciente de cette conception de l’humanité positive aboutit à l’entretien d’une pléthore de trucs pratiques pour « augmenter ses chances ce soir », « redonner vie à son couple » et autres recettes que l’on doit appliquer au bon moment pour « réussir », à la manière de formules magiques. Dans le quotidien, l’amour prend avec le temps la forme d’un temps supplémentaire de travail et d’exigences émotives à l’égard de personnes pas forcément toujours intéressantes. De cette générosité assumée naissent des dynamiques de pouvoir trop souvent envahissantes, dictées par l’enchevêtrement des nécessités matérielles et de la contribution de chacun à la relation. Difficile de parler sérieusement « d’intelligence sociale » en de telles circonstances, se prêtant d’abord et avant tout aux mystères latents et aux calculs. La culture mainstream actuelle, célébration croissante de l’individu aux dépens de mœurs archaïques, est aux antipodes d’une recherche honnête du
développement de soi, de rapports harmonieux avec autrui et d’une justice qui s’est beaucoup trop faite attendre par la vaste majorité de l’humanité se retrouvant dans l’un des groupes sociaux dominés.
Cette vallée de larmes La concrétion des idées repose ultimement sur les détails du déploiement d’une certaine économie comportementale fondée sur le principe de réalité. Ce rapport n’est pas problématique dans la mesure où l’on comprend que ni les besoins personnels ni l’univers social n’ont à être fondamentalement statiques. Or, à l’ère du cocooning triomphant, ce sont les possibilités hédonistes at-large qu’on nous propose d’émuler en boucle. Le fight or flight animalier, muté depuis longtemps en gestes de commission et d’omission, est décrit dans le CSV comme les vertus de courage et de tempérance, respectivement les « forces émotionnelles qui impliquent l’exercice de la volonté pour atteindre les buts que l’on s’est fixés, malgré les obstacles internes et externes » et celles « qui protègent contre les excès ». Derrière la banalité universelle selon laquelle les détenteurs actuels du pouvoir sont beaucoup plus connus pour leur corruption que pour leur audace, se cache le pathétique soulagement qu’il s’agit là de la nature même des démocraties libérales et que l’alternative probable à ces congrégations de clowns, c’est le fascisme. L’obsession du complexe étatico-financier à l’égard de la stabilité, condition essentielle pour la quête de profits à long terme, produit l’image d’une hiérarchie équilibrée et responsable. Or, ce courage ratatiné qu’on reconnaît d’emblée aux patrons doit bien s’exercer face à quelque chose et, dans ce cas-ci, son objet est la société dans son ensemble. Lorsque la classe parasitaire évoque le « courage politique » ou de « difficiles décisions d’affaires », leur scénario-catastrophe est de perdre les prochaines élections ou leur poste au C.A., parachute doré à la clé. Ces gens ne risquent rien sinon la vie des autres, la planète elle-même et leur niveau particulier de mauvaise réputation. Les mises en garde contre le prétendu excès que représenterait l’interruption de ce spectacle insensé n’ont cependant rien de symbolique. À l’époque actuelle, l’assaut frontal contre le capitalisme relève plus de la témérité que du courage, répression et indigence se déchaînant à coup sûr sur les opposants. Le poids du réel est alors implacable : on peut bien avoir raison de se révolter, mais on a encore plus raison d’avoir peur de voir son histoire finir autrement qu’en happy end. L’armature politique injuste étant certifiée à toute épreuve, on se réfugie là où on le peut encore, « au travail, au repos ou dans les loisirs », dans la cage dorée d’une paix sociale entretenue par d’autres. Les différentes facettes du courage sauce CSV (bravoure classique, persévérance, authenticité et enthousiasme) ne sont pas socialement accessibles pour les personnes aujourd’hui exploitées.9 À défaut d’écrire l’histoire, plusieurs rêvent alors d’être la flavor of the week médiatique ou, pire encore, une rubrique parmi d’autres dans le Livre des records Guinness, cartographie officielle des frontières de la désolation. Les plus dignes épisodes de courage sont désormais liés à l’affrontement solitaire de drames personnels, qu’il s’agisse des nôtres ou de ceux que vivent des proches. Si la résolution des personnes qui l’emportent sur de graves afflictions comme une maladie mortelle ou la disparition d’un être cher mérite une claire recon49
naissance, il est déplorable que l’horizon courageux n’ait guère plus de caractère public, de mordant, de prise sur nos vies. Mais ce n’est pas la voie qu’emprunte la majorité pour rega gner du pouvoir sur leurs vies. Il s’agit plutôt de s’acclimater à la modération forcée, à « se faire une raison » en renonçant à la Cité, en contemplant la gamme de mécanismes de défense possibles comme panorama des potentiels de réalisation de l’humanité. Le prolétariat fait siens les courants de tempérance exposés dans le CSV (pardon, modestie, maîtrise de soi) en en adoptant, à des degrés variables, ou bien le sens des vœux monacaux (obéissance, pauvreté, chasteté), ou bien une fureur libérale (rébellion, vanité, luxure) d’occasion, autoréférentielle, sans lendemain. Le self-control est méprisé de part et d’autre, de peur de tendre vers l’autre extrême répudié alors que tous deux se rejoignent objectivement dans la passivité. Tout ce beau monde carbure aux acquisitions et expériences prônées par leur sous-culture d’adoption, nouvelle Église regorgeant comme les autres d’apôtres, de lieux de culte, de lois écrites ou non. Le paradis s’en étant allé, les héros devenus lilliputiens, la finalité est ici la même que celle de leurs bourgeois : le plaisir et le confort. Cet horizon est celui d’un pacha mort-né dont l’empire se limite à son condo, à ses comptes d’épargne-retraite et à sa famille qui n’en demandait pas tant, sans juge ni bourreau puisque sans queue ni tête.
Pour la suite du monde C’est parce qu’il y a un vrai danger, de vrais échecs, une vraie damnation terrestre, que les mots de victoire, de sagesse ou de joie ont un sens. Simone de Beauvoir, 1947, Pour une morale de l’ambiguïté Nous avons jusqu’ici dressé les archétypes de la morale stan dardisée, dont la logique défaitiste n’est ni à la hauteur des pré tentions d’hier ni des possibilités d’aujourd’hui. La critique radi cale du droit moderne n’autorise pas pour autant la négation de toute éthique mais, au contraire, en réclame une nouvelle à grands cris. L’intuition juste des auteurs du CSV est de l’avoir enraciné dans une perspective vertueuse, fondée non pas sur une somme de règles arbitraires mais sur une quête dialectique de la réalisation quotidienne de la philosophie, sans doute flexible au niveau des comportements, mais d’une grande fer meté du côté des principes.10 Cette alternative à l’hédonisme, l’eudémonisme, est à même de redonner à la raison objective une emprise opportune sur la politique, non plus sur des bases mystiques mais résolument à la hauteur de notre époque. C’est la condition requise pour la con quête de la hiérarchie des besoins d’Abraham Maslow, question d’enfin placer l’histoire sous l’enseigne de la commune félicité, individuelle et collective. Il faut cependant prendre au sérieux le danger de régresser dans l’idéologie en voulant proposer une nouvelle voie en ce sens; du reste, nous convenons avec Socrate de la vertu une mais à composantes équidistantes, certes déce lable sous différents avatars selon les circonstances bien qu’à prétention universelle. C’est d’ailleurs parce que nous recon naissons cette dynamique que nous excluons toute possibilité de fixer de façon permanente un programme, un énoncé de prin cipes exhaustif, une plateforme. La nécessité de communiquer 50
exige cependant de s’entendre minimalement sur certaines bases : concrètement, quelles praxis permettraient d’actualiser le volet positif des six valeurs du CSV dans le sens d’une transfor mation sociale d’où seraient bannies l’exploitation, l’oppression et l’aliénation ? Hors-d’Øeuvre souscrit à la maxime de Montaigne comme quoi « une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine », et donc à la centralité de l’idée de méthode pour établir des fon dements solides et prometteurs à notre rapport au monde qui pourraient répondre correctement à des questions comme celle susmentionnée. Si l’on admet « la primauté de l’existence sur la conscience » (Lukács) et que les phénomènes naturels et sociaux sont fondamentalement mouvants et interconnectés (et non sta tiques et isolés), on doit se rendre à l’évidence du bien-fondé de la dialectique, seule garante d’une conscience à la fois subtile et totalisante. Elle implique en permanence l’acquisition de con naissances variées, l’examen inlassable de celles-ci et de leurs conséquences de même que leur synthèse selon le principe de l’unité des contraires, conséquence logique de la pensée en mouvement. Une vie empreinte de sagesse prendrait alors la forme d’une entreprise globale de recherche et développement, faite d’expériences et d’analyses touchant toutes les sphères de l’objet et du sujet. Cette façon de faire, ne connaissant de limites que dans ce qui est réalisable à travers l’organisation présente du monde, représenterait non seulement le juste éclairage de sa propre conduite mais un phare vers un futur désormais devenu à la fois possible et objectivement toujours plus nécessaire. L’aboutissement d’une pensée ayant à sa source la matière vivante est nécessairement une pratique de la transformation radicale des choses. La transcendance réelle de nos vies passe par le social et s’accomplit par l’entremise du développement permanent d’une culture d’excellence. Au contraire d’une édu cation centrée sur le mirage perfectionniste, un tel mode de civilisation n’est envisageable qu’après la destruction des rap ports d’exploitation publique et privée, des castes et du droit, bref seulement à la suite d’un mouvement politique ayant com plètement purgé l’humanité de ses vestiges barbares. Entendue comme étant la libération du prolétariat et des autres classes dominées, la révolution communiste intégrale placerait l’activité humaine de plus en plus vers des finalités d’autoréalisation désintéressée. Bien sûr, des tensions se manifesteraient encore, d’apparence incertaine d’ici-là, mais le peuple dans son en semble détiendrait désormais le pouvoir de les résoudre en dis cutant puis en instaurant des mesures incitant le rayonnement individuel idéalement en accord avec des projets visant la gran deur collective, monuments vivants de la félicité commune. Les fondements des mécanismes de défense s’évanouissant alors peu à peu, à la sublimation succéderaient la réalisation de l’humain et le jeu global. Quoiqu’il advienne, aujourd’hui comme demain, nous som mes forcés d’admettre que l’on a beaucoup en commun avec bien d’autres individus, mais il faut aussi reconnaître que notre influence est microscopique dans l’isolement et qu’il est donc important de privilégier la coopération plutôt que la compétition pour arriver à nos fins. Le concept unissant amour, partage et progrès, c’est le « facteur de l’évolution » (Kropotkine) que cons titue l’entraide. Assumer l’interdépendance économique dans la sphère sociale revient ainsi à valoriser les personnes autour de nous et à œuvrer à leur bien-être et à leur force de même que celles-ci le feraient envers nous. Une telle préoccupation
implique un mode de vie synthétisant toujours plus le privé et le public ainsi que la conscience du caractère temporaire du rapport contemporain entre individu et collectivité, liberté et responsabilité. Les relations interpersonnelles quittent alors le domaine exclusif des affects, qui reposent trop souvent sur des besoins purement sexuels ou ménagers, pour entrer dans le champ profond du partage. Déjà assuré matériellement, les subjectivités ainsi émancipées, préalable obligatoire à tout pouvoir raisonné de qualité, collaboreraient librement entre elles au rythme de leurs avancées particulières. Seul un pareil degré d’humanité pourrait créer le climat de confiance propice aux épopées les plus passionnantes. La volonté ici exprimée de changer radicalement la vie commande de se dresser contre l’entièreté du monde tel qu’il est et donc de savoir être à la hauteur de l’hostilité généralisée que ce défi suscite. L’arsenal bien connu de nos ennemis – répression, silence et tromperies – ne pourrait être anéanti que par une guerre totale de longue haleine sous la fragile protection de notre flamme et de nos moyens. Ce projet de combat implique l’intention d’affronter les problèmes en amont pour éclairer des pistes prometteuses de par une conduite exemplaire, bref d’assumer un rôle d’avant-garde. Ne se limitant plus aux enclos classiques de celle-ci, il s’agit de toujours pousser plus loin la démarche d’établissement du règne universel de la raison en osant jouer sa propre personne. Les héros anciens, s’ils étaient projetés dans la modernité, devraient s’attendre à connaître le sort des hérétiques, traîtres et renégats. Pourtant, c’est de leur capacité à œuvrer dignement en osant agir par-delà les intérêts matériels que notre époque aurait besoin. Nous partageons l’idée selon laquelle l’esprit d’entreprise vit un malheureux déclin; ne s’appuyant d’abord que sur nos propres moyens, l’aventure constitue un investissement très risqué mais poten tiellement fructueux, au contraire de l’impasse multiforme où baigne ce quotidien qui est le nôtre.
C’est la tension entre ambitions et réalité qui permet au funambule de la vertu sociale d’avancer et sans balancier il périrait à la première bourrasque. Seul un sens de la mesure aiguisé permet d’aligner son rapport avec les différentes facettes de l’éthique entre manque et excès – tel qu’être ni lâche ni témé raire – ce qui nécessite un grand contrôle de soi forcément basé sur une non moins grande propension à l’autocritique. Entre improvisation et rigidité, cette discipline, lorsqu’elle parvient à se projeter dans l’avenir, structure le potentiel de transformation par l’entremise de la planification. La gestion de sa personne et de la communauté sort alors des « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx/Engels) pour enfin ouvrir des perspectives historiques à la hauteur de l’humanité nouvelle. Il importe tout de même de garder en tête que cet horizon ne pourrait se matérialiser qu’à la suite d’efforts acharnés, ce dévouement paraissant très suspect aux yeux de la tradition libérale hédoniste – un scepticisme à ne pas confondre avec la pensée critique. Nous en appelons par conséquent au remplacement des présents appareils de contrôle social, condition du pouvoir d’exploitation, par une culture valorisant un autocontrôle empreint à la fois de fermeté et de prudence. Le processus de dépassement de ce monde terne et brutal vers une société communiste vertueuse n’est évidemment pas exempt de conflits, lesquels s’inscrivent à la fois dans la lutte des classes et au sein même du camp du prolétariat et des autres exploités. Partant du principe selon lequel la raison rend possible la compréhension progressive de la vérité, et donc l’échafaudage de la justice, le débat vigoureux et honnête est nécessaire à une vie publique passant du règne d’un arbitraire absurde à celui de la démocratie unitaire mondiale. Lorsqu’ils ne relèvent pas d’intérêts inconciliables, les faces autoritaire et libérale du refus de la discussion — « ferme ta gueule » ou « cause toujours » — reposent immanquablement sur le marais de la vie privée que les révolutionnaires devront tôt ou tard confronter. Sous l’égide de l’égalité, le seul prestige admis serait le jugement relatif de 51
l’excellence de la conduite des protagonistes et leur apport à la maïeutique sociale. En ce sens, les assemblées populaires en session permanente permettraient à toute question concernant chacun de leurs membres d’être traitées grâce à la créativité collective rendue possible par la double sursomption du privé et du droit. Se trouvent ainsi minimisés les risques d’abus tragiques et violents qu’implique la prise de possession par l’humanité de sa destinée.
Une corde sur l’abîme De même que la philosophie trouve dans le proléta riat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. Et dès que l’éclair de la pensée aura pénétré au fond de ce naïf terrain populaire, les Allemands s’émanciperont et deviendront des hommes. Karl Marx, 1843, Contribution à la critique de « La philosophie du droit » de Hegel Entretenir de sublimes ambitions de la sorte pour l’humanité ne dispense surtout pas de les apprivoiser en fonction des sociétés et des personnes telles qu’elles sont aujourd’hui. Nos vies quotidiennes, centrées sur les emplois, les liens ménagers et un bagage socioculturel particulier tous accumulés plus ou moins distraitement au fil des années, n’offrent aucun avantage immédiat au choix conscient d’un défi d’importance, sinon une certaine sérénité au cœur même de l’adversité. Force est cependant d’admettre que, plus souvent qu’autrement, Hors-d’Øeuvre et ses membres se sont plutôt distingués par leur frénésie de fond comme de forme et on pourrait donc être tenté de considé rer le présent texte comme rien d’autre qu’un mea culpa savant et présomptueux. Si nous resplendissons effectivement du haut de nos multiples défauts et que les pages précédentes démontrent leur reconnaissance critique, précisons tout de même que nous ne cherchons pas ainsi à nous refaire une beauté éthique à des fins publicitaires. HØ possédait une morale implicite dès ses débuts, pour qui sait lire entre les lignes. Nous nous sommes dédiés ces dernières années à l’élaboration de nouvelles bases nous rendant mieux à même de vivre et de combattre, un processus qui se poursuivra à long terme, mais qui reprend aujourd’hui des formes politiques concrètes. Nous ne souhaitons pourtant pas devenir en bout de ligne des enfants de chœur, loin s’en faut. Aucune existence collective ne peut tolérer la pureté. Le paradoxe nécessaire à résoudre pour en arriver à un monde où l’agir désintéressé primerait n’est pas tant qu’il faudrait en appeler aux motifs particuliers, mais bien que nous ayons nous-mêmes intérêt à ce que pareil développement survienne. Le niveau de vie absolu de la population s’est indubitablement bonifié au cours des dernières décennies alors que les disparités augmentent sans cesse entre personnes dominantes et dominées – d’autant plus lorsque ces dernières conjuguent plusieurs traits sociaux historiquement réprimés. Dans ce contexte, les perspectives politiques axées uniquement sur la défense des partis pris économiques ou privés ne sont pas aptes à orienter qui que ce soit vers un bouleversement radical de la société à elles seules.11 Du reste, le sort des régimes issus des révolutions jacobines démontre éloquemment les risques encourus en renonçant à la vertu pour des fins d’efficacité accrue. Les gens réellement engagés sur la voie de l’émancipation 52
globale peuvent compter comme leur meilleure arme théorique le dépassement de la résignation des modernes à l’égard des causes finales de l’existence, permettant d’éclairer de mille feux les microscopiques limites de l’horizon bourgeois. On peut oser réinterpréter le lieu commun selon lequel le présent siècle sera spirituel ou ne sera pas dans le sens d’un combat entre un matérialisme vulgaire et sans avenir et la revalorisation réussie de la pensée transcendante, débarrassée de ses dogmes et de ses escrocs. Comment pourrait-on alors remettre au goût du jour de telles exigences ? La conception positive du droit comme garant du progrès éthique, reflétée dans les politiques d’élargissement des droits et libertés, est aussi bancale que l’idée comme quoi l’aisance en arithmétique pourrait s’acquérir en apprenant par cœur l’équivalent des tables de multiplication pour l’ensemble des opérations à l’ordre du jour. En plus d’être fondamentalement close, cette méthode nie les fins réelles de l’éthique comme des mathématiques, soit le rapport harmonieux entre les parties en cause. L’opinion contraire selon laquelle les lois et ses appendices auraient des buts autres qu’une coercition opportuniste serait plus défendable si l’on cessait au moins de baser le discours répressif sur le principe que « nul ne peut ignorer la loi » alors qu’elle est totalement absente du curriculum scolaire obligatoire... Une éthique de la vertu ne se commande pas mais se développe patiemment, en théorie comme en pratique, en prenant conscience de ses forces et de ses faiblesses. Les voies de l’éducation et de la culture au sens large sont les seules aptes à réorienter l’humanité de la primauté des mécanismes motivationnels extrinsèques (qui répondent aux besoins de façon médiée, l’argent notamment) à celle des biens intrinsèques (qui répondent directement aux besoins, comme la nourriture ou le jeu), même en ce qui a trait au travail. Il s’agit d’une condition essentielle pour passer d’un monde basé sur l’exploitation à un autre, fondé sur la réalisation progressive et égalitaire de l’énorme potentiel de l’espèce humaine à tous les niveaux. Une conception du politique alliant de la sorte démocratie populaire et excellence vertueuse constitue une avenue à contre-courant de la quasi-totalité de la société, y compris des révolutionnaires traditionnels. L’idée de rapport entre occupations et degrés éthiques peut sombrer dans la logique idéaliste des castes, mais peut aussi être reprise de façon matérialiste, en se référant à la conscience de classe comme à la sphère de la personnalité, à l’intime. Il ne serait pas étonnant qu’une personne dite « aidante naturelle » ait un sens de l’entraide plus développé et qu’un blogueur soit plus prompt au débat que la moyenne des gens, par exemple. L’objectif de gagner les différents secteurs de la population opprimée à la lutte et à la réflexion peut alors se matérialiser en partant des forces particulières liées à certaines pratiques respectables pour mieux convaincre leurs joueurs de talent d’une poignée de constats centraux. D’abord, la vertu est une et on ne peut vraiment être sage sans être juste, transcendant sans savoir se modérer ni courageux sans être charitable. Ensuite, on ne peut réellement le devenir que si la société elle-même le permet. Le reste n’est que question de cohérence et d’organisation. Aux prévisibles accusations d’utopisme, répétons simplement que l’équilibre entre composantes de l’éthique nécessite la recherche d’un juste milieu. Le sort de notre projet étant lié à la constitution de ce nouveau centre, c’est ultimement dans la détermination et le traitement de nos protagonistes comme
de nos antagonistes que la valeur de notre démarche pourra sérieusement être jugée tant par l’Histoire que par nos contemporains. Affirmer ne pas pouvoir gagner les luttes auxquelles on ne prend part implique la sollicitation d’un jugement de notre action par rapport à ses alternatives, si l’on tient vraiment à ce que tout cela ait un sens. Or, ce texte – de même que la présente revue – souffre de nombreuses limites causées par certains manques de connaissances, d’échanges et de temps, notamment en ce qui a trait à sa clarté, à sa concrétude et à sa précision. Nous espérons avoir au moins contribué à éveiller chez vous des idées de progrès intéressants et idéalement l’intention de prendre les moyens les plus judicieux pour réaliser vos plus fascinantes ambitions.
NOTES Ces définitions du pouvoir et de la raison sont issues du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de André Lalande. 1
Peterson, Seligman (2004). Character Strengths and Virtues : A Handbook and Classification. Il s’agit essentiellement d’un anti-DSM huma niste. 2
Nos cousins primates et d’autres espèces animales possèdent d’ailleurs ces aptitudes eux aussi, à des degrés variables bien sûr. 3
Un processus long et tortueux : les premiers panthéons comptaient parfois jusqu’à plusieurs milliers de divinités. 4
Il ne s’agit d’une nuance ni purement théorique ni triviale : selon l’UNICEF, environ 250 millions de personnes feraient encore l’objet de discrimination aujourd’hui du fait qu’elles sont nées dans une caste réputée inférieure. 5
Terme psychanalytique correspondant à la redirection d’un manque vers des formes culturelles compensatoires. 6
Le slogan des Zapartistes, troupe québécoise d’humoristes politiques. En automne 2010, une ancienne du groupe, Geneviève Rochette, exprimait en entrevue les limites évidentes de l’humour et, du coup, des moyens dits symboliques de contestation : « Pas étonnant que nos enfants soient accablés, qu’ils décrochent, ajoute-t-elle, mentionnant au passage le dépotoir de déchets de plastique qui flotte sur l’océan Atlantique [sic] et les marchés qui mènent le monde plutôt que les idéaux. Je les comprends, dit-elle. Ce qui s’en vient est apeurant. Longtemps, avec les Zapartistes, je prônais que “le rire est une si jolie façon de montrer les dents”. C’est vrai. Mais ce n’est pas assez. Notre démocratie s’effrite. L’élite est de plus en plus à droite. Le gouvernement Harper n’en fait qu’à sa guise, dans une quasi-légitimité. Les gens sont estomaqués par tout ce qui se passe, poursuit-elle, mais semble figés dans leur torpeur. On s’insurge. Mais personne n’agit. L’urgence pourtant est à l’action. Le “non-agir” est complice de ce raz-de-marée-là. On est – les Québécois – les plus sociaux-démocrates d’Amérique du Nord, mais on fait des révolutions, malheureusement, bien, bien tranquilles… » 7
Précision importante : il faut se garder de partir d’intuitions essentialistes en analysant les rapports de pouvoir. « Le « travail considéré comme féminin » permet d’abord de réaffirmer la non-naturalité de l’appartenance aux classes de sexe : sous l’angle du travail, une partie des hommes sont des femmes (et inversement) – les cadets célibataires des exploitations agricoles, que signalait Delphy, de même que les migrants racisés qui balaient les universités ou les adolescents prostitués, parmi d’autres. Plus largement, ce concept aide à bien saisir que la classe des « travailleur-e-s considéré-e-s comme des femmes » comprend des personnes de différentes « races » et classes – tandis que parmi les bénéficiaires de ce travail, on trouve aussi des personnes racisées, des prolétaires et des femmes. » (Jules Falquet, 2009, La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale.) 8
Sont inclus ici les travailleurs de la répression, soldats et policiers, dont le taux de décès ou de blessure est étonnamment aussi bas que pour les autres métiers. Les décorations qu’on leur assigne, reliquat des titres de noblesse, ne constituent qu’un pâle fard sur leur exploitation paradoxale, sans plus. 9
À ce sujet, trois lectures intéressantes : Modern Moral Philosophy de G.E.M. Anscombe, Marx’s Ethics of Freedom de George G. Brenkert et After Virtue d’Alasdair MacIntyre. 10
Lénine, conscient du problème mais finalement engagé sur une voie funeste pour le résoudre, écrivait dès 1902 dans son Que faire : « Et cependant, il n’est guère besoin de réfléchir longuement pour comprendre la raison qui fait que tout culte de la spontanéité du mouvement de masse, tout rabaissement de la politique [communiste] au niveau de la politique [syndicaliste], équivaut justement à préparer le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Par lui-même, le mouvement ouvrier spontané ne peut engendrer (et n’engendre infailliblement) que le [syndicalisme]; or la politique [syndicaliste] de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. » 11
53
LES
CHRONIQUES DE L’ENNUI
Martin Lord
La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait pas compagnie. La Rochefoucault
J’
imagine que l’on s’est adressé à moi pour la première fois dans le dialecte rudimentaire que l’on affecte d’emprunter en grimaçant à un nouveau-né. Je tiens à notifier qu’il m’est étrange de voir des adultes singer un bambin et non l’inverse, cela en dit long au sujet de cette relation. Je n’ai heureusement aucun souvenir de cet épisode et, quand bien même en aurais-je, j’estime que, pour ce texte, j’en ai d’ores et déjà parcouru l’essentiel.
CHAPITRE PREMIER
« L’innocence rapiécée » J’ai eu une petite enfance digne d’envie pour le service de protection de la jeunesse. Je ne me retrouvais que très rarement seul malgré les occupations astreignantes de mes procréateurs. Leur présence envahissante me refusait déjà toute intimité et réprimandait la curiosité que j’éprouvais pour mon corps et celui d’autrui. Elle s’estompait pourtant lors des programmes télévisés, entre les leurs et les miens, dans des discours étrangement similaires. Étant vite devenu curieux, ils esquivaient de leurs doctes formules (« plus tard », « si tu es sage », « quand tu seras plus vieux ») l’explication de choses inquiétantes. Les adultes ont coutume de présumer que l’enfant oubliera tout parce qu’eux-mêmes y sont rapidement par dépit parvenus. Lui n’en a pas l’habitude, mais ne tardera pas à la prendre : ce dont il convoite la connaissance et lui reste dénié le force à intérioriser sous forme de restrictions l’ignorance. L’opinion que j’ai gardée de moi-même est révélatrice des individus sur qui je me modelais peu à peu : lâche, las et abruti. Ils incarnaient de mauvais rôles dans d’autrement plus raffinés spectacles et jamais ne s’en sont offusqués. Ils tenaient à me protéger de ce monde en se préservant. Ils ne confessaient aucune faiblesse par peur de perdre l’amour inconditionnel auquel ils croyaient naïvement. Il plairait à beaucoup que l’on ignore leurs traits désavantageux, je n’apprends rien à personne. Afin de celer leur propension à la folie, ils insistent généralement sur celle des autres. Je ne ferai rien de tel. Mes parents ont eu de ces problèmes qui profondément se sont ancrés dans ma personnalité. En contrepartie, j’étais sans doute moi-même une cause de chagrins comme de frustrations et continue visiblement de l’être; c’est chose terrible que d’en arriver à mépriser ceux qui nous entretiennent d’autant plus lorsque nous nous imaginons en meilleures mains dans un Toys “R” Us. Par la force des choses, une insaisissable nécessité me rattachait à mes géniteurs : ils détenaient le pouvoir d’acheter. Combien de fois les 55
ai-je maudits pour avoir gardé leur bourse scellée ? Vous dire les crises qui s’ensuivaient... Ingrat, je refusais déjà tout compromis. Le rapport de dépendance auquel l’enfant est soumis, il ne l’accepte pas joyeusement comme il se résignera plus tard à attendre sa paie. Tout compte fait, on m’a gâté. Je ne proviens pas d’une bonne famille. Je suis issu de ce que certains nomment la classe moyenne blanche et chrétienne, ce qui n’est plus gage d’une position hiérarchique avantageuse ou d’un patrimoine salvateur par le temps qui court. Souvent, la maison était pleine de ces gens qui, sans être totalement dépourvus de moyens et sans baigner dans l’opulence, se moquaient de ceux qui en profitaient autant que de ceux qui en souffraient. Un rien soulevait leur indignation, incluant leurs problèmes domestiques et professionnels sur lesquels personne n’osait insister. Leurs petites condamnations de salon étaient faites d’axiomes qui dépassaient l’entendement et me laissaient distant, distrait et peu enthousiaste par peur de rétorsion. Bien que tous passaient pour très tristes, on ne discutait que du malheur des autres. La vergogne m’étrangle lorsque des photo graphies me montrent divertissant, sorte de pitre de piètre qua lité parmi eux. En raison des bonnes intentions autour de moi, j’en oublierais presque l’incapacité d’en pouvoir faire quelque chose de digne. J’épiais révérencieusement leurs rires tonitruants et leurs blagues légères, leurs rancœurs idiotes et leurs réconci liations émouvantes. Forcément, les adultes m’impressionnaient et j’en suis venu à me convaincre que j’étais effectivement « trop jeune après tout », que devenir policier m’honorerait et que le fluo me seyait à merveille. Une créature de la même espèce, lors d’une récente célébration, m’a fait remarquer que moi seul d’entre ses cousins n’était pas accompagné et a entrepris de m’interroger sur mon orientation sexuelle. En lui rétorquant être homosexuel (pratique peu courante visiblement) et que mon ami de cœur était indisponible pour la soirée, elle a simplement haussé les épaules et a ajouté : « Au moins, c’est pas un nègre. » Les discriminations de la tendre jeunesse sont exemplaires. J’en sais quelque chose. Ayant été assurément raciste, homophobe, macho et nationaliste, je ne souhaitais, autrefois, de mal à personne. Nul ne me regardait (sauf quand je faisais l’idiot), nul ne m’écoutait et nul ne répondait aux questions que je brûlais de poser. L’impotence juvénile se mesure à la puissance à laquelle elle prête allégeance. Je me suis offert tant de fois que j’en ai retiré un profond complexe d’infériorité vis-à-vis des êtres fabuleux qu’on me préférait. Mon admiration sans bornes pour les superhéros et pour les vedettes, pour les ministres et pour les bourgeois, reflétait celle qu’on me refusait. Si j’ai aujourd’hui quelques aliénations récalcitrantes, je tiens à préciser que j’ai été bien pire : j’ai déjà cru en Dieu. L’impuissance des adultes est chose contagieuse. À les côtoyer, on comprend mieux à quoi attribuer leurs insuccès. Il est évident que le stéréotype est étroitement lié au mythe. Il s’agit d’un comportement s’élevant au-dessus des autres et les dominant. Pour un instant seulement, les regards convergent en sa direction et sa silhouette reste imprimée sur la rétine, brûlée par les flashs. Dans le récit de mes jeunes jours, ce n’est pas le destin qui pèse sur ma tête mais de petites existences fléchissant sous le poids de ce à quoi ils ont concédé de la masse. Il n’y avait pas d’adultes, il n’y avait que des enfants impressionnés. « Ah ! Quelle belle jeunesse ! »
56
CHAPITRE DEUXIÈME
« Bellum omnium contra omnes » Partant de si loin, est-il seulement possible que les développements ultérieurs me soient le moindrement favorables ? Je me souviens de la première journée d’école, de mes congénères terrifiés et agités se toisant sévèrement ou piteusement les uns les autres, des jupes de ma mère, des chiens qui se fixaient quand les parents s’éloignaient. Les pires jours étaient ceux suivant une bévue, dans l’anticipation bileuse des commentaires et des moqueries. Dans ces cours et corridors, dans le parc et dans les ruelles avoisinantes, c’est la compétition que j’ai apprise. Ne pouvant nous mesurer aux divinités, nous devions rivaliser, vu leur absence, entre infirmes qui répondaient « présent ». Si la logique est inconnue de ceux qui sont abrutis par son contraire à longueur de journée, que peut-on espérer de ce qui mijote dans un tel système scolaire ? On ne nous y corrige plus et, néanmoins, il y règne une tranquillité déroutante. Sans doute vous êtes-vous fait discret en retrouvant, après la gronde parentale ou la « compréhension » institutionnelle, les trouble-fêtes de votre passé, ennuyants et bêtes, inquiétantes créatures de la pharmacopée. Comment faire tenir un enfant en place sans le cogner ? Par la promesse de représailles plus effrayantes. Notre empressement dévastateur à émettre les ordonnances les plus variées — à la mesure de notre impatience et de notre incompréhension — devrait dissuader quiconque de le susciter. Oui, je me suis fermé la gueule ! Dans ces laboratoires, les fonctionnaires et les enseignants cherchent encore la combinaison ga gnante d’une alchimie de la passivité éducative. Ces ingénieux érudits isolent et regroupent les agents avec une maîtrise discu table. Avons-nous oublié ce qu’il advenait de celui à qui a été refusé le complet Adidas ou la dernière figurine power ranger ? Ce qui pour le gamin est le plus important dans ses jouets, c’est la concordance. On apprend l’emprise de la propriété quelque part et elle est partout autour de nous. On nous a tenus en respect par la juridiction qui fait que nous ne nous appartenions pas. On m’a enseigné tôt la préséance des objets en me montrant la marque de ceux qui les détenaient, si bien que, convaincu de n’être qu’une chose parmi d’autres plus reluisantes j’en suis venu à douter de pouvoir me définir autrement que par les paroles de ceux qui s’improvisaient mes propriétaires. Et j’y ai cru, c’est surtout ça la jeunesse. La proximité force les plus étranges rencontres. Les amis sont nécessaires; seulement, ils changent souvent. Nos unions, nos alliances sont fragiles. Elles se basent sur des affinités de passage. Celui qui nous jure un jour fidélité sera le même qui, plus tard, usera de nos confidences contre nous, par intérêt. J’ai fait office de compagnon pour tant de gens que je préfère les considérer comme des moments. Déceptions et trahisons, tout se fait sur le mode de la tragédie parce que tout est sé rieux pour l’enfant, de sa coiffe à ses personnages. Autrefois, pour des spectateurs plus avertis, il s’agissait d’une farce. De nos jeux guerriers, beaucoup ont souffert, de nos cambrures entichées, tout autant. Nos mascarades imitaient les tribulations déchirantes du vedettariat, leurs passades se réduisant à une posture, leurs conflits s’avérant n’être qu’une plaisanterie. Déjà, les acteurs et les actrices répétaient le drame patriarcal qui
instille l’idée que les hommes vont à la guerre même en amour, que l’hostilité est une passion. Ce que je ne retrouverai jamais plus et que je regretterai faute de mieux sera sans doute cette absence de personnalité précise. Un flou identitaire se glisse entre nos différentes affectations. En tre les cowboys et les Indiens, il n’y a qu’une plume mais, entre nous et nos rôles, aucun chemin de fer. Nos idoles, si irréa listes que personne n’y aura cru longtemps, nous les portions sur nous comme une cape imaginaire trop tôt démodée pour nous tenir chaud. Avec le recul, j’y vois les promesses brisées d’un monde qui a renoncé à devenir meilleur et dont la résignation produit de si grossières compensations que seuls tombent dans le panneau ceux et celles qui y mettent du leur. Que reste-t-il des modèles de mes contemporains, des parangons de mes ancêtres ? Il n’en subsiste que des lambeaux jonchant le chemin de mes médiocres réussites, de mes échecs flagrants. Toute représentation part de l’hypothèse que ce qui est destiné à un public ne sera reçu de celui-ci que s’il peut s’identifier à cette production. Elle ne peut avoir d’autre but que d’être reconnue. Il importe que soient perfectionnées sans cesse les méthodes grâce auxquelles elle provoque une telle identification.1 Une de ces méthodes est l’école secondaire. J’y suis entré dodu, naïf et sensible. J’en suis sorti complexé, méprisant et cynique. On m’a instruit du respect dû à ce que des brutes épaisses faisaient prévaloir et que leurs successeurs imposeraient de la même façon. J’ai appris l’injustice de ne pouvoir être un autre. Une situation familiale tendue à laquelle il faudrait ajouter de maigres résultats scolaires et les persécu tions dont j’étais la victime de la part de mes camarades, au caractère sans doute plus mature, m’ont conduit à une légère neurasthénie. Renforçant mes assaillants de toutes parts, ma faiblesse et ma nervosité ont définitivement eu raison de ma nature lunatique et avenante. La méchanceté me permettrait de m’en tirer. Aux pleurs dont je gratifiais mes agresseurs se sont substitués les rires et les répliques assassines, les coups dans l’ombre et le déshonneur du surin. L’isolement m’a malheureuse ment trop porté à lire. J’en aurai conservé plus que ce style emprunté et ce vocabulaire étriqué. Nonobstant, la lecture n’a en rien résorbé mes graves problèmes interpersonnels. La sexualité m’était étrangère, ses représentations familières, son importance impérieuse. J’ai passé trop de temps en com pagnie de ceux qui interprétaient des hommes comme on joue du gun et on abuse du gin. Nous extrapolions les détails dans l’intimité de la chambre de hockey, sans personne pour nous les contester, oubliant vite la réalité d’une histoire si décevante qu’il fallait la couvrir de mensonges et d’ornements. Je renchérirai cependant en avouant que la nature grossière de mes propres fantasmes concurrençait leur satisfaction potentielle. Jamais femme se respectant n’aurait consenti à des positions si dé gradantes. Et serait-ce le cas, ce qui m’en inspirait le désir était à des lieux du contentement. Contrairement à ce que certains avancent afin de dissimuler de telles pensées, rejetant le blâme sur ce qui est le plus incompris de la gent masculine, il n’y avait rien d’instinctif à cet avilissement qui n’exprimait que le malaise d’une société face à ce qu’elle a produit.2 Il n’en demeure pas moins que, tout cela, je l’ai vécu à rebours, ce qui a corrompu mon jugement. Si je n’entretenais de rapports qu’avec ce qu’il y a de moins authentique chez les garçons, qu’est-il advenu de ceux et celles qui devaient passer par les plus étranges compro 58
missions à seule fin de se dénicher une place dans son ombre ? L’homosexuel n’est pas un homme, plutôt un « osti de fif », une « criss de tapette » et on entend résonner à son propos les pires absurdités sur son comportement. J’étais convaincu que le rôle pressenti de la femme, bien avant sa puberté, était celui de l’objet de satisfaction. Regardez simplement les modèles de ma jeunesse s’adressant aux puceaux et les dépeignant. De ceuxci, lesquels vous inspirent du mépris, de la gène, de l’intérêt ? Desquels vous êtes-vous seulement souvenus ? La contemplation cauteleuse d’une photographie cirée en privé suivie de sa con testation sur les tribunes expose le décalage qui persiste entre l’opinion publique et les mœurs. L’amertume dont je fais preuve ici n’est en rien le résultat de glandes dysfonctionnelles qui par leur inaction m’auraient han dicapé ou amputé de tout sentiment. Ce diagnostic réconfortant, moi qui ai laissé devant mes yeux endoloris défiler les pires abominations sans broncher, je ne peux m’en conforter. Bien que je ne sois pas très aimable, je ne peux en dire autant de ceux et celles pour qui j’éprouvais de l’affection. Dans le tamis impitoyable sur lequel je fais couler mes souvenirs, ça scintille de partout. J’ai beau racler les fonds, je ne parviens pas à com prendre pourquoi beaucoup ont bénéficié de ma sympathie. Je m’interroge au sujet de ce fatras de caractéristiques superfi cielles : amoureux de quoi franchement ? On ne se rend pas ai sément à l’évidence que les rapports sociaux ont atteint le stade de dépérissement de l’humour absurde et qu’on y chercherait en vain une corrélation. J’étais tout simplement amoureux du changement et des commodités, épris de nouveauté. Obnubilé par tant de facticité, je collectionnais les illusions. Au royaume du faux, le mensonge est maître. Hypocrite ! Je replaçais ces visages connus de tous, je reconnaissais les formes du passé malgré les gaines dans lesquelles on les enserre, l’actrice à qui ressemblait celle-là, ce film dont on a changé l’époque tant et si bien que la trame en est égarée. J’acquiesçais lorsqu’on me demandait si la séance m’avait plu, si la jeune fille était chick, et on m’a souvent gratifié du sourire en coin de la connivence. Personne n’est si différent des autres. Et serais-je sans-cœur au point de soutenir que c’était d’une carence d’amour dont j’étais victime ? Si je n’avais d’ambitieux que les sornettes que je promeus, les crédits dont je loue mes intentions devant des caractères hostiles et malgré mes fiascos moraux, bref, si j’étais un arriviste, je dédaignerais les forces qu’ils ont été plusieurs à réellement investir dans mon bien-être. Étrangement, on m’a aimé – sincèrement, et tendrement de sur croît. Et quand étaient évoquées à la sauvette les traditions et les conventions absurdes qui m’ont prémuni contre la faim, c’est d’amour dont on se défendait. Je ne peux, sans omettre ce que j’étais, accorder du mérite à ces bonnes âmes. Ils estiment en core tant de choses qui se sont avérées odieuses, et même bien pires que moi. Seulement, s’en sont-ils lassés de cet éternel re tour, tout assotis qu’ils soient devenus, au comptoir de la dupe rie et de la prévarication ? Et pour peu que je me sois enorgueilli avec l’âge, ne m’abaissant plus à leur disputer la pitié qu’ils sollicitent en me montrant toujours plus méritant, voilà qu’on me la refuserait ? Le peu d’estime que j’ai pu développer, je l’ai échangé volontiers contre celle des autres. Rarement ils se sont aperçus que je me désolais de leur malheur. Personne ne rend la monnaie et personne n’honore les garanties accolées à tort au don de soi. Oh ! J’ai été aimé si fort, sur une scène dévastée et glaciale, dans l’indifférence et la peur, moi ! Parmi tous ceux et celles qui en avaient un besoin pressant, dire qu’on a osé
m’accorder toute cette déférence aveugle… Et, oui, je trouve lieu de m’en scandaliser. Toutefois, si l’opinion que j’étale ici au sujet de l’amour est som bre et affligeante, il n’en a pas toujours été ainsi. J’ai mûre ment entretenu l’idée que le monde changerait de cap s’il advenait qu’une personne en vienne à trouver chez moi quelque chose de charmant. Il ne suffisait que d’un regard intéressé ou d’une gentille parole pour piquer ma chair des fléchettes hasar deuses de Cupidon. Je ne tenterai pas de leurrer qui que ce soit; l’enfant ailé s’est depuis longtemps désencombré du ban deau qui obstruait sa vision et à tôt fait de prendre Psyché. Je faisais fi des yeux qui se portaient sur moi aussitôt qu’un détail chassait le cliché d’une aventure romanesque. D’abord, j’excluais de facto les laiderons. Mais ensuite, l’évaluation se poursuivait sur le mode de la confrontation. Étant un être con tradictoire et excessif, il m’est souvent arrivé d’être inutilement méchant. À quoi médite celui qui dort seul ? Il en écrit des textes parfois. Les vers ne lui ayant octroyé que trop peu de réconfort, il se garde d’en nourrir dorénavant. Je ne suis pas un séducteur adroit, je suis plutôt doué dans l’art éculé d’être grossier et j’avoue avoir foncièrement peur de ce que l’on peut penser de moi. J’ai longtemps eu en horreur l’assurance des autres. Elle ne manquait pas de me rappeler que je ne me tenais pas en haute estime. Les regards amusés et les remarques désobligeantes de mes pairs passant en revue mon apparence et ma conduite ne cessaient de troubler mes réflexions. Je me suis enfoncé dans la tête qu’en observant une stricte discipline vestimentaire et affective j’arriverais peut-être à cacher ma nature grotesque. Sans moyens, on ne peut courir au rythme des défilés. Combien de fois le fard tape-à-l’œil derrière lequel je me suis cru à l’abri a-t-il changé en un peu moins de deux décennies ? La mode est parvenue rapidement à d’insolites combines qui réclament d’insolites mannequins. Il en allait de même de mes préférences artistiques et relationnelles. Esthète ? Probablement. Je ramenais fidèlement à l’opinion des spécialistes de tout acabit mes digressions sur les grands sentiments et les chefs-d’œuvre. Ce que jugeaient sublime les sommités, capables d’en défendre le statut sur les tribunes avec verve, m’évitait d’avoir recours à mes impressions potentielle ment compromettantes. Ce que je tenais pour vraisemblable ment « beau » s’est substitué à une recherche fondée de ce qui l’était véritablement. Le stéréotype est une force agissante qui feint le sommeil. À pre mière vue affairé et dynamique, il sent approcher la bravade. Il devient alors semblable à ces gens qui, gagnés par une fatigue agressive, repoussent avec âpreté ceux qui viendrait lui disputer la victoire. C’est seulement parce que son réveil effraie tant qu’il n’a pas à se mesurer au principe de non-contradiction. D’un côté, le stéréotype tend à la reconnaissance en passant pour méconnaissable et, de l’autre, tend à être reconnaissable en passant pour méconnaissance.
CHAPITRE TROISIÈME
« La jeunesse s’amuse » Qu’aurais-je bien pu faire de mieux, au beau milieu de l’incohérence et des mensonges environnants, que de déraison ner sur le sens de tout cela ? La vérité ne se trouve pas dans une
explication particulière qu’il suffirait de ramasser pour l’exhiber altièrement, mais dans l’expérimentation de ses diverses mani festations dans la réalité ainsi que l’articulation globale de toutes les conséquences qui en découlent et, à la croisée des chemins, du jugement de ses correspondances. J’ai amorcé ma vie de jeune adulte dans une quête insensée, sans aucune certi tude morale, n’ayant pour seule industrie que la feinte précoce. À poursuivre sur cette lancée, j’omettrais l’hommage que je dois à certaines personnes qui m’ont, à cause de leur solitude et de leurs frustrations, aidé à en faire le meilleur. S’il est difficile pour certains de se faire des amis, il s’en trouve d’autres pour qui il est ardu d’en conserver et, si j’ai pu éviter ainsi les écueils de la mauvaise compagnie, j’ai navigué sur les eaux troubles de ma jeunesse avec beaucoup de lest. Peu ont survécu aux naufrages et ne l’ont toujours pas oublié. Il y a dans l’Histoire beaucoup de savants personnages, de matelots adroits et d’aventuriers capables animés d’une passion de l’oubli mais, nous qui n’avions encore rien vécu, qui redoutions que l’on nous arrache nos dérives, ces extraordinaires expéditions par l’usure dont sont faits les jours de nos emplois précaires et nos nuits de somnolence solitaire, collectionnions ce qui demeurerait le lendemain. Lorsque, plus astucieux, nous devancions même les événements, allant jusqu’à fixer maladroitement le contenu du mémorable selon nos prudes ambitions et nos capacités limi tées, s’ouvraient devant nous toutes les portes de tous les ports. Il suffisait de passer, de laisser derrière les doutes et les menac es, de briguer l’honneur d’avoir su en susciter. Nous naviguions dans une ville comme sur un immense vaisseau fonçant droit sur les récifs sous les ordres d’officiers déments. Ce n’était pas la bourrasque qui était venu rompre le mât. L’équipage cherchait en vain le sourire des mutins. La cité était assiégée par ses brigands, avec ses dangers et ses festins, ses courses folles et ses feux affolants. Nos épopées n’ont jamais été écrites qu’en courant d’air dans les journaux, elles avaient toutefois déchaîné des tempêtes dans la vie de ceux et celles qui en étaient sorti rescapés. Je tire réconfort de telles équipées quand elles jouent du coude avec les mauvais rêves. Que les décors ont changé ! Non, nous, nous n’oublierons jamais, même s’il s’agit encore d’un brin de jeunesse, que ces lieux et ces gens ont su inspirer de telles aventures. Le mal d’expérience, furieuse envie qui jamais ne m’a accordé de repos, était fort répandu aux grands tournants de désillu sions modernes. Ainsi, on constate une recrudescence des témoignages de la toxicomanie à diverses périodes telles que l’industrialisation et les haschischins de Baudelaire, Gauthier et Delacroix, l’entre-guerre dont le plus célèbre sera sans doute Jacques Vaché et sa fin suffisante, la seconde moitié du XXe siè cle et ses innombrables blessés. On a voulu y vivre plus inten sément, on y décèdera plus rapidement. Débarquer dans un collège d’enseignement général et professionnel (on en perd régulièrement la notion lorsqu’on fait référence au cégep) aurait pu m’être fatal si je n’en avais pas été simplement évincé. J’y aurais glorieusement terminé ma vie entre les bouffées d’herbes et les psychotropes, entre les stimulants et les perturbateurs. La socialisation en ce lieu glauque semblait n’avoir que les stupé fiants pour base d’échanges. Y suis-je déjà entré ? Sans blague, je dissimulais ma débâcle scolaire sous la puérilité avec laquelle je m’en vantais. Je regarde en arrière et ne constate aucune acquisition m’ayant été bénéfique sinon quelques amis qui, s’ils se souviennent comme moi de cet épisode, devront admettre une certaine gêne. Nous n’étions pas vaillants, endormis sous le 59
soleil à sécher les cours, vomissant dans un coin, maladroitement surpris des vols les plus idiots, déambulant la nuit dans les rues à hurler n’importe quoi. Je croise parfois mon ancien public et je rougis, j’espère qu’il ne demeure rien de mes frasques. Vêtu littéralement à la manière de la commedia dell’arte, je bouffonnais. Que vous aurait inspiré la vue d’un dandy sale et confus qui trébuche en feuilletant à voix haute Les Cent-vingt journées de Sodome debout sur une balustrade ou bien qui ramasse des butchs de cigarettes en parlant de Breton et d’Aragon ? Vous vous en seriez moqués. Je ne suis pas sans le savoir, moi qui m’en moque. Je pourrais en rester là, dévier le sujet de mes inconduites vers d’autres, plus nobles, avancer que le premier niveau d’analyse d’un comportement si effectivement risible est bien suffisant pour en discréditer le contenu. « Pas à notre époque ». Je croyais être à l’abri du jugement. Comme d’autres vont dans un karaoké massacrer exprès une chanson populaire que leurs parents ont connue, j’ai tenté par des moyens dérisoires de m’élever au-dessus de toute critique pour des gens qui, je le sais à présent, éprouvaient peut-être moins de difficulté que moi à en formuler une. En auraient-ils démontré la capacité qu’ils se seraient vite heurtés à l’implacable barrière de sophismes dont je m’entourais. Menteur éduqué à bonne école, hostile à toute discipline, caractériel sans caractère, quand on a des forcenés comme modèles, personne n’ose nous en tenir rigueur tant qu’on leur est fidèle. On m’a tant de fois reproché d’être quelqu’un de lourd, un sévère trouble-fête. Ceux et celles qui m’en ont accusé avaient si souvent comme motif captieux d’élever leur comportement audelà de tout soupçon que je leur passais inévitablement la puck et renforçais leur grief. Il est commode de crier aux sophismes à chaque occasion que l’on a de reconnaître ses propres dispositions à en faire usage chez les autres. Encore faut-il faire « la part des choses » et admettre que la mauvaise foi consiste aussi à abuser de sa dénonciation. Et les occurrences étant récurrentes, je me demande s’il n’est pas plus sage de « faire comme si de rien n’était ». Quoi qu’il en soit, l’épithète me sied encore aujourd’hui et, pourtant, beaucoup m’ont connu plus fantasque. En charlatan, j’ai cru guérir une affliction de laquelle j’ignorais tout en m’inoculant de dangereuses médecines. Je ne suis parvenu qu’à dégrader mon état, accentuer ma bêtise et me suis trouvé pris de graves effets secondaires. L’usage ignorant de narcotiques n’est que le prolongement pervers de l’ignorance d’un usage libérateur. Je déblatérais des insanités au sujet de la « bonne » drogue avec l’inquiétude constante qu’on me dispute mes goûts. D’autres parlent de leur voyage avec support photographique ou de leurs cours et apprentissages passionnants avec le même enthousiasme, la même crainte inavouée. J’ai vu de nombreux voyageurs partir pour mieux revenir obérés et misérables, brandir des souvenirs qu’ils clamaient enviables à un public qui n’en partageait rien et retourner, satisfaits, suer pour leur pitance. J’ai vu aussi une dame de bonnes mœurs chasser sa répulsion du mendiant avec une « bonne » cure de magasinage. Et j’ai vu des étudiants se lamenter d’aller à leurs cours, mais répéter savamment ce qu’ils y ont enregistré, se lamenter de leur situation, mais se divertir de celle des autres, se lamenter de leurs faiblesses, mais mentir sur leurs prouesses, se lamenter de l’état de leur vie, mais être effrayés par la mort. Sans exagérer, le toxicomane n’est pas une figure unique, il est consommation néfaste de marchandises, une seule, et tolère gé-
néralement mieux de se le faire reprocher. Quant à moi, j’étais trop jeune pour croire au cancer du poumon ou à l’emphysème, aux arrêts cardiovasculaires, aux nécroses de toutes sortes. Persuadé, hautain, qu’« on ne me la fera pas à moi », je feignais d’ignorer qu’on l’avait déjà fait à d’autres plus coriaces. L’obturation croissante du champ des possibles est un phénomène inhérent à l’identification aux diverses représentations de soi qui accompagne la perte de toute expérience authentique dans la société spectaculaire et leur remplacement par les succédanés de l’industrie du vécu – dite culture – dont le mode opératoire est le bouleversement constant de la forme et le dépaysement. On assiste heureux au suicide lent d’une génération qui s’éteint en riant sans même menacer la reproduction de la force de travail. L’armée de réserve du capitalisme est une horde de zombies extraite savamment du clip de Thriller. « Live fast, die young », cette simple phrase creuse montre combien la vie est prometteuse à quiconque désire ardemment se contenter de sa jeunesse. Ce qu’elle augure de celle des autres n’est pas si loin de la réalité. Des irresponsables, c’est là bien résumer ce que nous sommes. Après les mises en garde dont nous nous sommes moqués, les invectives que nous n’avons pas comprises, les doléances alarmées que nous avons feint d’ignorer, voilà que c’est notre temps qui est devenu corrosif, après notre nourriture et nos breu vages, notre air et nos maisons. Je ne l’ai réalisé que sur le tard, incapable d’esquiver plus longtemps la menace de mon imminente capitulation devant tant de misère. Il existe une ivresse de l’autodestruction et je n’en suis pas sorti sans peine. On ne se remet d’une cuite qu’en dînant copieusement et en s’hydratant proprement le lendemain… Et le surlendemain. « It only takes a lesson a day, just to analyze life one time in a respectable mind. »3 C’est vieillir. J’ai cru agir selon mes sentiments. En absence de responsabilités immédiatement pécuniaires, je me permettais de rire. Je ne m’amusais pas le moindrement, je m’ennuyais. La résolution des divers problèmes de distribution de la production culturelle est inextricablement liée au niveau minimal d’instruction que nécessite le stade actuel du développement capitaliste dont la préoccupation primordiale s’est muée en création et gestion d’un marché où il importe d’écouler des marchandises à fortes valeurs ajoutées. Ces difficultés, en partie surmontées par les réformes politiques et sociales d’un État interventionniste, étaient transitoires, ce qui a entraîné la caducité de cette forme de réponse organisationnelle. L’innovation technique permettant de cerner les consommateurs et leurs réactions en temps réel a transformé irrémédiablement la nature de l’« attente ». Où me pressais-je ? Ne parcourais-je pas seul ces allées tristement meublées ? N’allais-je pas droit revivre les désappointements d’hier avec la même voracité obstinée ? Internet lag et j’enrage, mais qu’y cherchais-je donc ? Le blogue d’un être qui quelque part s’emmerde pareillement ? Un vidéoclip dont tout le monde parle en riant ? Le divertissement, cette attente désemparée de quelque chose d’autre, est la mise en abyme de l’Histoire où se jouent sans cesse les pièces d’antan. « Si l’ennui est à l’homme son plus infime mal, le forçant à en trouver la panacée, cette culture est la marque de son incapacité à y parvenir. »
61
L’ennui, à lui seul, serait une motivation suffisante pour détruire ou changer ce monde qui nous implore : « Encore un petit quart d’heure. »4
EN GUISE DE CONCLUSION
Lettre adressée au collectif Hors-d’Øeuvre au sujet de notre jeunesse Camarades, Non, Trois-Rivières ne m’a pas vaincu. Ce qu’elle m’a arraché, malgré elle, ce sont mes sentiments délétères et, de cela, vous que j’aime et qui m’aimez, devez vous réjouir. J’ai quitté Montréal, déchiré entre, d’une part, demeurer et m’enliser par peur dans une situation lamentable et, d’autre part, partir et m’abîmer momentanément dans l’espoir d’une vague amélioration. Eh bien, me revoilà et j’ai plaisir à écrire que je vais bien mieux, que mon sort n’est pas jeté, qu’il me reste peut-être quelques années à vivre pour peu que je trouve la volonté de poursuivre mes entreprises. J’ai eu amplement le temps d’étudier l’ennui. Partagé par tous, il s’agit au final de l’échec le plus probant et saisissable d’une société qui y carbure tout en le redoutant, mais l’aveu de l’ennui n’est pas en mesure d’en combattre efficacement les manifestations. La jeunesse s’étire et soupire un peu, mais faut-il encore qu’elle se décide à occuper son temps autrement. Je rédige cette lettre pour vous faire part des circonstances qui m’ont amené à vous fréquenter – non seulement parce que cela cadre avec le développement naturel de cet exposé – mais avant tout afin de vous faire comprendre que, si j’ai pu être si fautif, je saisis mieux pourquoi. C’est étrange venant de quelqu’un qui a considéré longtemps l’autocritique comme une forme de contrôle social sans rémunération. Il m’apparait dorénavant que toute critique, qu’elle provienne de soi comme d’un tiers ou d’un proche, se heurte aux défenses de l’individu. Blessé, il persiste dans la voie que la critique voudrait lui couper, conservant le tracé de ses échappatoires. Je crois que vous informer sur ce qui m’a poussé à effectuer un travail politique à vos côtés vous permettra d’être de meilleurs conseillers dans mon entourage. Un texte qui se veut autobiographique doit être d’abord une dissociation à moins qu’il n’ait au moins un destinataire outillé de telle sorte qu’il soit en mesure de répliquer, de barrer le chemin qui ramène aux carrefours de l’égarement. Vous êtes parmi ceux que j’estime les plus impitoyables juges de caractère et cela ne peut nuire à qui souhaite s’améliorer quand la fortune s’y prête mal. Peut-être vous êtes-vous déjà lancés en de graves hypothèses me concernant ? Mettez-les de côté un instant, ceci vous donnera raison ou tort. Après tout, je n’ai fait que répondre avec plus d’application et de recul à ce devoir de la petite école où l’on nous demandait précipitamment : « Que veux-tu faire plus tard ? » Gavé aux mamelles intarissables de la médiocrité que me disputaient de terrifiants jouvenceaux, j’ai digéré des leçons que 62
l’on passe innocemment sa vie à recaler. Ne m’étant jamais montré tant coupable qu’en joignant le parti du mal ambiant, je m’y serai moins appliqué que dans d’autres domaines alors que tout m’enjoignait si fermement à m’y illustrer. Vous m’aurez, pour la plupart, rencontré dans des circonstances où ma personnalité se construisait sur des modèles exagérés, sophistiqués. Du centre calme de barricades que, pitoyable, j’estimais inviolables, je bombardais quiconque siégeait, armé ou non. Comme si j’avais quelque chose à protéger ! Le démagogue sait trop bien de qui provient l’approbation pour lui en tenir rigueur. Il se prendrait alors à son propre jeu et ses gains n’auraient plus le même attrait. Il est facile de mentir quand notre ambition est de plaider. Il suffit, pour y exceller, d’exhiber ce qui correspond apparemment aux désirs que les floués laissent échapper. Et les jurés y croiront, parce que la vérité n’évoque qu’une culpabilité partagée. La jeunesse contient toute la nostalgie de ses aïeuls. Cette vision obsédante du passé qui est le repère de la honte suggère l’insuffisance de la tradition à nous faire parvenir à des « len demains qui chantent ». Cette jeunesse ne porte la mémoire que pour en dissimuler l’essentiel : elle répète des erreurs commises par d’autres avec un air de défi aux conséquences décisives sur le monde qui l’entoure. Lorsqu’un mime se trouve parmi des monstres, il n’y a pas d’exception. Amis, je me souviens qu’à maintes occasions, mon incompréhension vous a démontré la déficience des théories qui vous étaient chères. Non pas que la justesse n’y présidaient ou que la pertinence leurs étaient complètement étrangère, mais le fait qu’aucune vérité ne puisse se transmettre par le dialogue, aussi importante soit-elle, sans tenir compte de la fatigue de l’interlocuteur — si ce n’est son ignorance – vous aura laissé plus d’une fois seuls avec votre raison. À l’aisance avec laquelle on tourne plusieurs personnes contre leurs intérêts simplement en tenant pour acquise leur bêtise doit répondre la difficulté de présumer de leur intelligence. Dans une telle campagne, la démission n’est pas envisageable. Nous ne pouvons nous satisfaire d’attribuer aux défauts dont nos rapports héritent les mécontentements que nous suscitons. Il faut s’acharner à démontrer qu’il sera toujours possible d’agir autrement. Le verdict est tombé et il inculpe chacun. La grève étudiante éclata à un moment où ma situation était pitoyable. dix-neuf ans, employé chez Léger Marketing, récemment célibataire et expulsé de l’école, je cherchais un peu de signification dans les interstices d’une société qui n’y jette que ses rebuts. J’ignore comment je me suis pour la première fois retrouvé dans une manifestation. Ce qui m’y plaisait par contre ne m’est plus inouï : immergé dans la disette d’une multitude, je pouvais noyer les origines qui m’en séparaient. Cette grève, où l’on mangeait mal et dormions peu, buvions trop et négligions notre hygiène, m’a fait connaître une indigence à laquelle je n’étais pas destiné. Mes parents ont bossé trop fort pour me l’épargner et, toqué du vertige, j’ai accentué leur charge pour en sillonner la lisière étroite. Dépendant comme jamais et privé du contact soutenu de mes pourvoyeurs, je me rêvais libre et émancipé tout en ayant recours ponctuellement et honteusement à mes anciens réseaux effrayés par mon nouveau mode de vie. Vous conviendrez que, si j’ai louangé tous les épisodes que nous y avons vécus, je me réserve à présent le privilège de la diatribe. Cette grève, je l’ai parcourue comme un voyoutype, amalgame d’un passé idéalisé et d’un mauvais film, rôle
dont j’ai conservé quelques manies. Le manque de références appropriées à ce moment précis impliquait la régression à ce qui m’était le plus familier. Tout bon cliché se sait usurpateur; l’imposture est de s’en offusquer. Vociférant à voix haute, je ratissais néanmoins les grands tirages à la recherche d’une photographie qui m’aurait consacré à la hauteur d’une telle indignation. J’aurais bien souhaité que mes aventures m’élèvent d’une façon ou d’une autre plutôt que de me faire passer pour un fou. La jeunesse n’est pas une classe sociale. Elle n’a pas la cons cience de la réalité matérielle d’un individu, de sa véritable place dans la société, de ses intérêts; pour elle, rien de tout cela ne tombe sous le sens. La vérité de la jeunesse ne se re trouve que dans le marché, qui est son lieu de prégnance, et dans le stéréotype, qui est son mode opératoire. De même que l’intégration aux groupes ciblés n’est qu’une forme parmi tant d’autres d’identification aux modèles de l’industrie, de même que la dissension qu’elle fait sienne n’est que subordination aux exigences d’une production variée. La jeunesse est l’image revampée du capitalisme qui, à son stade le plus avancé, exhibe avec insolence la soumission qu’il a su obtenir des hom mes et l’insoumission qu’il permet.5 Apparaissant essentielle ment comme principale récipiendaire de la valeur d’usage, ce qui est permis d’en faire révèle au monde son secret qui est aussi celui de toute vie sociale développée sur une base subor donnée à la valeur d’échange : la force de travail est devenue marchandise non pas en entrant dans le mode de production, mais en dehors, dans son résultat. On ne peut juger d’une personne que par les gens qui l’entourent. J’aurai dans ce cas fait méchante figure et en aurai fait mal paraître à mon tour. Je ne peux que m’attribuer la responsabilité des largesses regrettables dont j’ai pu gratifier certains indivi dus puisqu’il ne m’est pas difficile de comprendre qu’ils avaient d’ores et déjà cette inclination à me décevoir. Je désire ardem ment éviter dorénavant d’essuyer les frais de conduites déplo rables provenant de ceux qui m’épaulent. Je dois également éviter de placer des gens que j’estime dans l’embarras d’avoir à me soutenir quand il est déraisonnable de le faire. Nous con naissons trop bien de quoi il s’agit pour permettre quelque im punité que ce soit à ceux qui jouissent de notre isolement. Il est de notre devoir de déclassifier le fond de notre pensée; il est de notre ressort de le faire diligemment et avec compassion. Cela nécessite inévitablement une certaine relation ne s’acquérant que dans un rapprochement prudent et non dans les rapports alcooliques de bas-fonds propres aux altercations insignifiantes qui, trop souvent, n’ont pour fondation que le prix de nos abus de la veille. Certains débats doivent se prolonger, d’autres trou ver leur juste fin. Beaucoup d’excuses demeurent en suspens dans les souvenirs navrés de mes escapades nocturnes alors que beaucoup de regrets détiennent un véto sur mes agressions futures. Mes agissements n’ont certes pas toujours été les plus calibrés. J’assume avoir une tendance à user de l’injure, voire de la violence dans certains cas extrêmes, afin de répondre à des heurts bénins ou personnels. Je ne crois pas être ne mesure de m’offrir la constance dans ce type de réaction et cela, bien que je puisse m’en défendre parfois avec une complaisance qui flirt avec la malice, en mine la pertinence. Il est impératif que je me corrige sur ce point. Les excès de l’un marquent l’esprit, les retenues de l’autre l’effacent. Qui prétendra avoir atteint le calme plateau de la circonspection ? « Nous ne devons avoir qu’un poids et une mesure et faire des procès partout ».6
L’association affinitaire à laquelle condamne une critique sans concession qui s’attaque aux aspects les plus futiles de l’existence est en soi une compensation un peu sordide à ces cruelles banalités qui la truffent par-ci, par-là. Cette vulgaire soulte, j’en ai soupé comme vous y avez pigé avec gourmandise. Je raffolais des réactions de surprise, d’incompréhension, dont on me gratifiait au son de « communisme » ou de « lutte de classe ». Elles m’encourageaient à croire en mon originalité, en ma droiture morale et en mes arguments neufs, moi, contem plant l’étendue d’un marécage avec une fraîche familiarité, rail lant les créatures qui s’y débattaient. Le scandale est une offen sive à outrance qui ne peut s’imposer en tant que tactique viable sans d’abord viser à recruter des forces par la démonstration de la faiblesse manifeste de l’ennemi au combat; il est avant tout à prendre en compte dans une stratégie plus large. Qu’aurais-je prouvé de la bêtise, pourtant évidente, de ceux qui ont dit de moi qu’il « sentait l’alcool, ne marchait pas droit et hurlait » ? Les scandales s’épuisent et meurent dans le temps. Les jours qui suivent ralentissent et ne se laissent plus surprendre. Dans leur sillon vient promptement se loger le ciment des interprétations réconfortantes dont s’inspirent les réformes et la mise au rancart de cet outil tranchant qui leur a ouvert le chemin. La reconstruc tion reprend là où nous désertons. Au loin, de l’échafaud nous parvient une sinistre mélopée, celle des travaux qui n’ont jamais cessé. Nous n’avons rien changé. « He’s saying that the past is always with us. Where we come from, what we go through, how we go through it. All this shit matters. Like at the end of the book, y’a know, boats and tides and all. It’s like you can change up, right, you can say you’re somebody new, you can give yourself a whole new story. But, what came first is who you really are and what happened before is what really happened. It doesn’t matter that some fool say he different ‘cause the things that make you different is what you really do, what you really go through. Like, y’a know, all those books in his library. He’s frontin with all them books, but if you pull one down off the shelf, none of the pages have ever been opened. He got all them books, and he hasn’t read nearly one of them. Gatsby, he was who he was, and he did what he did. And ‘cause he wasn’t willing to get real with the story, that shit caught up to him. That’s what I think, anyway. » D’Angelo Barksdale, The Wire Les reliques d’un progrès avorté n’engendrent souvent que l’occasion favorable d’en narrer la défaite pour ceux qui y trou vent leur avantage. La falsification est la finalité de la repro duction qui elle-même a porté la contemplation à de nouveaux sommets : une chaîne infinie de produits identiques devient une aberration qui, en s’éloignant de l’original, n’en charrie plus la mention même passagère. La jeunesse qui fut jadis exclue d’un modèle d’adaptation – seul objet de reconnaissance sociale – duquel découlait son apprentissage, vient désormais de supplanter celui-ci sur son propre terrain; placée tôt dans les crèches collectives du mode de production, elle traverse le songe technicisé de la culture à la recherche d’archétypes. Cette toile où sont jetés bruits et lumières, ombres d’une con trée depuis longtemps oubliées, ne raconte plus notre histoire. L’industrie, qui en modifiant autrefois le monde et l’activité de la 63
multitude, coupait cette dernière de l’humanité dont elle conser vait le souvenir lui en rend une image défigurée et l’en révulse définitivement. La valeur d’échange d’un comportement ne re flète pas l’usage particulier qu’en ferait un sujet, mais est déter minée par sa correspondance avec le vécu général, intériorisé. La jeunesse doit être à l’usage d’un système économique qui a brisé tout lien existant entre les différentes opérations du travail productif : elle s’immisce dans la compétition féroce à laquelle se livrent les travailleurs. Dans le processus de personnifica tion – à savoir l’acquisition de caractères pseudohumains qui succède à celle de la réification, vacuum dû à la proéminence de la forme marchande – ce n’est pas l’expérience qui s’estompe, c’est la faculté de reconnaître qui l’a effectivement vécue. Deux d’entre vous m’ont récemment reproché, l’un dans un cadre formel et l’autre personnel, de poser ou de me « donner en spectacle ». Voici donc un texte dans lequel je m’expose. Personne ne peut m’en contester les anecdotes – c’est d’ailleurs pourquoi il s’en trouve si peu – alors que j’appréhende force de protestations autour des interprétations dont il abonde. Au cours de ma brève existence, j’ai porté moult qualificatifs et essuyé de nombreux jugements : « aimable », « désinvolte », « grossier », « timide », « orgueilleux », « poli », « violent », « froid » ou « arro gant » et tant de choses plus jolies les unes que les autres. Quelle que soit l’opinion que j’inspire, gardez à l’esprit qu’il m’est loi sible de l’avoir pleinement méritée et qu’au contraire, j’éprouve une vive insatisfaction à n’être pas perçu tel que je juge op portun d’apparaître. On obtiendrait bien meilleure idée de soimême en prêtant attention à cette trace laissée au passage chez des commentateurs qui ont encore l’obligeance de nous en faire part. D’autres, moins brillants que vous l’êtes, me taxeront cer tainement de narcissisme. Qu’ils n’aient rien compris à ce qui se trouve au-dessus m’est une évidence à laquelle je doute pouvoir remédier en m’expliquant davantage. Certaines épreuves n’ont pas été totalement oiseuses et je ne crois devoir en rien me con former aux exigences d’un Tirésias qui m’aurait prophétisé une plus grande longévité dans l’ignorance de ce qu’elles recèlent. Cela étant dit une bonne fois pour toutes, je tiens à ajouter que l’expérience est chose malmenée de nos jours; la plupart du temps famélique ou funeste, elle tourne au cauchemar. Qui fait preuve de goût ne s’expose non plus à la remise en question de ses préférences, mais au simple fait d’en avoir acquises. Inutile de prétendre que quelque chose s’est produit en nous et a édicté des changements, inutile de dire que l’on a pour projet de changer. Il faut changer. Le jugement est scandaleux, il importe dorénavant d’en assurer les positions. Hors-d’Øeuvre a été ce moment dans ma vie où la solitude me pesait. Le milieu militant de Montréal m’a répugné de tous ses organismes, desquelles n’exultent que la crainte et l’ivresse de penchants malsains apprêtés à toutes les sauces. N’étant pas droit et vertueux, vous m’avez pourtant convié à prendre part à un projet qui porte en son sein ces qualités. L’organisation est contraignante, je l’aurai fuie sous de mauvais prétextes long temps et n’ai pu m’en distancier suffisamment pour que vous n’ayez pas été en mesure de me démontrer à quel point mes hésitations n’avaient rien de raisonnable. Tant qu’à écrire hon nêtement, j’irai droit au but : j’avais alors le sentiment, ou plutôt l’impression, que le temps dont je disposais – mal employé qu’il était – ne pouvait venir à manquer et, qu’en l’investissant à vos côtés, il ne pouvait en souffrir. Vous sembliez vous amuser et il y avait de quoi ! La Coalition pour le progrès en milieu anar chiste7 m’en a fait partager l’exubérance. Seulement, voilà, les 64
vieilles blagues ne font plus rire celui qui radote. Un moment avait passé qui ne reviendra jamais. Nous nous étions rancis et, dans le délai, le monde est demeuré jeune. La vieillesse a rejoint ces babioles dont personne ne veut dans les galetas de l’oubli. La critique de l’expérience qui lui conférait un certain ascendant sur la communauté s’est muée en expé rience de la critique. Il existe une porte qui arbore l’inscription « Avenir » que l’on ne peut ouvrir qu’avec la clef de la conscience égarée quelque part dans les dédales de notre mémoire. Il ne suffit pas d’en posséder la clef, ni même de savoir où se trouve ce passage, il faut avoir la volonté d’en passer le porche. Le temps de travail socialement nécessaire à la production de com portements matérialisés s’est résolument abrégé avec le déve loppement de forces qui permettaient d’en vaincre les défenses naturelles. Chaque individu compte en général comme un exem plaire moyen de son espèce. La jeunesse et la vieillesse sont les produits particuliers d’une époque singulière. Il appert que la dialectique, lorsqu’elle s’efforce à résoudre une problématique issue de connaissances positives et partielles, ne peut s’élever au-delà de l’opposition de manifestations contingentes et ainsi s’en dégage la double négativité à propos de laquelle il faudra se contenter ici de la contradiction : la jeunesse du gaspillage et la vieillesse de la pénurie. Le règlement de la lutte de classe, nécessité historique s’il y en a une, prend les conditions de son dépassement dans la lutte à venir pour l’usage du temps. Cet âge qui s’épuise dans de vaines entreprises n’est pas garant de l’aboutissement de choses sérieuses; le présent ne lui a jamais appartenu, ses traits ont changé. Elle n’a pas d’histoire qui lui soit propre et ne sait rien du sort qui lui est réservé, celui de ne point en avoir. Le temps qui lui convient est le temps qu’il fait. Au jour le jour, elle perd la conscience de ces heures mortes et ignore ce qui leur insufflerait la vie. C’est le temps qui vient à manquer quand il faut laisser du temps connu derrière nous. Les amitiés succombent plus fréquemment à la durée qu’à la distance. Cet acier qui a uni une fois des solitudes ne résiste pas aux tumultes d’existences mouvementées. Le déluge rompt l’attirail et, avec lui, un témoignage de nos mauvais jours nous échappe. Les abysses se nourrissent indifféremment de celui dont l’imprudence nous prive comme de celui auquel on s’enchaîne, au risque d’être soi-même entraîné de par le fond. Au matin, alors que le torrent expire et que l’ondée empaume notre vigilance, sur la berge des oubliés, nous traînons mélan coliques à la recherche d’un regard familier dans l’œil éteint d’un naufragé. Nous n’avons jamais été les enfants de nos rêves et, tout à coup, nous sommes adultes. Nous savons que le ciel se couvrira, que la brise se lèvera à nouveau, que notre chagrin ne préviendra pas de nouvelles salves sur l’innocence des plaisanciers. « Il ne faut jamais partir seul en mer. » « J’aime à présent comme il faut aimer pour être heureux; je ressemble à celui qui sur mer se con tente d’une navigation unie et ne se lance pas à travers les aventures. Toute fatigue a sa peine : je sens tout ce qu’il y a de délicieux dans le repos. Bien que mes tourments aient cessé, je n’ai cependant pas perdu la mémoire du bienfait que j’ai reçu de ceux qui, par l’affection qu’ils me por taient, souffraient de mes douleurs. Non, jamais ce souvenir ne s’effacera : la tombe seule l’éteindra. Et comme la reconnaissance est, à mon sens, la plus louable de toutes les vertus, et l’ingratitude le
plus odieux de tous les vices, pour ne pas paraître ingrat, j’ai résolu, à présent que j’ai recouvré ma liberté, de donner quelques consolations, sinon à ceux qui m’en ont donné et qui n’en ont peut-être pas besoin, du moins à ceux à qui elles peuvent être nécessaires. » Jean Boccace, Le Décaméron Camarades, rappelez-moi chaque jour qui je fus et ce que je pourrais être avant qu’il ne soit trop tard. Permettez-moi de faire de même.
NOTES « […] la technique de l’identification permet précisément de produire des réactions émotionnelles étrangères aux intérêts des spectateurs. Une représentation qui renonce largement à l’identification permettra au spectateur de prendre parti sur la base des intérêts qu’il aura reconnu pour siens, et cette prise de parti réconciliera l’affectivité et l’esprit critique. » Les Thèses sur le rôle de l’identification dans les arts de la scène de Brecht peuvent aussi bien servir de base pour une fabuleuse quoique improbable réforme de nos institutions scolaires. 1
Lolita de Nabokov n’est pas le procès d’Humbert Humbert, mais celui d’une civilisation qui refoule les pulsions à différents niveaux et crée des monstres raffinés. Lolita ne peut être sublimée correctement puisqu’elle se retrouve partout dans l’industrie culturelle américaine. La satisfaction est ici interdite par la loi : Lolita est mineure. Nous avons tendance à rejeter sur l’individu, dont le processus d’identification aux modèles dormants a pleinement réussi, le poids de toutes les ignominies véhiculées 2
par ce à quoi il s’est identifié. Nous oublions avec soulagement que les modèles comportementaux d’une société historique sont une production sociale aliénante tant et aussi longtemps que la conscience n’en a pas rejoint les producteurs. 3
Wu-Tang Clan, Older Gods.
4
Walter Benjamin, Livres des passages, et Adorno, Minima Moralia.
Aucun autre système d’exploitation auparavant n’a pu se divertir de son avenir. 5
6
Balzac.
7
Voir le texte Déclaration de guerre sur notre site.
65
LE
SUICIDE
EST-IL UNE SOLUTION
Guillaume Beauvais
?
«
I
l n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »1 Voilà le mot tranchant qu’a écrit Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe et le défi que nous avons décidé de relever ici. Cela s’entend, nous n’avons pas l’intention de disserter sur le droit à l’euthanasie et au suicide.2 Il est évidemment scandaleux, selon nous, que les lois s’y opposent : c’est une question élémentaire de liberté. Pourtant, même s’il était légalisé, on ne saurait se donner la mort de son plein gré dans cette société malsaine et incapable. Il demeure en effet incompréhensible, malgré toute la dignité cruellement arrachée aux personnes souffrantes qui souhaitent mourir, de faire de ce droit un cheval de bataille réformiste alors que l’on sait qu’il serait instrumentalisé pour se débarrasser des individus trop lourds financièrement ou trop accablants pour la famille patriarcale, alors que l’on comprend la part de responsabilité du système et de ses mauvaises politiques quant aux problèmes d’ordre psychologique et physique. Dans le monde actuel, « le suicide est un mot mal fait; ce qui tue n’est pas identique à ce qui est tué » (Théodore Jouffroy). On a le réflexe de concevoir le problème du suicide comme essentiellement négatif. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier numéro de La Révolution surréaliste interpellait ses lecteurs par la question provocatrice : « Le suicide est-il une solution ? » En effet, les surréalistes portaient encore à cette époque tout le poids du nihilisme dada. C’est toutefois en évitant ce genre de travers qui se répercutent jusque dans la formulation de cette interrogation que nous pourrons mieux mener notre enquête, que nous serons digne de nous approprier l’héritage antibourgeois des avant-gardes passées, un legs honteusement malmené par les ins titutions et le marché de l’art. Le suicide n’est que l’envers d’une réflexion beaucoup plus positive. S’offrir le choix de mourir, c’est aussi décider ou non de vivre, dans telle ou telle condition, de telle ou telle façon. Certes, nous comprenons la force du déses poir en vertu duquel nous exprimerons toute notre haine envers un âge historique inconciliable avec la grandeur de l’idée du bonheur; seulement, ce n’est pas la mort qui constitue la charpente de la question fondamentale de la philosophie, mais plutôt la vie, et plus précisément ce qu’elle devrait être pour mériter d’être vécue et ce que nous devrions faire pour qu’elle le soit. La mesure par excellence de la valeur à accorder à la vie humaine se trouve dans le bonheur qui, en tant que sentiment de bien-être et d’appréciation de l’existence, ne peut provenir que des efforts qu’une personne reposée accomplit afin d’améliorer son esprit, 67
son corps et son rapport au monde. Mais être heureux n’est pas chose facile : cela exige de la méthode. Nous avons choisi d’expliquer ici la portée de quatre concepts méthodologiques (la totalité, la dialectique, la spécificité historique et la raison objective) dont l’entendement semble nécessaire afin de bien répondre à la fameuse colle posée par les surréalistes. La société, comme la nature physique, forme un tout. Certes, lorsqu’on veut appréhender la réalité avec la pensée et le langage, l’isolement des composantes est inévitable, tel que l’indique Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe : « Ce qui reste pourtant décisif, c’est d’user de cet isolement comme un moyen pour la connaissance du tout, c’est-à-dire de l’intégrer dans un contexte d’ensemble. »3 La difficulté provient donc fatalement de l’erreur induite par toute conceptualisation qui, en la représentant composée de spécificités clairement séparées les unes des autres, fragmente la réalité malgré sa nature indivisible et la fige alors qu’elle est en constante transformation puisque ordonnée par ses éléments en interaction. Marx donne différents exemples de l’importance de la compréhension de l’ensemble pour saisir la substance des éléments isolés eux-mêmes : « Un nègre est un nègre, c’est dans certaines conditions seulement qu’il devient un esclave. Une machine à tisser le coton est une machine à tisser le coton; c’est dans certaines conditions seulement qu’elle devient capital. Séparée de ces conditions, elle est aussi peu capital que l’or n’est en soi de l’argent ou le sucre, prix du sucre. » En fait, tout notre savoir, tous nos comportements, toute notre culture sont tributaires des apprentissages collectifs et historiques de l’humanité. « Bien que son contenu diffère d’une personne à l’autre, l’expérience, tout ce qui est acquis, n’est pas dans son essence quelque chose de personnel; elle est au-dessus de l’individu, car elle a pour base indispensable la société entière » (Anton Pannekoek). Ainsi, c’est dans le cadre du processus social que sont nés le langage et la pensée abstraite. La collectivité a toujours été nécessaire à la survie même de l’humanité et notre espèce s’est développée grâce à une socialisation sans comparaison dans le règne animal. En d’autres mots, « l’être humain n’est pas une abstraction inhérente à chacun des individus pris isolément, dans sa réalité, l’être humain est l’ensemble des rapports sociau » (Marx). Il est évident que la méthode dialectique ne peut pas corres pondre à l’habitude paresseuse de ne voir dans les grandes questions politiques qu’une suite approximative d’actions et de réactions réciproques. Forcément, « le concret est concret parce qu’il est synthèse de plusieurs déterminations, donc unité de la diversité » (Marx), mais c’est bien pour cette raison que s’en tenir à la notion de la totalité afin d’expliquer n’importe quelle problématique ne nous avance en rien. « La catégorie de la totalité n’abolit pas ses moments constitutifs dans une unité indifférenciée » (Lukács). Le défi consiste alors à identifier les éléments en interaction au sein de cette catégorie, à énoncer leurs fonctions particulières dans le renouvellement des rapports sociaux, cela tant au niveau de leur évolution que de leur conservation et ainsi à comprendre dans toutes ses nuances le mouvement qui en résulte. La dialectique, en analysant notre monde à partir des rapports qu’entretiennent ses différentes composantes, résout donc l’un des plus importants problèmes de la pensée contemporaine : d’un côté, elle s’attaque aux spécialisations au sein desquelles « plus les faits sont scrupuleusement examinés dans leur isolement, moins ils peuvent indiquer, sans ambiguïté, une direction déterminée » (Lukács); de l’autre, elle combat la tradition prétentieuse d’une pratique de la phi68
losophie à ce point éloignée de la réalité sensible que l’on se représente ses adeptes tels des réfugiés dans le pur monde des idées, tout simplement incapables d’analyser les aspects concrets et particuliers d’une réalité donnée. L’histoire n’est rien d’autre que le mouvement, pas nécessairement progressif, de la totalité sociale dont les mutations sont provoquées par les relations contradictoires de ses éléments. La spécificité historique est ce concept qui explique, en toute conformité avec une ethnologie qui a largement démontré au cours du dernier siècle l’extrême diversité sociale des peuples, que toute organisation du travail et du repos est propre à son époque. En conséquence, « les rapports de la production bourgeoise ne sont pas des catégories éternelles » (Marx), mais doivent au contraire être appréhendés comme une expérience singulière de l’histoire humaine. Jamais auparavant nous n’avions vécu dans un monde qui ressemblait, même approximativement, à celui d’aujourd’hui. S’il est vrai que la société détermine le comportement d’une population, les intérêts de chacun ne concordent jamais avec une reproduction exacte de la structure sociale. De tout temps, les individus et les groupes ont donc eu une influence primordiale sur le monde qui les entourait par la conscience de leur situation et par les actes qui en décou laient. C’est à partir de cette relation entre le sujet (l’individu, le théoricien, le révolutionnaire, l’organisation politique) et l’objet (la totalité, la société, le moment présent et futur) qu’Asger Jorn concluait que « le rôle dialectique de l’esprit est d’incliner le possible vers des formes souhaitables ». Max Horkheimer distingue deux formes de rationalité. La raison subjective, souvent appelée empirisme, ne concerne que le sujet et les différents moyens dont il dispose dans la poursuite de ses buts. Quant à elle, la théorie objective de la raison vise « à constituer un système compréhensif ou hiérarchique de tous les êtres, incluant l’homme et ses buts. Le degré de rationalité de la vie d’un homme peut être déterminé selon que celle-ci est plus ou moins en harmonie avec cette totalité. Sa structure objective, et non point seulement l’homme et ses objectifs, doit être la mesure des actions et pensées individuelles. Ce concept de raison n’a jamais exclu la raison subjective, mais il considère cette dernière comme une expression partielle et limitée de la rationalité universelle. La théorie de la raison objective n’est pas centrée sur la coordination entre conduite et but, mais sur l’idée du plus grand bien, sur le problème de la destinée humaine et sur la manière de réaliser les fins dernières. » C’est en ce sens que nous voulons discuter ici de la totalité de l’organisation sociale et, d’un point de vue moral, des fins dernières de la conduite de chacun. Le dessein de la pensée consiste pour nous à préciser les contours d’une attitude exemplaire qui sera certes mouvante, tenant compte du caractère dialectique de l’histoire, mais aussi capable de transcendance. À l’heure où il est bien vu d’être pessimiste quant à l’avenir de notre espèce, la question du suicide devient cruciale. L’organisation sociale délimitant par nature le champ d’action de la population et constituant ainsi le facteur le plus influent sur le niveau de bonheur général, sa critique radicale renferme l’une des clefs de l’énigme. Mais le monde connaît encore aujourd’hui des sursauts d’humanité et c’est à partir de ceux-ci, davantage qu’à partir des dernières tentatives révolutionnaires, que nous dessinerons les contours d’une civilisation nouvelle, que nous lèverons le voile sur le potentiel de notre époque à élever la valeur de la vie à des niveaux inégalés. En dernier
lieu, afin de progresser collectivement vers un monde meil leur et de reléguer au passé un système basé sur la puissance surhumaine accordée à la marchandise, au patriarcat, au racisme et aux autres discriminations, nous tenterons de préciser en toute humilité la conduite conséquente à adopter dans les circonstan ces actuelles. Le suicide est un acte individuel et concret; son rejet porte aussi en lui-même des gestes individuels et concrets.
Le spleen n’est pas un mal propre au XIXe siècle. La popula tion d’aujourd’hui est blasée. De mauvaises habitudes ponc tuent sa vie quotidienne si bien qu’avoir une bonne opinion de soi-même devient un combat de tous les jours. Qui ignore ces journées où rien ne nous inspire, y compris nos projets les plus passionnants, de ces journées où nous trouvons tout le monde un peu insignifiant, même nos proches? Ceux et celles qui n’en vivent pas ne sont pas plus heureux, car c’est un stress des plus accablants qui les fait fonctionner. Une statistique révélatrice illustre à quel point notre vie est médiocre : en 2009, FML (Fuck my life) était le mot le plus utilisé dans les statuts Facebook.4 Mais cela n’est qu’anecdotique en comparaison de notre in capacité à nous étonner, à nous émouvoir et à nous insurger devant la misère du monde. La faim et la soif ne sont plus que banales fatalités. Nous avons toutes les raisons de craindre à long terme pour la survie même de l’espèce humaine tant les problèmes liés à l’environnement se sont multipliés au cours des dernières décennies. Et que dire de la guerre alors que les moindres vœux de paix sont taxés de naïveté? Comment en sommes-nous arrivés là?
L’évolution de la société est complexe et la résumer aux intérêts du Capital serait une erreur. Le processus historique est animé principalement par les rapports de forces entre groupes aux intérêts divergents quoique entrelacés. Une foule de facteurs peuvent l’influencer, y compris l’action politique des domi nés, y compris les horreurs, tels le patriarcat, le racisme et l’hétérosexisme qui, provenant d’époques éloignées de la nôtre, ont pris une multitude de formes variables au fil du temps. Nous sommes en face de différents principes qui influencent toute activité humaine, qui se renforcent et se contredisent à la fois parce que le capitalisme, sans égard à sa logique intrin sèque, s’est construit sur des formes de domination qu’il n’a pas inventées – des formes de domination qui ont su elles-mêmes l’exploiter à leur avantage. Le Capital n’est donc pas le seul facteur qui influence les rapports sociaux et économiques. Reste que la vie quotidienne de la population demeure pro fondément marquée par une économie dont l’objectif se ré sume à une accumulation croissante et absurde de capital. En effet, les différents acteurs de la production économique limitent l’organisation de celle-ci à une course aux profits qui supplante tout le reste, le poids accordé à la valeur d’échange des produits y surpassant considérablement celui de leur valeur d’usage. Cette folie prend forme dans une large part sur le terrain des marchés, comme celui de la bourse, destinés à la production d’un capital fictif, étranger au travail concret et concentré dans les mains d’une infime minorité. Isaac Roubine, marxologue des années 1920, synthétise bien les conséquences démesurées de la force du Capital sur nos vies : « par “ réification des rapports de production “, Marx entend le procès par lequel des rapports
de production déterminés entre les hommes (par exemple entre capitalistes et ouvriers) confèrent une forme sociale déterminée, ou des caractéristiques sociales déterminées, aux choses par l’intermédiaire desquelles les hommes entrent dans ces rapports mutuels. [...] Par “ personnification des choses “, Marx entend le procès qui permet au propriétaire de choses ayant une forme sociale déterminée, par exemple la forme de capital, d’apparaître sous la forme d’un capitaliste et d’entrer dans des rapports de production concrets avec d’autres hommes. » En d’autres mots, les relations entre personnes sont fondées sur le règne des choses pendant que celles-ci prennent un visage humain. De surcroît, le monde des marchandises a ses propres règles qui dépassent notre volonté. La baisse tendancielle des taux de profits en est une des principales. Elle s’explique par le fait que la bourgeoisie investit invariablement une part croissante de ses profits dans les moyens de production afin d’augmenter sa productivité aux dépens du salaire de ses employés. Le capital aboutit dans des machines sans vie au détriment d’un investissement dans le travail, unique source de plus-value et donc d’enrichissement au point de vue macroéconomique. Les crises économiques sont alors causées par un fort déséquilibre entre la richesse réelle et la proportion de celle-ci investie dans l’accumulation du capital. L’évolution des taux de profits au cours des dernières décennies force à faire le constat suivant : s’ils ont diminué entre les années 1960 et la récession de 1982, ils augmentent au contraire depuis l’avènement du néolibéralisme et la mise en place d’une avalanche de moyens favorisant les entreprises, de la déréglementation aux délocalisations en passant par les privatisations. Cependant, ces mesures, comme nous le vivons depuis le début de la crise en 2007, ne peuvent pas contrer éternellement la lourde tendance à une baisse des taux de profits. Les contradictions économiques seront de plus en plus dange reuses et la lutte contre celles-ci par la bourgeoisie, asservie à la logique de son propre système, ne se fera pas sans douleur pour la population. C’est pourquoi, malgré l’apparence de contradiction, l’âge de la retraite augmente aujourd’hui aussi ra pidement que la productivité stimulée par les nouvelles technologies. Mais s’il est fréquent de condamner le capitalisme pour les récessions qu’il nous fait subir, la toute-puissance de la finance a d’autres effets encore plus pernicieux bien que méconnus. Ainsi en est-il d’une division du travail qui s’est fortement accentuée lors des révolutions industrielles : « Les organes particuliers d’un tout compact se sont détachés les uns des autres, se sont décomposés et se sont isolés jusqu’au point où le lien entre les différents travaux n’a plus été maintenu que par l’échange de leurs produits » (Marx). La cohérence de l’ensemble de la production sociale en a subi sévèrement les répercussions, res treignant de façon dramatique les possibilités de l’économie politique. C’est dans ces conditions générales que le salarié, le travailleur autonome et l’étudiant – en d’autres mots, le prolétaire contemporain – effectue son job. Les choix professionnels qui s’offrent à lui ne lui permettent pas « une libre activité physique et intellectuelle », mais le forcent plutôt à un labeur qui ne lui appartient pas (Marx). Ses loisirs sont eux aussi préa lablement sélectionnés par les lois marchandes. Il est devenu étranger à lui-même.
dans la répression sexuelle que la distance est la plus frappante entre l’éducation des filles et celle des garçons. Pendant qu’on valorise plus souvent qu’autrement la virginité chez les unes, on considère la perversité comme une norme chez les autres et, peu à peu, les mâles s’imaginent que le corps des femelles devrait leur appartenir. Celles-ci en subiront toute leur vie les contrecoups à travers les remarques désobligeantes, le harcèlement et les agressions. La marchandisation du corps féminin par l’industrie de la publicité, du sexe et de la culture n’est que la prévisible conséquence d’un patriarcat entretenant de multiples rapports avec le mode de production capitaliste. Ce dernier n’a jamais hésité à exploiter les patterns malsains des hommes et des femmes, modifiant pour le pire les habitudes sexuelles de notre espèce, les transformant en des pratiques toujours orientées vers le plaisir de l’homme et qui, se faisant, cachent une effroyable réalité tant elle est répandue, celle de la misère sexuelle, qui n’est d’ailleurs pas étrangère au fait que les relations de couple les plus dysfonctionnelles s’éternisent par crainte des suites économiques que pourrait entraîner une rupture. En fait, le patriarcat se manifeste partout et non pas uniquement dans les relations entre les hommes et les femmes. La construction sociale des genres place le champ féminin d’activités dans le domaine privé et sentimental, et le masculin dans le public et le rationnel. Dans ces conditions, il est logique que les femmes soient toujours scandaleusement plus pauvres que les hommes, sans accès aux postes de pouvoir que ce soit au sein de l’État ou des grandes entreprises. Si la mère à la maison se trouve dans une triste situation de dépendance économique et psychologique face à l’homme qui rapporte seul des sous pour la famille, il demeure irréaliste de prétendre que le deuxième sexe, en intégrant le marché du travail comme secrétaire, soignante, ménagère, éducatrice ou commis, s’est magiquement affranchi des autres tâches économiques qui lui sont dévolues, à savoir le labeur ménager. En outre, les efforts inhérents à la grossesse, qui relèvent des femmes pour des raisons biologiques, et à l’éducation des enfants, qui incombe socialement aux femmes, ne sont pas considérés à leur juste valeur quand elle ne nuisent pas carrément aux carrières des mères. On parle donc à la fois d’une division sexuelle entre le travail domestique et extradomestique, qui fait porter aux femmes le fardeau d’une double journée de travail, et d’une division sexuelle du travail rémunérateur. À la domination du foyer s’ajoute celle de patrons machistes qui se réapproprient le travail de leurs employées. En résumé, « le rapport entre les sexes (et la domination masculine) constitue une logique d’organisation du social qui forme un système à travers l’ensemble de l’espace social, sans qu’il y ait a priori prépondérance d’une sphère. Ce caractère de transversalité renvoie, pour nous, à la définition même d’un rapport social fondamental, c’est-à-dire d’un rapport autour duquel s’organise et se structure l’ensemble de la société » (Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie Devreux). En d’autres mots, le patriarcat, composante primordiale de la totalité sociale actuelle d’une manière analogue au Capital, continue d’évoluer selon sa propre logique pendant que ce dernier s’en est naturellement imprégné à travers le travail gratuit des femmes et l’exploitation de sordides occasions d’affaires.
D’une certaine façon, la construction patriarcale des genres a le même impact que le Capital : elle empêche l’humanité de déve lopper consciemment les rapports sociaux selon ses propres intérêts. En encourageant dès le jeune âge les enfants à adopter certains traits typiquement féminins ou masculins, on s’attaque à la formation de personnalités équilibrées et diversifiées. C’est
Quant à la question de l’origine du racisme, il faut d’abord dire que l’ethnocentrisme, selon ce que soutient l’anthropologie contemporaine, a été de toute époque et dans toute culture une norme universelle. Par contre, tel n’a pas été le cas de la domination systémique de peuples sur d’autres et de l’idéologie la justifiant. C’est au XVIe siècle, avec le commerce triangulaire
70
duquel la classe marchande a su tirer son impressionnante richesse, que le racisme prend des proportions sans précédent. À la recherche de nouvelles sources d’accumulation, la noblesse anglaise, devenue capitaliste à la suite du mouvement des enclosures, s’alliera rapidement avec la bourgeoisie européenne pour profiter du marché international des esclaves et des ressources naturelles. Graduellement, les peuples du monde sont placés en compétition les uns contre les autres et on attribue des secteurs de l’économie à des régions de la Terre selon le niveau d’enrichissement qu’ils apportent aux populations locales. À travers ce qui est communément appelé la mondialisation5, c’est le travail de milliards d’individus et les principaux trésors des pays du tiers-monde qui sont extorqués par la bourgeoisie internationale, elle-même divisée au niveau national par la concurrence. Les conséquences, nous n’en voyons en Occident que la pointe de l’iceberg dans les impitoyables efforts de l’État pour entraver une immigration tristement espérée par d’innombrables pauvres qui souhaitent passer de l’autre côté de la frontière malgré le dur déracinement que cela entraîne. S’il existe dans les pays riches une division culturelle du travail et une foule de manifestations répugnantes du racisme latent qui en découle, c’est à travers la faim, les guerres, les dictatures, la soif, les ateliers de misère, le tourisme sexuel, la répression sauvage, les cas de pollution extrême, les épidémies et les ethnocides que s’exprime le plus crûment la discrimination basée sur le lieu de naissance. Le racisme de notre système est l’une des plus horribles choses qui aient été données d’exister. Nous sommes à la merci d’un ordre insensé hérité de l’évolution historique. Dominés par notre propre organisation sociale, nous avons laissé des puissances étrangères, telles la logique mar chande, la construction sociale des genres et la division internationale du travail, nous gouverner alors qu’elles ont pourtant pour racine l’être humain lui-même. À force de contempler notre propre activité – ce phénomène de contemplation a pris des proportions monstrueuses avec la généralisation du salariat et de l’aliénation que ce dernier occasionne –, nous en sommes venus par des mécanismes de défense psychologiques à considérer le monde des représentations comme équivalent à celui de la réalité. Ce n’est plus le sentiment de bien-être qui importe ni le fait de vivre des expériences plaisantes qui nous motive, tout l’accent est mis au contraire sur l’image que nous nous faisons de celles-ci à nous-même et que nous communiquons à nos proches. Ces représentations mensongères camouflent le ca ractère irrationnel de notre existence. Après « une évidente dégradation de l’être en avoir », on a assisté au cours du dernier siècle à « un glissement généralisé de l’avoir au paraître » (Guy Debord). Et c’est sur les bases défavorables de cette société du spectacle que l’individu construit aujourd’hui sa propre personnalité et qu’il interagit avec les autres. « Les relations humaines ont été transformées en une apparence de relations entre les choses » (Jameson). La vérité est que l’être humain, animal social par excellence, n’a pas le contrôle sur ses propres rapports sociaux. Notre poussée vers l’âge de l’abondance a un goût amer tant notre potentiel exceptionnel est handicapé non par la nature, mais par l’histoire. « C’est un monde merdique et complètement dingue », écrivait le dada Huelsenbeck en 1920. L’échange entre ci toyens est fait par le moyen de choses et pour des choses. Le sexe d’une personne indique en bonne partie ses aptitudes et son lieu de naissance fixe son espérance de vie. Nous assistons à la dégénérescence de nombreuses activités qui faisaient la
fierté et la gloire du genre humain. Des scientifiques intéressés mentent effrontément pour couvrir la pollution, réfléchissent aux problèmes de santé en terme de rentabilité et s’engagent de plusieurs façons dans une folle compétition susceptible de détruire la Terre. L’art est corrompu par l’industrie culturelle, incapable d’élever l’esprit créatif au niveau des derniers siècles.6 La philo sophie a été transformée en une ignoble éthique appliquée qui a le culot de réduire les questions morales aux pauvres possibilités que nous offre la société du malheur généralisé. Que l’on parle de la vie sexuelle des célibataires ou des vieux couples, il n’y a jamais eu autant de consommation de pornographie dégradante, autant de prostituées et de bordels et aussi peu de saine et plaisante sensualité capable de nous libérer du refoulement et des tabous engendrés par une longue tradition de mœurs patriarcales. Faute de temps, d’éducation et d’aliments de qualité, la population cuisine et mange mal. Les vêtements sont fabriqués le plus souvent dans les pires tissus disponibles. La biodiversité, source de santé et de bien-être, diminue irrémédiablement. L’hétérosexisme est à ce point ancré dans la psychologie des masses qu’il existe une écœurante relation statistique entre homosexualité et dépression à l’adolescence. L’idéal du corps sain a été dénaturé : pendant que l’obésité progresse, le culte de la beauté se montre sous son jour le plus affreux, les activités physiques sont pratiquées telle une corvée et la compétition sportive se révèle dommageable pour la santé des athlètes professionnels ainsi que pour celle de leurs imitateurs. Tous les jours et dans toutes les villes du monde, l’air que l’on respire est vicié, dangereux pour nous-mêmes. Les sophistes de la Grèce antique peuvent aller se rhabiller tant ils ont été surpassés par les spécialistes de la communication et du marketing dans l’art de tromper les gens. Le voyage, dont la fonction principale ne se résume plus qu’à la fuite des problèmes quotidiens, démontre à lui seul que le repos est temporaire et le stress, permanent. D’ordinaire, les traits de personnalité, comme les réflexions personnelles, se développent en conformité avec les obligations liées à la carrière et à la famille et avantagent ainsi les pri vilégiés. D’un côté, certains ne voient de sens à l’existence que dans l’objectif de se caser alors que d’autres, fuyant l’amour tellement il est empreint des pires patterns psychologiques, illustrent à merveille les mauvais plis de cette jeunesse qui, incapable d’engagement, finit toujours par déraper en espérant misérablement trouver dans le vice la voie du bonheur. Même l’amitié, notre chère amitié, l’une des seules valeurs encore respectées ici-bas, est trop souvent marquée par une solitude de groupe, par le plus navrant refoulement et par la défense de vils intérêts quand elle ne se transforme pas, dans les relations hommes-femmes, en l’expression la plus triste du harcèlement sexuel dont sont fréquemment victimes les dames de ce monde pourri. Plusieurs nous accuseront d’exagérer et se presseront de donner une foule de cas particuliers qui contredisent nos propos. Nous ne nions pas qu’il soit, même dans les conditions actuelles, encore envisageable d’adopter une conduite digne et que, dans l’étroit champ de possibilités qui nous est offert, certains comportements soient meilleurs que d’autres. L’humanité n’a pas été complètement anéantie7 et on peut même voir, dans certaines de ses plus belles résurgences, sa capacité à dépasser le système. Ce que nous soutenons malgré tout, c’est que les pro blèmes que nous vivons chacun de notre côté trouvent racine dans la structure sociale, que « notre mal n’est pas si mysté rieux qu’on le croit, qu’il n’est peut-être même pas incurable » (Debord) et que nous n’avons pas à le tolérer. Si ces mêmes 71
gens mettaient autant d’efforts dans la critique qu’ils n’en déploient dans la justification de leur passivité, ils trouveraient eux aussi une foule d’illustrations concrètes des problèmes ici soulevés. Nous vous le demandons : de combien d’exemples faut-il à l’être humain pour prendre dans la force du désespoir le désir de se révolter? Doit-on parler des entreprises qui profitent de la guerre civile pour aller foutre des déchets radioactifs dans la mer de Somalie, ou de cette compagnie pétrolière qui, pendant des mois, a abusé le peuple par la tromperie, avec la complicité du plus puissant gouvernement de la Terre, sur la catastrophe qu’elle avait provoquée dans le Golfe du Mexique ?8 Ou encore de ces bombardements sur les populations civiles planifiés uniquement pour satisfaire les magnats du pétrole et des armes? Ou de ces centrales nucléaires construites à la subduction de quatre plaques tectoniques? Si la bourgeoisie et ses politiciens n’étaient pas en train de faire la guerre, de gérer la faim dans le monde et de nous faire avaler la pollution, nous pourrions aussi jurer contre les propriétaires de logements, plus cheaps les uns que les autres lorsqu’il est sujet de nos conditions de vie, et même les qualifier de pires enfoirés de l’univers, tout comme leurs amis, spéculateurs et mafiosi de la construction qui décident, quand ils ne provoquent pas de désastreuses crises économiques, dans quel effroyable milieu et à quel prix exorbitant les petits propriétaires, c’est-à-dire les moins pauvres d’entre nous, peuvent se choisir une habitation. C’est un monde merdique et complètement dingue. Sincèrement, fuck our lives. Posez-vous, s’il vous plaît, sérieusement et honnêtement la question : le suicide est-il une solution ?
La critique de la totalité sociale s’accompagne forcément d’une sensation paralysante de vertige. Or, c’est parce qu’on échoue à adopter méthode holistique qui pourrait dégager de réelles solutions aux problèmes de notre époque qu’il est à ce point répandu de ne voir dans toute prise de position qu’une mé diocrité toujours équivalente et de ne plus être emballé par les projets d’ordre politique. Invariablement, on se replie, quand ce n’est pas sur une indifférence et une insensibilité issues du culte lassant de l’immédiateté, sur un facile dénigrement sans lendemain des propositions soutenues dans la sphère publique desquelles on comprend, sans chercher à pousser la réflexion, qu’elles expriment soit des intérêts égoïstes, soit une naïveté déconcertante, soit les vestiges de luttes passées. Ce cynisme provient entre autres des contradictions mises en évidence par la répétition des mêmes déboires théoriques d’une idéologie dominante dont le fonctionnement est basé « aujourd’hui sur une esthétique de la nouveauté contrainte de chercher désespérément à se renouveler en tournant toujours plus vite sur son propre axe » (Jameson). Peu à peu, le cul-de-sac devient flagrant et il sera de plus en plus difficile de « nous faire admettre n’importe quoi et aussi bien le contraire le lendemain » (Debord). D’un côté, la crédule adhésion au monde tel qu’il est ne pourra que difficilement renaître de ses cendres parce que l’engagement dénaturé, seule option à l’antipode de l’immédiateté et du cynisme qui soit acceptable pour le système, se manifeste traditionnellement dans les groupes réformistes et autres partis politiques qui, de crise en crise, se montrent encore plus inefficaces que la veille à neutraliser la baisse tendancielle des taux de profits sans en faire payer le coût aux masses laborieuses et à la Terre. De l’autre, le cynisme est une mode dont le peuple se fatigue périodiquement d’autant plus que, par définition, il ne 72
peut aboutir au moindre remède. Notre responsabilité est alors de participer à la guerre publique des idées et de proposer, en lieu et place de ce faux choix, un engagement révolutionnaire critique, remarquable par son caractère sérieux. Et s’il est vrai que la victoire, pour une population pacifiée, dominée si ce n’est pas humiliée par le système, est loin d’être gagnée, il demeure que jamais l’humanité n’a eu la chance, comme elle pourrait dorénavant la prendre, de devenir la seule espèce cons ciente de sa propre nature au point de contrôler ses rapports sociaux selon les principes directeurs de la morale.9 Nombreux sont ceux qui nous exhortent à la soumission devant la puissance bourgeoise alors que c’est le prolétariat qui la génère. Seul producteur économique, écrasante majorité de la population, il a la possibilité d’opérer un renversement du moment où, porté par sa conscience, il s’organise à cette fin. Au final, notre classe sociale est plus forte que l’État; elle est supérieure à la bourgeoisie. La détermination que les êtres humains mettent à la perpétuation d’une société immonde et à sa défense, il en est qui l’utilisent pour travailler à sa métamorphose complète. Non, le suicide n’est pas une solution. « Construire la vie est autrement plus difficile», nous disait Vladimir Maïakovski, «mais seul le risque de la vie peut nous assurer de sa valeur », complétait Jorn. Et l’une des premières étapes pour y parvenir consiste à démontrer l’aspect positif de notre pensée, de la thèse selon laquelle la société est surtout un instrument pour bien vivre et non pas simplement pour survivre. Afin de ne pas rester à l’état de vague intention, notre volonté d’inventer une forme nouvelle d’existence exige donc de nous de la précision. Traditionnellement, les révolutionnaires se sont toujours tournés vers les plus belles expériences de leur passé pour s’inspirer. Force est d’admettre que celles-ci vieillissent mal. Elles tombent dans l’oubli non seulement parce que notre époque n’a pas de mémoire, non seulement parce qu’elles ne peuvent pas se transposer facilement à une autre période du capitalisme, mais aussi parce que leur œuvre sociale se caractérise en premier lieu par sa faiblesse. Les quelques victoires se sont rapidement transformées en défaites et jamais la volonté du peuple n’a pu véritablement prendre forme dans toute son ampleur. À titre d’exemple, notons que durant la Révolution espagnole, lors de « l’ébauche, la plus avancée qui fût jamais, d’un pouvoir prolétarien » (Debord), les anarchistes ont participé au gouvernement bourgeois dominé par les sociaux-démocrates locaux puis par les staliniens, ont refusé de prendre le contrôle de l’or des banques afin de mener la guerre et ont géré une Barcelone capitaliste et patriarcale au point où, notamment, la ville n’a jamais cessé d’être une destination privilégiée pour le tourisme sexuel des hommes de toute l’Espagne républicaine. Les défauts de l’idéologie marxiste sont quant à eux partiellement la cause des atrocités qui ont été commises en son nom. C’est que Marx a échafaudé « une théorie de la révolution prolétarienne non point telle qu’elle s’est développée sur sa propre base, mais au contraire telle qu’elle venait de sortir de la révolution bourgeoise, donc une théorie empreinte à tous points de vue, quant à son contenu et à sa méthode, des marques du jacobinisme de la théorie révolutionnaire bourgeoise » (Karl Korsch).10 Malgré tout, il ne fait aucun doute qu’il existe des liens profonds entre les perspectives les plus excitantes de notre existence et les théories communiste et anarchiste. Oui, on aurait le goût de repartir sous un nouveau nom tellement ces idéologies ont mauvaise réputation, un peu par la faute de leurs militants, mais jamais l’humanité n’a échafaudé de proposition en économie politique plus porteuse que la mise en commun des moyens de produc-
tion et leur gestion par la démocratie directe. On parle ici de décider collectivement et démocratiquement ce que l’on produit, comment on le fait et à qui on le distribue, de cesser de subir les rapports sociaux et de les déterminer plutôt selon des critères rationnels via des assemblées populaires délibératives. Il s’agit du modèle politique le plus prometteur, par ailleurs plutôt imprécis, que les peuples insurgés aient adopté lors de leurs soulèvements les plus sérieux. Il a pour objectif de tendre vers cette vérité toute simple : « La liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine » (Marx). Ne vous méprenez pas : il est indispensable que cesse l’étude ad nauseam de quelques événements historiques dans laquelle se complaisent les intellectuels d’extrême-gauche. Les conditions de vie ont changé, le monde nouveau qui résulterait d’une révolution aussi. Est-ce que cela signifie que l’on doit s’abstenir de fouiller l’Histoire comme le veut l’anti-intellectualisme am biant? Absolument pas. Meilleure est notre compréhension des défaites d’hier, meilleures seront nos stratégies de demain. Toutefois, c’est de l’étude rigoureuse de la société actuelle que proviennent les découvertes les plus fécondes. En effet, puisque la réalité est par essence synthèse de l’Histoire, « les éléments d’une société nouvelle se sont formés dans la société ancienne » (Marx). Partir à la recherche de l’avenir dans le passé et dans le présent, telle est la nature de la dialectique. Et c’est dans le contraste entre la propriété privée et la socialisation croissante de la production que se trouve la contradiction qui sera la plus difficile à surmonter pour le capitalisme.11 Comme l’expliquait Isaac Roubine, « les entreprises privées, isolées, formellement indépendantes les unes des autres, adaptent par avance leurs activités de travail aux conditions qu’elles s’attendent à trouver sur le marché et dépendent de l’activité de production de tous les autres membres de la société ». Ce phénomène gagne sans cesse du terrain et on peut dire, sans risque de se tromper, que l’économie est maintenant largement planifiée par de grandes firmes internationales. Cela est en outre inextricablement lié aux faits que de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne sont soumis au travail salarié et à l’échange marchand qui ont pour base nécessaire la société entière et qu’au cours des dernières décennies, les salariés, les travailleurs autonomes et les étu diants sont devenus responsables dans la plus large part des innovations techniques, voire de l’orientation de la production selon la faible marge de manœuvre que leur laisse la bourgeoisie à travers la loi de la valeur. En conséquence de cette socialisation de l’économie, des infrastructures de plus en plus collectives de production et de distribution naissent par la force des choses. Parmi ces structures, notons l’importance d’Internet12 où le problème de la propriété privée se fait de plus en plus sentir alors qu’il est évident que l’humanité entière pourrait avoir facilement accès, sans effort supplémentaire, à une foule de produits difficilement commercialisables sur le web. La contradiction est d’autant plus visible dans le domaine de la culture. Pendant qu’une partie croissante de la population y entrevoit un caractère libérateur13, consomme gratuitement ses marchandises et investit même parfois pour en produire sans espoir d’en tirer un profit, la vente et le salariat dans ce secteur, jusque-là allant en augmentant, risquent de se transformer en générateur de conflits.
Malgré ces mutations de l’économie, les règles strictes de la production capitaliste continuent de nous limiter. Prenons l’exemple de la consommation responsable qui, cantonnée par nature au système actuel, constitue en premier lieu une source de rentabi lité. Elle provient pourtant d’une sage volonté, celle de voir pris en compte les critères moraux dans le cadre de la planification de l’économie, mais la mise en œuvre de ceux-ci, ce que les universitaires appellent éthique appliquée, est évidemment brutalement modérée par les contraintes inhérentes à cette odieuse société. Il s’agit d’une stupéfiante illusion de penser qu’une minorité d’individus, grâce à un revenu moins modeste14 et à leurs choix de consommation, puisse modifier en profondeur les lignes directrices de la production. Néanmoins, elle démontre une aspiration claire en faveur d’une amélioration de la société à laquelle il ne manque qu’un peu de lucidité et d’ambition. En fait, une humanité consciente de ses moyens voit dans l’usage de ses forces une étendue inépuisable de possibilités et non la simple occasion d’acheter au supermarché, en revenant du travail, des aliments bio. Prendre le contrôle de notre société, c’est beaucoup plus, c’est beaucoup mieux : c’est se retrouver de nouveau à l’âge de l’épopée. « Bienheureux les temps qui peuvent lire dans le ciel étoilé la carte des voies qui leur sont ouvertes et qu’ils ont à suivre! Bienheureux les temps dont les voies sont éclairées par la lumière des étoiles! Pour eux tout est neuf et pourtant familier; tout signifie aventure et pourtant tout leur appartient. » Il n’y a pas de phrase qui décrive mieux la grandeur et le charme de l’économie planifiée démocratiquement que celles-ci, écrites par Lukács à propos d’Homère. Ne surestimons pas la beauté de notre futur. La lutte des classes ne se conclura pas au XXIe siècle. La révolution est une avancée qualitative majeure et non l’abolition parfaite des classes sociales. On trouvera ensuite dans le souvenir de l’âge de l’oppression toute la force pour ne jamais arrêter d’évoluer. C’est que, peu importe l’ampleur d’éventuels changements sociaux, nous ne vivrons jamais de communisme véritable avant plusieurs siècles, le capitalisme, le patriarcat et le racisme ayant durablement ruiné notre personnalité, nos réflexes. Jamais nous n’effacerons de notre comportement le fait que nous avons appris à vivre à une époque où tout s’achète, où filles et garçons semblent à ce point différents. Le combat pour un monde nouveau « n’est pas seulement une lutte contre l’ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capita liste sur sa conscience de classe » (Lukács). En ce sens, il est plus que difficile d’imaginer avec précision un monde sans aliénation, surtout que les rebelles sont aujourd’hui complètement désorganisés. C’est un travail de longue haleine dont la créativité provient de sa nature collective et populaire et dont les résultats sont appelés à être sans cesse dépassés par l’œuvre positive de la critique. La collecte de données statistiques sur la production économique actuelle et sur son potentiel, extrêmement limitée parce qu’elle serait tirée du processus actuel de production, est tout de même essentielle au début d’une révolution ambitieuse afin de s’assurer que personne ne manquera de rien et afin d’orienter rapidement la production vers de nouvelles fins communes. Dans l’histoire de l’extrême-gauche, pratiquement aucun auteur ne s’y est risqué. En ce sens, donnons tout le crédit à Pierre Kropotkine qui, malgré son manque d’imagination, demeure le seul à avoir fourni ces efforts sérieusement dans La Conquête du pain et dans Champs, usines et ateliers. De telles réflexions datent et nous parions sur une renaissance révolutionnaire ainsi que sur les nouvelles technologies pour passer à une 73
nouvelle étape. Pannekoek a écrit que les conseils de travailleurs auraient besoin d’une armée de statisticiens pour prendre les bonnes décisions et il n’avait pas complètement tort. Donner une substance réaliste à l’utopie, voilà le défi. Le danger d’une telle démarche est de ne pas saisir dans sa plus grande force la formule de Debord : « Pour la première fois, ce n’est pas la misère, c’est au contraire l’abondance matérielle qu’il s’agit de dominer selon de nouvelles lois. Dominer l’abondance n’est donc pas seulement en modifier la distribution, c’est en redéfinir les orientations superficielles et profondes. C’est le premier pas d’une lutte immense, d’une portée infinie ». Les transformations possibles sont nombreuses et toutes d’une extrême importance. Le rôle de la révolution est de remplacer non pas le Capital, mais toute la base de notre société, y compris le patriarcat et le racisme, par le règne du bonheur et de la vertu. Notre victoire sur n’importe quelle injustice dépend de notre victoire sur toutes les injustices. Ainsi donc, « le degré de l’émancipation féminine est la mesure naturelle du degré de l’émancipation générale » (Charles Fourier).15 Certes, la révolution sociale ne provoque pas automatiquement « la liberté économique, politique et sexuelle de la femme », comme le rappelaient les Mujeres Libres en pleine révolution espagnole, mais elle demeure le seul moyen de l’obtenir. Le féminisme exige de mettre en commun toute la production, y compris domestique et parentale, pour régler la question de la double journée de travail. La construction sociale des genres survivra à tout, sauf à un contrôle démocratique de la vie publique et économique par une 74
population décidée à en éliminer le sexisme. L’administration rationnelle et démocratique des ressources sur Terre est préalable à l’abolition du racisme lié à la division internationale du travail comme elle est nécessaire à la lutte contre la pollution. D’une part, offrons-nous la possibilité de partager équitablement les tâches au niveau international et même de rétablir la justice en procurant aux populations dans le besoin le travail des peuples possédant de meilleures infrastructures. De l’autre, n’oublions jamais que le respect de l’équilibre écologique est une condition sine qua non à tout développement économique.16 Et que dire de cette injuste division du travail ? Jamais nous ne devrions tolérer que certains soient obligés, trente ans, quarante ans durant, de réaliser les mêmes travaux pénibles. La rotation des tâches, impossible dans le capitalisme, constitue l’aspiration de tout être humain capable d’un minimum d’empathie.17 Et comment, sans avoir la maîtrise de notre propre production, pourrions-nous traiter efficacement du travail des femmes enceintes, des jeunes et des plus vieux comme des personnes souffrant de handicaps de toutes sortes ?18 Est un fieffé menteur quiconque prétend régler les enjeux inhérents à la santé physique et psychologique sans appliquer radicalement la formule de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Allons encore plus loin dans notre capacité à imaginer, à partir de notre présent, un monde meilleur. La période actuelle est marquée en Occident par l’expansion de la classe dite créative. Si nous pouvons reprocher à celle-ci son lourd snobisme qui prend forme à travers un individualisme, une valorisation du
luxe et un manque d’authenticité, elle est aussi caractérisée par une certaine poursuite de la connaissance et de la vie bonne. Le déploiement d’un nouveau centre du savoir, le Web, malheureu sement ralenti par un empressement des internautes à s’exprimer n’importe comment, procure tout de même à toutes et à tous un accès qui n’avait jamais été aussi libre aux ressources de la production intellectuelle. Même si modérée par les lois sur la propriété privée, la production des logiciels libres démontre le potentiel de la coopération non marchande. Le développement envisageable de la raison, et donc de la conscience de nos inté rêts deviendra une contradiction d’importance pour un système insensé et peut déjà nous aider à saisir, puisque c’est le rôle de la rationalité collective de déterminer le contenu de la société future, comment tous nos ouvrages pourraient être guidés par la fin dernière, par l’accomplissement de la vieille maxime : un esprit sain dans un corps sain. C’est ainsi que la vie de la cité orienterait tous nos gestes quotidiens comme exceptionnels, tant au niveau de nos rapports avec la nature que de nos relations interpersonnelles, vers la réalisation ininterrompue des activités supérieures de l’humanité parmi lesquelles se trouvent, à cause de leurs aspects intrinsèquement progressistes, la science, l’art, la philosophie, le sport, la gastronomie et la sexualité. La su prématie morale de l’organisation du travail et du repos dans le cadre du communisme et de l’anarchie sera démontrée à la vue d’un être humain à ce point imprégné par ces activités qu’il sera libre de les confondre à tout moment. Stimuler l’énergie créatrice, il n’est question de rien d’autre ici. « Notre idéal ra tionnel est de partager non pas les marchandises, mais le tra vail. Que vienne le temps où les parasites n’existeront plus, où chacun, selon ses forces, aspirera à servir l’ordre commun » (Julius Meier-Graefe).19 En fait, notre volonté, comme le soutient Marx, c’est d’échafauder une société où « le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le pre mier besoin vital ». Le labeur du peuple peut se transformer en action concertée vers le bonheur de chacun. Voilà comment se forge un individu émerveillé, épanoui et émancipé. Contre notre malheur, Hors-d’Øeuvre ne propose pas le sui cide collectif. Même s’il est devenu honteux de parler d’utopie, nous avons un rêve de grandeur et c’est de la révolution qu’il s’agit. Le pragmatisme vulgaire des sociaux-démocrates trompe les militants de tout poil qui voient un avenir idyllique dans la gratuité scolaire, les logements sociaux ou les réglementations environnementales. La majeure partie de la population, quant à elle, est incapable de se poser la question sociale, victime du pire empirisme individualiste. « Notre pâle raison nous cache l’infini », poétisait Arthur Rimbaud. Et elle nous cache non seule ment l’infini, mais aussi les solutions nécessaires à la survie de centaines de millions de victimes de la pauvreté et de la guerre et à celle, sur le long terme, d’innombrables espèces dont la nôtre. La barbarie érigée en système exige que nous portions « un monde nouveau dans nos cœurs » (Buenaventura Durruti). On jase d’actualités morbides, on pleure lorsque l’on assiste à une déportation, on ridiculise le maire et ses liens avec les mafieux, mais le moins qu’on puisse faire, c’est de s’organiser et d’instaurer la Sociale. Ce n’est pas un avenir facile que nous vous proposons, mais les efforts de transformation sociale qui nous incombent nous offrent aussi le potentiel d’atteindre un nouveau stade de la destinée humaine basée sur l’idée du plus grand bien tout en nous évitant les catastrophes prévisibles que le Capital s’amuse de nos jours à documenter. C’est le projet oublié des Lumières que nous proposons : nous crions, en toute connaissance de cause, que notre espèce, en plus d’en avoir
la responsabilité morale, est plus que jamais capable de pro gresser. « Il apparaîtra alors que depuis longtemps le monde possède le rêve d’une chose dont il faut seulement posséder la conscience pour la posséder réellement » (Marx).
Le mouvement révolutionnaire international est mort. Il peut donc sembler abstrait d’appeler à un soulèvement généralisé. Or, la période dans laquelle nous sommes empêtrés ne nous dégage pas de nos responsabilités. « Le contrôle des travail leurs sur la production de leurs propres vies ne peut résulter que d’une intervention planifiée » (Korsch) dans la vie publique. Si nous avons tenté jusqu’à maintenant de définir les fins dernières de l’existence, il reste maintenant à réfléchir sur la coordination entre conduite et but. Notre thèse centrale à ce sujet peut se résumer ainsi : l’organisation des militants en collectifs, par l’entraide, la motivation et la créativité qu’elle engendre, est l’unique moyen d’organisation possible en notre temps. L’individu seul est faible, sans la moindre énergie à la fin de ses quarante heures/semaine ou de ses fins de session. S’il entreprend de sortir de cette spirale infernale, à l’heure où l’on peut raisonna blement conseiller à chacun et à chacune de se méfier de toutes les formations politiques existantes, c’est un peu par la force des choses qu’il s’associe avec ses proches qui pensent comme lui. Le défi est alors de métamorphoser une bande d’amis en un groupe sérieux apte à stimuler la pensée, l’activité et la franche autocritique nécessaires à l’avancement. D’une part, le révolu tionnaire conséquent réfléchit constamment aux limites de sa prétendue liberté dans le cadre du capitalisme. De l’autre, il cherche à adopter l’attitude la plus honorable que lui permet le système, autant dans sa vie privée que publique. C’est seule ment ainsi qu’il saisira les occasions constructives qui se présen teront à lui, qu’il sera l’expression la plus aboutie du potentiel de son époque. Il a conscience que l’individu est responsable de la société dans laquelle il évolue parce qu’en tant que mo teur de l’histoire, il a le pouvoir, en s’organisant avec d’autres, de changer les choses. Mais si l’organisation interne de l’avantgarde est un sujet tactique primordial dont nous allons traiter, le plus important demeure sa stratégie générale et son action publique en particulier. Nous nous inspirons ici de Gramsci qui explique bien que la lutte révolutionnaire est formée d’un savant mélange de tactiques dont le poids fluctue selon les situations : la guerre de position, une tactique d’usure dans le champ de la culture, la guerre souterraine, soit les activités clandestines, et la guerre de mouvement, c’est-à-dire l’affrontement direct as socié à la grève générale, à l’expropriation révolutionnaire et aux violences qui en découlent. Évidemment, à une époque de démobilisation où l’attaque frontale « ne peut qu’entraîner la défaite » (Gramsci) et où la culture n’a jamais eu une influence aussi étendue, la ligne de conduite repose sur un discours capa ble de mener l’assaut avec succès contre l’idéologie dominante afin de raviver la conscience de classe requise à la fondation d’une nouvelle civilisation. Hors-d’Øeuvre sera mainstream ou ne sera rien. La guerre des idées se déroule sur la place pu blique et nous souhaitons nous engager de sorte que l’humanité y participe pleinement pour y faire valoir ses intérêts les plus profonds.20 C’est la planification rationnelle de la théorisation, de l’expression et de l’activité politique collective – et non le suicide – qui constitue, en ce début du XXIe siècle, la réponse temporaire à la question fondamentale de la philosophie.21
75
La première difficulté à laquelle est confronté un militant ou une militante en Occident, ce n’est pas la répression, mais les aléas de la vie. Nous ne sommes pas libres d’être sains dans le cadre du capitalisme et du patriarcat. Les sources de frustration sont nombreuses, les tristes mécanismes pour les évacuer aussi. Pre nons en exemple la vie de Karl Marx. Alcoolique, malpropre, il a été parfois dépendant économiquement de son meilleur ami, Friedrich Engels, sur qui il avait un ascendant incontes table. Une anecdote est particulièrement révélatrice de leurs malheurs : après avoir engrossé la ménagère, Marx a dû se ré soudre à cacher la réalité à sa femme pendant qu’Engels assu mait officiellement le rôle de père et que des ouï-dire circulaient dans le milieu. Marx avait aussi de la difficulté à organiser convenablement son temps : il en venait à lire et à écrire essen tiellement pendant la nuit, ce qui l’a complètement épuisé phy siquement et a fini par le tuer. Il n’a jamais complété Le Capital, la seule œuvre qu’il ait vraiment voulu réaliser. Pourquoi rap peler cela ? Parce que, s’il est ridicule d’attendre la révolution pour essayer d’agir humainement, les cellules de Hors-d’Øeuvre ne sont pas surhumaines. Au contraire, nous avons beaucoup à nous reprocher. Or, si nous avons comme responsabilité de faire la révolution, nous avons aussi le devoir de nous améliorer et de devenir dès maintenant de meilleures personnes. Encore faut-il, pour rêver sérieusement d’un nouveau monde, avoir testé les limites de la société du spectacle, avoir agi le mieux possible dans le cadre de ce système. C’est de notre façon d’exiger dès maintenant une société à la hauteur de notre volonté et de nos capacités que naît la lutte des classes. Ne soyez pas étonnés si certains de nos pires défauts indivi duels sont issus du patriarcat. Ce dernier tire en effet sa force des mécanismes les plus puissants de la socialisation d’un enfant : de la famille à la cour d’école en passant par la télévi sion et par Internet. L’emprise sur l’être humain de cette domi nation est sous-estimée, la critique, déficiente. Au sein de HØ, sur les douze membres que nous avons compté, seulement trois femmes ont participé à l’autogestion du groupe. La construc tion sociale des genres, qui dévalorise autant l’activité publique des femmes que la confrontation, constitue le principal élément qui explique cette réalité; remarquons ainsi la correspondance entre notre situation et celle des hackers qui, dans les règles d’Internet qu’ils ont rédigées dans les années 1990, ne se fai saient pas d’illusions : There are no girls on the internet. Bien que nous ne nous soyons pas rendus coupables de harcèle ment, notre autocritique féministe exige d’être approfondie.22 Quelques indices nous permettent pour l’instant de l’esquisser : nous avons manqué trop souvent d’écoute et d’ouverture, nous avons quelquefois mêlé politique et séduction sans oublier qu’à de nombreuses reprises, nous nous sommes agités et excités de manière grégaire. Si nous ne changeons pas, nous n’aurons pas la force nécessaire pour mener de front la lutte antipatriarcale et ainsi assumer sans réserve notre rôle révolutionnaire.23 C’est en tre autres pour cette raison que, au sein de HØ, nous avons tous pris l’engagement de nous améliorer dans le domaine privé, ce qui ne manquera pas de transparaître dans notre activité publique. Pour y parvenir, chacun se fera un devoir de critiquer tout haut les comportements néfastes de ses camarades dont il aura été le témoin. En fait, notre féminisme veut prendre forme dans une relation dialectique entre le développement personnel des individus et la pensée politique du groupe ou, en d’autres mots, dans le traitement public de problèmes traditionnellement relégués au privé. 76
Une démarche dialectique par laquelle théories, actions et structures interagissent est fondamentale à la réalisation d’un groupe vivant. Aucune structure préétablie ne peut nous prému nir des différences personnelles qui deviennent inévitablement sources de pouvoirs ou d’influences. C’est par des ajustements constants au mode de fonctionnement d’une organisation que l’on développe le mieux des structures adaptées aux activités du groupe et que l’on se protège contre les difficultés qui se dressent devant toute évolution collective, en particulier contre les comportements néfastes typiques des groupuscules militants qui proviennent du pouvoir informel. Certes, la structuration d’un collectif n’abolit pas l’informel mais, en mettant au jour le pouvoir à distribuer, elle permet de limiter son influence. Disonsle ainsi : nous sommes à l’origine un groupe d’amis et cela a en traîné une foule de problèmes. Invariablement, de nombreuses frustrations refoulées dues à des histoires tortueuses de coloca tion, d’amour et de sexe, font surface et viennent entraver la formation d’une organisation révolutionnaire qui se donne les moyens de ses ambitions. Pour faire face à ce problème, les dis parités individuelles doivent petit à petit être abordées de front, elles qui se manifestent nécessairement jusque dans les rela tions à l’interne et la dynamique du groupe tout entier. L’effectif restreint de HØ a comme fonction de faciliter l’évolution col lective dans un esprit de confiance, de cohésion et d’efficacité. Parce qu’il force au dépassement de soi-même, le processus de création en équipe constitue intrinsèquement l’une des entre prises les plus exaltantes possibles de nos jours. En ce qui a trait à la question des moyens, on s’aperçoit rapide ment que l’un des aspects essentiels de la planification révolu tionnaire concerne les ressources financières et que le partage constitue l’une des seules méthodes à notre disposition pour la régler. Les bien-pensants de l’extrême-gauche se refusent à voir le rapport qui existe entre la morale et l’argent dans le cadre de notre époque, qualifiée avec raison par Guy Debord de mal historique. Aussi triste cela est-il, il faut de l’argent pour abolir l’argent.24 Les besoins financiers liés à notre entreprise sont con sidérables et, dans notre organe, tous y contribuent équitable ment selon un principe d’impôt progressif. L’achat de matériel de qualité et le partage de celui-ci sont explicités et encouragés formellement. En outre, il serait malhonnête de ne pas admettre que nos pro blèmes personnels peuvent non seulement avoir des répercus sions réelles et néfastes sur notre entourage, mais nuisent aussi à notre engagement, parfois à des niveaux significatifs. Obsé dés par un amour perdu, victimes de la solitude et de l’ennui, nous nous sommes tous morfondus, à un moment ou à un autre, en nous gavant misérablement de plaisirs ostentatoires. Nous avons ainsi, ces dernières années, tous connu individuellement des périodes de crise et, chaque fois, le résultat a été le même : nous devenions incapables d’intensifier notre engagement, voire de le maintenir à un niveau satisfaisant. Seule une amitié exigeante et politique, et même organisée formellement pour af fronter la tyrannie de la non-structure (Jo Freeman), offre la pos sibilité qu’une véritable entraide parvienne, puisque subversive, à s’attaquer non seulement aux manifestations les plus gênantes de nos problèmes personnels, mais aussi à leurs causes loin taines. Les anticonformistes n’ont par contre pas tout à fait tort de craindre les aboutissants d’un tel raisonnement. L’hygiénisme devenu idéologie dogmatique est aujourd’hui une obsession comme les autres. Alors qu’il ne permet que l’autoconservation de soi et est exploité comme tel par l’État à la recherche d’une
main-d’œuvre opérationnelle, il est peu à peu perçu, à cause de l’impulsion qu’a provoquée au cours des dernières décennies sa forme marchande, comme un objectif en soi, comme le but de la vie qui devrait guider toute personne saine. Le tragique dans tout ça, c’est la haine ressentie et exprimée par les bonnes âmes à l’égard des gens qui ne prennent pas soin d’eux-mêmes, comme si ces derniers faisaient payer le coût de leurs écarts de conduite à toute la société, et cela, dans le dessein d’en profiter. À l’opposé, ce que les anticonformistes oublient, en continuant de fumer un paquet par jour pour écœurer les bien-pensants, c’est que le maintien d’une condition physique acceptable est une condition préalable à la possibilité de profiter pleinement de la vie et, dans le cas qui nous occupe, de faire de la politique à long terme. Être bien portant aujourd’hui25, c’est un combat de tous les jours auquel le collectif a toutes les raisons de participer. La santé de l’organisation révolutionnaire est en effet déterminée par l’état physique, psychologique et intellectuel de ses éléments, par le fait qu’elle se soucie ou non de la vie des personnes qui la composent. Il existe tout de même un grand danger lié au groupe affinitaire : que les dynamiques de pouvoir en son sein deviennent plus puissantes que la volonté de défendre les intérêts de la collectivité pour lesquels il prétend agir. Une façon de s’en prémunir consiste à adopter, autant dans le discours que dans le comportement, une attitude de critique permanente. Effectivement, nous ne pouvons nier ce que signifie le fait que notre vie a été durablement ruinée par le système : toute victoire de la vertu sera le résultat d’une activité partiellement opportuniste26, contenant en son sein des aspects intrinsèquement conservateurs. C’est pourquoi un groupe révolutionnaire a besoin d’une structure radicalement démocratique qui porte en elle-même le germe de la critique et de son dépassement, car elle devra s’effacer le moment venu de l’autonomie prolétarienne pour laisser place à un tout nouvel ordre social. Les plus grandioses événements s’accompagneront d’un labeur profondément critique qui, à la suite de ses succès, cherchera à se renforcer.27 Dès la période capitaliste, « l’anarchie, c’est de l’organisation, de l’organisation et de l’organisation » (Errico Malatesta). Or, le travail en soi ne suffit pas, il est indispensable que l’attitude de critique permanente puisse être stimulée à l’extérieur d’un univers clos. Malheureusement, le caractère hermétique de HØ, qui s’est manifesté entre autres par sa culture du secret28, a parfois ralenti le développement théorique et pratique du collectif en entravant la réflexion que peuvent alimenter des personnes de qualité qui gravitent autour de nous. Le dialogue avec la population est un aspect essentiel de la guerre des idées; la confrontation avec notre entourage, antérieure aux interventions publiques, constitue donc une étape du processus de transformation de la société. De plus, c’est précisément parce que nous sommes volontairement peu nombreux dans HØ que nous aurons besoin d’aide de l’extérieur. Nos projets seront de plus en plus ambitieux et, par le fait même, notre manque de compétences en certains domaines, de plus en plus flagrant. Pour cette raison, nous invitons à collaborer avec nous les personnes passionnés et intéressées à approfondir nos thèses au moyen de projets de toutes sortes, qu’ils soient initiés par nous ou par eux. Cependant, les cellules de HØ n’ont pas l’intention de se limiter à ce genre de coopération. Nous n’avons pas renoncé à l’engagement dans les mouvements sociaux d’où peuvent naître ces toutes nouvelles formes de structures sociales capables d’incarner l’autonomie prolétarienne. Nous considérons la capacité des travailleurs à s’organiser entre eux comme 78
un prérequis à la révolution sociale dont le véhicule ne peut être que la démocratie directe. Il n’est pas question qu’Horsd’Øeuvre s’implique comme groupe dans les luttes qui ne sont pas siennes29, mais ses membres, indépendamment du collectif, participeront pleinement aux luttes qui se présenteront dans les domaines particuliers qui les concernent, cherchant à s’associer avec leurs semblables afin de promouvoir dans la pratique l’auto-organisation des travailleurs, contre leurs représentants et dans l’objectif que les structures de la base prennent en charge tout le pouvoir qu’elles sont susceptibles d’extirper d’une conjoncture historique. Mais à l’extérieur de ces luttes presque traditionnelles, il existe un champ d’action particulier destiné aux groupes affinitaires comme HØ. En effet, alors qu’à notre époque le prolétariat se présente affreusement fragmenté, alors qu’il s’est dissocié des luttes syndicales, et bien que les tendances de consommation soient aussi segmentées, il demeure que la culture, produite par la minoritaire mais croissante classe « créative », est de plus en plus accessible sur Internet et est consommée par la majorité. Pour nous, le travail politique de terrain a tout intérêt à prendre forme comme activité révolutionnaire critique dans le domaine de la culture où il a le potentiel de « rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité » (Marx), c’est-à-dire d’offrir à la population, par l’expression passionnée et publique de ce qu’elle refoule, de prendre conscience de ses intérêts et d’agir autrement. La culture renferme désormais la force requise pour nous permettre « d’accoucher les esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir » (André Lalande) ou, plus spécifiquement, d’atteindre des populations ciblées par un discours adapté favorisant, d’une part, une connaissance lucide de la place négligeable qui leur est actuellement assignée et, de l’autre, une intensification des aspects de leur comportement qui sont déjà source de tension pour le système. Une réappropriation généralisée du discours révolutionnaire sera alors apte à entraîner une rupture concrète avec l’idéologie dominante. Les révoltes ne peuvent être complètement spontanées; elles ont toujours pour base la conscience d’une frustration latente envers une situation donnée. Sans fondement intellectuel, sans un jugement pers picace sur leur société, les masses ne peuvent parvenir à profiter réellement des occasions de renversement qui s’offrent à elles. Les insurrectionnalistes qui glorifient la spontanéité démontrent leur inaptitude à se constituer en regroupements efficaces qui prennent les moyens nécessaires pour s’opposer aux institutions en place.30 Au contraire, c’est par un effort cérébral, créatif et collectif de millions d’individus que nous pourrons prendre le contrôle de notre existence. En ce sens, notre action politique est modeste. La théorie révolutionnaire que nous tentons de faire connaître ne sera conforme à la réalité que si, de façon large, le peuple la fait sienne et la corrige. L’élaboration d’un langage du changement est un jeu subtil qui, dans le but d’engendrer le contexte requis à un engagement politique populaire, cherche à éviter les pièges d’une ascendance de l’avant-garde sur les citoyens. Combien de personnes intelligentes et bien intentionnées se sont-elles complu dans la fausse impression de puissance que leur donnait la simple lecture d’une critique radicale du système? Pourtant, la guerre des idées constitue l’étape la plus facile de la révolution sociale et la compréhension du monde qui nous entoure n’est que le prélude non seulement à des troubles d’un tout autre ordre, mais aussi au plus valeureux militantisme.
Les plus belles valeurs ne trouvent presque plus d’assises au sein d’une population qui n’a jamais été aussi blasée. En ville, comme sur Internet, celle-ci est incessamment stimulée par tout et n’importe quoi. En conséquence, plus rien n’impressionne personne. There will always be more fucked up shit than what you just saw. La capacité de s’émouvoir en est grandement affectée. « À la personne blasée, les choses apparaissent uniformément grises et ternes, nulles ne valent plus qu’une autre » (Georg Simmel). La primauté de la vie juste ne semble plus préférable au règne de la misère affective, intellectuelle et esthétique. Contre les lourdes conséquences du flux ininterrompu d’impressions auquel nous faisons face – il n’est pas besoin d’être d’une grande perspicacité pour reconnaître que l’immédiateté imposée comme rythme de vie nuit à notre compréhension de la totalité sociale et historique –, l’avant-garde revalorisera la réflexion, le recul, la nuance, portant ainsi un dur coup à toute la connerie que l’on peut écrire en cent-quarante caractères. Cette attitude, pourtant assez élémentaire, est à ce point absente d’une civilisation marquée par l’esthétique de la nouveauté devenue idéo logie dominante, qu’elle marquera les esprits. « L’intensification de la conscience de classe sera moins une question d’exaltation populiste ou ouvriériste à l’intérieur d’une seule classe qu’une question de réouverture forcée de l’accès à une perception de la société comme un tout » (Jameson). Finie l’époque du « scandale facile de dada et de sa puérilité vicieuse ! » (Blaise Cendrars). On ne s’empêchera pas d’insulter violemment les gros riches, généraux et autres agresseurs ni de crier toute notre haine contre Montréal, cette ville globalement pareille aux autres – mons trueusement polluée par le capitalisme, le racisme et le patriarcat –, mais ce genre d’activités ne sera plus l’apanage de notre groupe. L’industrie culturelle a parfaitement intégré le cynisme des dadas et des situationnistes comme celui du hip-hop et du punk. Du coup, la vigilance et la sévérité sont, à l’égard de la contre-culture, la base de toute attitude révolutionnaire qui se respecte. Il faut cependant être aveugle ou dogmatique pour ne pas voir dans certaines de ses manifestations une sincère participation à la guerre des idées, voire un catalyseur de la lutte des classes. L’expression culturelle constitue en ce moment le meilleur moyen d’influencer le cours des choses. Il est peu surprenant que la question fondamentale de la philosophie ait fini par recouper ici, à travers le problème de l’expression culturelle, une autre activité supérieure, soit l’art.31 Notre praxis politique, immanente parce que soumise aux diktats de notre temps et transcendante parce qu’aspirant à aligner notre espèce sur ses fins dernières, comporte clairement en son sein une volonté de s’enrichir par la pensée et par l’esthétique, ne s’embarrassant donc pas des limites habituelles imposées par l’histoire à l’art et à la philosophie. Si les Internationales lettriste et situationniste ont prétendu, à partir d’escapades nocturnes, réaliser l’art, voire dépasser le système, nous considérons plutôt que l’esprit créatif peut dès aujourd’hui s’exprimer pleinement au centre du groupe et de façon plus précise dans une épanouissante délibération qui succède pour nous aux idéalistes dérives, détournements et autres constructions de situations impuissantes face au spectacle qui les a facilement recyclées à son avantage. Mais imbriquer l’engagement à la philosophie et à l’art comporte des risques dont nous n’avons d’autre choix que de discuter. En ce moment, la vie artistique, sa mise en œuvre comme sa consommation, est planifiée en fonction des obligations découlant de l’organisation sociale. La belle humanité s’exprime en-
core parfois à travers l’art, mais elle demeure limitée par le fait qu’elle s’inscrit invariablement dans la société du spectacle. L’art, qui a rempli à travers le temps une foule de fonctions contradictoires, participant parfois aux forces réactionnaires de l’Église et de l’État ou, au contraire, faisant un avec les avantgardes scientifiques ou politiques d’une époque, a représenté, dans tous les cas, une forme supérieure d’expression parce qu’elle a poussé les êtres humains à pousser le plus loin possible leur imagination et leurs réflexions, améliorant dès lors le mode d’expression et la technique de leur production à l’extérieur des objectifs de la classe dominante de la société.32 Nous vou drions célébrer la pratique de l’art pour les vertus inhérentes à sa réalisation, mais il s’en faut de peu pour que son exercice ne devienne impossible. Toute avancée artistique, même si elle ne provient pas de la toute-puissante industrie culturelle33, est invariablement récupérée par les lois marchandes et tend même à nourrir la bête.34 La culture n’est principalement qu’une nouvelle opportunité de profits des plus sophistiquées et des plus inépuisables, « l’industrie des loisirs étant confrontée à des appétits gargantuesques » (Arendt). L’atmosphère générale de création est imposée par l’industrie publicitaire dans les boîtes de production. Le grand art est plus que jamais la besogne des institutions financées par l’État et par la haute bourgeoisie. Malgré tout, nous combattrons ceux qui, méprisant l’art et ses qualités intrinsèques, le réduisent à une fonction mercantile ou utilitariste comme nous nous dresserons contre la plupart des partisans de l’art pour l’art35 parce que ces deux clans se refusent à admettre que, « si la réalité est toujours infinie, l’œuvre d’art, en revanche, est toujours limitée au fini et a donc toujours besoin pour le produire d’un acte de sélection créateur d’ordre qui, en dernière analyse, est un acte moral » (Hermann Broch). En d’autres mots, « il n’est pas une œuvre de l’esprit qui n’ait été conditionnée par le désir d’amélioration réelle des conditions d’existence de tout un monde » (Breton). L’autonomie de l’esthétique a longtemps été revendiquée afin de défendre la liberté des créateurs contre les mécanismes intéressés d’une production culturelle empoisonnée et pernicieuse. Or, les artistes exigent surtout d’avoir toute la liberté sur leur création et c’est en ce sens que Hors-d’Øeuvre s’arroge le droit de pratiquer l’art comme un moteur de l’histoire. Les techniques les plus raffinées, entre autres au cinéma et en musique36, nous aideront à extérioriser notre point de vue. « Nous ne pourrions être créateurs dans un monde passif. C’est la lutte actuelle qui nourrit notre invention » (Constant Nieuwenhuis). Notre processus d’expression culturelle fondamentalement collectif témoigne du rapport critique et transcendant que l’art apporte à la société en se retirant des logiques caractéristiques de cette dernière. Mais d’une manière plus traditionnelle, nous pourrions affirmer que nos œuvres, même si elles sont en premier lieu politiques, comportent en elles-mêmes des valeurs esthétiques. Celles-ci, résumées d’une manière embryonnaire à travers notre réflexion pratique sur le langage du changement, ne sont pas assimilables à celles de l’art pour l’art parce que même la virtuosité n’a pas su demeurer indépendante des mécanismes de la société. Elles ont tout de même pour ambition de défendre efficacement le caractère progressiste de l’art contre l’industrie culturelle. Nous n’essayons pas de faire un art de propagande qui chercherait à rallier des adeptes.37 Nous voulons devenir une source d’inspiration et voir nos œuvres provoquer, chez les personnes qui s’en imprégneront, « la libération de nouvelles énergies » (Jorn). « Il s’agira de réinventer des possibilités de cognition et de perception qui permettront de rendre 79
aux phénomènes sociaux leur caractère d’évidence en tant que moments de la lutte des classes » (Jameson). Nous planifions nos expérimentations, autant au niveau de la forme que du fond, en vue de faire la révolution sociale, projet fabuleusement créatif et porteur dans le réel de la lutte contre l’art instrumentalisé. L’organisation sociale force les esthètes et les artistes, les intellectuels et les scientifiques, acculés au mur parce qu’ils refusent de se faire récupérer et neutraliser par l’idéologie dominante, à adopter une attitude militante contraire à leur objectif initial de développer une pratique indépendante des rouages intéressés et éteignoirs de la société. L’expression passionnée est en mesure de s’inscrire dans une stratégie planifiée en vue de son autodéfense. Les idéologues de l’art pour l’art ne nous empêcheront pas de prendre en compte les nécessités qu’implique une période aussi odieuse que la nôtre. Certains objecteront : « la politisation de l’art n’est possible que sous sa forme parodique ou innocente. Ce n’est qu’un déguisement, l’adéquation du décor où évolue le sujet que d’autres événements font vivre. Même chargé d’intentions politiques ou sociales, l’art n’a pas rattrapé son retard. Au contraire, ses nouvelles formes hybrides ne font que le rendre plus évident » (Masci). Mais telle n’est pas notre vision, désirant à l’inverse mettre en forme une activité politique ambitieuse et réaliser l’art par un dialogue collectif fécond et libérateur dont la force se situera dans une dialectique entre les charges négatives et positives de la société, entre la critique et la révolution, instituant ainsi les formes contemporaines de l’heuristique et de la maïeutique. La cultura animi38 inaugure donc le point de jonction entre les activités supérieures de l’humanité et les étroites exigences politiques de notre monde.
C’est par la force des choses que les membres de Hors-d’Øeuvre se sont mis à travailler ensemble, tous aussi déterminés les uns que les autres. Nous avons avancé en tâtonnant, cherchant à maximiser immédiatement notre bien-être et à développer des stratégies pour améliorer notre avenir. À force de discussions entre amis et de luttes politiques réformistes39, entrecoupées par nos problèmes socioaffectifs, nous nous sommes réunis de plus en plus formellement, ce qui nous a permis de corriger et d’affiner nos pensées respectives. En toute logique, le collectif s’est risqué à planifier à long terme une praxis politique en essayant parallèlement de faciliter la vie de chacun. Socialisés par le champ de la culture, nous avons décidé de nous y investir afin que l’être humain prenne lui-même en charge les efforts nécessaires à la réalisation de son potentiel. Nous avons entrevu, appréhendé, puis déchiffré les dangers liés à la propagande. Nous nous sommes sentis vivre lors de nos discussions et avons choisi de nous agiter au sein de la cité en imbriquant dans notre œuvre différentes formes de critique argumentative, de maïeutique et de propositions issues de l’économie politique. Jamais le groupe n’a occupé une place totale dans notre quotidien, mais son omniprésence, résultat de notre ambition, nous a poussés à orienter différemment notre existence. Certes, HØ est encore loin d’avoir adopté en tout point la voie de la sa gesse, mais notre amitié, en exigeant de chacun une amélioration constante, nous a placés sur le long chemin menant à la sérénité. En d’autres mots, nous avons répondu à l’interrogation des surréalistes par nos gestes tout simplement parce qu’une « défaite ne saurait être une solution. Le suicide n’est pas une solution, pas même une fin, mais un abandon de la question » (Louis Pastor). 80
Un élément de la situation actuelle aurait pu nous ralentir : les cyniques sont une race populaire. Ces conformistes pensent voir en tout, sauf en eux-mêmes, la perversité de la société. Pour eux, les horreurs du monde sont chose normale et nous n’y pouvons rien, ce qui leur permet de se pardonner d’avance leurs propres torts qu’ils minimisent toujours. Misanthropes parfaitement intégrés au système, endurant leur malheur comme quelque chose de tolérable, ils ne trouvent de réjouissance que dans leur prétention à comprendre mieux que les autres la cruauté humaine. De leur cynisme se dégage une fausse attitude critique, tout à fait stérile en matière de propositions, inapte à prendre forme concrètement et ne pouvant que dégénérer en un absurde nihi lisme. « Ils parcourent à reculons le chemin même de leur vie » (Diogène). Pourtant, ce n’est pas sur notre lit de mort mais dès la fleur de l’âge que nous exigeons « Plus de lumière! Plus de lumière! » (Johann Wolfgang von Goethe). C’est ainsi que le courage de vivre, inséparable d’un engagement social honnête et consciencieux, a le potentiel de répondre à la superficialité de ce cynisme. Certes, son caractère public implique, comme le suicide, une certaine irréversibilité, la classe dominante combattant ce qui nuit au renouvellement des rapports sociaux actuels, mais il s’agit aussi de la seule façon de témoigner du grand respect que nous avons pour l’existence humaine. Heureusement, jamais l’émancipation n’a été aussi saisissable qu’aujourd’hui : les armées occidentales, étrangères à la dureté des massacres tels qu’on les subissait encore au XXe siècle40, sont de moins en moins en état d’user dans leur propre pays d’une violence massive sur un peuple en révolte tandis qu’Internet nous offre à la fois une force de diffusion inédite et des possibilités inouïes d’alliance avec des groupes révolutionnaires du monde entier. Pendant ce temps, quelques-uns s’amusent à répéter la maxime d’Emma Goldman tel un dogme : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution », refusant au passage de se saisir de sa contrepartie selon laquelle il n’y aura jamais de révolution si l’on s’abstient d’une sérieuse planification stratégique. La politique n’est pas qu’une partie de plaisir. L’amitié constitue de nos jours l’une des seules raisons de vivre, mais cette relation se montre rapidement insuffisante contre la puissance dévastatrice du spectacle. C’est pourquoi le groupe affinitaire est tenu de prendre le risque de se déployer petit à petit tout en trouvant le temps nécessaire à sa saine évolution. Contre l’organisation sociale actuelle, il cherche à entraîner l’humanité derrière le projet de cultiver son corps et son esprit, cœur de la pratique des activités supérieures comme de la politique, mais il réalise qu’il ne peut le faire qu’à partir des matériaux de son époque. « La tâche historique est de donner forme absolue, en toute pureté, à l’état immanent de perfection, de le rendre visible et de le faire triompher dans le présent » (Walter Benjamin). Ce texte ne concerne pas la praxis de Horsd’Øeuvre, mais celle de toutes et de tous. Et si vous le jugez conforme à la réalité, sans faille logique majeure, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Rejeter le suicide ne saurait être une posture suffisante à l’égard du terrifiant statu quo; être révolutionnaire critique, avec tout ce que cela comporte comme labeur et comme écoute, oui.
CONGRÈS DE HØ, MAI 2011
81
NOTES Certaines citations de cet article ont été retirées de leur contexte. On ne doit pas les lire comme la description fidèle de la théorie de leur auteur et encore moins comme des arguments d’autorité. Elles ont plutôt été utilisées pour l’inspiration qu’elles suscitent chez nous à propos des thèses que nous défendons. A par ailleurs été modifiée la syntaxe de certaines citations afin d’en faciliter l’intégration dans le texte. 1
Pour régler rapidement l’aspect subjectif du problème, notons sim plement «qu’on ne devrait non pas s’y jeter dans un vertige, mais s’y déterminer selon la raison en plaçant, dans un des plateaux de la ba lance, le dommage fait à la collectivité, le chagrin fait à l’entourage, l’horrible difficulté de se donner la mort et, dans l’autre plateau, l’effort d’échapper à l’une des incurables misères inventées par la nature ou par les hommes.» (Michel Corday) 2
Malheureusement, telle n’est pas comprise la société d’aujourd’hui. Le chauffeur de taxi, s’il n’était pas dépendant de mon pourboire, ou la fille du bar, si nous n’étions pas censés nous draguer, me repro cheraient, après une longue énumération des horreurs qui nuisent à nos vies, de tout mélanger, de ne rien y comprendre. Lukács explique bien pourquoi : « Le caractère fétichiste des formes économiques, la réifica tion de toutes les relations humaines, l’extension croissante d’une divi sion du travail qui atomise abstraitement et rationnellement le processus de production sans se soucier des possibilités et des capacités humaines des producteurs immédiats, transforme les phénomènes de la société et avec eux leur aperception. Des faits « isolés » surgissent, des ensembles de faits isolés, des secteurs particuliers ayant leurs propres lois (théorie économique, droit, etc.), qui semblent être déjà, dans leur apparence immédiate, largement élaborés pour une telle étude scientifique. Si bien qu’il peut sembler particulièrement “scientifique” de pousser jusqu’au bout et d’élever au niveau d’une science cette tendance déjà inhérente aux faits eux-mêmes, tandis que la dialectique qui – par opposition à ces faits et à ces systèmes partiels isolés et isolants – insiste sur l’unité concrète du tout et démasque cette illusion en tant qu’illusion, produite nécessairement par le capitalisme, fait l’effet d’une simple construc tion. » 3
Notons que les lundis et les fins de session étaient marqués par une nette augmentation de l’emploi de cette expression. 4
L’impérialisme que nous décrivons ici, c’est-à-dire la conquête de nouveaux territoires et de nouvelles sources de profits, constitue l’une des principales stratégies de la bourgeoisie occidentale pour contrer la baisse tendancielle des taux de profits. 5
«On ne saurait siffler trop fort : point de grâce pour la médiocrité; elle diminue notre sensibilité pour les beaux-arts» (Stendhal). 6
Même «vingt siècles d’oppression chrétienne n’ont pu faire que [l’être humain] n’ait encore des désirs, et l’envie de les satisfaire» (Maurice Nadeau). (La citation a été modifiée afin de se dissocier du sexisme des surréalistes.) 7
Avant même la marée noire, la compagnie n’hésitait pas à mentir ef frontément dans un plan d’urgence, publié pour les nécessités de très faibles réglementations et visiblement écrit par de typiques universitaires à qui l’on avait demandé de bâcler le document que personne ne lirait : «l’un des experts à contacter en cas de marée noire [...] est décédé quatre ans avant la publication du plan. [...] Autre énormité : un cha pitre consacré aux ressources biologiques sensibles dresse une liste des mammifères marins comme les morses, les lions de mer, les loutres de mer et les phoques. Pourtant, aucun de ces animaux ne vit dans la ré gion du golfe du Mexique» (Le Devoir, 9 juin 2010). 8
«En soi, ni le bien ni le mal n’existent. C’est seulement par leurs rela tions avec les intérêts que les événements, les actes, les choses prennent une valeur morale» (Jorn). D’après la thèse ici défendue, le bonheur de chacun constitue l’intérêt ultime de toutes et tous. 9
En 1950, Korsch explique encore plus rigoureusement quelles sont les causes de plusieurs erreurs de Marx : «Les points suivants sont par 10
82
ticulièrement critiques pour le marxisme : a) sa dépendance vis-à-vis des conditions économiques et politiques sous développées de l’Allemagne et des autres pays de l’Europe centrale et orientale où il acquit une importance politique; b) son adhésion inconditionnelle aux formes politiques de la révolution bourgeoise; c) l’acceptation inconditionnelle des conditions économiques avancées de l’Angleterre comme modèle de futur développement de tous les pays et pré conditions objectives de la transition au socialisme; auxquelles on doit rajouter; d) les con séquences des tentatives répétées, désespérées et contradictoires d’y échapper. Les résultats de ces conditions sont : a) la surestimation de l’État comme instrument décisif de révolution sociale; b) l’identification mystique du développement de l’économie capitaliste avec la révolution sociale de la classe ouvrière; c) le développement ambigu qui s’ensuit de la première forme de théorie marxienne de la révolution par la greffe artificielle d’une théorie de la révolution communiste en deux phases; cette théorie, dirigée d’une part contre Blanqui, et de l’autre contre Bakounine, escamote du mouvement présent l’émancipation réelle de la classe ouvrière et la relègue à un futur indéfini.» Notons tout de même que la principale contradiction du système ac tuel concerne le fait que celui-ci est contraire aux intérêts de l’humanité. 11
Manuel Castells, comme de nombreux autres spécialistes de l’histoire et de la sociologie du Web, a remarqué l’étendue de «l’apport de la base» dans le développement de cette technologie. «Internet n’est pas né du monde des affaires. La technologie était trop audacieuse, le pro jet trop coûteux, l’initiative trop risquée pour des organisations à but lucratif.» L’essor s’est au contraire réalisé parce que «tout individu qui avait les connaissances techniques requises pouvait se joindre à Inter net. De ces contributions multiples est venu un torrent d’applications que nul n’avait prévues, du email au babillard, au groupe de conversation, au modem et pour finir, à l’hypertexte.» Il est remarquable que si nul n’avait prévu ces contributions, si le monde des affaires s’était refusé à participer à l’élaboration de celles-ci, tous s’en sont très rapidement emparés tellement elles s’imbriquaient facilement dans une production déjà socialisée par le capitalisme lui-même. 12
13
Bien que dans une perspective encore trop souvent individualiste...
Prenons le temps de relever le caractère absolument antidémocra tique de la thèse Acheter, c’est voter selon laquelle une personne riche est officiellement plus puissante qu’une personne pauvre. 14
La même logique peut s’appliquer au racisme : «Le travail des peaux blanches ne peut pas s’émanciper là où le travail des peaux noires demeure marqué d’infamie» (Marx). 15
Rappelons les justes paroles de Guy Debord : «Jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion mais sa mort». 16
À ce sujet, si le cri du jeune André Breton touche sa cible («Sans Jacques Vaché, j’aurais peut-être été un poète; il a déjoué en moi ce complot des forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation»), c’est Marx, au même âge, qui, tout en sousestimant la complexité du problème, se montre le plus concret : « Dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique, et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la pos sibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique». 17
«Et comment mener à bien une saine gestion des drogues, à commen cer par le tabac et l’alcool, sans s’extirper du processus d’accumulation 18
du capital?», voilà une autre des très nombreuses questions cruciales que nous aurions pu poser dans ce paragraphe. Nous essayons ici de démontrer que, sur n’importe quel aspect de la vie humaine, mieux vaut que nous soyons tous en plein contrôle de notre production pour prendre par l’usage de la raison les décisions qui nous concernent que d’être «les esclaves de pressions sociales créées par nous-mêmes» (Horkheimer). L’auteur complétait sa tirade par la phrase «Alors les amateurs d’art n’existeront plus». Nous nous montrons en accord avec cette opinion selon laquelle c’est au moyen de la pratique des activités supérieures, et non de leur consommation, que l’on peut atteindre un sentiment de sérénité. Quant à lui, Castells considère que l’histoire d’Internet nous a appris «une grande leçon par le fait que les utilisateurs ont aussi été des producteurs». 19
Il est évident que notre volonté d’être présents à l’avant-plan nuira à notre capacité de garder secrète une éventuelle pratique illicite, mais celle-ci n’est de toute façon précieuse que dans des situations très précises. N’oublions tout de même jamais que la révolution est par nature illégale, que la bourgeoisie défendra avec toutes ses armes la propriété privée, y compris par des moyens prohibés, et ce, même si le communisme constitue la seule chance pour tout le monde, y compris pour les riches, de s’épanouir vraiment; qu’en conséquence, para bellum. Au moment critique, le succès de nos opérations dépendra de la rapidité avec laquelle le peuple réussira à prendre le contrôle de toute la production économique par les moyens nécessaires. 20
La plupart des questions d’ordre tactique qui seront abordées ne s’appliquent pas seulement qu’à notre époque, mais sont aussi souvent conditionnelles à l’action politique dans un État dit libéral ou, pour être plus exact, dans un pays moins pauvre et moins autoritaire que la moyenne mondiale. 21
Remarquons que tout le milieu militant est gangréné par le patriarcat. « Quant à la stratégie permettant d’en finir avec le sexisme des marxistes, elle ne [nous] paraît pas très différente de celle permettant d’en finir avec le sexisme des non-marxistes ou des antimarxistes » (Gayatri Chakravorty Spivak). Nous rejetons aussi la légitimité de la plupart des critiques actuelles que certaines féministes du milieu font circuler sur nous parce que celles-ci sont influencées non seulement par des ragots, mais aussi par leurs conceptions foncièrement réformistes et parfois autoritaires de la lutte politique. 22
Ce que l’on retient surtout de l’histoire du mouvement féministe, ce n’est pas que certains bourgeois ont quelquefois pris avantage à s’attaquer à des manifestations partielles du patriarcat, la bourgeoisie dans son ensemble les ayant mis à profit; non, elle nous apprend plutôt que la classe sociale des femmes est capable d’une conscience de genre qui lui a permis, par la lutte, d’améliorer sensiblement sa situation. 23
Après l’aventure situationniste, Guy Debord s’est par ailleurs distingué en parlant de stratégie, suggérant aux révolutionnaires de privilégier la lecture de Clausewitz à celle de Marx. Il aura donc pour toujours frustré les véritables révolutionnaires parce qu’il n’a pas empêché avant sa mort que sa femme dilapide ensuite son or sans que l’on puisse l’utiliser pour la realpolitik. 24
Concrètement, on parle ici d’avoir une bonne alimentation, de pratiquer régulièrement des activités physiques et de maintenir un milieu de vie soigné ainsi qu’un mode de vie équilibré permettant entre autres un sommeil régénérateur. 25
«Au sein du capitalisme, aucune organisation ne peut durablement faire preuve d’un anticapitalisme intransigeant. L’intransigeance est le fait d’une activité idéologique limitée et l’apanage de sectes et d’individus isolés. Lorsqu’elles veulent acquérir une importance au niveau de la société globale, les organisations doivent se rallier à l’opportunisme tant pour affecter le processus de la vie sociale que pour atteindre leurs objectifs propres» (Paul Mattick). 26
Il n’est pas besoin d’être grand stratège pour comprendre qu’il existe tout de même des avantages tactiques indéniables au maintien de certains secrets. 28
S’il est évident que l’expérience au sein de HØ aura une influence déterminante dans tout engagement des cellules de l’organe, il est élémentaire que d’aucune façon notre organisation cherche à exercer un pouvoir quelconque au sein des mouvements qui ne lui appartienne nullement. 29
C’est aussi pourquoi l’ultra-gauche, malgré ses beaux principes, n’aura jamais été une force majeure dans l’échiquier politique mondial. 30
Hannah Arendt nous explique bien pourquoi : d’abord, remarquons «qu’une discussion sur la culture est tenue de prendre pour point de départ le phénomène de l’art parce que les œuvres d’art sont les objets culturels par excellence»; ensuite, notons que «l’élément commun à l’art et à la politique est que tous deux sont des phénomènes du monde public». 31
«À travers toute son histoire, la peinture a été alternativement au service de l’Église, de l’État, des armées, du patronage individuel, de la connaissance de la nature, des phénomènes scientifiques, de l’anecdote et de la décoration. Mais les merveilleuses œuvres qui ont été peintes, quelles que soient leurs sources d’inspiration, vivent encore pour nous à cause des qualités absolues qu’elles possèdent en commun» (Man Ray). 32
En faveur de laquelle «il faut modifier le matériau pour qu’il devienne loisir et le préparer pour qu’il soit facile à consommer» (Arendt). 33
«Le domaine de la création artistique devient le lieu de ce qu’Herbert Marcuse nommait les «satisfactions substitutives», ces gratifications compensatoires, entièrement intégrées à l’ordre établi – et éventuellement produites par ce dernier – de façon à enchaîner l’individu et, de ce fait, à consolider le système» (Marc Jimenez). 34
«L’art pour l’art, en se voulant un absolu, nie cette relation obligée à la réalité implicitement contenue dans son émancipation par rapport au concret, qui est son a priori polémique» (Adorno). 35
Il s’agit évidemment de moyens que nous cherchons à développer à long terme puisqu’il nous reste encore à nous améliorer encore considérablement dans ces domaines et à dénicher de bons collaborateurs. 36
«En un sens, notre tâche est [entre autres] de rendre les gens prêts à écouter, et cela n’est pas [seulement] affaire d’argumentation» (Gayatri Chakravorty Spivak). (La citation a été modifiée pour qu’elle corresponde à notre opinion.) 37
Si pour Cicéron, Cultura animi philosophia est (La philosophie est la culture de l’âme), de notre côté, il nous semble clair que l’esprit et le corps humains se nourrissent de l’ensemble des activités supérieures et que l’essence sublime de la pratique de celles-ci ne prend forme qu’à travers l’échange non marchand au sein duquel la discussion et la délibération occupent une place prépondérante. 38
Ces mouvements de protestation, par leur propension à développer des modes de fonctionnement partiellement autogestionnaires, comportant ainsi intrinsèquement une valeur révolutionnaire, constituent souvent le meilleur endroit pour faire de la politique. 39
Certes, la guerre est toujours sanglante, mais elle a besoin d’être justifiée par la barbarie d’adversaires que les soldats non seulement ne comprennent pas, mais n’aperçoivent plus tellement ils se sont éloignés du front. Rarement sera-t-il devenu aussi difficile pour les généraux d’intimer à leurs subalternes de tirer sur une foule de personnes qu’ils considèrent comme leurs semblables. 40
En ce sens, c’est une grave erreur d’associer candidement fête et révolution comme l’ont fait les situationnistes. 27
83
CONFIGURATION 1 DE L’OPPOSITION
Pierre-Luc Junet
Souvent, il y a un embarras, discret, à l’origine de la réussite. Walter Benjamin
D
ans un monde en proie aux guerres et aux trahisons, Cicéron consigne avec discernement que, « s’il ne se passe rien, il faut l’écrire pour le dire ». Alors que notre époque voit naître des guerres autrement plus meurtrières et que la passivité s’est généralisée face à l’abyssale abjection de la société en place, je crois qu’en écrivant cette revue, nous tentons d’honorer ce conseil du passé. Il y a peu de temps encore, on se questionnait sur la meilleure façon de faire la révolution; aujourd’hui, on se demande si elle est encore seulement possible. Qu’est-ce que cela peut signifier de se proclamer révolutionnaire de nos jours ? Le terme est galvaudé, faisant davantage référence à une sorte de pantin comique ou de fossile oublié. Nous pouvons discerner l’existence d’individus qui, suivant le passage des époques, se sont efforcés d’influencer l’évolution de la civilisation dans des tentatives de transformation de leurs sociétés. Un regard juste vers le passé permet de révéler les acteurs de cette lutte des classes qui n’en finit plus et jette encore sur la route du quotidien de nouveaux protagonistes qui, comme les anciens, partent de ce principe d’insatisfaction générale de l’état présent du monde. Les aspirants révolutionnaires qui partagent ces hautes ambitions se sont de tout temps rassemblés afin d’expérimenter leurs idées, se plaçant à contrecourant de celles qui dominaient leurs époques respectives. Tribuns, seigneurs, rois, empereurs ou chefs d’État, la hiérarchie impose une même logique répressive qui s’abat sur ceux et celles qu’on désigne comme conjurés. Le pouvoir ne cesse de les isoler, de les mettre en marge d’une société qui ne cherche qu’à les voir disparaître. La dialectique se montre féroce : l’objet de sa condition, c’est le jeu du combat, le balancement quotidien entre la vie et la mort. Bien avant d’avoir un impact réel sur la société combattue, de s’opposer aux autorités et de s’exposer à la mort et aux prisons, les révolutionnaires se sont placés en contradiction avec la pensée et la vie de leur temps. Tout commence réellement par le refus des conditions dominantes; toute l’organisation qui se construira par la suite aura comme socle ce refus. L’objectif ici consiste à se pencher sur les individus et les groupes qui ont voulu faire table rase du passé afin de nous situer nous-mêmes, comme organisation révolutionnaire, dans le cours du temps. Que devons-nous préserver, que devons-nous détruire et que fautil créer ? La culture de masse, s’aventurait Guy Debord, « est le sens d’un monde trop peu sensé ». Nous héritons de cette culture et la masse de ses informations est écrasante pour quiconque veut l’appréhender totalement : elle est une somme de compilations du vécu qui détermine notre rapport au temps et à notre action dans celui-ci. « La culture est de tout complexe qui inclut la con85
naissance, la croyance, l’art, le droit, la morale, la coutume et toutes les habitudes acquises par l’individu en tant que membre de la société » nous dit l’anthropologue Edward Tylor en 1871.2 À première vue, elle se présente de nos jours comme un immense labyrinthe et nous y apparaissons tels des somnambules dans la nuit, sans être pleinement conscients ni réveillés, en déambulant sans véritable orientation. Nous empilons les données, mémorisons des informations et des comportements dont nous ne maîtrisons pas toutes les influences, laissant le doute planer sur nos vies. « Les paradigmes culturels font obstacle à la compréhension, parce que chacun de nous est doté par la culture de solides œillères, d’idées préconçues implicites et dissimulées qui contrôlent nos pensées et empêchent la mise à jour des processus culturels. Il est impossible de dépasser sa propre culture, sans découvrir d’abord ses principaux axiomes cachés et ses croyances implicites sur ce qu’est la vie et la façon de la vivre, de la concevoir, de l’analyser, d’en parler, de la décrire et de la changer. [...] La compréhension de nous-mêmes et du monde que nous avons créé, et qui à son tour nous crée, est peut-être la seule tâche vraiment importante que doive affronter aujourd’hui l’humanité. »3 Certains individus se condamnent au mensonge leur existence durant et d’autres tentent avec fragilité de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. « L’audace croît à l’expérience », écrit avec raison Pline le Jeune dans les temps anciens. Emprunter une bonne direction dans ce chemin de Jérusalem4 révèle la capacité d’être conscient de la possibilité de maîtriser sa vie et d’agir pour la transformer. L’état actuel du monde, qui se reflète dans l’expression de cette culture comme multitude unifiée, n’est pas simplifiable et il est difficile d’évoluer en son sein en ayant conscience des contradictions journalières qu’il impose aux individus qui le refuse. Il n’y a pas tout à prendre ou tout à laisser, pas plus qu’il n’est obligatoire de choisir entre deux formes de destruction totale, soit le capitalisme annihilateur ou le nihilisme « libertaire » anticivilisationnel et ses variantes. Le monde est un éclat de lumière éblouissant que l’on appréhende à la sortie d’une caverne. L’aveuglement de la connaissance qui resplendit brime la pleine vision de l’individu; c’est pourquoi il doit apprendre à maîtriser les flammes qui le conduiront à travers son univers, arpentant de nouvelles routes où le savoir s’accumule par le mariage de phases d’expériences et des acquis accumulés de celles-ci. L’humanité ne peut fuir cette progression à moins de maintenir les peurs ancestrales et d’aménager toujours plus le confort de la pénombre. L’homme préhistorique s’en est échappé à la conquête du feu, ce qui l’a bien plus tard amené à se dérober à l’ignorance enfouie dans la caverne platonicienne. La recherche d’un équilibre est l’activité constante qui doit préoccuper notre examen, car sa déconvenue nous fait glisser sur les parois rocailleuses de notre landau originel. Nous savons comment le genre humain peut replonger si ra pidement à l’état de la barbarie et utiliser sa raison pour justifier cette dernière. Si la culture est déjà significative au point de nous enivrer dans son tourbillonnement incessant d’images et de sons, l’importance est d’en transformer la signification en produisant un message critique nouveau, court-circuitant la logique totalisante en place. On ne fait pas la révolution comme on fait la cuisine. La recette ne se trouve dans aucun livre déterminé à cet effet. Il s’agit d’expérimenter sur la base d’acquis qui 86
s’imposent comme justes. La question de la justesse de ceux-ci ainsi que celle des vertus chères aux révolutionnaires d’antan, nous la posons sincèrement en la liant avec la nécessaire volon té de compréhension de l’histoire des idées et de leur mise en pratique. Où se sont perdus nos lointains complices dans les épisodes turbulents de naguère, dans quel sentier leur itinéraire s’est-il obstrué et que nous offrent leurs mémoires, à nous qui aspirons comme d’autres à reprendre le témoin de la rébellion ? Il est autant possible que nécessaire de changer radicalement la société et de ramener au goût du jour l’extrémisme d’autrefois, celui qui intime d’en terminer avec l’État, le salariat et toute l’activité capitaliste et qui envisage de transformer les rapports sociaux en liquidant les systèmes d’oppression hérités de la division du travail. « Il faut recommencer la guerre en Espagne », ce n’est pas une phrase vaine que les membres de l’Internationale lettriste prononcent en 1955 lors d’une étape de leur parcours de perdition dans les rues parisiennes et ses troquets. Au rythme du tambour qui bat la mesure de la destruction capitaliste, il est urgent de revitaliser le projet authentiquement communiste qui n’est rien d’autre que le dessein de la liberté et de la réalisation totale de l’être humain. L’individu révolutionnaire se développe en même temps que le système qu’il combat. Il n’attend pas les coups de l’adversaire. Il ne suffit pas de se comporter comme il faudrait être en apparence, rabâchant les slogans écrits il y a des années tout en suivant un style vestimentaire de militantisme en vogue. En étant à la remorque d’un mouvement – anti ou alter – qui domine l’individu, l’accule au suivisme en réprimant la nécessaire distance critique face à toute idéologie qui se fige et se trouve réifiée, les révolutionnaires des années 2000 font penser aux saumons qui remontent le courant. Même s’ils nagent à contre-sens, ils vont tous dans la même direction et sont un groupe si homogène que leurs prédateurs s’en gavent quand vient le temps de les cueillir dans le lit de la rivière. Le camp révolutionnaire est certes microscopique aujourd’hui, mais son potentiel d’explosion n’a jamais été aussi élevé en raison de la situation présente de la société en lambeaux et du mécontentement qu’elle suscite. Une des tâches de notre camp consiste à répandre le constat largement accepté que la planète est en proie aux destructions les plus vastes et que celles-ci sont le fruit de l’organisation sociale et économique des sociétés humaines. Même Augustin, ce curé, devant les ruines de Rome concède que « tout cela n’a été construit que pour s’écrouler un jour ». Je pars du principe que nous sommes à la croisée des chemins tout comme l’étaient dans leurs époques respectives ces gens qui se sont volontairement mis en rupture avec les prétendues troupes révolutionnaires d’autrefois; ceux et celles qui ont balayé du revers de la main autant Mao et Staline que Che Guevara et la Fédération anarchiste. Nous rejetons pareillement ce que notre époque nous offre, autant dans son éloge outrancier que dans sa contestation surfaite. Il est impératif de se pencher sur l’évolution historique de ces individus, groupes et organisations qui, dans un grand effort de cohérence, ne pouvaient rien faire d’autre que d’être ce qu’ils étaient réellement à ce moment-là, sans compromis, sans hypocrisie. Ici est posée consciemment la question du sens de l’avant-garde politique et culturelle aujourd’hui, rompant avec la connotation élitiste et autoritaire qui y est associée avec raison. Le passage des avant-gardes à travers le temps est indissociable des mutations du capitalisme. Les unes répondent aux autres. C’est à partir de cette réflexion dont les sujets sont liés ensemble jusqu’à sa résolution finale – la société nouvelle – que
ART SITUATIONNISTE INTÉGRÉ
les allées se débroussaillent. Le fil d’or donné à Thésée pour sortir des dédales du labyrinthe est la représentation de la pensée critique qui se tisse au fur et à mesure jusqu’à ce qu’elle amène le protagoniste à affronter la bête qui est maîtresse des lieux. L’expérience de la contestation de l’ordre dominant se traduit ainsi par un point d’entrée, un point de sortie et au centre un affrontement violent, un combat à mort.
Compartiment de jeu5 Pour prévoir l’avenir, il faut connaître le passé car les événements de ce monde ont en tout temps des liens aux temps qui les ont précédés. Créés par les individus animés des mêmes passions, ces événements doivent nécessairement avoir les mêmes résultats. Machiavel Le terme avant-garde trouve son origine dans la stratégie militaire. « [Il s’agit d’un] élément de sûreté rapproché qu’une troupe en marche détache en avant pour la renseigner, la protéger contre les surprises terrestres et faciliter son engagement. Il a les fonctions suivantes : découvrir et exploiter les brèches dans le système défensif de l’ennemi; éviter que le gros de la force en progression ne vienne se heur ter aveuglément à une opposition ennemie; éliminer une faible opposition ou couvrir le déploiement du gros de la force en cas de rencontre avec une forte opposition. »6 L’apparition des avant-gardes à la fois culturelles et politiques est en outre reliée à la guerre : lors de la Première Guerre mondiale, les artistes sont envoyés comme les autres dans l’enfer des tranchées. C’est au milieu de la barbarie, au cœur du déferlement de la violence de cette civilisation, que des artistes puisent leur inspiration, tels Otto Dix, Paul Nash ou Fernand Léger. Ces militaires par défaut se retrouvent ainsi au centre des grands fracas de leur époque; ils sont déjà, en quelque sorte, à l’avant-garde de celle-ci, témoins oculaires et acteurs de la dévastation. Cette proximité fait éclore une volonté de séparation entre ceux qui vomissent cette guerre et ceux qui en font un mode de vie, de l’officier au soldat approbateur et dénué de toute sensibilité critique face à la volition7 des chefs. Le choix se présente : participer à l’organisation du massacre ou au massacre de l’organisation du monde. C’est encore la guerre et les batailles qui précipitent les individus jusqu’aux falaises des temps nouveaux, vers ces endroits inconnus dont la route reste à construire et dont le précipice est aussi mortel qu’attirant. Dans les petits conflits, il n’y a que de petites questions. L’armée française, dans toute sa rigueur historique, détecte rapidement en son sein les potentiels trouble-fêtes. Roland Dorgelès, ancien combattant de la Grande Guerre, témoigne en 1928 dans Le Cabaret de la belle femme : « Cette façon sévère de juger les artistes n’était d’ailleurs pas personnelle à notre capitaine et tous ceux qui ont eu l’avantage de faire campagne en qualité de soldats de deuxième classe ont pu observer que, dans l’armée, les artistes n’étaient généralement pas tenus en grande estime… ». Plutôt que d’être les éclaireurs dans la bataille militaire, au fron88
tispice de la destruction engendrée par le capitalisme meurtrier, certains de ces artistes renversent l’avant-garde sur elle-même. C’est dorénavant dans l’autre sens qu’elle progresse, au sein de cette équipée qui aspire à abattre ce qui maintient les conditions dominantes. Les tendances qui me paraissent comme étant les plus significatives dans le développement historique des avant-gardes sont une certaine frange de la poésie du XIXe siècle, — de la rupture avec le romantisme incarnée par Baudelaire au symbolisme de Mallarmé et Verlaine8 — le dadaïsme, le surréalisme et le situa tionnisme. Ces différentes initiatives se succèdent historiquement et sont une progression de chacune d’entre elles. Elles culminent avec l’Internationale situationniste (IS), panacée de cette odyssée séditieuse qui représente cette suspension passagère du tempo qu’incarne le point d’orgue. Ces entreprises vécues à tâtonnements d’abord, inconscientes d’elles-mêmes dans la période enfantine du mouvement où s’entremêlent dans une sorte de tohu-bohu social conceptions artistiques et devenir politique, s’embellissent à l’aide d’une fulgurante ascension radicale. On observe que les avant-gardes continuent à se transformer, passant de l’individu révolté et égocentrique au groupe révolutionnaire structuré, tandis que l’organisation politique nouvelle, à savoir l’organisation communiste, se retrouve figée. À un moment précis, nous le verrons plus loin dans ce texte, une rupture a lieu dans la lutte qui unit politique et culture, dans cette volonté générale de transformer la totalité de la société9. Ce contrôle sans partage et sanguinaire de l’avancement du projet historique a un nom, le bolchevisme. Lénine et ses collaborateurs empruntent en 1902 une nouvelle avenue qu’ils bâtissent de leurs mains meurtrières. La belle histoire des avant-gardes débute avec la littérature, et plus précisément la poésie. Ces écrivains, poètes maudits, portent en leur cœur l’expression sincère du mépris qu’ils ont de la société bourgeoise. Ils ne se vautrent pas dans l’alcool et les drogues pour rien : incapables d’envisager la rupture politique, dépourvus de toute organisation, ils sont des joueurs de talent éparpillés, simples témoins privilégiés des horreurs et des beautés de ce monde. Baudelaire et Lautréamont sont les initiateurs – sans oublier l’apport de Sade, redécouvert sur le tard – de cette aventure dont ils tracent les contours, mais le premier est jeté aux fauves de la société, à ses juges et à ses procureurs, tandis que le second reste un inconnu de sa propre époque. Le divorce avec le romantisme européen est déterminant. Déjà en Angleterre, des poètes romantiques comme Lord Byron et Percy Bysshe Shelley s’immiscent dans le jeu de guerre de la vie en participant à diverses luttes sociales en compagnie des opprimés. Les traces indélébiles des prémices des révoltes artistiques à venir sont symbolisées par un vers de Queen Mab de Shelley qui à vingt et un ans atteste : « Le pouvoir, telle une ravageuse pestilence, pollue tout ce qu’il touche. » Nous sommes alors en 1813 et l’Angleterre voit la tyrannie de Napoléon, héritier de la Révolution française, battre de l’aile. En 1819, Shelley confirme avec le poème pamphlétaire The Masque of Anarchy le caractère frondeur de son œuvre. Shelley s’insurge à la suite du massacre des ouvriers et ouvrières de Manchester : « Qu’est-ce donc que la Liberté ? Ce qu’est l’esclave, vous pouvez trop bien le dire, car son nom a grandi jusqu’à être un écho de votre propre nom ! C’est travailler et en recueillir un salaire suffisant tout juste pour retenir jour par jour la vie
dans vos membres, comme dans une cellule destinée à l’usage de vos tyrans. [...] C’est voir vos enfants débiles avec leurs mères languissantes et défaites, quand arrivent les vents glacés de l’hiver; - elles sont mourantes à l’heure où je vous parle ! C’est avoir faim de cette pâture que le riche, dans ses orgies, jette aux chiens gras couchés repus sous ses yeux ! » La Liberté se définit finalement comme étant Justice, Science, Sagesse, Paix, Poésie et Pensée et le programme politique embryonnaire propre à cette vision est on ne peut plus clair : « Une grande assemblée des hommes intrépides et libres qui se réunisse sur quelque endroit du sol anglais, où les plaines étendent leur immensité ! Des coins les plus reculés des limites du rivage anglais; de chaque hutte, village et ville, où ceux qui vivent et souffrent gémissent sur la misère des autres et leur propre misère; du workhouse et de la prison, où, pâles comme des cadavres ressuscités, femmes, enfants, jeunes et vieux, gémissent de douleur et pleurent de froid ! » Mais derrière cet appel rageur se cache un humanisme pacifiste dogmatique hérité de la profession de foi du poète. Embourbé dans la morale chrétienne, Shelley ne pourra constater de son vivant de quelle façon les prolétaires vont mettre en pratique ses recommandations. Un demi-siècle plus tard, alors que le symbolisme gagne ses galons au sein de l’intelligentsia littéraire, Rimbaud cherche à se défaire des salons enfumés. Il parcourt les routes jusqu’à la Commune de Paris et ses barricades. « Transformer le monde a dit Marx; changer la vie a dit Rimbaud; ces deux mots d’ordre ne font qu’un seul pour nous », écrivait d’ailleurs André Breton dans Position politique du surréalisme. Le monde et ses dispositions techniques ne sont pas suffisants pour l’esprit qui cherche à s’élever aux hauteurs des cimes de la connaissance. Le nihilisme précoce qu’affiche Rimbaud est en violente contradiction avec ses prédécesseurs romantiques. La lecture du poème Qu’est-ce que pour nous, mon cœur... est un présage troublant des péripéties à venir de l’avant-garde. Son écho est tel qu’il apparaît pertinent de le citer dans son intégralité afin de prendre la pleine mesure de sa résonance aujourd’hui : Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris De rage, sanglots de tout enfer renversant Tout ordre; et l’Aquilon encor sur les débris Et toute vengeance ? Rien !... — Mais si, toute encor, Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats, Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas ! Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or ! Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur, Mon esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez, Républiques de ce monde ! Des empereurs, Des régiments, des colons, des peuples, assez !
Qui remuerait les tourbillons de feu furieux, Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ? À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire. Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux ! Europe, Asie, Amérique, disparaissez. Notre marche vengeresse a tout occupé, Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés ! Les volcans sauteront ! et l’océan frappé... Oh ! mes amis ! — mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères : Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons ! Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre, Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond, Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours. « Romanesques amis, ça va nous plaire : jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux ! », cette phrase, prise isolément, est particulièrement significative : Rimbaud exalte la violence du monde en ruine et cette approche destructrice débute avec le refus du travail, pavant ainsi la voie à ceux qui, exactement un siècle plus tard, closent l’histoire des avant-gardes. Ce poème rimbaldien est issu des Derniers vers, composés en 187210 et parus dans l’ultime recueil de l’étrange feu follet, Illuminations. Dépourvus d’un titre choisi par l’auteur lui-même – ayant abandonné le monde de la poésie et pris la poudre d’escampette entre-temps – ces vers définitifs s’annoncent comme une sorte de testament ou de synthèse de la perception de Rimbaud qui malgré son départ est toujours là. La négation est déjà omniprésente dans la fin de son activité, comme en témoigne cet extrait de Une Saison en Enfer : « Dans les villes la boue m’apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres. » Ici, c’est le drapeau brandi par Durruti au cours de la grande Révolution sociale espagnole qui est préfiguré dans cette boue dans laquelle Rimbaud glisse à mesure que la Commune de Paris est vaincue. Le noir symbolise la douleur qu’inflige la lutte et la misère de la guerre, tandis que le rouge témoigne du sang versé sur la chaussée à la suite des échauffourées. L’individualisme radical de Rimbaud n’accouche néanmoins chez lui que d’une révolte précoce. Ce n’est peut-être pas si étonnant qu’il termine son existence comme marchand d’armes en Afrique, gardé en vie par ses esclaves noirs. En 1896, Alfred Jarry fait paraître Ubu Roi, pièce de théâtre absurde qui se moque des conventions de l’époque et provoque un scandale énorme. Jarry, l’homme qui tente de vivre comme ses personnages, s’ordonne le respect de trois éléments qui auront une présence accrue tout le long de sa courte vie : la bicyclette, le revolver et l’absinthe. Précurseur du surréalisme, Alfred Jarry, à l’image d’un Georges Orwell des années plus tard avec le concept de Big Brother, l’est aussi des procès staliniens avec Ubu Roi. Il faut attendre les dadaïstes au cours du toujours florissant mois de mai – celui-là de 1916 – pour entreprendre l’édification d’un groupe plus étoffé revendiquant son appartenance à un mouvement. Le dadaïsme est le balbutiement de l’avant-garde consciente d’elle-même. Dada est une somme d’artistes qui aspirent à rejeter toute contrainte dans l’art et qui font de cette exigence un style de vie. Marqué par les scandales, le dadaïsme 89
est un fourre-tout encore trop incohérent : « Ni un dogme, ni une école, mais plutôt une constellation d’individus et de facettes libres », tel que le concevait Tristan Tzara. Cette « constellation » n’a simplement pas la force de l’engagement organisé du fait de son imprécision générale, de ses membres aux opinions et influences diverses, voire opposées. Les dadaïstes proposent un retour à l’enfance, le terme dada y faisant d’ailleurs écho; ceux qui amènent avec eux la rupture au tournant des années 1920 cherchent à élever le mouvement à l’âge adulte qui sera en vérité sa phase adolescente. Autant dans la littérature que dans la peinture, les surréalistes portent la critique à un sens plus juste et cohérent. Ils se forgent une unité surpassant nettement la fragilité chaotique de l’expérience dada. C’est pourquoi la rupture entre les deux tendances survient dans le cadre de la Révolution russe. Depuis la fin du XIXe siècle, les bolcheviques s’organisent euxmêmes comme avant-garde politique11, dans sa conception la plus dégradée.12 Ils sont les premiers à parvenir à expérimenter une révolution prolétarienne pour ensuite accaparer le pouvoir dans ce qui se révèle être un coup d’État au détriment de la révolution. L’Europe en termine alors avec la Grande Guerre, tandis que la situation en Russie vire à la guerre civile. La nouvelle d’un bouleversement social se répand rapidement, particulièrement en Allemagne. On craint pour la vieille Europe. Les forces bourgeoises s’unissent prestement pour mettre un terme aux insurrections, ce qui nous permet de prendre acte de la plus grande tragédie de l’histoire des révolutions. De l’écrasement de l’ensemble des ouvriers et ouvrières, des paysans et paysannes révolutionnaires est engendré l’État-Parti soviétique. Autant pour ses ressortissants que pour les aspirants à la liberté du monde entier, l’URSS devient dès lors concentrationnaire du projet même de communisme. L’idée est enfermée au sein de frontières, monopolisée par des bureaucrates qui gèrent son expansion ultra-contrôlée dans l’ensemble des partis communistes européens mais, cela, peu de ces artistes engagés dans une pratique marginale le savent ou alors ils feignent de l’ignorer. Les mystifications qui seront la marque de commerce stalinienne pour les décennies à suivre s’opèrent dans les corridors du Kremlin; l’avant-garde bolchevique est maintenant simplement l’État en tant que tel. L’URSS se fonde dans le sang des révolutionnaires sur l’échec de la révolution. Makhno meurt en exil dans la misère et aspire à coordonner les forces anarchistes décimées à l’aide d’une plateforme communiste libertaire. Rosa Luxembourg a le temps de noter que « la révolution bolche vique est une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois » avant que son corps, mutilé d’une balle en pleine tête tirée sous les ordres d’un social-démocrate, ne finisse repêché dans un canal. Personne ou presque ne réchappe des exactions soviétiques, à l’image de Trotsky, bien sûr, mais aussi de Piotr Archinoff, camarade makhnoviste et anarchiste de longue date qui, en dépit de sa conversion au stalinisme à la fin des années 1920, est rattrapé comme de nombreux autres par les procès de Moscou de 1936 et fusillé pour tentative de restauration de l’anarchisme. Alors qu’en Catalogne bat le cœur de la révolution sociale, la Pravda, dans son éditorial du 17 décembre 1936, confesse : « L’élimination des trotskystes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé en Catalogne et elle est réalisée avec la même énergie qu’en Union soviétique ». L’idéologie stalinienne intégrée dans l’appareil d’État soviétique a longtemps déteint sur l’ensemble des organisations politiques et syndicales inféodées à Moscou, et ce, malgré la 90
prétendue « déstalinisation » initiée par Nikita Khrouchtchev à la suite de la mort du Petit Père des peuples.13 Aujourd’hui encore, les fragments de l’héritage stalinien jaillissent sur des groupes politiques qui pourtant ne s’en réclament pas et on pourrait même tristement évoquer le cas clinique de ceux qui invoquent toujours, en état de transe, le nom du bourreau géorgien. Il est significatif de s’apercevoir que la Russie, dans le sillon de son histoire, a vu naître des mouvements politiques extrémistes qui l’ont éclaboussé de sang. À la fin du XIXe siècle déjà, les nihilistes russes se dévoilent au grand jour et exécutent les élites du régime tsariste puis le Tsar Alexandre II lui-même. Sous la coupole de Sergeï Netchaïev, le cynisme s’affirme dans la violence. L’auteur du Catéchisme révolutionnaire, qui paraît en 1869, est dans sa folie destructrice un élément indispensable pour la compréhension du bolchevisme en URSS. Son existence repose sur la duperie, le mensonge et le crime prétendument au service de la révolution. Révélés par Tourgueniev, qui, en 1862, dans Pères et Fils donne naissance au personnage de Bazarov, les nihilistes russes sont une avant-garde d’un genre nouveau, celle de la terreur. Au cours de la progression de cette sorgue14 rouge, le dadaïsme se veut quant à lui «antibourgeois et internationaliste». Les surréalistes annoncent une volonté d’aller au-delà. « Nous n’acceptons pas les lois de l’Économie ou de l’Échange, nous n’acceptons pas l’esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire. », rédigent-ils en 1926 dans le tract « La Révolution d’abord et toujours ». Voilà que pour la première fois, Marx et Freud se réunissent avec des poètes et des peintres, de Nerval, Baudelaire, Mallarmé et bien sûr Rimbaud et Lautréamont. Les surréalistes cherchent à établir la jonction entre rêve et réalité. La compréhension de l’un et de l’autre s’avère nécessaire afin de trouver cette confluence qui relie ces deux états de cons cience. Le rêve est le prolongement tantôt de la réalité aliénée tantôt des aspirations refoulées d’un individu cerné par les mécanismes de répression générés par la société dans laquelle il évolue. L’influence de Freud est notable et ce support qu’est la psychanalyse pour le surréalisme va jeter la base du freudomarxisme à venir. Pour mesurer l’étendue de l’aliénation, il faut vivre un rêve éveillé en parvenant à dérégler tous ses sens. Le surréalisme, toutefois, se heurte rapidement aux autorités du Parti communiste français. L’orthodoxie communiste se fabrique alors une culture autoréférentielle. Elle arpente le milieu culturel à la recherche de vulgaires artistes pisse-copie qui reproduiront avec moult distorsions la réalité soviétique. Comme marchands d’idéologie, les surréalistes sont choisis – quoiqu’avec beaucoup de méfiance – pour leur indéniable talent et leur sincère engagement à gauche. Sans trop attendre, les autorités prétendument communistes imposent la rupture : sans surprise, l’idéologie des apparatchiks se fige en même temps que ces derniers ont fait main basse sur le pouvoir d’État. En 1934, la déchirure est consommée. Breton écrit avec lucidité Du temps où les surréalistes avaient raison. L’anéantissement des communistes authentiques – et donc de la Révolution – par l’URSS et ses laquais, de concert avec le développement du fascisme et du nazisme, impose une stagnation politique majeure en Occident. La guerre jettera sur le monde la nécessité de la terminer. Mais si surréalisme et bolchevisme s’unissent durant cette période trouble, il est important de souligner le caractère autoritaire d’un homme dans l’organisation, celui de André Breton. En 1929 déjà, ses critiques le sacrent avec cynisme « pape du surréalisme », tandis que les plus virulents d’entre eux se réfèrent
à lui comme « le cadavre ». Breton, Aragon, Éluard et la grande majorité de ces hommes ne se distancent pas forcément de l’orthodoxie de la conception léniniste, au contraire de certains de leurs contemporains, plus effacés. Au tournant de la plus dévastatrice des guerres surgit une fraîche jeunesse qui désire renouer autant avec la contestation qu’avec l’expérimentation artistique. Dans l’Europe d’aprèsguerre, c’est la joie : les bars et les cafés se remplissent, les fêtes populaires abondent, les marchandises fluctuent et les villes mortes se reconstruisent. Le temps est venu pour des projets neufs. Les liens sociaux se tissent dans un monde qui jongle entre les vieilles traditions et les nouvelles ambitions. Isidore Isou fonde le lettrisme en 1945, qui est rapidement dépassé par sa gauche. L’Internationale des artistes expérimentaux, ou CoBrA pour Copenhague-Bruxelles-Amsterdam, voit le jour en 1948 à Paris. Rejetant l’autorité des exégètes surréalistes dont Breton est à la tête, CoBrA réfute la spécialisation de l’art aux seules mains des artistes, tout en explorant les arts primitifs et populaires. L’Internationale lettriste est créée en 1952, mise sur pied par les éléments les plus extrémistes du mouvement lettriste, dont Guy Debord, Gil J. Wolman ou Patrick Straram. Les lettristes existent par leurs petits scandales, par leurs parutions récurrentes; il s’agit d’une répétition générale de ce qui suivra. Les acteurs de cette agitation sont ces jeunes gens qui se posent la question de la composition du prolétariat dans les années 1950, de son existence même et de l’idée de révolution alors que l’URSS écrase l’insurrection en Hongrie et en Allemagne de l’Est. Ils alimentent les réflexions à la manière de leurs prédécesseurs, les prétendants révolutionnaires d’autrefois qui appréhendaient le monde dépourvus d’une idéologie consommée, gardant près d’eux la critique indispensable à la compréhension des phénomènes. « Ce dépassement de l’art, c’est le “ passage au nord-ouest ” de la géographie de la vraie vie, qui avait si souvent été cherché pendant plus d’un siècle, notamment à partir de la poésie moderne s’autodétruisant. Mais jamais aussi cette cause n’avait subi une déroute si complète, et n’avait laissé le champ de bataille si vide, qu’au moment où nous sommes venus nous y ranger ».15 Les lettristes renouent ainsi avec la construction de la révolution au temps où tout reste à faire, y compris combattre l’ensemble des obstacles, aussi révolutionnaires se prétendent-ils. Ne piochant pas naïvement dans les bibliothèques staliniennes, ils retournent à la source de Marx et de Hegel, des poètes qui s’attaquèrent précocement au monde d’antan et à la question d’une création réellement libre dépourvue de la mainmise bourgeoise dans l’art. Les lettristes s’initient à la disquisition16 de la liberté totale. Cette expérience primitive accouche de l’Internationale situationniste. Les années 1960 font figure de relais entre le classicisme de l’avant-garde historique, son romantisme typiquement européen et adapté aux conditions existantes propres à l’Europe d’avantguerre et la contre-culture dans le vent d’une jeunesse qui se redécouvre une force de frappe. Cette jeunesse, dès sa naissance habituée à la diversification accélérée des marchandises, est sujette à gober d’innombrables produits de commercialisation, que ce soit des styles de musique, des vêtements ou bien de la culture. Celle-ci est intronisée en de multiples objets, matériels ou non, à travers l’explosion de la production de marchandises générées par la fin de la guerre et par la domination économique américaine dans lesquelles s’incarne l’idéologie du système pourvoyeur. La contre-culture naissante est par définition un épisode de tensions où les contradictions s’expriment 92
aussi rapidement que la circulation des marchandises dans l’espace-temps, lui-même assujetti aux impératifs du marché. Cela renforce l’aspect cacophonique de ce pseudo mouvement : il est la somme de ses antinomies et finit par devenir en un tour de main un épisode réifié dans son intégralité. On parle alors de ces années 1960 où la jeunesse semble en osmose. On peut se la représenter à l’aide d’un dessin psychédélique qui fera office de pochette d’album. « I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked. » (Allen Ginsberg) Il y a bien révolte de la plus blanche des jeunesses un peu partout dans le monde occidental, mais cette révolte générale est justement représentative de ces tensions et de cette guerre alors en cours, et donc des coups portés à l’un ou à l’autre des adversaires. C’est dans cette grande mise en scène que nous retrouvons l’Internationale situationniste qui joue alors le rôle de l’interprète des troubles et des mutations en cours ainsi que des désordres à venir. Le point central sur lequel on peut juger du travail réel d’une avant-garde consiste à analyser le moment charnière de son histoire dans la pratique, c’est-à-dire dans le cadre d’un conflit majeur au sein duquel le groupe en question est jeté comme d’autres avec lui. Lorsqu’un groupe politique atteint son point culminant, cela se traduit par la symbiose entre sa praxis et le degré de troubles dans l’époque elle-même.17 C’est à partir de ce sommet qu’on peut dès lors réfléchir sur l’influence que l’organisation exerce sur son temps et vice versa. « Frappe, mais écoute » philosophe Plutarque alors qu’il observe avec soin l’apogée de l’Empire romain au temps de la pax romana. Dans sa volonté d’indépendance radicale, l’IS devient dépendante d’elle-même. La voie est pavée pour tous les arrivistes d’une nouvelle orthodoxie ne jurant que par son nom et reprenant l’esthétique ainsi que le modus operandi dans une reproduction formelle qu’auraient probablement vomie Debord et les situationnistes les plus intègres. L’IS ne s’est pas contentée de mourir avec ses défauts sur le champ de bataille. Elle les a propagés dans le milieu dont elle se voulait critique. Il y a une sorte de retenue dans les jugements portés envers Debord. Ses adorateurs pastichent l’original et font régresser à plus d’un égard la pensée situationniste. Le processus de réification s’enclenche à la suite de l’attraction spectaculaire qu’exerce le mois de Mai 68 sur la jeunesse en quête d’une radicalisation extrême. À la suite de son échec occasionné par la remobilisation de la droite tout autant que par le sabotage de la gauche, ce mouvement provoque une fracture dans la société française. L’unité nationale se fait autour des partisans de de Gaulle et de la droite dans son ensemble. Coupant l’herbe sous les pieds des éléments les plus révolutionnaires de la classe ouvrière et de la jeunesse, la gauche et l’extrême-gauche dont l’existence est reconnue par l’État s’intègrent encore davantage au sein de la structure sociale dominante. Le terreau est fertile pour les groupes radicaux composés d’un large éventail allant des maoïstes aux anarchistes, en passant par l’ultra-gauche dont l’IS est désormais une des figures de proue auréolée des succès de Mai. Une grande partie des protagonistes des rues de l’Hexagone se tournent ainsi vers ces groupes estimés mais pas forcément estimables. De ce soudain vedettariat, les situa tionnistes récoltent les plus féroces contrecoups. Le nombre d’admirateurs augmente le volume d’usurpateurs, tandis qu’au sein du groupe plusieurs de ses membres se reposent sur les lauriers de l’organisation. La tension entre la reconnaissance médiatisée de l’IS et sa critique radicale de la représentation
dans la société du spectacle court-circuite ses visées. Debord explique en 1972 dans le testament La Véritable Scission de l’Internationale pourquoi et à quel point les situationnistes s’avèrent incapables d’améliorer qualitativement leur organisation : en bout de ligne, c’est la société qui a davantage reconnue et pervertie l’IS que ses propres participants, enfants du spectacle, éblouis par la fulgurance soudaine du mouvement des occupations de Mai. Les années qui suivent cette révolte fabriquent de nouveaux modèles de prétendus situationnistes déambulant dans les hauts lieux des rassemblements ultragauchistes et répétant inlassablement des mots d’ordre et des formules toutes faites. « Vivre sans temps mort ! », « Jouir sans entraves ! » représentent des slogans idéals pour les jeunes gens qui s’activent au sein d’un monde de consommation en mesure de leur offrir un maximum de loisirs, de jouissance et de divertissement. L’extrême radicalité des thèses situationnistes sert de barème pour des militants en recherche d’une subjectivité radicale qui se veut toujours plus profonde, plus authentique. Dans la surenchère du radicalisme sauvage naissent les « postsitus ». Ils adoptent une posture où s’expriment leurs passions de façon généralement autosuffisante : il vaut mieux se convaincre d’être révolutionnaire plutôt que fréquenter ceux pour qui on n’éprouve que peu d’attirance, mais à qui néanmoins on ressemble véritablement. « Les époques déteignent sur les êtres qui les traversent », mentionne avec justesse Balzac. On peut dire qu’il faut avoir un sens critique bien aiguisé pour comprendre en quoi consiste cette empreinte tout autant qu’il est ardu de se pencher sur son époque avec la distance que cela requiert et encore davantage de trouver sa voie dans cette traversée. Poe répond que « l’important, le principal, c’est de savoir ce qu’il faut observer »; dans le cas qui est le nôtre, il s’agit des manifestations probantes qu’exerce l’idéologie dominante sur les individus prétendument révolutionnaires. À la dissolution de l’Internationale situationniste, la trajectoire historique de l’avantgarde arrive à un croisement. Dans une nuit d’ivresse, les postsitus développent la contre-culture politique à travers des styles comme le punk où le nihilisme décadent, s’affichant sous leur jour le plus terrible, tandis que Guy Debord, gardien du trésor, se replie sur son propre personnage, un Moi enivré des souvenirs de ce Paris de l’aventure.18 L’esthète veut rejoindre ses modèles afin de préserver sa propre authenticité. Il cherche à démystifier les méandres de la société du spectacle tout en se rapprochant au fil du temps du lyrisme propre à l’écrivain qui romance même sa propre existence. Il prétend avoir fait de sa vie une œuvre – c’est-à-dire un exemple –, ce qui est déplorable lorsqu’on se vante presque d’être un ivrogne et qu’on finit par se tirer une balle en plein cœur du fait de sa débauche constante. Il n’y a rien d’étonnant en bout de ligne dans le fait que les postsitus méprisés par Debord soient cette engeance se vautrant dans l’excès, car l’outrance est partie prenante de l’esthétisation du personnage devenu icône. Il rejoint là fièrement les poètes maudits qu’on représente une bouteille d’absinthe à la main, ivres morts sur la chaussée. La dernière avant-garde culturelle et politique, celle qui est le concentré de toutes celles qui l’ont précédée – et même des futuristes –, n’est pas morte à Paris en 1972. C’est avec le suicide de Guy Debord que se met à nu le cadavre de l’avant-garde européenne telle que nous la connaissions depuis. Elle se caractérise par un comportement provocateur, frivole, de l’excès et de la condescendance. Nous savons trop bien que ce style de vie est aujourd’hui impossible à pratiquer sinon pour des petits-bourgeois méprisables dont nous pouvons constater la présence parmi la jeunesse pseudo-
bohème. Punk is dead : les rejetons de la bohème, les enfants de la nuit, ont trépassé il y a longtemps, et se montrent au grand jour enrobés dans les draps de l’industrie culturelle. Pour dépasser l’héritage des avant-gardes, il faut également en critiquer sa composition essentiellement masculine : Valentine Hugo et Leonora Carrington sont les seules femmes ayant participé ouvertement au surréalisme19, tandis que huit femmes se sont succédés au cours de l’histoire de l’Internationale situationniste.20 Voici aussi un résultat d’une attitude avant-gardiste qui repose sur l’apparence et le style. Elle est une affirmation de la virilité d’hommes possédant la chance d’exprimer leur culture avec fougue dans une société qui ne les tolérait certes pas, mais qui était habituée à ceux-ci puisque cette même société s’exprime aussi l’écrasante majorité du temps avec ces mêmes bouches masculines. Un objectif fondamental pour tout groupe qui aspire à la critique totale de la société est d’être capable d’appliquer cette critique au comportement individuel de ses membres, et donc d’être en adéquation avec sa pensée. Notre groupe est victime de l’influence négative de l’avant-garde européenne et la phase première de son existence démontre sa dépendance historique à celle-ci. Hors-d’Øeuvre aspire ainsi immédiatement à rompre définitivement avec les effluves fétides des acteurs du dernier siècle. Tenir tête à notre époque signifie ne pas se laisser vaincre par elle; dans le combat perpétuel, nous pouvons à tout moment améliorer les combattants. « Le toujours mystérieux accordéon du temps déploie les images de la vie, les fondant tout à coup dans notre présence, et les replie dans ce qui devient alors notre passé. »21 Le temps n’est pas obligatoirement un Léviathan qui s’impose de tout son poids sur nos consciences. Nous disposons de la capacité de faire du temps ce que nous voulons qu’il soit. La fatalité issue de notre histoire commune, héritée des vieilles traditions et des comportements ancestraux, est un leurre.
Construction du jeu22 La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants, et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne parvient à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que lorsqu’il arrive à la ma nier sans recourir à l’aide de sa langue maternelle. Marx 93
L’avant-garde prend son cours dans l’histoire à l’image de lanternes qui nous guident dans la nuit sombre, s’éteignant parfois pour briller davantage par la suite. Elle est aussi ce flambeau qui se transmet au cours d’un long et rude voyage. Cette route aux multiples embranchements et détours, celle de la civilisation, repose sur le développement de l’existence humaine. Les révolutionnaires sont jetés sur ce chemin incongru et doivent pouvoir s’y diriger pour en influencer le tracé. J’ai fait mention plus haut de l’histoire sommaire des individus qui se sont trouvés aux avant-postes de ce désir et de la façon dont ils ont pu entretenir une certaine culture qui nous permet aujourd’hui de les englober au sein d’une catégorie ayant transcendé les générations. Il faut se pencher maintenant sur l’évolution de la société européenne, la bonne société, à partir de celle qu’on a identifiée comme étant un âge d’or pour les arts (la Renaissance) jusqu’à son avènement comme société de masse, c’est-à-dire dans l’industrialisation exponentielle des marchandises et de l’explosion démographique. La transformation des structures et des compositions sociales largement initiée par la révolution industrielle, mais dont la genèse se situe dès la fin du XVIe siècle avec l’apparition des banques, des conquêtes outremer et de l’expansion de l’influence des marchands, provoque une rupture avec le fil classique de la tradition. Les contours de la modernité se dessinent alors que la carte de l’Europe s’étend sur la face du monde. L’âge de l’extension des empires apporte la culture de ces sociétés conquérantes. Les biens culturels les plus significatifs – ceux qui témoignent le plus directement de l’essence d’une société – sont les œuvres d’art. À la suite de cette nouvelle configuration du monde, la valeur originelle de ces objets saisissables se transforme en valeur marchande. La teneur des œuvres d’art se trouve modifiée par la perte de leur sceau d’authenticité : cela s’explique par l’édification méthodique d’une économie reposant sur la facilité de reproduction de marchandises extrêmement diversifiées où tout produit s’insère dans une logique expansionniste. La culture des peuples se métamorphose alors pour devenir ce que nous connaissons aujourd’hui à l’ère de la postmodernité : une atomisation générale des arts, imbriquée dans une culture de masse, au service d’un capitalisme mondialisé. L’essence de l’époque moderne, en ce qui a trait précisément aux formes diversifiées d’expressions artistiques, se caractérise par une maîtrise totale de l’individu sur l’objet constituant son outil de travail : elle exprime le contrôle exercé par l’artiste de la Renaissance sur la représentation idéologique du monde auquel il participe activement. La figure sociale du créateur se juxtapose sur ses sculptures magnifiées de divinités mythiques ou sur la représentation christique glorifiée d’une toile aux dimensions démesurées. Il se veut aussi beau que le visage imaginé d’un Jésus tout d’un coup blanc et européen. Du XVe siècle à la première rupture dans la tradition au XIXe siècle23, l’artiste par tage encore ce lien avec un Dieu créateur : ce qui cristallise le pouvoir dans les sociétés occidentales est soumis à l’idée d’un Dieu omniscient. Le Roi est son représentant, le Pape, son porteparole, les nobles au sang bleu, ses descendants et l’Artiste, son interprète. Il faut attendre les premières décapitations de têtes couronnées pour que cette formule change radicalement car, comme le mentionne Camus, « la vertu absolue est impossible, la république du pardon amène par une logique implacable la république des guillotines ». L’artiste de la Renaissance, dès son éclosion encouragée par l’aristocratie, est un personnage qui fait le relais entre le pouvoir et sa société. Il peint, sculpte et bâtit une esthétique de la réalité façonnée par l’idéologie des rois 94
et des curés. En dépit du fait que l’artiste innove dans le rapport que l’humain entretient avec la nature et que l’expression artistique de cette époque initie timidement la réappropriation des connaissances à venir, il n’en demeure pas moins qu’il est à ce moment-là au service des noblesses d’Europe. Mais il est aussi un embryon de la transformation sociale grâce à son statut privilégié qu’on peut qualifier d’interprète et aussi grâce au fait qu’il sait disposer plus qu’un autre des connaissances techniques pour se faire voir que ce soit dans l’architecture ou dans la peinture. L’art de la Renaissance, inféodé à l’État comme étant son visage idéologique, n’incarne pas la culture d’un peuple, mais dépeint plutôt la soumission de celle-ci. La crasse des taudis, la peste des villages, l’écrasante misère généralisée qui foisonne au même rythme que le sous-prolétariat et la paysannerie, tout cela constitue une culture dénuée d’expression matérielle. Les serfs ne disposent pas de lieux d’entreposage où ils sont en mesure de poser leurs regards sur des objets ayant une valeur purement symbolique et une esthétique leur permettant d’historiciser leurs propres existences. Pour appréhender véritablement leur culture, il faut passer à travers ces zones dangereuses et entendre de la bouche puante des soumis le son de leur parole, de leurs contes et de leurs chants qui constituent principalement l’ensemble de cette culture populaire encore insaisissable. Le pauvre ne s’accommode que de la connaissance technique de sa fourche ou de sa faux puisque jamais il n’a le temps ou les ressources pour connaître autre chose. Dans ces sociétés, la culture, contrôlée par l’exercice d’un pouvoir de classe, est ainsi affaire de spécialisation. Elle est encore comprise telle que les Romains l’ont définie, notamment par Cicéron. À la différence des Grecs qui interprétaient l’agriculture comme étant un viol de la terre, les Romains basent une grande partie de la force de leur empire sur leur capacité à travailler convenablement le sol et à en extraire les produits nécessaires pour alimenter leurs citoyens, stabilisant de surcroît la paix dans les contrées conquises. Ce champ cultivé est du domaine du privé et peu y ont accès, de la même manière que sous Louis XIV il est honorifique de pouvoir pénétrer dans le château de Versailles, épicentre de la monarchie française. Les noblesses des royautés européennes conçoivent l’art de la connaissance de la même façon que les Romains de jadis. Les convergences esthétiques entre les sociétés gréco-romaines et la Renaissance ne sont plus à démontrer, mais outre ce qui est représenté en façade, il faut investiguer au-delà des œuvres pour détecter le fil conducteur de la tradition qui lie ensemble l’histoire du premier et du dernier empire présent sur le sol européen.24 Les troubadours du Moyen Âge sont représentatifs du savoir populaire d’autrefois : ils vont et viennent, n’archivant pas leurs productions. Les nobles accumulent des richesses, matérielles ou non, et les concentrent à un point fixe — dans leurs châteaux —, tandis que les déshérités colportent leurs rudiments au coin des feux, éparpillés, en n’ayant entre leurs mains que la misère qui les accable. Les chefs s’évertuent à préserver ja lousement cette spécialisation de la haute culture incarnée par l’artiste et la font ainsi apparaître comme le reflet des différen ces jugées naturelles entre les individus, entre l’être raffiné et celui toujours plongé dans les ténèbres de la barbarie et du péché. Sans pensée critique, sans conscience de soi comme sujet déterminé dans une société de classes, il n’existe pas de culture de la société — cette dernière étant composée d’un ensemble d’individus ayant les moyens de partager des conduites et des
connaissances — mais une société de la culture, celle des pa lais et des cours royales. La volonté des artistes et de la noblesse de se rapprocher de l’art des figures mythiques et religieuses — dans une tentative pour côtoyer le divin et la perfection par la reproduction des formes et des sons —, bien qu’elle ait per mis de dessiner les premiers contours d’une société réellement humaniste, est équivalente à la volonté de se distancer de la misère du peuple, de son enfer quotidien. Comme toujours, ce sont des luttes sociales acharnées qui bou leversent l’organisation de la société. L’esquisse des grands mouvements révolutionnaires à venir, à l’instar des jacqueries en France, est une prise de conscience embryonnaire d’une exploitation plus généralisée. Exemple même d’une révolte, la Fronde annonce les couleurs des révolutions prochaines. Dans ces mouvements de violence extrême se révèle un désir primaire d’un droit à la terre et à la récolte : ce sont là les fondements d’une sédentarisation moderne permettant l’échange de con naissances grâce à une libéralisation de l’organisation sociale, et donc à une répartition plus juste du temps de l’exploité. Incons ciemment, les paysans révoltés luttent aussi pour la constitution matérielle et la reconnaissance de leur culture; en empilant des cadavres de seigneurs sur leurs fourches, ils aspirent eux-aussi à la création d’œuvres d’art et, si aujourd’hui plusieurs peuvent faire de l’art, c’est grâce à cette violence. Les révolutions bourgeoises propulsent des pans entiers du peu ple à questionner radicalement sa participation à la société. Ce sont les lois anciennes qui sont attaquées et par défaut les lois qui maintiennent les courants artistiques dans la culture d’élite. Les tableaux du Christ sont remplacés par des person nifications de la Nation révolutionnaire, Le Jugement dernier de Michel-Ange devient La Liberté guidant le Peuple de Delacroix. Avec les acquis révolutionnaires, l’œuvre d’art se démocra tise et se rapproche du peuple, davantage dans sa forme que dans son fond. Les artistes participent aux révolutions. Gustave Courbet en est un fier représentant lorsque, moins d’un siècle plus tard, après avoir participé à l’effondrement de la colonne Vendôme lors de la Commune, il déclare : « Je me suis constam ment occupé de la question sociale et des philosophies qui s’y rattachent, marchant dans ma voie parallèlement à mon cama rade Proudhon. [...] J’ai lutté contre toutes les formes de gou vernement autoritaire et de droit divin, voulant que l’homme se gouverne lui-même selon ses besoins, à son profit direct et suivant sa conception propre ». Si depuis les dessins préhisto riques des grottes l’expression artistique était surtout une tech nique d’élite pour les individus disposant de moyens adéquats, les vagues révolutionnaires du XVIIIe siècle et du XIXe siècle in terrompent partiellement ce processus. La France voit les rues de Paris baigner dans le sang au rythme des révoltes succes sives de la grande Révolution jusqu’au sacre de Napoléon. Le peuple s’est construit une attitude comme en témoigne la culture insurrectionnelle immortalisée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, rédigée par deux guillotinés, Hérault de Séchelles et Saint-Just : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Cet article, le trente-cinquième de la Constitution, inspiré plus ou moins consciemment par le lien entretenu entre le peuple chinois et les empereurs des différentes dynasties impériales, termine le texte et rend hon neur à la Commune insurrectionnelle de Paris qui est créée afin d’obtenir la tête du roi. Les révolutions bourgeoises, avec les
acquis de la démocratie libérale, permettent aux peuples de posséder une idée concrète de ce que constitue une transforma tion radicale de la société : le conflit violent qui oppose entre elles des classes sociales. Dorénavant la pensée révolutionnaire est en constante évolution. Sa mise en pratique se base sur des possibilités réelles d’actions. Les théories les plus radicales peuvent naître et se propager dans toute l’Europe au même moment où la bourgeoisie consolide son pouvoir à l’aide de la révolution industrielle. Développement de l’exploitation et déve loppement de la conscience de celle-ci, telle est la contradiction qu’a fait apparaître les traces laissées par les révolutions bour geoises. Les élites changent de visage dans un mouvement de substitution et se résignent à partager quelques miettes de leurs connaissances avec des peuples qui luttent pour leur existence sociale, politique et culturelle. Alors que l’aristocratie et la no blesse ne laissent aucun doute quant à leur conception de la fracture sociale25, la bourgeoisie maintient l’illusion de l’égalité de chacun devant la loi démocratique universelle incarnée par l’État-nation, la république et la monarchie parlementaire. C’est à partir de cette compréhension des sociétés et des révolutions du passé que vont se matérialiser les possibilités futures. Du dévoilement de cette mystification aux moyens d’y mettre un terme, l’objectif est dorénavant de réaliser le projet communiste. Ce n’est donc pas anodin si l’idée du communisme, des pre miers penseurs utopiques français et anglais à Marx, se fortifie en même temps que le développement technique des moyens artistiques. La photographie, inventée en 1839 par François Arago lorsqu’il présente le procédé devant l’Académie des Sci ences de Paris surgit un an avant que Proudhon n’écrive Qu’estce que la propriété ? Dans la lignée des connaissances acquises en photographie, le cinéma est développé en 1895 par les frères Lumières, au même moment que les premiers écrits de Rosa Luxemburg et de Lénine ne circulent. Le développement des technologies ainsi que de la pensée et de la praxis révolu tionnaires amènent de nouvelles possibilités d’intervention dans le champ culturel. Dès 1909, les futuristes exaltent la vitesse et la violence dans des hymnes à la guerre qui glorifient la modernité. En parallèle, Lénine rédige Que faire ? en 1902 et précise dès lors la stratégie politique de ce qui devient le bol chevisme, puis le stalinisme. Ce sont les nouveaux moyens tech niques disponibles, soit les appareils ayant la capacité de re produire en série (de l’utilisation de l’appareil photographique aux machines des usines), qui permettent d’exercer un contrôle plus efficace sur la société et son avenir. L’extrême-gauche comme l’extrême-droite repensent stratégiquement leur action au sein de la culture. Pour la première, ce sera l’apparition, après la révolution d’Octobre, du réalisme soviétique d’une part et de l’éclosion du dadaïsme en 1916 de l’autre. Pour la se conde, l’Italie fasciste encense le futurisme, et l’Allemagne, à la suite de la Première Guerre mondiale, accouche du nazisme qui, dès son origine, entreprend une refonte réactionnaire et idéologique de la culture. L’autodafé hitlérien est le summum symbolique d’une extermination culturelle qui a pour objectif, à l’aide du feu dévastateur qui s’emploiera par la suite à brûler non pas des livres mais des cadavres, la colonisation du monde par l’idéologie nazie. La production artistique du début du siècle dernier se diversifie et devient davantage accessible, son influence dépassant désor mais les salons privés ou les musées. Comme toutes les marchan dises qui, depuis la Révolution industrielle, se produisent et se diffusent à un rythme accéléré, l’art suit le même procédé : 95
l’œuvre devient un article comme un autre qui s’écoule sur ce qu’on appelle déjà le marché de l’art. La reproduction en série d’une création l’éloigne du procédé, de son authenticité originelle : elle se caractérise dorénavant non plus par sa singularité mais par sa capacité à se multiplier pour toucher le plus grand nombre.26 Cette aisance à dupliquer une marchandise est imbriquée au développement des forces de productions capitalistes, faisant de tout produit artistique non pas le visage d’une culture singulière, mais bien d’une culture capitaliste mondialisée en devenir. Si la commercialisation de l’art était déjà présente à la naissance des courants culturels avant-gardistes, c’est au tournant du dernier siècle qu’elle se consolide avec la structuration d’une industrie culturelle internationale. À l’orée de la plus dévastatrice des guerres de l’humanité, la modernité entreprend déjà son effritement qui culmine dans la destruction totale. La période latente entre l’apparition des nouveaux appareils technologiques et leur utilisation massive dans une logique marchande correspond à ce temps nécessaire d’adaptation du système. Les artistes qui savent tirer leur épingle du jeu au cours de cette période sont les premiers à révéler la rupture qui s’annonce déjà, et qui se confirme aujourd’hui. La société de classes a fait de la plupart des artistes des prolétaires et, même s’il reste des traces d’humanité dans la pratique de l’art aujourd’hui, l’ancien statut qui leur était accordé est périmé. Jean Charest ne trimballe pas son peintre dans ses valises lors de ses déplacements à l’étranger et, si son gouvernement le finance, ce n’est qu’en le soumettant aux rigides conventions de l’Institution. Quand le mécène distribue encore des liasses de billets, c’est pour le financement d’une exposition résolument intégrée au marché de la culture, pour ce qui se fait de plus estimable pour les financiers de l’art. À l’époque où la culture s’industrialise en même temps que l’ensemble de la société s’épanouissent des partis et groupuscules politiques qui utilisent à des fins de propagande et, à plein escient, ces techniques audacieuses que sont le cinéma et la photographie. Eisenstein met en scène la mutinerie du cuirassé Potemkine et Riefenstahl, les rassemblements des nazis à Nuremberg. Le cinéma offre la possibilité de recréer un monde vivant dont l’image n’est pas immobile comme le tracé d’un pinceau ou le bras sculpté d’une divinité antique. Cette possibilité plonge le spectateur dans un état de contemplation immédiat. Toute son attention est forcément dirigée vers un écran aux dimensions toujours plus immenses. Les salles de théâtre se recyclent : l’art ancien, celui dans lequel les Grecs provoquaient des scandales politiques, est remplacé par un art nouveau. La salle est plongée dans une obscurité presque absolue. La seule lumière provient de l’écran lui-même. C’est ainsi que, dès sa naissance, le cinéma s’annonce comme un rêve éveillé pour un spectateur voyeur cantonné dans son fauteuil. Vu sous cet angle, il embrasse une dimension opposée à la mission que se sont donnée les surréalistes : l’onirisme cinématographique provoque l’aliénation du spectateur davantage que son émancipation. Conscients de ce caractère intrinsèque et de ses possibilités, les surréalistes, tout comme Debord le fera par la suite dans un tout autre style, s’investissent dans le cinéma. Les productions filmiques, en plus d’être présentées dans un espace accommodant pour l’ingestion d’une bouillie idéologique, mettent l’accent sur les rôles sociaux déterminés des personnages masculins et féminins. À son origine, les femmes sont souvent représentées sous une forme de pureté, d’innocence traduisant la virginité. L’expressionnisme allemand, par exemple, illumine la présence scénique d’une femme par des vêtements immaculés de blanc, 96
comme dans Le Cabinet du Docteur Caligari. Très rapidement, elle se transforme en objet de désir pour le spectateur mâle et trouve en quelque sorte son achèvement dans la pornographie.27 En 1926 apparaît la télévision, réplique miniature de l’écran de cinéma : toutes les pacotilles culturelles sont dès lors présentées au regard du plus grand nombre, à l’heure du souper, contenant en elles-mêmes une série de fragments de l’idéologie dominante. Prises ensemble, elles en sont la vitrine spectaculaire. Diogène nous rappelle que « nous sommes plus curieux du sens des rêves que des choses que nous voyons éveillés ». Ces rêves sont symptomatiques de l’état de sommeil dans lequel végète une humanité dont les songes ne sont pas exempts de l’aliénation qui travestit la réalité. Ces accumulations d’images, se reproduisant à une cadence militaire, vont de pair avec l’éclosion de la guerre. La Deuxième Guerre mondiale est aussi une guerre culturelle, un affrontement qui met en jeu une domination territoriale et idéologique. Pour la première fois, la possibilité d’une diffusion abondante de la culture des vainqueurs sur l’ensemble des territoires conquis devient une réalité et elle se paye au prix fort. L’enjeu réel de cette guerre n’est ni plus ni moins que la suprématie sur le monde pour les décennies à venir, c’est-à-dire le contrôle de la logique de circulation des marchandises. La victoire certaine des Alliés — le fascisme dans sa forme primaire est voué à un impéria lisme autodestructeur — permet aux États-Unis de reconstruire l’Europe. Déjà l’industrie culturelle, mise en place graduellement avant la guerre, définit des catégories et des styles qui, engendrant de nouvelles modes, commencent à représenter un intérêt économique. Les producteurs deviennent de plus en plus influents et toute une industrie locale se structure notamment autour d’eux. Toutefois, il faut encore définir clairement le produit et, pour ce faire, les fournisseurs ont recours au vedettariat. Si Hitler pensait que chaque Allemand s’identifiait à son ima ge et cristallisait l’essence même de la nation, John Wayne, James Dean ou Marilyn Monroe vont quant à eux personnifier précisément le visage de la société capitaliste triomphante. Leur sourire, leur façon de marcher, ce qu’ils mangent, ce qu’ils fument, les moindres de leurs gestes sont imités. Le spectateur peut voir encore et encore les mêmes images, gravées dans le temps à jamais. Le producteur, terme qui tire lui aussi son origine du monde agricole, agit à l’image du fermier donnant à ses bovins l’accès au vaste pâturage. Les Trente Glorieuses permettent une relance incroyablement fructueuse du déve loppement de l’économie capitaliste. Sans empire qui plonge le monde constamment dans la guerre, les puissances dominantes peuvent cultiver des nouvelles parts de marché à l’aide de moyens énormes. La planification du monde va bon train. Celuici se sépare en deux zones d’influences factices où les marchandises issues des usines, des bureaux ou des ateliers contribuent d’une manière similaire à l’exploitation des peuples par leurs bourgeoisies respectives et leur État. La véritable guerre froide est davantage une opposition interne à la bourgeoisie ayant comme finalité le contrôle exclusif de l’exploitation. Héritière du jacobinisme et de la centralisation bureaucratique, l’URSS perd à ce jeu alors que les capitalistes d’Occident parviennent à ériger un système d’aliénation complexe et subtil ayant pour pierre angulaire le concept mutilé de démocratie. En effet, le socle justificatif du système capitaliste repose sur la dénaturalisation ra dicale de ce concept dont la signification authentique se trouve renversée. L’ordre social étant légitimé par une illusion, c’est à partir de ce mensonge initial, sans cesse ressassé, figé dans un dogme, que tous les autres se perpétuent. Son acceptation est
aussi largement due à la facilité d’accès, par la monnaie, d’un nombre incalculable de marchandises de diverses valeurs que les individus se sentent libres de se procurer.28 Le mensonge originel, si l’on peut dire, se matérialise lors de la division du travail. C’est à partir de celle-ci que se solidifient les systèmes d’oppression et les classes sociales. Or, le commun des mortels, lors d’une discussion politique, ne justifiera pas la société occidentale en l’évoquant : il invoquera plutôt la démocratie dans laquelle ses semblables vivent prétendument égaux, en opposition à toutes les autres sociétés qu’il juge moins développées. Dans le monde construit par la bourgeoisie, ce qui sert les intérêts de la hiérarchie sociale est répété sans cesse en travestissement le sens exact des mots et des concepts auxquels l’idéal démocratique se rattache. Tout raisonnement historique est ignoré ou interprété d’une façon qui permet à ceux qui détiennent le pouvoir d’utiliser aussi ces référents à leur propre compte. Ce contrôle tenace de la véracité des faits, cette emprise totale sur la réalité et sa construction, s’est considérablement solidifié par l’action de l’industrie culturelle sur la représentation du réel, et donc sur le rapport qu’entretiennent les individus avec celuici. La société de masse, amplifiée par le baby-boom qui a suivi la guerre, appelle une culture de masse. « La vamp, le héros national, le beatnik, la ménagère névrosée, le gangster, la star ne représentent plus des possibilités de vie nouvelle, mais seulement des variantes sur un même style, le style de vie de la société industrielle avancée » (Herbert Marcuse). Les phénomènes culturels s’enchaînent les uns après les autres. Cette culture devient une pâte à modeler qu’on jette en pâture aux consommateurs sous prétexte d’accessibilité universelle.29 L’évolution de cette industrie, entamée depuis maintenant plus d’un demisiècle, est vertigineuse. En désagrégeant le lien qu’entretenait l’individu avec l’œuvre d’art, elle se présente à l’origine comme une gigantesque série de productions plutôt homogènes. Les films se ressemblent pour la plupart, les acteurs et les actrices chevauchent les époques, la publicité est peu variée et les professions de métiers sont plutôt rares et inaccessibles, encore réservées aux individus opportunistes possédant des qualités techniques supérieures. Il en va de même pour la musique : écoutée majoritairement dans les salles de spectacles, elle se propage rapidement par la radio. Ce sont les moyens de diffusion que se procurent la société de masse qui lui offrent la possibilité de répandre une culture plus hétérogène, répondant ainsi à des besoins de consommateurs. C’est parce que les moyens de production et de diffusion de marchandises cultu relles se sont avérés utilisables d’un point de vue de rentabilité que des styles de musique comme le rock ont été popularisés. Le peuple américain n’a pas aimé Elvis Presley, mais plutôt son image, la construction d’un personnage qui, dans toute sa singularité, n’avait comme simple but que de vendre des disques à la jeunesse blanche.30 L’artiste d’autrefois pouvait avoir un certain contrôle sur son œuvre alors que, dans le cas d’un Elvis Presley, le personnage qu’il incarne ignore tout ou presque du sens réel de son entreprise. Il joue inconsciemment un rôle et participe à satisfaire un besoin chez les consommateurs qui voient dans ce comédien une identité féerique, mythifiée, qui les rassure après une longue journée de travail éreintante ou lors de ces temps morts que l’on nomme naïvement les loisirs. Hannah Arendt rend compte de cet avènement morbide : « Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail – dans “ le métabolisme de l’homme avec la nature “, comme dit Marx ».
Pour combler ces trous, des espaces entiers de divertissements variés sont édifiés au sein des villes et au-delà, dans lesquels on retrouve condensé, dans des défilements d’images et de sons, le caractère entier de l’aliénation capitaliste. En consommant toujours plus frénétiquement le cœur même de ce que le système a de plus misérable à offrir, tels la guerre, la violence gratuite, le sexisme et la vulgarité extrême, les consommateurs acceptent docilement leurs conditions : la séparation entre la représentation aliénée du monde et la réalité elle-même aliénée se voit réduite à chaque parution de film à grand déploiement dans les complexes cinématographiques. L’avènement de ce qui est appelé aujourd’hui la révolution informatique donne un accès illimité à cette culture, autant pour ses commerçants que pour ses clients. La musique n’a plus besoin d’être achetée et encore moins d’être entendue dans une salle de spectacle, cette sortie consistant en un loisir régulé par une panoplie de facteurs, allant du prix du billet jusqu’à l’apparence des spectateurs eux-mêmes. La musique joue partout, y compris dans les centres commerciaux et dans les ascenseurs; elle est devenue synonyme de facilité et d’immédiat. Il n’y a bien que la littérature qui ne puisse être imposée de la sorte, car elle ne peut exister l’espace de trois minutes ni être projetée deux heures trente sur un écran fixe. Quoiqu’elle se vende au plus offrant, bien qu’à des tirages bien moindres, elle demande deux qualités qui ne s’insèrent pas dans les exigences capitalistes contemporaines : la patience de la lecture étalée sur un temps indéfini et la concentration issue de l’effort intellectuel aujourd’hui considéré comme une perte de temps. Le marché du livre s’est toutefois lui aussi diversifié pour incorporer les sujets les plus insignifiants et il prétend aujourd’hui pouvoir résumer savoirs et connaissances en moins de cent pages, agrémentées de belles photographies et d’un design séduisant. Dans l’écrasante majorité des productions culturelles, le sujet n’est abordé que d’un point de vue général : on fige des connaissances dans des images magnifiées, diluant les particularités qui sont à la racine des savoirs dans une purée esthétique, où le paraître domine tyranniquement l’ensemble. Peu de livres échappent à ce constat. Pourtant, l’acte de lecture est toujours considéré comme un acte propre aux intellectuels. Le mépris avec lequel on traite la pensée – et particulièrement au Québec – fait clairement écho à l’abandon de la théorie critique au sein du monde contemporain. La facilité avec laquelle se reproduit inlassablement la camelote culturelle abrutit graduellement les populations qui s’en laissent imprégner au rythme de leurs vies. On assiste également à une autonomisation de la culture. En effet, il n’est même plus nécessaire d’aller la chercher; par sa diversification extrême et sa production exponentielle, elle vient partout à nous, ne nous laissant que constater sa pauvreté. Les relations interpersonnelles s’intensifient dans la médiocrité en raison de la facilité de communication, aussi futile et instantanée qu’un clic sur une souris d’ordinateur. Les réseaux sociaux, régis comme le reste de la société par le paraître, ont la qualité de faciliter les échanges et le défaut d’entretenir la répression par les pairs et de préserver l’illusion d’une réelle communication entre les êtres humains. Les images des journaux télévisés font figure d’autorité, les articles des journaux hebdomadaires sont ressassés sur de multiples plateformes et, à l’oral, les phrases qui se formulent difficilement sont le miroir d’une mauvaise connaissance de la langue elle-même. L’omnipotence de la diffusion culturelle et l’aisance avec laquelle elle se produit redéfinissent son rapport avec les travailleurs de 97
l’industrie. Sous la pression de la nature orgiaque et expansionniste du système, la logique économique évolue. À son stade primaire, l’essentiel est d’assurer une transition entre le mode de production féodal et le mode de production capitaliste. Cette liaison précoce se vit dans le cadre d’une rupture politique radicale, puis se confirme dans l’application de ces mêmes politiques en gestation. La révolution industrielle est la phase qui a permis au capitalisme de se mécaniser, et donc de s’étendre sur la surface du globe. Mais dans sa multiplication des machines et des fabriques, il ne crée alors que des biens matériels. L’abondante industrialisation permet aux États d’accumuler les moyens efficaces pour étendre leur influence au-delà de toute frontière, de tout obstacle : avec cette évolution s’affermissent aussi l’impérialisme et la guerre entre les États. Un nouveau stade vient précisément à la suite du choc des impérialismes et résulte de celui-ci : c’est dans la structuration d’une industrie culturelle mondialisée que le pouvoir de diffusion de l’idéologie dominante – de l’Est comme de l’Ouest – autorise au capita lisme à entrer dans une nouvelle voie. Si la première phase a pour objectif de constituer solidement une classe ouvrière unifiée à l’aide d’une redéfinition des grandes zones urbaines, en écartant certaines forces productives de l’ordre ancien, et si la seconde est la consolidation de la première, la troisième voit l’apparition de nouveaux facteurs qui modifient la composition du prolétariat des sociétés occidentales. La classe ouvrière, dans les grandes villes et dans sa composition historique31, se transforme. Les puissances capitalistes se délestent de leurs ouvriers, qu’elles déplacent là où les conditions de la misère sont pires encore. Avec le bouleversement de l’ordre socioéconomique après la chute du bloc de l’Est, le monde devient une vaste entreprise, un vulgaire terrain de jeu pour les propriétaires de moyens de production et leurs alliés : la globalisation capitaliste implique la prolétarisation du monde, brisant toutes les frontières. L’essentiel ayant été uniformisé, les spécificités nationales ne concernent plus que des détails et ne permettent pas à un État de combler ses besoins en s’alliant avec d’autres puissances qui, comme lui, souhaiteraient illusoirement faire bande à part : toute l’économie mondiale est planifiée sur un vaste marché international. Les Alliés se débarrassent d’une partie de ces ouvriers trop gênants, trop revendicateurs, du fait des répercussions économiques des différentes crises qui ont affecté le capitalisme ces dernières décennies. Les campagnes se vident dans un nouvel exode rural, les villes gonflent chaotiquement comme des abcès sur un corps malade et la jeunesse ne cesse d’aller au cinéma s’enthousiasmer devant Transformers 2 ou Terminator 4. La classe ouvrière est encore bien présente, visi ble, massive, mais elle vieillit et est encadrée par des gestionnaires soumis à l’État qui, au fil du temps, sont parvenus à faire d’elle une classe où les idées réactionnaires sont omniprésentes. Les chiens de garde de la classe ouvrière ne sont pas les seuls responsables de ce tragique état de fait, mais ils sont une efficace courroie de transmission de l’idéologie dominante : ici nous parlons de ces fausses luttes sans la moindre conscience historique, de ce corporatisme bureaucratique dit syndical encore plus à droite que le réformisme catholique d’autrefois. Dans cette perte de conscience de classe dans la classe ellemême, l’idéologie a mûri et n’a plus de remparts effectifs contre elle; elle n’a plus ces immenses forces dressées en opposition, ces organisations de prolétaires n’ayant comme objectif que d’abattre cette société qu’ils haïssaient véritablement.32 Les zones urbaines s’étalent et leur architecture originelle est mutilée pour faire place à la logique imposée par cette phase 98
nouvelle du développement capitaliste. La désindustrialisation des grandes villes ouvrières détruit les zones d’habitations prolétariennes, initialement placées au centre des villes ou en bordure de celles-ci. La banlieue se construit autour de la désolation et devient par la suite la désolation elle-même. Dans les anciens quartiers populaires abandonnés se concentrent dorénavant de jeunes professionnels qui tombent sous le charme des projets de développement urbain initiés par les municipalités. Ces quartiers qu’on appelle revitalisés, comme si les gens qui les habitent y étaient déjà morts, sont offerts sur un plateau d’argent à tous ces travailleurs novices qui, fraîchement sortis de l’usine universitaire, sont employés dans le multimédia et ses innombrables tentacules : publicitaires, informaticiens, développeurs, journalistes, tous ces ouvriers de la culture de masse qui ne cessent d’en produire davantage à mesure que son rythme de production croît et que sa circulation s’accélère et se mondialise. Le capitalisme nécessite depuis toujours des forces productives humaines disposant d’un fort degré de qualification; aujourd’hui, c’est dans l’immense séparation des tâches qui configurent le monde du travail que se diversifient les spécialisations, précisément à travers l’industrie culturelle. La croissance fulgurante du secteur tertiaire est une résultante directe de l’uniformisation culturelle. Les privilégiés de la division internationale du travail sont les nations dont l’économie est centrée sur le secteur des services. L’accès aux emplois offerts par ces sociétés est considérable : le télémarketing, le sondage ou encore le service à la clientèle, tous ces jobs relativement nouveaux, qui requièrent cubicules et isolement et qui n’exigent pas de fortes qualifications, sont un parfait exemple de la nouvelle précarité. Ils n’offrent pour la grande majorité aucune sécurité et causent des troubles physiques alors que l’ennui ordonne leur quotidien. Nés du processus d’implantation de l’industrie culturelle dans toutes les sphères de la vie quotidienne, ils n’offrent pour la grande majorité aucune sécurité. En effet, c’est de l’industrie culturelle qu’est venu le besoin de diversifier le monde du travail, car la culture unifiée comme instrument de domination a modifié la relation des prolétaires avec le monde. Les services qui s’érigent en besoins servent quant à eux la densification de la machine globale. L’industrie multiplie toujours plus sa capacité de renforcement en créant de nouvelles données, de nouveaux pseudo-besoins, se régénérant à la mesure de l’espace qu’elle occupe dans le capitalisme mondialisé, à l’image de la queue coupée du lézard qui repousse ad vitam aeternam. L’idéologie bourgeoise est inoculée33 à la multitude plus rapidement qu’à toute autre époque. Aujourd’hui, la fréquence saccadée de la production et de la diffusion des marchandises culturelles a rattrapé l’industrie dans ses dispositifs : un jeune de douze ans peut enregistrer la vidéo de sa propre composition musicale sur YouTube ou filmer ses exploits imbéciles, qui peuvent même devenir à terme une émission débile à l’exemple de Jack Ass, production dans laquelle une belle brochette de crétins est admirée pour ce qu’ils sont véritablement. Ce qui force l’industrie du cinéma, par exemple, à se renouveler, c’est le développement de méthodes technologiques récentes qui assurent encore aux spectateurs l’illusion que ces nouveautés vont augmenter la qualité de l’ensemble des productions. Ces connaissances sont entre les mains des forces productives dont elles dépendent. Jusqu’à ce que la technique 3D soit remplacée par une autre qui remplira une nouvelle fois les coffres des capitalistes, les spectateurs iront dans une salle de
cinéma comme s’ils faisaient un tour de manège. Ce rapport qui lie aujourd’hui les consommateurs de culture à l’instantané – par exemple vouloir écouter une chanson ici et maintenant, ou visionner un film en streaming – accroît autant les mécanismes qui unissent les consommateurs à l’amas de marchandises que les ressources humaines permettant à cette industrie d’exister. Les influences de la culture dominante dans toutes les couches de la population créent les conditions de ce qu’on peut désigner comme des classes culturelles, concept écoulé sur le marché du livre et des conférences publiques par l’économiste Richard Florida. L’aménagement des grands centres urbains, qui, par leur poids démographique, pèsent d’une façon déterminante sur l’économie d’un pays, a redéfini leur composition sociale. La catégorie d’individus qui est la plus encline à vivifier une métropole à l’abandon est cette classe créative, composée de plusieurs « indices ». Ceux-ci sont des classifications d’ordre identitaire et culturel, par exemple « l’indice bohémien ». Richard Florida vend son concept aux grandes métropoles qui s’y intéressent, car elles adaptent leurs quartiers à cette réalité : le processus d’implantation de l’industrie culturelle a largement dépassé la production des biens culturels tels que le film ou l’enregistrement pour s’intégrer massivement dans le monde du travail et dans celui du privé. À Montréal, les artistes ont colonisé le Plateau et le Mile-End y rehaussant l’indice bohémien, tandis que le Village gai en pleine gentrification augmente l’indice gai supposé rendre compte de l’état de tolérance d’une ville. Pendant ce temps, la mairie construit le Quartier des Spectacles, Times Square local où la culture mainstream bien financée va ultimement se concentrer. Mais que les hipsters ne prennent pas peur ! Leurs enclos culturels sont tout autant mis en valeur pour promouvoir une pseudo-diversité. Tout aussi insidieusement, le jeune de Laval qui écoute le nouveau son de Los Angeles partage avec ses homologues américains des codes communs. Ces points de repère ne concernent pas qu’une particularité mais bien un ensemble de convenances qui permet à l’individu de s’identifier à un style ou à une mode, propagés par des émissions télévisuelles qui sont elles-mêmes calquées les unes sur les autres. À l’aide de MTV, le jeune de Laval a aujourd’hui la possibilité de ressembler à celui de Los Angeles comme jamais auparavant. Il en est de même pour les blagues appelées memes, apparaissant sur des forums de discussion online. Elles font rapidement le tour du monde et se transforment en un rien de temps en de multiples produits de consommation.34 De grandes différences subsistent pourtant, mais l’industrie culturelle a permis la création de marchandises idéologiques, et, dans les sociétés développées, il est possible de constater que la jeunesse ne s’est jamais autant présentée à nous avec un visage aussi similaire d’un continent à l’autre. Les skaters de France parodient ceux de Californie et les gothiques de Montréal sont, avec une précision chirurgicale, maquillés et déguisés de la même façon que ceux de Norvège. La marchandise par excellence est la marchandise culturelle, parce que sa reproductibilité technique augmente drastiquement son potentiel de taux de profit, en raison de son impact direct sur l’identité des individus, et plus spécifiquement sur celle des jeunes, devenus une catégorie substantielle de consommateurs.
Plein-contact35 On ne nous a pas compris, et, parce qu’on ne pouvait pas nous comprendre, on ne nous a pas aimés. Nous avons combattu comme peu l’ont fait. Notre place a toujours été sur la première ligne de feu, pour la bonne raison que, dans notre secteur, depuis le premier jour, nous avons été les seuls. Un insurgé insoumis de la Colonne de Fer Éristique, maïeutique et mètis : ce sont là trois piliers sur lesquels notre pratique peut se solidifier pour intervenir dans le champ de la culture. Par éristique, Aristote entend l’art de la discorde, et par extension la capacité d’un être à manier avec soin le débat et la controverse. Le préfixe « Éris » provient de la déesse grecque du même nom dont Hésiode nous dit qu’elle est la responsable de la Discorde sur terre. Le suffixe provient de « techne » qui en grec peut se traduire par « art ». Héraclite résume avec persuasion : « Il faut savoir que l’univers est une lutte, la justice un conflit, et que tout le devenir est déterminé par la discorde ». Socrate a enseigné à la civilisation occidentale naissante le procédé de la maïeutique, hérité de la mythique Maïa qui veillait aux accouchements. Le principe socratique consiste à faire accoucher les esprits des connaissances qui y dorment. Première épouse de Zeus, Métis incarne la sagesse et l’intelligence rusée. Chez les Grecs, l’idée de mètis est la ruse guerrière, celle qui permet de tromper l’adversaire à l’aide d’une stratégie brillamment réfléchie. Ulysse, avec son cheval de Troie, en est le plus parfait représentant. Elle est venue jusqu’à nous dans le langage militaire contemporain, « la ruse de guerre », codifiée par des conventions internationales. Si au XIXe siècle la critique révolutionnaire prend forme dans les usines misérables et qu’elle a pu être très globalement entendue du fait des conditions existantes, de même notre analyse ne peut circuler qu’au travers de ces réseaux que fait proliférer la nouvelle économie. Internet constitue à la fois un moyen de production et de distribution, une usine de la culture et un supermarché où l’on peut tout acheter et tout piller à la fois. Seymour Papert, pionnier de l’intelligence artificielle, un des geek en chef du M.I.T., nous prévient : « Je ne crois pas que ce soient les ordinateurs eux-mêmes qu’il faille redouter, mais bien plutôt la façon dont la culture digérera leur présence. » Le principe de réification de toute forme de production à l’ère du capitalisme mondialisé, transformant tout en marchandises, nous oblige à penser la correspondance entre l’art et la société dans une perspective révolutionnaire. En définitive, ce n’est pas par pur plaisir que nous nous orientons vers le milieu de la culture, mais bien parce qu’il s’agit d’une nécessité, car la culture et le travail sont aujourd’hui largement imbriqués. L’immense autoroute presque sans péage qu’est la culture de masse n’a pas de frontières. Les tabous de la vie quotidienne s’y expriment sans gêne dans les dispositifs qu’elle entretient. Si, comme l’indique Marx, « la production des idées est le langage de la vie réelle », il faut donc comprendre le lien qui unit, dans l’activité des révolutionnaires, leur production, leurs idées et leur diffusion. La production se fait lors du rassemblement des individus, dans l’organisation créatrice de toute chose; les idées s’épanouissent dans le dialogue qui permet la poursuite de la réflexion et de la critique. La meilleure stratégie de diffusion consiste à savoir maîtriser les voies de communication 99
qu’utilisent l’écrasante majorité de nos contemporains, y com pris de nos ennemis afin d’apporter une voix discordante dans cet ensemble qui croit paraître harmonieux. Nos détracteurs peuvent encore s’adresser à nous dans les termes qu’Ovide employait déjà au premier siècle de notre ère : « Quisquis es, ex illo, Zoïle, nomen habes. »36 La culture qui est nécessaire de produire va s’acheminer sur les mêmes rails que celle qui circule librement, à l’image des containers de marchandises passant sur les voies ferrées qui éventrent les villes d’Amérique du Nord. À la faveur des révolutions bour geoises, le capitalisme nous a offert autrefois la connaissance, tel Prométhée réprimée sauvagement par l’ordre des dieux, tout comme son cousin Lucifer précipitant dans sa chute les anges déchus qui formeront les enfers. Aujourd’hui, l’industrie cultu relle, grâce à son enracinement planétaire et quotidien, nous offre paradoxalement la possibilité de parler au plus grand nombre, dans nos mots et à notre manière. Walter Benjamin, ce visionnaire, analyse déjà en 1935 : Il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui, tant qu’il garde sa place dans le processus du travail, ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses dolé ances, pour publier un reportage ou un autre texte du même genre. Entre l’auteur et le public, la dif férence est en voie, conséquemment, de devenir de moins en moins fondamentale. Cette réflexion juste, appliquée à notre temps, nous donne espoir que la différence entre le public et l’auteur se trouve anéantie; Benjamin conçoit toutefois ici cette opposition comme une qualité, le fait qu’elle tend à disparaître étant la preuve de la perte de signification de l’œuvre d’art à l’époque de sa re productibilité technique. De nos jours, c’est la distance critique entre le créateur et le lecteur qui peut être réduite à zéro, car les mécanismes de transmission de la pensée sont immédiats : nous pouvons parler directement aux gens de façon plus régulière et toucher un plus grand nombre d’entre eux. Benjamin s’adresse ainsi à nous lorsqu’il écrit par la suite qu’ « aussi longtemps que le capitalisme mènera le jeu du cinéma, le seul service qu’on doive attendre du cinéma en faveur de la Révolution, est qu’il permette une critique révolutionnaire des conceptions tra ditionnelles dans l’art; nous ne contestons pas pour autant que, dans certains cas particuliers, il puisse aller plus loin encore et favoriser une critique révolutionnaire des rapports sociaux, voire des rapports de propriété. » Les avant-gardes d’autrefois possèdent une histoire noble, car leur volonté de transformer le monde était sincère. Notre aspiration est d’être ce cas particulier dont Benjamin traite en parlant du cinéma, disposant par le biais de l’effort fait sur nous-mêmes des capacités requises pour avancer dans la longue marche des idées. Dans ses Lettres de prison, Rosa Luxemburg avance en 1918 : « Nous assistons à l’effondrement du vieux monde qui croule par pans entiers, jour après jour. Ce qui est le plus surprenant, c’est que la plupart des gens ne s’en aperçoivent pas et croient marcher encore sur un sol ferme ». La tâche des révolutionnaires critiques, conscients de l’Histoire qui les a produits, est de travailler à cette démysti fication en révélant la société telle qu’elle se présente sous nos yeux : ses membres y sont mutilés dans leur conscience, mais sont encore pourvus d’un potentiel d’action politique initiée par la réflexion critique. Le but ultime est le même que celui de 100
nos farouches prédécesseurs et invoque un état dont l’humanité depuis sa naissance ne cesse de chercher à obtenir la grâce : la liberté. Cette nouvelle aventure, qui n’est ni une reproduc tion vulgaire du passé ni un objet de vantardise auprès d’une clientèle ciblée, ne peut être vécue que collectivement : initiale ment par des groupe d’individus rassemblés dans leurs propres organisations, puis par l’expansion de ces rassemblements qui constitueront de facto le camp révolutionnaire. Nous défen dons avec passion et rigueur ce qui a tant fait ses preuves dans l’histoire des luttes sociales : l’auto-organisation des individus se rassemblant ensemble pour influencer durablement leurs dif férents milieux de vie. Je conclus ici en citant une philosophe du terrible XXe siècle, qui nous ordonne également de ne pas rajouter de morts à la pile de cadavres jonchés derrière nous : « En tant qu’humanistes, nous pouvons nous élever au dessus de ces conflits entre l’homme d’État et l’artiste, comme nous pouvons nous élever jusqu’à la liberté, par dessus les spécialités que nous de vons tous apprendre et pratiquer. [...] Alors nous saurons répondre à ceux qui si souvent nous disent que Platon ou quelque autre grand écrivain du passé est dépassé. [...] En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous –, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les individus, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé. »37 Nous sommes responsables des choix que nous faisons tous les jours.
À chaque minute nous sommes écrasés par l’idée et la sensation du temps. Et il n’y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar : le plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons. Charles Baudelaire - Hygiène
NOTES Cette expression désigne l’aspect général que revêt la confrontation. En sport de combat, elle décrit le caractère particulier de l’opposition en cours, plus exactement la nature de la confrontation et les éléments constituants (équilibre des forces en présence, opposition de styles, précédent entre les protagonistes, probabilité de scénario, etc.). 1
2
Edward Tylor, Primitive Culture.
3
Edward T. Hall, Beyond culture.
« Les labyrinthes, qui fleurissent dans les cathédrales au Moyen Âge symbolisent le cheminement de l’être humain durant sa vie sur Terre. Tours et détours, méandres et fausses pistes représentent les doutes et les pièges qui jalonnent le parcours du chrétien, à l’image des tribulations rencontrées par le pèlerin. On comprend dès lors pourquoi ces labyrinthes furent appelés “ lieue ” ou “ chemin de Jérusalem ” : parcourir ce trajet à genoux exigeait une heure d’efforts, soit le temps de franchir une lieue. » 4
Cela désigne une partie du jeu observable en situation d’opposition. Les compartiments de jeu correspondent à deux domaines principaux de maîtrise : l’attaque des cibles adverses (surnommée « offensive ») et la défense de ses propres cibles (ou « défensive »). 5
Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. 6
« Cette puissance que notre esprit a de disposer ainsi de la présence ou de l’absence d’une idée particulière, ou de préférer le mouvement de quelque partie du corps au repos de cette même partie, ou de faire le contraire, c’est ce que nous appelons Volonté. Et l’usage actuel que nous faisons de cette puissance, en produisant ou en cessant de produire telle ou telle action, c’est ce qu’on nomme Volition. » John Locke, Essai sur l’entendement humain. 7
102
En dépit du fait que ces poètes ne se réclament pas de l’avant-garde, ils en sont l’élaboration inconsciente. 8
Cette volonté s’exprime dans le comportement des masses et du rapport qu’entretiennent les organisations révolutionnaires avec celles-ci. La Commune de Paris, les soviets de 1905 comme ceux qui précédent la fondation de l’URSS ou encore la révolution allemande de novembre 1918 désignent ces aspirations populaires dans lesquelles le peuple s’exprimait avec le plus de justesse possible. La logique de séparation voulue par les autorités, installée dans la révolution par l’intermédiaire de structures autoritaires, brise l’élan des révolutionnaires en les ramenant à la réalité. 9
L’Internationale situationniste se dissout en 1972, comme nous le verrons plus loin. 10
« Nous ignorons quand finira la troisième et commencera la quatrième période (de l’histoire de la sociale démocratie-russe). Du domaine de l’histoire nous passons ici dans le domaine du temps présent et en partie, dans celui de l’avenir. Mais nous avons la ferme conviction que la quatrième période conduira à consolider le marxisme militant; que la social-démocratie russe sortira de la crise plus forte et plus virile; que l’arrière-garde des opportunistes sera “ relevée ” par l’avant-garde véritable de la classe la plus révolutionnaire. En appelant à faire cette “ relève ” et résumant tout ce qui a été exposé plus haut, nous pouvons à la question : que faire ? donner une brève réponse : liquider la troisième période. » Lénine, Que faire ? 11
Cette version de l’avant-garde repose sur la distinction radicale qui prend forme entre les protagonistes d’une organisation, et entre l’organisation et la société. Elle reproduit ainsi une spirale infernale de domination, hiérarchisée depuis la tête de l’État, qui est celle du chef, jusqu’à l’enfant de la famille la plus pauvre du pays. 12
Le rapport enfantin, non pas du (en l’occurrence le peuple russe dominant) mais bien des peuples (l’ensemble des populations soumises au diktat bolchevique) est un symbole, au sens freudien, du pouvoir exercé par le père dans la cellule familiale. Le choix de cette appellation pour désigner Staline n’est pas anodin et fait également écho à la tradition religieuse. Abraham est en effet « le Père des Peuples ». Les mécanismes de contrôle de la société soviétique s’articulent autour des fondements de l’aliénation et se renforcent par une « amélioration » de ceux-ci. L’autorité du Père, resplendissant dans l’État, est total, et tel doit être le cas dans la famille. 13
En ancien argot français, le mot « orgue » renvoie à « homme » ou « individu » et est aussi un pronom personnel commun dans le langage argotique des voleurs, tout comme il est permis de dire « qu’on peut prendre tout sur son orgue », ce qui signifie littéralement prendre toute la responsabilité d’une situation donnée. Le mot « sorgue » est quant à lui un synonyme de « nuit » : l’individu est associé à la nuit et le voleur y accomplit sa besogne. Les bolcheviques sont ici des « voleurs de la nuit » ayant subtilisé l’idée du communisme. Voir le livre de Lazare Sainéan « Les Sources de l’argot ancien ». 14
Guy Debord, Préface à la quatrième édition de La Société du Spectacle. 15
Il s’agit d’une investigation, d’une recherche minutieuse, voire pointilleuse. « De froides disquisitions sur les faits sont les charges et les servitudes de l’histoire. » Chateaubriand, dans le Dictionnaire de Poitevin. 16
« Si quelqu’un peut mettre dix mois de réflexion pour juger son amante – mince problème où il ne donne, en vitesse et en profondeur, que sa propre mesure – il existe au contraire des journées de conflits historiques où il ne faut savoir juger des facteurs mille fois plus complexes en une heure. Il n’y a pas de progrès cumulatif garanti dans la conscience, les connaissances, les œuvres, d’un révolutionnaire – on peut dire aussi : d’un homme, d’une femme. Il y a des embranchements de la vie où il faut tout de suite choisir telle voie, des sauts qualitatifs, des occasions manquées et des retombées. Il ne faut pas craindre les erreurs – qui sont forcément, un jour ou l’autre, inévitables – mais la mauvaise manière de les reconnaître. Certaines erreurs ne sont qu’une perte de temps : le temps qu’elles ont duré. D’autres vous ferment, pour longtemps ou définitivement, des possibilités théoriques et pratiques qui étaient à un moment saisissables. » Guy Debord. 17
Woody Allen, dans son film à revenus Midnight in Paris qui est parvenu à émouvoir les foules, procède également ainsi : les souvenirs de l’avant-garde sont mis en exergue, embellis et complètement instrumentalisés. 18
À ce sujet, voir le livre Les Femmes dans le mouvement surréaliste de Whitney Chadwick. 19
Il s’agit de Renee Nele, Gretel Stadler, Michèle Bernstein, Édith Frey, Elena Verrone, Jacqueline de Jong, Katja Lindell et Alice Becker-Ho. En comparaison, un total de soixante-quatre hommes a participé à l’IS 20
Bessompierre, dans « L’amitié de Guy Debord, rapide comme une charge de cavalerie légère... » 21
On dit d’un combattant qu’il « construit » lorsque celui-ci utilise certains procédés plus ou moins élaborés pour atteindre des cibles adverses ou pour déséquilibrer son adversaire. Cette manière de faire s’oppose à celle qui consiste à porter des attaques directes, donc trop voyantes, qui ne pourraient peut-être pas aboutir. 22
La rupture est générée par les nouveaux moyens techniques mis à la disposition des artistes. 23
L’Empire romain configure un système impérial qui sera calqué de différentes manières à travers l’histoire européenne. Les Carolingiens en reprendront les effigies et la filiation, tout comme à sa chute le Saint-Empire germanique puis, plus tard, la Révolution française et Napoléon. Le Troisième Reich allemand clôture cette longue plainte des peuples de l’histoire de l’Europe. Aujourd’hui, l’Union Européenne pourrait être considérée comme un empire, mais édifiée sans guerre meurtrière et plutôt par la concertation des parlementaires. 24
noblesse dans l’asservissement de ses sujets est remplacé par la domination de l’image spectaculaire chez ces mêmes sujets. Avec les massmedia, la noblesse n’a jamais été aussi sexy et potentiellement sympathique comme l’a si bien démontré le mariage débile du rejeton de la couronne britannique). L’œuvre authentique est impossible, par définition, à reproduire dans son exactitude. 26
À ce sujet, voir l’excellent article, Visual pleasure and narrative cinema, de la critique féministe Laura Mulvey qui aborde le concept freudien de la scopophilie appliqué dans le cadre des productions cinématographiques. 27
Puisque cette liberté d’achat est justifié par le travail, voici là la version actualisée du Arbeit Macht Frei nazi. 28
Encore faut-il souligner les systèmes de censure qui s’imposent sur une multitude de productions, du cinéma au jeu vidéo. Le Rated R ou le Parental Advisory représente une contradiction de la mise en marché frénétique des biens culturels. Ils incarnent un ersatz de la morale conservatrice qui cherche à perdurer à travers ces produits en série. Mais nous le savons trop bien, dans son essence, le capitalisme est amoral. Tenter de contrôler, d’une façon ou d’une autre, sa diffusion massive alors que les consommateurs cultivent des besoins immenses est comme retenir un lion en cage. On le voit facilement avec l’exemple d’Internet : un enfant de dix ans pourra se procurer en un clic le nouvel album scandaleux de gangsta-rap ou visiter un site pour adultes. 29
Les phénomènes épisodiques qui s’accumulent dans l’industrie musicale depuis Elvis ont parfois une authenticité sur laquelle cette même industrie capitalise. Il existe une tension entre la capacité de l’artiste à tolérer cette emprise afin de préserver un iota d’indépendance et son acceptation d’y être totalement intégré. L’exemple parfait concerne la musique punk. Une ribambelle de groupes s’accusent entre eux d’être des sell-out, tentant vainement d’expliciter leurs liens réels avec l’industrie musicale. Et parfois, cette tension pousse au suicide comme dans le cas d’un Kurt Cobain. La tragédie revisitée des stars du rock remplace celle des anciens héros grecs, la mythologie se construisant au moment où la balle de revolver détruit le cerveau de la vedette. Les posters sur les murs des chambres d’adolescents sont les représentations esthétiques des idoles contemporaines. 30
Globalement, dans la plupart des pays industrialisés avancés, la composition de la structure de la population active voit les travailleurs et les travailleuses quitter en masse les secteurs de l’agriculture et de l’industrie chuter pour rejoindre celui des services. 31
Afin de se rafraîchir la mémoire, prenons pour exemple l’organisation des Mujeres Libres qui, lors de la révolution espagnole en 1936, est une organisation féministe radicale de 30 000 femmes qui se battent pour la réalisation de la société anarchiste alors que l’Espagne est une terre où l’emprise de la tradition catholique et du patriarcat est omniprésente. Pensons également entre autres aux revendications et aux textes des communistes allemands du début du XXe siècle, incroyablement progressistes pour l’époque, ainsi qu’aux appels des révolutionnaires russes de 1917 au prolétariat mondial, emplis d’un désir réel d’éliminer l’oppression envahissant le monde. 32
Du latin inoculare, « greffer » : introduire dans l’organisme une subs tance contenant les germes vivants d’une maladie en vue d’immuniser le sujet. 33
34
http://knowyourmeme.com/memes
Désigne, dans les sports de combat, les pratiques de compétition où la mise hors de combat de l’adversaire est autorisée. On parle du principe de compétition dit du « KO-system » 35
« Qui que tu sois, Zoïle, ton nom est encore celui de l’envie ». Un zoile, de nos jours, est un mauvais critique. 36
37
Hannah Arendt, La crise de la culture.
Et elles n’en laissent aujourd’hui toujours aucun. Celles qui subsistent se forgent une image d’entertainment où le rôle historique de la 25
103
DU
POTENTIEL AFRICAIN
Ousmane Thiam
There was two kind of slaves. There was the house negro and the field negro. Malcolm X
L’
Afrique, plus que n’importe quel autre continent, a aujourd’hui besoin d’un diagnostic historique afin de comprendre les problématiques auxquelles elle est exposée. Les constats politiques les plus sérieux remontent à plus de cinquante ans, rédigés alors sous la direction du camarade Fanon.1 Toutefois, ces idées n’ont pas su dépasser le cadre universitaire : les intellectuels africains de la diaspora qui les ont étudiées n’ont jamais tenté de les inscrire dans un mouvement pratique afin de pousser la réflexion jusqu’à ses dernières conclusions. Ils ont plutôt étouffé de manière involontaire la grandeur de ces idées sous le couvert d’une fausse conscience opposée à leurs intérêts. L’examen critique auquel je m’adonnerai vise à actualiser la compréhension des échecs politiques et sociaux d’un continent sans histoire propre. L’Afrique sera dénuée d’histoire, et ce, tant qu’elle n’aura pas su briser les reins du capitalisme le plus forcené, le plus intraitable et ainsi anéantir toutes les autres formes d’oppression barbares qui sévissent encore chez elle à ce jour. Comme le soulignait Fanon dans son diagnostic du « syndrome nord-africain », l’histoire de la vie d’un Africain n’est qu’en fait celle de sa « mort » : mort au travail, mort dans les médias, mort dans l’insécurité économique, mort dans la marchandise, mort dans l’attente d’un avenir impossible. Par extension, l’Histoire de l’Afrique n’est pas une histoire vivante. Si certains pensent démentir cette affirmation en citant la décolonisation et l’avènement des nations africaines, je leur réponds que cela ne consisterait qu’à réduire une histoire à quelques jours heureux, niant l’intérêt économique que représentait la décolonisation pour les ancien nes métropoles au moment même où la bourgeoisie procédait à la réorganisation du prolétariat et à la relocalisation des capitaux. Je ne veux pas réduire les luttes d’indépendance à de futiles querelles : des hommes et des femmes y ont laissé leur vie et leur avenir. Autrement dit, il y a certes eu une résistance de la part des élites coloniales face aux luttes d’indépendance, mais elle ne fut qu’une affaire de formalité. Malgré la promesse de jours meilleurs qui a suivi l’indépendance respective des nouvelles nations africaines, rien n’a mené à l’émancipation totale des Africains. En faisant le bilan des documents importants ou des analyses du continent, il devient rapidement évident que personne n’est parvenu à dépasser nos ancêtres quant à la promotion de la mémoire historique de l’Afrique. Les pratiques culturelles traditionnelles, comme la tradition orale, peuvent renforcer les tissus sociaux et le sentiment d’appartenance à une collectivité; toute105
fois, celles-ci se sont effritées pour laisser place aux valeurs promues par le colonialisme. Nous souffrons de cela. Rappelons également que l’éducation est encore aujourd’hui réservée à une classe de privilégiés et véhicule une culture axée sur la soumission : elle valorise un système hiérarchisé et promouvoit les investissements étrangers dans le développement des économies nationales et des communautés locales. On s’en remet encore trop souvent à l’héritage du colonialisme lorsqu’il s’agit de renforcer les assises de la bourgeoisie africaine. Le système de classes, basé sur une dictature économique et sur l’exploitation des masses, nourrit l’aliénation et affecte les collectivités, rendant impossible toute consolidation d’une praxis révolutionnaire victorieuse. Voilà bien un problème que nous devrons résoudre afin d’entamer une lutte sociale digne de ce nom. Notre tâche la plus urgente est de donner vie à notre histoire et, pour cela, l’écriture critique et l’expérimentation de nouvelles formes de luttes cohérentes sont nos meilleures armes.
Paint it Black
Il ne faut plus se le cacher, les problèmes africains découlent en majeure partie des échecs politiques de nos propres intellectuels. De Senghor à Mandela, de l’Indépendance des années 1960 à l’abolition de l’apartheid, personne ni aucun groupe n’a réellement su ébranler les bases du capitalisme. Certains intellectuels toutefois nous on offert une culture : la Négritude. Pour la première fois, des nègres ont osé proclamer le droit à l’existence autonome du Noir en rappelant bruyamment et sauvagement le passé africain, sa civilisation et sa culture : il s’agissait de la renaissance du continent.2 Ce coup d’envoi orchestré par de petits hérauts de la Sorbonne, malheureusement déconnectés de la réalité sauvage des pays africains, n’a cependant pas réussi à les mettre sur la carte des priorités révolutionnaires mondiales ni même à soulever la question de la lutte des classes. Poètes perdus, ils se sont affairés à se dépeindre tels qu’ils auraient désiré que les Occidentaux les perçoivent plutôt que de travailler à redéfinir le prolétariat nègre. En résulte l’image idéalisée du Noir : celui qui aime rire, danser, faire l’amour, innocent et heureux, enfant pour l’éternité. Bref, L’African way of life semblait être la priorité de leurs activités comme le dénote le propos de Léopold Sédar Senghor : On l’a dit souvent, le Nègre est l’homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos. C’est un sensuel, un être aux sens ouverts, sans intermédiaire entre le sujet et l’objet, sujet et objet à la fois. Il est d’abord sons, odeurs, rythmes, formes et couleurs; je dis tact avant que d’être oeil, comme le blanc européen. Il sent plus qu’il ne voit : il se sent. C’est en lui-même, dans sa chair, qu’il reçoit et ressent les radiations qu’émet tout existant-objet. Ébranlé, il répond à l’appel et s’abandonne, allant du sujet à l’objet, du moi au toi, sur les ondes de l’Autre. Il meurt à soi pour renaître dans l’Autre. Ce qui est la meilleure façon de le connaître... C’est dire que le Nègre, traditionnellement, n’est pas dénué de la raison, comme on a voulu me le faire dire. Mais sa raison n’est pas si discursive; elle est synthétique. Elle n’est pas antagoniste; elle est sympathique.3 106
En s’imprégnant de cette citation, on finit par percevoir le nègre tel un idiot, dépourvu de raison et de pensée autonome, incapable alors de rivaliser avec la classe bourgeoise qui l’a opprimé durant plusieurs siècles. Le nègre, entité indépendante du genre humain, plus en communion avec la nature que n’importe quel autre peuple, est donc un être pur. La description qu’en fait Senghor dépasse l’entendement et pousse vers une conception surnaturelle du Noir. Cette analyse bâclée occulte toute autopsie historique des luttes et tentatives de révoltes qui ont eu lieu lors de la traite des esclaves et de la colonisation. Ces théoriciens avaient-ils mis de côté ces atrocités ? Pensaient-ils que seule une image du nègre allait suffire pour nous donner une conscience de classe ? Non ! « Le tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore ».4 Cette école de pensée a complètement faillit à sa mission première, c’est-à-dire oeuvrer à l’émancipation politique réelle du noir. « L’idéologie de la négritude est à la fois confuse et naïve, dans la mesure où les valeurs de fraternité et de solidarité sont dans les faits étrangères aux nègres. »5 Elle est donc incapable d’accepter que, parfois, le pire ennemi du Noir n’est pas le Blanc, mais bien son congénère de couleur. Cette obsession de la pureté ou de l’expérience authentique n’a fait qu’appauvrir la question noire sans jamais relever sa complexité et ses nuances. Naturaliser la différence et confondre du même coup ce qui est historico-culturel et ce qui est une affaire de couleur de peau, représente un danger énorme : en essentialisant l’individu noir, le séparant ainsi de son contexte social, on le rattache moins à ce qui est réellement biologique qu’à ce qui est perçu comme tel par la culture dominante, c’est-à-dire une catégorie racialisée qui le valorise. Par inversion, on construit là inévitablement les fondements mêmes du racisme. La construction d’une identité du nègre reproduit elle-même le stigmate racial que nous imposent les colonisateurs. La négritude – née de l’esclavagisme, de la colonisation, de la mutilation de nos rapports avec les Blancs – pénètre également la vie de ces derniers jusqu’au plus profond de leur être. Certains d’entre eux vont – comme nous l’avons fait – jusqu’à n’imaginer le Noir qu’à partir de préjugés positifs. Pendant qu’ils reproduisent ainsi les divisions raciales, ils ne parviennent pas à comprendre ce qui nous est commun à tous : une condition d’asservissement à un monde destructeur. La discrimination particulière que nous avons subie et qui est encore vivante chez nous ne constitue pas la seule raison que l’être humain a de se révolter et partage non seulement des similitudes importantes avec l’exploitation que vivent tous les travailleurs du monde – entre autres en ce qui a trait au caractère social de son origine –, mais s’entremêle fortement avec elle. La hiérarchisation de la souffrance est issue d’une duperie énorme. Ce n’est ni en excluant les Blancs ni en les épargnant que l’on peut résoudre le racisme, car qu’est-ce que cette négritude si ceux-ci n’y jouent pas leur rôle ? Seul un rapprochement sincère entre nous et tous les prolétaires du monde, seule une nouvelle solidarité internationale peut nous amener à résoudre les contradictions inhérentes à nos vies. L’image d’un monde spécifiquement noir est un voile qui fait obstacle à la progression de l’humanité dont nous sommes partie intégrante. En somme, « la quasi-totalité de cette théorie n’a abouti qu’à un ramassis d’images vides et pauvres, de conneries, de clichés grotesques du nègre » (Stanislas Spero Adoveti), qu’à une pléthore de néologismes creux à trait d’union qui ont su apporter de nombreux bénéfices à l’industrie culturelle. Une simple
NÈGRE 2.0
observation des rôles qui nous sont attribués à la télévision et sur la place publique suffit pour s’offusquer. Aujourd’hui encore, nous sommes considérés comme les amuseurs publics de notre époque. Que nous importe le fleurissement d’une culture noire par laquelle 50 Cent, Tiken Jah Fakoly et Dany Laferrière expri ment joyeusement leur sentiment d’esclave ? La négritude qui a érigé la culture du nègre passif doit être anéantie. Il est impéra tif de procéder à la critique systématique de toute production représentant les Noirs afin d’y démasquer les derniers vestiges de la négritude, et ce, sans égard à l’importance de l’œuvre. » (Stanislas Spero Adoveti) Redonner un sens à notre culture ne doit plus se faire uniquement par des mots, mais plutôt par une compréhension générale de notre existence qui se refuse aux dictats de notre environnement immédiat.
L’Avenue des indépendances Les négrologues n’ont pas seulement contribué à l’édification de l’image du noir. Ils ont aussi collaboré, avec d’autres intellectuels et syndicalistes qui provenaient tous des grandes métropoles, à la mise en place d’un prétendu socialisme africain pouvant me ner à terme les indépendances. Afin d’entreprendre cette lutte de libération nationale, ils se sont comportés en élèves dociles et ont reproduit les mêmes tactiques organisationnelles que leurs maîtres, soit la mise en place de partis politiques nationalistes, de syndicats hiérarchisés, et du contrôle de tous les moyens de communication. En aucun temps, ils n’ont inscrit dans leur programme la mise en place d’organisations démocratiques pouvant réellement entamer un dialogue sincère avec le prolé tariat, et la nécessité de l’action armée a été balayée du revers de la main dans les pays mêmes où elle se serait avérée la plus nécessaire. Ils se sont imaginés pouvoir fonder une na tion alors que les mailles du système colonial étaient encore omniprésentes. Leurs connaissances théoriques n’ont jamais été mises au service du peuple, mais plutôt à celui d’un libéralisme issu des exigences économiques qui prévalaient à la métropole et qui étaient étrangères à la réalité africaine. Ce système leur a permis de garder un contrôle relatif de la situation et ainsi de stopper net tout regroupement d’intellectuels issus des insti tutions académiques africaines. Maintenues dans l’ignorance, les élites sous-développées n’ont jamais pu concevoir la révo lution comme l’œuvre des masses elles-mêmes. Pour elles, l’auto-organisation des travailleurs, et donc leur émancipation, paraissaient incongrues. Ces chefs ne se sont jamais projetés dans une révolution autrement qu’en tant que dirigeants, car l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes correspondait en fait à leur qualité de cadres subalternes aspirant à s’élever dans un appareil d’État jusqu’alors aux mains de l’étranger. Pourtant, le colonisé, l’homme noir, celui qui a été l’objet de la violence même du racisme ne demandait rien de moins qu’une libération totale de la misère et, par extension, la préparation d’une lutte d’envergure par laquelle il pourrait redonner un sens à sa vie et s’inscrire au sein de l’histoire du monde. C’est ce projet que ces élites sous-développées ont tué. Une fois les indépendances abouties, ces défenseurs du peuple se sont penchés, avec une expérience politique rudimentaire, sur la mise en place d’une nouvelle ère africaine. Mais, il faut com prendre que tout était alors à refaire, et ce, malgré l’abandon des organisations d’alors qui chantaient pourtant leur désir d’abolir les vieux rapports de domination. Les alliances tissées durant les luttes de libération nationale antérieures n’ont jamais reposé 108
sur des affinités politiques réelles, mais furent plutôt des preuves de sympathie face à la misère et l’exploitation des peuples sans histoire. Les difficultés à lier les questions théoriques et pratiques dues au fossé entre les organisations bureaucratisées et la situa tion sociale réelle devenaient inquiétantes vue l’urgence de se libérer du colonialisme. L’Afrique tentait de s’inscrire dans l’histoire du monde sans une réflexion préalable sur son ave nir. On peut blâmer ici tout regroupement ayant refusé de faire sienne cette lutte et surtout de mener à terme sa révolte afin de la mondialiser. La défaite des pays colonisés face à l’impérialisme découle donc des échecs flagrants des mouvements révolution naires des pays avancés. Refuser la colonisation est une chose, mais s’engager envers le colonisé et s’investir dans sa lutte au point de se l’approprier également en est une autre. La réus site d’une vraie libération demandait une collaboration intime des organisations de la métropole dans le but d’éradiquer les rouages d’un système qui a fait tant de misère et de se lancer vers l’expérimentation d’un monde nouveau. Sans une fidélité et une ardeur extrêmes de ses partisans, il était prévisible que la lutte, que l’on croyait hypocritement indépendante, était pour subir le pire des échecs. Une indépendance réelle ne signifie pas seulement une rupture avec l’ancienne colonie; elle est plutôt une mise à mort du système colonial, une réappropria tion d’un passé qui, à l’aube de la liberté, prend un nouveau sens, celui d’une marche vers l’émancipation, vers une éduca tion moderne, exaltante et neuve. C’est donc dans un isolement idéologique et tactique que les chefs d’États et les intellectuels se retrouvèrent confrontés à l’aventure la plus lourde de sens de leur existence. Une classe dominante locale allait maintenant assumer la direc tion des nations indépendantes. Le choix du terrain de la lutte, celui d’un pouvoir étatique qui négocie sans rapport de forces au sein des organisations internationales les conditions de la division raciste du travail et qui monopolise la violence afin de contraindre les populations à vivre selon les règles du Capital, résulte, dans le meilleur des cas, d’un manque de travail théorique préalable à la lutte qui laissait entrevoir dès le départ un glissement dangereux vers un amateurisme, une vantardise et un traditionalisme dégradants. Aujourd’hui, on constate sans surprise que les méthodes archaïques employées (organisations culturelles, création de faux mythes...) ne sont en fait qu’un leurre afin d’éviter de nous montrer le vrai visage de l’Afrique, celui de la honte et de la misère. Les coutumes, les traditions et les modes d’apparaître, autant vestimentaires que rituelles, que ces populistes ont tant vanté n’ont fait qu’évoquer une banale recherche d’exotisme et ont infailliblement freiné le progrès (Fanon). En grandes pompes nationalistes, ces chefs se pavanaient sur les places publiques, puisant à même les caisses de l’État et entretenant des liens douteux avec certains bourgeois de la colonie ou de l’ex-URSS, en vue de construire la pacotille sur laquelle reposerait leur pouvoir. Mobutu Sese Soko de la République démocratique du Congo, Félix Houphouët-Boigny de la Côte d’Ivoire, Amin Dada d’Ouganda, Léopold Sédard Senghor du Sénégal, les frères Bongo du Gabon, pour ne nom mer que ceux-ci, nous ont longtemps démontré par leurs agisse ments la manière par laquelle le peuple doit être encadré pour satisfaire la bourgeoisie occidentale. De la torture à l’élimination directe, toutes les techniques de répression furent utilisées pour empêcher l’élaboration d’une pensée critique pouvant remettre en cause la direction des nouvelles nations. En Guinée, sous le joug d’Ahmed Sékou Touré, cinquante milles personnes6 ont perdu la vie entre 1958 et 1984 au Camp Boiro.7 Intellectuels,
étudiants critiques, familles des victimes, tout le monde était susceptible d’y passer, seuls les proches du régime étaient en sûreté. Ces exactions se déroulaient sous le regard des deux clans les plus influents de l’époque de la guerre froide : l’URSS et l’Occident. Le désordre idéologique causé par la Guerre froide a ainsi permis d’éliminer toute forme d’assises théoriques venant des Africains. Se jetant tête première dans un socialisme ou un capitalisme qui, déjà, avait vaincu le mouvement ouvrier européen, les intellectuels et politiciens savaient très bien que ces faux liens n’étaient qu’un voile visant à cacher tout ce qui devait être sacrifié pour conserver leurs privilèges. L’Avenue des Indépendances ne fut qu’un cul-de-sac pavé d’or et de bonnes intentions.
L’extrême-Sud Si les indépendances furent un échec retentissant, il est encore plus triste de constater l’état actuel de la situation politique. Rien n’a changé. L’exploitation humaine est à son meilleur, la bourgeoisie profite de son ancrage et de ses liens avec les anciens colons. La population n’a jamais été aussi asservie, la famine et l’analphabétisme courent les rues. Coups d’État, folklore, exotisme, faillite et négritude, tel est le triste bilan du carnaval de nos pays indépendants. Nul besoin de se référer aux statistiques émises par les organismes internationaux pour affirmer que, dans nos démocraties bananières, à l’ère du néolibéralisme, les disparités entre les populations en matière de richesses, d’accès aux soins et à l’information, d’espérance et de qualité de vie en général atteignent des proportions qui ont épuisé depuis longtemps notre capacité d’indignation. Une simple observation des ravages de la famine sur la corne du continent – la pire des soixante dernières années – suffit pour se faire une idée de l’étendue du problème. L’Afrique est en panne. « Si le colonialisme a ouvert, bien malgré lui, les vannes de la vie moderne par la création de villes, l’introduction de l’économie monétaire, la décolonisation et le néo-colonialisme au contraire nous ont livrés à la décrépitude de nos avoirs, à l’hypocrisie des ethnologues sociaux-démocrates et au pillage éhonté des organisations non gouvernementales. » (Stanislas Spero Adoveti) Aujourd’hui encore, les pays occidentaux se comportent de la manière la plus exécrable et la plus inhumaine envers les pays africains. Ils continuent à tout voler et à tout détruire. Aidés par les politiques de bons bananias qui leur permettent, via les fonds publics, de s’installer à leur guise dans nos pays, ils profitent d’une main d’œuvre bon marché prête à tout donner pour sa survie. L’esclavagisme de l’ère moderne attire donc la bourgeoisie des pays dits émergents (la Chine, le Brésil, l’Inde...) qui à leur tour augmentent le niveau de vie et le capital économique de leur nation sur le dos des prolétaires africains. Pour posséder et contrôler les ressources telles que l’or, la bauxi te, le fer, le diamant, les investisseurs n’hésitent pas à offrir des pots de vin à la bourgeoisie établie, celle-là même qui s’assure d’annihiler toute forme d’organisation contestataire. Tout cela se produit sous le regard inerte des intellectuels inactifs qui refusent d’exprimer la honte du continent. En véritables idéologues, ils s’affichent dans la haute sphère de la société en se convainquant de la pertinence de leurs actions par l’entremise d’articles ou d’études bâclés. Même si la forme de leur verbiage sophistiqué finit par prendre le dessus sur le fond des problèmes traités, ce serait leur ménager une trop belle sortie que de les
sous-estimer en concluant qu’ils ignorent la complexité des errements du continent. Leur silence et leur manque d’engagement à la préparation d’une lutte d’envergure est la triste conséquence de leur incapacité à dépasser la séparation entre la théorie et la pratique. Il faut savoir que l’intellectuel a comme rôle d’œuvrer vers une réflexion de combat, car c’est de dynamite théorique que notre époque a besoin. Il doit se battre afin que son travail prenne en charge la volonté de changement du monde. C’est ainsi que nous pourrons fonder une nouvelle conscience historique pour l’Afrique. À l’heure actuelle, un nouveau vent de contestation est en train de traverser l’esprit de la couche la plus pauvre du monde, et ce, malgré l’état lamentable du continent. En Afrique, qu’ils soient jeunes, femmes, prolétaires ou vieillards, les gens désirent tous ardemment un changement radical. La peur de se révolter qui hantait le peuple depuis plus d’un demi-siècle se transforme en une haine profonde envers le système qui a engendré la situation actuelle. Cette situation historique unique offre des possibilités d’action révolutionnaire que nous devons saisir, mais cette fois-ci, il incombe de porter attention aux erreurs commises par le passé. On ne peut plus se complaire dans la répétition cyclique des modèles de luttes qui ont totalement failli à leur tâche. Afin de contrer la paupérisation, l’organisation d’un mouvement révolutionnaire, lequel se veut inséparable de l’abolition mondiale de toute division en classes, devient la pierre angulaire de notre réussite. Les mouvements de contestation seront fermement internationalistes et universellement ennemis de toute exploitation ou ne seront rien. Les protagonistes seront appelés à séparer leurs alliés de leurs adversaires sur ce critère de va leur et à combattre toute autre illusion. Nulle part l’ordre ancien n’est liquidé ou critiqué de façon suffisamment radicale. De nobles revendications, ponctuées d’un manque d’organisation et véhiculées par la spontanéité d’une jeunesse enrôlée par des discours démagogiques d’une certaine diaspora, ne suffiront malheureusement pas à permettre aux Africains de prendre en charge leurs conditions de vie. Cette contestation ne vise que la mise en place d’une démocratie libérale, selon le modèle occidental, où le pire égoïsme primera une fois de plus sur les intérêts de la communauté. De plus, le mouvement qui entraîne les peuples arabes vers la dénonciation de leur asservissement doit absolument se départir de l’islam dans la scène politique afin d’empêcher que la religion devienne la force révolutionnaire prédominante car, dans un contexte de bouleversement politique, elle a historiquement eu tendance, dans cette région du monde, à se placer à l’épicentre de la lutte et à en usurper la fin réelle au profit d’une élite réactionnaire. Comme c’était le cas en Iran en 1979. Il est aussi nécessaire pour ces coalitions d’en finir avec le nationalisme panarabique qui justifie la politique dominante dans les États arabes, puisqu’il est devenu une composante de l’impérialisme et ainsi de l’aliénation totale des peuples. Ce n’est pas un changement de gouvernement qui peut résoudre les problèmes de nos vies quotidiennes. La lutte que la jeunesse tunisienne, égyptienne, burkinabée, nigérienne... ont entamée doit maintenant trouver le moyen d’élargir ses revendications, ses stratégies de lutte et s’associer avec ses pays voisins, et ce, dans les plus brefs délais. À ce tournant de l’histoire, la formation de fronts politiques cohérents, capables de rivaliser avec les forces gouvernantes chez nous, est impérative :
109
Une organisation qui nous donnera un pouvoir tel que nous pourrons nous asseoir et agir à notre gré. Une fois que nous pourrons nous asseoir et penser comme il nous plaît, parler comme il nous plaît et agir comme il nous plaît, nous montrerons aux gens ce qui nous plaît. Et ce qui nous plaît ne leur plaira pas toujours. Aussi devez-vous être forts avant d’être vousmêmes. [...] Une fois que vous avez la force et que vous êtes vous-mêmes, alors c’est parti. Vous créez une société nouvelle et construisez un paradis, ici même, sur terre...8
Pour une Afrique victorieuse J’aperçois déjà le visage de tous ceux qui me demanderont de préciser tel ou tel point, de condamner telle ou telle conduite des dictateurs en place, de leur dresser un portrait minutieux des problèmes africains ou de leur proposer des solutions mi racles. Je ne cesserai de le répéter : l’effort de désaliénation du continent est directement lié à un engagement violent contre les atrocités de notre époque. C’est dans la bataille qui aura pour fin la dissolution totale du capitalisme, et ce dans un uni vers politiquement libéré, que le peuple africain découvrira les éléments de sa culture et de son histoire. Conscients de l’état des luttes et du cynisme politique que la diaspora préconise un peu partout dans le monde, la rigueur est de mise. Intellectuels, anciens révolutionnaires de l’époque des décolonisations, bref, tous les Africains réfugiés en Occident ou ce encore au pays, je vous interpelle. Il est temps de s’engager réellement dans la cause du peuple. Cette tâche n’est certainement pas aisée, mais sachez que, tant que nous n’oserons pas hausser le ton et dénoncer l’ignominie de notre époque, tant que nous ne lutte rons pas activement avec le peuple via la formation de groupes politiques cohérents, de syndicats non hiérarchisés et combatifs, le tout sans sombrer dans le mimétisme, notre avenir n’aura aucune destinée et notre histoire ne sera encore qu’entre les mains d’une certaine élite. Qu’il soit clair que cette tâche n’est pas synonyme de profit ou d’un quelconque retour en arrière. Il s’agit ici de travailler à développer une pratique politique et de mettre sur pied les bases qui donneront les assises réelles à une praxis transparente. « Pour nous-mêmes et pour l’humanité, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve et tenter de mettre sur pied une humanité neuve ».9
110
NOTES Les écrits de Fanon sur la situation coloniale sont les œuvres les plus critiques du continent. Oscillant entre la théorie lutte-de-classiste et la recherche d’une praxis cohérente, ils ont nettement prévu les dérives des nations africaines subsahariennes. 1
Stanislas Spero Adotevi, Négritude et Négrologues, Édition Le Castor Astral, 1998, p.31 2
3
Idem., p. 44
4
Wole Soyinka, opposant célèbre de la négritude.
Stanislas Spero Adotevi, Négritude et Négrologues, Édition Le Castor Astral, 1998, p.45 5
6
Extrait de la revue RFI, article publié le 27/3/2008
Le Camp Boiro est l’ancienne caserne de la garde républicaine à Donka, dans la banlieue de Conakry, capitale de la Guinée. Il est devenu une prison politique et un centre de tortures de 1958 à 1984. Toutes les personnes accusées à tort ou à raison par le régime révolutionnaire de Ahmed Sékou Touré, d’activités contre-révolutionnaires, de comportement bourgeois, etc., était emprisonnées et le plus souvent exécutées après toutes sortes d’humiliations et de tortures, dont la privation mortelle d’eau et de nourriture une torture appelée, diète noire des séances d’électrochocs, des violences sexuelles, etc. 7
Extrait d’un discours de Malcolm X adressé le 28 juin 1964 pour une réunion de l’Organisation de l’Unité Afro-Américaine. 8
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Édition la Découverte et Syros, 2002, p. 305 9
111
CRITIQUE DU
NIHILISME CONTEMPORAIN
Louis-Thomas Leguerrier Louis-Thomas Leguerrier
Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l’oubli de tout le malheur ! Arthur Rimbaud
C’
est difficile d’écrire sincèrement, surtout après avoir fréquenté l’université, école d’aseptisation du style et du discours. Si j’y reste trop longtemps, ils me dégoûteront d’écrire. J’en suis certain. Je parle de l’université du point de vue de ma discipline, la philosophie, cette chose que personne ne prend au sérieux. Moi, je l’ai prise au sérieux, un peu trop même, jusqu’à ne plus être capable d’écrire. Elle vous cloue le bec, la philosophie universitaire, si vous y plongez trop aveuglément. Bien sûr je peux vous pondre des tonnes de pages sur une problématique bien précise et même quelques fois m’attirer les louanges des plus sadiques correcteurs, mais alors ce n’est pas moi qui parle, c’est le savoir méthodologisé qui parle à travers moi, et je suis crissement écœuré de me taire. La voix propre des individus, celle qui s’exprime à travers l’écriture, est la première victime de la censure qui règne sur l’ensemble des sciences humaines, une censure sournoise et inavouée. Ce qui est censuré ne l’est pas ici pour des raisons morales ou politiques, mais au nom de la rigueur philosophique elle-même. Le philosophe sérieux prétend tenir un discours objectif sur les choses, il lui faut donc faire preuve d’un détachement toujours plus grand. Les impressions et jugements subjectifs qui nuisent à la pureté de l’objet étudié doivent être réduits au silence. Bref, l’expert de la pensée rappelle la froideur des cadavres. Le calme et la maîtrise de soi que l’institution exige de ceux qui veulent y évoluer emprisonnent toute souffrance dans un silence étouffé. La colère y est complètement refoulée, la révolte bannie, le conflit confisqué. Mais cette objectivité est un mensonge. Malgré ses prétentions, cette méthodologie de fonctionnaires n’a rien de neutre. Elle sert évidemment tous ceux à qui profite l’apologie du monde tel qu’il est. La réalité que l’on prétend saisir objectivement est élevée en fétiche monstrueux. Il faudrait rappeler aux professeurs et à leurs laquais que « penser philosophiquement, c’est se laisser déranger par ce qui n’est pas la pensée elle-même1 » et que le jugement éthique qui se dégage du contact avec le monde est partie prenante de ce monde, et donc de l’objectivité. Mais je m’emporte, encore, je me remets à jouer leur jeu de malheur. C’est la pudeur qui me manque, les philosophes n’en ont aucune, pas une miette ! Il me faudrait quelque chose au-delà de cette concupiscence intellectuelle, sinon ils vont m’avoir, c’est certain. Je ne veux pas finir comme eux, à genoux devant des auteurs plates et insipides, des auteurs dont la lecture ne donne pas le goût de se battre pour défendre la philosophie, mais qu’il faudrait aduler sous prétexte qu’ils sont bêtement consacrés par l’institution. Ça fait tellement du bien de dire d’un auteur que tout le monde adule qu’il est plate, qu’il donne envie de laisser la philosophie pourrir dans son trou et qu’il est insignifiant pour l’avenir 113
de l’humanité. Dans mon milieu, un tel soulagement est impossible. Le respect d’enfant pour des idoles de pacotilles que reconduit l’institution est intégré à une vitesse désespérante par les wannabe philosophes. Est-ce que notre société peut encore échapper au plus dégoûtant conformisme intellectuel, voilà la seule question philosophique vraiment importante. Le reste n’est que futile bavardage sur fond de pédante platitude. Avec une telle introduction, peu importe ce que j’écris ensuite, ce sera assurément irrecevable du point de vue philosophique, et c’est très bien comme ça, même que c’est presque devenu une condition minimale, être irrecevable, à notre époque si réfractaire à la pensée critique. Et puis, mon objectif est de toute façon étranger aux critères de l’institution quels qu’ils soient. Le présent texte constitue une prise de distance critique par rapport aux penchants intellectuels dominants dans le monde contemporain, et ce, dans l’optique de démystifier les enjeux aujourd’hui décisifs pour la perpétuation de la domination capitaliste. Ce texte est d’abord un essai politique. Si la philosophie s’y trouve convoquée, c’est uniquement en tant qu’elle est replacée là où elle devrait se trouver, et d’où elle fut extirpée, c’est-à-dire en plein cœur des affaires de la cité. Là d’où je viens, les ennemis de Hors-d’Øeuvre sont légion. Ce que j’ai appris à leurs côtés sera bien sûr retourné contre eux.
Terreur et frivolité Ce monde est clos, et tout doit y trouver son compte, quitte à se nier soi-même, quitte à tout nier. Mais ce monde et la vie qu’il intègre ne seront jamais vraiment quittes. L’ordre social auquel nous devons notre conservation n’assure celle-ci qu’au prix de notre déchirement, qu’au prix de la renonciation à toute chose irréductible au principe unique de cette harmonie défigurée. Le monde de l’intégration ne nous réalise que négativement : c’est par le sacrifice général qu’il se maintient. Et cette folie voudrait se perpétuer, encore et pour toujours. Le système ayant manqué à sa promesse de bonheur pour l’humanité voudrait se maintenir comme caricature de l’Universel. Tel est le caprice d’une rationalité hautement déraisonnable, d’un mécanisme aveugle pour lequel la vie n’est que matériel mesurable, objet maîtrisable et sans désir, tout prêt à être écrasé, réduit, exploité, plié à la volonté de puissance de ce déchaîné système. Mais quoi ? Le dévouement intellectuel de nos vaillants philosophes ne nous aurait donc pas conduits, comme le martèlent tant d’insupportables académiciens, au démantèlement en règle de cette rationalité qui se voulait autonome et totalisante, de cette raison moderne et son mythe du progrès ? Ne serions-nous pas entrés dans l’ère du libre jeu de toutes les différences ? Il faut dire que, une fois les acteurs du grand monde intellectuel démystifiés, on passa vite le relais à ceux qui — assignés au progrès de la régression générale — répandirent la bonne nouvelle parmi le peuple sous la forme mutilée du plus vulgaire relativisme. Ainsi, alors que partout se trouve annoncé le règne nouveau d’une déroutante liberté — que ce soit par les idéologues associant la disparition de l’autorité traditionnelle à un chaos incontrôlable ou bien par le bavardage nauséabond de notre frivole jeunesse — le monde de l’économie totale, lui, se referme, tel un piège, sur ses proies aveugles et déracinées. Il est apeurant de constater à quel point certaines découvertes des plus significatives pour le monde intellectuel contemporain, en plus de se refléter dans le sens commun sous la forme d’une gigantesque imposture, se trouvent annihilées par l’ordre social auquel celles-ci devraient pourtant se mesurer, elles qui prétendent avoir pulvérisé les édifices de la capricieuse raison moderne, elles qui maintenant se taisent face à l’enfermement de la vie dans un système résultant du plus démesuré de tous les caprices, la domination absolue.
Éloge de la sobriété Les révolutionnaires des années 1960, qui placèrent la jouissance et le bonheur illimité au cœur de leur projet subversif et martelèrent cette revendication jusqu’à ce que l’histoire soit forcée de la prendre au sérieux, nous ont laissés sans le vouloir un bien triste héritage. C’est à nous, qui sommes pris dans l’enfer de la comédie contemporaine, qu’il revient de constater que le mouvement objectif dont ils ont été à l’avant-garde ne déboucha finalement que sur l’immonde rituel de célébration de la vie en tant qu’abstraction vide qui, dans les pays développés, pulvérisa toutes les autres valeurs. La reproduction de la survie dans la violence des relations sociales aliénées est dorénavant doublée de l’obligation de jubiler à l’idée que cette existence qui se maintient par la force soit la nôtre. Faute d’être parvenu à inventer une vie qui mériterait d’être célébrée, on s’est lancé dans la fête perpétuelle en l’honneur de ce qui continue d’exister en tant que souffrance permanente et universelle. Il est difficile de ne pas voir dans l’idéologie de la frivolité, qui occupe 116
actuellement toutes les dimensions de la conscience collective, la réalisation de certaines idées situationnistes dont la charge de négativité était pourtant indéniable. La revendication aveugle du bonheur individuel à tout prix, de la jouissance et des loisirs pour tout le monde, le party comme modèle universel de communication sociale, le culte de la jeunesse et l’association de celle-ci à l’âge d’or de l’individu, sont autant d’éléments du cheval de Troie grâce auquel la domination du principe unique du Capital s’est étendue à toutes les sphères de l’existence, en arborant une révolte jeune et branchée contre tout impératif moral qui viendrait menacer la liberté de tripper sans entraves au beau milieu du carnage. Le nihilisme d’aujourd’hui est la réa lisation des espoirs soixante-huitards moins la nécessité de détruire le capitalisme. Militer pour la jouissance et la réalisation effrénée de soi, c’est militer pour le pouvoir qui a tué la jouis sance en l’intégrant de force à la privation érigée en système.
Dealer avec le mal Le cynisme des intellectuels me donne envie de vomir. Ceux qui parfois habitent mes obsessions haineuses et mes rêves de destruction sont à ce point dépourvus de la plus infime trace de noblesse que vraiment, lorsqu’il sert à les désigner, le mot élite ne signifie plus rien. On croirait que de leur bouche se déversent les égouts débordants de l’humanité en ruine. C’est la jouissance devant l’abaissement et la faiblesse des opprimés qui les anime — tout comme la jouissance dans l’abaissement de soi-même anime les alcooliques et les drogués — lorsqu’ils prédisent d’un ton moqueur la défaite humiliante de tel mouvement populaire ou de telle grève menée dans d’impossibles conditions. Criss qu’y faut être débile pour se croire original et intelligent simplement parce qu’on est capable de prédire la cruelle débandade des perpétuelles victimes. Comme si ceux et celles qui osaient tout risquer pour des causes condamnées à l’échec par le pouvoir étaient assez stupides pour ne pas réaliser que les chances de tout perdre sont nombreuses. « La morale, au fond, c’est toujours du confort »2, déclare une des plus cyniques crapules de toute l’œuvre de Dostoïevski, un peu avant de conclure en affirmant que la vie est un « accord de commerce ».3 Aujourd’hui, face au confort que procure ce même cynisme à tant de gens lâches et égoïstes, du vieux croûton blasé au jeune professionnel arrogant, le confort de la morale, lui, ressemble de plus en plus à un bad trip continuel que traversent de timides accalmies. Mais on est bien obligé, maintenant encore, de ressortir cette veille rengaine sur la facilité et la complaisance des bonnes intentions, sinon peut-être qu’on ne pourrait pas aussi facilement dealer avec le mal, avec le fait que notre vie n’est rien d’autre qu’un vulgaire accord de commerce.
Solipsisme à rabais Les gens qui déclarent fièrement n’être « pas impressionnables » sont souvent simplement dépourvus de sensibilité. Le recentrage de leur personne sur l’infinie profondeur de leur moi étant achevé, leur capacité d’ouverture au monde n’est plus que vaine supercherie. Un tel état d’esprit correspond au stade le plus avancé de la froideur postmoderne dont l’objectivité massive se manifeste au niveau individuel sous la forme d’un rapport faussement critique à la nouveauté. C’est l’idée selon laquelle tout aurait déjà été dit — selon laquelle ne peut surgir, au cœur du monde posthistorique, que la fade répétition de ce
qui un jour a valu la peine qu’on s’en occupe — qui se trouve derrière le contentement de ceux qui réagissent à toute tentative d’opposer une résistance au cours des choses en rétorquant que « rien de tout ça, après tout, n’est bien nouveau ». Ceux-ci ne voient plus, dans les dernières traces de subversion existantes, que le souvenir d’une époque révolue mais davantage prise au sérieux, puisque pouvant être vécue de loin. Le rigide système que constitue l’expérience vécue de ces solitudes satisfaites d’elles-mêmes doit pouvoir englober la totalité des manifestations se trouvant à l’extérieur de leur pseudo-monde habituel pour aussitôt les mettre en relation avec ce qui est déjà connu et maîtrisé, avec ce qui du monde extérieur fut réifié en possession du moi souverain et fier de vivre. La capacité de se laisser surprendre et émouvoir par la fureur de la réalité est condition de toute pensée qui ne se contente pas de s’admirer elle-même. Que les professionnels de la distance confondent leur écœurement du monde avec la pensée critique n’y change rien.
L’éternel retour des ruines Il se fait vieux, ce damné perpétuel passé, spectacle des ruines sans cesse renouvelées, débris d’espérances gardés bien au frais, comme à la morgue, une parcelle d’époque qu’on conserve dans son dépérissement. À l’ombre de cette élévation des débâcles politiques anciennes en système de la sta gnation universelle poussent pourtant les fruits d’une effrénée déconstruction, celle de la finalité libératrice de la modernité. La contradiction entre cette finalité et le monde enchaîné par le travail moderne devait mener à un dépassement de l’époque par elle-même. Rien de cela, pourtant, ne se trouve dans l’héritage qui est le nôtre, seul s’y trouve le dépassement de l’ultime et radicale question, celle de la lutte des classes, par sa mise à l’écart, son envoi expéditif aux oubliettes de l’histoire. Afin d’échapper à la contradiction, on s’est débarrassé de la finalité. Au moins, maintenant, on n’a plus à rougir de notre monde pourri. Mais derrière notre tranquille conscience se trouve la même chose qu’autrefois, c’est-à-dire la souffrance et l’humiliation de millions d’êtres humains. La déconstruction de la tradition, le dépeçage du concept et la suppression de tout référent extérieur aux structures constituant le postsujet replié sur lui-même, ont le plus souvent permis de balayer les dernières formes de la résistance qu’opposait la communauté — lieu de partage d’humanité capable de transcender les idiomes diffus et particuliers — à l’hégémonie du Capital. La furieuse exaltation de l’autoréférentiel fait bon ménage avec l’hétéronomie absolue des relations d’échange abstraites par rapport à ce qui se prétend naïvement irréductible. L’isolement de l’individu dans un univers paradigmatique clos renforce son intégration à l’ordre collectif dégénéré. L’affirmation de Jameson selon laquelle le postmodernisme en tant que phénomène culturel serait le résultat de l’incapacité à penser les bouleversements dans le domaine de la culture en termes historiques ne signifie pas seulement que le fait de crier à la fin de l’histoire relève plus d’une absence de sensibilité historique que d’un quelconque dépassement qualitatif. Elle indique aussi l’effritement du lien entre culture et histoire. Le décalage entre les formes historiques du vécu dans le monde contemporain et le progrès dans les plus hautes sphères culturelles exprime à la fois le mensonge d’un ordre social archaïque qui refuse de prendre en compte la critique de la modernité et celui de tendances intellectuelles dont le cynisme et la frivolité viennent davantage confirmer le cours des choses qu’ils ne se révoltent contre lui.
Héritage confisqué Les possibilités utopiques inhérentes au savoir se trouvent actuellement étouffées par l’enfermement de celui-ci à l’intérieur d’une opposition arbitraire entre deux formes de régression intellectuelle qui se rejoignent dans la perte du moment critique de la tradition. D’un côté, il y a ceux qui, dans une explosion spontanée de grands sentiments politiques, nous proposent de jeter toute la culture par dessus-bord, à l’exception de deux ou trois auteurs servant tous la doctrine sur laquelle repose leur lifestyle souvent bien trop insignifiant pour qu’ils puissent espérer contribuer le moins du monde à la critique de la tradition qu’ils pensent avoir dépassée. De l’autre, la réaction à l’anti-intellectualisme primaire qui sévit partout dégénère dans le repli de la connaissance sur elle-même et le fétichisme de la culture. L’héritage de la tradition, par lequel il faudrait se laisser atteindre et auquel il faudrait se confronter de manière intime, est marqué du sceau de l’intouchable. Ceux qui refusent ou ne peuvent se plier aux rites et à la discipline de l’institution se heurtent à une froide et dissuasive incompréhension. Le moindre rapport établi entre le contenu de la grande culture et nos conditions matérielles quotidiennes nous vaut d’être jugés comme si nous avions saccagé une bibliothèque ou un musée. Mais cette culture qu’on adore mal et pour de mauvaises raisons tire justement sa grandeur de sa capacité à saisir en elle l’extrême laideur et la fragile beauté — au contact desquelles les spécialistes craignent de souiller leur objet d’étude — qui constituent la réalité toute crue, celle qui fait en sorte que les gens sont séparés les uns des autres et la culture séparée d’eux. « Le bourgeois désire que l’art soit voluptueux et la vie ascétique; le contraire serait préférable ».4 Par cette phrase se trouve formulé le cœur du problème que ceux qui ont foi en la fonction émancipatrice de la connaissance ont à surmonter. À partir de ce problème doit être développée une critique du rapport de la société à la connaissance qui sera en mesure de montrer la non-vérité qui caractérise autant l’inféodation de celle-ci à un programme politique lui faisant violence pour ne pas avoir à s’y confronter que son élévation dans une sphère soi-disant pure et porteuse d’une vérité suprahistorique.
Le dépeçage du savoir La conception moderne de l’intellectuel en tant que catégorie sociale s’est développée parallèlement à la fragmentation du savoir traditionnel en disciplines spécialisées et séparées les unes des autres. L’histoire, la philosophie, la littérature et la sociologie se présentent aujourd’hui comme des compartiments dans lesquels les penseurs intéressants ne se sont évidemment jamais entièrement laissés emboîter. Et pourtant, si certains ont vite fait de dépasser les catégories arbitraires du monde moderne de la séparation, la mutilation générale que cellesci engendrent, de son côté, les condamnent tout de même au retranchement dans un statut d’exception, comme s’ils n’étaient que des erreurs de l’histoire que le cours des choses, au train où il va, aura vite fait de résorber. Il faudrait opposer à cette conception du travail intellectuel celle qui naquit, avant l’époque moderne, de la tradition humaniste florissante. L’être humain total que devait former le savoir général déployé à cette époque, aux yeux des spécialistes tout aussi dépourvus de la conscience de la totalité que de celle des liens qui unissent leur position sociale à celle-ci, apparaîtrait comme un incapable qu’il fau117
drait prendre en pitié. Sans la conscience de cette régression, l’incommensurable naïveté politique des universitaires, profes seurs compris, serait difficile à expliquer. Il paraîtrait en effet surprenant, aux yeux de quiconque n’aurait pas dès la tendre enfance été gavé des plus connes superstitions, que la couche la plus éduquée de la population puisse bander avec aussi peu de retenue devant les dernières idoles de la politique spectaculaire, de Khadir à Jack Layton, en passant par Obama. Le dernier des prolétaires, même lorsqu’il vote pour l’un des réconfortants vi sages que se donne parfois le monde de l’économie totale, est rarement assez naïf et infantile pour s’imaginer qu’il participe par son geste au progrès de l’humanité. Lui qui, contrairement à l’étudiant en sciences humaines, n’a jamais entendu parler de Marx ou de la Théorie Critique, lui qui est privé de toutes ressources intellectuelles et dépouillé de sa propre histoire, il le sait bien, que la même criss de marde ne manquera pas de se perpétuer. C’est que la conception moderne de l’Université im plique non seulement l’éloignement par rapport aux domaines de recherche extérieurs à la spécialisation choisie, mais aussi par rapport à la société dans son ensemble. Plus l’universitaire avance dans sa formation, moins il semble capable de don ner une portée politique à son travail et plus il s’éloigne de la compréhension des enjeux qui se trouvent au cœur de la totalité sociale. L’université actuelle est le renversement de la concep tion humaniste du savoir sur la voie de son achèvement. Cela ne veut toutefois pas dire que le destin des intellectuels soit à jamais scellé. Il n’y a parfois aucune honte à se tourner vers le passé, surtout lorsque c’est pour jeter un regard chargé de mépris sur une époque qui sans honte utilise ses immenses res sources pour produire de la pensée critique désamorcée. Il est grand temps que le spectre de l’intellectuel engagé dans la cité revienne hanter nos rues désertes et nos froides institutions afin que ne triomphe pas complètement le dépeçage du savoir, cette grande boucherie administrée.
L’Éden défiguré Le relativisme qui partout étend son emprise débilisante n’est que la façade d’une plus grande calamité, celle à partir de quoi tout le reste bascule. C’est le déclin de la faculté de juger, sa défaite face aux forces objectives engendrant des sujets qui se laissent docilement porter par le courant et dont les jugements sont arbitraires et toujours changeants. Les mieux adaptés à cette routine sont fin prêts pour le tempo de l’économie poli tique. Ne voulant plus, et de toute façon ne pouvant plus se servir de ce qu’ils ont sur les épaules autrement que comme une machine à enregistrer des données qui ne veulent rien dire, ils avancent au rythme brutal des décrets et de l’épouvante. C’est la capacité de distinguer le bien du mal qui en fait les frais. Le bien, le mal, ces mots qui de nos jours sonnent creux, le monde contemporain a su en faire n’importe quoi. Le bien est devenu cette attitude d’indifférence et de passivité qui brandit sans arrêt la stupide exhortation à vivre et à laisser vivre, cette boue dans laquelle se noient les derniers vestiges de la communauté. Le mal est relégué aux articles les plus dégueulasses des meilleurs journaux sensationnels, que nous lisons pour nous rappeler qu’on est donc mieux, nous qui ne faisons rien, à part suivre le courant comme de vieilles branches mortes. On est assez cave pour penser que c’est la cruauté folle et inexplicable, voire passionnelle, celle qui fait la première page, qui est le meilleur exemple du mal dans notre société. Jamais on ne s’approche, même pas un peu, du fait que c’est la même indifférence muette, 118
celle dont on s’est fait un mode de vie, qui fut la première con dition des plus grandes orgies meurtrières de l’histoire : « Si les souteneurs et les voleurs étaient toujours et partout condamnés, les honnêtes gens se croiraient tous et sans cesse innocents... Et selon moi, c’est surtout cela qu’il faudrait éviter, il y aurait de quoi rire autrement. »5 Ces mots adressés par Camus à ses contemporains, auprès desquels il vit l’horreur absolue être col lectivement mise en place, sont tombés dans l’abîme d’un oubli contagieux. On se défend à présent de porter ce qu’on ap pelle péjorativement des jugements de valeur. Faudrait surtout pas que quelqu’un se sente blessé, c’est devenu une question de politesse, de savoir-vivre : on dépeint le jugement comme un manque de tact, voire un signe d’inculture. Ceux qui en abusent, qui sont un peu trop fort sur la jugeote, pour employer cette ridicule expression, sont en définitive les seuls vrais cou pables. Ce que je trouve dangereux, chez mes hypocrites con temporains, c’est l’Éden défiguré au sein duquel ils se croient naïvement revenus, cette innocence qu’ils voudraient ressusciter au prix de la renonciation à la capacité de distinguer le bien du mal, et nous éloignant encore un peu plus de la conscience du caractère coupable de la vie dans le système capitaliste.
La praxis qui vient La praxis politique à venir devra faire la synthèse entre l’abnégation de soi et l’autonomie subjective la plus radicale. Le caractère impossible que prend ainsi formulée cette tâche re doutable n’a d’égal que le surréalisme des monstruosités pour tant effectives qui séjournent au centre du monde, fondements de la métaphysique défraîchie de cette époque sans transcen dance, causes dernières de l’enfer à nos portes, du désastre nous invitant à faire vers lui le pas décisif. C’est peut-être dans l’effort pour arracher l’utopie à l’irréalité qui lui est propre que demeure le seul espoir d’opposer une praxis vraiment humaine à l’effrayante immanence d’un mal qui semble s’être arraché à nos cauchemars pour nous tomber dessus, comme le ciel lourd des plus vives douleurs sur la tête des héros tragiques. Nous sommes Œdipe refusant le glaive qui en nous crevant les yeux nous redonnerait la vue, la conscience de notre complicité im pardonnable et lâche. Comme lui il faudrait savoir se porter violence, ébranler le confort du moi érigé en trophée arrogant. Mais comme Socrate il faudrait jurer, contre tous et sans égard aux lois de leur monde, de toujours préférer la mort au jeu du mensonge, de la collaboration et du reniement intérieur. Le réinvestissement de la critique de la violence là où l’ont laissée ceux qui s’y sont consacrés avec le plus de sérieux devra se trouver au centre de l’effort théorique indissociable de la pos sibilité de l’avènement de cette nouvelle praxis. La résignation à l’actuel champs des possibles doit être dénoncée comme por teuse d’une violence bien plus grande que celle qu’elle se fait une fierté de rejeter en acceptant cette limitation. En tant que réaction à la violence du cours des choses qui étouffe par la force les possibilités humaines, la pratique politique qui se plie au cadre réformiste imposé porte cette violence en elle et la re conduit. C’est au-delà du possible tel que le définit cette époque postutopique, au delà des limites imposées à notre expérience et l’appauvrissant, que doit prendre forme la praxis qui vient, celle qui surmontera en l’être humain le nihilisme qui le main tient en deçà de lui-même.
NOTES 1
Theodor Adorno, Modèles critiques.
2
Dostoïevski, Humiliés et offensés.
3
Ibid.
4
Theodor Adorno, Théorie esthétique.
5
Albert Camus, La Chute.
REMERCIEMENTS Laurence Ayotte Ariane Bouchard Philippe Bouchard Julie Boulanger Laurence Côté-Fournier Yanik Delvigne Sacha Desautels Julien Desforges Marilyne Fournier Jean-Christophe Gascon Miguel Gosselin-Dionne Laurence Hamel-Roy Laurie-Eve Laroche Caroline Lefebvre Maud Marique Loïc Michaud-Mastoras Amélie Paquet Étienne Simard Adam Szanyi Camille Tremblay-Fournier et Catherine Rochefort Nous remercions ces personnes qui ont donné de leur temps pour nous aider à réaliser cette revue. Sans leur apport, jamais nous ne serions parvenus à produire un tel ouvrage. L’avenir nous réserve à tous son lot de difficultés et nous voudrions dans nos projets futurs développer une praxis de l’entraide permettant à ceux et celles qui nous rejoignent objectivement comme subjectivement de bénéficier de notre groupe comme nous bénéficierons nous-mêmes de leur contact. Nos pensées à Gérémi Adam, victime oubliée des nouvelles guerres de propriété, et à ses proches.
UN COLLECTIF DE RÉVOLUTIONNAIRES CRITIQUES HØ est une organisation politique qui a vu le jour à Montréal en 2005. Ses membres bénéficiaient alors d’un degré variable d’expérience au sein du milieu militant d’extrême gauche local. Une grève générale illimitée des étudiantes et des étudiants, où leur est apparue la nécessité de critiquer les influences négatives de l’idéologie dominante sur la jeunesse politisée, constitue le détonateur de la formation du groupe. Voulant rompre le cordon ombilical qui les reliait jusque-là à la famille anarchiste dysfonctionnelle, leur révolte orageuse a sévi pendant près de quatre années où ils ont organisé ruptures, confrontations et attaques ciblées. Désabusés, ils ont entrepris de dresser le bilan de leur histoire et de planifier le futur : objectivement, ils n’étaient pas parvenus à réaliser leurs objectifs initiaux. Il leur a donc fallu se porter violence à eux-mêmes au cours d’un long processus de réflexion qui s’est échelonné sur plus de deux ans. La distance volontairement prise avec l’actualité leur a permis d’approfondir le sens de leur démarche. Hors-d’Øeuvre s’est détaché du collectif anarchiste aux méthodes parfois brutales qu’il a été pour se définir aujourd’hui comme une organisation de révolutionnaires critiques qui aspirent à pousser de l’avant la théorie et la pratique radicales. Renouant avec la riche tradition du dialogue et de la polémique, Hors-d’Øeuvre intervient de façon chirurgicale dans le vaste champ culturel tout en encourageant le développement du potentiel d’auto-organisation des prolétaires, hommes et femmes, dans leurs propres milieux. Son intention est de dépecer la société postmoderne en articulant l’activité individuelle de ses membres à un groupe qui évolue au rythme du combat qu’il mène contre le capitalisme mondialisé. Hors-d’Øeuvre prend consciemment le risque de s’exposer publiquement et de lutter à visage découvert afin de replacer la critique au cœur du débat social. On peut les lire via leur site Web et leur revue annuelle, les rencontrer lors des événements qu’ils organisent à l’occasion ou les contacter pour collaborer et pour cogiter afin de préparer des opérations et de partager des informations. INFO@HORS-DOEUVRE.ORG