TERRITOIRES INCERTAINS ESPACES DES POSSIBLESIBLES
Hugo Bertrand Mémoire de fin d’études sous la direction d’Alexandra Pignol ϭ E.N.S.A.S 2016
REMERCIEMENTS
Je remercie tout d’abord Alexandra Pignol, enseignante à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg et directrice de ce mémoire, pour la qualité de ses apports théoriques, la qualité de son suivi, sa disponibilité et son engagement. Par ailleurs je remercie sincèrement Jean-Philippe Degoul, Noël Picaper et Florent Leung pour les discussions que nous entretenons, et qui ont certainement participé à l’élaboration de ce travail. Je remercie finalement mes parents pour leur soutien, et parce qu’ils m’ont permis jusqu’à présent, d’évoluer dans les meilleures conditions.
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SOMMAIRE
INTRODUCTION I. L’INCERTAIN EN QUESTION 1. AMORCE D’UNE DEFINITION a. Notre définition de territoire b. Incertain
2. PROPRIETES IMMEDIATES DES TERRITOIRES INCERTAINS a. Un ballet incessant : entre émersion et absorption b. Typologie – types c. Constituants plastiques
II. SYSTEMES URBAINS ET TERRITOIRES INCERTAINS 1. CONCEPT DE TRAME a. Trame et tissu b. Trame, territoire, systèmes urbains c. Rapport trame / trou : la petite ceinture
2. TRAME ET IMAGES a. Trame de référence b. Les territoires incertains: négatif de la trame ?
3. TROU ET IMAGES a. L’espace du trou b. Images incertaines c. Non-finitude
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III. ESPACES DES POSSIBLES 1. IMMERSION a. La cabane druryenne b. Déterritorialisation, reterritorialisation c. Formulabilité des territoires incertains
2. DU POTENTIEL DES IMAGES a. De l’imagibilité à l’Imaginabilité b. Table de montage mentale
3. LES POSSIBLES EN QUESTION a. Avènement d’une attitude projectuelle b. Quelques scénarii
CONCLUSION SOURCES
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« La Zone est peut-être un système très complexe de pièges... Je ne sais pas ce qui s’y passe en l’absence de l’homme, mais à peine arrive quelqu’un que tout se met en branle. La zone est exactement comme nous l’avons créée nous-mêmes, comme notre état d’âme, je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas de la zone, ça dépend de nous » Andreï Tarkovski, Stalker, 1979
« Ils forment le négatif de la ville bâtie, les aires intersticielles et marginales, les espaces abandonnés ou en voie de transformation. Ils sont les lieux de la mémoire opprimée, et du devenir inconscient des systèmes urbains, la face obscure de la ville. » Stalker, À travers les territoires actuels, 2000
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INTRODUCTION
Le collectif italien Stalker a su mettre en surbrillance les fragments dépenaillés, nés de l’élaboration complexe et mouvementée de la ville. Il s’agit en partie des espaces résiduels issus de l’infrastructure, des zones de conflits, des terrains vagues, de ce que l’on appelle communément des friches. Les dimensions généreuses que ces marges et interstices prennent au sein de nos villes – les cartographies de Gilles Clément et du collectif Stalker le démontrent – leur confèrent une certaine légitimité ; ils sont là, à côté, et en plus ils sont vastes. Nous les connaissons peu, pourtant nous les côtoyons sans cesse en sillonnant leurs abords : on est en dessous, au-dessus, à côté, presque dedans mais sans jamais y être pleinement. De surcroît nous ne pouvons pas prétendre les connaître, même à travers les nombreuses représentations
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photographiques (tel le travail de Marchand et Meffre ), qui sont révélatrices de leurs qualités graphiques de «surface», plutôt que de leurs qualités inhérentes aux systèmes urbains; comme des filtres qui nous empêcheraient d’en saisir les réelles potentialités. Ils ont quelque chose à voir avec la Zone mise en scène par Andreï Tarkovski dans le film 2 Stalker , à propos duquel Luca Governatori nous dit : « La Zone de Stalker s’impose une nouvelle fois comme un lieu du mystère. La Zone c’est cet espace qui échappe aux règles euclidiennes. L’essentiel se concentre sur cette affirmation du Stalker : « le chemin le plus droit n’est pas forcément le plus court ». Espace irrationnel, non totalisable. Si les plans larges dominent, aucune vue d’ensemble ne 3 nous permet de saisir l’étendue de la Zone. » . La Zone, cet 4 espace où il y a « déconstruction de la linéarité du temps » , et où les personnages voyagent « quelques secondes, plusieurs minutes ou heures, peut-être plusieurs jours, une semaine… La durée du voyage, si tant est que l’on puisse 5 encore parler de durée, ne se laissera pas quantifier » . Et notre démarche repose sur des voyages, des dérives, dans des étendues que nous découvrîmes un jour, par hasard. Des étendues qu’il semble difficile de percevoir et de comprendre, a priori, autrement que par expérience, que par leur pratique. Ainsi notre analyse se fonde principalement sur des constats issus de l’approche subjective de ces lieux méconnus, non-répertoriés, quasi-invisibles, et dans lesquels nous avons décidés de nous immerger.
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Par ailleurs il a fallu nommer ces espaces. Alors que le terme de délaissé, fréquemment employé et très connoté, aurait tendance à statuer peut être trop précisément et pas assez justement ces lieux (ils ne sont jamais absolument délaissés), ceux d’incertain et de territoire ouvrent étymologiquement plusieurs réflexions. Ils ciblent par ailleurs les caractéristiques sur lesquelles nous nous appuierons pour mener cette étude. Mais nous y reviendrons. Cependant il ne s’agit pas de se questionner sur; comment remplir, comment réinvestir ces rebuts ? Nous ne nous appuierons pas sur les potentialités de ces lieux en terme de quantité d’espaces vacants, nous ne nous positionnerons pas en tant que « bâtisseur, remplisseur ». Ainsi nous partons d’un postulat en admettant qu’une transformation trop conséquente de ces espaces en altérerait immédiatement les qualités sous-jacentes. Dans une certaine mesure, les programmer précisément serait représentatif d’une volonté de les absorber, de les diluer administrativement et spatialement dans la ville. Or cette étude convoite déterminément les qualités «occultes» du «négatif de la ville bâtie». Nous avançons en conséquence deux premières hypothèses : d’une part il ne faut pas les considérer seulement comme des débris négligeables de l’urbanisation, ils sont dotés de potentialités. D’autre part, les construire – ou du moins les construire sur les modalités actuelles (programmation, planification…) - en altérerait les hypothétiques potentialités. Or ces deux premières hypothèses en amènent une troisième: ils nous permettraient d’appréhender autrement le fait urbain et peut être d’envisager d’autre modes de projection. Ainsi ils seraient les lieux nécessaires à une évolution du regard que nous portons sur l’environnement urbain dans lequel nous demeurons. Ces lieux de l’incertitude, ces cavités incertaines semblent s’opposer à la ville, et pourtant elles en sont originaires et ϭϭ
donc indéniablement corrélatives. C’est ici que s’enracinent nos questionnements et notre démarche. Espaces incertains et « espaces construits » sont toujours concomitant. Par le biais d’une mise en rapport – des incertains avec une ville a priori déterminée, prétendument certaine – nous appréhenderons ces espaces en analysant leurs caractéristiques en termes de matérialité et de production d’images. Si l’on admet qu’à travers l’expérience des territoires incertains – des lieux où notre perception est moins susceptible d’être « influencé » - nous sommes capable de produire des images mentales dont la nature se distingue en deçà ou au-delà des représentations auxquelles nous sommes assujetties, alors il serait légitime de nous poser les questions suivantes. Tout d’abord, dans quelle mesure sommes-nous capables de nous construire une représentation des milieux urbains dans lesquels nous nous mouvons habituellement? De surcroît, compte tenu de la plasticité et de la configuration des territoires incertains, sur quel mode de représentation les appréhende-t-on ? Quelle est la nature des images mentales qui nous permettent de parvenir à telle ou telle représentation de ces territoires? Enfin en admettant que se représenter est insociable de se projeter, l’essence de cette représentation, native de l’incertitude du territoire, nous permet-elle d’atteindre une dimension projectuelle dissemblable de celle qui s’exerce en dehors de ces étendues indéterminées ? A quels enjeux pourrait-elle répondre ? Ainsi nous adopterons dans une première partie une approche élémentaire de l’objet d’étude. Nous justifierons la terminologie employée ainsi que la « méthode » utilisée pour l’analyse. De plus nous évoquerons les propriétés immédiates de ces territoires, et notamment les « qualités visibles », par l’expérience, la dérive ; ces caractéristiques physiques seront une base essentielle quant aux réflexions qui suivrons à propos de la construction d’images mentales ϭϮ
et des modes d’appréhension de l’espace. La seconde partie consistera en une comparaison des territoires incertains et de la ville, par le biais d’un outil conceptuel ; la trame, illustré à travers la figure du tissu. Nous extrairons de cette comparaison les qualités essentielles des incertains, qui selon nous, sont majoritairement relatives aux modes de construction d’images mentales. Enfin, nous démontrerons dans une troisième partie, comment ces qualités octroient aux territoires incertains un statut d’espace des possibles, dans lequel nous serions plus disposés qu’ailleurs, à expérimenter (à découvrir par expérience) et peut être à « projeter autrement ».
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I. L’INCERTAIN EN QUESTION définitions et démarche analytique
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AMORCE D’UNE DEFINITION
Il s’agit bien entendu d’une amorce puisque ce travail, dans sa globalité, et à travers les questions qu’il soulèvera, ne cessera de préciser et d’enrichir l’embryon de définition que nous engageons dès à présent.
Notre définition de territoire
Il s’agit avant tout d’éclaircir notre définition de territoire (bien que celle-ci soit en partie construite sur la base d’hypothèses). Or il semblerait que ce soit l’une des acceptions générales du terme qui nous convienne le plus : « Étendue de terre, plus ou moins nettement délimitée, qui présente généralement une certaine unité, un caractère 6 particulier » . Cette définition nous intéresse sur deux points. D’une part c’est une étendue ayant un caractère particulier et qui présente une certaine unité. Or l’expérience par la dérive nous donne à voir ces territoires comme des lieux 7 identiquement conditionnés, où qu’ils se situent . Une atmosphère leur est commune et les singularise, une ambiance issue de leur caractère non-anthropique et de l’absence de toute structure. Par ailleurs ils sont plus ou moins nettement délimités. En
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effet, ces territoires sont non-contigus dans leurs rapports avec les systèmes urbains qui les englobent. Contiguïté signifie : « Qui touche à, qui est voisin de (quelque chose 8 d'analogue) sans qu'il y ait d'intervalle. ».Or les territoires incertains ne « touchent pas », ils sont « voisins de quelque chose » qui ne leur est pas analogue (la ville) et il y a « intervalle ». C’est en cela qu’ils ont des contours mais des contours qui ne sont jamais nettement délimités, des contours qui sont les points (ou les épaisseurs) de désagrégation du territoire. En outre certaines déclinaisons de la notion de territoire viennent, par contradiction, enrichir ce que nous suggérons par l’usage du qualificatif incertain. J.Levy et M. Lussault dans le « Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés » proposent quelques précisions, au-delà de l’acception générale de la notion de territoire explicitée cidessus : « 4. Le territoire correspond à l’espace socialisé, l’espace géographique, à la construction intellectuelle qui permet de le 9 penser. » ; « 5. Espace contrôlé / borné …. Celui d’un espace correspondant à la logique de l’Etat, avec son 10 exhaustivité interne et ses frontières externes. » ; « 7. un espace approprié … Le territoire serait un espace disposant, d’une manière ou d’une autre, d’un attribut de possession ou 5 d’identification. » . Or il s’avère que les territoires étudiés ne font ni l’objet d’espaces socialisés, ni l’objet d’une construction intellectuelle, qu’ils ne sont pas des espaces bornés et contrôlés, qu’ils ne sont pas non plus des espaces
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appropriés disposant d’un attribut de possession ou d’identification ; on ne leur attribue pas ou que très peu de sens, de signification. Des territoires exempts de toute forme de construction, de toute structure sociale, des territoires qui n’impliquent pas l’homme dans un processus de construction socio-culturelle, intellectuelle, etc. De plus J.Levy et M.Lussault nous parlent d’un « Espace à métrique topographique » c’est-à-dire, et selon leurs propres définitions de métrique et de topographique, un espace dont le mode de mesure et de traitement de la distance s’effectue selon les considérations euclidiennes de l’espace terrestre, caractérisées par la continuité et la contiguïté. Cependant, l’une des hypothèses que nous avançons, et que nous justifierons par la suite, consiste à dire que les territoires incertains sont par nature discontinus et non-contigus. Il en découle une seconde hypothèse : de par leur nature discontinue et non-contiguë, les territoires incertains seraient des lieux où les modes de mesure et de traitement de la distance ne s’effectueraient plus selon les considérations euclidiennes de l’espace, mais nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail lorsque nous aborderons les questions d’appréhension des distances et de représentations dans de tels lieux. Les territoires incertains entretiennent ce rapport à la terre, à cette chose matérielle et opaque, seulement ces étendues de terre ne sont pas ou ne sont plus qualifiées par l’homme et tous les processus de détermination qu’engendre sa présence. C’est en cela que ces étendues de terre, plus ou moins nettement délimitées, qui présentent une certaine unité », sont incertaines.
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Incertain
Qui n'est pas fixé, déterminé à l'avance, qui manque de 11 certitude, de décision, de détermination : nous l’avons dit plus haut, ces espaces ne sont presque jamais délaissés, puisque administrativement, foncièrement, ils appartiennent à quelqu’un, ils existent quelque part, peut-être plus dans une quelconque représentation, que dans une réalité physique, tangible. Ils sont probablement même en cours de projection sur des temporalités longues. Seulement ils ne sont pas encore précisément définis, on ne leur a pas encore attribué un rôle et leur devenir ne s’imagine qu’à travers un champ d’évolutions hypothétiques. 12
Ce qui n’est pas connu avec certitude : nous pouvons connaître la situation géographique de ces lieux. Parfois nous connaissons leurs abords qui frôlent les chemins de notre quotidien mais jamais nous n’en faisons l’expérience profonde du fait de leur praticabilité et habitabilité restreintes. Et même lorsque nous en faisons brièvement l’expérience nous ne pouvons pas vraiment prétendre que nous les connaissons du fait de leur lisibilité sommaire et de notre difficulté à leur attribuer un sens. Nous reviendrons sur cette question du sens lorsque nous mentionnerons quelquesunes des réflexions de Baudrillard et Kevin Lynch. Les causes de cette inconnaissance peuvent être envisagées dans un premier temps comme physiques ; ces territoires sont parfois difficilement accessibles ; barbelés et autres barricades en bouchent les accès. Ils sont souvent liés à des pratiques qui peuvent être cafardeuses, signifiées par des actes transgressifs, « contre-culture », dont on se méfie.
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Pourtant c’est bien nous qui avons fabriqué ces territoires incertains, qui en avons dissimulé les entrées, voire interdit les accès. L’inconnaissance relèverait plutôt du mensonge, d’une volonté de voiler ce qui pourrait être vu comme un échec. Dissimuler le spectre de nos déboires. Ce sont peutêtre les sentiments de honte et de peur issus de notre incapacité à tout maîtriser, qui ont avant tout dépêché cette inconnaissance. 13
Ce qui n’est pas sûr : L’espace qui n’est pas sûr, c’est-àdire le lieu où presque tout peut arriver (ou du moins l’impression que presque tout peut arriver), l’espace qui n’est pas sécurisé, qui ne bénéficie pas des normes de confort qui correspondent aux exigences qualitatives de l’espace public. Encore une fois, le non sûr c’est ce qui s’oppose au quotidien, c’est ce qui donne l’espoir d’être confronté à tout moment à une situation singulière, à une nouvelle expérience (et l’on peut se référer aux démarches situationnistes), l’espoir d’un quotidien qui à tout moment peut s’effondrer dans des espaces moins enclins à nous laisser imaginer des légendes. 14
Ce qui est vague; dont la forme n'est pas nette, claire : cette énième déclinaison de la définition du terme incertain est plus relative à la question de la forme et de l’informe ; ce qui nous mènera dans le cadre de notre étude, à expliciter la mise en tension des deux. Une mise en tension franchement illustrée dans « Partially Buried Woodshed » (figures 2, 3), l’œuvre du Land Artiste Robert Smithson, au sujet de laquelle Gilles Tiberghien écrit « Smithson ne produit pas seulement une ruine mais crée aussi une sculpture qui rend manifestes les tensions internes entre la forme et l’informe, la
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masse et la structure, l’inertie et la force de surrection. » . Nous reviendrons sur la question de la forme, et nous interrogerons les représentations, les caractéristiques de cette forme incertaine. Mais vague nous renvoie aussi, au-delà de la question de la forme, au terme terrain vague, qui n’est pas sans liens avec ce que nous appelons territoires incertains. Terme dont 16 les connotations sont explicitées par Luc Levesque , et qui soulèvent de nombreuses questions que nous aborderons par la suite. Il nous parle par exemple d’une généalogie du terrain vague qu’il considère comme indissociable de ème l’urbanisme moderne depuis Sixte Quint (XVI siècle) en ce sens que « le terrain vague est souvent un produit afférent au processus du rationalisme », comme s’il y avait inéluctablement, au sein de logiques rationnelles, production d’incertitude. Et l’on peut entrevoir dans ce propos, une certaine corrélation avec le point de vue de Jean-François Chevrier qui nous parle des hasards « dans un monde régi 17 par un sévère déterminisme » . De plus Levesque adjoint à l’incertitude, l’indétermination, l’imperfection, l’inachèvement du terrain vague, les notions de flou et d’imagination qui seront pour nous centrales en aval de ce travail.
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Comment suis-je arrivé là ? Aucune amarre ne m’y engagea. Le corps chancelle Plus rien ne l’entraîne. Une seule ligne Au loin. Lambeaux défigurés Choses absconses Dans l’antre Profonde
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PROPRIETES IMMEDIATES DES TERRITOIRES INCERTAINS
Nous sommes dans une démarche « progressive » visant à élucider cet objet d’étude qui nous est par nature quasi-inconnu - et qui commence par une série de constats issus d’observations.
Un ballet incessant : entre émersion et absorption
Ces espaces incertains ont été construits ou du moins ils résultent d’une construction. Ils proviennent des processus complexes aux multiples acteurs qui constituent la ville, qui tentent de la construire et de la stabiliser. On peut s’atteler à dégager quelques grandes causes à l’origine de l’avènement de ses lieux, mais il est difficile d’en saisir la totalité et la complexité des scénarii. Une première catégorie pourrait embrasser l’ensemble des vastes entreprises, où l’obsolescence causée par la conjoncture a généré une situation d’inoccupation. Il s’agirait des phénomènes de désindustrialisation et de délocalisation pouvant agir à de très grandes échelles ; nous connaissons par exemple le cas de Détroit où la crise automobile a provoqué la fermeture des sites de production, ayant comme conséquence la désertification de grandes zones résidentielles et des lieux importants de consommation qui leur étaient connexes. Une deuxième catégorie pourrait embrasser l’ensemble des résidus et interstices générés par les structures et Ϯϲ
infrastructures en service (autoroutes, aéroports, gares, raffineries…), dont les nuisances et les dangers engendrent de tels lieux. Enfin une dernière catégorie où les incertains sont le résultat de politiques publiques et privées extrêmement variées (spéculation, mise en attente, affinités personnelles…). Les processus qui transforment un milieu construit et stable en un milieu incertain sont multiples ; dépeuplement, faillites, obsolescences, guerres et conflits d’intérêts, etc. Néanmoins il y a toujours à un moment donné une phase de crise, de rupture, où s’opère la mutation construit et stable > construit et incertain > incertain. Par ailleurs la notion de contrôle nous intéresse. Nous pouvons appréhender la grande quantité de « logiques déterminatrices » constitutives de la ville comme des actes de contrôle. En effet chacune d’entre elle vise, d’une manière ou d’une autre à contrôler un espace, un espace lui-même disposé à contrôler. Il n’y a pas là de théories conspirationnistes, seulement, quelle que soit la nature de l’entreprise il y a volonté de déterminer ; bâtir une route, un quartier d’habitation, un parc, conserver un secteur, ouvrir un commerce, rénover un appartement, etc. Attribuer des usages et donner une réponse spatiale relative aux fonctions prédéterminées. Gilles Deleuze au sujet des « sociétés de contrôle » nous donne un exemple parmi tous les autres : «… je dirais d’une autoroute qu’elle n’enferme pas les gens, mais en faisant des autoroutes vous multipliez des moyens de contrôle […] les gens peuvent tourner à l’infini sans être 18 du tout enfermés tout en étant parfaitement contrôlés… » . Mais toutefois ces logiques sont en mesure de produire des espaces incontrôlés et non « contrôlants » pour toutes les raisons citées plus haut. Le cas de la ceinture industrielle au Sud du centre-ville de Saint-Pétersbourg est un exemple
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frappant. Ce « secteur » regroupe à lui seul une grande partie des scénarii précités. Il concentre des zones résidentielles, des sites de production, des sites de stockage de matière première, des entrepôts de marchandises, de grands lieux de consommation, le tout dépiécé par de larges bandes infrastructurelles ; voies ferrées, autoroutes, ponts, routes, etc. On peut donc y voir des sites industriels désaffectés, des chantiers délaissés, de vastes plaines en dessous des autoroutes aériennes, autour des gigantesques nœuds ferroviaires, etc. La ceinture industrielle saintpétersbourgeoise est un ensemble qui de surcroît est généré par une très grande diversité d’acteurs (propriétaires plus ou moins importants, entrepreneurs, Etat…), ayant chacun telle ou telle volonté déterminatrice afférente à telle ou telle échelle. Il s’agit donc d’une constellation de logiques rationnelles, d’un patchwork composé de pièces 19 essentiellement tramées mais qui ne sont habituellement pas compatibles les unes avec les autres. On observe effectivement en de nombreux points de véritables disjonctions, comme des épaisseurs incontrôlées. Ainsi, le stockage de matières premières desservi par une infrastructure ferroviaire et fonctionnant à une échelle territoriale, jouxte le « bloc résidentiel » et son petit centre commercial qui lui, fonctionne à une échelle de quartier. Et ces deux corps accolés entretiennent une tension quant à leur incapacité à « homologuer » la limite qui les sépare, leur incapacité à tramer, à rendre fonctionnel collectivement cet entre. Alors il y a perte de contrôle et production involontaire et spontanée d’un espace indécis où règne le doute et qui s’additionne à tous les autres formant une sorte d’archipel : les territoires incertains. Par ailleurs, si les territoires incertains sont susceptibles d’émerger dans ce large panel de logiques d’acteurs, ils sont
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aussi susceptibles d’y être absorbés ; s’il y a par exemple dans un certain contexte, un accord entre propriétaires, une opportunité, etc. Le caractère ambulatoire de ces logiques rationnelles dans un contexte à dominante capitaliste, favorise à la fois l’émergence des territoires incertains et leur absorption (sur un plus ou moins long terme). C’est une de leurs principales propriétés et c’est en cela qu’ils revêtent en partie ce caractère incertain. Il y aurait donc d’une part et selon un certain point de vue, une ville qui se constitue par une somme d’intentions qui tendent à déterminer l’espace et les mouvements, et d’autre part une production d’espaces – liée à l’échec de certaines intentions ou au rapport conflictuel entre certaines autres - consécutive d’une perte de contrôle. Mais alors comment appréhender ces territoires du doute et du déclin ? Comment les analyser ? Les outils ordinaires de l’architecte / urbaniste en terme de représentation, de classification, etc. sont-ils satisfaisants pour saisir et peutêtre pour projeter le non planifié, le non-planifiable ?
Typologie – types
Dans un premier temps nous pourrions penser qu’à travers cette démarche consistant à analyser les territoires incertains, il serait louable de les typologiser, c’est-à-dire de les classifier selon des critères relativement précis dans l’espoir d’établir une sorte de science. En effet, l’expérience sensorielle de ces étendues, comparée à leur « réalité objective » (via des outils tels que les images satellitaires, plans cadastraux, restitutions topographiques, etc), nous apprend que leurs configurations sont possiblement corrélatives des « effets » perçus in situ. Ces effets oscillent
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entre une impression d’incertitude et d’éloignement intense et un sentiment de confort, de sécurité, de proximité de l’urbain. Peuvent figurer parmi les critères de classification, la superficie, la qualité du contour (soit la perméabilité) et la matérialité (soit l’aspect des matières et les qualités de texture). Chemin faisant nous pouvons révéler quelques redondances quant aux « effets » évoqués ci-avant et certaines combinaisons de critères. Par exemple, plus l’endroit est vaste, plus ses contours sont « opaques » et plus sa matérialité d’ensemble est rugueuse, crevassée, plus le sentiment d’incertitude et d’éloignement sera important. A contrario, plus la superficie est réduite, plus ses contours sont pénétrables et moins sa matérialité est grenée, plus l’impression de clarté, de lisibilité et de proximité sera vive. Et nous pouvons illustrer cette première approche à travers le schéma ci-contre (figure 4) qui associe les critères évoqués ci-avant et quelques cas d’étude. Le cas 1, qui correspond à une portion de la petite ceinture très étroite et très « à découvert », est un espace potentiellement incertain dont les contours sont transparents 21 et dont la matérialité d’ensemble est relativement lisse . Dans ce cas l’impression d’incertitude est plutôt faible. Le cas 4, par opposition, correspond à un espace potentiellement incertain beaucoup plus vaste, de type plaine, situé au port du Rhin. Son étalement, l’opacité de ses contours ainsi que la rugosité de son environnement matériel, produit une impression de détachement et d’incertitude très élevé. Les cas 2 et 3 se situent entre le cas 1 et le cas 4 en termes d’impression d’incertitude. Ils correspondent respectivement à un renflement, un élargissement de la
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petite ceinture (Paris-Val de Seine) et à un terrain vague enserré par plusieurs axes viaires (port du Rhin, Strasbourg). Par ailleurs si l’on ambitionne une classification de ces espaces ce sont d’abord les critères de superficie et de configuration qu’il faudra évoquer. La plupart des idées que nous exposerons par la suite, à propos de l’imagibilité, du sentiment de non-finitude, de la discontinuité, ne s’appliquent qu’à des sites suffisamment grands, et/ou suffisamment enclavés de par leur configuration pour être analysés comme tels. Pour des sites relativement plats et ouverts de type plaine, terrain vague, nœud ferroviaire… le critère superficie doit être considéré largement. Si elle est trop faible, une pression trop forte des milieux construits environnants entraîne une perte du sentiment d’incertitude ; la zone potentiellement incertaine est absorbée par la ville. On peut aisément comparer ce phénomène aux recherches de Gilles Clément à propos des pressions exercées par les milieux 22 (même si les anthropisés sur le Tiers Paysage préoccupations de l’auteur sont exclusivement biologiques). Ainsi dans des sites tels que l’île aux Epis à Strasbourg (port du Rhin), le nœud ferroviaire de la petite ceinture (porte de Bercy), qui atteignent plusieurs dizaines d’hectares, le sentiment d’incertitude par l’éloignement est très intense: les contours de la ville sont visibles mais lointains ; à l’image de la première de couverture du manifeste Stalker « À travers les territoires actuels » (figure 5). Mais cette linéarité déductive - qui consiste à dire que plus ces territoires sont grands, hermétiques et rugueux, plus ils sont incertains - est limitée. Ces critères sont à relativiser dans des sites plus anfractueux. Ces anfractuosités sont issues de la topographie de lieu (accidents, bossages, creux, tunnels…), des constructions abandonnées ou de tous
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autres éléments (objets, végétation…) qui tendent à bouleverser leur compréhension. «Entropic landscape» de Robert Smithson, 1970 (figure 6), exemplifie ce propos : c’est moins la superficie, le contour et la texture du lieu qui génèrent ce sentiment de détachement que l’ensemble des objets et «monticules» qui s’y trouvent ainsi que la complexité de leurs rapports. « Quand un modèle a réussi dans un ordre de problèmes, 23 elle (la science) l’essaie partout. » Mais dès lors que nous tentons de classifier les territoires incertains selon une suite cohérente de critères – et bien qu’il y ait parfois redondance quant à l’association de certaines caractéristiques à certains effets - nous faisons face à des contradictions. Des contradictions issues de la trop grande diversité et complexité des configurations possibles. La figure 7 est un exemple parmi tant d’autres d’une anfractuosité. Nous sommes en surplomb sur une portion de la petite ceinture (au Sud Est, Paris-Val de Seine) largement exposée au quartier d’habitation environnant de par la transparence de ses contours et son étroitesse (figure 8). Mais soudain un enfoncement se manifeste en contre-bas entre l’imposant talus ferroviaire et l’épais mur de soutènement. Une dépression qui est, comme nous pouvons le voir, le réceptacle d’une sorte d’irrégularité. Le mur en moellon se désunit derrière l’abondante broussaille ellemême mutilée par un tapis organique de terre battue et de barda, le tout formant un ensemble absolument nébuleux. Un site abandonné a beau être étriqué et exposé à la puissante pression de la ville, il pourra toujours renfermer une excavation suffisamment profonde dans laquelle notre corps serait en mesure de sombrer, s’immerger, serait tout à
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coup désorienté et séparé du cordon qui le reliait alors à un milieu familier. Et au contraire, égarés dans la vaste friche, nous trouverions inéluctablement ici où là une fenêtre cadrant notre chez nous et par laquelle nous nous sentirions en dessous de notre toit tutélaire. De plus, il y a aussi une contradiction de fond. Nous l’avons dit, notre analyse des territoires incertains est fondée dans un premier temps sur la perception subjective d’un monde majoritairement visuel ; elle revêt donc une dimension phénoménologique. Or la démarche scientifique ne semble pas adéquate, pas assez juste. Elle risquerait de nous mener à des conclusions trop influencées, et d’absorber leurs potentiels et hypothétiques contenus théoriques. Et puisque les critères de forme et de dimensions nous engagent sur des déductions trop aléatoires, nous insisterons ci-après sur l’aspect matériel comme caractéristique essentielle des territoires incertains.
Constituants plastiques
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Après avoir consulté un grand nombre de photographies ayant la prétention de représenter des territoires incertains en différents endroits du monde, il semblerait que ces espaces aient tous un dénominateur commun, et ce malgré la diversité de leurs histoires et des contextes desquels ils sont nés. En outre, nous pensons qu’ils sont des lieux
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identiquement conditionnés, par une certaine ambiance, issue d’une matérialité ainsi que d’une composition, ou plutôt d’une décomposition, singulière. Par conséquent, il conviendrait avant tout de décrire plastiquement ces lieux, de donner à voir l’aspect des éléments qu’ils contiennent et la nature de leurs rapports dans l’espoir d’en saisir les conséquences. Tout d’abord nous considérerons que ces étendues sont pourvues de deux propriétés plastiques fondamentales : elles 25 sont peu graphiques et imprécisément texturées. Peu graphiques d’une part car il y a peu de lignes et qu’il n’y a que des fractions de lignes comme une ramification fortement interrompue ; les choses ne sont pas joignables graphiquement les unes aux autres et ne sont pas 26 figurables par des lignes. Nous ne sommes pas capables de synthétiser et de nous représenter l’espace à travers un ensemble de lignes continues et structurantes. Il n’y a pas non plus complétion amodale ; notre cerveau n’interprète pas ou n’interprète que difficilement les vides entre ces portions de lignes. Sur les photographies de la page suivante (figures 9, 10 et 11), nous pouvons apercevoir d’anciens rails de chemin de fer. Ces derniers dessinent d’épaisses lignes toutefois interrompues par un tapis terreux et ronceux. Par ailleurs des éléments fins et verticaux paraissent affleurer leur base tantôt disparaît derrière un bosquet anarchique, tantôt vient mourir sur le tapis embroussaillé – alors qu’on les connaît habituellement bien ancrés sur l’asphalte et linéairement solidarisés à une bordure de trottoir ou à un caniveau de voirie. Toujours en ce qui concerne l’aspect graphique de ces lieux, et s’il y a fragment de lignes, il y a aussi fragment de contours. En effet, il y a parfois lisibilité
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partielle du contour de certains « objets » (bâtiments, pneus, bidons, carcasses…) nous permettant de figurer partiellement et seulement partiellement ces objets. Nous sommes donc confrontés dans les territoires incertains à une constellation de lignes, flottant au sein de masses désordonnées, de surfaces rugueuses aux contours illisibles. En cela ces étendues incertaines sont aussi imprécisément texturées. C’est-à-dire que nous pouvons les appréhender plastiquement comme un pêle-mêle de surfaces texturées. Or la qualité de ces textures, qui enveloppent, qui tapissent ces territoires et qui leur octroient cette sorte d’ « épaisseur matérielle », joue un rôle essentiel quant à l’effet généré, quant à l’émergence de cette ambiance, de cette nébuleuse ambiante dont nous parlions précédemment. De surcroît ces surfaces granuleuses ne sont pas des aplats nettement délimités mais plutôt des taches qui se diluent les unes dans les autres et qui nous donnent à voir encore une fois, un amas informe. Un amas informe, qui pour résumer, résulte d’une « décomposition » de lignes s’entrelaçant à un escamotage de taches estompées. Des composants plastiques par lesquels il nous est difficile de discerner des figures, par lesquels nous discernons plutôt des fragments de figures, disjoints, que nous apparentons plus ou moins difficilement à ce qui nous est connu. Et Andrei Tarkovski illustre bien ce 27 phénomène dans son film « Stalker » , en dépeignant dès les premières images qu’il nous donne de « la Zone », un paysage chaotique plus que semblable à ce que nous nommons territoires incertains. La figure 12 nous donne à voir les composants plastiques précédemment évoqués et
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suggère quelques-uns des effets qui en découlent ; les masses texturées constituant une sorte de plaine se mêlent à un tas d’objets, qui par la qualité de leurs contours (contours linéaires en partie lisibles / contours non lisibles), ne nous permettent de figurer que partiellement les choses. On distingue des tourelles de chars d’assaut surmontées de leurs canons, mais il y a aussi des tâches sombres pouvant être autre chose. Tarkovski nous confronte à une énigme visuelle qui émane de notre persévérance à vouloir figurer et à donner forme, dans ce qui est a priori informe. Voilà une ébauche de réponse intéressante quant aux effets produits par les qualités plastiques des territoires incertains. Et l’on peut trouver quelques correspondances dans le travail de Raymond Hains et Jacques Villeglé. Leur démarche, en partie fondée sur la recomposition d’éléments graphiques qui font sens - dans l’espoir d’y entrevoir d’autres significations nous intéresse. On retrouve dans les compositions de ces artistes ce rapport entre un amoncellement d’aplats irréguliers et des morceaux de lignes, le tout nous donnant à lire des échantillons de figures et des échantillons de signes. La dominante typographique des affiches lacérées choisies pour être recomposées amplifie les tensions entre signifiant / non signifiant, figurable / non figurable, de même qu’elle nous stimule dans la démarche de figurer quelque chose audelà ou en deçà de la figure initiale (figure 13) Mais nous reviendrons sur ces questions dans la troisième partie de ce travail. Un autre aspect de l’œuvre de Hains et Villeglé nous intrigue : les séries de décollages. Bien que la résultante plastique des décollages soit à peu de choses près la même que celle des collages d’affiches lacérées, c’est plutôt la démarche qui nous intéresse. Une démarche consistant cette fois-ci à décoller des affiches et à considérer la surface
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contenant les fragments encore collés comme « œuvre » (figure 14). Alors l’analogie entre espace littéral de ce 29 tableau et l’espace perçu des territoires incertains nous affecte. Il y avait initialement dans cet espace quelque chose d’intelligible, de lisible, qui a été promptement ou progressivement déchiré, lacéré. Et cette chose qui nous était familière s’est atténuée, certaines de ses parties se sont éteintes, d’autres ont subsisté mais sont à présent défigurées et déliées d’un tout qui faisait auparavant sens. Pour résumer, le territoire au sens large du terme est, comme nous l’avons déjà dit, l’espace doté d’une construction culturelle (et historique), d’une construction intellectuelle nous permettant de le penser et de le représenter. Et nous adhérons à la thèse d’Edward T.Hall, selon laquelle tous ces paramètres précités constitutifs du 30 territoire conditionnent le « monde perceptif » dans lequel nous demeurons, et réciproquement notre perception du monde est susceptible d’influer sur les paramètres caractéristiques du territoire. A l’avenant Denis Courville semble lui aussi partager ce point de vue (bien que sa thèse soit aiguillée sur la question de la perspective linéaire, et à propos de l’espace) : « Notre conception théorique et notre perception de l’espace relèvent ainsi d’une construction culturelle et historique dont l’origine, avant tout esthétique, a donné lieu à une série de recherches scientifiques, mathématiques et philosophiques qui ont contribué à 31 façonner et à cimenter cette vision de l’espace. » .
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Nous prenons donc le parti de dire qu’il y a réciprocité, 32 dépendance entre monde matériel , perception (principalement vision) et territoire. Or nous constatons que les territoires incertains sont des terres dont la singularité des constituants plastiques nous donnent à percevoir un monde matériel autre ou plutôt ils nous donnent à percevoir un monde matériel autre renfermant les spectres du monde matériel auquel nous sommes accoutumés (Cf. démarche des décollages). Et par conséquent - puisque monde matériel, perception et territoire sont indissociables - ils sont des lieux où notre perception est moins influencée par le bagage culturel et intellectuel propre au territoire, sans filtre, comme si notre perception prenait son indépendance et renouait avec une sorte de primitivité « aculturelle ». C’est notamment en cela que nous prônons la pertinence d’une approche subjective de ces territoires par l’acte de les parcourir, de les arpenter. Nous voilà à présent engagés dans une logique cultivant ce rapport entre ce qui est perçu et interprété. Chemin faisant il serait désormais louable de comparer plus en détail les territoires incertains au territoire qui les jouxte. Nous déciderons donc d’exclure une analyse en construisant un répertoire de types mais plutôt de considérer – au risque d’avoir une vision trop générale mais dans l’espoir de ne pas être trop précis - deux grands types que sont les systèmes urbains (que nous assimilerons à la ville, aux processus de détermination qu’elle engendre et à la dimension territoriale qu’elle revêt), et les territoires incertains. Nous étayerons « les forces antinomiques du contrôle et de 33 l’indétermination » . Et à défaut de construire une typologie, nous adopterons plutôt une approche « physiognomonique »
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de ces territoires consistant en un aller-retour entre ses traits caractéristiques (appréciables dans une réalité matérielle) en partie décrits ci-avant, et ce qu’ils peuvent nous apprendre sur leur nature subjacente.
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II. SYSTEMES URBAINS ET TERRITOIRES INCERTAINS Analyse comparative de deux grands types
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CONCEPT DE TRAME
Trame et tissu
Les réflexions qui suivent se concentrent sur la définition d’un outil d’analyse que nous utiliserons pour étudier les territoires incertains : la trame. Mais avant de poursuivre, l’analogie trame/tissu nous paraît indispensable afin de saisir les spécificités qu’implique cette notion, et d’illustrer dans un premier temps ce que nous entendons par systèmes urbains et territoires incertains. Le fragment de tissu ci-contre (figure 15) a cette faculté d’évoquer de manière schématique le concept introduit ci-dessus. Nous pouvons discerner sur ce fragment de tissu ancien trois « zones » : 1. Notons tout d’abord la surface « intacte » du tissu, un entrelacement régulier de fils qui forme une surface « pleine ». Cette surface est façonnée, elle est construite ; c’est un ensemble continu, régulier même si des variations sont notables (déformation légère du motif, variation de la taille des mailles…). On y entrevoit un système de détermination plus ou moins défini, que nous ne cesserons pas de mettre en relation avec cette ville « ordinaire » que nous connaissons bien, notre territoire, avec tous les systèmes quels qu’ils soient, et qui par nature résultent d’une construction. 2. Notons par ailleurs, les vides, les trous (surfaces blanches sur l’image) qui sont en quelque sorte le négatif de la surface pleine précédemment décrite. Leur seule lecture est permise ϰϴ
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par la surface pleine qui l’englobe et qui la borde, c’est une zone non-construite, la trame y est absente. Nous expliquerons en quoi cette deuxième zone est analogue à ce que nous appelons les territoires incertains. 3. La troisième zone, là où la trame s’effrange, là où « le vide du trou » pénètre dans la trame, où la structure tend à se déstructurer. C’est la zone qui pose problème, c’est « l’entre ». L’entre le plein et le vide, le déterminé et l’indéterminé, le point (ou plutôt l’épaisseur) de friction entre les deux milieux. Cette troisième zone fera en partie l’objet du chapitre 3. C’est en cela que ce fragment de tissu illustre ce qui nous intéresse dans la trame, ce que Jean-François Chevrier appelle : « le jeu d’un rapport du hasard et de la trame », le jeu d’un rapport entre la chose construite et cartésienne et les variations qu’elle implique inéluctablement. Notons cependant que Chevrier utilise la figure du tissu d’une façon sensiblement différente de la nôtre. Selon lui les plis, les accrocs, les écarts des mailles… et les trous constituent des variations. Or nous considérerons dans notre étude, que ces trous (zone 2) ne sont plus des variations, pour la simple raison qu’il y a, en leur sein, absence de trame. Nous ferons donc référence à son approche de la trame seulement dans le paragraphe ci-dessous, relatif à la zone 1 précédemment évoquée.
Trame, territoire, systèmes urbains
Nous nous intéresserons dans ce paragraphe à la zone 1 du tissu, dans l’optique de définir ce qui se trouve autour des territoires incertains, à donner un certain point de vue sur l’environnement qui les jouxte et à définir plus précisément ϱϬ
ce que nous entendons par systèmes urbains. Tout d’abord il serait louable de considérer la trame plutôt comme une métaphore et de la distinguer de la grille qui est plus une affectation formelle - un quadrillage dont les intersections des droites forment une certaine quantité de points équidistants - que l’on retrouve par exemple dans le modèle des villes américaines. Dans cette étude nous considérerons donc la trame comme une métaphore dont 34 l’image renvoie à un ensemble régulier et continu , et que Jean-François Chevrier illustre lui aussi à travers la figure du tissu. Une première acceptation plutôt générale de ce concept, consisterait à définir la trame comme « un système 35 de détermination plus ou moins défini » ayant cette capacité, comme le tissu, à être écorchée et donc discontinue par endroits (nous reviendrons sur cette idée de discontinuité par la suite) ; « la trame peut être déchirée 36 comme le fil peut être coupé » . Finalement, la trame est un concept abstrait, très général, représentatif d’un système construit, prétendument rationnel, et qui pour cette même raison contient une infinité de variations. Des variations que Chevrier tente de saisir en manipulant la notion de hasard qu’il oppose et/ou articule à celle de trame, opérant un jeu incessant de la trame et du hasard, du construit, prévu, prévisible et de l’aléatoire, de l’impromptue rencontre, à travers un vaste champ disciplinaire. Ainsi le hasard, ces hasards de la vie sont « opposés aux fins, prévues (ou prévisibles), attendues, voulues ». Et puisque ce concept de trame est abstrait, il est applicable théoriquement à de nombreuses « réalités concrètes ». L’auteur l’affecte par exemple au travail de la photographe Helen Levitt. Un travail photographique, comparable à la photographie humaniste
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d’après-guerre, consistant à saisir des scènes quotidiennes de rue ; des écoliers qui jouent, des vieillards assis, des amoureux dans le tramway, des enfants qui fument, des dames revêtues de fourrure, des marchands ambulants de bonbons, etc. (figures 16). Or Helen Levitt exerce sa démarche dans le milieu archétypal de la ville américaine (et principalement dans les banlieues new-yorkaises), où selon Chevrier « la trame urbaine est une grille », c’est-à-dire où la trame urbaine associée à l’idée de régularité atteint son paroxysme (figure 17). C’est en cela que l’œuvre d’Helen Levitt appariée à la rigidité de la trame urbaine américaine constitue une parfaite illustration du rapport trame / hasard, trame / variations. « dans les villes américaines, par exemple, la trame urbaine est une grille, et le hasard, tel qu’il apparaît dans la photographie de rue (Helen Levitt), contredit cette 37 régularité. » . Et bien que ces deux notions prises indépendamment l’une de l’autre, s’opposent, il semblerait toutefois qu’elles soient naturellement associées, qu’elles s’accompagnent réciproquement. Chemin faisant, et toujours parce que ce concept est suffisamment abstrait, nous envisageons de faire l’analogie entre cette idée de trame et la notion de territoire telle que nous l’avons en partie définie au début de cette étude. Nous adopterons une approche générale mais que nous considérons comme suffisante dans le cadre de notre recherche. « Le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes humains qui se donnent une représentation
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particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité. Le territoire est un investissement affectif et culturel que les sociétés placent dans leur espace de vie. Le territoire s’apprend, se défend, s’invente et se réinvente. Il est lieu 38 d’enracinement… » Nous pouvons appréhender le territoire comme une trame et les territoires comme un patchwork de trames, un patchwork de tissus (dont les pièces tendent parfois à se superposer) ayant chacun une certaine qualité quant à leur tissage et leurs motifs. Trame tissée historiquement, socialement, culturellement, politiquement, et de surcroît une trame par laquelle les individus ou groupes d’humains se sont tissé un système de représentations relatif à la « couleur » politique, culturelle, ou encore sociale de leur territoire. Le territoire est donc selon nous, et de manière générale, l’espace tissé à la fois simultanément et conformément « aux piliers » : social, politique, culturel, historique… Le territoire est une trame, construite, tissée, relativement chargée, puisque « les piliers » cités ci-avant sont en général indissociables les uns des autres, ils se modèlent, se façonnent, s’entrelacent, se stabilisent entre eux. Mais bien que le territoire revête un aspect rigide, tramé, construit, de par notamment cette idée d’enracinement dont nous parle Kourtessi-Philippakis, il est aussi support de variations. Ainsi la trame territoriale sur le plan culturel varie lorsque se superposent - à un « tronc culturel de 39 référence » propre à une région, un pays, etc – d’autres aires culturelles, hétérogènes et singulières, plus locales ou
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« étrangères » . De plus la trame territoriale sur le plan social est susceptible de varier puisqu’un groupe d’individus partageant un ensemble de valeurs renferme inévitablement une grande variété de points de vue qui font vibrer le tronc commun, qui atténuent la structure. Peut-être sommes-nous réducteurs dans notre vision du territoire mais il s’agit encore une fois d’un point de vue général. Nous l’avons abordé sur le plan sociétale mais chaque individu est apte à tisser, à sa manière, et compte tenu de son expérience, son territoire, dans lequel il est susceptible d’entrevoir cette infinité de variations. Ce qu’il faut retenir avant tout dans cette approche, c’est que la notion de territoire peut être assimilée à cette zone 1 du tissu, à cette surface pleine, qui est simultanément un « fond construit » et un support de variations. 41
Et la formule systèmes urbains que nous utiliserons renvoie entre autres à cette dimension territoriale, à cette idée d’espace tramé et construit selon plusieurs plans. Cependant, l’utilisation du substantif urbain se rapporte à notre cadre d’étude, la ville. En effet l’émergence du phénomène des territoires incertains est appréciable, nous l’avons dit, dans les milieux urbains ; parfois dans les centres mais majoritairement dans les périphéries (ou entre centres et périphéries, ou entre périphéries et dehors de la ville). Par ailleurs, système signifie ensemble. Ensemble d'éléments ou de phénomènes considérés dans leurs relations à l'intérieur d'un tout fonctionnant de manière relativement unitaire. Ainsi, compte tenu de la complexité de la ville actuelle - d’un état de la ville qui combine à la fois des
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logiques territoriales singulières opérant à certaines échelles et des logiques réticulaires opérant à d’autres échelles - le terme système renvoie, selon nous, à une approche plutôt subjective de la ville, où chaque individu s’est construit et se construit en permanence une certaine vision de l’espace urbain, lui permettant d’appréhender la ville dans laquelle il se meut comme une structure relativement continue, comme un tout relativement cohérent à ses yeux. Mais nous justifierons plus précisément cette approche dans la partie suivante (Cf. trame et image p. 61), en intégrant la notion d’image mentale. Comme nous l’avons sommairement évoqué dans le premier chapitre, (Cf. Un ballet incessant : entre émersion et absorption, p. 26) la trame avant tout déterminée – déterminante et inhérente à la ville, est le berceau de pertes de contrôle ponctuelles, de trouées (Cf. zone 2 du fragment de tissu ancien). Des déchirures, lesquelles ne sont plus de simples variations représentatives d’une incertitude surfacique présente dans les milieux urbains, mais qui génèrent des territoires autres, des territoires essentiellement incertains. Il y a alors juxtaposition du tissé variable et du non-tissé, de la trame- hasard et de l’absence de trame, des systèmes urbains et des territoires incertains.
Rapport trame / trou : la petite ceinture
Quelques cas d’étude exemplaires permettent de saisir toute la diversité des rapports qui peuvent exister entre ces espaces incertains et la ville. La petite ceinture parisienne, par exemple, a été désertée, puis désaffectée. D’une part en raison de l’efficacité accrue du métropolitain et du réseau d’autobus face aux trains de voyageurs et d’autre part en ϱϲ
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raison de la délocalisation, jusque dans les années 1990, des voies affectées au trafic de marchandises. La petite ceinture est représentative de l’obsolescence progressive et donc de l’altération d’une des logiques constitutives des systèmes urbains, une parfaite entaille dans la trame. C’est un cas d’étude très intéressant : pour un même espace incertain – qui est « continu » ou plutôt linéaire, dont la forme est longue et étroite - il existe des rapports changeants en fonction des « milieux construits » qu’elle jouxte. Des perméabilités entre l’incertain et le construit - corrélatives de la configuration (situations d’enfermement ou de surplomb) et du degré d’accessibilité - se mettent en place en différents points et/ou segments de sa longueur. Ainsi une marche sur la petite ceinture se résume à une succession de franchissements, d’espaces ayant un rapport particulier à la ville: étroits, ouverts et en surplomb (traversée de ponts audessus des voies ferrées en services, au-dessus de la Seine, au-dessus des boulevards…), étroits, « fermés » et en surplomb (talus bordés d’arbres, talus bordés d’arrière d’immeubles…), étroits, fermés en aplomb (tunnels, dessous de ponts en service de toutes sortes, bordés de talus…), dilatés et ouverts (nœuds ferroviaires), etc. Parmi la diversité de ces rapports, il existe des situations où le sentiment d’incertitude est faible. La figure 18 (page précédente) exemplifie certains de ces moments où la trame pénètre largement dans le trou, à tel point que le trou n’est quasiment plus. Ici la porosité (visuelle) des contours de la petite ceinture nous laisse entrevoir quelques objets qui nous sont familiers (immeubles et route en contre-bas). Et l’espace potentiellement incertain n’est pas réellement territoire autre, il est absorbé par le solidement tissé, par l’échantillon de ville déterminée-déterminante qui le jouxte. 42 D’autre part les figures 19 et 20 sont respectivement un
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creux et un tunnel, présents sur la portion Est de la petite ceinture. Ils illustrent ces situations d’exiguïté et d’enclavement où l’on se sent largement étrangers, en dehors de la trame. Où ce qui fait trame, continuité, raccord, n’est plus perceptible. De surcroît dans la figure 19 nous surplombons les rues et places adjacentes, dans la figure 20 nous les aplombons. Nous sommes en dessous ou audessus du tissu, sans jamais être au même niveau. Une configuration qui, combinée à l’effet d’enserrement, ne fait qu’accroître la fracture, accentuer l’impression de déracinement. Ce territoire s’entrelace dans la ville, et par la diversité de ses rapports il questionne à chaque fois les limites, les marges, l’« entre », et ce quelle que soit la forme que prend cette « zone de friction ».
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Nous jouions enfants dans ce grand centre de vacances déserté. Les bâtisses s’effondraient, une étrange forêt proliférait, les asphaltes se fendaient en crevasses. Nous savions qu’au-delà il y avait des routes et des maisons, qu’il s’agissait d’une étendue située dans la ville que nous connaissions, cependant jamais nous en saisissions les contours et les dimensions. Derrière certaines haies nous entendions les flux et reflux de la ville, dans certaines masures nous étions confrontés aux profondeurs du domaine aussi terrifiantes qu’excitantes. Profondeurs où nous nous sentions étrangement éloignés de toutes choses connues, de tout cocon familial, de toute structure familière. Chaque jour nous y construisions nos cabanes, de plus en plus loin comme des avant-postes, nous progressions dans l’épaisseur du lieu en nous attelant à clarifier l’inconnu. Jamais nous n’aurions imaginé évoluer seuls dans ce chaos, nous formions toujours un groupe structuré et nous aspirions à l’organisation de l’informe, de ce qui nous apparaissait alors comme dépourvu de structure. C’est avec le temps que ce lieu devint quelconque, nous y avions construit nos abris, dessiné nos chemins et conquis les zones les plus ombreuses. Bien avant qu’il soit détruit et recouvert par d’autres maisons, ce lieu n’existait plus à nos yeux. Du moins il n’existait plus tel que nous l’avions appréhendé les premiers temps, comme une immensité aux contours insaisissables, une vastitude sans repères.
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TRAME ET IMAGES
Nous avons adopté dans cette première approche du concept trame, un point de vue relativement objectif et général. Un cheminement qui nous permet désormais de considérer les milieux urbains comme une trame (ou des trames), complexe et variable, mais essentiellement construite, déterminée et déterminante. Rappelons aussi que notre travail consiste en l’élucidation des qualités et potentialités des territoires incertains, c’est-à-dire de cette constellation de perforations, disloquant ponctuellement la trame. Mais revenons à des considérations plus subjectives à cette oscillation perception / images / interprétations que nous évoquions dans le premier chapitre - relatives à l’individu immergé dans son environnement urbain et susceptible de pratiquer, un jour ou l’autre, les territoires incertains. Levy et Lussault introduisent ainsi la notion de perception à laquelle nous adhérerons : « activité à la fois sensorielle et cognitive par laquelle l’individu constitue sa représentation intérieure (son image mentale) du monde de son expérience…l’acte perceptif suppose la connexion de 43 trois éléments – des stimuli extérieurs au corps humain, 44 des organes sensoriels susceptibles de les capter et un 45 cortex cérébral capable de les interpréter » . Ainsi nous introduisons à présent la notion d’image et plus particulièrement d’image mentale. Il s’agit de nos
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représentations mentales , issues d’une activité cérébrale corrélative du processus perceptif. Perception parfois influencée par des stimuli externes : répercutions de tel ou tel environnement matériel, inoculation d’images « externes » (vécu, expériences antérieures), etc. Et c’est parce que nous nous prêtons au jeu de ces images mentales que nous sommes capables de façonner des représentations. Nous allons voir en quoi l’individu est capable de tisser sa trame, au regard des images qu’il construit et mémorise.
Trame de référence
Les réflexions de Kevin Lynch, lorsqu’il aborde les questions de lisibilité, d’orientation et de localisation, constituent une approche intéressante quant à l’utilisation de 47 l’outil trame. Tout d’abord il analyse et « décortique » la ville à travers un ensemble de lignes, de points, de surfaces et de nœuds (figure 21). Les lignes peuvent être des voies et/ou des limites, et sont toutes des éléments linéaires du paysage urbain. Les points sont des repères («landmarks»), et constituent des éléments ponctuels singuliers dans le paysage urbain (monuments, édifices « remarquables », équipements techniques, ou toutes autres choses même accidentelles, non-planifiées). Les surfaces – qui ont chacune une certaine qualité qui les caractérise – peuvent être des quartiers, des parcs, des zones agricoles, etc. Enfin les nœuds sont des articulations ou zones de contacts entre les différents éléments mentionnés ci-dessus, impliquant une infinité de rapports : friction entre un échangeur autoroutier et
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un quartier résidentiel, articulation place / monument, articulations de voies… Or d’après Kevin Lynch, ces « composants » sont autant d’éléments, avec leurs singularités et leurs rapports, ayant une qualité d’imagibilité. C’est-à-dire, selon ses propres mots : « la qualité grâce à laquelle il (le composant ou l’objet) a de grandes chances de provoquer une forte image chez n’importe quel observateur », «Cela pourrait aussi s’appeler lisibilité ou visibilité, pris dans un sens élargi de qualité d’objets qui ont non seulement la possibilité d’être vus, mais aussi l’aptitude à se présenter aux sens d’une manière aigue 48 et intense. » . Et s’adjoignent à ce phénomène les effets de l’expérience. L’auteur nous dit : « si on demande à des personnes de circuler les yeux bandés dans un labyrinthe, celui-ci leur semble au premier abord un problème insoluble. Quand on répète l’expérience, certaines parties du schéma, notamment le début et la fin, deviennent familières, et revêtent un 49 caractère d’endroit localisable. » . Et de surcroît : « la qualité d’imagibilité s’applique spécialement bien au cas particulier de notre environnement urbain changeant et 50 complexe. » . Donc dans un premier temps l’individu évoluant dans un certain environnement urbain, un certain environnement matériel ayant une qualité d’imagibilité, aurait cette capacité à bâtir des images mentales relatives aux 51 constituants plastiques de cet environnement. C’est encore une fois le jeu d’un rapport de réciprocité entre un monde matériel, des perceptions, des images (mentales). Ainsi ces images sont organisables et hiérarchisables dans un système de référence ; ce que Lynch appelle trame
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de référence. Une trame d’images tissée par l’individu - et compte tenu des propriétés de la trame (relatives au concept général du terme explicité dans la partie précédente) – variable mais essentiellement construite ; où les images sont liées les unes aux autres. Nous construisons des images individuelles (corrélatives de notre expérience personnelle) et collectives (images communes à un groupe ou une société) et nous les organisons en un système de repères et de significations. C’est en cela que la trame de référence nous permet d’appréhender et d’interpréter la ville comme « une structure fortement continue composée d’éléments nombreux 52 à la fois distincts et clairement liés entre eux » . Ainsi nous avons une certaine lecture de notre environnement, partagée ou non, qui nous rassure. Ne pouvons-nous pas ajointer à ces considérations cette remarque de Robert Musil à propos des hommes : « Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que leur vie suit un « cours » est pour eux 53 comme un abri dans le chaos » ? Ce raisonnement donne de l’épaisseur à notre première approche de la trame ; le « système de détermination plus ou moins défini » que nous évoquions précédemment serait en partie constitué par cette aptitude que nous avons à organiser notre environnement par construction d’images. Une aptitude qui tend à densifier la trame, la surface pleine, la surface tissée (Cf. figure du tissu). Ainsi nous parlions précédemment de systèmes urbains. Spécifions par ailleurs, et sans entrer dans les détails, que ces images ont quelque chose à voir avec la notion élargie de territoires sur tous ses plans. Elles ne sont pas indépendantes du tissage représentationnel culturel, social, politique… qu’il implique. Et la trame territoriale
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implique d’innombrables stimuli - agissant sur ces images mentales propres à l’individu - provoqués par les formes, la matérialité des choses ou par des représentations « externes ». La ville n’est donc pas seulement construite physiquement mais aussi par l’image, ayant tantôt la couleur d’un territoire, tantôt la couleur d’un souvenir… C’est un espace où l’individu a organisé ses repères, ses significations, ses lieux, un espace où il a établi ses systèmes. L’approche de Kevin Lynch rejoint les réflexions de Jean 55 François Chevrier sur la trame et les analogies qu’il établit entre l’altération des tissus et la ville. Ils utilisent l’image de la trame de façon sensiblement différente mais au fond, semblent se rejoindre sur cette idée de « construction qui tend à s’altérer » (Chevrier) ou « d’environnement chaotique qui tend à être construit » (Lynch), relative à la surface tissée du tissu ancien (Cf. zone 1 du tissu ancien). Mais alors, compte tenu de ce référentiel d’images tramées, quel est le statut du trou, de la zone 2 visible sur le tissu, de cette aire dépourvue de trame ? Y-a-t-il absence de trame de référence dans les territoires incertains ? Sommesnous susceptibles de tisser, sommes-nous capables de construire ou de prolonger la trame lorsque nous arpentons de telles étendues ? L’individu peut-il y prolonger ses systèmes, y bâtir ses images ? L’environnement matériel des territoires incertains (Cf. constituants plastiques, p. 36) revêtil lui aussi cette qualité d’imagibilité ?
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Les territoires incertains: négatif de la trame ?
Si la constitution de systèmes urbains, indissociables de notre aptitude à créer et tisser des images, nous permet d’entrevoir la ville comme une structure fortement continue, alors les territoires incertains sont des interruptions ; c’est-àdire des moments discontinus au sein d’une logique de continuité. Ils sont des lieux où cette continuité est rompue, c’est alors que la lisibilité que nous avions s’abîme - ainsi que notre aptitude à nous orienter - comme si la trame de référence se trouvait entachée, inopinément interrompue. D’une part les territoires incertains sont dépourvus de continuités en leur sein. Cela rejoint ce que nous disions dans le premier chapitre à propos des constituants plastiques. En effet dans cet amas de textures irrégulières dans lequel se fondent des fragments d’objets et d’architectures, il nous est difficile de discerner des figures, « nous discernons plutôt des fragments de figures, disjoints, que nous apparentons plus ou moins difficilement à ce qui 56 nous est connu » . Il nous est donc presque impossible de distinguer des éléments singuliers et de les lier entre eux, d’organiser des repères et des significations au sein d’un système de détermination. Les « formes » régissant les territoires incertains ne revêtiraient donc pas ou faiblement la qualité d’imagibilité nous permettant de tisser, par expérience, une trame de référence. D’autre part les territoires incertains sont dépourvus de continuités dans leur rapport à ce qui les entoure. Simplement ils sont difficiles d’accès, ils n’ont pas été conçus, ils ne sont pas des prolongements de la trame. Il faut ajouter à cette idée de discontinuité, celle de noncontiguïté. Contiguïté signifie : « Qui touche à, qui est voisin
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de (quelque chose d'analogue) sans qu'il y ait 57 d'intervalle. ». Or les territoires incertains ne « touchent pas », sont « voisins de quelque chose » qui ne leur est pas analogue et il y a « intervalle ». Nous reviendrons sur cet intervalle, qui correspond à la zone 3 (Cf. figure du tissu ancien), dans le troisième chapitre de ce travail. Revenons quelques instants à l’œuvre du cinéaste Andrei 58 tendent à Tarkovski. Certaines scènes de « Stalker » concorder avec le propos ci-dessus. Encore une fois il semblerait que « la Zone » s’apparente en de nombreux points avec ce que nous nommons « territoire incertain » ; c’est-à-dire un espace aux dimensions et aux contours quasiinsaisissables, une étendue d’une part dépourvue de continuités en son sein et d’autre part dépourvue de continuités dans son rapport à ce qui l’entoure. De surcroît, la manière dont Tarkovski donne à voir la Zone ainsi que la façon dont on y pénètre à travers l’évolution de ses personnages correspond de près au rapport trame/trou étayé ci-avant. Notons tout de même qu’il y a différents degrés quant à ce rapport. Nous l’avons démontré à travers l’exemple de la petite ceinture parisienne ; il y a des moments où les territoires incertains (ou plutôt potentiellement incertains) sont plus ou moins influencés, voire soumis aux systèmes urbains, et des endroits où ils ne le sont presque plus. La Zone de Tarkovski illustrerait le cas « extrême » d’un territoire absolument incertain, essentiellement discontinu et non-contigu. Traversée d’une « plaine » [40’’ - 60’’]. C’est après avoir progressivement pénétré dans « la zone » que les trois
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personnages entreprennent une traversée de ce qui s’apparente à une plaine, jonchée de vieilles carcasses et de cuirassés. L’espace qu’ils sillonnent est donc exempt de toute construction à la fois physique et mentale. Rien ne leur permet de s’orienter ni de se localiser, seul le « stalker » ayant déjà arpenté la Zone s’est construit quelques repères rudimentaires (un gros arbre, une carcasse…), dont il doute. Le fait qu’il y ait plusieurs personnages et donc un groupe 59 structuré (figures 22 et 23), où chacun a un rôle, est une des choses qui leur permet de subsister ; lorsque l’un des personnages tente de s’extraire de la « fratrie » (figure 23), la tension lui devient insupportable, seul, il est anéanti par l’environnement déstructuré, toute forme de construction même infime a disparu, seule l’angoisse l’anéantit. Quelque part, ils forment à eux trois un petit fragment de trame (sur le plan social et culturel…) détaché de la surface tissée et construite du tissu, et flottant dans le trou. Par ailleurs les personnages utilisent de gros boulons auxquels ils ont attaché des morceaux de tissus blanc et qu’ils lancent devant eux fabriquant ainsi une trajectoire les reliant à un point de repère à atteindre, seul élément construit, familier et singulier. Ce procédé leur permet de progresser dans le chaos, de se tisser, pas à pas un chemin. Un chemin cependant trop fragile contre la pression de la Zone, un chemin qui s’efface dernière eux et qu’ils ne peuvent ni 60 mémoriser, ni se représenter (figure 24, page précédente). C’est en cela que le cinéaste illustre, l’aptitude ou du moins l’aspiration (démontrée par Kevin Lynch) que nous avons à organiser de manière presque innée un environnement que nous jugeons chaotique, sans structure. Mais dans cette scène les personnages peinent à lutter contre la nébulosité des choses ; leur « force de construction » (physique et par
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l’image) ne leur permet pas d’instaurer une structure continue composée d’éléments clairement liés en eux. C’est en immergeant l’homme dans un environnement qui le dépasse que Tarkovski met en lumière les gestes qu’il exécute dans l’optique de contrôler l’espace dans lequel il se meut. D’autre part, soulignons la façon dont le cinéaste n’articule pas les espaces ou les lieux entre eux. Les plans se succèdent mais ne donnent pas à voir les transitions entre tel ou tel espace. Ainsi « la Zone » nous apparaît comme une étendue parfaitement discontinue, dans laquelle il est impossible de localiser les choses et de se localiser, de prendre la mesure d’une superficie ou une distance. Et toujours cette nébulosité ambiante, cette matérialité composée d’aplats irréguliers se diluant les uns dans les autres ; nous empêchant de construire un tissu structuré d’images singulières, hiérarchisables et organisables, refreinant notre faculté à établir des systèmes, à systématiser l’espace dans lequel nous demeurons.
TROU61 ET IMAGES
Dans ce chapitre nous tendions à qualifier l’incertain en décrivant ce qu’il n’était pas et ce qu’il ne permettait pas. En effet il s’avère qu’immergés dans ces territoires, nous ne sommes pas capables de construire un référentiel d’images
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Ĩ͘ ĨŝŐƵƌĞ ĚƵ ƚŝƐƐƵ ͗ ůĂ njŽŶĞ Ϯ ƌĞůĂƚŝǀĞ ĂƵdž ƚĞƌƌŝƚŽŝƌĞƐ ŝŶĐĞƌƚĂŝŶƐ ͗ dƌĂŵĞ Ğƚ ƚŝƐƐƵƐ Ɖ͘ ϰϴ ϳϯ
significatives, et de surcroît de déterminer, d’organiser l’espace parcouru. Mais cela ne veut pas dire que dans les incertains nous ne sommes pas enclins à fabriquer des images mentales. Seulement nous ne fonctionnons pas sur les mêmes modalités que dans la ville, où la trame préexiste, prédomine et se perpétue. Les caractéristiques physiques des territoires incertains nous laissent en suspens, comme des étrangers à l’écart de la trame (au sens étendu de la notion). Toujours dans cette démarche comparative, tentons à présent de déterminer un peu plus ce qu’ils sont intrinsèquement. Revenons sur cette condition matérielle (Cf. constituants plastiques des territoires incertains), sur cette « qualité visible » du trou, et sur ce qu’elle est susceptible de générer : d’ une part quant à notre mode d’appréhension de l’espace, d’autre part et conséquemment, quant à nos modes de construction d’images mentales.
L’espace du trou
Développons à présent un certain point de vue quant à notre conception de l’espace dans la trame, sur la manière dont nous appréhendons l’espace de la ville. Nous exposerons ensuite une possible conception de l’espace dans les territoires incertains. Lorsque Kevin Lynch schématise la ville sous formes de lignes, points, surfaces et nœuds, il nous suggère, au-delà du rôle des images, une certaine conception de l’espace. En effet ces éléments à la fois singuliers et familiers, sont autant d’objets aux « dimensions connues » (ou groupes d’objets) nous permettant de mesurer les choses et le vide entre les choses. Ils sont comme des gabarits, des formes de références qui bornent et déterminent l’espace. Ainsi nous ϳϰ
possédons par expérience, et compte tenu de la mesurabilité de ces formes urbaines, un certain mode d’appréhension de la distance, lequel contribue, encore une fois, à nous orienter et nous localiser relativement aux choses. Or puisqu’il y a des éléments singuliers, des distances entre ces éléments et donc un « entre ces éléments », ces affirmations sous62 tendent un rapport « espace substantiel indépendant » / objets (ou corps). C’est-à-dire « un espace systématique, 63 substantiel, abstrait et mathématisable. » , « l’espace … comme un système, une seule et même substance étendue 64 constituée de corps et d’intervalles vides. » . Et cela n’est pas sans rappeler la conception moderne de l’espace à propos de laquelle Denis Courville nous dit : « L’espace moderne est conçu comme un système homogène en vertu du fait que tous les points (corps et vides) qui s’y trouvent sont envisagés comme des déterminations topologiques sans contenu propre et autonome. Tous les points spatiaux étant uniformes, c’est-àdire les mêmes dans tous les lieux et dans toutes les directions, il est alors possible de traiter l’espace comme un seul et unique quantum continuum illimité où chaque point 65 s’inscrit dans une étendue infinie » , des principes relatifs à l’espace moderne auxquels nous pouvons adjoindre les considérations euclidiennes de l’espace, c’est à dire « l’espace construit selon une métrique euclidienne, en référence à la géométrie euclidienne. Cet espace suppose la continuité (pas de lacunes) et la contiguïté (pas de rupture),
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mais aussi l’uniformité (métrique constante en tout point). » . Un espace essentiellement continu et quantifiable (et par extension mesurable). Des caractéristiques qui qualifient encore la partie construite du tissu, la trame plutôt au sens déterminé de la notion, qu’au sens variable. Le continuum spatial - dans lequel naissent et demeurent les objets - c’est ce fond qui nous permet à la fois de tisser aisément, de lire, de s’imprégner et de se familiariser, par constitution d’images mentales intelligibles, avec la forme du tissu. Mais il ne s’agit pas de dire par là, qu’aujourd’hui nous ne percevons la ville qu’à travers ces considérations modernes de l’espace, seulement nous postulons, en vertu des propos de Kevin Lynch, que ces principes sont toujours en partie d’actualité (dans notre rapport à l’espace mais notamment dans nos modes de projections, mais nous y reviendrons). Or puisqu’il y a, dans la partie tissée, dans la ville, prédominance d’une telle conception de l’espace corrélative d’une production d’images mentales structurantes, qu’en estil dans les territoires incertains, dans la partie trouée du tissu ? Il semblerait, par expérience, que notre conception de l’espace dans les territoires incertains ne soit pas réellement la même que dans les espaces tramés et tramables qui les jouxtent. Ou du moins si nous sommes assujettis à une telle conception de l’espace, il semblerait que dans les incertains – essentiellement discontinus et non-contigus – cette dernière soit mise en branle. Comme nous l’avons dit, l’environnement matériel qui nous est donné à voir dans ces territoires ne nous permet pas d’imagibiliser ; il est à la fois informe (qui n’a pas de forme propre), et difforme (qui s'écarte de la norme en ne possédant pas les formes et les
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proportions habituelles ; c’est en cela que nous reconnaissons parfois des choses familières, mais sous forme de fragments, ou déformées). Par conséquent, l’absence d’objets référents (ou leur déformation voir leur decontextualisation) nous dispense de toute mesurabilité, nous déracine quant à nos modes d’appréhension des distances. Il y a lisibilité restreinte des objets, voire absence de lisibilité ; amas d’objets. Par moment, il est difficile de percevoir s’il s’agit encore d’objets ou de fond puisque les deux tendent à s’amonceler. D’ailleurs il n’y a peut-être plus 68 vraiment de rapport fond / forme (figure 25, p. 79). Ainsi nous présupposons que dans ces étendues nous fonctionnons moins sur un rapport « espace substantiel indépendant » / objets figurés, mais plutôt sur un amoncellement de choses, une sorte de chaos duquel émane une spatialité particulière. Une spatialité qui a peutêtre quelque chose à voir avec la profondeur dont nous parle Merleau-Ponty. « Où » l’individu (l’auteur évoque particulièrement le peintre) « voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est 69 fait de l’étoffe même du corps » . Où il y a, plus qu’ailleurs, simultanéité du monde matériel et du corps – entrelacement du sujet et du monde – mais aussi simultanéité des choses : « Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je ne le vois justement qu’à travers eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais
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de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’espace : elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue je réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et 70 vivante. » . Or immergés dans les incertains, nous serions capables de percevoir cette simultanéité des choses, leur entrelacement, 71 d’exercer une perception plus « brute » et « sauvage » , « antérieure à toute information culturelle et scientifique, 72 73 mais précisément à partir de celle-ci » . Une perception qui, comme nous le disions dans la première partie, est moins influencée par un quelconque filtre culturel, sociétal, qui est moins influencée par la trame (au sens général) ainsi que les représentations qu’elle génère et qui la conditionnent. La perception par laquelle nous tendons vers une autre conception de l’espace. Mais nous ne cessons pas, où que nous soyons, de produire des images mentales, nous ne cesserons jamais. Mais alors quelles images produisons-nous dans de telles étendues indéterminées ? Quelle nature revêtent les images qui éclosent, qui germent dans cette profondeur matérielle et qui s’exhalent en nous, percepteurs d’une spatialité incommensurable et méconnue, dans l’espace du trou ?
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« Le terrain vague de façon analogue au vide dans la 74 peinture taoïste bouleverse notre perspective linéaire » (Cf. figure 26, page précédente)
Images incertaines
« Tenter l’imprécision et la profondeur comme mode de 75 représentation »
Nous sommes toujours dans cette démarche d’élucidation des problèmes issus de la mise en rapport territoires incertains (trou) / ville (trame). Or les images mentales produites par expérience de ces territoires, et les hypothétiques représentations envisageables à posteriori, sont un problème majeur dans notre étude. Le caractère « compliqué », peu lisible, l’inimagibilité de ces territoires ne nous impose pas une image, ne nous incite pas à imaginer (ou plutôt reconnaître) précisément quelque chose comme une rue, une façade, une maison, un lampadaire, une place, et d’établir des structures via des groupes d’images. Certes, nous créons des images sans pour autant que cette production ne se fige en un appareillage continu. Ne peut-on pas parler de plasticité (au sens malléable, adaptable) quant à la fabrication d’image dans de tels lieux ? Ne peut-on pas parler d’une mise en image changeante là où dans l’espace tissé de la « ville
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déterminée », cette mise en image serait invariable, stable et plus durable ? Luc Levesque introduit une notion intéressante, à propos du terrain vague, en nous parlant de 76 « figure floue » . Termes qui sous-tendent un rapport de forces antinomiques, issues des couples forme/signifiant, informe/insignifiant. En outre nous admettons – en faisant référence à ce que nous disions à propos des décollages de 77 Hains et Villeglé – qu’il existe dans les territoires incertains une tension entre ; d’une part ce qui « fait figure », ce qui à la fois se caractérise et fait sens, et d’autre part l’informe, ou « la chose » non-caractérisable et non-signifiante. Deux couples a priori opposés, mais susceptibles de coexister au sein d’un troisième ; difforme/ « ambisémique », où de la déformation il y a disparition, modification ou renouvellement du sens initial. Nous consentons de surcroît que : des constituants plastiques des territoires incertains ainsi que de leur spatialité (introduite dans le paragraphe précédent) naissent des images ayant une qualité du flou. Le flou – et puisqu’il y a plusieurs degrés de flous - donne à voir des choses difformes et par conséquent ambiguës quant à leur rapport et leur signification. Intéressons-nous tout d’abord au pictorialisme (apparu aux alentours de 1885). Ce mouvement réagit contre la photographie de l’époque. Les pictorialistes critiquaient l’utilisation qui était faite de ce nouveau médium, qui menait à des créations techniques permettant soi-disant d’atteindre un niveau de réalisme inégalé, qui prétendaient représenter la réalité (comme un décalque du réel). Si nous nous intéressons aux travaux des photographes pictorialistes c’est qu’ils ont une certaine qualité quant à la représentation d’une ambiance plutôt que d’une forme ou d’un espace « borné ».
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De plus, la photographie floue restitue admirablement ce que nous disions à propos des constituants plastiques des territoires incertains ; à savoir un espace peu graphique et imprécisément texturé. On discerne dans ces œuvres une tension entre figuration et informe, entre formes génératrices d’images évidentes et ambiances pures. Cette photographie (figure 27) illustre le propos précédent. On y distingue une portion d’un pont, une partie de skyline et de l’eau. Karl Struss donne à voir quelques éléments singuliers de la ville, presque archétypaux. Seulement il ne donne à voir qu’une modeste partie de ces éléments, et il les agence de manière à ce qu’ils soient parfaitement discontinus les uns des autres. Il nous est quasiment impossible de signifier ce qui sépare ces formes qui revêtaient initialement la qualité d’imagibilité, cet entre composé de masses, d’ombres projetées et de surfaces miroitantes ou réfléchies. A cela s’ajoute le filtre flou qui atténue les choses - de sorte que les limites des objets figurés deviennent évanescentes – dans une composition d’aplats complexes se diluant dans leurs entours. Ainsi illisibilité, incommensurabilité et mystère envahissent la quasi-totalité de l’image. On ne perçoit presque plus les objets ni les distances entre. Les plans tendent à fusionner. Fond et formes tendent à s’unir. Mais ils ne font que tendre à. Nous savons qu’il y a quelque part un pont et une rivière. C’est précisément ici que réside la tension entre la forme et l’informe par déformation (flou), la tension entre le signifiant et le moment où l’individu agnosique n’a plus accès à la signification de « l’objet » perçu. En cela les représentations pictorialistes sont selon nous corrélatives des images mentales que nous produisons dans les territoires incertains. Des images incertaines qui dans un contexte matériel à faible imagibilité, amenuisent leur potentielle contribution au tissage et prolongement de la trame, à la continuation de nos systèmes urbains.
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Non-finitude
Les ambiguïtés des espaces incertains - en matière de construction d’images, d’appréhension des limites et des distances, de lisibilité - leur confèrent une apparence « nonfinie ». Il nous est difficile de les définir, d’en saisir les contours, d’y appréhender leurs objets. Il y a de surcroît ambiguïté puisque le fait urbain est à la fois présent à côté et absent dedans. Aussi la coexistence trame, trou, entre estelle symptomatique de la non-finitude de l’urbain en général ; les territoires incertains en sont donc la manifestation. Intéressons-nous à présent aux recherches de l’historienne Hélène Noizet, laquelle retrace les conceptions et les représentations de l’urbain au cours de l’histoire (exclusivement en Europe). Il y a selon elle un urbain pré78 Renaissance , où la ville en tant que conception unitaire de l’espace urbain n’existe pas encore. En effet le terme villa ne correspond, jusqu’au IXème siècle inclus, qu’a l’unité d’exploitation agricole. Et l’urbain n’est caractérisé que par un large panel de mots, chacun étant relatif à un contexte géographique, politique, culturel et social. Or cela sous-tend une certaine conception de l’espace : « cet usage du vocabulaire urbain montre donc un espace fondamentalement pensé de manière segmentée (Chevalier 1985), ou mieux polynucléaire, sans éprouver le besoin d’identifier systématiquement le tout par une identité qui subsumerait celle des parties. », « L’espace urbain y 79 apparaît donc discontinu, hétérogène et polarisé » . De surcroît, bien qu’il y ait des remparts, il y a « absence totale
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de préoccupation concernant la limite de l’agglomération » . Par ailleurs l’urbain n’est jamais, à cette époque, représenté comme un tout, la ville n’est pas considérée comme un objet fini et unitaire. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance, et notamment grâce à l’invention de la perspective linéaire (qui est selon Denis Courville, la base de notre conception moderne de l’espace), que la ville devient un lieu unitaire : « la ville est définie comme une aire homogène et continue, un dedans et un dehors nettement différenciés par ses 81 limites » . C’est seulement à ce moment qu’apparaît la représentation de la ville en tant qu’objet, elle est donc représentée à partir du moment où elle est, conceptuellement, finie. Mais alors que nous transgressons, depuis plus d’un siècle, cette conception moderne de 82 l’espace , qu’en est-il de cette impression de non-finitude ressentie dans, et aux abords des territoires incertains, et 83 plus particulièrement dans cette troisième zone où le tissage s’effiloche dans le trou? Nous pensons que les images incertaines que nous produisons sont représentatives de notre incapacité à représenter les territoires incertains sur les modalités d’une ville comme tout unitaire et fini. Au surplus, les espaces incertains sont, en partie, les marqueurs d’une ville qui n’est plus perçue comme unité, puisque nonfinie, et sûrement plus concevable et projetable comme telle. Ce fait conforte notre thèse selon laquelle ces territoires sont le foyer d’une conception de l’espace autre, peut-être plus proche de la conception de l’espace urbain pré-Renaissance que de l’espace moderne. Finalement cette qualité du non-fini paraît être essentielle. Elle émane des constituants plastiques régissant les incertains, elle qualifie aussi les images incertaines qui en
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résultent. L’image du chantier (qui peut faire l’objet d’un territoire incertain) est explicite quant à l’idée de non-finitude. Et ce, même si la finalité du chantier a pour objet de définir et 84 de finir (figure 28). Sur un chantier, surtout quand on ne connaît pas sa destination, on s’invente entre et à travers les premiers murs encore dépourvus de peinture, des images, des scenarii. Un autre jour, d’autres murs, peut-être un peu de peinture ouvrent de nouvelles éventualités, et l’on ne comprend pas avec certitude ce que cela pourrait devenir. On imagine. Le chantier est un espace des possibles. Il est suffisamment indécis à certaines de ses étapes, et il entretient cette tension que nous évoquions dans les photographies pictorialistes, entre début de figure et formes abstraites, et qui ouvrent un champ des possibles. Et bien sûr, lorsque toit, fenêtres rectangulaires, surfaces crépitées, couloirs et portes feront figure, l’objet sera fin prêt à être figé en image et intégré à notre référentiel (c’est-à-dire à la trame, à notre trame de référence). Les analogies faites par Bailly entre le tissu et la ville sont intrigantes : « le tissu de la ville avec ses trous, ses fibres, ses plis, ses noirs, est à la 85 fois inachevé et à tisser encore » . La ville en général se résume à cette idée d’inachèvement, elle change constamment et « même si elle peut rester stable dans ses grandes lignes pendant un certain temps, elle n’arrête pas de 86 changer dans le détail » . Or les espaces incertains ne constituent-ils pas les seuls lieux qui endossent, dans un temps présent, cette qualité du « à tisser encore », ne sontils pas les seuls espaces des possibles, qui confèrent finalement à la ville une dimension plastique (au sens malléable) ?
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Le port du Rhin à Strasbourg n’est-il pas un des lieux de la ville ou cette idée s’exprime pleinement de par ses chantiers en cours et ses terrains vagues ? Cette partie de la ville pourrait se résumer à cette image de pont sur laquelle Reyner Bahnam insiste dans son documentaire « loves los 87 Angeles » (figure 29), et où la non-finitude des choses - le presque tissé mais pas tout à fait - est propice au basculement. Ainsi ces lieux inachevés, ces étendues incertaines, sont comme le disait le collectif Stalker, les territoires actuels, c’est-à-dire les espaces où chaque individu est apte à « percevoir le devenir » des systèmes 88 urbains . Ainsi la confrontation entre les incertains et ce qui les englobe nous a permis de mettre en évidence un certain nombre de qualités propres à ces territoires. Des qualités singulières quant à leur spatialité, quant aux images mentales qu’ils nous inspirent, quant à leur signification, quant à leur statut par rapport aux systèmes urbains établis. Nous tenterons dans la partie suivante de développer ce que nous introduisions dans ce dernier paragraphe : en quoi sont-ils les espaces des possibles ? Pourquoi sont-ils, plus qu’ailleurs, des espaces formulables ? Et de surcroît comment formuler ou plutôt reformuler ?
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III. ESPACES DES POSSIBLES Potentialités des territoires incertains
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Sorti du bistrot avenue Beaumesnil je bifurquai rue Michel Bizot, puis Rottembourg. Colonnades, platanes sur fond graniteux, tapissé de ferronneries baroques, bannières de banques, bureaux de tabac, camion poubelle. Au tournant, une large fissure comme une faille. Opportun, je m’immisce dans l’excavation grotesque où des brins de nuit se roulent en meule. Derrière un parapet j’entrevois encore les ferronneries baroques, bannières de banques, bureaux de tabac. Alors je m’engouffre me déséchouant de coins en recoins, je dévale et je gravis. Puis j’ascensionne la saillie d’un écroulement glaiseux crevé d’acier. Je coule enfin vers une toundra drapée d’impuretés comme un linceul crépusculaire. Etrange et lointaine région. C’est comme l’océan durant une nuit profonde et obscure. Où l’on ne voit point mais on sait qu’il y a, par-delà l’épaisse noirceur quelque chose qui navigue quelque part ici et là. On le sait tant, qu’on le voit, difforme et mouvant, imperceptiblement incrusté dans l’ébène. Et l’ondulation des ténèbres forme et déforme sans cesse sur le tableau, berceau de la puissante imagination. Je me sens dans un écrin, bien loin des ferronneries baroques, bannières de banques, bureaux de tabac.
« L’inachèvement, l’imperfection et l’ambivalence constituent 89 un champ thématique moteur pour l’imaginaire »
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Cette idée d’espaces des possibles évoquée précédemment pose, conséquemment, la question du devenir, de l’action, c’est irrésistible. Or les auteurs ayant approché de loin ou de près ces territoires incertains, leur inculquent le poids du devenir. Gilles Clément à propos du Tiers Paysage, en se référant au pamphlet de Siesyes en 1789 : « Qu'est - ce que le tiers-état ? - Tout. Qu'a – t- il fait jusqu'à présent ? - Rien. Qu'aspire – t – il à devenir ? - Quelque chose. » Stalker à propos des territoires actuels, en citant Michel Foucault : « L’actuel n’est pas ce que nous sommes mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, à savoir l’Autre, notre devenir autre » Gilles Tiberghien à propos de la ruine : « La ruine n’a pas d’intérêt quand elle fixe le passé ; sa vertu à ses yeux est d’aspirer le futur en quelque sorte » Gilles Tiberghien à propos du collectif Stalker : « Ces « taches blanches » dont parle Emmanuel Hocquard pour caractériser, dans l’acte de traduire, les espaces vacants de la langue qui, comme autrefois les régions inexplorées sur les cartes, ouvrent à la pensée de nouveaux 90 horizons »
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IMMERSION
Afin de comprendre le potentiel dont disposent, a priori, ces territoires, revenons plus en détail sur l’origine de cette expérience atypique qui, bien que nous soyons voisins de nos systèmes urbains, nous en désaffecte et nous procure une impression d’immersion. Or de cette condition d’immersion, en quoi ces lieux nous disposent-ils à entrevoir un devenir, à devenir autre ?
La cabane druryenne
Les raisonnements concernant le mythe de la cabane ainsi que certaines expérimentations qui leur sont relatives, peuvent à travers quelques analogies, faire évoluer nos questionnements. S’il est louable de comparer la cabane à l’espace incertain, c’est parce qu’ils ont tous deux cette capacité, pour un individu situé en leur sein, à générer une situation distancée, qui est en recul, qui est à l’extérieur de. Ainsi les restitutions d’espaces dit « psychologiques » - de caves et de greniers, isoloirs effrayants mais désirés - faites par Alice Aycock, et qu’elle considère comme « des situations exploratoires dont on ne peut prendre 91 connaissance qu’en déplaçant son corps » , ne sont-elles pas en quelque sorte équivalentes aux situations que l’on se
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crée en faisant l’expérience des espaces incertains ? Des espaces où la mise en danger de soi, de son corps (ce qui est dans la ville d’aujourd’hui, une expérience assez rare), génère une situation dite exploratoire ? D’autre part, Chris Drury travaille la cabane en y accentuant le rapport contrasté entre extériorité et intériorité ; il en fait un objet de pensée, un 92 lieu spéculatif (Cf. G.Tiberghien : poêle de Descartes et la cabane de Heidegger en Forêt-Noire). Il fabrique un système de cabanes associées au principe de la camera obscura, présent dans sa série de « chambres » (dans les années 1990, le titre « chambre » renvoie à la pièce intime et à la chambre photographique). Par exemple, dans « wave chamber » (figure 30, page suivante), la surface de l’eau de la mer est projetée à l’intérieur de la cabane. Elle provoque donc - via le couple isolement / relation intérieur-extérieur – et puisqu’il y a introduction de l’image du dehors dans le dedans, une considération saisissante de l’extérieur qui se traduit par une prise de conscience - dans le cadre de la démarche de Chris Drury - du mouvement et de la fragilité de la Nature. Ainsi l’espace de cabane est le lieu où il y a révélation du dehors, où l’image du dehors apparaît à la réflexion. Ne pourrait-on donc pas illustrer, à travers le principe de la cabane druryenne, le phénomène de « prise de conscience » qui s’exerce sur l’individu immergé dans l’espace incertain ? Mais alors où la cabane se situe-t-elle sur nos territoires ? Est-ce l’incertain dans sa globalité, ou certaines de ses 93 parties ? Peut-être s’agit-il de cette « troisième zone » (où la ville déterminée se confronte à l’espace incertain, là où la trame s’effrange, là où « le vide du trou » pénètre dans la trame, où la structure tend à se déstructurer) que nous évoquions précédemment ? Si cette « troisième zone » est
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comparable à l’intériorité de la cabane druryenne c’est qu’elle est le berceau de la mise en rapport territoires incertains / 94 systèmes urbains établis (figure 31), là où les tensions entre les deux milieux s’exercent pleinement, là où l’individu est susceptible de saisir sa condition antérieure, de considérer, d’un tel dedans, les systèmes qu’il s’est construits et par lesquels il s’est mû. Ainsi immergés dans une telle cabane, ne serions-nous pas ce troisième œil dont nous parle Merleau-Ponty, capable de saisir dans un même temps les images mentales, les images intérieures et les images du dehors, de percevoir « les messages du dehors à 95 travers la rumeur qu’ils soulèvent en nous » . La cabane druryenne n’est pas sans rappeler l’allégorie de 96 la caverne . Le fond de la caverne est le lieu d’un certain conditionnement où les individus se sont tissé par les ombres et les échos d’eux-mêmes, une trame. Ainsi ils ne peuvent juger que par ce référentiel illusoire. Or les territoires incertains ne sont-ils pas quelque part, le dehors de la caverne, lieu cette fois-ci où l’individu aveuglé et incertain s’engage dans un processus d’émancipation propice au tissage d’une condition nouvelle. Mais il est tout de même encore susceptible de basculer dans le fond de la caverne qui l’a vu naître. Si chez Drury l’expérience d’un dedans permet de s’émanciper et de comprendre un dehors, chez Platon la quête du dehors permet au contraire de s’émanciper de la condition du dedans. Mais la question n’est pas qu’est-ce qui fait dehors ou dedans mais plutôt comment l’expérience d’un milieu inconnu nous engage-telle, dans un mouvement émancipatoire, vers la compréhension et la transgression du milieu qui nous conditionnait auparavant ?
ϵϰ
WŚŽƚŽŐƌĂƉŚŝĞ ƉĞƌƐŽŶŶĞůůĞ͕ ƉĞƚŝƚĞ ĐĞŝŶƚƵƌĞ͕ WĂƌŝƐ sĂů ĚĞ ^ĞŝŶĞ D Z> hͲWKEdz ;DĂƵƌŝĐĞͿ͕ >ΖVŝů Ğƚ ůΖ ƐƉƌŝƚ͕ 'ĂůůŝŵĂƌĚ͕ ϭϵϲϰ͕ Ɖ͘ ϭϱ ϵϲ >Ă ZĠƉƵďůŝƋƵĞ ͗ >ŝǀƌĞƐ s/ Ğƚ s// ĂŶĂůLJƐĞ͕ WůĂƚŽŶ͕ ,ĂƚŝĞƌ͕ ĐŽůů͘ ͨ >ĞƐ ĐůĂƐƐŝƋƵĞƐ ,ĂƚŝĞƌ ĚĞ ůĂ ƉŚŝůŽƐŽƉŚŝĞ ͕ͩ WĂƌŝƐ͕ ϮϬϬϬ͕ Ɖ͘ ϲϬ ϵϱ
ϵϳ
Déterritorialisation, reterritorialisation
«Le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par 97 lequel on en sort » ; « il n’y a pas de territoire sans un 98 vecteur de sortie du territoire. » .
Nous serions donc selon Gilles Deleuze, dans notre territoire, au sens élargi de la définition (tel que nous l’appréhendions au tout début de cette étude), de fait prédisposés à en sortir. Or nous postulons que l’existence des territoires incertains, et le fait que nous y soyons confrontés un jour ou l’autre, peut précipiter cette échappée. Ainsi par la pratique des incertains, et puisqu’il y a immersion dans un environnement autre, il y a possible déterritorialisation. Dès lors que nous nous éclipsons de la trame, le trou, bien qu’étranger, devient un éventuel lieu d’ancrage. Cependant Deleuze nous dit : « il n’y a pas de sortie du territoire, c’est-à-dire de déterritorialisation sans un 99 effort pour se reterritorialiser ailleurs » . Alors l’intérêt n’est pas que nous nous ancrerions suivant les « procédés territoriaux » qui nous sont connus – nous prolongerions alors simplement la trame existante dans le l’espace du trou – mais que nous produirions un effort pour nous reterritorialiser. « Se déterritorialiser, c’est quitter une habitude, une sédentarité. Plus clairement, c’est échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis. Cependant, on évitera de croire que, pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, la
ϵϳ
> h ;'ŝůůĞƐͿ͕ >Ζ ďĠĐĠĚĂŝƌĞ ĚĞ 'ŝůůĞƐ ĞůĞƵnjĞ͕ WŝĞƌƌĞͲ ŶĚƌĠ ŽƵƚĂŶŐ͕ ϭϵϴϴ ϵϴ /ďŝĚĞŵ͘ ϵϵ /ďŝĚ͘ ϵϴ
déterritorialisation est une fin en soi, une déterritorialisation sans retour. Ce concept n’est pas envisageable sans son pendant qu’est la reterritorialisation. La conscience retrouve son territoire, mais sous de nouvelles modalités (…) jusqu'à 100 une prochaine déterritorialisation » Se reterritorialiser, c’est donc retrouver son territoire sous un nouveau jour. Les territoires incertains propices à la déterritorialisation puisque extérieurs à la trame, nous conditionneraient conséquemment à nous reterritorialiser. Ce qui nous intéresse donc, ce n’est pas la finalité de l’ancrage en soi mais les conditions selon lesquelles nous tendons à nous ancrer ou plutôt nous « re-ancrer ». C’est-à-dire le mouvement prospectif par lequel nous cherchons les modalités d’un territoire nouveau, par lequel nous tendons à tisser autre, autrement.
Formulabilité des territoires incertains
Jean Baudrillard décrit une société consumériste dans laquelle il y a prolifération d’informations : « nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’informations, et de 101 moins en moins de sens » . Dès lors la production exponentielle de signes - signifier à tout prix – « dissout le sens ». Se superpose à cette surabondance – et puisqu’il y a dans un tel système, volonté de dissimuler, de feindre - un phénomène de simulation par lequel il y a production de
ϭϬϬ
> > Z Y ;^ƚĠƉŚĂŶͿ͕ s/>> E/ ; ƌŶĂƵůĚͿ͕ ͨ ZĠƉĠƚŝƚŝŽŶ ͕ͩ ŝŶ >Ğ ǀŽĐĂďƵůĂŝƌĞ ĚĞ 'ŝůůĞƐ ĞůĞƵnjĞ͕ >ĞƐ ĂŚŝĞƌƐ ĚĞ EŽĞƐŝƐ ŶΣϯ͕ WƌŝŶƚĞŵƉƐ ϮϬϬϯ͕ Ɖ͘ ϭϬϯ ϭϬϭ h Z/>> Z ;:ĞĂŶͿ͕ ͨ ^ŝŵƵůĂĐƌĞƐ Ğƚ ƐŝŵƵůĂƚŝŽŶ ͕ͩ WĂƌŝƐ͕ 'ĂůŝůĠĞ͕ ϭϵϴϭ͕ Ɖ͘ ϭϬ ϵϵ
signification sur aucune « base réelle » (des propos relatifs aux réflexions menées sur le concept d’hyperréalité, sur cette idée de réalité augmentée). Jean Baudrillard dépeint alors un univers sursignifié dans lequel il nous est de moins en moins possible de donner ou de produire du sens, et de surcroît, de formuler. Et Kevin Lynch rejoint, d’un certain point de vue, Baudrillard – mais de manière moins virulente – lorsqu’il nous décrit la ville comme un assemblage de formes à forte imagibilité, et propice au tissage prolifique de systèmes de significations. Il semblerait donc que la surface pleine du tissu - celle qui fait territoire et qui supporte les systèmes que nous nous sommes constitués - ait tendance à être surchargée, sur épaissie. Ainsi Jean Baudrillard, lors de sa 102 à propos des « objets discussion avec Jean Nouvel singuliers », nous parle d’un « univers sursignifié », « trop déterminé » et « trop fonctionnel », d’un « terrain borné, limité ». Nous pouvons faire l’analogie avec l’image de la trame qui constitue un plein, et parfois même un trop plein par accumulation de significations. S’il y a quasi informulabilité dans la trame, ne pourrait- on pas retrouver dans le trou, dans les incertains - ces lieux déchargés de significations - le non-formulé, le formulable ? S’extraire du déterminisme et du sursignifié, s’immerger dans un univers « vierge » et où il est encore envisageable de formuler, nous ouvre certainement un champ des possibles. Par ailleurs la surabondance de la trame s’appréhende aussi sur le plan des images, en ce sens que notre trame de référence est elle aussi surchargée. Ainsi nous pouvons peut-être parler de visibilité pleine (Jean-Baudrillard évoque succinctement cette formule lors de son entretien avec Jean Nouvel). Or il y a dans les territoires incertains, une visibilité partielle, où d’un environnement matériel sans structure, où de l’incertitude des images qui en sont issues, nous
ϭϬϮ
ͨ :ĞĂŶ ĂƵĚƌŝůůĂƌĚ͕ :ĞĂŶ EŽƵǀĞů͕ ůĞƐ ŽďũĞƚƐ ƐŝŶŐƵůŝĞƌƐ ͕ͩ ƌĐŚŝƚĞĐƚƵƌĞ Ğƚ ƉŚŝůŽƐŽƉŚŝĞ͕ ĂůŵĂŶͲ>ĞǀLJ͕ ϮϬϬϬ ϭϬϬ
tisserions diversement, comme affranchis de tout excès. Et nous avançons à présent l’hypothèse (que nous justifierons ci-dessous) selon laquelle les territoires incertains sont des espaces formulables – et par extension des possibles – parce qu’ils nous permettent non plus seulement d’imager mais d’imaginer.
DU POTENTIEL DES IMAGES
De l’imagibilité à l’Imaginabilité
« Plus intéressants sont les cas où l'image n'est pas seulement la reproduction d'une chose absente, mais réelle, comme dans le cas du portrait et de l'image-copie (mentale ou physique, peu importe) mais la production d'un irréel, comme dans les modèles scientifiques, les fictions littéraires, les représentations religieuses. Nous touchons là un problème singulièrement plus riche qui nous fait passer de 103 l'image-copie à l'image-fiction » La production d’images mentales dans les territoires incertains s’établit sur deux plans simultanés. Les « objets » et ou « groupes d’objets » qui s’y trouvent peuvent être des générateurs d’images étant des reproductions de choses
ϭϬϯ
Z/ VhZ ;WĂƵůͿ͕ /ŵĂŐŝŶĂƚŝŽŶ Ğƚ ŵĠƚĂƉŚŽƌĞ͕ WƐLJĐŚŽůŽŐŝĞ DĠĚŝĐĂůĞ͕ ϭϰ͕ ϭϵϴϮ ϭϬϭ
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ϭϬϮ
ϯϯ͘ ĞdžƚƌĂŝƚ ĚƵ ŵĂŶŝĨĞƐƚĞ ^ƚĂůŬĞƌ͕ ͨ ƚƌĂǀĞƌƐ ůĞƐ ƚĞƌƌŝƚŽŝƌĞƐ ĂĐƚƵĞůƐ ͕ͩ ^ƵũĞƚ͕ ϮϬϬϬ͕ Ɖ͘ ϰϬ
ϭϬϯ
absentes, mais réelles. En d’autres termes, l’environnement matériel des territoires incertains nous remémore parfois quelques-uns de nos stéréotypes antérieurs (figure 32 page précédente), comme l’ont souligné les membres du collectif Stalker lorsqu’ils arpentaient les marges de Rome ; ils se retrouvèrent à un moment devant un monticule rocheux, un plateau de tut, lequel avait des airs de Monument Valley (figure 33 page précédente). Ce faisant, rejaillissent par moments quelques éléments de notre trame de référence (de notre référentiel d’images « stéréotypées »), celle-ci étant – pour toutes les raisons évoquées précédemment – atténuée, présentant un certain nombre de lacunes (les images produites ont toujours un certain degré de flou). Ainsi la matérialité de tels territoires conditionnerait en partie une imagination reproductrice « modérée ». Mais paradoxalement, sur un autre plan coexistant avec le précédent, des constituants plastiques des territoires incertains nous sommes aussi capables de produire ce que Paul Ricœur nomme des images-fiction. C’est-à-dire des images étant cette fois-ci, le fruit d’une imagination 104 productrice. Or nous pensons que la spatialité du trou - et les images mentales incertaines qui en résultent - est particulièrement favorable à l’émergence de ces imagesfiction. Mais une question demeure; celle du sens. Paul Ricœur, dressant une approche singulière de la notion de métaphore, nous dit : « le rôle de l'imagination dans la métaphore apparaît quand, non content de souligner l'incongruité de la prédication nouvelle et l'écart de sens au niveau des mots par laquelle nous tentons de réduire cette incongruité, nous fixons notre attention sur l'émergence de la nouvelle congruence sur les ruines de celle qui s'est dissoute
ϭϬϰ
Ĩ͘ ů͛ĞƐƉĂĐĞ ĚƵ ƚƌŽƵ͕ Ɖ͘ ϳϰ ϭϬϰ
105
sous les coups de l'impertinence sémantique » . Selon Ricœur la métaphore n’est susceptible de produire du sens et non pas de créer un effet de sens – qu’à partir du moment où il n’y a plus substitution d’un mot par un autre mais interaction entre plusieurs, où il y a combinaison nouvelle. Or de l’écart sémantique est susceptible de naître un sens nouveau ; Ricœur nous parle de pertinence nouvelle. Par ailleurs, nous disions de la qualité de l’espace dans les territoires incertains, qu’elle nous engageait plutôt à percevoir la simultanéité des choses - l’infinité des relations possibles entre - que de cultiver un rapport à nos stéréotypes antérieurs (puisqu’il y a, encore une fois, absence relative de la trame dans le trou). Nous évoquions aussi ce couple difforme / « ambisémique » relatif à un environnement matériel qui « fait difficilement forme » et auquel nous sommes plus ou moins disposés à attribuer du sens ou du moins du « sens usuel ». Compte tenu de ces constatations préalables ne pouvons-nous pas dire que cet effet de simultanéité perceptible dans les territoires incertains – ainsi que les ambiguïtés sémantiques s’ensuivant - est enclin à de nouvelles combinaisons dont la production d’imagesfiction en serait la manifestation ? Cet amas de fragments de choses - qui faisaient sens puisqu’elles étaient jointes d’une certaine manière (continues et/ou contiguës) - ne peut-il pas faire l’objet de nouvelles relations incongrues desquelles nous entreverrions une pertinence auparavant inimaginable ? De plus l’image incertaine ayant un certain degré de flou se compose, comme nous l’illustrions à travers le travail de Karl Struss, de portions « ombrées » et de zones presque lisibles. Comme si un tout initialement continu, où les parties s’articulant les unes aux autres faisaient sens, eut été largement embrumé de sorte que les jonctions entre les
ϭϬϱ
Z/ VhZ ;WĂƵůͿ͕ /ŵĂŐŝŶĂƚŝŽŶ Ğƚ ŵĠƚĂƉŚŽƌĞ͕ WƐLJĐŚŽůŽŐŝĞ DĠĚŝĐĂůĞ͕ ϭϰ͕ ϭϵϴϮ ϭϬϱ
ϯϰ͘ ^ŝŐŵĂƌ WŽůŬĞ͘ WƌŝƐŽŶ ĂŵƉ͘ ϰϬϭ dž Ϯϱϭ Đŵ͕ ϭϵϴϮ
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ϯϱ͘ ^ŝŐŵĂƌ WŽůŬĞ͕ ZĂƐƚĞƌďŝůĚ ŵŝƚ WĂůŵĞŶ͕ ϭϯϬ dž ϭϭϬ͕ Đŵ͕ ϭϵϲϲ
ϭϬϳ
parties signifiantes disparaissent. Le travail de Sigmar Polke est aussi intéressant lorsqu’il épaissit des photographies en y superposant une trame, et/ou en faisant intervenir d’autres médiums : il y crée une autre dimension, un hors champ, des zones d’ombres (figure 34 et 35 pages précédentes). Or les fragments signifiants encore lisibles ne constituent-ils pas, une fois disjoints, un terreau fertile de combinaisons, de potentielles relations incongrues ? Alors que les images «référençables» que nous produisons et reproduisons dans nos systèmes urbains tendent à devenir stériles, nous pensons au contraire que les images floues générées dans les territoires incertains sont particulièrement fécondes, que d’une omniprésence du flou peut jaillir l’image-fiction, qu’il peut y avoir métamorphose de l’image incertaine en l’ébauche d’une certitude nouvelle. « La signification métaphorique ne se réduit pas à une collision sémantique, mais consiste dans la nouvelle signification prédicative qui émerge de l'effondrement de la signification littérale, c'est à dire de l'effondrement de la signification qui s'imposerait si nous nous bornions aux 106 valeurs lexicales communes de nos mots » Et Paul Ricœur nous en dit un peu plus sur ce basculement par lequel, de l’interaction s’amorce l’innovation sémantique. L’imagination productive provient aussi, par les potentielles combinaisons, de notre aptitude à assimiler, c’est-à-dire à rendre semblable des champs sémantiques a priori différents voir antagoniques. Nous exercerions alors par ce rapprochement une lutte contre la catégorisation antérieure, une lutte contre ce que nous nommions jusqu’à présent trame de référence, qui est parallèlement aux images mentales, une trame sémantique.
ϭϬϲ
Z/ VhZ ;WĂƵůͿ͕ /ŵĂŐŝŶĂƚŝŽŶ Ğƚ ŵĠƚĂƉŚŽƌĞ͕ WƐLJĐŚŽůŽŐŝĞ DĠĚŝĐĂůĞ ͕ϭϰ͕ ϭϵϴϮ ϭϬϴ
Et c’est entre autres parce que les territoires incertains sont des lieux propices aux interactions qu’ils nous engagent sur le chemin de la résistance. Qu’ils nous engagent - dans une dynamique des tensions, dans un contexte favorable à l’émergence d’images-fiction et à l’innovation sémantique non plus à tisser pareillement mais à tisser autrement. C’est ici que se situe le potentiel majeur – ce qui existe en 107 puissance, ce qui existe virtuellement , ce qui contient les 108 conditions essentielles à son actualisation – des territoires incertains. Et rappelons que cette potentielle mutation des images floues en images-fiction provient à l’origine, et en 109 grande partie, des constituants plastiques , de la matérialité de ces territoires. Il ne s’agit plus d’imagibilité des formes urbaines mais d’imaginabilité d’un environnement matériel. Ce faisant, les territoires incertains nous apparaissent comme de véritables lieux d’expérimentation.
Table de montage mentale
Outre l’émergence d’images-fictions, la création d’images mentales ayant cette qualité du flou - stimulant une imagination productrice - ne fige, ne stabilise pas. Nous fabriquons des images qui ne nous dispensent pas d’en imaginer d’autres, comme une image qui se décuple et/ou se réinitialise sans cesse. En résumé, nous sommes donc confrontés à plusieurs « types » d’images ; les images à dominante floue, des images-fiction, et toujours par moments, nos images de référence qui refont péniblement surface. Voilà une matière, souple, ondoyante et complexe ;
ϭϬϳ
^ŽƵƌĐĞ ͗ ŚƚƚƉ͗ͬͬǁǁǁ͘ĐŶƌƚů͘ĨƌͬĚĞĨŝŶŝƚŝŽŶͬƉŽƚĞŶƚŝĞů /ĚĞŵ͘ ǀŝƌƚƵĞů ϭϬϵ Ĩ͘ ĐŽŶƐƚŝƚƵĂŶƚƐ ƉůĂƐƚŝƋƵĞƐ Ɖ͘ ϯϲ ϭϬϴ
ϭϬϵ
un véritable « médium » favorable à l’expérimentation. Mais dans quelles mesures, précisément, peut-il y avoir expérimentation ? « L’atlas est un modèle épistémologique, une forme visuelle 110 du savoir (p. 12) qui repose non pas sur l’organicité de la démonstration logique ou l’unité de composition du tableau, mais sur une impureté fondamentale, une exubérance, une 111 112 remarquable fécondité » Intéressons-nous à présent au principe du montage largement étudié par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Dans la quête d’une connaissance par l’image, la pratique du montage (« au sens large de l’ensemble des pratiques d’insertion et de mise en relation 113 des images » ) constitue selon Thomas Golsenne « une réserve inépuisable de relations, d’analogies entre des 114 images, des objets, des idées. » , dont le rapport à la table (de montage) n’est dicté par aucune règle. Ainsi « la présentation des images est constamment soumise à une médiation très complexe qui les constitue en champs de 115 relations » . En conséquence, l’observateur devant la table de montage est libre d’associer des images, d’interpréter certaines relations, de tisser tel ou tel récit ; il n’y a donc
ϭϭϬ
ŶƚƌĞ ŐƵŝůůĞŵĞƚƐ ĚĂŶƐ ůĞ ƚĞdžƚĞ͘ /ĚĞŵ͘ ϭϭϮ 'K>^ EE ;dŚŽŵĂƐͿ͕ >Ă ĐŽŶŶĂŝƐƐĂŶĐĞ ƉĂƌ ŵŽŶƚĂŐĞ͕ ĐƚĂ ĨĂďƵůĂ͕ ǀŽů͘ ϭϰ͕ ŶΣ Ϯ͕ ƐƐĂŝƐ ĐƌŝƚŝƋƵĞƐ͕ &ĠǀƌŝĞƌ ϮϬϭϯ͕ hZ> ͗ ŚƚƚƉ͗ͬͬǁǁǁ͘ĨĂďƵůĂ͘ŽƌŐͬĂĐƚĂͬĚŽĐƵŵĞŶƚϳϱϲϱ͘ƉŚƉ͕ ƉĂŐĞ ĐŽŶƐƵůƚĠĞ ůĞ ϮϬ ŵĂŝ ϮϬϭϱ ϭϭϯ ZhE d ;&ƌĂŶĕŽŝƐͿ͕ 'ĞŽƌŐĞƐ / /Ͳ,h ZD E͕ YƵĂŶĚ ůĞƐ ŝŵĂŐĞƐ ƉƌĞŶŶĞŶƚ ƉŽƐŝƚŝŽŶ͘ >͛ƈŝů ĚĞ ů͛ŚŝƐƚŽŝƌĞ͕ ϭ͕͘ ƚƵĚĞƐ ƉŚŽƚŽŐƌĂƉŚŝƋƵĞƐ͕ EŽƚĞƐ ĚĞ ůĞĐƚƵƌĞ͕ EŽǀĞŵďƌĞ ϮϬϭϬ͕ Ŷ ůŝŐŶĞ͕ ŵŝƐ ĞŶ ůŝŐŶĞ ůĞ ϭϲ ŵĂƌƐ ϮϬϭϭ͘ hZ> ͗ ŚƚƚƉ͗ͬͬĞƚƵĚĞƐƉŚŽƚŽŐƌĂƉŚŝƋƵĞƐ͘ƌĞǀƵĞƐ͘ŽƌŐͬϯϭϯϯ͘ ŽŶƐƵůƚĠ ůĞ Ϯϭ ĚĠĐĞŵďƌĞ ϮϬϭϱ͘ ϭϭϰ 'K>^ EE ;dŚŽŵĂƐͿ͕ ŝďŝĚĞŵ͘ ϭϭϱ ZhE d ;&ƌĂŶĕŽŝƐͿ͕ ŝďŝĚĞŵ͘ ϭϭϭ
ϭϭϬ
aucune détermination préalable et de nombreux chemins sont envisageables entre les fragments de cartes, les dessins, les photographies, etc. (et ce même si certains monteurs comme Brecht, s’adonnent à des prises de parti dialectiques et didactique à travers leurs tables). Le regardeur explore donc, il expérimente dans un bouillonnement d’associations et de dissociations d’images. Par ailleurs Didi-Huberman nous dit - à propos des planches réalisées par Bertolt Brecht, et dans une approche singulière de l’histoire - qu’il y a « critique de l’illusion » par le démontage, c’est-à-dire volonté de démonter un certain ordre par « dysposition des choses » (exemple : figure 36, page suivante). Nous voilà assez proches des considérations de Paul Ricœur à propos des métaphores, par lesquelles nous sommes capables d’assimiler, de rendre semblables des images, des champs sémantiques a priori différents voire antagoniques. Didi-Huberman ajoute à propos de Brecht : « son travail consiste, non pas à rendre le réel, c’est-à-dire à en exposer la vérité, mais à rendre le réel problématique, c’est-à-dire à en exposer les points critiques, les failles, les 116 apories, les désordres » . Donc ce qu’il y a d’essentiel dans le montage, ce n’est pas une quelconque prise de parti, mais plutôt la formulation d’une critique, la problématisation par l’observateur de sa condition, d’un savoir qui jusqu’à présent, s’exposait à lui, assemblé dans un certain ordre. Ainsi Thomas Golsenne nous dit au sujet de l'Atlas Mnémosyne (1927-1929) d’Aby Warburg (figure 37, page suivante), et réexposé par Georges Didi-Huberman, qu’il « donne à 117 penser visuellement » . Ce faisant nous pensons que dans les territoires incertains, l’individu serait assujetti par les mêmes forces que celles qui agissent sur l’observateur devant la table de montage. Que de la « matière d’images »
ϭϭϲ
/ /Ͳ,h ZD E ;'ĞŽƌŐĞƐͿ͕ YƵĂŶĚ ůĞƐ ŝŵĂŐĞƐ ƉƌĞŶŶĞŶƚ ƉŽƐŝƚŝŽŶ͘ >ΖKĞŝů ĚĞ ůΖŚŝƐƚŽŝƌĞ͕ ϭ͕ ŽůůĞĐƚŝŽŶ ͨ WĂƌĂĚŽdžĞ ͕ͩ ϮϬϬϵ͕ Ɖ͘ ϭϬϴͲϭϬϵ ϭϭϳ 'K>^ EE ;dŚŽŵĂƐͿ͕ ŝďŝĚ͕͘ ƉĂŐĞ ƉƌĠĐĠĚĞŶƚĞ͘ ϭϭϭ
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ϭϭϮ
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ϭϭϯ
évoquée au début de ce paragraphe, l’individu immergé s’adonne mentalement aux vertus étayées ci-avant, d’un tel support. Mais alors en quoi les territoires incertains peuventils faire table de montage ? Tout d’abord l’image floue en soi peut faire table de montage. Nous l’avons dit ; un certain degré de flou permet de dissimuler certaines parties de l’image et de désolidariser certaines autres encore lisibles. Ainsi les fragments dissociés constituent autant d’éléments à dissocier ou réassocier. Par 118 38), on distingue exemple, sur la photographie (figure quelques cahutes en bas à gauche de l’image, un tronçon de voies ferrées et quelques immeubles au loin. Mais ces éléments sont absolument dissociés les uns des autres et il nous est aisé d’imaginer toutes sortes de relations entre. Par ailleurs, nous sommes confrontés à ce que nous appelons table de montage mentale, lorsque nous nous 119 situons dans la troisième zone , sur les marges des territoires incertains où la trame est encore perceptible 120 (figures 39). En effet dans cette zone, la ville déterminée / déterminante, est partiellement visible et/ou audible. Nous sommes alors simultanément en partie immergés dans l’incertitude et superficiellement raccordés à nos systèmes urbains. Ainsi toutes les qualités, à la fois de la trame et du trou (que nous avons décrites tout au long de ce travail), se juxtaposent et se superposent dans un remous incessant : imagibilité – imaginabilité, trame de référence – absence de trame, qualités de l’espace du trou – qualités de l’espace de la trame, tissage de signification – fragments de signes, etc. Et l’espace de cette zone de friction s’apparente sans peine
ϭϭϴ
ĂƉƚƵƌĞ Ě͛ĠĐƌĂŶ͕ ǀŝĚĠŽ ƉĞƌƐŽŶŶĞůůĞ͕ ĐĞŝŶƚƵƌĞ ŝŶĚƵƐƚƌŝĞůůĞ ĚĞ ^ĂŝŶƚͲ WĠƚĞƌƐďŽƵƌŐ͘ ϭϭϵ Ĩ͘ ĨŝŐƵƌĞ ĚƵ ƚŝƐƐƵ ĂŶĐŝĞŶ Ɖ͘ ϰϵ ϭϮϬ WŚŽƚŽŐƌĂƉŚŝĞ ƉĞƌƐŽŶŶĞůůĞƐ͕ ĐĞŝŶƚƵƌĞ ŝŶĚƵƐƚƌŝĞůůĞ ĚĞ ^ĂŝŶƚͲWĠƚĞƌƐďŽƵƌŐ͘ ϭϭϰ
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ϯϵ͘ ϭϭϱ
à l’espace littéral de la table de montage dans laquelle se confrontent les images et les modes de représentations. 121
Il y a donc sur cette « frange du savoir et du non-savoir » 122 du su et de « l’in-su », d’un savoir illusoire et d’un savoir autre - une dynamique d’interactions, l’accomplissement d’un effort mental qui nous laisse lire «toutes sortes de 123 présages» et de surcroît un potentiel remontage de la trame à travers un foisonnement d’hypothèses. En cela les territoires incertains revêtent ce statut d’espace des possibles. « Aux montages qui savent scander pour nous les apparitions et les déformations : qui savent nous montrer dans les images comment le monde apparaît, et comment il 124 se déforme . C’est en cela qu’à prendre position dans un montage donné, les différentes images qui le composent – en décomposant sa chronologie – peuvent nous apprendre quelque chose sur notre propre histoire, je veux dire : 125 126 quelque chose d’autre . »
ϭϮϭ
:ĞĂŶ ĂƵĚƌŝůůĂƌĚ͕ :ĞĂŶ EŽƵǀĞů͕ ůĞƐ ŽďũĞƚƐ ƐŝŶŐƵůŝĞƌƐ͕ ƌĐŚŝƚĞĐƚƵƌĞ Ğƚ ƉŚŝůŽƐŽƉŚŝĞ͕ WĂƌŝƐ͕ ĂůŵĂŶͲ>ĞǀLJ͕ ϮϬϬϬ͕ Ɖ͘ ϭ ϭϮϮ Ĩ͘ WůĂƚŽŶ ͗ >Ă ZĠƉƵďůŝƋƵĞ ͗ >ŝǀƌĞƐ s/ Ğƚ s// ĂŶĂůLJƐĞ ͕ͩ WůĂƚŽŶ͕ ,ĂƚŝĞƌ͕ ĐŽůů͘ ͨ >ĞƐ ĐůĂƐƐŝƋƵĞƐ ,ĂƚŝĞƌ ĚĞ ůĂ ƉŚŝůŽƐŽƉŚŝĞ͕ WĂƌŝƐ͕ ϮϬϬϬ ϭϮϯ ŝĚŝͲ,ƵďĞƌŵĂŶ ĨĂŝƚ ƌĠĨĠƌĞŶĐĞ ĂƵdž ĚĞǀŝŶƐ ďĂďLJůŽŶŝĞŶƐ Ğƚ ĠƚƌƵƐƋƵĞƐ ͗ 'K>^ EE ;dŚŽŵĂƐͿ͕ >Ă ĐŽŶŶĂŝƐƐĂŶĐĞ ƉĂƌ ŵŽŶƚĂŐĞ͕ ĐƚĂ ĨĂďƵůĂ͕ ǀŽů͘ ϭϰ͕ ŶΣ Ϯ͕ ƐƐĂŝƐ ĐƌŝƚŝƋƵĞƐ͕ &ĠǀƌŝĞƌ ϮϬϭϯ͕ hZ> ͗ ŚƚƚƉ͗ͬͬǁǁǁ͘ĨĂďƵůĂ͘ŽƌŐͬĂĐƚĂͬĚŽĐƵŵĞŶƚϳϱϲϱ͘ƉŚƉ͕ ƉĂŐĞ ĐŽŶƐƵůƚĠĞ ůĞ ϮϬ ŵĂŝ ϮϬϭϱ ϭϮϰ Ŷ ŝƚĂůŝƋƵĞ ĚĂŶƐ ůĞ ƚĞdžƚĞ͘ ϭϮϱ /ĚĞŵ͘ ϭϮϲ / /Ͳ,h ZD E ;'ĞŽƌŐĞƐͿ͕ YƵĂŶĚ ůĞƐ ŝŵĂŐĞƐ ƉƌĞŶŶĞŶƚ ƉŽƐŝƚŝŽŶ͘ >ΖKĞŝů ĚĞ ůΖŚŝƐƚŽŝƌĞ͕ ϭ͕ ŽůůĞĐƚŝŽŶ ͨ WĂƌĂĚŽdžĞ ͕ͩ ϮϬϬϵ͕ Ɖ͘ Ϯϱϲ ϭϭϲ
LES POSSIBLES EN QUESTION
Il est important de noter que, jusqu’à présent, nous parlions essentiellement d’architecture. En effet, nous avons soulevé, de la matérialité et de la « configuration » des territoires incertains, des questions relatives à l’espace et à la production d’images. Et nous continuerons de parler d’architecture puisque toutes ces constatations préalables – et dès lors que nous parlons d’espaces des possibles – soulèvent indéniablement un problème essentiel : le projet. Mais alors quel projet ? Et où ? Les libertés que nous confère l’expérience des territoires incertains, nous engagent à changer notre regard ou du moins à la faire dévier. Or peutêtre serions-nous capables de saisir, dans ce mouvement de déviation, les modalités d’une attitude projectuelle dissemblable de celle qui s’exerce en dehors de ces étendues indéterminées ? De cette première question émerge un faisceau d’interrogations ; doit-on projeter les territoires incertains au risque de les anéantir ? Doit-on, compte tenu de leur expérience, projeter la trame ? Doit-on projeter la trame à partir du trou ? Etc. Cette dernière partie constituera une ouverture, composée d’une série d’hypothèses issues de notre analyse des territoires incertains.
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Avènement d’une attitude projectuelle
Les territoires incertains sont des terrains d’expérimentations. Aussi, par leur nature, ils nous engagent à considérer la dimension du flou et l’indétermination dans les processus de projection. Dans ces territoires, l’absence de la trame - d’un certain tissu d’informations, d’un certain tissu social et culturel, d’un certain tissu d’images, etc. - nous engage sur des modes de projection autres ; sur d’autres temporalités, sur d’autres processualités, avec d’autres représentations. Et c’est parce que les territoires incertains sont les espaces des possibles qu’ils donnent le goût à l’expérimentation, qu’ils favorisent, qu’ils ont favorisé des démarches expérimentales de projet telles que les marches « stalkeriennes », où l’enjeu était de « projeter l’instabilité et 127 la mutabilité de ces lieux » . Il n’y a pas, chez le collectif italien, de volonté de construire précisément, de définir et de figer par l’architecture, il ne s’agit pas d’ « homologuer ou définir l’objet de la recherche pour ne pas entraver son 128 devenir » . « Il s’agit de déposer un témoignage, non plus de fournir des 129 informations (Maurice Merleau-Ponty) » L’imaginabilité de tels environnements matériels est d’une part exploitée par le collectif. Elle inspire aux stalkers la construction de situations éphémères par lesquelles ils interrogent une certaine disposition des choses. A l’instar d’une table de montage, et guidés par une énergie créatrice, ils prennent ponctuellement position sans pour autant prétendre figer cette position. Ainsi, et d’autre part,
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^ƚĂůŬĞƌ͕ ƚƌĂǀĞƌƐ ůĞƐ ƚĞƌƌŝƚŽŝƌĞƐ ĂĐƚƵĞůƐ͕ WĂƌŝƐ͕ ^ƵũĞƚ͕ ϮϬϬϬ͕ Ɖ͘ Ϯ /ďŝĚĞŵ͘ ϭϮϵ /ďŝĚ͘ ϭϮϴ
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l’imaginabilité des territoires incertains est conservée puisque l’architecture, qui permet au stalkers de « prendre position sans paralyser », est une architecture de la trace, une architecture légère et putrescible. Mais ce n’est pas vraiment la matérialité et le caractère éphémère de ces architectures qui nous intéresse, mais plutôt la considération de leur disparition dans l’acte projectuel même. Leur architecture est une chose qui - même si elle est précise, déterminée et déterminante dans un moment présent (lors de son élaboration) - est conçue, sur une autre temporalité, comme une chose essentiellement incertaine et variable. Alors que dans la trame la variation apparaît inévitablement sur toute chose figée en dehors de tout processus projectuel, dans le trou, les architectures stalkeriennes sont conceptuellement variables. Par ailleurs, notons que les actions menées par le collectif exploitent les qualités des territoires incertains en termes de spatialité. Il semblerait que les stalkers considèrent les caractéristiques, que nous évoquions, de l’espace du trou (Cf. p. 74) - c’est-à-dire la non-appréhension de l’espace comme substantiellement vide et contenant un certain nombre d’objets séparés par des distances mesurables, mais comme simultanéité, interactions perpétuelles entre les choses – puisque leurs gestes permettent selon eux de construire « un espace affectif dont les repères correspondent à un ensemble d’actions – un trajet par exemple – plutôt qu’à un plan avec ses systèmes de 130 coordonnées géométriquement calculé » . Ainsi leur mode de projection se désaliène d’une certaine conception de l’espace dans la trame, des conceptions de l’espace : euclidienne, « lynchienne », moderne, etc. Ce faisant les stalkers suggèrent à travers leur démarche, une manière de « tisser autre, autrement » , de constituer des systèmes
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d/ Z',/ E ;'ŝůůĞƐͿ͕ >Ă ǀƌĂŝĞ ůĠŐĞŶĚĞ ĚĞ ^ƚĂůŬĞƌ͕ ǀĂĐĂƌŵĞ Ϯϴ ͬ ĐĂŚŝĞƌ͕ Ϯϲ ĨĠǀƌŝĞƌ ϮϬϭϰ ϭϭϵ
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n’ayant paradoxalement pas comme finalité de s’établir durablement, de s’ancrer. Et encore une fois l’architecture produite par le collectif n’entrave pas l’imaginabilité du lieu ; les constructions ne sont pas clairement limitées, elles nous apparaissent comme des fragments dont la difformité ne nous permet pas d’en faire des figures singulières, et desquels il nous est difficile de produire des images claires, structurantes et hiérarchisables. Cette architecture contribue à l’incertitude de ces territoires ; elle ne les colonise pas, elle ne s’y inscrit pas selon les modalités extérieures au trou. Par exemple la construction représentée sur la photographie cicontre (figure 40), ressemble à un abri ou à un autel (une statue de vierge y est entreposée), on distingue quelques archétypes ; un petit toit à deux pans, une table. Mais c’est un abri éclaté, les limites sont diffuses, ce n’est finalement pas vraiment un abri, ni un autel, et l’on doute de sa fonction. La construction tend à se diluer dans son entour, la statue, le toit, la table, l’autoroute aérienne nous apparaissaient simultanément, il n’y a pas vraiment de continuités et de hiérarchies entre les choses, entre ces fragments de figures, mais elles coexistent tout de même. L’architecture ne rayonne pas dans le lieu mais avec le lieu. Et puisqu’il s’agit de projeter, il y a représentation. Les stalkers utilisent en conséquence des moyens de représentations qui euxmêmes ne figent pas, ne déterminent pas ; photographies spontanées, poèmes, récits… des représentations dites involontaires, loin des plans, des perspectives, etc. Il s’agit d’engendrer des processus représentationnels et de projet qui cultivent l’indéfini, l’indéterminé.
Cependant en questionnant les territoires incertains, le collectif Stalker ne cantonne pas sa réflexion à une « échelle architecturale », à des micro-interventions ponctuelles. Il questionne les systèmes urbains, toutes échelles confondues, nous invite à penser l’urbain en général, à ϭϮϭ
penser conjointement la trame et le trou. Ainsi certaines expériences les conduisent à considérer les territoires incertains comme les leviers d’une relecture des systèmes urbains, en établissant d’autre systèmes ou plutôt des « contre-systèmes ». Une série de cartographies réalisées sur les métropoles de Rome (figure 41), Milan, Paris… donnent à voir l’existence des territoires incertains (ce que le collectif nomme les territoires actuels). Ainsi l’urbain apparaît, par un effet de surbrillance, comme une structure fragmentée comparable à la figure de l’archipel. Mais de telles représentations ne semblent pas concorder avec notre analyse à la fois de la trame et du trou. D’une part, et selon la thèse de Kevin Lynch, la ville que l’usager pratique quotidiennement (et même si elle est complexe, « cadastralement » fragmentée) est perçue comme une structure fortement continue et contiguë. D’autre part nous avons dit que l’espace des territoires incertains est souvent incommensurable, il n’est en tout cas pas régi par le même référentiel de distances (Cf. espace du trou, p. 74). Or sur ces cartographies, les territoires incertains et la ville – conjointement représentés – semblent disposer du même mode de mesure et de traitement de la distance. Enfin, nous disions qu’il existait une troisième zone où la trame pénètre dans le trou ; or ce type de cartographie ne représente pas cette zone de friction : ville et territoires incertains sont nettement délimités. Même si ces cartographies sont objectivement justes, elles ne correspondent pas vraiment à une « réalité perçue » où les conceptions de l’espace tendent à différer; le contraste est en réalité plus intense. En revanche une des expériences réalisées par Francesco 131 à Montreuil nous intéresse (figure 42). Ici la Careri restitution cartographique d’un parcours du groupe Stalker se
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hŶ ĚĞƐ ƉƌŝŶĐŝƉĂƵdž ĂĐƚĞƵƌƐ ĚƵ ĐŽůůĞĐƚŝĨ ^ƚĂůŬĞƌ͘ ϭϮϮ
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rapproche de nos considérations. La démarche consiste à accomplir un parcours quasi-rectiligne de quarante kilomètres à travers le tissu parisien (l’enjeu étant de sortir de l’agglomération) et restitution cartographique de ce parcours a posteriori. Ce faisant, il y a d’une part association de 132 43), à la fragments urbains a priori incompatibles (figure manière de l’artiste Siah Armajani qui relie, en construisant des ponts, des espaces disjoints (en raison d’une infrastructure, d’une cavité quelconque par exemple). Dans une séquence alternant territoires incertains et ville, Francesco Careri souligne donc des incongruités et favorise l’apparition de combinaisons nouvelles, pour reprendre Paul Ricœur et ses propos sur la métaphore. Ainsi les territoires incertains deviennent les leviers d’un système transgressif (qui transgresse le tissu, qui transgresse les autres systèmes), établi provisoirement à partir et à travers eux. Par ailleurs bien que ce système soit objectivement rectiligne, il n’est absolument pas linéaire ; c’est une épaisseur discontinue, un réceptacle d’espaces inconciliables, de franchissements laborieux. D’autre part, Careri donne à voir dans la restitution cartographique de ce travail, et à plus grande échelle, la non-continuité et la non-contiguïté de ce système transgressif avec ce qui l’entoure. En effet, il y représente l’intervalle, la troisième zone, l’épaisseur onirique où la trame tend à s’effacer, où elle devient trace, où imagibilité devient imaginabilité. Ainsi il génère une distance entre le système qu’il établit et le tissage ; la projection simultanée du trou et de la trame devient l’objet critique d’un urbain parisien systématisé et solidement tissé. Le large panel d’expérimentations réalisées par le collectif Stalker constitue un terreau fertile, qui alimente et questionne sans cesse une attitude projectuelle qui intègre toutes les notions inhérentes à l’analyse des territoires incertains -
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dƌĂǀĂŝů ƉĞƌƐŽŶŶĞů͘ ϭϮϰ
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discontinuité, indétermination, combinaisons nouvelles, imagination – et qui exploite continuellement ses possibles, sans jamais les altérer.
Quelques scénarii
Nous avons jusqu’à présent, développé une analyse correspondant à un « état général » de la trame (qui est, nous le disions, simultanément un « fond construit » et un support de variations), à une certaine condition actuelle de l’urbain. Mais il existe des points de vue divers quant au statut de cette trame, et à son évolution (cela peut dépendre d’une économie, d’une culture d’une société, d’une politique, d’une mentalité individuelle ou collective, etc.). De surcroît on pourrait imaginer plusieurs scénarii relatifs au statut du trou et à l’exploitation de ses potentialités, par rapport à d’hypothétiques états de la trame. Nous formulerons deux hypothèses corrélatives de deux approches « extrêmes » (même si il faudrait imaginer différents degrés combinant les deux approches) quant au devenir de la trame, au devenir de nos systèmes urbains. Il s’agit d’amorcer succinctement et de manière très générale, une réflexion sur la pertinence de l’attitude projectuelle évoquée ci-avant, en fonction d’hypothétiques évolutions de la ville. 1. La trame tend à se stabiliser, elle demeure majoritairement rigide, les variations tendent à disparaître. On pourrait imaginer dans ce cas, une rigidification puis une stagnation globale des législations par exemple, une simplification et une stagnation de la production et des flux marchands, la reproduction des formes urbaines à forte imagibilité, une solidification des systèmes (images mentales, significations) individuels et collectifs, etc. Alors les territoires incertains et ϭϮϲ
les démarches projectuelles susceptibles d’y éclore, pourraient venir assouplir la trame, injecter ou amplifier des variations. Ce faisant, nous pourrions imaginer le développement de systèmes transgressifs - tel que l’ont esquissé les membres de Stalker, et déjà avant les situationnistes à travers leurs expérimentations – ne s’établissant pas seulement dans, mais à partir et au-delà des territoires incertains. Dans cette hypothèse les territoires incertains seraient donc les leviers d’un « tissage autre » assouplissant le tissage préalable.
2. La trame est surchargée, elle tend à se disloquer, elle frôle l’implosion. Plusieurs auteurs ont évoqué de près ou de loin ce scénario. Tout d’abord, et puisque nous l’évoquions (Cf. p. 99), Jean Baudrillard nous parle d’un univers surdéterminé, d’une accumulation grandissante d’informations, d’une architecture « existant par rapport à une couche géologique appliquée sur la planète à toutes les 133 villes » , d’une densité bâtie synchrone d’une effusion de données : ainsi nous vivons dans le temps de l’instant. Et suite à ce diagnostic, Baudrillard nous suggère le « contreévénement », « l’anti-univers » venant s’insérer dans cette épaisseur, dans ce trop-plein : « …pour créer quelque chose comme un univers inverse, un anti-univers, un contreévénement, il faut briser absolument ce plein, cette visibilité 134 pleine, cette sursignification qu’on impose aux choses… » . D’autre part, Rem Koolhaas sous-entend la dislocation du tissu dans son analyse du junk-space, d’un continuum de singularités, d’un trop-plein chaotique dans lequel « il n’y a 135 pas de forme, seulement de la prolifération » et où « la
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:ĞĂŶ ĂƵĚƌŝůůĂƌĚ͕ :ĞĂŶ EŽƵǀĞů͕ ůĞƐ ŽďũĞƚƐ ƐŝŶŐƵůŝĞƌƐ͕ ƌĐŚŝƚĞĐƚƵƌĞ Ğƚ ƉŚŝůŽƐŽƉŚŝĞ͕ WĂƌŝƐ͕ ĂůŵĂŶͲ>ĞǀLJ͕ ϮϬϬϬ͕ Ɖ͘ Ϯϱ ϭϯϰ /ĚĞŵ͕ Ɖ͘ ϮϮ ϭϯϱ <KK>, ^ ;ZĞŵͿ͕ :ƵŶŬƐƉĂĐĞ͕ WĂƌŝƐ͕ WĂLJŽƚ͕ ϮϬϭϭ͕ Ɖ͘ ϴϴ ϭϮϳ
régurgitation est la nouvelle créativité ; au lieu de la création, nous honorons, chérissons et embrassons la 136 manipulation… » . Ce dernier préconise « d’extraire l’ordre 137 du chaos » . Dans un tel contexte (selon nous hypothétique), les territoires incertains et les modes de projections exploitant leurs qualités intrinsèques nous paraissent légitimes. L’absence de quelque chose dans le surplus, l’informulé dans le surdéterminé, l’imaginable dans la visibilité pleine… Dans ce cas il ne conviendrait pas nécessairement d’assouplir la trame, puisqu’elle se disloque, mais plutôt de générer des zones où s’exerce une temporalité qui n’est plus celle de l’instant, où il est possible de prendre le temps 138 d’imaginer, puis par la suite, peut-être, de prendre position et de formuler. Générer des espaces où l’individu puisse progressivement donner du sens, retrouver les vertus du sens en dehors de l’écrasante déferlante d’informations, se tisser dans et à partir d’espaces à la fois « vierges et fertiles » un certain ordre, en deçà où au-delà d’une situation chaotique. Mais alors, et puisqu’il s’agit de projet, peut-on réellement exercer, en tant qu’architecte/urbaniste, le 139 volontairement incontrôlé ? Peut-on trouver comme le dit Jean Nouvel, « un dosage entre ce que ce que l’on contrôle 140 et ce que l’on provoque » ? Et même si le plasticien qu’est Jean Nouvel travaille sur cette idée d’indétermination à une échelle architecturale, voire une échelle de la pièce, d’un intérieur (figure 44), à l’échelle de nos systèmes urbains – et même compte tenu du travail des stalkers, des situationnistes, etc. – les réponses restent inachevées.
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/ďŝĚĞŵ͘ /ĚĞŵ͕ Ɖ͘ ϴϵ ϭϯϴ Ĩ͘ / /Ͳ,h ZD E ;'ĞŽƌŐĞƐͿ͕ YƵĂŶĚ ůĞƐ ŝŵĂŐĞƐ ƉƌĞŶŶĞŶƚ ƉŽƐŝƚŝŽŶ͘ >ΖKĞŝů ĚĞ ůΖŚŝƐƚŽŝƌĞ͕ ϭ͕ ŽůůĞĐƚŝŽŶ ͨ WĂƌĂĚŽdžĞ ͕ͩ ϮϬϬϵ ϭϯϵ :ĞĂŶ EŽƵǀĞů͕ /ďŝĚĞŵ͘ ϭϰϬ /ďŝĚ͘ ϭϯϳ
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CONCLUSION
« Le processus d’oekoumène a commencé avec l’anthropisation et a permis de fabriquer individuellement et en commun l’espace de vie des hommes. C'est donc une réalité historique, puisque l’oekoumène du Moyen Age n'est pas celui d'aujourd'hui : il était alors plus étroit, de taille infraplanétaire. A partir des Grandes Découvertes, il s'est dilaté 141 jusqu'à couvrir toute la planète et même au-delà. » . C’est ainsi que Michel Lussault nous expose l’état actuel de l’oekoumène terrestre, transformé par le processus de mondialisation et d'urbanisation. Or, ne pouvons-nous pas à présent – et compte tenu de l’existence du phénomène des
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>h^^ h>d ;DŝĐŚĞůͿ͕ 'ĠŽŐƌĂƉŚŝĞ ĚĞ ůĂ ǀŝůůĞ͕ ŽŶĨĠƌĞŶĐĞ ĚŽŶŶĠĞ ĂƵ ůLJĐĠĞ :ƵůĞƐ ,ĂĂŐ͕ ĞƐĂŶĕŽŶ͕ ŵĞƌĐƌĞĚŝ Ϯϲ ŶŽǀĞŵďƌĞ ϮϬϭϰ͕ ŽŵƉƚĞͲƌĞŶĚƵ ƌĠĚŝŐĠ ƉĂƌ ůĂŝƌĞ hW E>KhW Ğƚ ^LJůǀĂŝŶ '> E ; ĐĂĚĠŵŝĞ ĚĞ ĞƐĂŶĕŽŶͿ͕ ŚƚƚƉ͗ͬͬŵŝƐƐŝŽŶƚŝĐĞ͘ĂĐďĞƐĂŶĐŽŶ͘ĨƌͬŚŐͬƐƉŝƉͬ/D'ͬƉĚĨͺ ŽŶĨĞƌĞŶĐĞͺDͺ>h^^ h>dͺϮϲͺϭϭͺϮϬϭϰͺǀͺƐŝƚĞ͘ƉĚĨ
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territoires incertains – relativiser le point de vue d’une surface terrestre absolument anthropisée ; explorée, dessinée, cartographiée, photographiée, répertoriée, vécue, bâtie, etc.? N’y aurait-il pas manifestation d’un processus inverse, de perforation, de dépression de l’oekoumène ? Si nous avons cru vivre dans une « trame planétaire » sans trous, sans lacunes, les incertains sont aujourd’hui – à condition de gravir les murs qui les dissimulent – le véritable érème, duquel il nous est possible d’imaginer quelque chose, existant peut-être, par-delà un certain horizon. Etendues dans lesquelles – nous nous sommes attelés à le démontrer tout au long de ce travail - il nous est difficile de rejoindre 142 l’oekoumène , se localiser, s’orienter, signifier, élaborer un tissu d’images structurantes… En d’autres termes prolonger notre trame de référence - pour reprendre les mots de Kevin Lynch – et engager des processus d’intégration de ces espaces aux structures fortement continues des milieux que nous pratiquons. Cette étude nous a conduits à considérer ces territoires non plus comme des vides – ce qualificatif ne vaut qu’à partir du moment où il y a parfaite inconnaissance – mais plutôt comme des « pleins potentiels », des « pleins virtuels », en cela qu’ils existent sans se manifester, qu’ils sont à l’état de simples possibilités, qu’ils contiennent de fait toutes les conditions essentielles à leur actualisation et hypothétiquement, à l’actualisation de ce qui les a provoqué, qu’ils sont comme le prônaient les stalkers des territoires actuels. Ainsi notre cheminement nous a permis d’en révéler la substance. L’irrégularité, l’illisibilité résultant de la matérialité des territoires incertains, nous donnent à percevoir un
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espace incommensurable, sans référents, dense, où les choses tendent à nous apparaître simultanément. Or, d’une telle spatialité, nous produisons des images, où plutôt une matière d’images, malléable, plastique, déstructurée. Ce faisant, et ainsi conditionnés, nous sommes disposés à expérimenter, à jouer de cette matière, à jouer des incongruités, de la variabilité des relations, des possibilités. Nous procédons finalement comme des plasticiens, qui se subordonneraient partiellement aux mécanismes, aux régulations engendrées par une certaine condition de la trame, du territoire, de nos systèmes urbains. Cependant, nous ne nous y subordonnons que partiellement. En effet, ce potentiel réside lorsqu’il y a simultanéité du trou et de la trame, lorsque que nous sommes capables d’embrasser consciencieusement ces deux « corps », sans quoi nous serions anéantis ou en extase, mais improductifs, comme si l’un des personnages d’Andrei Tarkovski se retrouvait égaré, seul, dans la Zone (Cf. scène de la plaine, p. 68). Nous admettons donc, encore une fois, que ce n’est pas la vacuité de ces espaces qui nous inspire d’autres modes de projections, à la fois dans et en dehors des territoires incertains, et qui inspira entre autres les démarches stalkeriennes, mais les spécificités évoquée ci-avant ainsi que l’écart qu’ils entretiennent avec les milieux urbains qui les environnent. Par ailleurs ce travail introduit d’autres recherches envisageables ; d’une part concernant les outils relatifs à l’attitude projectuelle émergeant des territoires incertains, et d’autre part, concernant les enjeux auxquels ils pourraient répondre. Tout d’abord, la question de la représentation nous paraît essentielle et de surcroît à développer. Nous l’évoquions dans la derrière partie de ce travail à propos des cartographies du collectif Stalker. Certaines d’entre elles (par exemple la figure 41, p. 123) nous donnent à voir les ϭϯϰ
territoires incertains seulement comme un négatif, or il s’avère que cela n’est pas suffisant. Les tables de montage ou les photographies floues sont, nous l’avons vu, des médiums intéressants quant à la « restitution » des effets produits par l’expérience de ces territoires, mais nous supposons qu’il en existe d’autres. Cependant, outre la recherche consistant à représenter les territoires incertains, l’investigation des modes de représentations comme outil projectuel nous semble indispensable. Dans la première partie nous démontrions en effet, par exemple, l’impertinence d’une approche typologique. De plus, et ne serait-ce que parce que ces étendues ne sont pas perçues selon le même référentiel de distances – ou du moins selon les mêmes modes de traitement de la distance – les outils « traditionnels » de projection, tels que le plan, la coupe, l’élévation, la perspective, etc., nous paraissent peu appropriés. Rappelons que la vocation première de ces modes de représentation est plutôt d’ordre constructif que projectuel (même si un certain emploi de ces outils ainsi qu’une certaine mise en relation peuvent les faire basculer dans la sphère du projet), ils permettent d’intervenir physiquement et/ou intellectuellement dans un espace substantiel vide et tridimensionnel. Nous pensons en conséquence que le collage, le décollage, qu’un certain usage des médiums photographique, cinématographique voire infographique peuvent alimenter les prémices d’une recherche, où la pratique du projet intègre les notions d’indétermination, d’imagination, de mise en relations. La recherche d’une représentation qui par ailleurs questionne et exploite ce rapport, cette tension entre objectivité et subjectivité, sans que l’un ou l’autre prédomine exclusivement. Ensuite, et afin d’élargir notre étude, d’autres problématiques découlent de l’analyse des territoires incertains. Nous évoquions entre autres le junk-space de ϭϯϱ
Rem Koolhaas, ou l’univers sursignifié de Baudrillard dans lequel l’information a absorbé les vertus du sens. Mais l’on pourrait aisément soulever le problème de l’ « environnement » (au sens connoté du terme). Alors que les considérations de Gilles Clément, à propos du tiers paysage, alimentent une approche quasi-scientifique – relative au développement et aux dynamiques des espèces dans les délaissés urbains – les territoires incertains pourraient influencer une approche de l’écologie prenant en compte : la production d’images, un certain rapport à l’espace, et peut-être à la mobilité, l’infusion de temporalités plus lentes, etc., en deçà de considérations exclusivement biologiques et technologiques. Nous avons pris position dans ce travail, en disant qu’il ne fallait pas réprimer les incertains, qu’il ne fallait en tout cas pas les traiter selon les modalités actuelles, ou plutôt modernes, en terme de conception de l’espace, de production d’images et par extension de projection. Et même si les territoires incertains sont encore aujourd’hui majoritairement dénigrés, il n’en demeure pas moins qu’en les expérimentant ils deviennent à nos yeux l’objet critique de nos systèmes, un éventail de possibilités questionnant continuellement le rapport perception-représentationprojection propre à la discipline architecturale.
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SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
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des
structures
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FILMOGRAPHIE
BANHAM (Reyner), Loves Los Angeles, documentaire de Julian Cooper pour la BBC, 52 minutes, 1972 BOIFFARD (Jacques-André), RAY mer, Man Ray, 21 minutes, 1928
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L'Étoile
de
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ARTISTES
ARMAJANI (Siah), AYCOCK (Alice), CEZANNE (Paul), DESCHAMPS (Gérard), DRURY (Chris), DUBREUIL (Pierre) FAUSTINO (Didier), HAINS (Raymond), JORN (Asger), KAPROW (Allan), KÜHN (Heinrich), LONG (Richard), LEVITT (Helen), NIEUWENHUIS (Constant), POLKE (Sigmar), RICHTER (Gerhard), SHITAO (Shí TƗo), SMITHSON (Robert), SPOERRI (Daniel), STRUSS (Karl), VILLEGLE (Jacques), WARBURG (Aby) (historien),
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