COUTURE URBAINE

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COUTURE URBAINE

ENTRE ESPACE ET TEMPS À VARNA

ENSA TOULOUSE - S87IV - SÉMINAIRE IMAGES DE VILLES - MÉMOIRE - INGRID JUNG - 30 DÉCEMBRE 2016


Fig 01 : JUNG Ingrid, 2016, « Motif de broderie traditionnelle Bulgare », Représentation abstraite

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Épigraphe

« Je dirai maintenant de la ville de Zénobie qu’elle a ceci d’admirable : bien que située sur un terrain sec, elle repose sur de très hauts pilotis, les maisons sont de bambou et de zinc, avec un grand nombre de galeries et balcons, elles sont placées à des hauteurs différentes, comme sur des échasses qui se défient entre elles ; et reliées par des échelles et des passerelles, surmontées par des belvédères couverts de toits coniques, de tonneaux qui sont des réservoirs d’eau, de girouettes tournant au vent, et il en dépasse des poulies, des cannes à pêche et des grues. Quel besoin ou quel commandement ou quel désir a-t-il donc poussé les fondateurs de Zénobie à donner cette forme à leur ville, on n’en sait plus rien, et en conséquence on ne peut pas dire si ce besoin, commandement ou désir, se trouve satisfait par la ville comme nous la voyons aujourd’hui, qui peut-être a grandi par superpositions successives d’un premier dessein désormais indéchiffrable. » CALVINO, Italo, Les villes invisibles,Paris : Seuil, 1972, 189 pages

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Remerciements

Je remercie tout particulièrement Clara Sandrini, ma lectrice, pour sa disponibilité et pour la pertinence de ses remarques. Sa critique toujours constructive m’a – entre autre - permis de mieux définir mon sujet et de structurer ma démonstration ; et a été essentielle dans le bon déroulement de ma démarche. Je remercie très sincèrement David Esteban, mon relecteur, qui m’a accompagné, orienté, et incessamment questionné pour me permettre de préciser et de structurer mon propos. Sa patience et la finesse de ses analyses m’ont beaucoup aidé à avancer, je lui en suis extrêmement reconnaissante. Je remercie également l’ensemble de l’équipe enseignante du Séminaire Images de Ville. Les discussions hebdomadaires que nous avons eues ont élargie mon cadre de réflexion et m’ont apporté de nombreuses références. Un grand merci au Collectif de Recherche en Architecture Bulgare et à toutes les personnes qui ont croisé notre route à Varna, nous ont apporté leur aide, et transmis leur savoir. Enfin, je remercie Anselin, Jérémie, Aliaa, Emilie-Marie et Juliette pour leurs conseils et pour l’intérêt qu’ils ont montré à ce propos. Les nombreuses discussions que nous avons eues et leur soutien sans faille ont été précieux dans l’élaboration de ce mémoire.

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Sommaire

Épigraphe

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Remerciement

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Genèse

8

INTRODUCTION ...............................................................13

Choix des 10 images

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Collage Sémiotique

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Collage à priori

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Hypothèses

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Terrain Mental

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Méthodologie – Annonce de plan

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01. COLLAGE .................................................................. 27

01.1. La ville comme collage

30

01.1.1. Le collage, produit de la croissance urbaine

30

01.1.2. Évolution urbaine

35

01.1.3. Théories et débats autour du collage

37

01.2. Bulgarie

44

01.2.1. Bulgarie traditionnelle

44

01.2.2. Bulgarie moderne

49

01.2.3. Planification urbaine soviétique

51

01.3. Varna

59

01.3.1. Héritage

59

01.3.2. Développement urbain

62

01.3.3. Formes

68

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Sommaire

02. TRACE ...................................................................... 79

02.1. Stratification

85

02.1.1. Stratification, insertion

86

02.1.2. Stratification, modification

90

02.1.3. Stratification, disparition

93

02.2. Traces

94

02.2.1. Traces, tracés

94

02.2.2. Palimpseste

98

02.3. Réinterprétation

100

02.3.1. Transposition typologique

103

02.3.2. Variation

106

03. SUTURE ................................................................... 109

03.1. Origines

113

03.1.1. Formation, structuration

113

03.1.2. Interstices

114

03.2. Relations

118

03.2.1. Le système viaire

120

03.2.2. Le système bâti

122

03.3. Suture

126

03.3.1. Suture par articulation

131

03.3.2. Suture par déformation

137

03.3.3. Suture par intégration

143

CONCLUSION ............................................................... 151

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1870

1948

2014 Fig. 02 : JUNG Ingrid, 2014, « Plan de la frange littoral Sud du quartier de Saint-Louis (échelle 1 : 5000) »

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Genèse

Jusqu’à la fin du XIXème siècle, le quartier de Saint-Louis (Marseille, 15ème arrondissement) s’est développé en bordure des criques, sur un territoire escarpé. Sa proximité avec le front marin et sa situation topographique accidentée rendait l’extension de ce quartier littoral assez difficile. Durant le XXème siècle, avec la construction progressive du port autonome de Marseille - Fos et de ses digues, Saint-Louis a gagné en littoral côtier plat. Des axes de circulation automobile ont alors été installés le long du littoral ; axes qu’il a fallu relier aux routes préexistantes en amont. L’étude de la cartographie actuelle du quartier de Saint-Louis révèle ainsi quelques incohérences, notamment en ce qui concerne le tracé de la voirie : alors que tout porte à croire que le réseau viaire est continu entre les routes en contrebas et les routes en amont, les liaisons semblent, en plan, sectionnées en quelques points. En fait, la confrontation de cette observation avec la réalité du terrain permet de comprendre que la continuité de ces routes qui de prime - abord semblent sectionnées, est en fait assurée par des escaliers. Parce que la topographie était trop accidentée, ces escaliersrues, c’est -à - dire ces escaliers qui relient deux axes parallèles où la jonction perpendiculaire ne peut se faire au moyen d’une route, ont été mis en place. A Saint-Louis, on les retrouve principalement sur la frange littoral Sud (boulevard Demandolx, Montée Auguste Gassend, Impasse Vignal), et ils semblent avoir été totalement intégrés à l’urbanisation du quartier : d’une part, parce qu’ils sont désignés par une toponymie qui leur est propre, d’autre part parce qu’ils sont jouxtés de bâti, et conduisent notamment au terrassement des parcelles voisines. Ils permettent d’assurer la continuité (piétonne) entre les routes anciennes et les routes nouvelles, malgré l’importante variation de topographie. L’étude de ce cas m’a poussée à interroger un fragment de ce que pourraient être les processus de fabrication de la ville. En effet, il m’est apparu que les villes évoluent dans le temps et sont continuellement soumises à un certain nombre de directives

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Genèse

urbanistiques et de tracés régulateurs. Elles doivent répondre à une trame qui, sinon orthogonale, est en tout cas réglée. Pourtant, la confrontation de cette trame aux réalités du terrain, où à une structure urbaine préexistante la rend parfois impraticable, et entraine nécessairement la mise en place d’un certain nombre de « petites choses », à savoir, ici, l’implantation d’escaliers urbains. Si, à Saint-Louis, la présence de ces escaliers urbains peut sembler anecdotique compte-tenu de l’ampleur des travaux réalisés pour l’établissement d’une nouvelle artère routière qui longe le littoral côtier, ils relèvent tout de même d’enjeux urbains importants. Sans eux, les connexions entre les anciens tracés viaires en amont et les nouvelles routes en contrebas auraient été rompues, et, dans le même temps, une portion du quartier aurait été privée de sa relation directe au littoral. Ainsi, si leur expression et leur dimension semblent moindre dans l’urbanisation du quartier, ils n’en sont pas moins essentiels puisqu’ils permettent de répondre à la problématique du franchissement vertical et à la continuité de la trame viaire. Il apparaît alors qu’en parallèle des opérations et des programmations majeures d’urbanisme se mettent en place un certain nombre de petites interventions, qui rendent tangibles des opérations de plus grandes envergures, et participent activement à la praticité de la ville. Si la ville se façonne dans un processus sans cesse renouvelé, il semblerait donc que les différentes phases d’urbanisation et les différents fragments urbains doivent être suturés pour générer un ensemble continu. La couture urbaine, en tant que questionnement des dispositifs qui viennent sceller entre elles des pièces soumises à une spatialité et à une temporalité variée, est l’objet de ce mémoire.

................................................................................................ Travaux réalisés dans le cadre de l’Analyse Urbaine – ENSA Marseille, S6, 2014, Atelier Eric DUSSOL – avec Raphaël BERTA, Bastien MAZOUYER, Sara TIROULA

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Fig. 03 : JUNG Ingrid, 2014, « Coupes sur les escaliers-rues du boulevard Demandolx, de la montée Auguste Gassend, de l’impasse Vignal (échelle 1 : 500) »

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INTRODUCTION « Les plus grands produits de l’architecture sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales ; plutôt l’enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie ; le dépôt que laisse une nation ; les entassements que font les siècles ; le résidu des évaporations successives de la société humaine ; en un mot, des espèces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre. Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes.» HUGO, Victor, Notre-Dame de Paris, Livre Troisième, 1831 (p.68) La ville se construit progressivement dans l’espace et progressivement dans le temps. Parce qu’elle est l’ouvrage des siècles, elle ne se met jamais en place subitement, parfaitement et complètement, mais se fabrique tant à mesure des directives urbanistiques que des interventions spontanées. Ainsi la ville, quand elle est historiquement constituée, a la figure du XXIème siècle, l’ossature de l’Antiquité, les membres du Moyen-Âge et la posture de la Renaissance. Jamais achevée, elle s’enrichit et se densifie perpétuellement, en déployant constamment la variété de ses échantillons. Elle se compose au gré de l’accumulation de pièces formelles qui entrent en collision, et semble résulter d’une combinatoire d’intentions à la fois schizoïdes et unitaires. Les tapis de la trame romaine orthogonale, de la trame ottomane organique, de la trame en grille américaine, et des villes modernes linéaires, se déroulent et se confrontent sur un même terrain, et créent un patchwork de tissu urbain. Pourtant, et malgré la variété de ses composantes, la ville ne se définit pas par les éléments épars qu’elle accueille, mais bien par la mise en relation de ses architectures, qui fabriquent de vrais morceaux de ville.

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Choix des 10 images

L’histoire qui commence se lit comme une bande dessinée, comme un roman - photo. (1) C’est d’abord l’histoire des BackStreetBoys, qui, depuis leur panneau publicitaire, surplombent royalement les toits de Gdansk. Ils coexistent avec le reste de la ville dans une certaine dissonance ; comme si leur rencontre avec le paysage urbain avait été fortuite, et pourtant bienvenue. (2) Poussée à son paroxysme, l’accumulation de pièces architecturales ne produit plus d’heureux hasard, mais au contraire creuse la matière de la ville, qui ne devient qu’une structure sur laquelle se plaque un décor. (3) Pourtant, et de manière parfois imperceptible ou anodine, chaque interstice laissé vide est comblé. (4) La ville comme accumulation range des objets côte à côte sur un territoire. La combinaison et l’amoncellement de ces éléments génère une trame parfois orthogonale... (5) … Parfois pas. (6) Quand le rythme, l’orientation, la forme de la trame change, les éléments s’adaptent, se raccordent, se déforment afin de se lier. Chaque élément du squelette se raccorde à son voisin pour générer un canevas d’ensemble. (7) Les constructions héritées du passé constituent donc un socle sur lequel s’ancre la ville contemporaine et par-delà lequel elle s’élève. (8) Et, finalement, on observe la ville contemporaine par la lucarne de la ville traditionnelle. (9) La ville stratifiée, dont les couches supérieures sont écorchées, laisse percevoir une trace du passé, qui peut peut-être guider une implantation future. (10) Et si, finalement, l’accumulation de toutes ces pièces générait une unité pérenne et solidaire ? Fig. 04 : Corpus Images de Villes, 2015, « choix des 10 images »

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Collage Sémiotique

Les photos évoquant les trames et les planifications urbaines (cartons, cagettes, briquettes) ont été travaillées comme des strates, qui s’accumulent verticalement et fabriquent ainsi le socle de la ville contemporaine. Ces strates ont des rythmes variés, mais, superposées, accumulées, elles deviennent une base solide et solidaire sur laquelle s’érige la ville contemporaine. Le socle ainsi créé est donc intimement lié à un héritage du passé, on peut y voir resurgir des traces et des événements historiques. Cette impression est renforcée d’une part par l’émergence de certaines briquettes par-delà le tapis de la ville contemporaine, d’autre part par l’entrelacement d’une structure récente et d’une trace plus ancienne, qui, ensemble, fabriquent l’estrade sur laquelle vient se positionner la foule. Au-delà de l’accumulation verticale des couches, on constate également une accumulation horizontale d’éléments issus d’époques diverses, dont l’assemblage façonne le paysage urbain. Il s’y côtoie des ensembles historiques et des ensembles modernes, sans qu’aucun élément ne prenne le pas l’un sur l’autre. Chaque interstice laissé vide est comblé, puisque la fabrication de la ville est perpétuelle, et sans cesse renouvelée. Ainsi, la ville se façonne d’une part par des interventions de grandes envergures, d’autre part par la liaison, plus aléatoire, entre ces interventions. Finalement, l’accumulation d’éléments issus d’époques variés, l’influence du passé, et la gestion des articulations entre les différentes programmations urbaines seraient partie prenante de la fabrication de la ville. Il s’agira donc de voir comment la ville se façonne par le collage d’éléments issus d’époques, de styles, d’idéologies différentes, comment le positionnement de ces éléments est guidé par une prégnance du passé, et enfin comment ces fragments urbains et/ ou architecturaux se raccordent les uns aux autres. En d’autres termes, la problématique suivante a été formulée : Comment se suture le collage entre les pièces urbaines et architecturales traditionnelles, modernes, et contemporaines ? Fig. 05 : JUNG, Ingrid, 2015, « Collage Sémiotique : Image de la problématique »

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Collage à priori

Pour répondre à cette problématique, l’exploration théorique s’accompagne d’une analyse de la ville de Varna en Bulgarie, qui présente un canevas hétérogène et une coexistence très étroite de typologies. De prime-abord, la Bulgarie m’évoque un imaginaire bien constitué, qui repose sur des symboles que j’ai toujours associé à l’Europe de l’Est et aux cultures slaves traditionnelles : des broderies colorées aux formes géométriques et fleuries, des savoir-faire artisanaux, des costumes issus du folklore, des chants slaves. Cet imaginaire s’est construit au gré de mes lectures d’enfance, et m’a poussée à développer un motif qui pourrait se trouver tant sur une étoffe brodée, que sur un œuf en bois, ou que sur le ventre d’une Matriochka. Dans le collage, ce motif devient une structure bétonnée pérenne, qui se pose sur la mer varniote, et constitue le robuste socle du folklore bulgare, sur lequel peut s’élever la ville contemporaine. Parce que la Bulgarie est un pays d’Europe de l’Est, je ne peux penser à elle sans avoir une image, certainement un peu délirante, de ce qu’elle a pu être durant la période soviétique. Si je connais l’impact des Ceausescu en Roumanie, je ne sais rien de l’histoire communiste de la Bulgarie. Pourtant, l’image que je me fais de Varna est absolument indissociable des symboles de l’URSS, et conditionnent le paysage urbain que je m’apprête à découvrir. L’accumulation horizontale et verticale d’édifices, dans le tiers haut du collage, se veut exploiter un certain nombre de typologies de bâtiments, depuis la maison traditionnelle à encorbellement jusqu’au monument-statuaire de l’amitié soviétique et ses impressionnants gardiens de pierres. Cette accumulation n’est pas hasardeuse ; mais s’organise selon l’idée que je me fais des longues, symétriques et imposantes avenues soviétiques. Entre le socle des traditions, et l’attique de l’héritage bâti dense et varié, je ne sais pas quoi mettre. Je n’ai pas d’idées préconçues sur la façon dont ces deux entités se rencontrent et se lient, mais je suis prête à le découvrir. Fig. 06 : JUNG, Ingrid, 2015, « Collage à Priori »

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Fig. 07 : JUNG, Ingrid, 2016, « Schémas des hypothèses »

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Hypothèses

Afin de répondre à la problématique, plusieurs hypothèses ont été formulées : > La ville serait un collage, un patchwork, d’éléments issus d’époques variées. La ville contemporaine serait en effet le résultat de l’accumulation de fragments urbains et se construirait dans le temps, par apposition de morceaux successifs. Le collage, transcalaire, s’opérerait incessamment. > Le contexte existant ou disparu (topographie, tracés anciens, bâtiments présents, …), influerait et guiderait les transformations et les évolutions de la ville. A la manière d’un palimpseste, la fabrication de la ville garderait l’emprunte des traces et des tracés préexistants. Les aménagements futurs seraient de-facto guidés par une prégnance du passé. > La ville contemporaine serait issue de la transposition de formes urbaines et architecturales traditionnelle. La diversification des figures de composition serait due à la reprise, à l’adaptation, à la transposition, à l’inversion, de modèles préexistants. > L’accumulation d’objets générerait des lieux de rencontre et de confrontation entre les différentes pièces du collage. Les points de collision entre deux trames urbaines, la restructuration d’un îlot, la contiguïté de deux bâtiments orientés dans des directions différentes, serait autant de lieux où s’opéreraient des conflits entre pièces urbaines et architecturales soumise à des ordres différents > La suture entre les pièces territoriales, urbaines, et architecturales serait assurée soit : - par des éléments d’articulation, - par la déformation des pièces formelles, A l’issu du workshop à Varna, une dernière hypothèse a été formulée - par une intégration totale dans le canevas.

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Terrain Mental

La ville se constituerait comme un patchwork de pièces territoriales, urbaines, et architecturales, dont les caractéristiques formelles et l’implantation seraient influencées par des traces issues du passé. Dans les interstices entre les différents éléments composites du collage (anciennes et nouvelles planifications, anciens fragments et nouvelles entités) se mettraient en place des articulations, sorte de liant qui agglomérerait les différents fragments dans un ensemble solidaire. Parce que l’objet de la recherche porte sur la superposition, perceptible ou non, des strates urbaines, le terrain mental propose de décomposer, de décortiquer, et de dé-stratifier le processus de fabrication de la ville afin d’appréhender la structure de chaque couche et la façon dont elles se suturent les unes aux autres. Ainsi, le premier thème du collage propose de comprendre les conditions, les facteurs, et les moteurs de la mise en place du collage urbain. Il questionne la raison de la diversité et de la mixité, sur un même territoire, des planifications et des politiques urbaines successives. Pour ce faire, il interroge l’évolution de la ville au regard de l’Histoire, de l’histoire urbaine, et des idéologies qui y sont associées. Dans un second temps, le thème de la trace interroge la manière dont le contexte influence la genèse formelle des pièces urbaines et architecturales. Il interroge le processus sédimentaire mais aussi les registres de la trace et des tracés, afin de mettre au jour le canevas dans lequel se tisse le collage urbain. A l’échelle urbaine et architecturale, il tente de comprendre comment la ville, à la manière d’un palimpseste, est constamment refaçonnée. Enfin, le thème de la suture porte sur la jonction entre les différents fragments architecturaux et urbains, dont les trames variées entrent en collision puis s’assouplissent, pour générer un territoire continu et non pas fragmenté. Cette partie fera l’objet d’une étude à caractère strictement morphologique et portera sur les caractéristiques formelles des articulations. Fig. 08 : JUNG, Ingrid, 2016, « Terrain Mental »

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COLLAGE

TRACE

ARTICULATION


Fig. 09 : JUNG Ingrid, 2016, « Schéma de la proposition méthodologique de déstratification des processus de fabrication de la ville»

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Méthodologie - Annonce de plan

Travail préliminaire Dans un premier temps, l’exploration théorique et les discussions hebdomadaires en séminaire m’ont permis de cerner le sujet et l’objet de mon étude ; et de constituer un socle de connaissances théoriques sur les questions du collage, de la trace, et de l’articulation. Parce que la Bulgarie est un territoire où les opérations urbaines se mettent en place de façon très spontanée, Varna semblait être un terrain qui corresponde tout-à-fait à l’objet de ma recherche. Ainsi, les analyses collectives de la ville m’ont permis de saisir les étapes de sa formation et son schéma de développement. J’ai ensuite délimité de manière plus précise le terrain géographique de ma recherche, en analysant plus finement le tissu varniote. J’ai finalement choisi un vaste cadrage à la lisière du centreville et de la périphérie, qui présentait un tissu urbain hétérogène et une grande variété de typologies architecturales, et où les étapes successives de développement étaient particulièrement entremêlées. J’ai effectué une analyse préalable de ce quartier, en cherchant à « identifier les traces encore présentes de processus territoriaux disparus » (01) (lien entre cheminement, parcellaire, substrat géologique, cadastre historiques, …). Méthodologie du Workshop Pour cibler plus précisément le périmètre géographique d’étude, le premier jour du workshop a été consacré à l’arpentage du site au regard des informations récoltées lors de la phase d’analyse préalable. Cette première étape a également permis de préciser ma compréhension du fonctionnement du quartier, notamment en étudiant l’organisation des voies, en datant l’époque de construction des bâtiments, leur fonction, leur gabarit, … . Dans un second temps, le travail de relevé a permis d’appréhender les caractéristiques morphologiques du terrain, de localiser les traces que j’avais potentiellement identifiées, et d’analyser ................................................................................................ (01) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 218

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Méthodologie - Annonce de plan

les moments de collision entre les fragments du tissu urbain. Ainsi, après un travail sur l’ensemble du quartier et sur les tracés qui le structuraient, trois îlots ont fait l’objet d’une étude particulière, parce qu’ils présentent trois types de sutures entre les pièces urbaines et architecturales, mais aussi des éléments de réponses aux autres hypothèses (stratification horizontale et verticale, transposition de morphologies traditionnelles, permanence des traces et des tracés, …). La confrontation des cadastres aux volumes effectifs m’a permis de restructurer mes hypothèses et d’en faire émerger de nouvelles. Restitution : logique de la démonstration Les hypothèses ont été confrontées aux explorations théoriques et aux relevés sur site pour les affirmer, les infirmer, ou les enrichir. La démonstration propose ainsi de traiter, dans chaque partie, un thème du terrain mental ; en s’appuyant tant sur le corpus bibliographique que sur les observations et analyses de terrain. Ainsi, la logique de démonstration se structure du général, le collage, au particulier, l’articulation. Dans un premier temps, il s’agira de comprendre les conditions du collage, d’abord dans son champ théorique puis à Varna. Dans un second temps, les traces régissant ce collage seront analysées sur le secteur d’étude au regard du champ théorique. Enfin, la démarche propose une étude à caractère strictement morphologique des articulations, qui met « l’accent sur les éléments « physiques » qui constituent la ville, à savoir les espaces et les volumes et les interdépendances entre ceux-ci » (02). Les multiples interactions qui relient les formes à un contexte social, économique, culturel seront mises entre parenthèses, pour appréhender les formes urbaines à travers les rapports qui les structurent, et non comme le produit de facteurs extérieurs. Cette analyse sera opérée sur trois îlots urbains inscrits dans le terrain d’étude, selon une méthodologie inspirée des travaux de Pierre Pinon et d’Alain Borie. ................................................................................................ (02) BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse des tissus

urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 4

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01

COLLAGE

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Objectifs de la démonstration

La ville serait un collage, un patchwork de pièces urbaines et architecturales issues d’époques variées. Les fragments territoriaux, urbains, et architecturaux s’accumuleraient pour construire la ville dans l’espace et dans le temps, par apposition de morceaux successifs. Afin de comprendre les conditions de la mise en place de ce collage, nous allons questionner la fabrication et l’évolution de la ville au regard de l’Histoire et des idéologies qui ont caractérisées chaque époque, de l’histoire de l’architecture et de la ville, et des théories urbaines. Dans un premier temps, l’exploration théorique propose de comprendre le phénomène de collage comme produit de la croissance urbaine. La notion de collage est resituée dans son contexte théorique, et notamment au sein des débats qui accompagnent la production architecturale du XXème siècle. Nous reviendrons sur les origines historiques de ces débats, issus de l’accélération de la croissance urbaine après la révolution industrielle et de l’intensification du phénomène de collage. La mise en place du collage à Varna sera expliquée au regard de l’histoire de la Bulgarie, d’abord dans son époque traditionnelle, puis dans son époque moderne. Nous verrons d’abord la multiplicité des influences et le collage ethnique qui s’est opéré en Bulgarie, jusqu’aux prémices du XXème siècle, pour ensuite comprendre comment la planification urbaine socialiste a bouleversé les évolutions urbaines et impacté directement la fabrication des villes bulgares. Enfin, nous étudierons Varna à l’époque contemporaine, afin de comprendre comment son héritage culturel et géographique et son développement urbain se sont superposés pour générer une villecollage. Nous observerons les retombées spatiales de ce collage, par l’étude des formes urbaines et des formes sociales. Nous essaierons de démontrer que la forme contemporaine de Varna est issue de la superposition et l’entremêlement de son histoire, de sa géographie, et de ses influences culturelles, et nous tenterons d’identifier les phases de la mise en œuvre et les conditions du collage.

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01.1. LA VILLE COMME COLLAGE Dans Éléments d’Analyse Urbaine, Philippe Panerai explique que l’étude de la croissance de la ville prend en compte la globalité de la ville dans une perspective dynamique, qui la différencie d’une ville musée. « La Fusion et la confusion de la ville » (02) a conduit à la perte d’un contour urbain clairement identifiable, et à amorcer le débat sur la ville comme collage qui a porté une partie des théories architecturales du XXème siècle.

1.1.1. Le collage comme produit de la croissance urbaine

La ville occidentale contemporaine, telle que nous en avons héritée, est l’ouvrage des siècles. Elle se façonne dans le temps, selon un processus long, itératif, et sans cesse renouvelé, s’enrichissant ainsi des étapes successives de son développement. Sédimentaire et agrégative, elle ne cesse de muer, d’agglomérer et d’assimiler de nouveaux éléments architecturaux et urbains, dont le collage façonne un paysage urbain hétérogène, anachronique, et parfois disparate. Historiquement, et jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, la ville est dotée d’une unité formelle : elle est dense, essentiellement minérale, et tournée sur elle-même. Elle se compose d’un noyau dur, le centre historique, qui est fort et attractif. Souvent moyenâgeux, ce centre historique est entouré de quartiers forts ou de faubourgs, qui présentent une forte mixité. Ainsi, la ville d’hier, qu’Yves Chalas qualifie de «ville de l’harmonie classique», est une ville « au contour net et au centre de gravité fort et repérable » (03), dont le fonctionnement est autonome. ................................................................................................ (02) PANERAI Philippe, DEPAULE Jean-Charles, DEMORGON Marcelle, VEYRENCHE Marcel, Éléments d’analyse urbaine. Bruxelles : Editions des Archives des Architectures Moderne, 1980, Chapitre 1 (03) CHALAS, Yves, Territoires contemporains et représentations. Grenoble : Revue de géographie alpine, 1997, Tome 85, page 14

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Avec le temps, et parce qu’elle se meut selon un processus agrégatif, la ville se développe au-delà de ses limites anciennes, et s’agrandit. Le phénomène d’étalement urbain vient brouiller les limites entre la ville et la campagne, et engendre une « ville sans plus de centre, ville partout et nulle part » (04). Pour Rem Koolhaas, cette ville générique contemporaine, qui serait « libérée de l’emprise du centre, du carcan de l’identité » est extensible à volonté et peut devenir assez grande pour tout le monde : « Si elle devient trop petite, elle s’étend, simplement. Si elle devient trop vielle, elle s’autodétruit et se renouvelle, simplement ».(05) La croissance de la ville n’est pas uniquement extensive : elle peut s’opérer effectivement par extension, mais aussi par densification ou par substitution. Ainsi, comme l’explique Philippe Panerai dans Éléments d’Analyse Urbaine, la croissance sans extension du territoire entraine soit la densification, sans modification, des îlots, soit un changement de statut des parcelles et des rues. La croissance urbaine peut également se faire par substitution, sans changement du lien avec les unités voisines. Le phénomène de croissance urbaine implique donc nécessairement la coexistence et la promiscuité de pièces architecturales et urbaines issues d’époques très variées. La croissance de la ville induit la confrontation directe de bâtiments de style, de temporalité et de morphologie différents. Si la croissance est extensive, le phénomène de rencontre et de confrontation s’accentue, puisqu’il n’opère plus à l’échelle du bâtiment, mais à l’échelle de la forme urbaine, du réseau viaire, de la trame. Lorsque les limites urbaines s’enchaînent de manière intensive, la croissance crée alors une forte densité, puisqu’elle est cantonnée entre deux bornes et ne s’étend pas au-delà. L’absence de limites urbaines, au contraire, engendre une croissance de faible densité, où les types et les planifications urbaines se confrontent moins directement. Panerai ................................................................................................ (04) KOOLHAAS, Rem, La ville générique, Junkspace : repenser radicalement l’espace urbain. Paris : Payot & Rivages, 2011, page 15 (05) Ibidem, page 45

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distingue ainsi les croissances spatiales continues et les croissances spatiales discontinues. La croissance continue est une extension par prolongement des parties construites, avec des limites précises, à forte densité et structuration linéaire ou polaire. La croissance discontinue est plus globale, comporte des coupures végétales entre les parties anciennes et les extensions, elle caractérise un éclatement de la ville dans l’urbain. La ville, marquée par ce phénomène de croissance, présente donc un collage soit entre des pièces urbaines, si la croissance a été essentiellement extensive, soit entre les pièces architecturales, si elle s’est plutôt opérée par densification ou par substitution. Ainsi, « l’histoire des villes est celle de cette diversité, voire de ces hiatus qui sont l’expression de leur dynamisme » (06). La diversité du bâti du territoire urbain n’est pas pensée comme un décor, « mais résulte d’une façon logique, on pourrait dire presque «naturelle», du jeu des intérêts contradictoires qui façonnent le tissu urbain » (07). Comme le souligne Fathy Hassan, il n’y a pas « d’un côté une ville ancienne, charmante mais dépassée, à laquelle s’opposerait une ville moderne née du progrès technique, mais deux conceptions concurrentes de la ville qui s’affrontent aujourd’hui, parfois sur des terrains contigus » (08). Dans la société occidentale, la croissance de la ville européenne s’est accélérée avec l’exode rural de la révolution industrielle, et n’a cessé de s’intensifier depuis. Henri Lefebvre explique que l’industrialisation s’est progressivement emparée de la ville ; et que la société industrielle a entraîné la société d’urbanisation et donc, la société contemporaine (09). ................................................................................................ (06) MANGIN, David, PANERAI Philippe, Projet urbain. Marseille : Ed. Parenthèses,1999, page 30. (07) Ididem, page 30. (08) HASSAN, Fathy, Construire avec le peuple, histoire d’un village d’Egypte : Gourna. Paris : Sindbad, 1985, page 9 (09) LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville. Paris : Economica-Anthropos, 2009 (3ème édition). Date de 1ère édition 1968

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Fig. 10 : JUNG Ingrid, 2016, « Schémas des types de croissance urbaine ». D’après DEMORGON, Marcelle, DEPAULE, Jean-Charles, PANERAI, Philippe, Analyse Urbaine. Marseille : Ed. Parenthèses, 1999, page 56 - 57

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Fig. 11 : JUNG Ingrid, 2016, « Schémas des types de croissance urbaine et des pôles de croissance ». D’après DEMORGON, Marcelle, DEPAULE, Jean-Charles, PANERAI, Philippe, Analyse Urbaine. Marseille Ed. Parenthèses, 1999, page 56 - 57

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1.1.2. Évolution urbaine

Selon Aldo Rossi, l’évolution et la croissance de la ville peut être divisée en trois phases historiques : Dans un premier temps, la ville est transformée par la destruction de la structure profonde la cité médiévale, où habitation et travail cohabitent sur un même lieu. Ceci engendre, de fait, l’accroissement de la superficie urbaine. Ensuite, à partir de la fin du XVIIIème siècle, la révolution industrielle éloigne le lieu de travail du lieu de l’habitation, et sépare l’administration, située dans le centre de la ville encore suffisamment spacieux, des lieux de production. Enfin, le développement des transports individuels et collectifs, des services, et l’éloignement des habitations en périphérie de la ville conduit «au développement extraordinaire de la ville pendant ces dernières années » (10) et à l’évolution permanente des structures spatiales de l’espace urbain, plus statiques autrefois.

De la révolution industrielle à la révolution urbaine Au début du XIXème siècle, la révolution industrielle s’amorce et s’appuie sur l’exploitation massive des ressources énergétiques connues, notamment le charbon. Elle touche tous les secteurs du travail, et s’accompagne de la production en série (taylorisme, fordisme, stakhanovisme, … au début du XXème siècle) afin d’augmenter la productivité. Elle requiert donc une main d’œuvre importante et la classe ouvrière, alors essentiellement masculine, se constitue grâce à l’exode rural des paysans et ouvriers agricoles qui viennent travailler à proximité des lieux de production industrielle. Cette migration massive de population a donc un impact direct sur l’organisation de l’espace et du bâti, puisque la population urbaine augmente très rapidement. Parce que le développement de l’industrie est dépendant de la localisation des matières premières, elle s’installe soit en bordure ................................................................................................ (10) ROSSI, Aldo, L’architecture de la ville. Paris : Editions l’Équerre, 1981 (1ère édition : 1966), page 211

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des villes existantes qu’elle étend, en provoquant l’explosion du cadre fixé par les remparts ; soit dans des endroits où il n’y a pas de villes et où l’urbanisation est justement provoquée par l’installation d’usines. Les retombées spatiales de la révolution industrielle sont donc tant urbaines que périurbaines. En France, la bourgeoisie triomphante s’empare du centreville, rénové notamment par Hausmann, et les classes populaires sont reléguées dans les tissus faubouriens limitrophes. L’espace urbain est donc complètement ségrégué. Le salaire minimum versé ne permet pas à l’ouvrier d’accéder à un logement, qui soit n’existe pas, puisque l’exode rural ne s’est pas accompagnée de construction, soit est très coûteux. Le monde ouvrier cumule alors les effets de la densification de la construction dans les pires espaces, et de la densification de l’habitation dans les pires conditions. Les quartiers populaires du centre, qui accueillent les chômeurs et où les immeubles sont vieux et vétustes, deviennent les quartiers les plus paupérisés et précarisés. Les immeubles sont surélevés, les arrière-cours remplies, l’espace de la rue est redessiné, des lieux impropres à l’habitation (cave, greniers, apprentis, ...) sont utilisés comme logement, ... . Les ouvriers, confrontés à la nécessité de se loger, sont amenés spontanément à surpeupler les logements, à surutiliser l’espace occupé en y superposant les fonctions (pièce unique où l’on cuisine, mange, dort, ...). Ils vivent dans l’insalubrité : logement sans fenêtre, fenêtre sans carreaux, habitat peu ou pas chauffés, déchets, puanteur, … Le début du XIXème siècle est donc accompagné d’épidémies (peste, choléra, …), qui se développent dans les quartiers populaires et gagnent bientôt les quartiers bourgeois, ce qui alerte le corps médical. De plus, la misère profonde provoque de gigantesques révoltes (les journées de 1830, les journées de 1848...). La crise urbanistique liée à l’augmentation du nombre de bidonvilles périphériques et à l’insalubrité des immeubles du centre ancien est encore renforcée pendant l’entre-deux guerres avec le krach boursier de 1929. Suite à ces pressions, la question ouvrière est placée au

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centre des préoccupations du mouvement hygiéniste. En effet, sous l’influence de l’urbanisation massive, de l’industrialisation et de la révolution des transports, les villes ont éclaté, se sont répandues sur les campagnes environnantes, ont débordé de leurs anciennes limites administratives et ont grossi dans la plus totale anarchie. Face à cette croissance chaotique se développent des théories qui proposent des solutions globales autant qu’universelles. Les architectes modernes du début du XXème siècle se donnent ainsi pour objectif de nettoyer la ville, selon l’idée développée par le Corbusier qu’« Où l’ordre règne, naît le bien-être » (11).

1.1.3. Théories et débats autour du collage

La naissance des théories urbaines sur le collage a accompagné la naissance de l’urbanisme comme discipline, dans un contexte de débat. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, on cherche à refonder la ville pour pallier aux manquements de la ville industrielle, qui s’est développée dans sa périphérie, sans véritable contrôle, de manière libérale.

Les débats portent sur quatre thèmes :

- L’arrêt de la croissance territoriale de la ville, et la redéfinition des rapports entre la ville et son territoire. Le processus d’urbanisation doit être contrôlé pour rétablir la dualité claire entre une ville et sa campagne, entre une ville et son territoire. - La recherche d’une unité urbaine : la croissance incontrôlée de la périphérie, qui caractérise la fin du XIXème siècle, entraine la perte de la ville dense et unitaire enclose dans ses remparts. La perte de l’unité formelle de la ville renvoie alors à la perte d’une unité du corps social. - La redéfinition d’unité de vie sociale : la ville industrielle ................................................................................................ (11) LE CORBUSIER, Vers une architecture. Paris : Editions Flammarion, 1923, page 38

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a détruit les cadres traditionnels de sociabilité dans la ville, qui jusqu’alors reposaient sur la paroisse, remplacés peu à peu par le faubourg industriel. On s’interroge alors sur de nouveaux échelons de sociabilité, d’échange, de relation d’échange. - L’habitat pour le plus grand nombre ; l’habitat pour la classe ouvrière : Pour l’essentiel, l’urbanisme de la périphérie a été jusqu’alors laissé à la spéculation privée. A la fin du XIXème siècle, l’idée émerge que le secteur public (c’est-à-dire l’état, les collectivités territoriales) pourrait prendre en charge les logements de la classe populaire. De nouvelles pratiques de production de l’habitat se développent, en proposant des alternatives (initiatives patronales ou étatiques) pour éviter la spéculation privée sur la question de l’habitat. On distingue ainsi trois moments dans l’urbanisme : - Le XIXème siècle et la période du pré-urbanisme, portée notamment par Charles Fourier. - La période du réformisme et l’arrivée des traités d’urbanisme, autour de 1900. - Après la seconde guerre mondiale, le débat entre les membres des CIAMs (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne), qui soutiennent l’urbanisme proposé dans la charte d’Athènes (modèle progressiste) ; et les architectes-urbanistes regroupés dans la SFU (société française des urbanistes) qui s’opposent aux idées très radicales des CIAMs, et professent l’actualisation des formes urbaines (modèle culturaliste).

Face aux écueils de la ville traditionnelle qui trouve son achèvement dans la cité industrielle, la ville moderne se veut proposer un monde meilleur où les motivations rationnelles prévaudraient. Le substrat des villes modernes serait donc des idéaux d’objectivité et de rationalité. Les architectes modernes veulent en finir avec un monde pour en créer un nouveau. Ainsi, dans Scope of total Architecture, Gropius défend une architecture totale qui serait un système omniprésent, une «croissance nouvelle à partir des racines». Le projet de la ville moderne est un dispositif de transition dont la finalité

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Fig. 12 : JUNG Ingrid, 2013, d’après CHOAY, Françoise, L’urbanisme, utopie ou réalité, 1965

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est la restitution d’un milieu pur et naturel. Elle doit être autonome (physiquement et symboliquement) vis-à-vis du contexte existant. Durant l’entre-deux-guerres s’opère donc un retour au mythe activiste de l’utopie. Il faut faire table rase du passé, pour créer une ville moderne parfaitement holistique et parfaitement nouvelle : c’est l’idéologie du design total. Mais cette approche voit naître des contre-productions plus ou moins spontanées (socialisme décentralisé, version pop du paysage urbain, urbanisme participatif, ...).

Deux idées principales émergent :

- Le modèle progressiste croit en l’idée d’un homme-type. L’idée de progrès est alors liée aux idées de rationalité et d’universalité, au sens où l’entend le Corbusier : ce dernier suggère en effet qu’il existe un homme-type qui aurait partout les mêmes besoins. Le modèle progressiste défend donc les valeurs de l’hygiène, du rendement, de la standardisation, … . Les qualités spatiales, architecturales, portées par ce modèle, sont celles d’un espace standardisé, géométrisé, pensé sans limite (sol libre de le Corbusier), et isomorphe (qui a les mêmes qualités dans les trois dimensions). C’est ce que Rowe qualifie de culte de la science-fiction (tourné vers le futur) : il renvoie à la mégastructure, à l’éphémère jetable, à la flexibilité instantanée, aux trames aériennes, à la ville linéaire, à l’architecture intégrée aux systèmes de transport et de circulation. Le culte de la sciencefiction se génère par des processus, et par l’hyperationnalisation (méthodologie, analyse systémique et conception paramétrique). Les productions néo futuristes de la science-fiction ont les mêmes carences que la ville radieuse : indifférence au contexte, méfiance vis-à-vis du continuum social, emploi de modèles symboliques de l’utopie à des fins littérales, conviction que l’on peut faire disparaitre la ville existante. - Le modèle culturaliste défend la spécificité des cultures ; et ................................................................................................ (12) ROWE, Colin, KOETTER, Fred, Collage City. Gollion (Suisse) : Infolio, 2002, 255 pages

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non l’idée d’un homme-type et universel. Les culturalistes soutiennent l’individu en tant qu’être unique, et sa réalisation individuelle. La ville médiévale et les mythes qui y sont liés représentent selon eux un moment d’équilibre ; à la fois par la qualité de l’espace proposé mais aussi pour la réalisation individuelle. Les qualités spatiales du modèle culturaliste hiérarchisent, différencient l’espace ; et se basent sur l’idée de limite, de rupture. C’est ce que Rowe qualifie de culte du paysage urbain (tourné vers le passé) : il est affaire d’événements fortuits et d’architecture anonyme. Il se caractérise par un goût pour le vernaculaire, l’art populaire et la production en série. C’est, finalement, la permanence d’une vision indigène, qui aime le désordre, la diversité, l’excentricité, et rejette le rationnel et les généralités. Cependant, comme le modèle progressiste, le modèle culturaliste trouve ses écueils en ce sens qu’une théorie du «fortuit» est très difficile à mettre en œuvre, parce qu’il manque au paysage urbain un référent idéal pour promouvoir ces «hasards» sympathiques. Il existe également un modèle typiquement américain, le modèle naturaliste ; et les théories marxistes, qui ne proposent pas de modèles. Marx, comme Engels, est très critique vis-à-vis de la ville capitaliste du XXème siècle, mais ne propose pas réellement de modèles alternatifs. Parce que la ville européenne connait une véritable crise au début du XXème siècle, le modèle progressiste est largement théorisé par les architectes modernes. Ainsi, en 1933, à la suite du quatrième Congrès International d’Architecture Moderne, est adoptée la Chartes d’Athènes, texte fondateur du mouvement moderne et du style international. Face à la complexité des phénomènes urbains, le texte procède à une réduction impitoyable des paramètres qui déterminent le domaine bâti. La ville est repensée suivant quatre fonctions : travailler, se loger, se récréer, circuler. La séparation de ces fonctions permettrait de rationaliser la ville et de lutter contre le chaos urbain. Ainsi, les membres des CIAMs développent l’idée selon laquelle « La plupart des villes étudiées offrent aujourd’hui l’image du chaos : ces villes ne répondent aucunement à leur destinée qui serait

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de satisfaire aux besoins primordiaux biologiques et psychologiques de leur population » (13). A partir de 1928, les CIAMS proposent de remplacer la ville existante par la ville rationnelle. Celle-ci se composerait d’immeubles-barres et d’immeubles-tours, dans un espace très distendu, en réaction à la rue corridor, qui aboutit à une dissolution de la ville dans la verdure ou dans un milieu ouvert de tous côtés. « L’enjeu, concrètement, se situe entre ville dense et continue, dans laquelle les objets architecturaux s’inscrivent selon des règles de même ordre que celles de la ville traditionnelle, et une ville éclatée composée de la juxtaposition d’objets architecturaux dont la forme est dictée par des critères internes à l’architecture » (14). Cependant, et de manière historique, le dessin des plans des villes est régi par un très grand nombre de paramètres : la délimitation des emprises foncières, le tracé des voiries, l’implantation du bâti et la composition urbaine notamment. L’ « urbanisme « moderne » [en]privilégiant le zonage, la voirie, la simple juxtaposition d’immeubles collectifs n’entretenant eux-mêmes aucune relation morphologique avec la voirie, l’ensemble dirigé par des traces sommaires et dans l’oubli de tout découpage foncier ou autre » (15), génère un schéma figure/fond presque complètement blanc (accumulation de vides dans un plein peu travaillé). Traditionnellement pourtant, le schéma de la ville serait plutôt une accumulation de pleins dans un vide peu travaillé. Pour Rowe, la ville traditionnelle a une matrice, une texture, dense et continue, alors que la ville moderne, du futur, est clairsemée, faite d’objets isolés et de vides continus. Elle est une figure sans cadre de référence. Selon Rowe, aucun de ces deux modèles ne doit être abandonné, mais tout deux doivent être assouplis, selon une stratégie de compromis et de coexistence qui reconnait ainsi simultanément ................................................................................................ (13) LE CORBUSIER, La charte d’Athènes. Paris : Editions Seuils, 1933 (14) PINON, Pierre, Composition urbaine, I. Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 12 (15) Ibidem, page 11

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l’archétype et l’aléatoire. Somme-toute, la fixation à l’objet (ville nouvelle) et la fixation à l’espace (ville ancienne) doivent être dépassées, pour aboutir à une situation où bâtiments et espaces coexisteront dans un débat permanent et équitable. « Il s’agit là d’une sorte de dialectique entre le vide et le plein, une reconnaissance du droit de cité à ce qui est explicitement planifié comme à ce qui authentiquement non planifié, aux compositions formelles comme aux fruits du hasard, au public comme au privé, à l’Etat comme à l’individu – bref, un équilibre éclairé. » (16) Le collage serait donc une résultante inévitable de la croissance urbaine et de l’histoire des villes. À la fin du XXème siècle, et au regard des productions urbaines traditionnelles et modernes, la notion de collage se construit sur l’histoire de l’urbanisme et l’évolution de la ville. Le débat qui accomagne la naissance de l’architecture moderne entrâine la mise au point de modèles de villes radicaux, qui se veulent en totale rupture avec le passé. Si ces modèles ne pas appliqués totalement, ils se confrontent, en théorie comme en pratique, à la ville préexistante, et génèrent un phénomène de collage. Pour Colin Rowe, il faut ainsi puiser à la fois dans la tradition et dans l’utopie pour trouver un modèle de ville, qui, à la manière de la ville-musée, accepte un commerce entre support et objet, structure et événement. La ville idéale devrait se définir comme une dialectique entre le passé et le futur, comme une collision spatiale et temporelle. La ville trouve sa substance dans le collage, qui consiste en l’introduction d’objets et d’anecdotes dans un contexte nouveau, et «jongle avec les normes et les souvenirs, jette un regard en arrière» (17). En Bulgarie, ce collage se façonne au fil du temps et s’enrichit de l’Histoire du pays.

................................................................................................ (16) ROWE, Colin, KOETTER, Fred, Collage City. Gollion (Suisse) : Infolio, 2002 (1ère édition 1978), page 178 (17) Ibidem, page 190

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01.2. BULGARIE Positionnée entre l’Orient et l’Occident, la Bulgarie est un pays peuplé dès la préhistoire, qui accueille au fil des siècles de multiples civilisations. Caractérisée par un collage ethnique et une multiplicité des influences, elle intègre les cultures des envahisseurs successifs pour finalement développer une identité propre, issue de ce brassage culturel.

1.2.1. Bulgarie traditionnelle

Antiquité – Moyen-Âge Durant l’Antiquité, le territoire de l’actuelle Bulgarie fait partie de la Thrace, et est peuplé par des tribus indo-européenne, qui se réunissent en un État en -500 avant J.C. À partir de 188 avant J.C, la Thrace est intégrée dans l’Empire romain. Au Nord de la ligne Jiricek, les Thraces sont sous influence romaine ; alors qu’au sud, ils s’hellénisent. La Bulgarie devient une plateforme commerciale entre l’empire romain d’Occident (Rome) et l’empire romain d’Orient (Byzance). A partir du VIème siècle, les Slavons s’installent parmi les populations Thraces romanisées et hellénisées, et deviennent rapidement majoritaires. A la même époque, les protobulgares, une confédération de peuples et de tribus d’Asie Centrale, migrent vers le territoire bulgare, et sont eux aussi assimilés par la population Slave. Entre 679 et 701 après J.C, Asparouh fonde le premier royaume de Bulgarie. Ce dernier atteint son apogée culturelle et sa plus grande superficie sous le règne du Tsar Siméon Ier. Le royaume de Bulgarie est multiethnique, et peuplé de Grecs le long des côtes, de slavons majoritairement le long des rivières internes, d’albanais à l’ouest, et de thraces latinisés (= roumains). Il s’étend de la mer adriatique à la mer noire, du Nord de la Roumanie actuelle à la Thessalie.

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Fig. 13 : JUNG Ingrid, 2016, « Royaume de Thrace, ligne Jiricek »

Fig. 14: JUNG Ingrid, 2016, « Apogée de l’Etat Bulgare, Siméon Ier »

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Fig. 15: JUNG Ingrid, 2016, « Bulgarie de San Stefano, puis du traité de Berlin (1878) »

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Empire Ottoman L’état Bulgare Médiéval prend fin en 1396 avec l’invasion et la conquête des territoires bulgares par les turcs ottomans. Ainsi, et pendant près de 500 ans, la Bulgarie devient une province de l’empire ottoman administrée par les sultans d’Istanbul. L’administration ottomane ne distingue la population que sur le principe confessionnel. Les bulgares, comme les grecs, sont considérés comme des nationalités chrétiennes orthodoxes d’orient, et sont régit par un système féodal strict qui contrôle cette région stratégique, proche d’Istanbul. La colonisation ottomane et l’islamisation d’une partie des slaves conduisent à la multiplication des mosquées et minarets sur le territoire. La Bulgarie ottomane est une société où la possession de la terre n’est pas individuelle, mais attachée à la famille ; afin que les biens fonciers ne puissent être vendu ou échangé, mais soient transmis en héritage. Cette méthode est tolérée par l’administration turque. (18) A la fin du XVIIIème siècle, le mouvement de la renaissance tardive bulgare s’accompagne du « réveil spirituel » des intellectuels bulgares, et diffuse l’idée d’un empire Bulgare indépendant. La domination ottomane ne prend fin qu’à la suite de l’insurrection d’avril 1876, qui entraîne la guerre russo-turque de 1877 et le traité de San Stefano du 3 mars 1878, par lequel la Bulgarie acquiert une indépendance relative en tant que principauté autonome et tributaire. C’est la Bulgarie de Stan Stefano. Bulgarie indépendante Rapidement, les puissances européennes occidentales réclament le morcellement du territoire bulgare, parce que « l’apparition sur la carte politique de l’Europe d’un grand Etat bulgare […] pourrait ................................................................................................ (18) GIORDANO, Christian, KOSTOVA, Dobrinka. « Bulgarie : une réforme agraire sans paysans ». In Études rurales, volume 138, n°1, 1995, page 157

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étendre l’influence russe sur la péninsule balkanique » (19). Ainsi, en 1878, le traité de Berlin, signé entre l’Allemagne, la GrandeBretagne, l’Autriche-Hongrie, la France, l’Italie, la Russie, et l’Empire Ottoman, supprime la Bulgarie ethnique de Stan Stefano et la sépare en trois : la principauté de Bulgarie, tributaire ; la province autonome de Roumélie orientale ; et la Macédoine et Thrace occidentale, qui sont restituées à la Turquie. Après 500 ans de domination turque, l’indépendance et l’unité nationale sont pourtant réclamées par les nationalistes. La Bulgarie du début du XXème siècle se caractérise par une volonté de constituer une nation aux frontières bien délimitées, qui englobe et regroupe une identité bulgare. Cependant, entre 1912 et 1918, la Bulgarie perd une partie de ses terres dans les guerres balkaniques, et échoue alors dans ses efforts pour réunir tous les bulgares dans un état-nation. La Bulgarie perd la première guerre mondiale ; mais le Tsar Boris III, prenant exemple sur l’Allemagne nazie, contourne peu à peu les clauses du traité de Neuilly, et renforce son armée. En 1940, aidée par l’Allemagne, la Bulgarie récupère des territoires du Sud de la Roumanie (traité de Craiova). Elle se range du côté de l’axe avec le pacte tripartite de 1940 (20), et entre en guerre contre la Yougoslavie et la Grèce au côté de l’Allemagne. L’Armée rouge s’approche des frontières bulgares et déclare la guerre à la Bulgarie le 5 septembre 1944. Le lendemain, une insurrection menée par la coalition du Front de la Patrie (les communistes bulgares) renverse le gouvernement et instaure un régime favorable à l’URSS. La Bulgarie traditionnelle, caractérisée par un collage ethnique et culturel, prend fin ; et le pays entre dans sa période Moderne. ................................................................................................ (19) KALINOVA, Evguenia, BAEVA, Iskra, La Bulgarie contemporaine entre l’Est et l’Ouest. Paris : L’Harmattan, 2001, page 7 (20) Ibidem, page 17

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1.2.2. Bulgarie moderne

1946 – 1948 Bulgarie socialiste En 1946, la Bulgarie, dans la sphère d’influence de l’URSS, devient une « démocratie populaire » qui veut construire le socialisme. La démocratie populaire « n’est pas encore un Etat soviétique, mais un Etat antifasciste, un Etat de gauche » (21). L’objectif est d’établir, sur le long terme, une société socialiste, mais en mettant en place une stratégie plus souple que le modèle soviétique, bien qu’elle n’en soit pas une alternative. Le Parti Ouvrier Bulgare (POB) prend la tête de la république populaire bulgare, et, à partir de 1947, organise des procès contre les leaders de l’opposition. Les partis de l’opposition sont d’abord jugés illégaux, puis dissous, et s’accompagnent de purges contre les opposants au régime. 1948-1953 Stalinisme pur A partir de 1947, le Kominform (organisation centralisée du communisme international) réorganise la politique selon le modèle soviétique du socialisme. Les partis communistes européens sont unifiés sous la direction de Moscou, et le stalinisme est alors instauré en Bulgarie jusqu’à la mort de Staline en 1953. Un nouveau système, basé sur la dictature du prolétariat, est édifié de manière répressive. Le contrôle de la société y est total, les types de productions sont imposés, et la propagande est forte. Conformément aux directives du Kominform, la Bulgarie suit le modèle socialiste de développement du pays. En décembre 1947, les entreprises industrielles, minières, et les banques, sont nationalisées. En 1948, l’Etat possède 91,7% des entreprises et coopératives (22), et favorise les traites commerciales avec l’URSS. ................................................................................................ (21) KALINOVA, Evguenia, BAEVA, Iskra, La Bulgarie contemporaine entre l’Est et l’Ouest. Paris : L’Harmattan, 2001, page 23 (22) Ibidem, page 47

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La politique économique se centre ainsi sur le développement de l’industrie. En effet, à l’issu de la seconde Guerre-Mondiale, la Bulgarie se trouve toujours aux prémices de son industrialisation (équivalent aux années 1870-1880 en France). Le POB lance donc, selon la doctrine marxiste-léniniste, une politique « d’expansion rapide et stimulée d’industries » (23). Le développement agricole du pays est également restructuré. Les propriétaires de terres de plus de 20 hectares se voient confisquer une partie de leur terrain ; ensuite redistribuée aux paysans avec peu ou pas de terre. Ce procédé, basé sur les fermes coopératives et les grandes exploitations agricoles collectivisées, n’entraîne pas de changement dans le système d’exploitation de la terre, et la productivité reste faible.(24) En Bulgarie, le pouvoir socialiste met ainsi en œuvre une politique d’industrialisation, d’urbanisation et de collectivisation de l’agriculture à grande échelle. Dans les villes bulgares, les chantiers de construction de l’industrie et du bâtiment se multiplient et nécessitent une importante main d’œuvre. L’urbanisation rapide s’associe à d’importants mouvements de population, organisés par le « contrôle administratif sur les domiciliations en ville ». Ainsi, entre 1956 et 1965, près d’un million et demi de bulgares changent de lieux de résidence permanente, pour s’implanter à proximité des lieux de production industrielle (25). Parce que la Bulgarie est, jusque dans le milieu des années 1950, un pays profondément rural, la migration interne sous le socialisme a pour moteur la population agricole, qui se déplace des villages vers les villes ................................................................................................ (23) KALINOVA, Evguenia, BAEVA, Iskra, La Bulgarie contemporaine entre l’Est et l’Ouest. Paris : L’Harmattan, 2001, page 49 (24) GIORDANO, Christian, KOSTOVA, Dobrinka. « Bulgarie : une réforme agraire sans paysans ». In Études rurales, volume 138, n°1, 1995, page 160 (25) GUENTCHHEVA, Rossitza, « Les mobilités internes en Bulgarie, 1989-2005 ». Balkanologie, Vol. XI, n° 1-2 | décembre 2008. en ligne in <http://balkanologie.revues.org/1473>

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1953 – 1985 : période du Jivkovisme Todor Jivkov, premier secrétaire du parti communiste bulgare en 1954, puis président de la Bulgarie en 1962, accompagne la politique de déstalinisation de Khrouchtchev en Bulgarie. Ainsi, à partir de la mort de Staline en 1953, jusqu’à l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en 1985, la Bulgarie devient un état satellite de l’URSS constituée dans le bloc soviétique.(26) La Bulgarie entre alors dans une ère de stabilité politique et sociale, caractérisée par une relative libéralisation du système en place (notamment de l’économie), tout en restant fidèle à l’idéologie socialiste. L’urbanisation, l’augmentation des fonds dédiés à l’éducation et à la culture, l’amélioration des conditions de vie, accélère le développement de la Bulgarie. Pourtant, dans les années 1980, l’économie socialiste bulgare et son alignement sur l’Union Soviétique commence à être remise en question. Les mouvements de protestations entraînent la chute de Jivkov le 10 novembre 1989. La domination du parti communiste s’achève en 1990 avec l’organisation des premières élections multipartites.

1.2.3. Planification urbaine soviétique

Le bloc soviétique, pourtant caractérisé par des climats très variés et des paysages contrastés (steppe, taïga, …), met en place un système de planification uniforme sur tout son territoire. La planification soviétique est guidée par le réalisme social, et veut mettre en œuvre une idée sociale, une idée pour la société. Elle dote ses milieux urbains d’écoleé gratuites, de crèches, et de logements à prix subventionnés, auxquels ont droit tous ces citoyens. A partir de 1946, la Bulgarie, sous influence soviétique, applique les principes moscovites de développement des villes. ................................................................................................ (26) KALINOVA, Evguenia, BAEVA, Iskra, La Bulgarie contemporaine entre l’Est et l’Ouest. Paris : L’Harmattan, 2001, page 95

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Genèse du modèle de planification en URSS Après les révolutions d’octobre 1917 et la prise de pouvoir par les communistes, un certain nombre de mesures sont prises en URSS afin de collectiviser les sols et d’abroger la distinction entre les sols privés et publics. Ainsi, le 9 février 1918, avec la « socialisation de la terre », le sol devient collectif, un bien social, qui appartient à l’Etat et dont la population a l’usufruit. Le 20 aout 1918, l’Etat abroge « le droit à la propriété privée de biens immobiliers dans les villes », étendu à partir de 1925 dans les campagnes. (27) La planification socialiste est issue d’un débat entre 1917 et 1932 sur la ville nouvelle (28). Deux modèles s’opposent : Les désurbanistes sont partisans de l’édification d’une ville moderne, qui, à l’image de la révolution, est en rupture avec le passé. Portsé par le constructivisme, mouvement d’avant-garde soviétique qui se développe dès 1910 avec le cubo-futurisme, les déurbanistes mettent en avant la dimension sociale de l’architecture, et sont en prise des mouvements les plus radicaux des années 1920. Les urbanistes sont partisans de la conservation des monuments historiques autour desquels peut se structurer le développement urbain. Regroupés dans la VOPRA (Société des architectes prolétariens), ces architectes sont engagés dans une voie plus académique, qui ne prône pas la rupture avec l’héritage passé, mais propose une architecture dite stalinienne (monumentalité, symétrie) qui renvoie à une culture classique, et est défendue comme l’architecture officielle. A partir de 1933, pour affirmer la puissance du pouvoir stalinien, des concours pour l’aménagement de Moscou et pour le palais des Soviets sont organisés. Le projet lauréat est celui de Boris Iofan, architecte de la VOPRA, qui devient, en 1933, l’architecte ................................................................................................ (27) SANDRINI, Clara, « Planification soviétique et règles tacites ». ENSA Toulouse, Cours de séminaire Images de ville, 18 février 2016. (28) BONILLO, Jean-Lucien, « Le constructivisme ». ENSA Marseille, Cours d’histoire de l’Architecture, 23 octobre 2012.

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officiel du régime. Le plan finalement appliqué fait en fait la synthèse entre urbanisme et désurbanisme. Les bâtiments historiques sont conservés, mais déplacés pour laisser place à un urbanisme moderne, aux types architecturaux plutôt classique. Le réalisme socialiste ici appliqué développe une architecture monumentale inspirée du passé, et s’oppose au style Moderne associé aux trotskistes. Ainsi, en 1932, le comité exécutifs et le conseil des commissaires du peuple adoptent une orientation commune pour le droit des sols et l’urbanisme (29). Ils prescrivent, pour l’aménagement du territoire et des agglomérations, la division du territoire en zone, l’organisation du réseau viaire ; et ordonne la sauvegarde des monuments historiques. Ces prescriptions servent de base aux travaux des CIAMs (Chartes d’Athènes 1933). Reconstruction de l’URSS et politiques urbaines successives 1945-1953 A la fin de la seconde guerre mondiale et jusqu’à la mort de Staline, l’urbanisme socialiste se développe sur un modèle tradimoderne : La trame moderne, avec un cardo et un decumanus, fonctionne comme une grille de desserte urbaine qui sectorise les fonctions. L’architecture des logements est une architecture de barre, mais de faible hauteur et dotée de toit en pente. Les équipements et les monuments, eux, sont caractérisés par la monumentalité soviétique. Ainsi, Varsovie se voit offrir par Staline une tour d’obédience classique pour attester de l’emprise moscovite sur le territoire polonais. La tour fonctionne comme le point de départ de l’aménagement urbain moderne, qui se positionne face au centre ancien et s’aligne sur ses grands axes. Les centres modernes, de manière générale, se suturent aux tissus préexistants et implantent progressivement des grands ensembles. Le centre historique, s’il a été détruit pendant la guerre, est reconstruit à l’identique. ................................................................................................ (29) SANDRINI, Clara, « Planification soviétique et règles tacites ». ENSA Toulouse, Cours de séminaire Images de ville, 18 février 2016.

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1953 – 1965 En prenant la tête du parti à la mort de Staline, Khrouchtchev met en place une politique « d’équipement des nations », qui consiste à fournir les habitations en équipements domestiques et ménagers (frigo, radio, …). Surtout, et pour résoudre la grave crise de logement après la seconde guerre mondiale, Khrouchtchev décide d’industrialiser la construction (30). Il propose d’introduire les méthodes industrielles pour améliorer la qualité des logements et baisser le coût des constructions. Une architecture rationnelle, presque en kit, se développe, en empruntant le procédé Raymond Camus. 50 millions d’appartements sont ainsi construit par 28 usines entre 1955 et 1985 dans les villes soviétiques. La première opération d’envergure d’immeubles préfabriqués en Bulgarie est le district résidentiel Tolstoï, à Sofia (1958-1959), imaginé par l’institut de typologie et d’industrialisation des bâtiments. Les quartiers, les blocs d’habitation, les typologies d’appartement, sont, partout en URSS, relativement identiques. 1965 –1989 Une adaptation aux climats Sous Brejnev et Kossyguine, l’URSS est régie par les élites de la Nomenklatura. La planification est strictement appliquée dans tous les domaines (récoltes planifiées, production industrielle quantifiée). Lorsque Brejnev accède au pouvoir, il poursuit les grands travaux de Khrouchtchev pour l’équipement des villes ; et introduit l’idée que les constructions devraient s’adapter au climat. Ainsi, Moscou dessine les plans en y intégrant des variantes selon la situation géographique, la nation produit les éléments préfabriqués, la commune édifie des habitations en choisissant des sous-variantes. Les constructions s’adaptent aux localités (toitures les plus plates pour les pays les plus chauds, les toitures les plus en pentes pour les plus enneigés, …). ................................................................................................ (30) KOVACHEV, Atanas, PETROV, Plamen, « Les immeubles construits avec des méthodes industrielles ».Bulgarie, Cours, avril 2016.

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1982 – 1989 Une adaptation aux situations Avec Andropov puis Gorbatchev, l’architecture se fait plus attentive au contexte (le « contextualisme » fait écho, en France, au « post-modernisme »).

Principes formels de la planification soviétique Le système politique appliqué en URSS, autoritaire et arbitraire, découpe les territoires annexés à l’issu de la seconde guerre mondiale non pas en fonction des origines sociales, mais plutôt en fonction du rendement économique des terres. Plusieurs citoyennetés sont donc regroupées autour d’une unité économique. Les populations sont réparties et déplacées de manières volontaires, par l’exile ou l’exode rural, ce qui entraine un brassage ethnique. Après 1944, la planification et le développement urbain en URSS s’opèrent par une industrialisation rapide, dans un style soviétique. Une large partie des paysans est relocalisé à proximité des nouveaux centres industriels ; les nouvelles villes sont rapidement dotées d’un masterplan de développement et les plans de développement des villes existantes sont révisés. De manière quasi-systématique, les centres anciens sont sauvegardés et préservés. L’implantation moderne assimile les tracés et axes majeurs des planifications précédentes. Les rues et places principales sont revitalisées en fonction de leurs mérites architecturaux et urbanistiques ; les monuments historiques sont recensés et intégrés à la planification, les tissus susceptibles d’être rénovés sont requalifiés. Le nouveau centre moderne est signalé par la construction d’une tour, symbole du pouvoir soviétique. La planification propose le franchissement de tous les fleuves, et met en place des infrastructures routières et ferroviaires. Ces principes, appliqués sur l’ensemble du territoire soviétique, produisent des villes quasi-identiques dans l’ensemble de l’URSS.

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La construction d’un centre moderne à proximité immédiate du centre historique génère des interfaces entre les formes urbaines. Le centre moderne devient la nouvelle polarité administrative et institutionnelle, et s’accompagne de la création de microrayons. Les microrayons ont une disposition standard et normée. Ils se composent de larges blocs urbains (quartier) séparés par une rue principale. Les écoles et les crèches s’implantent au centre du quartier (31). Autour des écoles se situent les barres de logements, accessibles côté cour, et desservies par de petites routes secondaires. La planification soviétique s’accompagne également d’équipements monumentaux (mairie, stade, parc) et de « condensateurs sociaux ». Ce sont des maisons communes, des immeubles collectifs avec services communs (laverie, cuisine commune, cantine) ou des clubs ouvriers qui doivent faire évoluer la population vers le collectivisme et le communautarisme. Les logements, construits selon des méthodes industrielles, sont standardisés. Ils s’organisent selon des compositions spatiales variées qui évoluent dans le temps et selon le tissu dans lequel ils s’implantent (bloc parallèle en rangée, composition périphérique avec ilot intérieur libre, formes plus complexes comme des tripodes) Ainsi, sur l’ensemble du territoire, la planification propose une unique figure de développement : une ville ancienne préservée, une extension moderne qui reprend les grands tracés des planifications précédentes, des typologies de logements identiques sur tout le territoire soviétique (peu d’adaptation liées aux différentes cultures architecturales ou au climat), des équipements monumentaux (mairie, stade, parc, …). 76.1% des logements bulgares sont préfabriqués selon cette méthode.

................................................................................................ (31) KOVACHEV, Atanas, PETROV, Plamen, « Les immeubles construits avec des méthodes industrielles ».Bulgarie, Cours, avril 2016.

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Bulgarie Contemporaine Après l’effondrement du bloc soviétique, la Bulgarie adopte en 1991 une constitution basée sur une république multipartite à régime parlementaire. Elle traverse une période de grande instabilité gouvernementale dans les années 1990, et se stabilise économiquement et politiquement dans les années 2000. Ainsi, elle rejoint l’OTAN en 2004 et l’Union Européenne en 2007. Une loi foncière de restitution aux propriétaires des terres collectivisés par le régime communiste après 1946 est adoptée par le gouvernement bulgare en 1991 (32). Cette loi réintroduit la propriété privée et tend à restituer les terres selon les cadastres de 1946 avec identification du propriétaire d’origine et partage des biens collectifs. Plus de 90% des bulgares sont désormais propriétaires de leur logement. La Bulgarie contemporaine est ainsi issue du brassage culturel des prémisses de son histoire ; et reste très marquée par les modifications de la fabrication de la ville durant la période soviétique.

................................................................................................ (32) GIORDANO, Christian, KOSTOVA, Dobrinka. « Bulgarie : une réforme agraire sans paysans ». In Études rurales, volume 138, n°1, 1995, page 164

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01.3. VARNA Située au bord de la Mer Noire, Varna est la quatrième plus grande ville de Bulgarie. Elle a su tirer parti de sa position stratégique entre l’Europe et l’Asie, notamment en termes d’échanges commerciaux et de capital tourisme, grâce à sa proximité de la Mer Noire. La Bulgarie entretient ainsi de bons liens commerciaux et culturels avec ses partenaires économiques, favorisés notamment grâce à un réseau viaire européen très développé. De nombreuses liaisons aériennes et maritimes permettent de lier la Bulgarie au reste du bassin de la Mer Noire, de l’Europe et de l’Asie.

1.3.1. Héritage

Influences culturelles Le territoire bulgare est tour à tour occupé par les peuples thraces, grecs et ottomans. Cette succession de cultures marque profondément la Bulgarie et ses traditions, et laisse des traces dans le pays et dans la ville de Varna, qui, de par sa situation géographique, ressent particulièrement les influences provenant de la Russie, de la Turquie et du bassin de la Mer Noire. Cette région côtière est, au cours des derniers siècles, la plateforme de passage des populations migrantes. Ces brassages ethniques et culturels modifient donc les pratiques, traditions et modes de vie bulgares à Varna. Depuis la Seconde Guerre mondiale et la chute du bloc de l’Est, Varna ressent les influences culturelles des modes de vie occidental et américain. Ces influences culturelles sont le reflet des influences commerciales varniotes. En effet, historiquement, Varna est un port

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Forêts

Agriculture

Vignes

Prairie

Fig. 16 : CRAB 2016, « Varna : Topographie, Hydrographie, Paysages »

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de commerce important qui, au cours du temps, se développe de manière importante. Afin de favoriser les échanges commerciaux sur la Mer Noire et sur la Mer Égée, un réseau de transport et de stockage conséquent est mis en place. Cette proximité des voies et étendues maritimes permet aux armateurs de Varna de prétendre à des liens commerciaux à l’échelle internationale. Contexte géographique Varna est une ville côtière au relief particulièrement accidenté. Elle se déploie le long de la mer Noire, de part et d’autre du lac de Varna. L’étude de sa topographie permet de dégager trois entités principales qui composent le territoire et façonnent son paysage. D’abord, les zones à proximité de la mer et sur les pourtours du lac, sont caractérisées par une topographie faiblement accidentée et globalement basse. C’est dans ces zones que se sont essentiellement développées les entités bâties, notamment au nord du lac, autour de son embouchure avec la mer noire. Cette première tranche accueille les plages et le jardin maritime le long du littoral nord ; le centre historique ; et des champs agricoles et des vergers qui s’installent principalement au nord du lac, à proximité des axes majeures de circulation automobile. Cette première tranche de ville, relativement plate, est bordée de coteaux boisés. Parce que la topographie est ici extrêmement accidentée, le couvert végétal est essentiellement forestier voir, en certain point, viticole. Enfin, au-delà de ces coteaux, se mettent en place des plateaux, qui culminent à 350 mètres d’altitude et où se positionnent des zones agricoles. Ces plateaux sont bordés de bois de tout leur coté et s’encrent dans le paysage comme des pics culminants au nord comme au sud de Varna. Le littoral nord a essentiellement une fonction de plaisance, avec de nombreuses plages qui en font une station balnéaire prisée. Au sud, les falaises sont plus abruptes et le littoral est peu exploité. Les pourtours du lac de Varna, quant à eux, sont essentiellement utilisés

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pour des fonctions industrielles (transport des marchandises, bassins de retenues, …). Cependant, peu de digues ont été construites sur les pourtours de ce lac, et les sols, notamment au niveau de son extrémité Ouest, sont relativement marécageux. Le territoire de Varna est également sillonné par de nombreux ruisseaux, qui forment des talwegs dans la topographie. Dans les coteaux, ces ruisseaux sont bordés d’un couvert végétal dense, et leur lit est souvent laissé libre. Il en va de même à l’extrémité ouest du lac de Varna, où le paysage est nettement moins anthropisé qu’à l’Est. Cependant, dans les limites administratives de Varna, la quasitotalité des cours d’eau sont busés, et parfois recouverts de tabliers de bétons qui peuvent même servir, ponctuellement, de cheminement pour desservir différentes barres d’immeubles.

1.3.2. Développement urbain

Période traditionnelle et période moderne Les premières traces d’une civilisation sur le sol varniote remontent au Vème millénaire av. JC. La ville de Solnitsata, à proximité de Varna, est ainsi considérée comme la plus vieille cité européenne. Les thermes romains, érigés au Vème siècle avant JC, constituent les structures conservées les plus anciennes de Varna. Au VIIème siècle, la ville n’est encore qu’une petite forteresse entourée de marécages et de ruisseaux. Son positionnement en fait un lieu prisé, revendiqué successivement par les empires perse, byzantin, et ottoman jusqu’au XIXème siècle. Le tissu urbain croit d’abord au sein des fortifications, qui sont détruites à la fin du XIXème siècle. A partir du début du XXème siècle, la ville se dote d’infrastructures qui accélèrent son développement : gare, port, hydroport puis, plus tardivement, aéroport. Les marécages qui l’entourent sont peu à peu asséchés, aménagés, et un canal est créé. L’eau devient un axe de développement de la ville, aussi bien pour son industrie que pour son activité touristique et de loisirs.

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1784

1897

1930

Fig. 17 : CRAB 2016, « Schémas de développement urbain de Varna »

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1956

1991

Fig. 18 : CRAB 2016, « Schémas de développement urbain de Varna »

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À partir du tissu ancien, la ville se développe autour de deux axes majeurs : le littoral, soigneusement aménagé dès le début du XXème siècle afin de conserver la qualité du paysage côtier ; et les axes majeurs qui structurent la ville et orientent son développement selon un axe Sud - Est Nord - Ouest. Durant l’entre-deux-guerres, l’activité de Varna se développe et s’accompagne de l’essor des infrastructures et d’un étalement spatial de la ville. A l’issu de la seconde guerre mondiale et sous l’influence des gouvernements moscovites, des plans biennaux et quinquennaux hérités de l’URSS sont mis en place. Durant la guerre froide, les idéologies modernes se confrontent, et la partie Sud de Varna connait un premier développement majeur. Des axes routiers primaires viennent relier les deux fragments urbains, avec la création d’un deuxième canal et la création du pont d’Asparuhov en 1968. Face à des objectifs étatiques prônant une industrialisation forte, l’exode rural s’intensifie et la construction de logements devient une nécessité. Pour répondre à cette crise, Varna opère la planification de son territoire en corrélation avec son activité économique. L’urbanisation, forte et rapide, se concentre sur des quartiers de logements en lien avec le bassin industriel. Bientôt, Varna assimile des anciens villages qui se sont développés indépendamment, et les intègre au sein de ses districts. La ville s’étend depuis son cœur bâti vers des périphéries paysagères ou agricoles. Les ilots du centreville sont remaniés et des unités d’habitations se mettent en place de manière parsemée en périphérie. Varna se dote d’une grille de transport majeure. Les bidonvilles gitans sont détruits et remplacés par des immeubles préfabriqués. Pour garantir une urbanisation massive et dans la continuité de l’industrialisation des logements en URSS, Varna accueille en effet la plus grande usine d’éléments préfabriqués de Bulgarie (33). Entre ................................................................................................ (33) POPOV, Vladimir, « Les 9 vies des immeubles ». Bulgarie, Cours, avril 2016.

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1965 et 1990, 900 immeubles sont ainsi préfabriqués à Varna, soit 3500 appartements par an. Les éléments sont assemblés sur site au moyen d’une grue sur rail ; qui ne peut être utilisée qu’à plat. Les coteaux, de part et d’autre du lac, ne sont donc pas urbanisés. Les années 1980 sont ensuite marquées par une démographie nationale en légère baisse et impactée par des flux de migrations internes importants (rural-urbain, urbain-urbain, …). La ville continue d’étendre ses limites avec de nouveaux terrains agricoles ou espaces verts, qui préservent la qualité du paysage et qui soutiennent l’économie touristique de la ville. Entre 1982 et 1989, le gouvernement dote le centre-ville d’immeubles préfabriqués avec le quartier « Red Square », qui présente des typologies plus complexes que lors de la première phase de préfabrication : éléments préfabriqués 3D pour la toiture, vitrages renforcés pour les balcons. Hérités des méthodes de planification soviétique, l’outil de planification territoriale reste longtemps perçu nationalement comme un outil de pouvoir et de contrôle des populations à principale vertu économique. A partir de 1978, des « systèmes d’habitat », qui fonctionnent comme des microrayons, sont mis en place dans la région. Le territoire n’est plus seulement un outil économique, mais devient un lieu où se développe une qualité de vie quotidienne, que la planification et la programmation doivent nourrir pour servir le bien être de ses habitants. Période contemporaine (postsocialisme) Après l’effondrement du bloc soviétique, et pour être intégrée dans l’union européenne, la Bulgarie met au point un système politique démocratique, qui applique un système de gestion territoriale différent. Le Master Plan de Varna propose alors : - Le développement du centre ancien et d’un centre d’affaire culturel et sportif en lien avec le port - Le déplacement des activités de fret vers l’Ouest pour renforcer l’activité déjà présente autour du lac de Varna

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- La réflexion des quartiers comme des microrayons, avec de petits collectifs au Nord et du logement résidentiel et de standing à l’Est, - La structuration de la ville par le développement de ses axes routiers principaux et leur mise en valeur fonctionnelle et paysagère, - Des stratégies de protection du paysage forestier, littoral et une politique de préservation du centre ancien. Aujourd’hui, La ville de Varna est le chef-lieu d’un Oblast, c’est-à-dire d’une région. La municipalité de Varna est elle-même divisée en 5 districts : Odessos, Asparuhovo, Vladislavovo, Mladost, et Primorski.

Le district d’Odessos est situé au centre de la ville : c’est le plus petit des 5 districts. Sa population est de 82 784 habitants. Ce district correspond au cœur historique de la ville. On y trouve plusieurs écoles, une université, des hôpitaux ainsi que divers équipements culturels : musées, opéra, théâtres, .... C’est également dans ce district que sont concentrées les différentes institutions régionales. Le district d’Asparuhovo est situé au Sud de Varna : c’est le plus grand district de Varna et de la Bulgarie en termes de superficie, mais c’est aussi le moins peuplé avec moins de 30 000 habitants. Autrefois, il y avait des petits villages et des étangs sur ce territoire.

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Ces derniers ont été asséchés pour le développement de la ville à l’époque de l’essor des industries. Le district de Vladislavovo est au Nord- Ouest de la ville. Il compte près de 50 000 habitants. Au XIXème siècle, c’était un village de réfugié Thrace. A l’époque communiste, les derniers complexes d’appartements-blocs ont englouti ce village. Le district de Mladost est au Nord de la ville ; il est composé de 15 quartiers aux visages pluriels. Il comporte 87 000 habitants. Comme le district de Vladislavovo, sa création est liée à l’essor de l’industrie : les grands ensembles présents sur ce district ont été construits pour accueillir la main d’œuvre des industries liées au lac de Varna. Le district de Primorski est au Nord-Ouest de la ville, c’est le quartier le plus récent de la ville. C’est également le plus peuplé, puisqu’il contient plus 105 000 habitants. Ce quartier est très équipé, il accueille beaucoup d’école et la quasi-totalité des universités. Une importante partie de l’économie du territoire est due au tourisme engendré par la station balnéaire.

1.3.3 Formes

Formes urbaines, formes architecturales Le tissu bâti varniote est structuré par de grands axes routiers, qui convergent depuis le nord vers le centre de la ville, et deviennent des grands axes urbains. Au sud, les grands axes routiers cernent et entourent la ville. Le tissu viaire secondaire de la ville s’insère au centre de ce tissu principal, puis se développe au nord pour former la couronne externe de Varna. Le réseau urbain secondaire est ainsi encadré par les grands axes dans le centre-ville, et présente alors une morphologie orthogonale. Il est de morphologie mixte dans la première couronne ; et est ramifié au nord, dans sa dernière couronne. Cette morphologie répond aux variations topographiques importantes du nord de Varna.

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Fig. 19 : CRAB 2016, « Morphologie du bâti, de la voirie, typologies »

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À ces trois morphologies du tissu viaire (quadrillé, mixte, et arborescent) correspondent globalement et respectivement les morphologies bâties suivantes : aligné par rapport et la voirie et continu au centre-ville ; aligné et discontinu en premières couronne ; et, finalement, discontinu dans l’extrême nord de la ville. La variation de la hauteur du bâtit permet d’observer la variation des densités dans la ville. Cette densité semble être faible dans la couronne extérieure, comme l’indique la morphologie diffuse et le gabarit bas, plus élevée au niveau de la première couronne, et diminue légèrement dans le centre-ville. La distribution des typologies à Varna répond donc à ces variations de morphologie et gabarit. Ainsi, en ce qui concerne l’habitat, le centre-ville de Varna présente principalement du petit collectif ainsi que de l’individuel dans sa partie ouest. Des bâtiments d’usage mixte soulignent quant à eux les grands axes urbains. Le centre-ville est entouré par une combinaison de typologies plus dense, grands ensembles et petits collectifs, avec une présence moins forte d’habitat individuel. Enfin, au Nord, l’habitat individuel diffus correspond aux densités et morphologies préalablement décrites. Les bidonvilles à l’Est de la ville constituent une lisière entre son centre et sa première couronne. Ils se développent entre deux axes routiers majeurs et occupent des espaces qui s’apparentent à des friches urbaines délaissées. La répartition des commerces se fait en cohérence avec les morphologies et typologies présentées précédemment. Dans le centreville, où le tissu est continu, ils occupent les RDC des bâtis mixtes ou prennent la forme d’immeuble de centres commerciaux. En première couronne, là où le bâtit est plus discontinu, ils deviennent des hangars commerciaux génériques. Des échoppes commerciales de très petit gabarit sont fortement présentent dans la ville. Elles ponctuent souvent les espaces publics de la ville, ou se situent également au niveau de ces grands axes urbains. Les morphologies et les typologies des voies et des bâtiments de Varna sont donc très divers. L’échantillonnage des parties les

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plus anciennes aux parties les plus récentes de la ville permet de percevoir la variété des paysages urbains formés par les différentes combinaisons de ces éléments. Dans le centre ancien de Varna, le quartier grec, les voies forment un système de résilles, qui découpent le quartier en îlots. La variation de leur forme nous indique le caractère historique de ce quartier qui a évolué et a subi des redécoupages. Les voies sont assez larges et permettent un double sens de circulation. Elles sont bordées de trottoirs parfois encombrés par un stationnement sauvage. Ces rues sont très arborées. Les édifices sont principalement implantés en alignement aux limites parcellaires. Ce quartier est composé en majeure partie de maisons de villes traditionnelles en R+2 ou R+3 et de petits collectifs plus récents mais au gabarit similaire. En rez-dechaussée, on trouve quelques commerces épars. Dans le centre résidentiel de la fin du XIXème siècle, la forme spatiale est différente. Les rues forment un quadrillage régulier en trame orthogonale. Le quartier est traversé par deux axes majeur Nord-Ouest Sud-Est. Les autres voies constituent un réseau secondaire, destiné à la desserte interne du quartier. Le quadrillage ainsi créé découpe des îlots. Le découpage parcellaire est régulier, allongé, et rectangulaire. Nous pouvons observer différentes implantations des bâtiments selon leurs typologies. Les bâtiments de logement collectifs en R+5 composent le front bâti de la rue. Lorsque ces bâtiments sont positionnés sur les axes principaux, des commerces sont installés en rez-de-chaussée. L’implantation de maisons individuelles n’est pas aussi radicale. Elles peuvent être soit en fond de parcelle, soit en limite de voiries, soit en équerre autour d’une petite cour intérieure. A Varna, comme dans les villes d’Europe de l’Est qui ont été annexées par l’URSS, on remarque une présence massive de grands ensembles. Ainsi, le quartier de Kaysieva Gradina date de l’époque socialiste. Le système de voirie est structuré, il a une unique fonction de desserte du quartier, il n’y a pas de hiérarchisation des rues. Contrairement au centre-ville où nous avions un système d’îlot, ici le

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Fig. 20 : CRAB 2016, « exemples de formes urbaines »

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Fig. 20 : CRAB 2016, « exemples de formes urbaines »

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bâti est organisé sous forme de barre en R+10, appelé appartementbloc. On trouve de grandes parcelles, qui mesurent près de 150m de long pour 50m de large. Les bâtiments sont implantés en suivant une des limites parcellaires, laissant de l’autre côté un vaste espace vert laissé à l’abandon. Au cœur de ce système de barre, on trouve un grand parc sur lequel sont implantés de petites structures accueillant les commerces nécessaires à l’autonomie du quartier. Le dernier exemple se situe dans la dernière couronne de la ville, dans le quartier de Salzitsa. C’est un quartier pavillonnaire qui s’est développé sans planification. Les voies ont une forme organique et arborescente, les rues qui traversent verticalement les quartiers sont plus importantes que celles qui le traversent horizontalement, mais dans tous les cas elles n’ont qu’une vocation de desserte et sont laissées à l’état de chemin de terre. Ce quartier n’a qu’une fonction résidentielle. Les maisons sont diffuses sur le territoire ; leur forme varie de la maison massive à plusieurs étages à la cabane. La ville présente également des typologies propres à son fonctionnement : son importante activité balnéaire s’illustre tout au long de son littoral Nord-Est par des typologies de villégiatures : habitats et complexes hôtelier. La partie Ouest de la ville est dominée par des hangars industriels liés à son activité maritime, à proximité de son port et de son aéroport.

Polarités culturelles et chitalishtes Les polarités culturelles sont des attraits touristiques de la ville: ainsi, la cathédrale de Varna, les ruines et les thermes romains, le jardin maritime, les musées et la plage sont des lieux à la fois culturels et touristiques. Ces espaces sont très fréquentés notamment par les voyageurs. Les chitalishtes sont des centres visant le développement culturel et social de la communauté. Ceux-ci sont localisés de manière éparse dans la ville et sont caractéristiques de la culture bulgare.

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Microrayons, Gilorayons Les microrayons sont des quartiers émergeant de l’urbanisme soviétique, qui ont été construits à partir des années 1960. Au départ, le but était de planifier et de créer de grands espaces urbains pouvant accueillir un nombre important d’habitants de manière rapide et efficace, et renforçant le sentiment communautaire en lien avec l’idéologie socialiste. Les microrayons représentent le premier niveau de stratification urbaine et sont caractérisés par leur densité considérable. En effet, la superficie des logements est minime au regard des espaces verts et publics qui entourent les barres et tours d’habitation. Cependant, comme ces espaces n’ont jamais été aménagés et qu’ils n’appartiennent théoriquement à personne, ils sont investis, au final, par les habitants qui les aménagent d’installations diverses. Les microrayons sont donc des quartiers de 300 à 500 m2 comptant de 10 000 à 12 000 habitants. Un rayon de 150 à 300 mètres englobe plusieurs services et installations publiques comme des écoles primaires, des laveries, des garderies, des restaurants et des aires de récréation. Les gilorayons résidentiels, ou encore district, représentent le deuxième niveau de morphologie urbaine. Ceux-ci sont en fait une agglomération de plusieurs microrayons. Ils comptent généralement de 30 000 à 50 000 habitants et leur rayon d’accès aux services (centre commerciaux, pharmacie, centre culturel, collège, lycée, bâtiments administratifs et parcs) se situe entre 1 000 et 1 200 m. En fonction de la taille de la ville, ce système se développe sur un troisième, un quatrième, ou un cinquième niveau. Ces gilorayons urbains se composent de gilorayons résidentiels, et peuvent compter de 100 000 à 1 000 000 d’habitants. On y trouve des services hebdomadaires et mensuels, des bâtiments publics et administratifs, des centres médicaux et des terminaux de transport (gare).

................................................................................................ Sources : Collectif de Recherche en Architecture Bulgare (CRAB) 2016

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Fig. 21 : CRAB 2016, « Microrayon, Gilorayon résidentiel, Gilorayon »

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01. CONCLUSION PARTIELLE Le collage, produit de la croissance urbaine, est particulièrement intense à Varna. L’histoire séculaire de la Bulgarie et le bouleversement des processus de fabrication de la ville durant la période socialiste a en effet engendré la coexistence et la confrontation de pièces urbaines et architecturales issues d’époques variées. Hors, comme le souligne l’architecte égyptien Hassan Fathy, « tout peuple qui a produit une architecture a dégagée ses lignes préférées, qui lui sont aussi spécifiques que sa langue, son costume ou son folklore » (34). Si le collage est effectif dans toute ville historiquement constituées, il est donc également partout unique. La forme urbaine s’explique et se comprend tant par l’histoire du pays, que par la structure sociale de ce pays, ou que par ses coutumes locales. La fabrication de la ville, issue de l’ « alliance de l’imagination du peuple et des exigences du paysage » (35), s’opère donc par accolement de fragments territoriaux, urbains, et architecturaux. La croissance urbaine, qu’elle soit extensive ou substitutive, génère un phénomène de patchwork, dont la spécificité atteste d’une multitude de façon de fabriquer la ville et traduit l’histoire et l’imagination collective.

................................................................................................ (34) FATHY, Hassan, Construire avec le peuple : histoire d’un village

d’Égypte : Gourna. Paris: Sindbad, 1985, page 51 (35) Ibidem (36) ROSSI, Aldo, L’architecture de la ville. Paris : Éditions l’Équerre, Paris, 1981 (1ère édition : 1966), chapitre 3

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02

TRACE

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Objectifs de la démonstration

« La ville est un dépôt de l’histoire » (36), où les strates traditionnelles, modernes, et contemporaines, se superposent et s’entremêlent. Ce phénomène de stratification urbaine est issu de l’évolution historique de la ville ; et le collage urbain serait donc conditionné par le contexte dans lequel il s’installe. Ainsi, des traces d’occupations passées ou disparues seraient perceptibles dans l’écorché du socle urbain, et la ville garderait en mémoire, à la manière d’un palimpseste, les traces et les tracés préexistants pour guider ses implantations futures. Plus, la ville contemporaine serait issue de la transposition de formes urbaines et architecturales traditionnelles, et la diversification des figures de composition serait due à la reprise et à l’adaptation de modèles préexistants. Ainsi, selon Pierre Pinon, « l’espace urbain ne s’efface jamais totalement. Des formes, des usages, des mythes pour le moins persistent. Les structures viaires ou bâties antérieures laissent des traces dans les rues, les parcelles, les bâtiments. Les compositions urbaines puisent leurs figures et leurs adaptations dans leurs racines typologiques (liées aux sociétés), leurs modèles (liées aux cultures), leurs sites ; elles doivent aussi penser les usages et les formes à venir parce que la ville se fait sur elle-même, ou à partir d’elle-même » (37). Afin de comprendre l’influence des traces dans la mise en place du collage urbain, nous allons interroger l’évolution urbaine et la morphologie de la structure urbaine d’un terrain géographique d’étude précis, situé à Varna. Le terrain étudié se trouve à l’extrémité du boulevard Slivnitsa, à proximité immédiate du centre-ville. Il constitue, par sa localisation, un point de rencontre et d’articulation de différents types de tissus urbains. ................................................................................................ (36) ROSSI, Aldo, L’architecture de la ville. Paris : Éditions l’Équerre, 1981 (1ère édition : 1966), page 167 (37) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Éditions du STU, 1992, page 19

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Objectifs de la démonstration

Ces fragments sont des pièces urbaines homogènes par leur « unité morphologique et structurelle » (38) et leur géographie sociale, qui se confrontent dans le périmètre du terrain géographique d’étude. Bien que chacun de ces fragments présentent un rapport de masse et de densité particulier au regard de ses voisins, leur accolement assure à la ville une continuité dans le temps, une continuité spatiale, et la non-rupture entre les éléments situés sur son territoire. Ces pièces urbaines sont, selon Rossi, unifiées dans la ville par son histoire et par sa mémoire. Le terrain consiste donc en la confrontation de tissus issus d’époques traditionnelles, remodelés et refaçonnés à la période moderne ; toujours investis et observés de façon contemporaine. Dans un premier temps, il s’agira de questionner le processus sédimentaire de fabrication de la ville comme garant du collage urbain. Nous verrons comment s’opère, sur le cadrage, la stratification verticale et horizontale. Nous verrons ensuite comment la trace devient tracé, et dessine des figures qui insufflent les axes de développement de la ville. Enfin, nous verrons comment, au sein de cette matrice, s’opère le collage par réinterprétation et transposition de dispositifs traditionnels.

................................................................................................ (38) ROSSI, Aldo, L’architecture de la ville. Paris : Éditions l’Équerre, 1981 (1ère édition : 1966), page 58

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VLADISLAVOVO ВЛАДИСЛАВОВО

KAYSIEVA GRADINA КАЙСИЕВА ГРАДИНА

MLADOST II МЛАДОСТ II

VARNA CENTRE ВАРНА ЦЕНТЪР


1870

1896 Fig. 22 : JUNG Ingrid, 2016, « Schéma de développement urbain »

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02.1. STRATIFICATION Pour André Corboz (39), le territoire n’est pas une donnée, mais résulte au contraire de divers processus. D’abord, il se modifie spontanément : érosion des montagnes, extension ou recul des forêts, fonte des glaciers, assèchements des marécages, … . Ensuite, il subit les interventions humaines : irrigation, construction de routes, de ponts, de barrages, percement de tunnels, terrassement, … . La révolution technique du XIXème siècle a permis l’exploitation systématique de l’ensemble du territoire. Grâce aux équipements industriels, même les plus hautes chaînes montagneuses ont été colonisées. Le territoire, et à plus forte raison, le territoire urbain, est donc un espace sans cesse remodelé. Parce qu’il fait l’objet d’une construction, il est une sorte d’artefact dont il est possible de comprendre les valeurs structurelles. Il n’est pas, comme pouvait le suggérer la recette de la tabula rasa, un vaste champ opératoire quasiment abstrait ; mais le résultat d’une « très longue et très lente stratification ». (40) A Varna, le canevas actuel du terrain d’étude est ainsi hérité des étapes successives du développement urbain de la ville. Ce quartier péri-central s’accroît, depuis la fin XIXème siècle, comme un tissu urbain hétérogène de type faubourien. Ainsi, en 1870, Varna est encore contenue par ses enceintes fortifiées. Le quartier est traversé par un axe majeur, l’actuel Vladislav Varnenchik, route historique vers Sofia. En 1896, les remparts, par-delà lesquels ont été édifiés des faubourgs, sont détruits. Le quartier garde pourtant en mémoire ce tracé préexistant : la ville poursuit son développement urbain selon l’axe institué par le mur Est de l’ancien rempart, le boulevard Slivnista. En 1923, le développement se poursuit et vient notamment densifier les interstices entre des fragments urbains préexistants. ................................................................................................ (39) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 227. (40) Ibidem

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En 1930, le développement urbain se poursuit autour du boulevard Slivnitsa et confirme sa qualification comme axe majeur, avec notamment la mise en place d’un découpage viaire et parcellaire en patte d’oie à Otets Paisiy. La structure et le canevas du quartier sont donc hérités de la fin du XIXème et du début du XXème siècle et sont complètement déterminée en 1930.

2.1.1 Stratification, Insertion

Parce que le territoire urbain est soumis à de perpétuelles modifications, le phénomène de collage ne semble donc pas tant issu d’une coexistence volontaire de bâtiments différents que du processus sédimentaire qui, peu à peu, apporte de la diversité au bâti. Ainsi, pour Pierre Pinon, si le bâtiment architectural fige une image destinée à disparaître ou à être remplacée sans que le contexte en soit totalement modifié ; la structure urbaine, elle, a pour finalité de mettre en place « un processus pouvant accueillir une série d’images, celle des architectures successives » (41). Parce que le dessin de la ville est appelé à durer plus longtemps que celui des bâtiments, elle doit être capable de cet accueil, en s’organisant spatialement selon des tracés, des découpages et des occupations. Finalement, les « tracés et les découpages ne constituent que des sortes d’infrastructures de la ville » (42) au sein desquels s’opère le jeu de substitution. Ainsi, pour Dominique Dupré - Henry, le découpage « rend possible l’évolution du tissu urbain dans le temps ». « Les habitants d’un territoire ne font que raturer et réécrire le vieux grimoire des sols » (44). Dès qu’une population occupe un territoire, ................................................................................................ (41) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Éditions du STU, 1992, page 15 (42) Ibidem, page 55 (43) DUPRÉ-HENRY, Dominique, in Ibidem, page 7 (44) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 213

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1923

1930 Fig. 23 : JUNG Ingrid, 2016, « Schéma de développement urbain »

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îlots conservés

îlots conservés et investis

îlots fusionnés

Fig. 24 : JUNG Ingrid, 2016, « Plan masse, schéma de structure des îlots »

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elle établit avec lui une relation qui relève de l’aménagement, voire de la planification. Rossi définit ainsi les villes planifiées, conçues et fondées comme telles, et les villes non planifiées, surgies sans dessein conscient et dotée d’une structure « résultat d’agrégation d’édifices autour d’un quelconque noyau préurbain » (45) Ainsi, si le tracé et la structure du terrain d’étude sont hérités du premier quart du XXème siècle, les bâtiments issus du début du siècle dernier ont été détruits et leurs parcelles réinvesties par les soviétiques pour façonner le nouveau centre moderne dans le cadre de la planification socialiste. Dans les années 1970, la construction de la nouvelle mairie socialiste de Varna, à l’extrémité du boulevard Slivnitsa, marque le point de départ à partir duquel se déploie et se déroule le centre moderne soviétique. La nouvelle mairie constitue ici un « élément singulier » (46), au sens où l’entend Aldo Rossi, car elle fonctionne comme un catalyseur du processus d’urbanisation de la ville, et marque le point de départ de la planification de la ville. Historiquement, c’est à travers la tension entre les éléments singuliers qu’ont grandi les cités romaines et gallo-romaines ; en développant des faubourgs autour des noyaux originels à forte identité formelle et politique. La mairie fonctionne ici comme un fait urbain familier, qui possède une valeur en lui-même et par la position qu’il occupe. Autour de ce bâtiment symbole et signifiant, la ville moderne se déploie et entre en collision avec la ville historique et préexistantes. Les bâtiments anciens sont partiellement ou totalement rasés et les îlots sont réinvestis par des grands ensembles de logement ou par des bâtiments administratifs. Ainsi, si la trame du quartier n’est pas socialiste, elle a été totalement investie par eux. La planification socialiste a procédé à la fusion des îlots, à la fusion de deux modules parcellaires, pour obtenir des macroilots. Aux îlots fermés, au sens où l’entend Portzamparc, c’est-à-dire aux îlots ................................................................................................ (45) ROSSI, Aldo, L’architecture de la ville. Paris : Éditions l’Équerre, 1981 (1ère édition : 1966), page 119 (46) Ibidem, page 100

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qui présentent une façade continue sur la rue et une cour intérieure, se substituent des îlots en plan libre, où les bâtiments ne s’orientent pas par rapport à la rue, et des îlots ouverts, où des bâtiments autonomes s’alignent sur les limites parcellaires, mais sans continuité. Il est intéressant de voir que la structure urbaine et viaire n’a pas été complètement réorganisée, et que les tissus parcellaires obéissent toujours aux tracés historiques majeurs. Ainsi la structure interne des îlots et les pièces architecturales changent, l’organisation générale du quartier reste la même. La composition urbaine socialiste s’opère, dans le centre de la ville, par substitution ; mais, comme toute composition, elle « s’impose au site, s’y adapte, et éventuellement s’en déduit » (47). Elle entraine en tout cas la coexistence très proche d’îlots et de bâtiments issus d’époques, de style, et de temporalité différentes.

2.1.1 Stratification, Modification

Ainsi, comme le soulignent David Mangin et Philippe Panerai « Si on ne s’intéresse pas seulement aux dispositions d’origine, mais à l’état du tissu après quelques années, voire quelques siècles, la variété observée est encore plus grande. Densification des bâtiments par croissances interne et surélévations, substitutions à la parcelle ou à la rangée modifient parfois très rapidement les implantations initiales » Sur le terrain d’étude, de nombreux éléments attestent du processus sédimentaire de développement de la ville. La stratification y est à la fois horizontale, quand elle entraine la mitoyenneté de bâtiments de gabarits et d’époques variées, et verticale, quand elle mène à la surélévation ultérieure d’édifice. La surélévation concerne tant les édifices du début du XXème siècle que les bâtiments issus de ................................................................................................ (47) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Éditions du STU, 1992, page 27 (48) MANGIN, David, PANERAI, Philippe, Projet Urbain. Marseille : Ed. Parenthèses,1999, page 29 (48)

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Fig. 25 : JUNG Ingrid, 2016, « Stratification verticale sur un bâtiment du début du XXème siècle le long de l’avenue Vladislav Varnenchik (photo) »

Fig. 26 : JUNG Ingrid, 2016, « Stratification verticale sur le bâtiment en peigne socialiste (photo, élévation, plan) »

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Contour îlot originel Fig. 27 : JUNG Ingrid, 2016, « Trace d’une occupation passée disparue (photo, plan) » La maison, originellement inscrite dans un îlot et bordée d’un bâtiment en mitoyenneté, a été isolée par la planification socialiste ; ce dont atteste sa façade Est en pignon, percée d’ouvertures à posteriori.

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la planification socialiste ; et se concentre majoritairement de part et d’autre de l’avenue Vladislav Varnenchik. La densification par remplissage des parcelles laissées vides se concentre majoritairement dans les cœurs d’îlots et les cours intérieure, dans une esthétique vernaculaire (cabane, garage, …).

2.1.1 Stratification, Disparition

« Un « lieu » n’est pas une donnée, mais le résultat d’une condensation. Dans les contrées où l’homme s’est installé depuis des générations, à fortiori depuis des millénaires, tous les accidents du territoire se mettent à signifier » (49). Selon Corboz, le concept archéologique de stratification n’est pas la métaphore la plus adaptée pour parler de ce phénomène d’accumulation, parce que la plupart des couches sont très minces et largement lacunaires ; et parce qu’on ne fait pas qu’ajouter des fragments : on en efface aussi, parfois volontairement. Le territoire, pour lui, s’apparente donc plutôt à un palimpseste : il est « unique, d’où la nécessité de « recycler », de gratter une fois encore (mais si possible avec le plus grand soin) le vieux texte que les hommes ont inscrit sur l’irremplaçable matériau des sols, afin d’en déposer un nouveau, qui réponde aux nécessités d’aujourd’hui avant d’être abrogé à son tour. Certaines régions, traitées trop brutalement et de façon impropre, présentent aussi des trous, comme un parchemin trop raturé : dans le langage du territoire, ces trous se nomment des déserts. » (50)

................................................................................................ (49) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 228 (50) Ibidem, page 228

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02.2. TRACES Parce que la fabrication de la ville s’opère selon un processus sédimentaire, des traces d’occupations passées surgissent constamment dans l’écorché du socle urbain. Pour Pierre Pinon, « la trace urbaine est ce qui persiste au sol d’une occupation viaire, parcellaire ou bâtie passée. La trace est toujours projection au sol, mais comme projection vers le haut d’une structure enfouie, puisque le sol des villes s’exhausse. Cette structure enfouie (une rue, un mur) peut ou non encore réellement exister dans le sous-sol. Dans la persistance tout se passe comme si elle existait. C’est par le phénomène des traces que dans la sédimentation urbaine les occupations passées peuvent ne pas totalement disparaître. La persistance des traces peut aussi être décrite comme permanence des tracés, à travers des occupations matérielles différentes. En ce sens, comme les tracés, les traces peuvent dessiner des trames, des figures. » (51)

2.2.1 Traces, tracés

Sur le terrain d’étude, un certain nombre de traces d’occupations anciennes deviennent ainsi des tracés structurant, qui guident, malgré leur disparition et l’absence de vestige, les implantations à venir. D’abord, les anciennes fortifications de la ville laissent plusieurs empreintes dans le territoire. Il apparait en effet que les enceintes, quelques soit leur date, « ont sur les tissus urbains des effets spécifiques (même après leur disparition matérielle) comme les effets de limite ou les effets de porte » (52). Sur le terrain d’étude, et dès 1896, l’axe institué par le mur Est de l’ancien rempart devient le ................................................................................................ (51) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 55 (52) Ibidem, page 21

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boulevard Slivnitsa. Un nouveau fragment urbain, qui n’obéit pas à l’orientation du tissu préexistant, mais qui s’articule autour et à partir de l’ancien mur de fortification, se met en place dans le territoire. La limite ancienne, abrogée, vient guider une nouvelle direction de développement urbain. Ainsi, comme le souligne André Corboz, « les lignes de partage internes d’une ville coïncident souvent avec le tracé qui suture deux phases historiques (tel boulevard ayant remplacé une fortification, telle rangée d’arbres, tel cour d’eau ayant servi de frontières communale maintenant abolie, etc.) ». (53) L’ancienne enceinte définit donc l’orientation de plusieurs fragments urbains et insuffle un nouvel axe de développement de la ville. Cet axe est valorisé par la planification socialiste, qui s’opère à partir de la mairie moderne, à l’extrémité du boulevard Slivnitsa. Ainsi, les traces sont (consciemment ou non) utilisées comme « des éléments, des points d’appui, des accents, des stimulants » (54) des planifications suivantes. La ville moderne socialiste se développe à partir des traces instituées au début du XXème siècle. Sur le socle de la ville ancienne, le centre moderne gagne du terrain et entre en collision avec le centre historique, développé autour de l’avenue Vladislav Varnenchik qui, historiquement, mène à Sofia. La route historique de Vladislav Varnenchik persiste en effet dans le temps comme axe majeur, malgré la volonté socialiste d’instaurer le boulevard Slivnitsa comme ligne guide du développement de la centralité moderne. La permanence de ce tracé ancien peut s’expliquer par le fait que, dans les processus urbains, les implantations et les usages perdurent. Comme le souligne Unwin, « les lignes de trafic et des égouts ne peuvent être modifiées que dans des limites restreintes, l’écoulement des eaux ne se fait que dans un sens, les gens ne vont pas là où ils ne veulent pas aller, ils ne s’abstiennent pas d’aller où ils doivent, ni de prendre le chemin ................................................................................................ (53) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 190 (54) Ibidem, page 228

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le plus court, etc. L’urbaniste qui met son plan en opposition avec les nécessités ou les lignes naturelles ne pourra qu’échouer » (55). Vladislav Varnenchik fonctionne, historiquement, comme une ligne de force du trafic et des réseaux. Cette route historique a inscrit dans le sol « des marques qui conditionnent les usages et les constructions ultérieures pour des générations » (56). Ainsi, si la ville moderne se déroule principalement de part et d’autre du boulevard Slivnitsa, elle gagne finalement le côté Est de l’avenue Vladislav Varnenchik, avec la mise en place de bâtiments en peigne typiques de l’architecture socialiste. Ces bâtiments sont dotés d’une succession de commerces en rez-de-chaussée, qui créent un front bâti continu sur Vladislav Varnenchik, au-dessus desquels se positionnent perpendiculairement des barres de logements. De l’autre côté de la chaussée, s’implantent des édifices du début du XXème siècle, épargnés par les destructions de la planification socialiste. Ces maisons de villes mitoyennes, majoritairement en R+1 voir en R+2, accueillent elles-aussi aussi des commerces en rez-dechaussée et créent un front bâti continu le long de la route historique. Ainsi, si la planification socialiste s’est, de prime-abord, concentrée sur l’axe du boulevard Slivnista, elle a, peu à peu, retenu Vladislav Varnenchik pour sa valeur historique et son usage commercial. Les traces s’offrent donc comme des « potentialités, et plusieurs usages en sont généralement possibles » (57). La prise en compte des traces, et des tracés qui en découlent, permet donc d’éviter que les opérations ne « se succèdent au gré des opportunités foncières comme autant d’isolats plus ou moins bien rattaché au réseau des voies existantes » (58) , mais au contraire les ancre dans une structure urbaine solide. Ce ................................................................................................ (55) UNWIN, Raymond, in MANGIN, David, PANERAI, Philippe, Projet

Urbain. Marseille : Ed. Parenthèses,1999, page 7 (56) Ibidem, page 101 (57) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 30 (58) MANGIN, David, PANERAI, Philippe, Projet Urbain. Marseille : Ed. Parenthèses,1999, page 7

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îlots traditionnels

îlots investis par la planification socialiste

Fig. 28 : JUNG Ingrid, 2016, « Tracés directeur sur le site : Boulevard Slivnista, Avenue Vladislav Varnenchik (plan schématique, photos) »

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patrimoine étant donné, plusieurs attitudes sont possibles : « l’ignorer [...], l’utiliser pragmatiquement, par facilité [...], le réutiliser dans des compositions conscientes et volontaires. » (59)

2.2.2. Palimpseste

Vincent Veschambre définit donc les traces comme des vestiges passés perpétués dans le temps, sans pourtant avoir nécessairement été conçus dans un registre de pérennité. Quand ces traces sont réinvesties et appropriées par des groupes sociaux, elles sont valorisées et deviennent des marques. Selon Vincent Veschambre, la permanence des traces, même longtemps après leur disparition effective, peut être issue soit de leur « réinvestissement » (60), soit de la « production d’une forme investie d’une fonction mémorielle ». Mais la permanence des « traces d’événements ou d’existences passés » peut également se déceler dans les vides. Leur commémoration consiste alors à préserver ce vide dans le tissu urbain évolutif. Ainsi, sur le terrain d’étude, le mur Nord de l’ancien rempart a également laissé une trace dans le quartier, justement par le vide que son abrogation a généré. S’il n’a pas engendré, à l’inverse du mur Est, un tracé majeur ; son emplacement a, jusqu’à l’époque contemporaine, été signifiée par l’absence de construction. La présence antérieure de l’enceinte laisse une entaille presque imperceptible dans le quartier, mais néanmoins préservée.

« Les traces d’occupations disparues font partie du site, mais elles ont la particularité de ne plus être directement visibles au moment où la composition est élaborée, contrairement au site construit proprement dit qui, de toute façon, sauf nivellement ou destruction ................................................................................................ (59) MANGIN, David, PANERAI, Philippe, Projet Urbain. Marseille : Ed. Parenthèses,1999, page 29 (60) VESCHAMBRE, Vincent, Traces et mémoires urbaines - Enjeux

sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, France : Presses universitaires de Rennes, 2008, page 190

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volontaire, subsiste. Les traces urbaines (traces de tracés, trace de découpages, traces d’occupations bâties) sont subtiles donc fragiles, de par leur nature : fragments viaires, traces de voies partiellement disparues ; limites parcellaires, traces de voies totalement disparues, de grandes parcelles démembrées, de bâtiments détruits ; bâtiments construits ou reconstruits sur des parcelles effacées ou sur des bâtiments rasés. Le principe de la trace est celui de la persistance par inertie ou par réemploi. Les limites parcellaires et les fondations en sont les deux agents principaux. Pour les effacer ou les détruire il faut le vouloir pour une raison donnée. Sinon elles persistent en attendant d’être réemployées. Tel est le processus sédimentaire. » (61) Le quartier étudié s’organise ainsi selon un certain nombre d’axes structurants (route historique vers Sofia, tracé de l’ancien rempart), qui façonnent un cadre au sein duquel se tissent les liens entre les différents fragments urbains. Les différentes trames urbaines s’articulent autour d’axes forts et génèrent des moments de collision. Sur les premiers tracés, le bâti s’est renouvelé et les activités se sont substituées selon des rythmes variés. Le collage s’intensifie dans les structures internes générées par ces grands tracés, et des îlots anciens subsistent au milieu d’ilots complètement retravaillés et réorganisés. Ainsi, les découpages s’imbriquent selon « une histoire lente, séculaire ou parfois millénaire et l’action immédiate des habitants. […] L’histoire des villes y rencontre celles du territoire, les échelles se combinent, les durées se superposent. Tracés donc, dans le sens où le tracé est ici envisagé comme un monument : ce qui dure ». (62)

................................................................................................ (61) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 29 (62) MANGIN, David, PANERAI, Philippe, Projet Urbain. Marseille : Ed. Parenthèses,1999, page 101

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02.3. RÉINTERPRÉTATION Selon Saverio Muratori (63), l’étude d’une structure urbaine ne se conçoit que dans sa dimension historique, car elle est façonnée dans le temps par une succession de réactions et de croissances à partir d’un état antérieur. Les caractéristiques du tissu urbain s’insèrent ensuite dans cadre façonné par la structure urbaine. Enfin, le type architectural se caractérise par son application concrète dans un tissu construit. Les bâtiments sont donc des éléments à l’intérieur du tissu urbain, dont les types sont définis par leurs relations aux espaces publics et aux groupements de parcelles. L’organisation du tissu urbain varie en fonction des types de bâtiments qu’il regroupe et qui y sont localisés ; il y a donc des relations entre les types bâtis et la forme urbaine. Un rapport complexe unit le parcellaire et la typologie des logements élevés sur lui ; la relation que ces deux composantes entretiennent avec la voierie ; et les lois de leur transformation. « L’étude du rapport entre les types construits et la forme urbaine est [donc] « le moyen » de comprendre la structure de la ville à la fois comme continuité historique d’un processus et comme phénomène partiel d’une telle continuité » (64). Sur le terrain d’étude, les gabarits bâtis des blocs de logement issus de la planification socialistes ont fait l’objet d’une analyse particulière, parce qu’ils s’insèrent sur des parcelles préalablement découpées. Malgré la production standardisée des logements, des morphologies bâties très variées ont été implantées sur le site entre les années 1950 et la fin des années 1980 (petits immeubles d’habitations en R+3, grandes barres en R+8, puis, plus tard, bâtiments préfabriqués avec éléments 3D en toiture en R+10). La plupart de ces bâtiments d’habitation s’organisent pourtant systématiquement avec un rez-de................................................................................................ (63) MURATORI, Saverio, in PANERAI, Philippe, DEPAULE, Jean Charles, DEMORGON Marcelle, VEYRENCHE Marcel. Éléments d’analyse urbaine. Bruxelles : Ed. des Archives des Architectures Modernes, 1980. (64) Ibidem, page 89

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Fig. 29 : JUNG Ingrid, 2016, « échantillonage des gabarits bâtis issu de la planification socialiste (photos) »

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chaussée en retrait, qui accueille généralement des garages, et des étages en encorbellement. Ce gabarit particulier serait issu de la réinterprétation de formes architecturales traditionnelles.

2.3.1. Transposition typologique

En effet, une strate urbaine n’est jamais réductible à un fragment d’histoire, et sa composition relève de données bien plus complexes que le modèle seul. Elle s’insère en effet dans un contexte doté de deux composantes essentielles : « le site construit et les traces d’occupations disparues » (65). La planification socialiste en Bulgarie porte les idéologies modernes, mais s’insère de manière particulière dans le contexte varniote, et se transforme à son contact. Aussi, si le modèle de composition de la planification socialiste se veut radical, aucune ville, « si rigidement exécutée qu’elle puisse être, n’est jamais réductible à un seul ordre de phénomènes, et encore moins à des motifs théologiques » (66). La planification socialiste, malgré son indifférence au contexte et au climat, a, consciemment ou non, prolongé certaines traditions et proposé des transitions aux modèles traditionnels. Pour Colin Rowe (67), l’architecture moderne, malgré sa volonté de porter une ère nouvelle en complète rupture avec le passé, est enracinée dans l’histoire. Il y aurait une parenté morphologique entre les agencements spatiaux anciens et modernes (Le Corbusier / Palladio ; Mies / Michel-Ange ; …), et l’enrichissement et la diversification des figures de composition serait dû à la reprise, à l’adaptation, à la transposition, à l’inversion de modèles préexistants. On peut donc observer, sur le site, une transposition typologie entre la ville ancienne et la ville moderne. ................................................................................................ (65) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 25 (66) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 34 (67) ROWE, Colin, KOETTER, Fred, Collage City. Gollion (Suisse) : Infolio, 2002 (1978), introduction

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Selon Rachel Anguelova, les traditions populaires les plus durables sont le mode de vie et les formes d’habitation. Ainsi, si les exemplaires d’architectures vernaculaires en Bulgarie sont tardifs (vieux de 200 ou 300 ans), ils reflètent les modes de vie séculaire et durablement établis du peuple. L’architecture vernaculaire que nous retrouvons aujourd’hui trouve sa source à l’époque byzantine mais prend ses formes actuelles sous l’empire ottoman. Les maisons du réveil national bulgare sont le résultat d’une évolution de l’habitat populaire qui mélange et assimile les influences occidentales et orientales aux traditions locales transmises par les populations autochtones depuis l’antiquité (68). La maison traditionnelle bulgare, et plus généralement des Balkans, ne s’organise pas autour d’un atrium mais se présente plutôt comme une demeure compacte ouverte sur l’extérieur. Édifiée avec des matériaux disponibles localement, elle est terre battue, en terre crue (pisé), en bois, ou en pierre. Elle se décline selon plusieurs types régionaux qui varient selon les ressources disponibles, le climat, et l’environnement dans lequel elle prend place (69). Historiquement, la maison populaire bulgare est uni-spatiale : elle s’articule autour de l’âtre centrale et est liée à l’activité productive (étables, granges). Plus tard, ce noyau uni-spatial se développe et s’enrichit, en se dotant de nouvelles pièces fermées et d’une galerie couverte, le tchardak, qui fait office d’entrée principale dans la maison. La maison populaire se développe alors sur deux étages, où le rezde-chaussée est dévolu à l’activité agraire ou commerciale (cellier, étables, échoppes) ; et où les pièces d’habitation se positionnent à l’étage. L’encorbellement des pièces d’habitation s’explique tant par cette séparation des fonctions que par la volonté d’économiser l’emprise foncière. ................................................................................................ (68) ANGUELOVA, Rachel, « La maison populaire à l’époque du réveil national bulgare ». In Colloque sur l’architecture vernaculaire, Plovdiv : 1975, en ligne in <icomos.org> (69) ANGUELOVA, Rachel, « L’architecture vernaculaire de la Bulgarie ». In L’architecture vernaculaire des Balkans, Paris : UNESCO, 1985

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Fig. 30 : « Maison en encorbellement : théorie de l’économie sur le foncier ». Dessin : source inconnue (communiqué par un étudiant bulgare durant le workshop)

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2.3.2. Variation

Pierre Pinon souligne que « chaque société a progressivement engendré un ou plusieurs types de composition, qui se déclinent en variation plus ou moins importantes » (70). Ainsi, sur les morphologies bâties du terrain d’étude sont une sorte de variation de la maison bulgare traditionnelle : Les blocs socialistes présentent des rez-dechaussée en retrait, qui accueillent tantôt des commerces, tantôt dans garages. Les étages peuvent être manifestement en encorbellement ; ou alignés à ce rez-de-chaussée, mais dotées d’extensions bâties, les balcons, qui accueillent les anciens usages de la cour, et qui sont souvent fermés par les habitants. Les modifications apportées sur les balcons et sur les façades précisent le caractère traditionnel de ces habitations modernes. La maison traditionnelle bulgare est un monument-trace, au sens où l’entend Régis Debray (71). Ce philosophe français, pour élaborer une typologie de valeurs patrimoniales, distingue trois types de monuments : les monuments-formes, qui sont un fait architectural d’ordre esthétique, les monuments-traces, qui renvoient à un savoirfaire mais n’ont pas été conçus dans un registre de permanence, et les monuments-messages, qui sont utilisés comme des symboles et s’adressent habituellement directement à la postérité. La maison vernaculaire bulgare est donc un monument-trace, qui devient un type consacré, au même titre que la villa romaine ou que la maison bourgeoise, parce qu’elle se définit comme un type stable avec un programme tacite et un schéma spatial de référence lié ................................................................................................ (70) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 20 (71) DEBRAY, Régis, in VESCHAMBRE, Vincent, Traces et mémoires urbaines - Enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, France : Presses universitaires de Rennes, 2008, page 190 (72) PANERAI, Philippe, DEPAULE, Jean Charles, DEMORGON Marcelle, VEYRENCHE Marcel. Éléments d’analyse urbaine. Bruxelles : Ed. des Archives des Architectures Modernes, 1980, chapitre 3

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à une culture et à une région (72). La modification des modes de vie, la séparation des lieux de travail et de logement, l’industrialisation des modes de construction en Bulgarie dans sa période socialiste ont entraîné la rationalisation du logement et la création de plans types, puis la construction en série par la répétition du même plan type. Or, pendant la période communiste, l’architecture vernaculaire ou populaire devient l’incarnation de la nation et représente le peuple, parce qu’elle s’oppose à l’architecture monumentale religieuse. Si le modèle n’est pas reproduit à l’identique, le modèle du type consacré est, en Bulgarie, actualisé, et devient un plan type. L’implantation du modèle advient sélectivement, et le prototype est réduit à un petit nombre de caractéristiques qui en assurent l’identité. Ainsi, les formes architecturales produites par la planification socialiste entretiennent un rapport de référence (73) avec des pratiques sociales et des modèles culturels et sociaux antérieurs. Comme le souligne Philippe Boudon, « Les espaces de référence architecturaux sont constitués de modèles formels transmis par le langage, la réalité construite, ou par la représentation » (74). « Les espaces de référence extérieurs à la démarche architecturale [sont constitués par le] contexte politique, économique, épistémologique, géographique, architectural, ces derniers sous la forme de discours théoriques ou de modèles architecturaux ». (75)

................................................................................................ (73) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et

déformation des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, chapitre 1 « Problématique de la Forme » (74) BOUDON, Philippe, La ville de Richelieu. Paris : AREA, 1972, page 89 (75) Ibidem, page 42

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02. CONCLUSION PARTIELLE Le collage, que nous avions identifié dans la première partie, est donc guidé par des traces qui façonnent la géométrie des différents fragments urbains. Parce que la composition urbaine s’insère dans un site particulier, doté d’un contexte particulier, les implications spatiales de chacune des pièces urbaines et architecturales sont particulières. La confrontation des différentes trames « font de toute ville au moins centenaire un assemblage de fragments : ces réseaux sont maillés diversement, obéissent à des orientations différentes, présentent des étendues inégales et se rencontrent selon des modalités chaque fois nouvelles. Il est rare que la mise en place d’une nouvelle grille s’accompagne de décisions qui garantissent un minimum d’unité architecture ; simplement, la grille s’offre au remplissage à la faveur des règlements locaux, le plus souvent peu contraignants. » (76) Ainsi, chaque pièce urbaine s’insère dans le canevas urbain selon une topologie et une géométrie qui lui est propre. « La topologie rend compte des positions et des liaisons : Le positionnement intéresse plus particulièrement le découpage ou les occupations ; Le liaisonnement intéresse plus particulièrement les tracés. […] La géométrie rend compte des figures et des directions. Elle concerne surtout les tracés ou éventuellement le contour des découpages. La géométrie joue un rôle important dans l’intégration des figures ou des directions les unes aux autres » (77). Ainsi, si la ville est fragmentaire, elle n’en est néanmoins pas moins articulée. Il s’agira donc de voir, par l’étude de trois îlots urbains, comment se suturent les pièces urbaines et architecturales sur le terrain d’étude. ................................................................................................ (76) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 191 (77) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I-Repères. Paris : Les Editions du STU, 1992, page 57

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03

SUTURE

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Objectifs de la démonstration

La ville se façonne selon un processus sédimentaire : pour Rem Koolhaas, « on crée [en effet] l’espace en empilant de la matière sur de la matière, qu’on cimente pour donner forme à un nouvel ensemble » (78). L’accumulation d’objets générerait des lieux de rencontre et de confrontation entre les différentes pièces du collage, où la mise en place de raccords entre les fragments urbains serait nécessaire. Ces raccords, apparentés à des accidents structurels, feraient de la ville « une toile sans araignée » (79). La suture entre les pièces territoriales, urbaines, et architecturales serait ainsi assurée soit par des éléments d’articulation, soit par la déformation des pièces formelles, soit par une intégration totale dans le canevas. La ville additive, construite par couches, impliquerait donc la formalisation d’éléments de suture.

Pour Alain Borie (80), le territoire urbain se compose de plusieurs niveaux constitutifs, dont les échelles sont imbriquées. Parce que chaque strate se superpose, et parce que chaque élément s’insère au sein du canevas, les niveaux s’entremêlent pour façonner la structure du territoire urbain. Le premier niveau est donc celui du site urbanisé ; qui est issu du rapport entre la forme urbaine et la morphologie du site naturel. Le second niveau est celui de la forme urbaine ; qui est issue du rapport entre le tissu urbain et la structure urbaine (grands axes structurants, grands équipements et monuments). Le troisième niveau est celui du tissu urbain, qui rassemble l’ensemble des relations entre les composants urbains constants et répétitifs (parcelle, rues, types architecturaux). Enfin, le dernier niveau est celui des types architecturaux, qui ................................................................................................ (78) KOOLHAAS Rem, La Ville Générique, Junkspace: repenser radicalement l’espace urbain, Paris: Payot & Rivages, 2011, 120 pages (79) Ibidem, page (80) BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse morphologique des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 2

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Objectifs de la démonstration

sont les modèles de références dont s’inspirent plus ou moins tous les bâtiments. Le tissu urbain fait partie intégrante de la forme urbaine, qui fait elle-même partie intégrante du site urbanisé. Pour Alain Borie, la particularité de chaque tissu urbain découle de la combinaison spécifique des espaces et des formes construites. Chaque tissu urbain est le fait de la richesse, à la fois, du « vocabulaire urbain » (les divers de constructions ; les rues ; les places ; qui varient d’un territoire à l’autre) et de la « syntaxe urbaine » (81). Alors que les deux premières parties du mémoire tendaient à comprendre les relations qu’entretiennent le site urbanisé et la forme urbaine, il s’agira ici d’étudier plus particulièrement, dans le cadrage d’étude, les rapports entre tissu urbain et types architecturaux, afin de comprendre comment leur combinaison particulière donne à chaque ville sa spécificité propre. Pour ce faire, l’analyse se centrera sur trois îlots du cadrage qui, par leur structure et leur évolution, présentent un collage dense et particulier de pièces traditionnelles, modernes, et contemporaines Dans un premier temps, nous identifierons les origines et la localisation des éléments de suture.

................................................................................................ (81) BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse morphologique

des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 1

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03.1. ORIGINES

3.1.1. Formation, Structuration

Pour Henri Lefebvre (82), la forme urbaine ou architecturale serait le résultat d’un compromis entre la forme pure (la forme mathématique et scientifique) et la forme contextuelle. En effet, la forme conçue s’insérerait dans un contexte urbain concret, mais également dans un contexte historique et social, et se modifierait à son contact. Ainsi, les pièces urbaines et architecturales se constituent d’abord, selon Pierre Pinon (83), par formation, c’est - à - dire par construction de formes identifiables, puis par déformation, c’est-àdire par altération et destruction partielle d’organisations formelles, quand elles s’insèrent dans leur site. Selon Christopher Alexander, « Tout problème de conception débute par un effort pour parvenir à l’adaptation réciproque, à « l’adéquation » de deux entités : la forme considérée et son contexte. Le véritable objet de la discussion n’est pas la forme seule, mais l’ensemble comprenant la forme et son contexte. La bonne adaptation est une propriété souhaitée de cet ensemble » (84).

La conception architecturale consiste donc d’abord en l’adaptation réciproque des formes et de leur contexte (humain et ................................................................................................ (82) LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville (1968). Paris : Economica, 2009, 135 pages (83) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et

déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, 203 pages (84) ALEXANDER, Christopher, La Synthèse de la forme. Paris : Dunod, 1971, page 12

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physique). Ce rapport d’adaptation peut être de trois types : le rapport de production (la forme est un produit du contexte dans lequel elle s’insère), le rapport de référence (la forme est influencée et se réfère à des modèles), et le rapport de signification (la forme rétroagit comme signe sur son contexte). Parce qu’il considère que les formes sont à la fois signe, modèle, et produit, Pierre Pinon propose de superposer ces trois approches dans l’analyse des objets architecturaux et urbains. Ensuite, la forme architecturale ou urbaine se façonne selon « une double structuration, à la fois de la matière et de l’espace, c’est-à-dire de ce que les architectes appellent le plein et le vide » (85).

Alors que la structuration de la matière s’opère par l’enveloppe extérieure et la partition interne, la structuration de l’espace est issue des rapports entre espaces statiques et espaces dynamiques. L’opposition entre espace et matière apparait lors de la conception architecturale, mais se stabilise et disparaît complètement quand l’objet architectural ou urbain est réalisé. La forme architecturale est donc issue d’un état d’équilibre entre la structuration de l’espace et celle de la matière. Aussi la forme s’adapte-t-elle d’une part à son « contenu » et à son « contexte » (sens restreint), d’autre part est-elle sujette à une adaptation interne, par la recherche de cohérence entre structuration de l’espace et structuration de la matière.

3.1.2. Interstices

L’objet architectural est indissociable de son contexte physique et de son environnement. Il se doit d’être en cohérence avec son contenu (son programme) et avec son contexte formel. ................................................................................................ (85) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, page 23

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Quand il s’insère dans le tissu urbain, le modèle formel s’adapte et se transforme afin de limiter la dislocation de l’environnement. Ainsi, la ville ne se comprend pas comme une succession de bâtiments apposés les uns à côtés des autres, mais plutôt comme une matrice, un maillage interconnecté. Pour Pierre Pinon, la déformation est le phénomène par lequel une forme contrariée se modifie. Il suppose donc qu’à l’origine de chaque forme déformée, de chaque forme articulée, se trouve une contradiction, un obstacle dans le déroulement naturel de sa formalisation. Ainsi, « les formes sont signifiantes, aussi, en ce qu’elles traduisent les conflits qui président à leur conception » (86). Les éléments de suture peuvent être issus de contradictions entre les données d’un programme et le contexte, entre le programme et le modèle formel, entre deux modèles formels, entre deux données du contexte, … . Il existe donc deux catégories de contradiction : Les contradictions subies, qui proviennent des données du programme et du contexte physique ; et les contradictions voulues, qui correspondent à des volontés formelles ou font références à des modèles stylistiques ou sémiotiques. Ces deux catégories de contradictions engendrent des déformations subies (éviter un recouvrement) et des déformations voulues (ne pas accepter la désobéissance avec un positionnement de proximité). Les articulations, les déformations, les raccords entre les différents fragments apparaissent donc, pour Pierre Pinon, à la jonction entre architectural et urbain. Le plus souvent, les prérequis urbains déforment les éléments architecturaux ; mais il arrive que les éléments architecturaux, et en particulier les éléments singuliers, déforment les pièces urbaines. Une des spécificités de ces raccords est « le caractère accidentel et occasionnel de leur morphologie, qui les apparente à des formes en mutation » (87). Rem Koolhaas qualifie ................................................................................................ (86) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, page 51 (87) Ibidem, page 47

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de « bord d’eau » la zone de contact et de rencontre d’un tissu avec un autre. Selon lui, « Le joint ne fait plus problème : les transitions se font par agrafage et collage, les vielles bandes marron maintiennent tout juste l’illusion d’une surface sans rupture, des verbes inconnus de l’histoire de l’architecture sont devenus indispensables : serrer, sceller, plier, jeter, coller, amalgamer. Chaque élément joue son rôle, dans un isolement négocié » (88). Pour comprendre, d’une part, comment se positionnent les différents fragments les uns à côtés des autres ; d’autre part, comment s’opère la suture des pièces architecturales et urbaines, la méthodologie d’analyse propose de croiser les approches d’Alain Borie et de Pierre Pinon, et d’étudier trois macro-ilots situés sur le cadrage d’étude. Présentation des terrains d’études Les trois îlots étudiés ont été retenus pour la diversité de leurs typologies architecturales, pour leur confrontation aux tracés gouvernant le site, et pour les étapes de leurs évolutions. Chacun de ces îlots a été dessiné et délimité à la fin du XIXème siècle, mais ils ont été réinvestis par la planification socialiste à la période moderne. Ainsi, le premier ilot se situe au Sud-Ouest du cadrage, à l’emplacement de l’ancienne fortification varniote. Il présente des gabarits hétérogènes et conserve un important tissu traditionnel Le second ilot fait face au premier, de l’autre côté de l’avenue Vladislav Varnenchik. Son organisation est plus graduelle, en ce sens qu’elle distingue intervention traditionnelle et intervention contemporaine. Enfin, le dernier ilot est situé au nord du cadrage, et s’étend du boulevard Slivnitsa à l’avenue Vladislav Varnenchik. Pourtant édifié sur les bases d’un tissu traditionnel, il a presque totalement effacé les constructions préexistantes pour être totalement refaçonné. ................................................................................................ (88) KOOLHAAS Rem, La Ville Générique, Junkspace: repenser radicalement l’espace urbain, Paris: Payot & Rivages, 2011, 120p.

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ÎLOT 1

ÎLOT 2

ÎLOT 3

Fig. 31 : JUNG Ingrid, 2016, « Axonométries volumétriques des îlots »

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03.2. RELATIONS Alain Borie (89) propose, pour analyser la morphologie des tissus urbains, de les décomposer en systèmes, afin de mettre au jour l’organisation des relations entre les composants de mêmes natures morphologiques. Il définit ainsi le système parcellaire (ensemble des relations entre les parcelles), le système viaire (ensemble des relations entre les rues), le système du bâti et le système des espaces libres. Ces différents systèmes peuvent se superposer en tous points du tissu urbain, et n’importe quel élément du tissu urbain est composant d’un ou plusieurs systèmes définis. De même, tout problème de morphologie des tissus est issu d’une certaine forme de rapport (ou de conflit) entre ces systèmes. Le parcellaire (découpage du territoire en unités foncières) et la voierie (qui innerve ces parcelles) sont des modes de distributions du territoire urbain ; alors que le bâti et les espaces libres constituent des modes d’occupation du territoire urbain (pleins / vides). L’analyse propose une démarche de décomposition et de recomposition d’un tissu urbain, en s’appuyant : - Sur les critères topologiques, qui permettent de caractériser les rapports entre les éléments selon leurs positionnements réciproques. Les occupations au sol sont analysées selon leurs positions respectives (éloignement, proximité, contiguïté, chevauchement, inclusion, superposition). Les tracés sont envisagés selon leurs caractères continus ou discontinus et leurs liaisonnements (direct ou indirect, linéaire, arborescent, rayonnant, en boucle, en résille, tramé, …). - Sur les critères géométriques, c’est-à-dire sur les caractéristiques géométriques des composants et des systèmes (régulières, irrégulières, géométriques, déformées, résiduelles, organiques), et sur les directions respectives des composants et des ................................................................................................ (89) BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse morphologique

des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 3

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systèmes les uns par rapports (obéissance par parallélisme, par perpendicularité, par convergence ; obéissances latérales, axiales, totales ; désobéissance). - Sur les critères dimensionnels, en étudiant les rapports de dimension entre les composants et leurs proportions respectives. Dans le cadre de notre étude, et compte-tenu le fait qu’il est difficile de définir la parcelle comme une unité foncière en Bulgarie (peu d’informations relatives à ce sujet), le système parcellaire n’est pas pris en compte. Par ailleurs, les bâtiments sont ici considérés comme une masse pleine ; et ne sont appréhendés que dans leur volumétrie extérieure. Les dispositions intérieures des bâtiments (plans coupés) ne sont pas prises en considération.

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3.2.1. Le système viaire

Alain Borie distingue trois types de systèmes viaires : les systèmes linéaires (un seul chemin mène d’un point à un autre), les systèmes en boucle (deux chemins mènent d’un point à un autre), et les systèmes en résille (une multitude de chemins mènent d’un point à un autre).

Schématisation des typologies topologiques des systèmes viaires

Les ilots étudiés s’inscrivent dans un système viaire en résille, et leurs contours sont identifiés par des rues de natures à peu près équivalentes. Ce système en résille se présente comme un maillage, dont les voies sont hiérarchisées par leur dimensionnement (ilot 1, 2, 3), et par le nombre d’issues (ilot 2, ilot 3). Le dimensionnement intéresse tant la largeur de la voie que sa longueur puisque, plus une route est longue, « plus sa fonction de desserte s’accroit et plus elle a un rôle structurant dans la ville » (90). Au sein de cette structure en résille, et notamment parce que la planification socialiste a procédé à la fusion des ilots et à leur restructuration interne, les systèmes viaires secondaires se combinent diversement pour générer une sous-structure. La combinaison des systèmes s’opère par juxtaposition, par inclusion, ou par superposition. Ainsi, si l’ilot 1 n’est pas irrigué par des voies internes ; l’ilot 2 inclue un système arborescent dans un système en échelle. L’ilot 3, quant à lui, juxtapose un système en boucle à un système linéaire. ................................................................................................ (90)BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse morphologique des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 18 Fig. 32 : JUNG, Ingrid, 2016, « Systèmes viaires des îlots (plans) »

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ÎLOT 1

ÎLOT 2

ÎLOT 3


ÎLOT 1

ÎLOT 2

ÎLOT 3


3.2.2. Le système bâti

Alain Borie distingue trois typologies topologiques bâties de « base » (91) : le bâti ponctuel, (bâti discontinu), le bâti linéaire (juxtaposition des bâtiments dans une seule direction de l’espace), et le bâti planaire (accolement du bâti dans plusieurs directions de l’espace, généralement perforé par des cours qui ne compromettent pas sa continuité). Chacun de ces systèmes peut être ramifié soit par des constructions annexes (apprentis, rajout divers), soit par des ailes en retour. Ce phénomène de ramification reste dépendant de la direction principale et ne compromet pas le type topologique.

Schématisation des typologies topologiques des systèmes bâtis

L’îlot 1 est ainsi caractérisé par un système de bâti originellement planaire qui, aux suites des substitutions et des destructions, s’est finalement éclaté. Ainsi, l’implantation du bâti est aujourd’hui, sur la limite NordEst de l’îlot, linéaire et continue. Les masses bâties présentent une très forte continuité par accolement des bâtiments en double mitoyenneté. ................................................................................................ (91) BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse morphologique des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 20

Fig. 33 : JUNG, Ingrid, 2016, « Systèmes bâtis des îlots (plans) »

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3.2.2. Le système bâti

Ce front bâti, hérité du début du XXème siècle, se positionnent non pas face à l’avenue Vladislav Varnenchik, mais face à la place qui lui est adjacente. Le schéma d’implantation planaire de l’ensemble de l’îlot est partiellement recréé par l’implantation du bloc socialiste (volume tour) et du transformateur électrique (volume plot) en limite de parcellaire sur la face Sud-Ouest de l’îlot. L’îlot 2 présente, dans sa partie Ouest, un système bâti planaire ramifié ; dont la structure est issue du début du XXème siècle, mais dont les bâtiments et les extensions ont parfois été remplacés par des édifices contemporains. La partie Est de l’îlot, totalement restructurée par la planification socialiste, organise l’implantation du bâti selon un système ponctuel (blocs linéaires, plots). Cet îlot est caractérisé par une très forte hétérogénéité dimensionnelle entre les bâtiments de ces deux parties. L’îlot 3 accueille un couvert bâti essentiellement ponctuel, non ramifié, qui s’organise de manière orthogonale à partir des axes de circulation adjacents. L’îlot 3 accueille notamment le siège central de la société générale, un bâtiment postsocialiste dont l’accès principal (piéton) s’effectue sur l’avenue Vladislav Varnenchik. Cet élément singulier s’insère dans le tissu urbain formé par l’ensemble des éléments bâtis répétitifs par isolement : il est détaché sur toutes ses faces du bâti environnant et ne s’oriente pas, à l’inverse de ses voisins, vers l’intérieur de l’îlot ; mais sur l’avenue. L’orientation de ce bâtiment contraste donc avec l’orientation générale de la trame bâtie. La croissance urbaine, qui s’est opérée par substitution sur le site, a entraîné pour chacun des îlots une modification du système bâti. Le système bâti traditionnel a ainsi été modifié à l’époque moderne, et le système bâti moderne a ensuite été modifié à l’époque contemporaine.

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3.2.3. Recomposition

Fig 34 : BORIE, Alain, DENIEUL, François, « Recomposition des systèmes» In Méthode d’analyse morphologique des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, page 107

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3.3 SUTURE Pour Pierre Pinon (92), toute forme est décomposable en « éléments » premiers d’une part et en « liaisons » (qui assurent la cohérence au tout) d’autre part. Les éléments formels sont de trois types : linéaires, planaires, et volumiques.

Les différents types de liaisons entre les éléments formels sont assurés d’abord par des rapports topologiques de positionnement : éloignement, proximité, accolement, recouvrement, inclusion.

Ensuite, les liaisons entre les éléments formels sont assurées par des rapports géométriques d’obéissance : par centralisation, par parallélisme, par axialisation, par tangence, par perpendicularité.

« L’ambiguïté du mot obéissance est […] expressive à la fois d’une dépendance temporelle et d’une interdépendance spatiale des formes les unes par rapport aux autres » (93). Ainsi, le repérage des obéissances peut permettre la datation des formes les unes par rapport aux autres. Enfin, l’intégration est le troisième type de rapport entre les éléments formels. Elle propose d’étudier les relations entre deux ou plusieurs éléments architecturaux selon leur aptitude à former un tout plus ou ................................................................................................ (92) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et

déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006 (93) Ibidem, page 39

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moins cohérent. L’intégration s’opère par répétition, par subordination, ou par unification, entre l’objet architectural et la forme urbaine, et entre la forme urbaine et le paysage.

La mise en rapport des éléments architecturaux s’établit selon des modalités toujours nouvelles, et peut entrainer la modification, ou non, des éléments résultant de la confrontation. Ainsi, les modalités de rapport entre les éléments peuvent être un rapport d’intégrité, de déformation, ou d’articulation.

Les formes se comprennent donc tant par les éléments qui les constituent que par leur liaisonnement. La combinaison de ces entités génère des sutures particulières sur chaque site.

Modalités de suture Pour Pierre Pinon, il existe trois causes formelles d’articulation: D’abord, l’articulation peut être issue des relations entre les espaces dynamiques (les espaces de connexion et de circulation) et les espaces statiques (les espaces sans orientations préférentielles), au niveau architectural comme au niveau des formes urbaines et territoriales. Si la forme statique est une masse, les formes dynamiques peuvent par exemple se déformer pour la contourner. Si la forme statique est un pôle d’attraction (pont, porte d’enceinte), les formes dynamiques se déforment pour converger vers lui. Le dynamique déforme parfois le statique par érosion (angle d’un bâtiment arrondi à un carrefour par exemple). Ensuite, l’articulation peut être issue d’un phénomène d’inclusion, c’est-à-dire du rapprochement de géométries différentes, ou d’un ordre organique et d’un ordre géométrique. Enfin, et le plus souvent, le phénomène à l’origine des

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Fig 35 : « Positionnement, Obéissance, Intégration, Modalité des rapports entre les formes », in BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre,

Forme et déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, page 46

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déformations est un décalage d’axes : les formes sont articulées car elles obéissent à deux axes différents. C’est majoritairement le cas sur le terrain d’étude. En effet, « si l’on excepte les villes planifiées (qui encore n’échappent pas toujours aux contraintes du sites), les formes urbaines se constituent par juxtaposition et superposition d’ordres formels successifs et différents. Ces trames géométriques prolongent ou recoupent des réseaux organiques, des architectures s’implantent sur des parcelles formées pour d’autres usages ou par d’autres occupations ». (94) Une forme articulée, une forme déformée, une déforme, est donc une forme qui obéit à la fois à deux ordres géométriques différents (ordres orthogonaux d’orientation différentes, ordre orthogonal et ordre curviligne, …) sans perdre son unité.

En milieu urbain, et compte-tenu du phénomène de stratifications, les décalages d’axes et les changements d’échelles abondent. « Si les déformations sont nombreuses, elles sont légères. Prises une par une, elles seraient quasi imperceptibles et insignifiantes. Mais c’est justement leur présence incessante qui rend « vivantes » les formes des tissus urbains traditionnels » (95). L’articulation est donc issue d’une double obéissance. Elle peut éviter la déformation par décomposition de la forme en deux parties, chacune assumant une des désobéissances. Généralement, des éléments de jonction renouent la relation entre les deux parties dissociées.

L’articulation et la déformation modifient les formes urbaines et architecturales, en établissant un équilibre entre les nécessités ................................................................................................ (94) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, page 65 (95) Ibidem, page 71

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d’adaptation à un contexte contradictoire, et la référence à la forme concrète et idéale qui lui sert de modèle. La suture est issue d’une double obéissance contradictoire et se traduit par la modification (partielle, accidentelle) de l’ordre géométrique ou organique d’une forme. Elle consiste alors en une adaptation circonstancielle et/ou en une récupération esthétique. La déformation des formes architecturales touche le volume, l’enveloppe extérieure, la partition interne, les espaces internes, et les enveloppes intérieures. La déformation des formes urbaines touche l’enveloppe ; l’emprise au sol du bâti, les partitions internes (trame viaire et trame parcellaire).

Étude de cas Afin de saisir la manière dont se suturent les pièces architecturales et urbaines sur le cadrage, nous allons étudier, sur chacun des îlots, l’évolution du bâti et du découpage structurel, les directions des tracés, afin de voir comment des articulations peuvent se formaliser de manière très différentes en des positions très proches.

Fig. 36 : JUNG, Ingrid, 2016, « îlot 1 : suture par articulation »

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3.3.1. Îlot 1 - Suture par articulation

Dispositions originelles Façonné à la fin du XIXème siècle, cet îlot est initialement composé de deux fragments, séparés par les fortifications. La partie Sud, comprise dans les enceintes fortifiées, obéit à l’ordre fixé par le cadre des remparts, et se positionne dans la continuité des îlots préexistants. Cette partie n’est pas bâtie mais investie comme une place résiduelle, dont les contours sont définis par les masses bâties adjacentes. La partie Nord s’implante de l’autre côté du rempart, et fait face à la partie Sud par parallélisme. L’inflexion de l’avenue Vladislav Varnenchik entraine le glissement des contours de l’îlot Nord, dont la direction devient parallèle à l’avenue historique. Cet îlot s’organise selon un système bâti planaire, et présente un front bâti continu sur chacun de ses cotés.

Interventions modernes La planification socialiste procède à la destruction partielle de l’îlot Nord, et installe des blocs de logement sur les parcelles désormais libérées. L’îlot Sud, jusqu’alors exempt de construction, est investi par un bâtiment socialiste en R+5, qui ne s’implante pas dans la direction suggérée par le découpage parcellaire, mais perpendiculairement à l’avenue Vladislav Varnenchik. S’il s’implante en fonction de ce tracé majeur, il présente, paradoxalement, une façade principale au Sud et un pignon sur l’avenue Vladislav Varnenchik. D’une certaine manière, l’obéissance à l’axe des remparts perdure par centralisation, et non plus par parallélisme.

Interventions contemporaines A la période contemporaine, les deux îlots, jusqu’alors distincts et toujours implicitement séparés par la traces des remparts, fusionnent avec la mise en place de deux bâtiments qui se positionnent

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Fig. 37 : JUNG Ingrid, 2016, « îlot 1 : suture par articulation »

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Front bâti faubourien face aux remparts

Bâtiment administratif période socialiste

Façade commerçante à la sortie de ville

Implantation qui préserve le tracé de l’ancien rempart

(+/- 1890)

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Bâtiment contemporain RdC commercial ARTICULATION / ROTULE

AXE REMPART

Fig. 37 : JUNG Ingrid, 2016, « îlot 1 : suture par articulation »

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3.3.1. Îlot 1 - Suture par articulation

comme jalon entre les deux fragments. La densification de la partie Sud s’opère d’abord par la mise en place d’un objet architectural décomposée en deux sous-formes : une forme modèle respectée, et une forme contradictoire assumée. En effet, dans sa partie Sud, le gabarit planaire du bâtiment est sensiblement similaire à celui du bâtiment socialiste, et obéit à la même direction. Ce bâtiment s’aligne dans l’axe du front bâti positionné de l’autre côté de Vladislav Varnenchik, sur la rue Drin, et engendre une place publique triangulaire. La partie Sud du bâtiment, qui fonctionne comme un espace principal doté d’une fonction majeure, n’est pas altérée. La partie Nord du bâtiment, quant à elle, se formalise comme un pentagone quelconque, qui obéit tant à l’axe insufflé par l’intervention socialiste qu’aux dispositions originelles de l’ilot Nord. Parce que les données du site sont contradictoires, l’intervention contemporaine procède à la fusion des deux îlots en rejetant les déformations dans les espaces interstitiels. La récupération s’opère par rotule, et « procède finalement dans un premier temps par des déformations virtuelles des espaces majeurs, et dans un second temps par des déformations réelles des espaces secondaires » (96). L’axe des remparts est finalement complètement obstrué par un bâtiment en RDC sur l’avenue Vladislav Varnenchik, qui se positionne comme une rotule entre les deux îlots. Le problème de raccordement est donc polarisé sur un axe, pour laisser les deux fragments adjacents intacts. Les bâtiments modernes fonctionnent comme des rotules urbaines qui s’insèrent entre deux trames. Le macro-îlot s’organise ainsi, aujourd’hui, selon un système bâti planaire. Les traces de l’ancien rempart ont été gommées pour procéder à la suture des deux îlots par articulations. L’ancienne fortification ne subsiste que dans certains signes : le bâtiment à l’angle de l’îlot primaire, édifié à la fin du XIXème siècle, faisait alors face aux remparts. Aujourd’hui, sa façade est enclose à l’intérieur de l’îlot. ................................................................................................ (96) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, page 107

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Fig. 38 : JUNG, Ingrid, 2016, « îlot 2 : suture par déformation »

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3.3.2. Îlot 2 - Suture par déformation

Dispositions originelles Façonné à la fin du XIXème siècle, juste après la destruction des remparts, cet îlot est issu de la fusion de quatre fragments initiaux. Ces fragments s’insèrent dans le cadre délimité par les anciens remparts, et font le lien entre le boulevard Slivnista (ancienne fortification Est) et l’avenue Vladislav Varnenchik. Les quatre îlots s’implantent, sur leur limite Nord, par perpendicularité vis-à-vis de l’axe des remparts. Les deux îlots Ouest obéissent, dans leur limite Sud, à la direction insufflée par la ville traditionnelle préexistante et notamment à l’axe de la rue Drin. Les deux îlots à l’Est s’organisent perpendiculairement au boulevard Slivnitsa et présentent une géométrie orthogonale.

Interventions modernes La planification socialiste procède à la restructuration quasitotale des îlots. Parce que le déroulé du centre moderne socialiste s’opère à partir du boulevard Slivnitsa, l’îlot le plus à l’Ouest, bordé par l’avenue Vladislav Varnenchik, n’est pas investi durant la période moderne et reste fidèle à ses dispositions d’origines. Le reste des fragments, en revanche, fusionnent, et une circulation interne nouvelle est mise en place, en isolant une maison datant du début du XXème siècle dans un micro-ilot nouveau. De plus, les îlots subissent, dans leur limite Nord, une inflexion qui les rendent parallèles aux remparts. Les bâtiments socialistes, concentrés dans la partie Est, s’implantent en limite de parcellaire. Trois bâtiments identiques prennent d’abord place le long de la limite nord de l’îlot et entretiennent des rapports de nature géométrique, avec une obéissance par axialisation. Ils s’intègrent dans le tissu par répétition du même volume. Surtout, la planification socialiste met en place un bâtiment de type bloc linéaire sur la limite Sud de la parcelle. Ce bâtiment rencontre un problème compositionnel dans son implantation : doit-il être perpendiculaire au boulevard Slivnitsa, comme les autres blocs

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Fig. 39 : JUNG Ingrid, 2016, « îlot 2 : Suture par déformation »

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Barre de logement période socialiste DEFORMATION PAR TORSION

Obéissance au boulevard Vladislav Varnenchik

Obéissance au boulevard Slivnitsa

Fig. 40 : JUNG Ingrid, 2016, « îlot 2 : suture par déformation »

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3.3.2. Îlot 2 - Suture par déformation

socialistes, ou perpendiculaire à l’avenue Vladislav Varnenchik, comme les bâtiments qui lui sont adjacents ? Finalement, et de manière assez singulière, le modèle référentiel du bloc socialiste est ici déformé pour obéir à ces deux tracés. Ainsi, la contradiction est ici subie, et résolue par déformation. La torsion du bâtiment constitue, pour Pierre Pinon (97), une acceptation passive de la déformation ; permise par la souplesse du modèle architectural. Finalement, la forme de ce bloc linéaire est issue de l’équilibre, du compromis, entre exigence d’intégration et attachement à un modèle. Si le principe géométrique de référence est reconnaissable dans l’objet final ; il est déformé pour s’intégrer dans le site. Le raccordement du bâtiment à l’ossature viaire (rue Drin), et le chevauchement des trames anciennes et nouvelles engendrent la création d’un espace résiduel de stationnement au pied du bâtiment. Cet espace triangulaire, issu de la non-déformation de la voie, devient un substrat du processus de suture. Interventions contemporaines L’intervention contemporaine, sur cet îlot, est relativement modeste. Simplement, des édifices contemporains ont pris place, à l’Ouest, sur des parcelles anciennes. Ce jeu de substitution, permis par le découpage de la structure traditionnelle, modifie les bâtiments sans modifier le fonctionnement global de l’îlot. Finalement, cet îlot s’insère dans un tissu urbain où se rencontrent deux maillages majeurs aux directions différentes. Pour suturer les fragments traditionnels, modernes, et contemporains, un bâtiment est déformé pour obéir à la fois à deux ordres géométriques différents. La torsion de la barre socialiste permet de réinvestir un tissu aux caractéristiques formelles spécifiques sans qu’elle perde son unité. ................................................................................................ (97) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006

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Fig. 41 : JUNG, Ingrid, 2016, « îlot 3 : suture par intégration »

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3.3.3. Îlot 3 - Suture par intégration

Dispositions originelles Ce macro-îlot est issu de la fusion de six îlots préexistants, façonnés à la fin du XIXème siècle par obéissance au boulevard Slivnista. Seul un bâtiment traditionnel subsiste sur cet îlot. Compte tenu la structure des tissus alentours, l’hypothèse peut être émise que les îlots présentaient un système de bâti planaire moyennement dense, à l’image de ses voisins.

Interventions modernes Pour accompagner le centre moderne du boulevard Slivnista et les bâtiments en peigne sur Vladislav Varnenchik, la planification socialiste a procédé à la destruction quasi-totale des bâtiments préexistants, et à la fusion des 6 îlots en un macro-îlot. Celui-ci est desservi par des voies de dessertes internes qui, en de nombreux points, s’alignent sur les découpages anciens. En fait, les différentes strates s’assemblent ici par intégrité, en respectant les lignes et les directions préétablies. Une inflexion est donné à la parcelle jouxtant Vladislav Varnenchik afin de retrouver la perpendicularité. Les bâtiments socialistes, de types blocs linéaires et barres, s’adaptent aux données du contexte par périmètres, et s’alignent aux limites parcellaires. Dans une certaine permanence aux dispositions d’origine, les bâtiments s’orientent et s’articulent autour du cœur d’îlot ; mais au sein d’un nouvel et grand îlot. Au centre de ces barres s’installent des espaces verts, des espaces de stationnements, et des jeux pour enfant.

Interventions contemporaines En 2008, un bâtiment en R+4 se substitue aux derniers bâtiments du début du XXème siècle épargnés par la planification socialiste. Parce que la fin du régime socialiste réentraine la distinction des sols privés et publics, il s’implante sur les contours exacts des

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Fig. 42 : JUNG Ingrid, 2016, « îlot 3 : suture par intégration »

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Bâtiment commercial Période contemporaine (2009) INTEGRITE

Bâtiments préexistants démolis Inclusion dans l’emprise actuelle

Tracé parcellaire originel (1897)

Fig. 43 : JUNG Ingrid, 2016, « îlot 3 : suture par intégration »

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3.3.3. Îlot 3 - Suture par intégration

volumes qui l’ont précédé. Il prolonge ainsi le système d’implantation adopté par les socialistes sur cette parcelle La parcelle est également investie, à l’époque contemporaine, par le siège central de la société générale. Ce bâtiment singulier, qui fonctionne comme une architecture monumentale, explore le vocabulaire architectural post-moderniste. A l’inverse de ses voisins, le bâtiment ne s’oriente pas vers le cœur d’îlot, mais s’ouvre sur l’avenue Vladislav Varnenchik. Il s’insère donc dans le tissu urbain en refusant toute déformation, et en géométrisant sa forme de manière systématique. L’intégrité de la forme du bâtiment est préservée, et les espaces de sutures sont refoulés dans les espaces extérieurs résiduels, dont la forme est imposée par les masses bâties, parfaitement définies géométriquement. Ainsi, ce troisième îlot présente une troisième possibilité de sutures entre les pièces urbaines et architecturales. Ici, le respect rigoureux des tracés préexistants dans l’implantation suivante crée des rapports d’intégrité entre les différents fragments. Pour Koolhaas, « chaque élément joue son rôle, dans un isolement négocié ». Le collage d’objets traditionnels, modernes, et contemporains, s’opère alors par intégration dans les mailles du tissu urbain.

................................................................................................ (98) KOOLHAAS Rem, La Ville Générique, Junkspace: repenser

radicalement l’espace urbain, Paris: Payot & Rivages, 2011, 120 pages

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03. CONCLUSION PARTIELLE L’accumulation d’objets sur un même périmètre génère des lieux de rencontre et de confrontation entre les différentes pièces du collage. L’implantation d’un modèle formel dans un contexte existant entraine donc un processus de suture, qui permet d’adapter les objets architecturaux à leur milieu. Cette suture s’opère par articulation, par déformation, ou par intégration. Elle n’est pas un phénomène mineur dans les villes historiquement constituées, qui sont le terrain privilégier de confrontation d’intérêts contradictoire. Si cette suture est accidentelle et doté d’un caractère formel particulier, elle peut s’observer et se comprendre de façon logique, parce qu’elle est la concrétisation de certaines distorsions qui apparaissent au cours de la conception. Ainsi, les éléments d’articulation, les éléments déformés, et les pièces totalement intégrés attestent des difficultés compositionnelles de la mise en place du collage, ce qui permet d’une part de lire leurs origines et de comprendre la manière dont ils ont été élaborés. La suture est donc opérée par une dialectique et une réciprocité entre une forme et son contexte, et non par une application univoque. Sur le cadrage, la suture entre les pièces architecturales traditionnelles, modernes, et contemporaines s’effectue par compromis. Elle procède à l’adaptation réciproques des formes, en s’accommodant et en acceptant les particularités du contexte. Pour Pierre Pinon, l’exigence de suture peut également engendrer des récupérations signifiante, qui acceptent et récupèrent les contradictions pour signifier une fonction particulière. Il distingue ainsi la volonté stylistique de déformation volontaire, qui n’a pas d’incidences sur le programme mais produit des effets graphiques, et la volonté signifiante de déformation volontaire, qui accepte et intègre la contradiction tout en la laissant apparente. Ainsi, « les architectures anciennes, qui recherchaient des formes régulières à

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travers des contraintes de toutes sortes, évitaient ou cachaient les déformations dans les parties secondaires des édifices, alors que certaines architectures contemporaines essayent, au contraire, de compenser l’indigence des programmes par une recherche artificielle d’accidents formels entraînant des déformations » (99). Ces attitudes différentes ne modifient pas les modalité de suture, mais impactent la signification des objets architecturaux et urbains.

Sur le cadrage, au sein d’îlots très proche et presque contigus, la couture entre les pièces architecturales est opérée selon trois processus très différents. Pourtant, et malgré leurs nombreuses spécificités, ces îlots présentent des dispositions originelles et une évolution sensiblement similaire. Les différentes modalités de suture sont donc signifiantes de la diversité des modes de coexistences des formes, « aussi bien entre leurs propres parties constitutives qu’entre ces objets et leurs contexte physique : c’est ce jeu d’adaptation réciproques, cet équilibre circonstanciel des formes qui explique souvent leurs particularités » (100).

................................................................................................ (99) BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et

déformations des objets architecturaux et urbains (1978). Marseille : Ed. Parenthèses, 2006, page 116 (100) Ibidem, page 192

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CONCLUSION Bâtir, broder, coudre, tisser, recoudre, découdre, rapiécer. La ville se confectionne comme un patchwork solidaire, dont les pièces se lient au moyen d’une couture fine et précisément effectuée. La ville européenne, quand elle est historiquement constituée, se présente comme un dispositif archétypal qui a évolué, s’est sédimenté et stratifié. L’agrégation de fragments successifs semble toujours complexifier la structure urbaine, et entrainer la coexistence d’édifices résultants de problématiques très différentes. Il s’agissait alors de comprendre par quel moyen un tissu urbain permettait la coexistence de l’ancien et du nouveau, de l’historique et du contemporain, du traditionnel et du novateur, sans pourtant compromettre l’unité urbaine. La problématique suivante avait été formulée : Comment se suture le collage entre les pièces urbaines et architecturales traditionnelles, modernes, et contemporaines ? Résultats La ville de Varna se constitue à partir de l’Antiquité, et est, au XIIème siècle, une petite cité fortifiée cernée par des marécages et des ruisseaux. Le développement de la ville, jusqu’à la fin du XIXème siècle, est contraint par le périmètre des remparts. Au XXème siècle, la planification socialiste entraine le bouleversement et la restructuration profonde du tissu urbain. Si cette planification repose sur les préceptes des théories de l’architecture moderne, qui prônent une rupture avec le passé et une politique urbaine de Tabula Rasa, elle ne procède pas à la destruction totale des structures préexistantes. Ainsi, sur le cadrage d’étude, le collage entre les pièces urbaines et architecturales traditionnelles, modernes, et contemporaines est effectif. Il prend forme avec la coexistence et la promiscuité des bâtiments issus

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d’époques variées qui se positionnent sur des parcelles très proches ou contiguës. L’hypothèse selon laquelle la ville européenne, historiquement constituée, se façonne par collage, est donc vérifiée. Sur le terrain d’étude, le collage concerne les pièces architecturales. Dans d’autres villes, où les centres sont plus constitués et moins investis à posteriori, le collage entre les pièces architecturales serait moins dense ; et concernerait davantage les pièces urbaines. Si la planification socialiste a procédé au collage d’une structure urbaine moderne au sein du centre traditionnel, elle a pourtant gardé en mémoire certaines traces préalablement façonnées, qui sont devenus des tracés structurants pour le site. Le déroulé du centre moderne, dans ce qu’il a eu de radical (destructions partielles ou totales d’îlots préexistants, remodelages des systèmes viaires, indifférences relatives aux dispositions d’origines…), a pourtant intégré les strates antérieures pour diriger son développement. La permanence des dispositifs traditionnels s’est également démontrée dans les morphologies architecturales. Finalement, les hypothèses selon lesquelles le collage ne s’opère pas par une application arbitraire des éléments composites, mais est aiguillé par les données du contexte dans lequel ces éléments se positionnent, sont confirmées. Le phénomène de collage ne se limite pas à une succession de bâtiments apposés les uns aux autres, mais constitue plutôt un maillage interconnecté. Malgré la diversité des édifices et les intérêts parfois contradictoires entre les traces préexistantes et les tracés nouveaux, la ville développe une infrastructure du continu : des raccords se mettent constamment en place pour suturer les pièces urbaines et architecturales. La suture s’opère par articulation, par déformation, ou par intégration des pièces urbaines et architecturales. La suture par articulation propose de concentrer en un point les contradictions inhérentes au processus sédimentaire de la ville afin de ne pas altérer les éléments qu’elle relie. La suture par déformation, elle,

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entraine la destruction partielle ou totale d’une géométrie pour faire concorder l’objet à son site. Enfin, la suture par intégration évite les conflits d’ordre directionnel et formel en respectant au maximum les dispositions originelles du site. Loin d’être un phénomène mineur, la suture s’opère en tout lieu du terrain d’étude, dès lors que l’accumulation d’objets génère des lieux de rencontre et de confrontation entre les pièces du collage. Limites et prolongement du travail L’objet du mémoire était de comprendre les origines et les caractéristiques morphologiques des raccords entre les pièces traditionnelles, modernes, et contemporaines, par l’étude de trois îlots. Finalement, l’imbrication particulière de chaque donnée génère une suture spécifique, intrinsèquement liée au site dans lequel elle s’insère, et qui ne pourrait être reproductible ailleurs. Le terrain étudié se positionne à l’intersection entre le centre traditionnel varniote et son centre moderne. Les traces qui influencent son développement sont donc essentiellement héritées de l’anthropisation antérieure du territoire. Sur un terrain périphérique, urbanisé plus tardivement et plus brutalement, les modalités de sutures seraient nécessairement différentes : les traces qui régiraient le collage et généreraient les articulations relèveraient davantage de la géographie, de l’hydrographie, voire des substrats géologiques. Le travail pourrait se prolonger dans une compréhension des influences du territoire naturel ou des implantations agricoles préexistantes sur la direction et la modification formelle des éléments. Apports Le travail de mémoire portait le désir de mieux comprendre les processus de fabrication de la ville, notamment dans ce qu’ils ont d’accidentel et d’anecdotique. L’étude de l’évolution de la ville, depuis sa période traditionnelle jusqu’à sa période contemporaine m’a permis de la comprendre d’une part comme contexte, d’autre part comme référence. En effet, les villes ont souvent résolu par

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tâtonnements ou par habitudes les problématiques compositionnels auxquelles elles ont été confrontées. L’étude des éléments de suture qui relient les pièces du collage a influencé ma pratique du projet, en axant mes explorations sur le déjà-là, qui détermine le territoire dans lequel le projet s’insère. Comme le souligne André Corboz, « une prise en compte si attentive des traces et des mutations ne signifie à leur égard aucune attitude fétichiste. Il n’est pas question de les entourer d’un mur pour leur conférer une dignité hors de propos, mais seulement de les utiliser comme des éléments, des points d’appui, des accents, des stimulants de notre propre planification. Un «lieu» n’est pas une donnée, mais le résultat d’une condensation. Dans les contrées où l’homme s’est installé depuis des générations, a fortiori depuis des millénaires, tous les accidents du territoire se mettent à signifier. Les comprendre, c’est se donner la chance d’une intervention plus intelligente » (101). Finalement, ce travail a nourri ma pratique du projet en me poussant à travailler la non-rupture entre le projet et son contexte, et à déceler et renforcer les traces qui peuvent être porteuse de projet.

................................................................................................ (101) CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, page 228

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« Les arguments incitant à renoncer à faire une ville continue et dense, parce qu’il serait impossible de reproduire la ville traditionnelle, ne sont que partiellement recevables. Selon ces arguments, la ville traditionnelle étant sédimentaire, il serait hors de portée d’un architecte ou d’un aménageur, dans les conditions actuelles de production, d’en dessiner une partie. C’est oublier justement qu’il ne s’agit pas d’en produire (ou encore moins d’en reproduire) une partie, mais d’amorcer un processus. Penser la ville c’est d’abord penser le temps, penser les processus d’élaboration progressive de la ville, […] c’est-à-dire d’abord une structure foncière (ou une autre forme de découpage) capable d’absorber, de supporter des évolutions. C’est bien là qu’intervient l’histoire urbaine. Il ne s’agit pas de reproduire le pittoresque sédimentaire, fait de l’accumulation des modifications apportées par chaque époque, c’est-à-dire de reproduire le sédimentaire en tant que résultat, mais de retrouver dans l’Histoire, des processus logiques d’évolution et de transformation. Il ne s’agit même pas de les appliquer à nouveau, mais de s’en inspirer afin d’en imaginer d’autres, qui ne soient pas de pure invention, et de profiter de l’Histoire comme expérimentation. »

................................................................................................ (102) PINON, Pierre, Composition Urbaine, I - Repères. Paris : Les Éditions du STU, 1992, page 13

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Bibliographie

COLLAGE ............................................................................................ CHALAS, Yves, Territoires contemporains et représentations. Grenoble: Revue de géographie alpine, 1997, Tome 85, pages 11 – 36. HASSAN, Fathy, Construire avec le peuple, histoire d’un village d’Egypte : Gourna. Paris : Sindbad, 1985, 429 pages. LE CORBUSIER, La charte d’Athènes. Paris : Editions Seuils, 1971 (première édition 1933), 185 pages. LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville. Paris : Economica-Anthropos, 2009 (première édition 1968), 135 pages. PANERAI Philippe, DEPAULE Jean-Charles, DEMORGON Marcelle, VEYRENCHE Marcel, Éléments d’analyse urbaine. Bruxelles : Editions des Archives des Architectures Moderne, 1980. ROSSI, Aldo, L’architecture de la ville. Paris : Editions l’Equerre, 1981 (1ère édition : 1966), 295 pages. ROWE, Colin, KOETTER, Fred, Collage City. Gollion (Suisse) : Infolio, 2002, 255 pages. TRACE ............................................................................................ BOUDON, Philippe, La ville de Richelieu. Paris : AREA, 1972 CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, 285 pages. MANGIN, David, PANERAI, Philippe, Projet Urbain. Marseille : Edition Parenthèses,1999, 185 pages. PINON, Pierre, Composition Urbaine, I - Repères. Paris : Les Éditions du STU, 1992, 106 pages VESCHAMBRE, Vincent, Traces et mémoires urbaines - Enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, France : Presses universitaires de Rennes, 2008, page 190

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Bibliographie

SUTURE ............................................................................................ ALEXANDER, Christopher, De la Synthèse de la forme, essai. Paris : Dunod, 1971. BORIE, Alain, DENIEUL, François, Méthode d’analyse morphologique des tissus urbains traditionnels. Paris : UNESCO, 1984, 118 pages. BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformations des objets architecturaux et urbains. Marseille : Ed. Parenthèses, 2006 (première édition 1978), 203 pages. KOOLHAAS Rem, La Ville Générique, Junkspace. Paris : Payot & Rivages, 2011, 120 pages.

BULGARIE ............................................................................................ ANGUELOVA, Rachel, « La maison populaire à l’époque du réveil national bulgare ». In Colloque sur l’architecture vernaculaire, Plovdiv : 1975, en ligne in <icomos.org> ANGUELOVA, Rachel, « L’architecture vernaculaire de la Bulgarie ». In L’architecture vernaculaire des Balkans, Paris : UNESCO, 1985, 117 pages BONILLO, Jean-Lucien, « Le constructivisme ». ENSA Marseille : Cours d’Histoire de la ville, 23 octobre 2012. GIORDANO, Christian, KOSTOVA, Dobrinka. « Bulgarie : une réforme agraire sans paysans ». In Études rurales, volume 138, n°1 GUENTCHHEVA, Rossitza, « Les mobilités internes en Bulgarie, 1989- 2005 ». Balkanologie, Vol. XI, décembre 2008. en ligne in <http://balkanologie.revues.org/1473> KALINOVA, Evguenia, BAEVA, Iskra, La Bulgarie contemporaine entre l’Est et l’Ouest. Paris : L’Harmattan, 2001, 245 pages.

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Bibliographie

KOVACHEV, Atanas, PETROV, Plamen, « Les immeubles construits avec des méthodes industrielles ». Varna : Cours, avril 2016. SANDRINI, Clara, « Planification soviétique et règles tacites ». ENSA Toulouse : Cours de séminaire Images de ville, 18 février 2016.

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Annexes

01 ROWE, Colin, KOETTER, Fred, Collage City. Fiche Lecture

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Annexes

02 CORBOZ, AndrĂŠ, Le territoire comme palimpseste Fiche Lecture

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CORBOZ, André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Paris : Les éditions de l’imprimeur, 2001, 285 pages. SITUATION DE L’AUTEUR ET DU André Corboz, né en 1928 à Genève, n’a jamais suivi de formation architecturale ou urbanistique. Après des études de droit, il se met progressivement à fréquenter et à interroger les questions architecturales et urbaines. Il s’intéresse beaucoup aux ouvrages historique, théorique et critique de l’architecture. Il commence par écrire plusieurs articles à ce sujet dans La tribune de Genève, qui sont ensuite traduits et publiés dans des revues spécialisées. La parution d’Invention de Carouge lui permet d’être engagé comme enseignant de l’histoire de l’architecture à l’université de Montréal de 1967 à 1980. Il s’intéresse à l’époque surtout à l’histoire du haut moyen-âge, du néoclassicisme, mais aussi aux théories de restauration des bâtiments anciens. Grâce à son doctorat d’état, il est embauché à l’école polytechnique fédérale de Zurich où il enseigne l’histoire de l’urbanisme. A cette époque, il affirme un intérêt croissant pour le territoire comme palimpseste, puis comme lieu de l’urbanisation généralisée.

PROBLEMATIQUE DE L’OUVRAGE Composé de plusieurs essais traitant de sujet architecturaux et urbains variés, l’ouvrage interroge, et notamment dans sa partie «le territoire comme palimpseste», sur ce qui défini puis compose le territoire, et sur ce qui guide sa planification et son anthropisation.

PLAN DE L’OUVRAGE

- DU PALIMPSESTE A L’HYPERVILLE – Préface de Sébastien MAROT

- LA RECHERCHE : TROIS APOLOGUES

- LA VILLE COMME TEMPLE

- EGLISES PERFOREES

- LA VILLE SUR DEUX NIVEAUX : ESQUISSE D’UNE ARCHEOLOGIE DU BEL ETAGE

- VUES REFORMATRICES

- LA «REFONDATION» DE GENEVE EN 1830

- LES DIMENSIONS CULTURELLES DE LA GRILLE TERRITOIRIALE AMERICAINE - NON-CITY REVISITED - L’URBANISME DU XXème SIECLE, ESQUISSE D’UN PROFIL - LE TERRITOIRE COMME PALIMPSESTE

- AU FIL DU CHEMIN. LE TERRITOIRE, SES ASSISES ET SES DOUBLES

- LA DESCRIPTION : ENTRE LECTURE ET ECRITURE

ANALYSE DE L’OUVRAGE

LA VILLE COMME TEMPLE

Du Moyen-Age à la fin de l’ancien régime, toute cité chrétienne s’efforce d’anticiper la Jérusalem céleste. Le christianisme, comme les anciennes religions traditionnelles, a pour mentalité de vivre seulement dans un espace sacré, ou en fonction de celui ci. Dans les faits, le modèle de la nouvelle Jérusalem et le résultat bâti sous souvent assez éloignés. Il n’est pas évident, en regardant un plan de ville, de déceler ce qui renvoie au paradigme apocalyptique --> Il faut s’aider des textes, de l’iconographie, des éléments de morphologie, de l’architecture urbaine.

Beaucoup de moyens sont mis en œuvre pour signifier la cité eschatologique, parce que :

- aucune ville, si rigidement conçue soit et exécutée qu’elle puisse être, n’est jamais réductible à un seul ordre de phénomènes, et encore moins à des motifs théologiques


- motifs économiques brouillent la clarté du dessein

- plusieurs passage de l’Apocalypse servent de source aux aménagement projettés

- l’implantation du modèle advient selectivement.

« La mentalité médiévale ne cherche jamais à reproduire en entier les modèles qu’elle actualise » (p.34) --> La partie vaut le tout, le prototype est réduit à un petit nombre de caractéristiques aui assurent l’identité.

Avec les lumières, la ville temple passe du statut de réalité sacrée au statut d’objet culturel.

VUES REFORMATRICES

Urbis Venetiarum Prospectus Celebriores, 1742 : reccueil de gravure de la ville de Venise faisant office de prospectus. Transpositions graphiques qui marquent un tourant dans la façon de donner la ville à voir. Ballade dans la ville par un mouvement alterné de champs et de contrechamps. Système complet et équilibré de rapports entre un certain nombre de point de station. L’arrière plan d’une vue devient le premier plan de la vue suivante --> lecture urbaine en continue. Avant cela, les gravures donnaients de nombreuses informations sur l’architecture majeure et les principaux site, mais la ville comme telle y restait illisible. Classification typologique où l’accent est clairement placé sur les édifices, montrés le plus souvent de face et selon des cadrages plus ou moins serrés qui éliminent l’espace urbain.

«L’actualité de cette attitude doit être soulignée vigoureusement. Après une saison (au début de ce siècle) qui a vu architectes et urbanistes se vouer à la cité-jardin en tournant le dos aux problèmes de la cité tout court, saison suivie d’une période pendant laquelle d’autres architectes et urbanistes se sont acharnés contre la ville pour la reconstruire de fond en comble, voici qu’apparaît enfin une race différente de constructeurs, qui cherche à comprendre la ville telle qu’elle est pour y favoriser l’émergence de significations nouvelles. La discussion sur la réalité urbaine qui se déroula par images interposées au XVIIIème siècle pourrait leur être de quelque utilité.» (p.130)

LES DIMENSIONS CULTURELLES DE LA GRILLE TERRITOIRIALE AMERICAINE

Le territoire américain est couvert d’un réseau régulier, fait de carrés identiques et tracés au sol à l’aide de routes. Ce réseau obéit partout à la même rigueur géométrique en dépit des interruptions, ce qui implique que les territoire non réticulés le sont virtuellement. Il couvre 78% du territoire américain (Alaska et Hawaï non compris) et fournit la structure portante des Etats-Unis à l’ouest des 13 Etats originaires, moins le Texas, déjà cadastré par les espagnols. Le carré de base mesure un mile de coté (1,6km). Les tracés des chemins de fer et des autoroutes n’ont pas respecté la trame, mais il n’en reste pas moins qu’une logique géométrique unique gouverne le territoire. Pour Thomas Jefferson, il s’agissait de planifier un Etat continental en vertu d’un idéal à la fois démocratique et agraire. Le futur président détestait les villes, en particulier celles d’origine anglaise, et voulait une nation de petits paysans indépendants, qu’il appelait «les nobles de la nature». A quelques détails près, le réseau est indifférent à la topographie, à l’hydrographie, à la nature du sol et du sous-sol, à la diversité des climats. Il concrétise le principe d’égalité censé régir la société américaine et donne une forme à l’idéologie antiurbaine qui la domine toujours. Quelle que soit l’échelle, le réseau détermine la structure du territoire, car l’orthogonalité du système gouverne jusqu’au parcellaire. «Le réseau est donc prédeterminé, indéfiniment extensible, indifférent ; il postule une étendue sans aspérités ni variations, une étendue lisse.» (p.176) Le réseau est conçu comme isotrope et indifférent, il renvoie à la physique newtonienne puisqu’ils nient la spécificité des lieux, soit la stratification historique. Acte démiurgique : «Car l’espace newtonien ne sert pas seulement à quadriller l’inconnu territorial, mais tout autant à créer une société nouvelle, agraire (c’est-à-dire ne citadine ni marchande ni industrielle) et égalitaire (il n’y a pas de centre dans la trame)»

NON-CITY REVISITED

Reyner Banham, Los Angeles, The Architecture of Four Ecologies : description de l’agglomération informe de la ville américaine. Beaucoup de critique à l’égard de la ville américaine : immensité répétitive des banlieues, qui sont partout identiques, et donc indifférenciés. Pourtant, les étendues faites de pavillons et des petits immeubles ne sont pas des banlieues, mais la ville même, puisqu’il n’y a pas de centre auquel cette périphérie se référait à l’intérieur d’un système urbain général. Quartier = sous-ensemble urbain doté d’une certaine autonomie ou du moins d’une certaine unité à l’intérieur de limites perceptibles --> Tout le contraire d’une vastitude amorphe. Pourtant, la prétendue banlieue


se découpe en des sous-unités, chacune ayant son caractère propre, de nature sociale. Ce n’est pas la qualité architecturale qui marque le passage d’un milieu à un autre, mais plutôt le rapport à la rue, les distances entre les constructions, le type de plantation, l’entretient, ... . «En Europe, les lignes de partage internes d’une ville coïncide souvent avec le tracé qui suture deux phases historiques (tel boulevard ayant remplacé une fortification, telle rangée d’arbres, tel cour d’eau servi de frontière communale maintenant abolie, etc.)» (p190). Ce n’est pas le cas aux EtatsUnis. L’urbanisme américain n’a jamais été un urbanisme de figures, ils se fondent presque exclusivement sur les réseaux de maille orthogonales.

«Il n’y en d’ailleurs pas qu’une [de trame], mais plusieurs, qui font de toute ville au moins centenaire un assemblage de fragments : ces résaux sont maillés diversement, obéissent à des orientations différentes, présentent des étendues inégales et se rencontrent selon des modalités chaque fois nouvelles. Il est rare que la mise en place d’une nouvelle grille s’accompagne de décisions qui garantissent un minimum d’unité architecture ; simplement, la grille s’offre au remplissage à la faveur des réglements locaux, le plus souvent peu contraignants. Ce qui prime, c’est la voirie, avec l’unité de base qu’est le «bloc», ou quadrilatère déterminé par quatre rues. On ne le répétera donc jamais assez, la trame de la «ville américaine» n’est pas indifférencier, mais articulée, ni illimitée, mais fragmentaire, et la ville entière moins inachevée qu’ouverte». (p.191)

L’URBANISME DU XXème SIECLE, ESQUISSE D’UN PROFIL

Le XXème siècle de l’urbanisme, selon l’auteur, nait en 1859 avec la Teoria genral de la construccion de las ciudades de Cerdà. On observe deux phénomènes distincts de l’urbanisme à cette époque : l’urbanisme tel qu’il se pratique et l’urbanisme tel qu’il se théorise. En tout cas, l’urbanisme du XXème siècle repose sur le concept de la planification, qui vise la distribution optimale des personnes, des biens et des services sur un territoire donné. Ce sont les critères de cette distribution qui varient, en fonction de l’idéologie politique qui les met en oeuvre. Ainsi, la plannification consiste d’abord en un acte de nature socioéconomique. Sous l’influence de l’urbanisation massive, de l’industrialisation et de la révolution des transports, les villes ont éclaté, se sont répandues sur les campagnes environnantes, ont débordé leurs anciennes limites administratives et ont grossi dans la plus totale anarchie. Face à cette croissance chaotique se développent des théories qui proposent des solutions globales autant qu’universelles.

Quatres phases dans la planifation / la maitrise du développement urbain et territorial :

- la cité jardin (1900 – 1930)

- les CIAMS (1928) : remplacer la ville existante par une ville rationelles. Face à la complexité des phénomènes urbains, les CIAMS procèdent à une réduction impitoyable du nombre de paramètres qui déterminent le domaine bati. Ils identifient un seul critère de rationalité, la fonction. La Charte d’Athènes explique que la ville se constitue par seulement quatre fonctions : habiter, travailler, se récréer le corps et l’esprit, circuler. Ségrégation spatiale des fonctions (sauf la circulation que l’on ne peut parquer dans un seul coin). Création d’immeubles-barres et d’immeublestours dans un espace très distendu, en réaction à la rue corridor, qui abouti à une dissolution de la ville dans la verdure ou dans un milieu ouvert de tous cotés (Brasilia) : urbanisation contre la ville - refus de la politique de la tabula rasa : corollaire nécessaire, réhabilitation de la dimension historique. Plus de séparation absolue des fonctions. Le repertoire formel se diversifie : entre la rue-corridor et la ville éclatée, il y a des solutions interméfaires à exploiter : l’urbanisme dans la ville - Les acteurs des 2ème et 3ème phases se concentrent sur la ville historique (soit pour la rebatir de fond en comble, soit pour la valoriser) : la quatrième phase se veut de s’intéresser à ce qui se passe à l’extérieur de ce centre historique. «Or les villes ne font pas que concentrer la population [...], elle tendent à devenir réciproquement limitrophes, elles se soudent les unes aux autres et rencontrent par dessus les frontières d’autres ensembles similaires. Il n’y a plus de villes à proprement parler, mais des régions urbanisées qui s’organisent en chaines, il y a des méfalopoles qui occupent des surfaces toujours croissantes. Bientôt, l’Europe ne sera plus qu’une seule nébuleuse urbaine. Dans cette nébuleuse, ce que nous appelons le centre-ville, les quartiers anciens, la ville historique, occupe probablement moins de un pour cent de la surface totale. Il est donc absolument nécessaire d’inventer une nouvelle problématique d’ensemble.» (p.203). Phase de la ville-territoire, du territoire urbanisé dans sa totalité.

LE TERRITOIRE COMME PALIMPSESTE

Face à l’opposition ville-campagne, le territoire a été assimilé à la ville = conquête du territoire par la ville.

Le territoire n’est pas une donnée, il résulte au contraire de divers processus. D’une part, il se modifie spontanément (avancée ou recul des forêts, des glaciers, extension ou assèchement des marécages, ...), d’autre part,


il subit les interventions humaines (irrigation, construction de routes, de ponts, érection de barrages, creusement de canaux, percement de tunnels, terrassements, défichement, ...) --> Le territoire est un espace sans cesse remodelé. «Les habitants d’un territoire ne cessent de raturer et de réécrire le vieux grimoire des sols» (p.213). Exploitation systématique de l’ensemble du territoire permis par la révolution technologique du XIXème siècle : même les plus hautes chaines montagneuses ont été colonisés grace aux équipements industriels et colonisés. Dès qu’une population occupe un territoire, elle établit avec lui une relation qui relève de l’aménagement, voire de la planification. --> Le territoire fait l’objet d’une construction, c’est une sorte d’artefact, il devient un produit. A partir des années 1970, les villes, jusque là traitées selon les étapes de leur formation et les schémas de leur développement, firent l’objet d’analyses beaucoup plus fines de leur tissu. Tentative d’élucider le rapport complexe qui unit le parcellaire et la typologie des logements élevés sur lui, la relation que ces deux composantes entretiennent avec la voirie et les lois de leur transformation. Les nouvelles enquêtes de microanalyse incitent les historiens de l’architecture à examiner les anciens cadastres et à reprendre l’étude de régions entières sur de nouveaux frais. Déchiffrement des liens entre les cheminements, le parcellaire et leur substrat géologique ; interprétation d’anciens projets non réalisés ; ... . Il en ressort une lecture du territoire complètement réorientée, qui cherche à identifier les traces encore présentes de processus territoriaux disparus, telles que la formation des sols sur lesquels les établissements humains se son fixés. La gestion du territoire, pendant deux siècles, n’a connu d’autre recette que la tabula rasa. Désormais, certains planificateurs commencent à se soucier des traces pour fonder leurs interventions. Le territoire n’est plus un champ opératoire quasi abstrait, mais le résultat d’une très longue et très lente stratification qu’il importe de connaitre pour intervenir.

«Une prise en compte si attentive des traces et des mutations ne signifie à leur égard aucune attitude fétichiste. Il n’est pas question de les entourer d’un mur pour leur conférer une dignité hors de propos, mais seulement de les utiliser comme des éléments, des points d’appui, des accents, des stimulants de notre propre planification. Un «lieu» n’est pas une donnée, mais le résultat d’une condensation. Dans les contrées où l’homme s’est installé depuis des générations, a fortiori depuis des millénares, tous les accidents du territoire se mettent à signifier. Les comprendre, c’est se donner la chance d’une intervention plus intelligente» (p.228) Le concept archéologique de stratification n’est pas la métaphore la plus appropriée pour décrire ce phénomène d’accumulation. La plupart des couches sont très minces et largement lacunaires. Par ailleurs, on ne fait pas qu’ajouter : on efface (certaines strates sont mêmes supprimées volontairement) --> Palimpseste. Le territoire «est unique, d’où la nécessité de «recycler», de gratter une fois encore (mais si possible avec le plus grand soin) le veux texte que les hommes ont inscrit sur l’irremplaçable matériau des sols, afin d’en déposer un nouveau, qui réponde aux nécessités d’aujourd’hui avant d’être abrogé à son tour. Certaines régions, traitrées trop brutalement et de façon imporpre, présentent aussi des trous, comme un parchemin trop raturé : dans le langage du territoire, ces trous se nomment des déserts.» (p.228)

L’OUVRAGE EN IMAGE


Annexes

03 KOOLHAAS, Rem, La ville générique, Junkspace Fiche Lecture

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Annexes

04 PINON, Pierre, Forme et dĂŠformation des objets architecturaux et urbains

Fiche Lecture

183

















FIN.

199



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