LE MUR ÉPAIS

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“Je revins donc m’asseoir près de la table au coin de mon feu, m’apprêtant à lire mon voyage dans l’Inde, lorsqu’en jetant les yeux sur le volume je m’aperçus que j’avais apporté le tome second au lieu du tome premier. Je me levai pour aller le changer, lorsqu’à l’entrée de la bibilothèque ma crainte me reprit. J’hésitai un instant ; enfin je me fis honte à moi-même d’un terreur aussi enfantine : j’ouvris hardiment la porte, et je m’avançai vers le panneau où était le reste de l’édition. En approchant ma bougie des autres tomes pour voir leurs numéros, mes regards plongèrent dans le vide causé par l’absence du volume que par erreur j’avais pris d’abord, et derrière la tablette je vis briller un bouton de cuivre pareil à ceux que l’on met aux serrures, et que cachaient aux yeux les livres rangés sur le devant du panneau. J’avais souvent vu des portes sercrètes dans les bibliothèques, et dissimulées par de fausses reliures ; rien n’était donc plus naturel qu’une porte du même genre s’ouvrit dans celle-ci. Cependant la direction dans laquelle elle était placée rendait la chose presque impossible : les fenêtres de la bibliothèque étaient les dernières du bâtiment ; ce bouton était scellé au lambris en retour de la seconde fenêtre ; un porte pratiquée à cet endroit se serait donc ouverte sur le mur extérieur. Je me reculai pour examiner, à l’aide de ma bougie, si je n’apercevais pas quelque signe qui indiquât une ouverture, mais j’eus beau regarder, je ne vis rien. Je portai alors la main sur le bouton, et j’essayais de le faire tourner, mais il résista ; je le poussai et je le sentis fléchir ; je le poussai plus fortement, alors une porte s’échappa avec bruit, envoyée vers moi par un ressort. Cette porte donnait sur un petit escalier tournant, pratiqué dans l’épaisseur de la muraille.” Alexandre DUMAS, Pauline, 1838, p.143 1


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Je remercie sincèrement Frédéric EINAUDI, mon directeur de Mémoire, pour son investissement et ses conseils précieux. Il m’a accompagné, orienté, et encouragé tout au long de ma démarche ; je lui en suis extrêmement reconnaissante. Je remercie également Bastien, Juliette et Swann, pour leur soutient et pour l’intérêt qu’ils ont porté à ce sujet. Les débats que nous avons eu ont été extrêmement enrichissants et m’ont aidé à avancer lorsque j’étais « au pied du mur ».

Remerciements

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SOMMAIRE Préambule

p.6

Introduction

p.7

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

p.15

Mur massif creusé

p.16

Mur creux dédoublé

p.20

Mur épais bi-facial Enceinte

p.24

Synthése

p.32

p.28

2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ? p.35 Spatialité

p.36

Intimité

p.42

Relation

p.46

Protection

p.50

Pérénité

p.54

Conclusion

p.59

Bibliographie

p.61

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Fig. 01 : JUNG Ingrid, 2014, “église unitarienne de Rochester : maquette d’une salle de classe (échelle 1 : 50)”, photographie

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Préambule


PRéAMBULE Il est des rencontres architecturales qui frappent, qui touchent, qui font renaître une sensibilité oubliée depuis longtemps. Pour bien des raisons, une de celle qui m’a le plus marqué est celle que j’ai faite en analysant l’église de Rochester de Louis Kahn. L’histoire qui commence tire son origine d’un processus simple, presque anecdotique (même si rien ne semble anecdotique dans l’architecture de Louis Kahn) : Louis Kahn décide, pour l’église de Rochester, de positionner les fenêtres des salles de classe en retrait par rapport au nu de la façade. ceci crée, dans le même temps et à l’intérieur de ces dites salles, une niche entre les ouvertures principales. Il positionne, à l’intérieur de cette niche, une banquette, et perce de petites ouvertures latérales afin de l’éclairer. Le dispositif est simple, presque archaïque. Et pourtant. Il m’a évoqué une véritable poétique du mur épais. Il m’a rappelé les niches des maisons traditionnelles, souvent à la campagne , dans lesquelles sont exposées assiettes en porcelaine et trésors d’une autre époque. Il m’a rappelé, dans un registre plus fantasmé, les portes dissimulées des dédales et passages secret, derrière les murs des bibliothèques, que j’avais croisé au fil de mes lectures. Il m’a rappelé, aussi, cette volonté latente de l’intime, du repli sur soi, du nid protecteur. D’avoir son coin, protégé par des murailles, une sorte de cocon de l’intériorité. J’ai été émue. Et puis je me suis dis que dans ce dispositif tout simple, résidait un imaginaire particulièrement évocateur. Créer de l’épaisseur. Exploiter le mur épais. Générer de l’émotion. De là ce mémoire tient son origine.

Préambule

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INTRODUCTION

Où commence l’Architecture ? - Avec le mur.

Telle est la réponse faite par Richard Scoffier lors de ses cours de 2011 à l’Université Populaire, lorsqu’il s’interroge sur l’origine de l’Architecture. Pour lui, la fonction essentielle de l’architecture n’a pas vocation à la protection, et l’Architecture ne commence pas avec le toit, mais bel-et-bien avec le mur. Le mur qui limite, qui isole, qui sépare deux régions, et donc, qui défini. Le mur qui incarne la limite et l’appropriation de l’espace. Il y a des murs qui séparent des pays ; il y a des murs de frontières, d’enceinte, de soutènement, il y a les murs de la ville et de l’urbanité. Ce ne sont pas ceux qui nous intéressent dans le cadre de ce rapport d’étude. Nous nous pencherons ici sur les murs des édifices, les murs des bâtiments. Un mur, c’est une hauteur, c’est une longueur. Mais un mur, c’est aussi une épaisseur. L’histoire et les théories de l’Architecture ont produit d’innombrables murs qui, à l’image d’un accordéon, se sont épaissis par moment, et réduits par d’autres. Traditionnellement, et pour des raisons tant structurelles qu’hygrométriques, le mur est très épais. Durant le Moyen-Âge, une épaisseur importante doit être mise en œuvre pour garantir la solidité de l’appareillage du mur, souvent en pierre ou en terre. Des raisons défensives indéniables justifient également de cette épaisseur. Les murs des châteaux forts, par exemple, sont souvent constitués de deux murs en pierre, espacés de 2 à 3 mètres, dans l’interstice desquels sont placés des gravillons, afin de permettre à ces murs défensifs de résister aux coups des catapultes. Enfin, et en Europe notamment, le mur se doit d’être suffisamment épais 8

Introduction

et suffisamment étanche pour que, lors des saisons pluvieuses, l’humidité n’ait par le temps de gagner la face intérieure de l’édifice. On le comprend, l’archétype du mur est donc le mur épais, d’abord pour des contraintes techniques, mais pas seulement ; et son emploi renvoie à une certaine forme de tradition. Au mur épais et porteur, qui caractérise l’Architecture jusqu’au XXème siècle, s’est substituée une façade induite par les tenants et les aboutissants du mouvement moderne. Historiquement massive, la façade est devenue, au XXème siècle, une feuille de quelques centimètres à peine. En déplaçant les systèmes porteurs des pourtours de l’édifice jusqu’en son centre, les Modernes ont permis une filiation totale de l’espace entre l’intérieur et l’extérieur, ce qui a par ailleurs donné à l’architecture quelques un de ses chefs d’œuvre du XXème siècle. Il semblerait pourtant qu’il y ai une harmonie à trouver entre l’ouverture totale de la façade, induite par le plan libre, et l’intérieur clos traditionnel. La disparition du mur, et plus encore du mur épais, a accompagné une certaine forme de rupture avec le contexte et la mémoire du lieu. Le mur traditionnel, par nécessité, est épais. Mais, au-delà des impératifs de sa mise en œuvre, cette épaisseur génère une spatialité intermédiaire : elle est exploitée. Dans les murs des châteaux forts, on trouve ainsi généralement des coussiège, c’est-à-dire des bancs de pierres dans l’embrasure d’une fenêtre ou d’une niche. Il est possible, et même fréquent, de procéder à l’excavation ou au dédoublement du mur pour y insérer des espaces et, ce faisant, d’exploiter réellement


Fig. 02 : Viollet-le-Duc, Eugène, “tour du château de Coucy”. Coupe. In Dictionnaire Résonné de l’Architecture Française, du XIème siècle au XVIème siècle, tome IX. Paris : A. Morel & Cie, 1854 1868, p.83 Introduction

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Fig. 04 : Chillida, Eduardo, 1993 “Mount Tindaya project”, perspective intérieure. En ligne In Arup, <www.arup.com>

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Introduction


l’épaisseur qu’il met en place. L’enveloppe d’un bâtiment, si elle se dédouble, change de fonction : elle ne devient plus simplement une limite ou une séparation franche entre l’intérieur et l’extérieur, mais un espace d’interface et de transition exploitée dans le mur. En psychanalyse, André Green explique que « la limite apparaît comme une zone grise entre le blanc et le noir, et non pas comme une ligne de démarcation claire […]. Cette notion est paradoxale dans la mesure où elle est le lieu de l’interférence, de la superposition et de l’interpénétration de deux ou plusieurs univers disjoints et réputés distincts ou incompatibles » (01). Il en va de même en Architecture. C’est dans l’épaisseur du mur de façade, qui peut varier de quelques centimètres avec les Modernes, à quelques mètres, que se joue la relation essentielle d’une entité bâtie avec son environnement intérieur et avec son environnement extérieur. L’épaisseur du mur est un espace d’interférence, qui établit une limite entre deux réalités, intime et intérieure d’un coté, extravertie et plus urbaine de l’autre. Exploiter l’épaisseur du mur serait, en somme, un moyen de traiter la limite tout en renouant avec la tradition. Le travail de l’épaisseur, en art comme en architecture, renvoie à des images symboliques fortes, que sont les mythes de la caverne, de la grotte et, plus récemment, du bunker. Il semblerait qu’il réside une certaine intensité dans le fait de mettre en place de tels dispositifs, notamment travaillés par l’architecte Peter Zumthor et le sculpteur Eduardo Chillida. Tout deux exploitent l’imaginaire de l’épaisseur, d’abord graphiquement , avec leur travail de poché. Comme le souligne Gustave Umbdenstock en 1930, « […] on teinte les sections des murs. On appelle cela le poché. On peu pocher dans une teinte quelconque (gris, vert, rouge, jaune, noir, etc.), le choix dépendant du caractère expressif du programme et

aussi du tempérament et du goût personnel. Toutefois la loi des couleurs joue. C’est ainsi que le poché noir, brillant ou mat, précise durement et monumentalise » (02). La symbolique de l’épaisseur, chez Zumthor et Chillida, commence par le travail de représentation, mais trouve son aboutissement dans la mise en œuvre quasiment sculpturale des projets. L’épaisseur des limites qu’ils pratiquent confère à leurs projets une intensité certaine, notamment lumineuse. Ces édifices, dont le premier est construit, le second non, exploitent un large champ sémantique emprunté aux notions de cavité, de blaukhaus, de caverne primitive, et renvoient à une certaine conception de monumentalité et à une forme d’éternité. Ils trouvent leur expression dans leur caractère d’enceintes sacrées et inviolables, qui confèrent à ceux qui les pratiquent une émotion certaine. Fortes de leur pouvoir évocateur, ces esquisses acquièrent, dans leur réalisation, une profondeur évidente. Exploiter l’épaisseur du mur ne constitue plus tant, aujourd’hui, un impératif formel ou structurel. Il semblerait pourtant que nombreux soient les architectes qui, depuis Louis Kahn, développent de nouveau cette problématique. Le mur épais n’est plus mis en œuvres pour ses qualité structurelles, mais plutôt pour l’imaginaire et la symbolique qu’il déploie. Par ailleurs, il semblerait que l’espace généré par cette épaisseur soit exploité, qu’il se mette au service de l’édifice. Comment fabrique-t-on de l’épaisseur aujourd’hui ? Par quels dispositifs formels, structurels et spatiaux ? En quoi ces projets contemporains qui mettent en place une épaisseur sont-ils des réinterprétations du mur épais traditionnels ? Et surtout, pour quelles raisons ce modèle archétypal est-il réintroduit dans l’architecture contemporaine ?

(01) André Green, La folie privée, Psychanalyse des cas limites, 1990, p.247 (02) Gustave Umbdenstock, Cours d’Architecture, deuxième volume, 1930, p.635 Introduction

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Quels sont les enjeux à renouer avec l’épaisseur dans l’Architecture aujourd’hui ? Il s’agira de comprendre, dans une première partie, quels sont les différents dispositifs qui permettent d’exploiter l’épaisseur du mur, en mettant en comparaison et en dialogue un projet historique et un projet contemporain. Il s’agit en fait de souligner en quoi le choix du mur épais fait écho à un modèle archétypal, et quels sont les expressions spatiales de sa mise en œuvre. Dans une seconde partie, il s’agira de comprendre et d’appréhender les tenants et les aboutissants de la mise en œuvre du mur épais actuellement. Nous mettrons en évidence différents enjeux, notamment par l’observation de projets contemporains.

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Introduction


Fig. 05 : DUMONT, Jérémy, ROUXEL, Fabrice, 2007, “Pourquoi ne pas habiter dans les murs”, In Levidepoches, <www.levidepoches.fr>

Introduction

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1. QUELLES FIGURES POUR EXPLOITER L’éPAISSEUR ? Mettre en place une limite épaisse autour d’un bâtiment, et exploiter l’épaisseur de ce mur périphérique, c’est, en un sens, renouer avec la tradition. Le mur épais est en effet un dispositif ancien, qui a été pratiqué tant dans l’architecture des édifices Antiques que dans celle du Moyen-Âge. Si bien sûr il a été mis en œuvres pour répondre à des contraintes techniques et structurelles, il est intéressant de voir que, dans le même temps, cette épaisseur a été exploitée. Dans de très nombreux cas, l’épaisseur mise en place permet de créer des espaces supplémentaires qualifiés. On retrouve ainsi, à travers l’histoire de l’Architecture, de nombreux bâtiments qui travaillent l’épaisseur et ce, de différentes manières et selon différentes figures.

Chaque partie est constituée d’une description du dispositif dans un projet d’équipement historique, laquelle permet de formuler une définition caractéristique. L’analyse qui lui succède tente de comprendre comment un architecte contemporain, avec un projet d’équipement, développe à son tour cette figure de mur épais, et quels enjeux spatiaux cela soulève.

Le modèle archétypal du mur est aujourd’hui de nouveau développé et interprété dans certaines architectures contemporaines. Si bien sûr ces projets s’inscrivent dans un contexte actuel, on peut se demander dans quelle mesure ils s’inscrivent, dans leur forme et leurs usages, dans une tradition de l’épaisseur Ainsi, dans cette première partie, il s’agira de voir quels dispositifs permettent d’opérer le retour au mur épais, par l’analyse de projets d’équipements dotés de temporalités différentes. Cette analyse a conduit au regroupement de projets en quatre catégories, qui correspondent à quatre dispositifs d’exploitation de l’épaisseur : - le mur massif creusé - le mur creux dédoublé - le mur épais bi-facial - l’enceinte 1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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LE MUR MASSIF Creusé

Le mur massif creusé est un dispositif très ancien, notamment utilisé dans l’architecture religieuse et défensive du Moyen-Age. Il constitue l’origine du « castle concept » développé par Louis I. Kahn. (03)

parallèle à la face extérieure. Ce mur périphérique massif est creusé de cavités de tailles et de configurations variées, qui contiennent des éléments de service destinés à des usages diverses.

En effet, au Moyen-Âge, pour des raisons tant défensives que structurelles, les murs, souvent constitués d’appareillage de pierres, peuvent faire plus de 2 mètres d’épaisseur. Cependant, un tel dimensionnement n’était pas utile et nécessaire sur l’ensemble du pourtour de l’édifice : il n’était alors pas rare que des niches et des alcôves soient réservées lors de la construction des murs d’enceinte fortifiés, générant alors de véritable espaces au sein même de ces murs.

Ainsi, on y trouve des éléments de distribution, comme des escaliers ; des larges fenêtres, sur les rebords desquelles on peut s’asseoir, un foyer, qui sert à cuisiner, et une banquette, véritable lit. Le « hall » central, quant à lui, est laissé vide et n’a pas d’affectation propre et distincte. En fait, la relation qu’il entretient avec les espaces périphériques insérés dans ses murs lui permet d’évoluer, et d’adapter son usage à telle ou telle activité. Comme le développe Patrick Mestelan dans L’ordre et la Règle (04), le hall peut tout autant se transformer en salle de banquet, directement reliée à l’âtre, qu’en dortoir pour les troupes de soldats, si l’usage se tourne vers la banquette.

C’est par exemple le cas du château de Comlongan, en Ecosse ; rendu célèbre par Kahn qui, si l’on en croit la légende, se plaisait à en montrer les plans à ses étudiants. Le château de Comlongan est composé d’un espace principal, le « hall », entouré d’un mur défensif de 2 mètres de large, dont la face intérieure est parfaitement

Le mur massif périphérique, au-delà d’une stricte utilité défensive, sert donc ici aussi et surtout à définir l’espace qu’il entoure, au moyen des éléments programmatiques qu’il accueille en son sein.

(03) (04) Patrick Mestelan, L’ordre et la règle : vers une théorie du projet d’architecture, “la hiérarchie spatiale”, 2005, p.239

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1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?


Fig. 06 : “Château de Comlogan, Dumphriesshire, écosse : Plan RDC”, In Jacques LUCAN, “Généalogie du Poché”, Matières n°7, 2004, p.42

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 07 : Müller, Stefan, 2013 “Schloss Heidelberg Besucherzentrum : vue intérieure”. Photographie. En ligne In Divisare, <www.divisare.com>, consulté le 28 avril 2015


Fig. 08 : JUNG, Ingrid, 2015, “Schloss Heidelberg Besucherzentrum : plan RDC”

Le mur massif creusé est toujours exploité par les architectes contemporains. Nombreux sont ceux qui, comme MVRDV, introduisent dans leur vocabulaire architectural, les termes de la niche et du foyer. Le pavillon d’accueil des visiteurs du château de Heidelberg, inauguré en 2012 et imaginé par l’architecte Max Dudler, exploite ce même dispositif de mur massif creusé. La génèse de la création de ce bâtiment de deux étages, qui s’étend sur 490m² au sein des enceintes fortifiées de la renaissance, est issue de la nécessité d’optimiser la visite du château en y intégrant de nouveaux équipements : une boutique, un auditorium, des sanitaires, … . Pour répondre à cette problématique programmatique, Max Dudler compose avec l’environnement et l’architecture historique en concevant un bloc monolithique en pierres de grès, de silhouette irrégulière. La technique d’appareillage des pierres de grès, ainsi que la proximité des édifices existants, le pousse à doter son bâtiment de murs très épais. De la même manière qu’au château de Comlongan, il insère des ouvertures dans l’épaisseur de ces murs, qui cadrent vers le château et répondent aux larges fenêtre de la sellerie voisine. Par ailleurs, il creuse, dans les 2,15 mètres que

constitue la largeur des murs, des zones de stockages, de circulation verticale (ascenseur, escaliers), des distributeurs de billet, des étagères, … qui permettent de garder le centre de la pièce libre : ainsi, le cœur du bâtiment peut à la fois accueillir différents usages, et à la fois permettre une évolution dans son utilisation. Il déclare, à ce sujet , que : « Les murs épais du projet sont, pour ainsi dire, utilisables . Ils contiennent les dépendances du bâtiment, comme les pièces techniques ou les escaliers. Le centre du bâtiment est, de fait, laissé libre . L’espace central est élargit en certain point par des « poches » (all. « Taschen ») qui accueillent des vitrines, des étagères, ou des sièges, qui répondent à des fonctions spécifiques de la pièce principale. » Utiliser le modèle archétypal et traditionnel du mur épais, en y insérant les espaces de service, est donc une manière pour Max Dudler de garantir la pérennité de l’espace majeur, en le laissant libre à n’importe quel usage. Finalement, l’épaisseur du mur est travaillée pour valoriser l’espace central, en y définissant son apport de lumière, ses cadrages, ses zones techniques. La première manière d’exploiter l’épaisseur du mur, c’est donc de travailler sa massivité ; d’y excaver des pleins et d’y creuser des vides. Ici, le mur est un élément massif, malléable, que l’on vient pétrir et creuser. 1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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LE MUR creux dédoubé

Dans certains projets, l’épaisseur n’est plus travaillée comme une masse que l’on vient creuser, mais comme un mur dont la matière aurait été complètement évidée. Elle prend ainsi la forme d’un mur creux, d’un mur dédoublé, entre les parois duquel viennent s’insérer des espaces. Ce dispositif n’évoque pas une logique de mur épais massif, mais de mur épais creux : pour le dire de manière plus imagée, c’est comme si l’épaisseur d’un mur avait été sectionné en deux, que les deux nouvelles parois ainsi créées avaient été écartés l’une de l’autre, afin de générer deux parties distinctes de mur initial. Le vide ainsi créé entre les deux sections participent alors à la définition d’une épaisseur périphérique bien réelle. Pour des raisons fonctionnelles et techniques, beaucoup d’édifices publics antiques exploitent ce dispositif : d’une part, parce qu’il n’est pas toujours nécessaire, structurellement parlant, de faire un mur massif plein pour supporter l’ensemble de l’ouvrage : ce mur peut être évidé, s’il reprend les efforts structuraux aux endroits nécessaires. D’autre part, parce que le dédoublement du mur permet d’insérer, entre les deux parois, des espaces, et notamment de circulation et de desserte. Si la limite épaisse est toujours bien réelle, elle 20

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

n’est donc pas forcément « remplie ». On retrouve ce système de mur creux dédoublé au Colisée de Rome, achevé en 80 après J-C. Contrairement aux autres édifices du même type et de la même époque, le Colisée de Rome ne s’appuie pas sur des collines qui supportent sa structure et notamment ses gradins, mais s’élève au centre d’une place publique. Le soubassement supporte donc l’ensemble des gradins. Pourtant, la maîtrise de la structure et de l’ingénierie de l’édifice permet de ne pas l’envisager comme une entité complètement pleine et massive. Grâce à un système d’arcs et de piliers, le soubassement est complètement évidé, afin d’y installer des bandes de circulation horizontale. Sous les gradins de la cavea, se situent ainsi des voies d’accès aux sièges insérés entre des murs de 4,5mètres d’épaisseur. Le mur inférieur, qui soutient tout l’édifice, est donc divisé en plusieurs parties ; il est dédoublé, et des espaces sont insérés au sein de cette épaisseur libérée. Le mur épais génère des espaces creux de circulation périphérique qui définissent ici une spatialité particulière, et participent à l’ordre structurel de l’édifice, en reprenant des efforts déterminés.


Fig. 09 : Luege, Otto, 1904. “Colisée de Rome : plan, coupe partielle”, In Lexikon der gesamten Technik

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 10 : JUNG, Ingrid, 2015, “Cathédrale de la Résurrection d’évry : plan RDC, R+4, R+6, Toiture”

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1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?


La recrudescence de la mise en œuvre du mur creux dédoublé a été notamment insufflée par Louis Kahn et ses théories sur les « hollow column », lorsqu’il déclare « j’ai fais du mur un contenant au lieu d’un plein » (05). Ce type de mur consiste ainsi en un mur épais dont la matière non-structurelle est évidée, afin de pouvoir exploiter et optimiser son intériorité. Mario Botta, dans le projet de la cathédrale de la Résurrection d’Évry, évoque l’archaïsme du mur protecteur en mettant en place ce dispositif de mur épais creux. Cette cathédrale, bâtie entre 1992 et 1995, est entièrement cylindrique. Sa principale particularité réside dans le fait que son diamètre intérieur est de 29,30 mètres, et que son diamètre extérieur est de 38,40 mètres. Dans l’épaisseur de 9,10 mètres que constitue la limite entre l’intérieur et l’extérieur, Botta creuse et décaisse complètement la matière du mur, générant ainsi une ceinture épaisse qui encadre la salle de célébration sur toute sa hauteur. Grâce à la mise en place de ce mur épais creux, il peut insérer dans l’interstice ainsi libéré la galerie déambulatoire et les espaces de service (ascenseur, escaliers, zone de stockage, sanitaires). Botta décrit ce mur dédoublé, ce mur épais creux, comme « un espace de transition entre le lieu de culte et la ville » (06), qu’il est nécessaire de franchir pour pénétrer dans le cœur de la cathédrale. Le mur creux prend ainsi une fonction de seuil, d’interstice, entre le dehors, et le dedans. Le dispositif est extrêmement expressif lors de la visite du bâtiment, et est renforcé par le traitement de la toiture qui signifie et souligne, dès l’extérieur, l’épaisseur de la ceinture périphérique de l’édifice.

deux murs distincts, le mur est pourtant traité ici comme une seule et même entité dédoublée : les deux parois périphériques sont conçus dans les même matériaux, la brique ; l’épaisseur qui les sépare est faible, et les faces qui le compose sont solidaires : la sensation d’un seul et unique mur épais, à l’intérieur duquel on vient se glisser, est réelle. En pratiquant ce bâtiment, l’impression d’un mur dont l’épaisseur aurait été évidée, et dans l’interstice duquel on viendrait se glisser, est réel. Ainsi Mario Botta exploite, avec la cathédrale de la Résurrection d’Évry, le mur épais, en excavant complètement sa matière interne. Le mur creux dédoublé est donc une limite épaisse dont la matière a été évidée, d’une part pour confirmer la mise en place d’un certain type de structure, mais aussi et surtout pour permettre la mise en place d’espaces périphériques de service.

Si l’on pourrait comprendre ce dispositif, non plus comme un seul mur épais creux, mais comme (05) William H. Jordy, “Kahn on Beaux-Arts training”, The Architectural Review, 1974, p.332 (06) Mario Botta, La cathédrale d’évry, 2000 1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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LE MUR épais Bi-FACial

Les nécessités intérieures d’un projet, c’est-à-dire ses contraintes spatiales, et ses nécessités extérieures, c’està-dire ses contraintes environnementales, peuvent être contradictoires. Dans ces cas là, il n’est pas rare que le mur épais, qui donne la possibilité d’adapter l’intérieur d’un projet à un extérieur différent, ou vice-versa, soit mis en œuvre. En effet, l’épaisseur de la limite peut être utilisée sur une largeur variable selon telle ou telle section, et, ce faisant, définir des figures intérieures et extérieures différentes. Le mur épais bi-facial est ainsi caractérisé par des faces non parallèles ; il peut être massif ou creux. Sa mise en œuvre résout des impératifs spatiaux, simultanément intérieurs ou extérieurs. Ce dispositif, longuement étudié par Robert Venturi (07), a été particulièrement utilisé à la renaissance, notamment dans les églises à plan centré, et durant la période baroque. C’est la stratégie que Francesco Borromini applique pour la conception de l’église Saint-Charlesdes-Quatre-Fontaines, construite à Rome au XVIIème siècle. L’église Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines se situe sur une parcelle contrainte et extrêmement exiguë,

de forme rectangulaire et à l’angle écrêté. Borromini, pour donner l’illusion d’un grand espace, choisit de donner à l’intérieur de son église une forme ovoïdale. La forme intérieure et la forme extérieure du plan ne concorde pas, en ce sens que les pans des murs épais qui séparent l’intérieur de l’extérieur ne sont pas parallèles. Pour permettre cette contradiction, en plan, entre l’intérieur et l’extérieur, Borromini choisit d’utiliser le mur épais bi-facial. Son mur n’est plus un simple mur rectiligne, mais prend la forme nécessaire d’une part pour s’aligner au contour de la parcelle, d’autre part pour former la figure intérieure voulue. Ce dispositif génère des espaces résiduels entrainés par la non-concordance de la forme intérieure et de la forme extérieure Ainsi, par l’utilisation du mur creux bi-facial, Borromini parvient à adapter l’intérieur du bâtiment à un extérieur différent et pré-contraint. Il participe à l’ordre urbain en s’alignant à la rue, et en jouant sur les courbes et les contre-courbe en façade ; mais donne au chœur de l’église sa propre spatialité. L’épaisseur qui encadre le centre de l’édifice est investie par les pièces de services et de circulation, en lien avec le couvent. Le projet, par l’utilisation du mur épais, résout des contraintes formelles.

(07) Robert Venturi, De l’ambiguïté en Architecture, “l’intérieur et l’extérieur”, 1971

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1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?


Fig. 11 : Venturi, Robert, 1966. “Diagrammes de plan”, In Complexity and Contradiction in Architecture. New York, 1966, p.71

Fig. 12 : Borromini, Francesco XVIIème siècle. “église Saint-Charles-des-Quatres-Fontaines : Plan”

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 13 : Aires Mateus, 2005. “Sines Center for the Arts : Coupe, Plan R-1”, In El Croquis n°154

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1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?


Comme le souligne Robert Venturi dans Complexity and Contradictions in Architecture, l’un des credo de l’architecture du Xxème siècle est la nécessité de concordance formelle entre l’intérieur et l’extérieur d’un bâtiment : ce dernier se doit d’être « honnête » visà-vis de l’image qu’il renvoie, et donc, ne pas exprimer de mensonges structurels ou spatiaux quant à sa mise en forme. L’assertion selon laquelle l’extérieur d’un édifice doit exprimer sa spatialité interne est qualifiée de « flowing space » par Venturi, soit, littéralement, « espace fluide » (08). Pourtant, et malgré cela, on trouve quelques édifices contemporains qui exploitent le mur creux bifacial pour adapter l’intérieur d’un projet à un extérieur différent. C’est par exemple le cas du centre des arts de Sines, de Manuel et Francisco Aires Mateus. Dans cet édifice, les deux architectes utilisent le mur épais pour adapter l’intérieur du bâtiment à un extérieur différent. S’ils ont eu le choix de l’emplacement du projet, ils ont décidé, compte-tenu de son contenu programmatique, de le positionner au cœur du centre historique de la ville, sur une parcelle plus ou moins triangulaire, jouxtée de deux bâtiments. La parcelle, extrêmement contrainte, présente une morphologie irrégulière, qu’il pourrait sembler difficile d’exploiter dans sa totalité. Le centre culturel de Sines se déploie pourtant sur l’ensemble de la parcelle et est traversé en son centre par le prolongement de la rue principale piétonne. A l’intérieur de l’édifice, les architectes utilisent le mur creux bi-facial afin de recréer le droit, et ainsi donner aux espaces majeurs des parois perpendiculaires. Les faces internes et externes (qui sont ici enterrées) du bâtiment ne sont donc pas parallèles. L’épaisseur est ici creusée : dans l’interstice généré entre les espaces principaux et les contours de la parcelle sont insérés des espaces de services dévolus

au fonctionnement technique de l’édifice. Le travail du mur épais est par ailleurs renforcé par le travail de représentation du poché, qui enveloppe l’ensemble des espaces de service, laissant libre les espaces majeurs. Le choix de cette représentation graphique fait advenir l’espace central comme un vide inséré dans une masse épaisse. Somme-toute, la face extérieure défini un contour, en ce sens qu’elle répond à des contraintes extérieures, environnementale, de morphologie urbaine. La face intérieure du mur défini un espace qui possède sa propre géométrie. Le travail appliqué au Sines Center of Arts renoue avec la vielle tradition de l’enfermement, de la clôture, du contraste entre les espaces intérieurs et les espaces extérieurs ; refusant ainsi l’idée selon laquelle un bâtiment devrait nécessairement exprimer une figure intérieure et une figure extérieure identiques et solidaires.

(08) Jacques Lucan, “Concavité et convexité, encore”, Composition, non composition, 2009, p.506 1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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L’ENCEINTE

Selon la complexité de l’objet architectural, selon son échelle, et selon sa maîtrise des différents contrôles spatiaux, le mur épais peut devenir une ceinture, une enceinte. Nous ne parlons plus ici d’un mur épais dont la matière aurait été évidée, ni de deux murs, ni même de trois, mais d’une succession de bandes construites qui constituent l’épaisseur ceinturant l’espace majeur, principal, central. Au bénéfice d’un caractère plus fortement collectif ou symbolique, les espaces qui constituent cette épaisseur ne sont plus de simples espaces de services destinés au bon usage de l’espace majeur, mais plutôt des espaces servis qui assument à leur tour le rôle d’espaces servants. Ce dispositif relève d’une vision métaphorique du mur épais : il garde son rôle de séparation entre l’intérieur et l’extérieur, mais gagne une réelle substance dans la programmation qu’il accueille en son sein, et dans ses dimensions : de véritables salles, des espaces eux aussi majeur, viennent constituer cette épaisseur. Ce ne sont plus de simples services qui encadrent l’espace central et principal, mais des espaces réellement programmatiques. L’épaisseur du mur est alors traitée comme une enveloppe protectrice organisée selon une figure en anneaux ; elle devient une 28

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

enceinte, une muraille permanente, qui protège l’espace central et lui confère sa signification. On retrouve ce dispositif dans l’architecture monastique, et à plus forte raison dans l’architecture des abbayes cisterciennes et chartreuse, autour du système de cloître. La chartreuse de Galluzzo, érigée en Italie en 1342, est particulièrement révélatrice de ce dispositif. Du latin « clostrum », signifiant « enceinte », le cloître de la chârtreuse de Galluzzo est un espace clos à ciel ouvert ou vient s’installer un jardin exclusivement réservé aux moines. Il se situe au centre de l’édifice et est entouré de différents murs d’enceinte qui le protège, lui donne sens, et dont il relie les entités. Ainsi, l’espace central hautement symbolique est encadré, d’abord par une galerie couverte par un toit en apprentis à faible pente et bordée de colonne, ensuite par les cellules des moines. On ne peut plus, ici, parler d’un mur épais dont la matière aurait été évidée, parce que des entités programmatiques importantes s’insèrent dans l’épaisseur qui constitue l’enveloppe protectrice autour du cloitre. Mais le caractère hautement symbolique de ce lieu central, confère aux espaces périphériques qui l’encadrent un rôle de ceinture et d’enceinte.


Fig. 14 : Chapelle de Galluzzo, Plan RDC

1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 15 : Louis Kahn, croquis conceptuels pour l’église de Rochester, concept de “form” et de “design”, Silence et Lumière, p.194

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1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?


Le monastère est une architecture de seuil, d’interface. Comme le souligne Patrick Mestelan, « selon son étymologie, le seuil se réfère au mot sandale ou semelle, une planche où l’on pose le pied pour franchir la porte. Il évoque le franchissement d’une limite par une ouverture. Le passage qu’offre l’ouverture dans une clôture permet la continuité spatiale entre deux univers. Ainsi, issue de la conjonction entre la limite et le parcours, l’ouverture est un seuil, qui réclame une épaisseur. il est un espace qui lie deux espaces différents. Il évoque et engendre des pratiques et des usages divers aux significations multiples» (09). Le cloitre est ceusé dans une masse construite, enclavé dans une enceinte constituée de quatre ailes. Il se présente comme un préau ouvert sur le ciel. L’ensemble est organisé par une structure en anneau, où le cloitre constitue le cœur du système. Il est entouré de corridors de circulation ouverts d’un coté et distribuant les pièces de l’autre. Ainsi, l’ensemble de l’abbaye est pensée comme une muraille permanente, protégeant et signifiant le symbole du cloitre. Cette organisation traditionnelle connaît une recrudescence dans l’architecture contemporaine, et et c’est notamment l’un des thèmes développé par Louis Kahn en 1959 pour l’Église de Rochester. Louis Kahn, architecte émérite, est notamment connu pour ses théories sur les espaces servants et servis, pour ses théories de pièces, et son architecture creuse (conduits et réseaux techniques insérés dans l’espace interstitiel des murs). L’église unitarienne de Rochester est envisagée comme un bloc monolithique, sensation renforcée par l’usage exclusif du parement briques en façade, reposant sur une structure en béton et des cloisons en parpaings. La structure globale de l’édifice est donc relativement simple. L’espace majeur du projet est la salle de célébration, située au centre de l’édifice. Si elle constitue l’élément

prépondérant du projet, elle fonctionne cependant étroitement avec le corridor et les salles de classe qui l’encerclent. Ainsi, le principal élément de distribution est un couloir périphérique qui permet de circuler autour de la salle de réunion, au centre du projet, et qui dessert également les salles de classes attenantes. La salle de célébration est donc entourée d’une enveloppe structurelle et bâtie, qui la protège, lui confère sa valeur symbolique, et la fait signifier. La succession de l’anneau de circulation, et de l’anneau des salles de classe, constitue l’épaisseur de la limite, de l’enceinte, entre l’extérieur profane et l’intérieur sacrée. Il s’agit en fait, selon la volonté de Kahn, d’encadrer la salle de réunion dans une importante épaisseur qui serait constituée des salles de classes. Ce dispositif est confirmé par le visu du bâtiment depuis la rue, puisque ses quatre tours centrales apparaissent loin derrière le premier plan de la façade. Le choix de positionner les salles de classe en façade leur font ainsi assumer la signification de l’objet architectural dans le territoire : Ces façades expriment les choix hiérarchiques du plan et assument la lisibilité structurelle de l’espace en projetant l’ordre du plan sur l’extérieur. Dans la salle de réunion, ainsi protégée par les salles de classes et la bande de circulation périphérique, le rapport intérieur-extérieur se fait par la lumière, plus précisément par l’évolution des ambiances lumineuses provenant des 4 cheminées. Quant aux salles de classes, ce rapport se fait dans l’épaisseur des niches verticales qui découpent la façade. Ce rapport se fait plus intime lorsque l’on se trouve dans l’épaisseur du système : on peut s’installer dans les niches et observer l’extérieur par de petites ouvertures latérales. Ici le mur épais n’est plus un simple mur : c’est une bande construite, praticable, accueillant d’autres espaces majeurs, qui se met en place : une enceinte autour de l’espace principal et symbolique.

(09) Patrick Mestelan, “Le seuil ou le dessin de l’ouverture”, L’ordre et la règle, 2006, p.252 1. Quelles figures pour exploiter l’épaisseur ?

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2. quels enjeux contemporains a EXPLOITER L’éPAISSEUR ? On l’a vu et compris : le mur épais est une figure archétypal, qui est de nouveau mise en œuvre, non sans évoquer une certaine forme de tradition. L’analyse des équipements anciens et contemporains de la partie précédente a permis de souligner que l’épaisseur, en architecture, se déploie selon différentes figures, à savoir : - le mur massif creusé - le mur creux dédoublé - le mur épais bi-facial - l’enceinte.

voir quels sont, finalement, les enjeux de la fabrication d’une épaisseur dans l’architecture aujourd’hui.

Cette liste n’est d’ailleurs peut-être pas exhaustive, et on peut envisager qu’il existe d’autres dispositifs qui travaillent l’épaisseur de l’enveloppe d’un bâtiment. Toujours est-il que chacun de ces dispositifs, pourtant ancien et déjà bien présents dans des projets historiques, sont aujourd’hui réinterprétés et remis en œuvre par des architectes contemporains, qui réintègrent la question de l’épaisseur à leur vocabulaire architectural. Exploiter le mur épais, aujourd’hui, c’est d’abord renouer avec une symbolique et un imaginaire traditionnels et riches de sens. Mais la question du réel intérêt de sa mise en œuvre reste totale.

Pour souligner ces enjeux, nous appuirons notre raisonnement sur l’étude de projets contemporains, souvent mis en comparaison avec les figures de la Modernité architecturale et la façade à pan de verre. Nous révèlerons ainsi les intérêts à la mise en oeuvre d’une épaisseur en architecture.

Il semblerait que les intérêts soient variés, et se développent selon plusieurs thèmes : - la spatialité intérieure de l’édifice générée par la mise en œuvre d’une enveloppe épaisse - l’intimité qu’une telle épaisseur met en place - la relation intérieur/extérieur qu’elle induit - la protection qu’elle confère à l’espace central - le caractère pérenne de cette figure

On comprend facilement pourquoi le mur épais a été pratiqué au cour de l’histoire de l’Architecture : sa mise en œuvre était nécessaire. Les architectes de l’antiquité et du Moyen-Âge ont, de fait, exploité cette épaisseur, qui a généré au sein des projets des spatialités particulières. Pourtant, et grâce aux évolutions techniques et structurelles du Xxème siècle, l’architecture est désormais affranchie des contraintes nécessitants sa mise en œuvre. Si l’on observe la résurgence de ce modèle aujourd’hui, c’est donc certainement qu’il doit présenter des intérêts propres à son exploitation. Il s’agira donc de 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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spatialité Le mur, épais ou non, sert avant tout à délimiter. En fait, le mur sépare les espaces, les mets en opposition, les différencie. Ce-faisant, il les identifie : ainsi, une pièce est avant-tout définie par ses contours, un bâtiment, par son enveloppe. Le mur sert donc, en les cloisonnant, en les séparant, à définir les espaces qu’il génère. L’expression, la mise au point, et la définition de cette spatialité est d’autant plus particulière lorsqu’un mur épais est mis en œuvre. Le mur épais génère en effet deux types d’espaces : les espaces enclos (dans le mur) et les espaces contenus (par le mur) LES ESPACES ENCLOS Avec la mise en place du mur épais, l’enveloppe du bâtiment n’est plus une simple limite protectrice entre l’intérieur et l’extérieur, mais gagne une réelle substance. Le dédoublement de l’enveloppe crée un espace transitionnel qui donne une valeur ajoutée programmatique au projet. En effet, comme le souligne Robert Venturi, « on peut manifester la contradiction entre l’intérieur et l’extérieur en doublant la paroi, ce qui crée un volume supplémentaire entre cette doublure et le mur extérieur »(10). Le mur épais ne sert plus seulement à définir les espaces de part-et-d’autre de lui-même : il génère également des espaces au sein de son épaisseur ou, dans le cas d’un mur épais creusé, entre ses deux parois. Dans le projet tectonique, Pierre Boudon explique sur l’épaississement de l’enveloppe d’un bâtiment facilite « l’émergence de ce

que l’on appelle traditionnellement un « poché », soit par la présence de parois épaisses dans lesquelles on peut creuser des poches, des alvéoles, des recoins (comme dans les architectures médiévales), soit par des espaces intercalaires qui traversent ou non la paroi » (11). Le mur épais génère ainsi des espaces intérieures, extérieures, et interstitiels. En cela, il s’oppose au plan libre de la modernité, qui propose au contraire de gommer les limites entre l’intérieur et l’extérieur afin de générer une spatialité « unique » qui serait tant intérieur qu’extérieur. « À l’opposé de cette notion de seuil comme passage, nous avons la notion de bord qui peut être une paroi (pleine ou creuse) ou une marge (étroite ou large), la première en tant qu’élévation, la seconde en tant qu’étendue. Mais le fait surtout que ce bord peut être une région nous permet d’introduire des alvéoles au sein de celle-ci, orientées vers l’intérieur comme vers l’extérieur ; des excroissances appelées ici « extrusion » (comme dans le cas de la Bye House, 1973, de John Hejduk), des innervations internes comme des conduits qui traversent la paroi (les canons de lumière de Le Corbusier au monastère de La Tourette). Bref, toute une complexité tissulaire absente d’une simple feuille comme surface transparente qui délimiterait l’intérieur de l’extérieur» (12). Ce que veut dire Pierre Boudon par là, c’est que l’épaisseur constitutive du mur, les différentes couches qui le composent, sont autant d’opportunité de spatialité, que l’on ne trouve pas forcément dans la façade à pan de verre des Modernes.

Le

premier

enjeux

pour

les

(10) Robert Venturi, “L’intérieur et l’extérieur”, De l’ambiguïté en Architecture, 1996, p.74 (11) (12) Pierre Boudon, “Le processus architectural et la question des lieux”, En ligne In Actes Semiotiques, 2008

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

architectes


Fig. 16 : JUNG, Ingrid, 2015, “Schématisation topologique des rapports interneexterne-bord”, d’après Pierre BOUDON, “Le processus architectural et la question des lieux”

2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 17 : MAZOUYER, Bastien, 2015, “Musée archéologique de Vitoria, Coupe Transversale, Plan R+2”

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


contemporains de renouer avec la poétique archétypal du mur épais, c’est donc en premier lieu pour la spatialité qu’il génère. Celle-ci a été particulièrement évoquée et développée pour Louis Kahn, avec ses espaces servants et ses espaces servi. Le Castle Concept, tout comme la colonne creuse, constituent deux des théories proposées par l’architecte dans la définitions d’une règle composite dans l’agrégation de petits espaces (sanitaires, de services) et de grands espaces d’évolution. Aussi propose-t-il d’intégrer ces espaces à la structure de l’édifice en les logeant dans l’épaisseur de ses contours, ou au sein de ses colonnes de support.c : « j’ai imaginé le support comme étant une colonne creuse (hollow column) qui puisse être utilisée. […] Ainsi, la source du support, la colonne, est devenue l’endroit qui habitait les services du bâtiment. Les colonnes d’hier, qui étaient pleines (solid), pouvaient devenir creuses et contenir quelque chose » (12). Le dispositif est particulièrement frappant dans le projet du musée archéologique de Vitoria, imaginé par Francisco Mangado et achevé en 2009. Sur le pourtour de l’amphithéâtre et des salles d’exposition, Mangado met en place un mur épais creux, dont les faces internes et externes ont une autonomie franche. Grâce à un système structurel de type poteaux-poutres, l’épaisseur mise en place avec ce mur périphérique est complètement libérée, et permet de générer une nouvelle spatialité interne à la bordure, qui ne relève ni de l’extérieur, ni réellement de l’intérieur : l’enveloppe acquiert, ce faisant, une spatialité qui lui est propre. Cette enveloppe n’a plus simplement fonction de protection, mais devient le support de la création d’espace. Du coté intérieur, ou, si l’on reprend la sémantique de Pierre Boudon, sur la « frange interne » (13), des niches sont insérées dans

l’épaisseur, et sont ainsi en relation directe avec l’espace d’exposition. Mais l’interstice généré par le mur creux est aussi le lieu où l’ensemble des installations techniques trouvent leur place. L’épaisseur du mur est accessible au technicien, qui peuvent s’y déplacer. Mangado résout, en les plaçant dans l’épaisseur de l’enveloppe du bâtiment, toutes les contraintes de servitudes et met en place une nouvelle spatialité au sein même de l’enveloppe. L’emploi du mur épais génère donc une spatialité supplémentaire au sein même du mur : là réside le premier avantage de sa mise en œuvre. LES ESPACES CONTENUS Finalement, le mur épais permet de se libérer des contraintes techniques liées à l’implantation des espaces de services en les logeant dans l’épaisseur du mur, en périphérie de l’espace majeur : ce faisant, l’espace principal du bâtiment, ou, si l’on reprend les terminaisons de Kahn, l’espace servi, est libérés de toutes injonctions fonctionnelles et techniques. Le mur épais permet de générer, s’il contient les espaces de services, un espace central libéré de toute contrainte de servitude, puisque ces dernières sont englobées dans l’épaisseur du mur. On se retrouve ainsi avec un dispositif d’espace enclos (par le mur) et d’espaces contenus (dans le mur). Les espaces contenus, à l’intérieur du mur, peuvent avoir des géométries de tailles et de configurations diverses, liés aux services qu’ils accueillent, alors que l’espace central est peu contraint spatialement, garantissant ainsi l’évolution possible des usages. L’épaisseur du mur permet à chaque espaces contenus de se développer en fonction

(12) Louis Kahn, dans John W. Cook, Heinrich Klotz, Questions aux architectes, 1974, p.364 (13) cf Fig.16, p.précédente 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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de ses usages sans incidence sur l’espace majeur. Sur le plan fonctionnel, les petits espaces, logés dans les murs, accueillent des activité secondaires, de service, mais essentielles au bon usage de l’espace majeur. Sur le plan spatial, les petits espaces sont assignés à l’ordre structurel, mais définissent leur propre spatialité, en corrélation avec la spatialité de l’espace majeur. L’un des principal intérêts à renouer avec le modèle archétypal du mur épais, c’est donc justement, et contrairement à ce que l’on pourrait de prime-abord penser, de libérer le plan. Dans l’élaboration d’un projet, l’espace programmatique majeur peut ainsi être encadré de ses services, tout en restant totalement libre et défini par ses propres contingences. Le projet de la Ciudad del Flamenco, imaginé par Herzog et de Meuron en 2006, est particulièrement révélateur de la liberté spatiale qu’offre la mise en œuvre du mur épais. Dans ce projet, le mur épais se déploie comme une enceinte entre la rue, contre laquelle il s’aligne, et la cour intérieure, qui développe une géométrie tout à fait différente. Ce mur épais permet de traiter simultanément et indépendamment, comme le suggère Robert Venturi, les préoccupations externes et les préoccupations internes au bâtiment. En effet, les faces de ce mur ne sont pas parallèles : la bande périphérique bâtie correspond aux contingences et au déploiements formelles des espaces de service ; alors que l’espace central est libéré de toute contrainte technique. Le mur épais, tel qu’il est employé ici, exprime des qualités spatiales qu’il n’eut pas été possible de réunir sans son emploi : d’abord, la forme extérieure et la forme intérieure du bâtiment sont différentes. Ensuite, les espaces de service se développent en périphérie de l’espace majeur, sans incidence sur son utilisation et sa fonction. Enfin,

l’espace centrale qu’est la cour intérieur est totalement laissé libre, puisque tous les espaces techniques liés à son bon usage sont contenus dans l’épaisseur de l’enceinte mise en place. Le mur épais, qui contient l’ensemble des services, se met donc au service de l’espace majeur : il le libère de toutes exigences techniques. Ce projet exprime bien l’interdépendance entre l’usage et l’organisation structurelle de l’édifice induite par le mur épais. La mise en œuvre des qualités spatiales du mur épais serait ainsi intimement liée à la structure de l’édifice. Le dispositif semble assez simple, lorsque Kahn déclare « j’ai simplement ôté l’intérieur du mur, je l’ai annulé et j’ai utilisé l’extérieur qui est de toute façon la seule partie utile de la structure » (14). En réalité, il est beaucoup plus complexe actuellement et dans nos contrées. En effet, rares sont les projets contemporains qui travaillent une réelle massivité dans la mise en œuvre du mur épais. L’épaisseur est souvent simulée et constituée de vides techniques, comme c’est le cas à la Ciudad Del Flamenco. Dans un soucis d’économie de matière, et parce que la mise en œuvre d’une réelle massivité dans l’épaisseur serait trop longue et coûteuse, l’intérêt du mur épais ne réside pas en la reproduction des techniques constructives passé, mais davantage dans l’exploitation du pouvoir évocateur de l’archétype du mur épais. Ainsi, on exploite aujourd’hui les principes spatiaux développés par le mur épais traditionnel, mais peu ses principes structuraux. D’une manière générale, le mur épais permet de résoudre des exigences spatiales et fonctionnelles. Son utilisation dans l’architecture contemporaine consitue un enjeux, puisqu’il permet de générer une spatialité particulière.

(14) William H. Jordy, “Kahn on Beaux-Arts training”, The Architectural Review, 1974, p.332

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


Fig. 18 : Aires Mateus, “Ciudad del Flamence : Plan, Maquette”. En ligne In Ciudad del Flamenco Jerez 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 19 : Jacques TATI, Playtime, 1967

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


Intimité Le mouvement Moderne, en retirant à l’enveloppe sa fonction porteuse par le biais du plan libre, crée le « mur rideau », et ouvre très largement ses édifices sur l’extérieur. La façade d’un bâtiment, sa limite, est alors réduite à une membrane immatérielle, une pellicule de quelques centimètres, qui se veut simplement de marquer, ou plutôt d’effacer, la limite entre l’extérieur et l’intérieur. De manière un peu caricaturale, on peut dire que la Modernité cherche une continuité spatiale entre l’intérieur et l’extérieur ; qu’elle cherche à gommer la démarcation franche entre l’environnement extérieur et l’espace intérieur. Ainsi, des architectes tels que Mies Van der Rohe, Walter Gropius ou Philipp Johnson travaillent à faire disparaître la limite entre l’intérieur et l’extérieur : l’attention est concentrée, somme-toute, sur l’abstraction et la dématérialisation de l’architecture, et surtout, de son enveloppe. La façade devient un plan transparent, auquel est retiré sa fonction porteuse traditionnelle, au bénéfice d’un caractère plus hautement visuel. Les bâtiments produits par l’architecture moderne sont donc très largement ouverts sur l’extérieur, comme en atteste bien Le Crown Hall de Chicago, imaginé par Mies Van Der Rohe, qui constitue l’un des chefs d’œuvre du style international. Plus récemment, Shigeru Ban conçoit le Curtain Wall House, dans lequel l’enveloppe entièrement vitrée place la vie domestique de ses habitants sous le regard de tous l’environnement urbain alentours. On assiste ainsi, en milieux urbains, à l’apparition de bâtiments d’habitation dont la majorité de la façade est vitrée, compromettant ainsi la notion d’intimité qui prévalait jusque là. Le bâtiment devient un cadre de scène centré sur la vie domestique, dont il donne à voir le spectacle à tout le voisinage. Somme-toute, la

modernité se caractérise par une certaine perméabilité de l’habitat sur le plan physique, puisque son enveloppe devient transparente. Le caractère privé de l’espace ne s’exprime plus dans l’épaisseur de la limite ; au contraire, on assiste à un abandon de la protection de l’intimité. Il semblerait pourtant, comme le suggère Bachelard, que la notion d’habiter renverrait, de manière plus archaïque, à l’idée de se retirer, s’isoler, se sentir protégé. Dans La poétique de l’espace, il suggère que « la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix » (15). L’habiter se conforterait donc davantage dans les figures archaïques du nid, du cocon, de la caverne, plutôt que dans la transparence poussée à son paroxysme par les Modernes. Quel meilleur moyen de protection, sinon le mur épais, qui enveloppe l’espace de l’intériorité ? L’idée selon laquelle le mur épais, l’enveloppe protectrice, pourrait générer de l’intimité, a été paradoxalement développée par le Corbusier avec les maisons Jaouls. Durant sa carrière, et notamment en 1914 avec la maison Domino, en 1930 avec la Villa Savoye, Le Corbusier s’est posé les questions de « Comment être Moderne » et de comment, au travers de solutions standardisées, donner au public l’occasion de vivre et de pratiquer cette modernité. Il énonce d’ailleurs, en 1926, le plan et la façade libre comme deux des cinq points de l’architecture moderne. Ses projets imaginés avant la seconde guerre mondiale développent, pour la plupart, les principes de façades à pan de verre, et, globalement, une architecture très extravertie sur son extérieure.

(15) Gaston Bachelard, La poétique de l’Espace, 1961, p.33 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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En 1951, avec les maisons Jaoul, Le Corbusier abandonne la question de la modernité au profit de la question de l’Art de Vivre et, dans le même temps, critique le modernisme rationaliste dont il a pourtant été le propagateur durant plus de trente ans. Il est assez intéressant de voir comment le Corbusier finit sa vie en construisant ses projets les plus archaïques (la chapelle Ronchamp, le cabanon, les maisons Jaouls, …). Pour édifier leur maison, Les Jaouls avaient d’abord fait appel à un architecte anglais, Entwistle. Le Corbusier, en l’apprenant, aurait déclaré : « Pour ce prix-là, je vous en fait deux, de maisons ! Et vous aurez des voûtes ! » (16). L’emploi de la voûte fait écho à un vocabulaire symboliquement connoté, qui renvoie à l’imaginaire de l’abri et de la caverne. Avec ce projet, Le Corbusier fabrique de l’épaisseur, qui part des pourtours de l’édifice et vient se retourner le long du plafond. La voûte, par son caractère primitif, a le pouvoir évocateur du foyer, du bien-être, peut-être davantage que la machine à habiter des années 1920. La mise en œuvre des matériaux de construction renforce d’autant plus cet imaginaire : la maison Jaoul est traité très simplement, en insistant sur la vérité de traitement matériel. Ainsi, le Corbusier déclare : « ces sacrés Suisses m’agacent avec leur conception du fini exagéré en architecture. Vous êtes sages et moi aussi. Nous ne sommes pas des bourgeois, nous apprécions la rudesse des briques brutes à l’intérieur d’une maison etc... Je suis persuadé que votre maison sera beaucoup mieux en étant rude et vous économiserez au moins 20% sur la dépense, ce qui vaut la peine » (17). L’épiderme intérieur du bâtiment est lui-même traité de manière archaïque, et renvoie déjà aux images de l’habitat primitif. Les malfaçons de la construction décelables dans les maisons Jaoul renvoient,

pour le Corbusier, à une poétique des matériaux mis en valeur par des artisans créateurs : l’ensemble des maisons Jaoul s’exprime dans cet imaginaire allégorique de l’archaïsme et de la tradition. Le contraste entre la mise en oeuvre de la maçonnerie et les grands pans de couleurs vives disséminés à l’intérieur de l’édifice est du à une volonté de “contraste entre modernité technique et ‘chaleur du foyer’” (18) Finalement, le Moderne proclamé qu’est le Corbusier fini sa carrière en se tournant de nouveau vers des figures archétypal, en particulier pour la réalisation de logements : les images symboliques de la grotte, de la caverne, sont introduits dans son architecture, sous l’égide de la recherche d’un caractère plus intimiste de l’espace. Il semblerait donc que faire le choix du mur épais, serait, en un sens, opérer un retour vers l’intime en évoquant l’image du nid protecteur, du cocon, par opposition à l’architecture moderne qui prône de s’ouvrir largement sur l’extérieur.

(16) Selon le témoignage de S. Bertocchi, lors d’un entretient avec Caroline Maniaque, avril 1986 (17) Lettre de le Corbusier au professeur Fueter, le 17 mars 1950 (18) Caroline Maniaque, Le Corbusier et les Maisons Jaoul, 2005, p.55

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


Fig. 20 : Le Corbusier, Maisons Jaoul, vue intĂŠrieure, 1955


Fig. 21 : Alberto Campo Baeza, “Caja Granada Savings Bank : photographie extérieure, plan RDC, Coupe”, 2001. En ligne in Archdaily <www.archdaily.com>, consulté le 5 mai 2015.

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


RELATION En tant que limite, l’espace du mur épais est le lieu privilégier de la relation entre intérieur et extérieur, et extérieur et intérieur. La signification et le dialogue entre ces deux milieux opposés constitue l’un des enjeux majeurs à la mise en place du mur épais

niveaux d’interpénétration entre une masse bâtie (quelque soit sa nature) et l’environnement urbain proche. Elle établie une hiérarchie spatiale entre ce qui relève de l’ordre public, de l’ordre semi-public, et de l’ordre privé, de l’intime. L’épaisseur devient un espace de transition entre le dedans et le dehors.

INTERIEUR - EXTERIEUR

Si l’épaisseur protège l’intimité, elle fait également sens, puisqu’elle défini le contour d’un bâtiment et le fait advenir dans l’espace public. Au-delà de son rôle de paroi, la façade a véritablement un rôle urbain, tant dans l’expression visuel du bâtiment, que dans la définition formelle de l’environnement, et que dans la transition entre l’espace public et l’espace privé. La façade signifie ce qu’est un bâtiment pour la ville : elle est le support de compréhension de la masse architecturale.

La ville est faites de plein ; et une rue est d’abord défini par les entités bâties qui la borde. Le bâtiment historique, haussmanien par exemple, même s’il est percé d’ouverture, constitue une masse qui vient définir le vide de la rue. Ainsi, le mur d’un édifice, positionné en lisière de l’espace urbain, lui confère sa forme. La mise en place d’une épaisseur dans la limite d’un bâtiment, ou au contraire le choix d’une façade ouverte, auront nécessairement une expression très différente dans l’environnement urbain. Pour Michel Remon, « la transparence [a] tué l’apparence » (19). Il est en effet très difficile d’envisager un espace urbain où toutes les limites générées par la présence de bâtiments seraient gommées au profit d’une continuité éternelle entre intérieur et extérieur. Michel Remon soutient donc que « la façade doit assumer une épaisseur » (20). Le mur épais établi une limite entre ce qui appartient à la communauté (l’espace public, la rue), et ce qui est de l’ordre, on l’a vu, de l’intime. Il permet au bâtiment qu’il défini d’exprimer sa signification et ses choix hiérarchiques dans le contexte environnemental. La façade est le lieu d’expression de l’opposition entre le dedans et le dehors : elle exprime ainsi les différents

L’épaisseur périphérique d’un édifice intervient à différents niveau sur l’espace urbain : elle stratifie la lecture de la façade, elle établie des transitions entre l’intérieur et l’extérieur, elle filtre la lumière et la vue. La façade épaisse, ainsi, serait définie par ses ombres. Aussi le soleil serait-il un révélateur d’épaisseur. L’importance de l’épaisseur vis-à-vis du contexte environnemental est particulièrement décisive à la Caja Granada Savings Bank, d’Alberto Campo Beaza. Ce bâtiment, construit en 2001, a une forte expression visuelle et une apparence extérieure particulière, renforcée par la lisibilité de l’épaisseur de son enveloppe depuis l’espace public. Le bâtiment se présente comme un bloc monolithique de béton extrêmement lisse, dont

(19) Michel Remon, La façade épaisse, 1978 (20) Ibidem 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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la façade est rythmée par une grille orthogonal évidée. Chacun des renfoncements suit une trame de 3x3 mètres et constitue une large casquette qui protège les bureaux attenants des rayons du soleil. La lecture de l’épaisseur de la façade est rendue tangible par les ombres créés par cette bande épaisse évidée. Derrière ces ouvertures, se trouvent, en retrait par rapport au nu de la façade, les bureaux, qui encadrent eux-même le hall principal, conçu comme un « implevium de lumière ». De l’extérieur vers l’intérieur, le bâtiment s’organise selon plusieurs anneaux construits : cet ordre hiérarchique se distingue sur la façade et fait signifier dans l’espace public l’interpénétration et le dialogue entre l’intérieur et l’extérieur. Finalement, cette succession de strates, des alcôves extérieures, des bureaux, de la circulation horizontale, constituent une membrane épaisse entre public et privée qui vient protéger l’atrium central. Il est important de noter que l’épaisseur périphérique mise en place dans ce bâtiment, au-delà du fait qu’elle confère sa signification urbaine à l’édifice, participe activement à la définition de sa luminosité : la membrane épaisse qui entoure le bâtiment filtre les apports lumineux. Les vitres des bureaux, qui sont en retrait par rapport au nu de la façade, sont protégées par l’importante épaisseur des casquettes qui les encadrent. L’atrium central quant-à-lui, parce qu’il est enveloppé d’une succession d’anneaux bâtis, est éclairé de manière zénithale. Ainsi, dans le travail de l’épaisseur, réside-t-il un double dialogue entre intérieur-extérieur et extérieurintérieur. D’une part, l’épaisseur défini le bâtiment dans l’environnement proche, d’autre part elle défini la lumière qui pénètre dans le bâtiment.

EXTERIEUR - INTERIEUR Il semblerait que, quand la lumière traverse une épaisseur, elle s’exprime autrement plus intensément que lors de sa rencontre avec une façade vitrée. En effet, l’épreuve de l’épaisseur donne à la lumière une profondeur certaine ; elle devient un volume lumineux. Certains artistes, et en particulier James Turrell, en ont d’ailleurs fait leur domaine d’études de prédilections : forte de l’expérience de l’épaisseur, la lumière devient matière, et est travaillée de manière sculpturale. En architecture également, l’épaisseur capte, conduit, et diffuse la lumière. A la chapelle Ronchamp de le Corbusier, la lumière apportée par la façade sud est intimement définie par l’épaisseur du mur. Les ouvertures, qui sont pratiquées comme des niches creusées dans la massivité du mur, définissent une luminosité particulière : elles prennent la forme de petits cadres de lumière, impression renforcée par les faces obliques des allèges. Il semblerait que, outre une spatialité particulière, le mur épais définissent également un apport lumineux extrêmement contrôlé et spécifique, dans le but de produire un effet précis. Enrichie par la traversée de l’épaisseur, la lumière est filtrée. L’épaisseur de la limite génère donc des rapports entre intérieur et extérieur extrêmement riches et contrôlés. Elle matérialise l’existance du bâtiment dans l’environnement urbain et en exprime l’ordre hiérarchique. Mais l’épaisseur permet également d’établir des relations privilégiés entre extérieur et intérieur : outre une maîtrise de l’environnement phonique, le mur épais génère une luminosité qui lui est propre ; et peut certainement protéger thermiquement un bâtiment.

Le dialogue entre l’intérieur et l’extérieur établi par le mur épais trouve donc son aboutissement dans la définition et dans l’expression de l’apport lumineux du bâtiment. 48

2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


Fig. 22 : James Turrell, Alta White, 1967

Fig. 23 : Le Corbusier, “Chapelle Ronchamp : photographie intérieure, façade sud”

2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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Fig. 24 : André RAVEREAU, “logements à Sidi Abbaz, coupe de détail sur le mur-masque, coupe générale sur un logement”, en ligne In ALADAR, <www.aladar-assoc.fr>, consulté le 20 mai 2015

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


PROTECTION La figure du mur épais évoque l’archaïsme du mur protecteur. Si son épaisseur n’est plus aujourd’hui défensive, comme ça a pu être le cas avec les murs épais des châteaux forts, elle sert davantage à lutter contre la nature et la force des éléments. Le mur épais peut ainsi servir, et notamment sur le pourtour du bassin méditerranéen, d’écran contre le vent et le soleil, mais aussi servir de filtres aux regards, ce qui est particulièrement développé dans l’architecture vernaculaire du Maghreb et du proche-orient. L’architecte André Ravéreau a énormément travaillé, notamment au M’Zab, l’enveloppe du bâtiment comme écran protecteur contre les rayons du soleil. Les cités ibadites constituent en effet, selon lui, le modèle le plus pertinent d’adaptation de l’architecture aux contraintes du milieu. L’étude de projets traditionnels, de leur mise en œuvre et de leur stratégie, lui a permis de proposer une architecture moderne, qui développe une thermique performante et une consommation énergétique faible. Pourtant, quand André Ravéreau conçoit ses projets au M’Zab, dans les années 1970, les préoccupations écologiques sont peu présentes dans la conscience architecturale. Il parvient néanmoins, malgré des moyens limités, à obtenir ce type de performance, comme si, finalement, l’écologie était surtout une question de bon sens. Son architecture définie un travail sur le mur qui porte sur la justesse des choix des matériaux et de leur technique de mise en œuvre, sur la réponse aux exigences climatiques, et sur l’attention aux usages sociaux et culturels. Il formule ainsi un travail de l’épaisseur de la

limite qui tend à protéger les habitations de la rudesse du climat. Les logements économiques à Sidi Abbaz (Ghardaïa, vallée du M’Zab) qu’il imagine en 1976 exploitent l’épaisseur du mur pour garantir un confort thermique à l’intérieur des habitations. L’intensité du soleil saharien, le vent sec, et la rareté des pluies, nécessitent pour ce projet la mise en place d’un mur qui puisse se préserver de l’accumulation de la chaleur. Les logements réexploitent les rapports intérieurextérieur issues de la culture mozabite. La coutume de l’entrée en chicane est par exemple réintroduite dans le projet. A l’étage, au dessus de la cuisine, se trouve un toit terrasse, protégé par l’ikomar (21) traditionnel et bordé, coté rue, par un mur d’acrotère. Les logements possèdent trois murs mitoyens et ne sont dotés que de peu d’ouvertures sur les façades. Mais la protection thermique est surtout obtenue par la construction d’un « mur-masque », c’est-à-dire un double mur extérieur, scindé en deux parties, entre lesquelles s’insère un vide d’air. Ce dernier permet, d’une part, de ventiler le mur ; d’autre part, de faire de la paroi externe un masque qui empêche les rayons du soleil de frapper la paroi du mur porteur interne. Ce système de ventilation naturel permet de maintenir un certain confort thermique au sein de l’édifice. L’épaisseur du mur régule donc les échanges entre l’extérieur et l’intérieur. Outre la définition d’une luminosité particulière, il permet également de contrôler la thermique du bâtiment.

(21) Ikomar = auvent 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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Le mur épais protège. Plus, il filtre et, en particulier, la lumière. Louis Kahn développe cette thématique d’enveloppe protectrice dans l’institut indien du management, situé à Ahmedabad. La composition architecturale globale de l’édifice est dictée par les contraintes environnementales et climatiques liée à son implantation géographique : pour se protéger de la chaleur indienne, le bâtiment s’oriente face au vent et face à l’ombre. Le passage de l’air est en effet nécessaire pour tempérer l’intérieur de l’édifice, et, dans le même temps, les pièces se doivent d’être protégées des rayons du soleil. Pour répondre à ces exigences thermiques, Louis Kahn développe la figure du mur épais protecteur. Opposé à l’idée de mettre en place des artifices pour tempérer la chaleur dans son bâtiment, il essaye plutôt d’établir des stratégies d’implantation et d’organisation qui permettrait de minimiser l’impact du climat désertique sur la thermique de l’édifice. Ainsi, il oriente les bâtiments qui constituent l’institut indien du Management face au vent, en mettant leurs murs dans l’axe parallèle de sa direction. Par ailleurs, il crée, selon ses termes, des « bow-window inversé » (22), en doublant l’épaisseur des façades, afin de réfrigérer l’intérieur de l’édifice au moyen d’un « in between ». Les façades externes sont trouées par des formes circulaires qui laissent ainsi passer la lumière, sans pourtant que les parois internes ne soient frappées, et donc échauffées, par les rayons du soleil.

L’épaisseur de l’enveloppe, dédoublée, poreuse, agit donc comme un filtre à lumière du soleil et comme un générateur de ventilation. Le mur épais mis en place sert de système de protection contre la force des éléments climatiques pour garantir, à l’intérieur du bâtiment, un contrôle thermique optimal. Louis Kahn déclare, à propos de ce projet, que « la plénitude de la lumière, dont on se protège, la plénitude de l’air, si bienvenue, sont toujours présentes comme bases des formes architecturales » (23). La maîtrise des contraintes environnementales est garantie par la mise en place du mur épais, qui vient réellement protéger le bâtiment, non pas d’un potentiel envahisseur, mais tout simplement de la chaleur du soleil. Le travail de l’épaisseur, somme-toute, permet de réguler la pénétration de la chaleur à l’intérieur du bâtiment dans un dispositif inhérent à la structure primaire de l’édifice. Ainsi, la protection n’a pas besoin d’être assurée par des dispositifs additionnels et artificiels que sont par exemple les brises-soleil, qui de toute façon, selon Louis Kahn, n’appartiennent pas à l’architecture.

Ce système d’entre-deux fonctionne alors comme un système de refroidissement qui protège l’intérieur du bâtiment de la rudesse du climat désertique indien. (22) Louis Kahn, Silence et Lumière, 1996, p.122 - 123 (23) Ibidem

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


Fig. 25 : Louis KAHN, “Institut indien de Management : vue du dispositif de l’in-between”. Photographie.


Fig. 26 : Blue Architects & SANDWICH, “Formable Wall”, 2012

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2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


perennité Dans l’architecture Moderne, et notamment celle développée autour des théories de Wright et de Mies Van der Rohe, c’est la figure du noyau qui est la plus appliquée, parce qu’elle assurerait la pérennité de l’espace (de la maison) autour de la figure centrale de la cheminée. Ce noyau central renvoie à l’archétype du foyer, de l’âtre autour duquel se réunie la famille. Chez les Modernes, il comprend les espaces de services et les installations techniques de l’habitat, et permet la mise en œuvre de façade à pan de verres, qui n’a de limite que le vis-à-vis. « Bref, on dira que la Modernité a voulu établir une continuité visuelle entre l’intérieur et l’extérieur, abolissant la notion de l’ « enclos » architectural (développé exemplairement dans les maisons Arts and Crafts) ou de l’ « îlot » urbain qui constitue un intérieur communautaire » (24). La modernité abolie l’autonomie et la frontière entre l’intérieur et l’extérieur au moyen du pan de verre, faisant de l’intérieur un espace traversé par l’extérieur. Aussi la lumière semble-t-elle avoir pour vocation d’inonder les mondes clos des intériorités architecturales. Pour les architectes qui travaillent l’épaisseur du mur en général, et pour Louis Kahn en particulier, ce sont au contraire les espaces servants insérés dans le mur épais qui garantissent la pérennité d’un bâtiment architectural. A l’archétype du foyer développé et réinterprété par les modernes autour du noyau central, ces architectes contemporains préfèrent celui de mur protecteur. Attribuer une pérennité à la limite de l’espace

permettrait en effet d’anticiper les exigences sociales et collectives à venir : comme l’espace n’est pas extensible, définir des limites à un bâtiment, et notamment par la mise en œuvre d’un mur épais, permet de s’affranchir des contraintes à venir, en terme de coexistance, de proximité, et de vis-à-vis. L’emploi du mur épais, parce qu’il défini des limites franches et imperméables, garantit au bâtiment qu’il encadre la pérennité de son édification. Outre la pérennité contextuelle, l’emploi du mur épais permet également de garantir une pérennité fonctionnelle et d’usage aux espaces qu’il génère. Nous l’avons vu, la conception du mur épais pense la configuration spatiale comme une structure d’accueil, conçue pour perdurer dans le temps et dans l’espace. Puisque les espaces dévolus aux services sont contenus dans l’épaisseur du mur, l’espace central est laissé libre ce qui lui confère une liberté d’appropriation. Ainsi, les espaces contenus dans le mur sont des espaces permanents, ce sont des espaces figés. L’espace enclos par le mur, lui, est un espace changeant, spatialement peu ou pas déterminé. « l’espace est un nouveau paysage qui doit durer aussi longtemps que les matériaux » (25). La pérennité de l’espace central, majeur, est liée à la pérennité des espaces périphériques, notamment grâce à leur gestion de la lumière et du mouvement qu’ils assurent. Leur disposition est très générale, ils doivent être assez souples pour pouvoir être modifiés. Par sa pérennité spatiale, sa prise en charge de la contingence éphémère de l’usage et de ses nécessités techniques, l’épaisseur du mur assure à l’espace principal

(24) Pierre Boudon, “Le processus architectural et la question des lieux”, En ligne In Actes Semiotiques, 2008 (25) John W. Cook, Heinrich Klotz, Questions aux architectes, 1974, p. 309 2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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la liberté de son appropriation. Aussi peut-il accueillir différents usages au cour du temps. Exploiter l’épaisseur du mur, c’est garantir à l’espace central et principal une qualité propre à l’usage ; et la garantie de sa mutation, et donc, la qualité pérenne de son pouvoir évocateur. La pérennité de l’enveloppe épaisse ne réside cependant pas uniquement dans sa pérennité spatiale et usuelle : on peut imaginer que la mise en place d’une massivité, d’une épaisseur matérielle autour d’un bâtiment, engendre également une pérennité structurelle de ce bâtiment. Les thèmes de la trace et de la ruine sont des thèmes assez évocateur dans le domaine de l’architecture : s’il est relativement difficile d’imaginer comment un bâtiment construit actuellement pourrait advenir, il est des architectes, comme le japonnais Arata Isozaki, qui, avant même que le projet ne soit construit, réalisent des photomontages de sa ruine future. Il est intéressant de voir dans quelle mesure l’enveloppe épaisse semble être en mesure de perdurer dans le temps, par opposition aux parois très fines de la modernité, dont ne subsisteront certainement que les ossatures. Ceci, bien sûr, n’est qu’une hypothèse. Cependant, l’histoire de l’architecture nous a fourni des exemples qui pourraient attester de la validité de cette supposition. Il est des projets antiques, comme le Parthénon, qui s’élèvent encore dans les airs, plus de 2000 ans après leur édification. Or l’antiquité a produit une réelle épaisseur dans ses principes structuraux. On peut donc imaginer que la mise en place de l’épaisseur permet de garantir une pérennité structurelle à l’édifice.

peut imaginer que les larges pans de verres qui les compose se briseraient très vite en cas, par exemple, de séisme. Or ces pans de verres sont caractéristiques et emblématiques de leur édification. S’ils en sont privés, leur expression serait nettement amoindrie. Des projets tel que le gymnase de Losone, de Vacchini semblent, eux, pouvoir résister à l’épreuve du temps et des événements. Le gymnase de Vacchini développe une figure structurelle extrêmement simple et potentiellement pérenne : la structure est composé d’une colonnade ou, qui, si l’on en croit Alberti, « n’est rien d’autre qu’un mur percé et ouvert en de nombreux endroits ». En retrait par rapport à cette structure porteuse, se développe un volume vitrée, qui est complètement détaché de la rangée de colonne L’épure du projet de Vacchini conduit à la révélation de sa structure, et donc, au projet lui-même, puisque le gymnase n’est en fait rien d’autre que son propre squelette. Ainsi, on peut imaginer que, dans le futur, ce bâtiment restera exactement identique à ce qu’il est aujourd’hui (outre l’érosion possible et même probable du béton qui le compose). La limite épaisse, plus que la fine membrane des modernes, semblent donc présenter un caractère pérenne, à la fois dans son expression urbaine, dans ses usages, et dans sa structure. Il est de fait intéressant de développer ce dispositif dans l’architecture contemporaine.

L’observation des projets produits par la Modernité nous fait douter de leur capacité à survivre à une catastrophe naturelle, ou, plus simplement, à l’épreuve du temps. Si bien sûr, ils sont solides, on 56

2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?


Fig. 27 : Livio Vacchini, “Gymnase de Losone”, photographie, 1997

2. Quels enjeux contemporains à exploiter l’épaisseur ?

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CONCLUSION Le mur épais est une figure archétypal enrichie d’un imaginaire à haute valeur symbolique. De manière assez paradoxale, il renvoie tant au mythe de la caverne qu’à celui du nid protecteur. Il emprunte le vocabulaire de la massivité et de l’excavation d’une part, de la protection et de la coquille d’autre part. Le traitement de l’épaisseur, en architecture, s’inscrit donc dans un imaginaire extrêmement fort. L’épaisseur de la limite est une figure qui a marquée l’histoire de l’architecture, et qui constitue aujourd’hui encore un héritage très présent dans le paysage de l’architecture européenne et mondiale. Elle s’est développée selon différentes formes dans l’histoire ; et ces dispositifs ont été transmis à notre contemporanéité, nous permettant ainsi de les réinterpréter. La modernité a recouvert de sa transparence la quasi-totalité des édifices du XX ème siècle. Pourtant, un certain nombre d’architectes contemporains renouent avec la figure traditionnelle du mur épais et réintroduisent la notion d’épaisseur dans leur vocabulaire architectural. L’épaisseur devient une figure qui peut être transposée à l’architecture contemporaine. Exploiter le mur épais présenterait d’ailleurs un certain n’ombre d’intérêts : l’épaisseur met en place une spatialité particulière ; elle opère un retour à l’intime ; participe à la définition de la lumière ; permet si c’est nécessaire, de s’en protéger ; et garanti le caractère pérenne de son pouvoir évocateur. Si l’épaisseur, pour des raisons actuelles de coût et de difficulté de mise en œuvre, ne peut plus être systématiquement massive, c’est davantage dans sa spatialité et son usage que résident les enjeux de son application.

Renouer avec l’épaisseur de la limite semble ainsi être une proposition riche de sens pour l’architecture contemporaine, parce qu’elle renvoie au stricte nécessaire et à la simplicité du dispositf archaïque. Affranchie de tous ses accessoires, l’architecture trouve, dans la figure du mur épais, son expression la plus sincère. Elle se libère de ses artifices (stores, pergola, climatiseur, bardage, brise-soleil, …) et tente de résoudre les enjeux du bâtiment par sa propre application. Renouer avec l’épaisseur pourrait donc être une manière de maitriser le projet de sa conception à sa réalisation et ce, sur toutes les échelles d’intervention ; depuis le gros œuvre jusqu’aux détails de confort thermiques et lumineux. Le mur épais soulève des exigences tant spatiales que graphiques, qui participent réellement à établir une poétique de l’épaisseur. Il a été très inspirant et enrichissant de voir combien un dispositif qui semble pourtant si simple et archaïque peut être une réponse complète à des préocupations contemporaines qui, nécessairement, me touchent. Sensible à ce que j’ai appris par le biais de ce travail de mémoire, j’espère parvenir, dans la suite de mon cursus scolaire, à travailler avec intelligence les dispositifs qui caractérisent l’architecture traditionelle, et qui enrichissent la conception du projet actuellement.

Où commence l’Architecture ? - Avec le mur.

Le mur qui limite, qui isole, qui sépare. Mais aussi le mur qui libère l’espace, qui ancre le projet dans un idéal d’éternité, le mur, enfin, qui génère de l’émotion.

Conclusion

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