Stmich lemag

Page 1

SAINT MICH'

XIRADAKIS : LES YEUX PLUS GROS QUE LE VENTRE ? Six enseignes en moins de cent mètres. Et un seul patron : Jean-Pierre Xiradakis. Parti de rien, avec un local acheté une bouchée de pain, l’homme a conquis presque toute la rue de la Porte-de-la-Monnaie. « Xira » est le chef de ces bonnes tables où le tout Bordeaux bourgeois vient s’encanailler dans le quartier. Derrière la success-story, le personnage fait parler. Entre ambitions immobilières et amour d’une cuisine qui sent bon la truffe. n Page 21

LE MAG

Numéro annuel • Gratuit • Février 2012 • www.saintmich.fr

www.saintmich.fr

DOSSIER : LE GRAND CHANTIER n Pages 6 à 11

LA PLACE AU

SUPERMARCHÉ

LE MYSTÈRE DES MOMIES n MÉMOIRES DE LA GUERRE D’ALGÉRIE n UN QUARTIER DE GAUCHE ASSIÉGÉ PAR LA DROITE n QUAND LE CORPS RETOURNE AU BLED n Page 14

Page 16

Page 18

Page 18

UNE NUIT DÉCRYPTÉE :

SAINT-MICH’ BY NIGHT De la salsa au flamenco, d’un verre à l’autre et au gré des rencontres, le quartier se découvre une fois la nuit tombée. Récit d’une nuit plus éthylique qu’idyllique. n Page 12


2

Février 2012

R

énovation, réhabilitation, requalification : les concepts plus ou moins abstraits sont affichés partout dans le quartier. Ce qu’on a compris, c’est qu’il y aura du changement. Saint-Mich’ Le Mag fait prendre la pose au quartier. Comme une série d’instantanés. Dans six mois, les bulldozers et les gravats envahiront la place centrale et les rues adjacentes. Dans deux ans, Saint-Michel, méconnaissable, affichera un nouveau visage. Ce journal est notre kaléidoscope. Une image fragmentée pour tenter de dépeindre la multitude des facettes du quartier. Illustrée par des témoignages, des reportages, et des investigations. La dignité des anciens combattants algériens, cinquante ans après la fin de la guerre. La mémoire des Espagnols, arrivés lors des premières vagues d’immigration. Et le vent frais qu’apportent les jeunes artistes. Saint-Mich’ Le Mag parcourt de nuit les lieux festifs, parle local, joue au basket sur le quai des sports et plonge dans les cuisines du quartier. Le Mag recherche la conscience politique des habitants. Il enquête au coeur de ce « gros chantier » qui a commencé bien avant les premiers travaux. Quel impact aura le projet sur les logements, les commerces et les habitants ? Des questions que partagent tous les acteurs du quartier. Saint-Mich’ Le Mag fait le point. Et parce qu’on ne peut pas réduire à l’écrit l’âme et la vie de ce quartier, la plupart de ces sujets sont illustrés par des vidéos et des sons, ainsi que des contenus multimédias exclusifs à retrouver sur www. saintmich.fr !

SOMMAIRE

Édito

PAGE 4

Louise Wessbecher Directrice de la rédaction

• Quand Saint-Michel se bouge • Kurdes de Bordeaux • Le mouille-cul & la mouquire

PAGE 6 Dossier

« Le grand chantier »

• La rénovation en 10 questions • L’interview exclusive d’Alain Juppé • Saint-Mich’ c’est chic • Exit le marché place au supermarché • L’ancien lifting • La gueule du bois • Au 39 rue de la Fusterie

PAGE 12

• Saint-Mich’ by night • Les bals tradis

PAGE 14

• Le mystère des momies • Entrée des artistes • La traction de Didier

PAGE 16 • Mémoires de la guerre d’Algérie • Un quartier de gauche PAGE 18 assiégé par la droite

PAGE 20

• « Saint-Michel ce n’est pas le bronx! » • Quand le corps retourne au bled • J’ai testé un cours de Krav maga • Le quai des sports fait le plein • Xiradakis et le chaudron

• Rénovation : PAGE 22 conséquences sur les écoles

• L’armée des ombres • Mariage oriental : le juste prix?

PAGE 24

• L’écossaise et son carnet • Ils étaient sur l’affiche de la mairie...

Et bien plus encore sur www.saintmich.fr avant

APRÈS

Deux vues de la place Meynard à un an d’intervalle. Le déplacement du marché est le premier signe visible des mutations du quartier. Exit les drouilleurs et les chineurs, place aux ouvriers. L’incontournable lieu de rencontre s’est transformé en simple lieu de passage. Directrice de la publication :

Secrétaire de rédaction :

Directeurs d'édition :

Directeur artistique et conception graphique :

Maria Santos-Sainz

Philippe Lespinasse, François Simon, Jean-François Brieu, Jean-Charles Bouniol Directrice de la rédaction :

Louise Wessbecher Rédacteurs en chef :

Aurélie Dupuy, Agathe Guilhem, Guillaume Faure

Maxime Le Roux Cyril Fernando Rédacteurs :

Maire-Alix Autet, Julien Baldacchino, Anaïs Bard, Romain Barucq, Marc Bouchage, Anissa Boumediene, Brune Daudré, Bastien Deceuninck, Aurélie Dupuy, Béatrice

Fainzang, Guillaume Faure, Mickaël Frison, Agathe Goisset, Julie Gonnet, Julien Gonzalez, Agathe Guilhem, Vanessa Hirson, Guillaume Huault-Dupuy, Adrien Larelle, Maxime Le Roux, Ange Claudia Lipemh, Sandra Lorenzo, Jérémie Maire, Caroline Motte, Jean-Baptiste Pattier, Laurent Pomel, Marthe Rubio, Louis Sibille, Nastassia

Solovjovas, Louis Thubert, Ludivine Tomasi,

Ugo Tourot, Julien Vallet, Louise Wessbecher, Louisa Yousfi.

Merci à tous les habitants de Saint-Michel qui ont accepté de nous répondre. Numéro spécial Imprimatur

ISSN 0397-068X


Gilles,

le battant

SAINT-MICHEL

VIES DE Broc’ Annick Pichard

« Après une maîtrise de Lettres et une licence d’Histoire, j’ai exercé des métiers divers qui ne me plaisaient pas. J’ai alors commencé à faire des meubles peints pour un antiquaire, jusqu’au jour où j’ai eu une allergie aux produits chimiques. Je ne pouvais plus travailler. Je me lamentais sur mon sort, je ne savais plus quoi faire. Un jour, une vieille marchande m’a conseillé d’acheter un lot de vieux costumes pour les revendre. Depuis, je suis brocanteuse spécialisée dans les vêtements anciens. Ce qui m’intéresse le plus, c’est leur histoire. J’ai un stand ici depuis 17 ans. Mes plus vieux vêtements datent du XVIIIe siècle. Le costume me plaît car il est lié à l’histoire de l’humain. Le fait qu’il soit cousu main, que l’on voit

Bertrand Gaultier

Photos Guillaume Huault-Dupuy

« Ce sont des amis qui m’ont conseillé de m’installer au Passage Saint-Michel. Ils m’ont précisé que le lieu était assez fréquenté. J’ai donc saisi l’opportunité, pour essayer. En plus, le prix des stands est correct, à charge pour le marchand de l’aménager à sa manière. Je paie environ 300 euros de loyer. Je réalise de

«

Joueur de foot, assistant maternel ou maçon, Gilles a connu plusieurs vies avant la brocante

Depuis que je suis au Passage SaintMichel, j’ai l’impression d’être tout le temps en vacances. Les courtières nous offrent une grande liberté ». Gilles Distriquin a aujourd’hui une vie rangée, aux côtés de son épouse, sage-femme cadre à l’hôpital Pellegrin. Son fils est installé comme kiné à Saint-Augustin et il est même grand-père, depuis deux ans et demi, d’une petite Chloé. Pourtant, sa vie n’a pas toujours été rose. Loin de là. Né dans la rue, dans l’un des coins les plus pauvres d’Issoudun, dans l’Indre, il a quitté sa ville natale à la mort de son père. « J’avais 17 ans, je suis parti jouer au foot en Corse, à Calvi ». Au départ, le jeune homme y menait une vie de délinquant. « Pour vivre, je me démerdais, pas toujours de façon très honnête. Je faisais des “petits boulots“ ». Capitaine de l’équipe junior, Gilles a foulé les terrains de National durant deux saisons avec Calvi. Il était payé pour jouer, une fierté. « Il aime la dépense physique, le dépassement. Le sport a été quelque chose de très important dans sa vie, résume Yannick, son fils. Quand j’étais jeune, il a entrainé bénévolement l’équipe de Sarlat, pendant douze ans ».

L’âme sœur comme catalyseur « Nous nous sommes rencontrés en 1977, quand j’étais en fac de médecine. Il venait pour présenter aux étudiants le métier de moniteur éducateur. Il animait des ateliers de mosaïque pour handicapés mentaux », explique Marie-Ange, sa femme. à partir de ce jour, la vie de Gilles a commencé à changer. Petit à petit, il s’est posé. En 1981, Il achète sa première ruine avec sa femme à Sarlat et commence à la retaper. Rapidement, Marie-Ange donne naissance à un fils. « J’ai toujours

Par Guillaume Huault-Dupuy grandi avec une bétonnière dans le jardin, relate Yannick. Mon père est très débrouillard. Il a appris la rénovation sur le tas, avec son père maçon et son beau-père mécanicien ». Gilles s’épanouit en aidant les personnes dans le besoin. C’est ainsi qu’en 1987, il est le premier homme de la région à obtenir l’agrément d’assistant maternel. « C’était un métier de femme à l’époque mais c’est un super boulot, sourit Gilles. En 1990, il y a même eu un film sur notre couple, tourné par le Conseil Général ». Famille d’accueil de l’aide sociale à l’enfance, les Distriquin recueillent un frère et une sœur, retirés à leurs parents sur décision judiciaire. Sébastien a quatre ans et demi, Virginie huit. « Je faisais juste mon travail, relativise Gilles. Avec le décès de leur mère, puis de leur père pendant la garde, nous sommes devenus leurs parents spirituels ».

cette chute, il ne pouvait pas reprendre la maçonnerie et il a du tirer un trait sur le foot, se souvient Yannick. Ça l’a attristé mais il a une capacité à faire le deuil assez vite. Ça a été comme un déclic ». Il n’a pas perdu pied et opté pour un job dans la continuité, celui de brocanteur. « Il a des mains faites pour ça, affirme Marie-Ange. Il a toujours été attiré par les choses qui ont une histoire, un vécu ». Il s’est naturellement tourné vers l’enfance et l’art populaire, par passion. « J’achète 90 % de mes objets sur la place SaintMichel et je les restaure dans mon atelier, à la campagne, précise Gilles. Je remplis le coffre de ma voiture avec 30 € ». Les gens qui s’attardent sur son stand sont des trentenaires un peu nostalgiques, en famille ou non. Ils retrouvent ici des morceaux de leur enfance. Les marchands du Passage SaintMichel connaissent Gilles depuis son premier essai de sept mois, en 2010. « Je l’aime bien parce que c’est quelqu’un de simple et qu’il va toujours au bout des choses. Dans sa passion, c’est quelqu’un d’émouvant, lâche son voisin de stand, Robert Vaisseau. C’est un battant, qui redonne vie à tous ces objets ! » Gilles ne regrette rien de son parcours et apprécie d’être là où il est. « C’est un boulot avec une grosse partie de plaisir, je me considère comme un préretraité, apprécie Gilles. Je vends pour 1250 € par mois, ce qui me fait que 700 € net. Ce n’est pas énorme mais ça me suffit car je n’ai plus de charges familiales et ma femme a une bonne situation ». Installé depuis cette année de manière permanente au Passage Saint-Michel, il compte bien profiter d’une vie apaisée. n

« J’achète 90% de mes objets sur la place St-Michel »

Brocanteur par « accident » Pendant vingt-cinq ans, Gilles a travaillé comme un acharné à restaurer des bâtisses fatiguées pour les revendre à un meilleur prix. Mais, en 2006, le destin lui joue un tour. Alors qu’il travaille sur la rénovation de sa septième ruine, il fait une chute de quatre mètres et se retrouve avec une jambe en miettes. « Pendant trois mois, je suis resté cloué dans un fauteuil roulant. Pour m’occuper, j’ai commencé à restaurer de vieux objets et à réfléchir ». Rapidement, Gilles est contraint de changer de trajectoire. « Après

n 3

le point de la personne qui l’a réalisé, le soin qu’elle y a mis. Je pense au nombre d’heures de travail. Il faut savoir que jusqu’au XVIIIe, le linge valait plus cher que les meubles. Cela plaît aussi bien aux jeunes, pour leurs déguisements, qu’aux vieux, qui l’utilisent en décoration ». véritables lithographies, comme Degas ou Toulouse-Lautrec, un peu de peinture, mais je fais principalement de la gravure. J’ai un secret qui plaît beaucoup, c’est la gravure bicolore. à ma connaissance, je suis le seul à en faire en Aquitaine. Je suis également engagé dans un programme d’enseignement de la gravure dans les petites écoles et les collèges. En dix ans, j’en ai visité plus de 150. Je suis issu de l’école des Beaux-Arts de Bordeaux, où j’ai fait la spécialité gravure qui nécessitait un très bon niveau de dessin. Mais même avec ce diplôme reconnu, il m’était très difficile de vivre de mon art. Le gros problème de l’artiste est qu’il a besoin d’être exposé dans une galerie, de préférence à Paris. Dans ce métier, il faut vraiment s’attacher à obtenir une bonne reconnaissance et ça fait 25 ans que je m’y attèle. Tout le monde voulait que je reste au Passage plus longtemps mais je m’en vais quand même, cette semaine ».

Jean-Louis Poirier « Il y a une quinzaine d’années, je peignais des lettres. Je réalisais des pubs à la main, des vitrines pour Noël, je décorais des voitures. Et puis, avec l’arrivée des autocollants, on n’a plus du tout travaillé manuellement, la machine a tué la profession. Ce n’était pas le même métier, ça ne m’intéressait plus. J’ai toujours chiné mais sans prendre conscience que j’en ferais un jour mon gagne-pain. Je possédais un grand hangar à Biscarosse, je l’ai transformé en brocante. J’ai commencé par vendre mes propres affaires, ça m’a vacciné. C’est dur de se débarrasser d’objets auxquels on tient, mais plus le temps passe, moins on s’y attache. à l’époque, j’étais ambulant, je travaillais la semaine à Biscarosse et le week-end sur la place Saint-Michel. C’est ici que j’ai appris le métier, petit à petit, sur le tas. Surtout que j’y connaissais rien ! Pendant un an et demi environ, j’ai fait ça

évelyne Weinberg « Avant de travailler dans la brocante, j’ai fais un tas d’autres métiers, notamment de la visite médicale. Comme beaucoup, je suis venue à ce métier par hasard. On a tous des parcours atypiques, on ne naît pas en voulant devenir brocanteur. Ce qui nous rassemble est un amour pour

au noir puis j’ai déclaré mes activités en 2000. Auparavant, pour entrer au Passage Saint-Michel, il fallait débourser deux à trois millions de francs (300 000 à 450 000 euros). On s’achetait un stand ! Ce droit d’entrée a été supprimé en 2006-2007. Avec la crise, plus personne ne pouvait se permettre une telle dépense. Désormais, on paie juste un mois de loyer d’avance. Ça fait quatre ans que j’ai mon stand ici et je suis maintenant président de l’association du Passage Saint-Michel. » les beaux objets et, de client, on devient marchand. Mon installation au Passage Saint-Michel s’est faite naturellement, quand je suis devenue copropriétaire de l’immeuble, en avril 2011. Je n’étais pas brocanteuse avant ça, c’est très récent. Ici, c’est ma vitrine. Je suis plutôt spécialisée dans les années 1950 à 1970, le mobilier et les objets XXe siècle. Mais il suffit qu’un objet me plaise pour que je l’achète, sans trop me soucier de son époque, parce qu’on a une clientèle très diverse. En tant que propriétaire des murs, je n’ai pas de rôle particulier. Je suis simplement trésorière de l’association du Passage Saint-Michel, depuis mai. En pratique, je ne fais que gérer les salaires des courtières, payer les charges. Au Passage, il y a pas mal de turn-over, ça va ça vient. Certains sont là depuis très longtemps, d’autres débutent. Chaque brocanteur a un profil différent et on se complète bien ».


4

Février 2012

quand Saint-Michel Réalisation de courts-métrages, entraide aux Algériens, apprentissage de la capoera. Une centaine d’associations font vivre chaque jour le quartier. Coup de projecteur sur trois d’entre elles.

Phoro Ludivine Tomasi

L’Insertion PAR LA GLISSE

Le tour du monde en 500 femmes

P

asser la porte de l’association « Promo-Femmes », c’est comme prendre un bon bol de mixité. Cinq cents femmes de 65 nationalités différentes, 5 salariées et une soixantaine de bénévoles s’y côtoient. Cours de français, couture, cuisine, gym, salon de thé, groupes de paroles : à l’accueil de l’association, le secrétariat arbore des classeurs remplis d’inscriptions. Sur les fiches, des noms à consonance arabe, turque, africaine ou slave. Qui sont les femmes de « PromoFemmes » ? Elles viennent d’arriver ou ont déjà leurs habitudes. Souvent mères et mariées. Parfois étudiantes ou femmes actives. Depuis presque vingt ans, elles se rencontrent et trouvent à « Promo-Femmes » la force de vivre dignement leur déracinement, ou tout simplement leur féminité. Pas étonnant que l’association

soit devenue un observateur inédit. « Depuis deux trois ans, on voit de plus en plus de femmes arriver de l’Europe de l’Est. C’est en général une migration économique. Celles qui viennent d’Afrique, c’est plus politique ou familial », constate Alia Zaouali, la directrice. Autre évolution manifeste : la scolarisation, en hausse. Les femmes s’inquiètent aussi de la vie bordelaise. Il y a un mois, elles ont beaucoup parlé du déplacement du marché. Pour celles qui vivent dans le quartier, l’association constitue un relais : « elles se sont pas mal préoccupées du déménagement du quartier et des relogements liés à la réhabilitation ». Aux ateliers, le partage se métisse, poussant les bénéficiaires à s’enrichir de l’échange. Qu’il soit pratique ou existentiel. Le mardi après-midi, Mme Asrar met à disposition ses « talents de couturière ». Au même endroit, quelques jours plus tôt, Mihaela, ravie de « discuter librement »,

Photo Ugo Tourot

Par Ludivine Tomasi

confiait à Sylviane sa « peur des sagesfemmes ». En tout cas, sur les bénévoles et les salariés, l’effet est immédiat. « Quand je suis arrivée, je ne savais pas où je mettais les pieds. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être dans un aéroport », livre Vivianne Chazal, la secrétaire. Un aéroport où, pour voyager, les papiers ne sont pas obigatoires. n

C

heveux longs plaqués sur la nuque, petites lunettes et tee-shirt coloré. Benoit Rambaud est l’un des principaux animateurs de Surf insertion. Caressant les vagues du littoral aquitain depuis tout petit, « Ben beach » pour les intimes, a poussé la porte de l’association il y a 12 ans. Il a choisi de faire partager sa passion du surf et sa conscience écologique à des jeunes. Âgés de 8 à 25 ans, ils n'ont pas toujours les

Par Ugo Tourot moyens financiers de s'essayer aux plaisirs de la glisse. Rencontre à l'occasion d'un atelier de confection de housses de téléphones 100% recyclables, dans les locaux de Surf Insertion, rue des Menuts.

à qui Surf Insertion s'adresse-t-elle en priorité ? Aux jeunes des villes et des campagnes

Kurdes de Bordeaux : « La guer

Jérémie Maire

à

Chez les Turcs comme chez les Kurdes, on joue au « okey », un mélange de poker et de dominos.

l'entrée du bar kurde « La Garonne », une tirelire sur laquelle est écrit en turc et en allemand « De l'aide pour les victimes du tremblement de terre de Van », en référence au séisme qui a frappé l'Est de la Turquie en novembre dernier. Au mur, une carte d'un Kurdistan fantasmé, qui déborde les frontières turque, irakienne, iranienne et syrienne. Mis à part ces deux marqueurs identitaires, les différences avec les bars turcs voisins, sur le quai des Salinières, sont minimes. On regarde les chaînes d'info du pays, on boit le thé en jouant au « okey », un jeu turc qui mélange poker, mahjong et dominos. Sur le quai des Salinières, les cafés se suivent, se ressemblent, mais ne sont pas les mêmes. Au milieu, Kadriye Karagür-Yalçin a ouvert en mai 2011 son cabinet de traductrice-interprète. Cette universitaire d'origine turque mais mariée avec un Kurde, est le trait d'union parfait dont avaient besoin les deux communautés. Son choix d'implantation est réfléchi. Le bistrot est important, précise-t-elle :


SAINT-MICHEL

el se bouge

n 5

D

es profs tout droit sortis de groupes de rock des années 70, des premiers de la classe métalleux et des apéro-live endiablés. Bienvenue au Ciam : le Centre d’informations et d’activités musicales de Saint-Michel. Au 35, rue Leyteire, près de 300 élèves suivent chaque jour des cours d’enseignement pratique et théorique. Bye bye l’école de musique guindée et poussiéreuse de notre enfance... à l’approche de la rue Leiteyre, on commence à voir les étuis de guitares s’affairer, les tee-shirts de Metallica se rassembler. On croit assister à la pause clope d’un groupe entre deux balances. Mais non, tous ces jeunes sont là pour... leur cours de solfège ! En plein cœur du quartier Saint-Michel, le Ciam forme les musiciens de demain. L’association loi 1901 sert de lieu d’information et de formation aux musiques actuelles. Ici métal, blues et salsa ne sont séparés que par une porte capitonnée. De quoi réconcilier la ville de Bordeaux avec l’image rock’n’roll qu’elle avait dans les années 1990. Créé en mars 1985 par Guillaume Jullien, le Ciam est d’abord estampillé jazz. En 2003, changement demi varie entre 30 et 40 euros selon l'endroit, entre Soulac et Hendaye. Il faut se déplacer, se loger, et un hébergement sur le bassin est très onéreux. Il faut y ajouter le transport. Tout cela constitue un frein pour ces jeunes.

Et pour vous, surfer aide à mieux comprendre les enjeux écologiques?

qui ne partent pas en vacances. On leur propose de s'approprier à travers les missions de l'association, un territoire qui est aussi le leur : le littoral aquitain. Nous n’accueillons pas que des Bordelais. Cet été, 20% de jeunes sont originaires de Paris, Dieppe ou Marseille.

Le surf est-il un sport accessible? Le surf garde un côté élitiste. N'oublions pas qu'un cours de surf d'une heure et

Les deux sont étroitement liés. On traverse différents milieux pour aller surfer, la forêt, la zone humide, la dune...C’est une façon de les ouvrir sur leur propre patrimoine en les responsabilisant sur la beauté et la fragilité de ces milieux. Le slogan de l’association, “Tu prends de la vague, tu donnes à la nature“, résume bien cette idée.

Le surf, ce n'est que neuf mois dans l'année, quelles autres missions menez-vous le reste du temps ?

de directeur pédagogique et tournant artistique. Grâce à Stephane Allaux, ses sweats à capuche et ses albums des Foo Fighters, le Ciam devient rock’n’roll. Et attention, le Monsieur sait de quoi il parle. Il a passé deux années à sillonner les routes d’Europe avec Ron Thal, aujourd’hui membre des Guns N’Roses. Excusez du peu.

Un brin trop appliqués Au Ciam, on ne fait presque pas de différence entre les élèves et les maîtres. Tout le monde se tutoie, et l’ambiance détendue fait parfois oublier que l’école forme des professionnels. On apprend le comportement scénique, mais aussi à ressentir la musique lors de cours qui mêlent chant et théâtre. Les cours les plus scolaires, comme le solfège rythmique et harmonique, sont encore là, mais même les plus métalleux ne s’en plaignent (presque) pas. Alexis, lui, est fan de blues. Le bassiste (guitariste?) a bien compris l’intérêt de ces cours théoriques : « En 4 mois, je me suis pris 8 années de culture musicale dans la tronche. Moi, je ne veux mésanges qui mangent les chenilles processionnaires (elles attaquent les pins maritimes, NDLR), on nettoie les rivières, mais aussi les plages. Je suis un écocitoyen, c'est un citoyen dans le bon sens, qui fait attention à ses actions et ses achats. à l'image de l'atelier d'aujourd'hui (conception de housses de téléphones recyclées à base d'anciennes combinaisons de plongée, NDLR), on essaie de leur faire prendre conscience qu'il vaut mieux faire du durable que du jetable.

Quels sont vos projets pour l'avenir de l'association ? Le but final, c'est que cette insertion sociale se transforme en insertion professionnelle. C'est à cet instant que l'association prendra tout son sens. Il y a encore du chemin à faire et pour cela, il faut que l'on soit encore plus soutenu à l'avenir. n

un conservatoire Rock’n’roll pas être une star mais un vrai musicien. Je veux pouvoir jouer de tout, du métal au reggae ». Réaliste et sérieux, un brin trop appliqué, l’élève de première année est, pour Stéphane Allaux, à l’image de ses camarades musicos : « Les élèves sont très bien, très polis, arrivent à l’heure. Nous ce qu’on aimerait c’est qu’ils se lâchent un peu, qu’ils envoient valser leurs

Le mouille-cul et la mouquire Auteur de nombreux livres sur le patois bordelais et chroniqueur depuis 25 ans des « Mots d’Ici » au journal Sud-Ouest, Guy Suire joue avec les mots d’une langue forgée à Saint-Michel. Propos reccueillis par Maxime Le Roux

C guerre n’est pas ici » Par Jérémie Maire « C'est un lieu d'échange entre personnes en exil. On ne vient pas qu'y boire un café. C'est aussi un lieu de business : patrons et ouvriers s'y retrouvent pour trouver travail et main-d'œuvre ». Loin des velléités d'indépendance du Kurdistan – État promis par les traités d'après la Première Guerre mondiale – le principe de réalité et la nostalgie soudent les exilés. Selon la traductrice, les lieux de sociabilité comme les bistrots sont importants pour retrouver les gens de sa ville d'origine. On reste entre gens de Bulanik à « La Garonne » et entre ceux de Besnik au bar « Le 33 ». Haci Ugur, le patron, avait la volonté « de créer un lieu pour réunir sa communauté ». Plus haut, au « Futbol », entre Turcs de Yalvag, on dit et fait sentir la même chose. En Gironde, on compte près de 17 000 personnes d'origine turque, dont la quasi totalité au sein de la CUB (Communauté urbaine de Bordeaux) et Saint-Michel reste un lieu de transition pour les nouveaux arrivants, notamment Kurdes, dont la venue est plus récente. C'est le cas du « Garonne », et

On fabrique des nichoirs pour les

du « 33 », deux des rares bars kurdes de Bordeaux, ainsi que l'Association franco-kurde, au 73 de la rue CamilleSauvageau. Même s'ils sont difficiles à dénombrer, l'association table entre 700 et 1200 Kurdes présents à Bordeaux.

Des tensions à 4 000 kilomètres de là En assistant aux réunions dominicales de l'association, le but « culturel » est vite dépassé. Remontés, les adhérents interviennent devant l'assemblée. On reconnaît dans les interventions des mots comme « politique », « international », et « soviet ». Les problèmes entre la communauté kurde de l'Est de la Turquie – près de 20 millions d'individus – et l'Etat central ont des répercussions jusqu'à Bordeaux. Le 28 décembre dernier, une bavure de l'armée turque a tué une trentaine de civils kurdes, dont des enfants, dans le village de Gülyazi, sur la frontière turco-irakienne. Cet événement a provoqué un vif émoi au sein de la communauté de Saint-Michel, qui a depuis manifesté dans les rues de Bordeaux. Sous le portrait géant d'Abdullah Öca-

lan, le fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK — organisation séparatiste reconnue terroriste par l'Union européenne), Selahattin Kocak, nouveau président de l'association, précise que « nous n'avons rien à voir avec le peuple turc, mais nous pouvons vivre ensemble, sans problèmes ». Certains membres de l'association sont plus conciliants. Ussein, qui s'affiche à l'extrême-gauche, soutient : « La guerre n'est pas ici ». Izzit Koc, vice-président de l'association des Turcs de Gironde Atatürk, se félicite que les communautés turque et kurde s'entendent. « Les différentes générations ont grandi ensemble et entretiennent encore de bonnes relations. Nous ne sommes pas très nombreux, c'est ce qui explique nos bons rapports ». Il ne croit d'ailleurs pas aux soupçons de noyautage de l'association kurde par le PKK. « Depuis trente-huit ans que je suis à Bordeaux, nous n'avons jamais eu de problèmes avec la communauté kurde de Bordeaux. Les seuls incidents qui se sont produits ont été perpétrés par des gens venus de l'extérieur de la communauté, de grandes villes comme Paris ou Strasbourg ». Il n'évoque cependant jamais « les Kurdes », mais « les Turcs d'origine kurde ». n

partitions. Qu’ils retrouvent un côté sauvage... Ce n’est que quand ils arriveront à faire ça qu’ils seront de vrais musiciens ». De là à détruire sa guitare sur scène ou retourner une chambre d’hôtel après un concert, le Ciam n’en est pas encore là. Peut-être existe-t-il des cours spéciaux pour ça après l’heure du goûter, mais ça, l’histoire ne le dit pas. n

omment le « pichadey » est-il apparu dans le quartier ?

Le «pichadey», c’est le bordeluche d’avant le bordeluche. C’est le nom que l’on donnait à la petite colline du quartier Saint-Michel et qui aurait donné son nom à la langue éponyme. Ce surnom aurait été donné au patois girondin local, par les vignerons des alentours. L’expression provient de l’espagnol «pichar» (pisser, fuites ou pertes en gascon), sans que l’on en connaisse la véritable raison. C’est comme cela que l’ont baptisé les personnes qui vivaient ou travaillaient autour du Pichadey jusqu’au premier tiers du XXe siècle. Le pichadey n’est pas vraiment une langue, c’est un vocable, un parler, des mots et des expressions que l’on rajoute. C’est une des ramifications de la langue d’Oc. Il est cependant impossible de faire une phrase complète sans avoir recours au français.

Qui parlait le «pichadey»? Principalement des immigrants agenais, montois (de Mont-de-Marsan. NDLR) ou périgourdins. Ils venaient travailler en ville, se retrouvaient sur les marchés, et s’interpellaient dans leur parler natal. La langue s’est aussi enrichie des apports espagnols dans les années 30, au moment de la guerre d’Espagne, puis dans les années 60 à

l’occasion de la grande migration des « bonnes et des maçons espagnols ». On avait besoin de bras à la semaine, dans la brique, pour la fabrication des sandales, le transport ou en tant que terrassier. Des petites-gens qui pour des raisons économiques, pensaient que Bordeaux était un eldorado. Saint-Michel était également un quartier d’artistes et de théâtres, comme celui de « La Lune dans le caniveau » sur la place des Capucins. Une opérette bordelaise présentée à la Scala (théâtre bordelais, NDLR ) en 1932, « les Bordeluches au septième ciel », marque l’apparition du terme « bordeluche » qui va progressivement remplacer celui de pichadey.

Parle-t-on encore le bordeluche ? De moins en moins. On le pratique sans s’en rendre compte. Certains termes n’ont pas d’équivalent dans la langue française. Connaissez-vous le terme de tricandilles? Ce sont des tripes de porc, d’abord pochées dans un bouillon de légumes, puis grillées sur des sarments (les jeunes pousses de vignes, taillées au cours de l’hiver. NDLR). Les mots sont kidnappés par les dictionnaires. Régulièrement, Le Larousse ou Le Robert s’engraissent de mots locaux. Surtout du Gascon. Certains marchands des Capucins parlent encore le bordeluche. Mais c’est surtout dans le langage viticole que l’on retrouve le plus ce parler. C’est le bastion de la conservation de ce langage. Parler le pichadey-bordeluche, ce n’est pas une fierté, mais en tout cas pas une honte. Je n’ai pas l’impression de faire tapisserie fanée. On veut faire de nous des passéistes, une vieille garde. Ce langage n’est pas que du folklore. Les termes d’hier servent aussi à parler du monde d’aujourd’hui même si les gens qui l’utilisent ont tous la carte Vermeil. n Aller à mouille-cul (loc.verb): Expression locale pour être enterré au cimetière. La mouquire (nc. masc) : la morve. *Pougnacs et margagnes. Dictionnaire définitif du bordeluche. ed Mollat. 2011.

Photo Agathe Guilhem

Par Caroline Motte & Agathe Guilhem


6

Février 2012

Tram, ravalement, rénovation des quais. Dès 1996, un an après son arrivée à la mairie de Bordeaux, Alain Juppé se lance dans un colossal projet de rénovation. Quinze ans après, c’est au tour de Saint-Michel.

Photo Maxime Le Roux

DOSSIER

Le Grand Chantier

D

ans la perspective de « Bordeaux 2030 », concept moderniste inventé par la mairie pour promouvoir l’idée d’une grande métropole cosmopolite, moderne, durable et accueillante, SaintMichel est le dernier quartier du centre-ville à passer sous le rouleau compresseur de la « requalification ». Du nord au sud, des riches aux pauvres, tous les quartiers anciens sont rénovés. Le classement de la ville au Patrimoine mondial

Par Brune Daudré de l’Unesco en 2007 accélère le mouvement. Pour ou contre, indifférent ou remonté, chacun se positionne et fait part de ses espoirs ou de ses craintes concernant l’avenir du quartier. Anne Durepaire-Dorgueilh, chargée de la maîtrise d’ouvrage au service Parcs, jardins et rives de Bordeaux le concède, Saint-Michel est un « endroit qui marche ». C’est cette image cosmopolite et pacifiée

du quartier que la Ville de Bordeaux utilise pour communiquer autour de son projet de rénovation. Mais la « bonne ambiance générale » ne suffit pas. Il faut donner un nouveau visage à Saint-Michel.

Saint-Michel se refait une beauté

Le nouveau visage, ce sont des Parisiens qui vont le façonner. à grands renforts de bois exotique (voir page 10) et de mobilier urbain, le cabinet Obras a dé-

cidé de mettre le paquet sur la modernité. Mais la nouveauté ne plaît pas à tout le monde. Les lampadaires en acier de 12 mètres de haut voulus par les architectes ne devraient pas faire long feu. « Unité, continuité, simplicité » sont les mots d’ordre d’Obras quand ils évoquent leur projet pour « l’espace Saint-Michel ». Ce n’est pas la première fois que Saint-Michel se refait une beauté. Nous avons retrouvé l’un des architectes en charge de ce premier chantier en

1987. Il s’agissait alors de favoriser la circulation autour de la place. Le moderniste Chaban-Delmas (maire de 1947 à 1995) voulait encore croire aux voitures en centreville et n’avait pas anticipé le besoin - ou la mode - des rues piétonnes. Selon les instigateurs du projet, la rénovation d’aujourd’hui s’inscrit dans un contexte global de « ville durable, de vivre mieux tous ensemble ». La ligne à grande vitesse (LGV) reliant Paris à Bordeaux en deux heures


DOSSIER n 7

SAINT-MICHEL

annoncée pour 2017 accélère le mouvement. Extension des lignes de tramway, grand quartier d’affaires « Euratlantique », nouveaux ponts et infrastructures pour relier les deux rives, développement des éco-quartiers... Tout est fait pour rendre Bordeaux plus attractive aux catégories supérieures, en y maintenant si possible les populations modestes. Un objectif pour l’instant tenu, nous affirme Alain Juppé lors d’un entretien exclusif (voir page 8) : « Il fallait

permettre à la population qui habite Saint-Michel d’y rester. Il ne s’agit pas de la déplacer pour l’amener ailleurs. Il n’y a aucune volonté de la part de la mairie de changer la population». Il reconnaît qu’après la rénovation, les loyers ne pourront pas rester les mêmes que ceux qu’ils étaient quand les logements étaient insalubres. Le grand chantier suscite des

réactions diverses. Certains s’inquiètent de la « gentrification » ou de la « boboïsation ». D’autres comme Xavier Terrere ou Sophie Théaux, artistes, se demandent simplement comment ils trouveront leur matière première (objets ou tissus abandonnés) si la place est aseptisée. Les commerçants, brocanteurs et

Un scénario redouté par les habitants

antiquaires, eux, voient d’un bon oeil l’arrivée d’une nouvelle clientèle. Quoi qu’il en soit, la machine est en marche. Le marché aux puces de Saint-Michel a été déplacé sur les quais pour laisser la place aux bulldozers. La mairie assure qu’il reprendra ses quartiers sur la place mais en est-on sûr ? Et est-ce vraiment la volonté de tous les marchands ? Aujourd’hui, la société InCité s’affaire. Elle achète, retape, revend ou conserve les bâtiments de

Saint-Michel. Le tout dans une opacité qui effraie les habitants. Les commerces ont entamé leur mutation. De nouvelles enseignes apparaissent, d’autres disparaissent. Perte de l’âme du quartier et de sa mixité sociale, spéculation immobilière et arrivée de nouvelles populations plus aisées, c’est le scénario fantasmé et redouté par les habitants. Ce n’est que dans quelques années que la rénovation révélera ses failles ou ses succès. n


8

Février 2012

La rénovation en dix questions Qui va mener les travaux ? Pourquoi ? À quoi ressemblera la place ? Saint Mich’ Le Mag répond à dix questions essentielles sur la « requalification » du quartier.

P

ourquoi cette rénovation ?

La rénovation du quartier Saint-Michel s’inscrit dans une logique globale de travaux pour la ville de Bordeaux. Il s’agit de la dernière zone à rénover et la plus grande. « Il était nécessaire de donner un nou-

Par Julien Baldacchino veau visage à la ville. Le quartier n’avait pas bougé depuis 25 ans », souligne Alain Juppé. « On a un endroit qui marche, il faut que ça continue de marcher mais qu’en plus ça ait de l’allure », confie Anne Durepaire-Dorgueilh, chargée de la Maîtrise d’ouvrage au service des Parcs, jardins et rives de Bordeaux.

PHoto D.R

Pourquoi est-il important de conserver une « dimension patrimoniale » ? La basilique Saint-Michel est classée deux fois au patrimoine mondial de l’Unesco. En tant que partie du chemin de Saint-Jacques de Compostelle depuis 1998 et au sein de l’ensemble urbain de Bordeaux depuis 2007.

Comment les grandes lignes du programme de rénovation ontelles été définies ?

Des réunions et des ateliers de travail ont eu lieu, animés par les élus de quartier, afin d’imaginer à quoi devait ressembler l’avenir du secteur. Il a été décidé que le marché devrait réintégrer la place après les travaux. La mairie a ensuite édité un cahier des charges très précis : normes de sécurité et environnementales, accessibilité aux handicapés, facilité d’entretien, etc.

La « requalification », c’est quoi? Vous ne trouverez pas ce mot dans le

dictionnaire. Il s’agit d’un terme de jargon utilisé par les urbanistes pour parler des processus de rénovation, mais sans sous-entendu péjoratif. « On peut requalifier sans qualifier autrement. Requalifier, c’est qualifier à nouveau. Dans ce cas, cela signifie que l’on apporte des choses en plus », insiste Anne Durepaire-Dorgueilh.

Qui a conçu le projet ? Sur 56 cabinets d’architectes de toute l’Europe, 5 équipes ont été retenues comme finalistes. C’est l’agence parisienne Obras qui a gagné le concours, pour mener le projet en tant que maître d’œuvre pour un peu plus de 820 000 euros hors taxes.

Le projet a-t-il été modifié depuis ? Deux modifications ont été votées en Conseil municipal. La première concerne le rajout d’une aire de jeux pour enfants au niveau de la place du Maucaillou. La seconde a été votée après les débats sur les luminaires de la place (voir page 11).

Pourquoi la mairie parle-t-elle de « l’espace » Saint-Michel ? « On ne pouvait pas dire le mot “place“, parce que les travaux vont au-delà de la simple place. Ça va de la rue des Faures jusqu’aux quais d’un côté, et aux Capucins de l’autre. On ne pouvait pas non plus parler de quartier, parce qu’il y a plein de petites rues qui n’ont pas été soumises au concours d’architectes », indique Anne Durepaire-Dorgueilh. Pourtant, sur la place et dans les

rues adjacentes, personne ne parle jamais « d’espace Saint-Michel » !

Les travaux, c’est pour quand ? Courant 2012 , pour une inauguration courant 2014. Sans plus de précisions. La rénovation de la place commencera quand les services de réseaux (gaz, électricité) auront fini leurs retouches sur les réseaux souterrains.

A quoi ressemblera la place après les travaux ? Ce sera une grande esplanade incluant la rue des Faures, sur toute sa longueur, du cours Victor-Hugo jusqu’aux quais, les trois places autour de la basilique (Meynard, Canteloup et Duburg), la rue Gaspard-Philippe, la place du Maucaillou et la rue Clare. Les zones piétonnières seront plus nombreuses - sur la place Canteloup, le parking doit disparaître – et la végétation aura une place plus importante. Autre changement majeur, le revêtement, fait de dalles en pierre et de pavés en bois. La route et les zones piétonnes seront au même niveau. Exit les trottoirs et le boudin en béton.

Et les bâtiments ? La réhabilitation des logements fait bien partie de la logique de « requalification » du quartier, mais elle n’a pas été soumise au concours d’architectes. C’est InCité, une société détenue en partie par la Mairie de Bordeaux et la CUB, qui est chargée d’effectuer ces réhabilitations. n

Juppé : l’interview exclusive P

ourquoi la mairie de Bordeaux a voulu requalifier le quartier, alors qu’une réhabilitation a eu lieu il y a 25 ans ?

Il était absolument nécessaire de redonner un visage nouveau à la ville. Vingt cinq ans c’était il y a bien longtemps. Il y avait, et il y a toujours, un patrimoine immobilier qui n’est pas en bon état. Je me souviens qu’en 1995, il y avait un taux de vacance extrêmement élevé. Des logements vides parce qu’ils étaient insalubres, et que les propriétaires ne voulaient plus les louer. Notre objectif est de permettre à la population qui habite à Saint-Michel d’y rester. Et non de la déplacer pour l’amener ailleurs.

En rencontrant les habitants, on a relevé une inquiétude quant à la modification du tissu social du quartier. Les petits loyers resteront-ils des petits loyers après les travaux ? Il n’y a aucune volonté de la part de la mairie de changer la population de Saint-Michel. Cela fait plus de 10 ans qu’on travaille dans le quartier, est-ce que vous pouvez me citer une seule étude sociologique qui montre que la population de Saint-Michel a changé ? Indépendamment de ces études, allons

Propos recueillis par Louise Wessbecher & Romain Barucq nous promener dans Saint-Michel, est-ce que le visage du quartier au bout de 10 à 15 ans a changé ? Est-ce qu’il y a eu cette gentrification dont tout le monde parle ? Non ! Auparavant, il y avait des logements insalubres et des marchands de sommeil. Les loyers consentis étaient faibles, mais exorbitants par rapport au niveau de confort proposé. Évidemment, on ne peut pas promettre que des loyers de logements insalubres vont rester les mêmes une fois qu’on aura construit des logements de qualité. La seule chose que nous voulons, c’est qu’il y ait un pourcentage de logements sociaux suffisamment important pour que toutes les catégories de population puissent être accueillies.

Le taux de logement social à Bordeaux est de 15%, un chiffre qui reste inchangé depuis 10 ans, contre les 20% obligatoires au niveau national. C’est très difficile quand vous avez une ville ancienne de changer les choses. Je ne vais pas démolir les logements qui existent et changer la ville par un coup de baguette magique. Nous essayons d’appliquer 35% de logements sociaux dans les opérations nouvelles. Et plus

on en fera, plus le taux moyen de 15% se rapprochera des 20%. Mais ça va prendre du temps, incontestablement.

tier mais aussi au-delà de Bordeaux puisqu’il attire une fréquentation qui vient parfois de loin. Il va de soi qu’une fois les travaux terminés, le marché a

vocation à retrouver la place Saint-Michel qui est son écrin naturel. n Interview réalisée le 6 janvier 2012 dans les salons de l’Hôtel de Ville.

Les commerces qui entourent la place souffrent fatalement du départ du marché, que pouvezvous leur dire ? Chaque fois que l’on fait des travaux quelque part, que cela soit à SaintMichel ou ailleurs, les commerçants souffrent. Il existe des dispositions pour alléger l’imposition des commerces dans ces périodes transitoires. On va essayer d’organiser les travaux pour que la place ne soit jamais complètement fermée et qu’il puisse toujours y avoir une activité commerciale. Enfin, nous mobiliserons les fonds spécialisés comme le Fonds d’intervention pour les services, l’artisanat et le commerce (Fisac).

Les habitants du quartier se demandent : le marché reviendra-t-il sur la place une fois les travaux terminés ? Cela fait des années et des années qu’on dit que la mairie de Bordeaux veut supprimer ce marché. C’est absurde ! On n’y a jamais pensé ! C’est au contraire une richesse, pour le quar-

Dessin Louis Thubert


saint-mich c’est chic L’embourgeoisement de Saint-Michel n’a pas attendu le réaménagement du quartier. Le processus est déjà en marche depuis une dizaine d‘années.

G

entrification. Le mot est sur toutes les bouches à l’évocation de l’avenir de Saint-Michel. On est contre le réaménagement du quartier parce qu’on la craint. Les bailleurs sociaux justifient leur action en affirmant lutter contre elle. Tout le monde en parle mais personne ne sait vraiment ce que c’est. La gentrification, ça fait peur, mais qu’est-ce-que c’est au juste ? Le mot est un néologisme venant du concept de « gentrification », inventé en 1963 par Ruth Glass, une sociologue marxiste anglaise, pour critiquer la réappropriation de quartiers populaires de Londres par des ménages aisés. Aujourd’hui, il est défini comme la « tendance à l’ embourgeoisement d’un quartier populaire ».

La « gentrification » en marche Saint-Michel, l’un des derniers quartiers populaires du centre-ville de Bordeaux, est directement concerné par ce processus. Saint-Pierre, SaintEloi, Saint-Paul, ces anciens quartiers dégradés ont été entièrement réhabilités. Et ont subi simultanément les changements sociologiques allant avec : embourgeoisement, transformation des commerces, hausse vertigineuse des loyers… Saint-Michel est classé comme « Zone

Photo Aurélie Dupuy

s

DOSSIER n 9

SAINT-MICHEL

Par Marthe Rubio urbaine sensible », une zone caractérisée par « la présence de quartiers dégradés et par un déséquilibre accentué entre l’habitat et l’emploi ». Malgré cela, le quartier attire les classes aisées. En moins de dix ans, la part des cadres a presque doublé*. Signe que le quartier a pris de la valeur et que les propriétaires se décident à réhabiliter des immeubles qu’ils avaient longtemps laissés à l’abandon, le nombre de logements inoccupés a été divisé par deux en dix ans. Saint-Michel commence à séduire les classes moyennes. Et les propriétaires l’ont bien compris. Dans un article sur l’immobilier à Bordeaux publié en avril 2011 sur le site de L’Express, Saint-Michel est même qualifié de quartier le « plus rentable » de la commune. La gentrification de Saint-Michel est déjà en marche. Et ce, depuis près de vingt ans. Le processus provient de deux phénomènes simultanés. Le rôle des premiers « gentrifiers » et l’action menée par les pouvoirs publics. Le profil type du « pionnier de la gentrification » est un artiste. Possédant peu de moyens mais souvent issu d’une catégorie socioculturelle relativement élevée, il recherche de grands espaces

pour travailler sur ses oeuvres d’art. Xavier, artiste plasticien, incarne sans le savoir le prototype du « gentrifier », décrit par les sociologues. Installé dans le quartier depuis 1998, il est l’un des premiers « bobos » de Saint-Michel. « C’est un quartier qui me plait car il n’est pas bourgeois, comme Saint-Pierre, et garde des loyers modérés ». Il vit dans un appartement de plus de 80 m2 qui lui sert de logement et d’atelier, et ne paye que 300 euros par mois. Il fait d’ailleurs les louanges de Saint-Michel, « un vivier d’artistes où l’on a juste à traverser la rue pour retrouver son ami dessinateur, compositeur, architecte ou encore éditeur ». Les artistes attirent les artistes. Et la réputation de Saint-Michel change. De quartier malfamé à quartier cosmopolite, il commence tout doucement à se « boboïser ».

Le quartier le plus rentable

« Les prix ont décuplé » Vient ensuite la deuxième phase de gentrification. Elle est caractérisée par l’arrivée de jeunes couples, attirés par cette nouvelle image et par les tarifs immobiliers. à Saint-Michel, le nombre de ménages qui décide de venir habiter dans le quartier a presque triplé en dix ans. Fabien Roché, la quarantaine, est

capitaine de la marine marchande et copropriétaire d’un immeuble de la rue Camille-Sauvageau. Il a acheté pour son propre compte, mais regrette de ne pas avoir plus investi : « Quand je suis arrivé à Bordeaux, je n’avais pas de fric. Avec ma compagne, on cherchait un quartier sympa et pas trop cher. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé à Saint-Michel, explique-t-il. J’ai acheté en 1999 pour 350 000 francs (53 354 euros). à l’époque, on hésitait à investir dans un autre immeuble qui coûtait 650 000 francs (99 092 euros). Cela nous paraissait cher ! Mais depuis que j’ai acheté, les prix ont décuplé », constate-t-il. La réputation du quartier a changé. Saint-Michel n’effraie plus la classe moyenne. Le quartier était déserté par les propriétaires qui préféraient louer leurs appartements. En moins de dix ans, le nombre de propriétaires vivant dans le quartier a doublé. Ceux qu’on appelle les « gentrifiers » ont bel et bien amorcé le changement sociologique du quartier, devenu une cible idéale pour les plans de rénovation des pouvoirs publics. C’est là qu’entre en scène le Programme national de rénovation des quartiers anciens dégradés (PNRQAD).

« La ville doit être propre »

Instauré par une loi de 2009, ce programme a pour objectif officiel de lutter contre l’exclusion et « l’habitat

indigne » en remettant sur le marché des logements vacants tout en maintenant la mixité sociale par le biais de bailleurs sociaux comme Incité. En réalité, il vient souvent enfoncer le clou de la gentrification en marche. Agnès Berland Berthon, maître de conférence à l’Iatu (Institut d’aménagement, de tourisme et d’urbanisme) de l’Université Bordeaux 3, met en garde contre les effets de cette loi : « Le PNRQAD part d’une bonne morale judéochrétienne : la ville doit être propre et le logement décent pour le bien de tous. Mais derrière cet objectif, il y a toujours le risque de faire disparaître de petites cases, des creux qui sont parfois indispensables aux populations les plus fragiles, aux sans-droits, pour subsister ». Finalement, l’avenir de Saint-Michel est entre les mains des pouvoirs publics. Alors que la gentrification semble inéluctable, l’évolution du quartier dépend de la volonté de la ville ou non de permettre aux populations actuelles de rester dans le quartier. Impossible aujourd’hui de prédire l’avenir du quartier. La volonté réelle de la ville de Bordeaux, derrière la communication et les objectifs officiels affichés par le projet de « requalification », ne sera visible qu’une fois le projet mené à bien en 2013. n * Selon les chiffres de l’INSEE (études réalisées entre 1999 et 2008).

Infographie Sandra Lorenzo


10

Février 2012

Exit le marché :

Place au supermarché M ille m de surface comRénover la place, merciale en plein cœur les logements. Faidu quartier Saint-Michel. L’ancienne boutique re du quartier une « Bordeaux Lumière » cherche un repreneur. Fermé depuis étape touristique d’un an, le local est pour l’instant à attractive. La mai- près l’abandon. Les pieds de lampes, les abatrie de Bordeaux a jours et quelques dossiers comptables inutiles gisent ça et là. Le local se de grandes ambi- jugés partage entre deux immeubles mitoyens reliés par un couloir sombre et dissimule tions et ne laisse à l’arrière « une cathédrale » de bois un pas grand chose peu vieillotte qui tenait lieu d’entrepôt. « Le bien est intéressant mais un peu compliqué au hasard. Si elle à réaménager » concède Patrick Debayles, n’a que peu de agent immobilier en charge du fond de commerce, qui nous fait visiter. contrôle sur le Le magasin au papier peint gondolé et devenir des comà l’allure désuète a un atout précieux : il trône sur la place Saint-Michel, près de la merces, dans le rue Camille-Sauvageau. « Je reçois un coup cas de « Bordeaux de fil par jour pour ce local », confirme Patrick Debayles. L’endroit est identifié comme Lumière », un l’une des « pépites » de la ville. Une apgrand local compellation donnée par la mairie aux lieux qu’elle considère comme stratégiques et mercial situé de dont elle entend bien surveiller le devenir. plain-pied sur la place, la tentation Une « pépite » a été trop forte. Ce très surveillée aucune politique sera de la grande Officiellement, particulière n’a été mise en place en distribution. matière de commerces dans le cadre 2

du grand projet de réhabilitation du

Par Anaïs Bard & Sandra Lorenzo

centre ville, « Bordeaux Recentres ». Autrement dit, la ville affirme ne pas intervenir sur le type de magasins qui s’installent. « L’initiative privée reste reine, on compte sur l’effet d’entraînement. On est dans un pays libéral », explique Pierre Guy, responsable du projet Recentres. Même si Fabien Robert, adjoint au maire en charge du quartier assume parfois un rôle de médiateur : « La lutte contre la vacance des locaux commerciaux est un des objectifs. On met en relation des porteurs de projets et des propriétaires. Dans le cas de “ Bordeaux Lumière “, j’ai rencontré tous les acteurs pour essayer de trouver une solution. Des entreprises intéressées nous ont contactés. Mais on ne choisit pas qui s’installera, on n’est pas dans une économie dirigée. Même si on ne veut pas voir arriver tout et n’importe quoi ». Certains contacts avec des repreneurs potentiels de la « pépite » sont allés très loin. « Le projet d’un grand bazar a été stoppé par la mairie », raconte Patrick Debayles. Il ajoute : « Effectivement, la ville a un droit de regard. Il faut qu’un locataire soit dans les bons papiers de la mairie pour arriver à reprendre les lieux, même s’il ne faut pas surestimer son pouvoir ». Pour « ne pas voir arriver tout et n’importe quoi » à cet emplacement stratégique, la mairie dispose de moyens légaux importants. Elle peut s’opposer à une vente en cours en décidant de préempter le

fonds de commerce. La ville achète ainsi en priorité et devient propriétaire. Mais le droit de préemption est une carte risquée que la ville ne peut jouer qu’à une seule condition : quand l’acheteur souhaite installer un commerce pouvant nuire à la diversité commerciale du quartier. Une nuisance que la mairie devra prouver en cas de litige. Une carte qui, du coup, est rarement utilisée mais dont la menace peut suffire à dissuader. Une chose est sûre, il n’y aura pas de « grand bazar » sur la place Saint-Michel car « il aurait fait couler tous les petits bazars du quartier », explique Fabien Robert.

Des visites organisées par la mairie Une sacrée pépite, en effet, que la mairie surveille très attentivement. Voire un peu plus. Début 2011, c’est Chantal Bécot, de la direction du Développement économique de la mairie de Bordeaux, qui a fait visiter le local. Deux enseignes de la grande distribution ont ainsi fait le tour du propriétaire accompagnées par la fonctionnaire municipale. « Une grande enseigne alimentaire pourrait s’y installer, mais je ne vous en dis pas plus, car rien n’est signé », révèle-t-elle le 4 janvier. Quelques semaines plus tard, le 20 janvier, Philippe Platon, un autre agent

L’ANCIEN LIFTING Ce n’est pas la première fois que Bordeaux s’attaque à la rénovation de Saint-Michel. Il y a vingt-cinq ans, la place avait déjà été remodelée.

Une rénovation pour du beurre Solange, arrivée juste avant les travaux, a pu voir la place évoluer. Aujourd’hui à la retraite, cette pharmacienne regrette le manque de consultation : « C’était la fin de l’ère Chaban-Delmas - maire de Bordeaux de 1947 à 1995. Il n’avait plus l’allant de ses débuts. Il n’y a pas eu beaucoup de réunions de concertation, pas comme aujourd’hui ». Jacques Séjourné, lui, affirme avoir parcouru le

quartier pour connaître les besoins des habitants. En 1988, Michel Duchêne dénonce la spéculation, qui transforme les appartements en studios. Il est alors une figure des Verts bordelais. Aujourd’hui adjoint à la mairie, il a récemment déclaré ne pas s’être opposé à la rénovation de 1987 mais « qu’il fallait tenir compte des populations défavorisées ». Saint-Michel passait pour insalubre. Solange poursuit : « La place était

La Mémoire de Bordeaux et de la CUB ©Vincent Olivier

C

hantier, deuxième acte. Le premier s’est déroulé en 1987, avec comme but affiché la délimitation d’une véritable place. À l’époque, les zones piétonnes n’étaient pas légion. Le marché existait déjà, mais « c’était la pagaille », raconte Jacques Séjourné, architecte à la retraite. Sous la direction de Claude Aubert, aujourd’hui décédé, il a dessiné la place telle qu’elle existe encore, avant la nouvelle transformation. « Aubert a imaginé la bordure afin de créer un espace infranchissable pour les voitures tout en améliorant l’accès à la place », explique Jacques Séjourné. Les pavés furent réutilisés, et des lampadaires installés. « Il fallait éviter que les chalands ne cassent les luminaires avec les portes de leurs camions, explique Jacques Séjourné. On avait prévu des socles, sur lesquels les gens pouvaient s’asseoir. On avait fait d’une pierre deux coups ».

Par Louis Thubert & Julien Baldacchino informelle avant, c’était quasiment de la terre battue ». Elle ajoute que le chantier n’a pas entraîné de modification brutale dans la composition sociale du quartier. « Des cadres moyens se sont installés, mais cela a été progressif ».

Le boudin de la discorde Ce qui est contesté, c’est le fameux « boudin ». Carmen, qui tient un bar sur la place, ne mâche pas ses mots : « Le boudin est juste là pour emmerder les gens. Les voitures se garent quand même ! ». Jacques Séjourné en convient : « Il n’est pas beau, mais il se devait

surtout d’être efficace. Qu’on l’enlève, je veux bien, il faut savoir être malléable ». Un avis partagé par la mairie de Bordeaux et les architectes qui ont travaillé sur le projet. « Ce n’était pas une exigence de la mairie, mais tous les candidats ont fait la proposition d’abolir ce boudin ! », explique Anne Durepaire-Dorgueilh, de la direction Parcs, jardins et rives . Sur la place qui verra le jour d’ici 2014, il sera remplacé par des bornes amovibles en métal. L’idée ne séduit pas tout le monde. Damien, qui vient régulièrement prendre un verre sur la place, fait part de ses doutes sur le dispositif prévu : « C’est une façon de parquer les gens. C’est peut-être

Pas de boudin mais des arbres et des voitures avant la rénovation de 1987.

immobilier, affirme : « mon agence a signé “ Bordeaux Lumière “, pour installer une grande enseigne alimentaire. Le signataire du bail est un franchisé de l’enseigne Casino ». Ce que confirme Fabien Robert. Surprise, l’agent immobilier est aussi très prolixe sur le rôle de la mairie dans le choix de la future enseigne : « Le repreneur souhaite installer une enseigne de gamme moyenne mais la mairie préfèrerait une enseigne plus haut-de-gamme, à cause de la rénovation du quartier. Aujourd’hui la décision n’est pas arrêtée ». Alors Franprix, Monoprix ou Casino ?

« C’est un peu limite » Un grand bazar évincé, des visites organisées et un choix d’enseigne conseillé... Ce type d’intervention est-il encore de « la mise en relation » ? « C’est un peu limite, je ne vois pas à quel titre la mairie organiserait les visites. Si elle n’a aucun lien avec le bien, il n’y a pas de fondement juridique à la démarche d’agent immobilier, ni à la discrimination », répond Maître Nicolas Becquevort, avocat spécialisé en droit public, consulté sur le sujet. « L’atteinte à la concurrence n’est pas illégale dans le cas où la mairie pourrait montrer qu’elle le fait dans l’intérêt général », précise-t-il. Une enseigne de la grande distribution nuirait-elle moins qu’un bazar, dans un quartier Saint-Michel déjà équipé en épiceries et en petits commerces ? n

mieux d’avoir un obstacle au sol que de voir des centaines de piquets ». En attendant, le boudin de Saint-Michel a été partiellement repeint en rose en novembre 2011 pour indiquer aux clients du marché l’endroit où celui-ci a été déplacé. Les riverains ne sont pas forcément amers face au projet actuel mais ils s’accordent pour dire que la rénovation de 1987 n’a pas apporté grand-chose au quartier. Est-ce pour cela que Bordeaux remet Saint-Michel en chantier ? n

LA GUEULE à quelques mois du début des travaux prévus pour l’été 2012, la question du recouvrement des places Saint-Michel (Meynard, Duburg et Canteloup) et du Maucaillou par des pavés en bois n’est pas encore tranchée.


DOSSIER n 11

SAINT-MICHEL

Au 39 rue de la Fusterie Comme beaucoup d’autres à Saint-Michel, cet immeuble a été rénové par InCité. Alain Juppé est venu l’inaugurer. Une façon de souligner l’efficacité du travail de l’aménageur public dans le centre historique. Un immeuble-témoin qui révèle les méthodes d’achat InCité, le « bras armé et de revente d’InCité. de la mairie » ?

M

EULE DU BOIS Pourquoi du bois ?

La pose de pavés de bois est inscrite depuis le départ dans le projet Obras de rénovation retenu par la mairie. Frédéric Bonnet, architecte responsable du projet, justifie son intérêt pour ce matériau : « Le bois est un matériau vivant. Il a une certaine imperfection, il se patine [...] et ça permet d’éviter l’effet tout neuf ». Ce choix ne fait pas l’unanimité. Le rapport du commissaire-enquêteur Georges Lagarrigue, sur l’aménagement du quartier, émet une réserve : « La “ planche-test ” de différents types de pavés de bois installée sur le parvis de la basilique n’a pas encore fait ses preuves face aux intempéries et au passage répété des engins de nettoyage. Nous sommes donc très réservés, [...] surtout qu’il s’agit du sol d’un marché de fruits et légumes qui sera fréquemment souillé ». Un constat partagé par Jacques Séjourné, architecte aujourd’hui à la retraite, qui a participé à la précédente rénovation de la place en 1986 : « Je préfère les dalles en pierre ou en béton qui ne

Par Marc Bouchage glissent pas plutôt que de couper du bois en Indonésie ou aux Antilles ».

Coût ?

Le prix de la rénovation de la place Saint-Michel est compris « entre 13 et 14 millions d’euros », d’après Fabien Robert. Ce prix englobe les 4 346 750 euros que coûtera le pavage en bois annoncé dans le projet du cabinet d’architectes Obras. Le prix serait similaire si le choix se portait sur de la pierre.

Quand sera prise la décision ?

Plusieurs échantillons de pavés en bois sont testés actuellement et subissent un vieillissement accéléré. Le dossier rendu est incomplet. Une nouvelle étude sur les risques de glissement sur les pavés par temps de pluie est attendue fin janvier, début février. Le sort des pavés de bois sera alors fixé. S’ils ne sont pas retenus, le pavage sera en pierre. Fin de la gueule du bois. n

me Albrespy Lacorte habite à Paris. Elle ne se souvient même plus du nom de l’entité qui a racheté son immeuble en 2007. Au téléphone, c’est à nous de le lui rappeler. Quand elle hérite de l’immeuble de sa mère il y a cinq ans, elle décide de le vendre. Son notaire s’occupe de l’affaire, elle ne suit pas du tout l’opération. Comme à chaque vente d’immeuble, la commune a le droit de préempter. C’est-à-dire, le droit d’acquérir prioritairement cet immeuble. Le bien, jugé dégradé par la ville, est racheté par InCité pour un montant de 530 000 euros. InCité travaille pour la mairie, dans le cadre de la rénovation de l’habitat du quartier Saint-Michel. L’immeuble de 762 m2 est inoccupé au moment de la vente. Une fois les travaux commencés, InCité revend l’immeuble. Trois propriétaires privés se partagent le bien. Deux d’entre-eux achètent pour y habiter. L’architecte a rencardé une de ses amies sur ce bon plan. Et le troisième, grand patron d’une banque française, achète les cinq appartements restants pour les louer. Dont trois sont des logements sociaux.

Relogé par InCité Hamid Lamzaili vit au rez-dechaussée depuis deux ans avec sa femme et ses trois enfants. Avant, il était rue Bouquière dans un T2 trop petit. Il est demandé au propriétaire de le rénover. Le temps des travaux, InCité reloge Hamid et sa famille dans l’un de ses « immeubles-tiroirs », au 25 rue du Cloître. Ces immeubles sont des logements provisoires qui servent aux locataires en transit, dans

Brune Daudré & Béatrice Fainzang l’attente d’un logement rénové. Hamid y reste deux ans avec sa famille, entre 2007 et 2009. Entre temps, la famille s’agrandit, et alors il faut chercher autre chose. Cette fois, Hamid se tourne volontairement vers InCité pour l’aider à trouver un nouvel appartement. L’aménageur public lui fait des propositions mais Hamid refuse systématiquement car elles ne correspondent pas à ce qu’il recherche. La quatrième proposition est la bonne. Au 39 rue de la Fusterie, il vit dans un T4 de 105 m2 avec une cour privative où peuvent jouer ses enfants. Il n’a jamais vu le propriétaire de son appartement et paie son loyer (570 euros par mois) à l’agence Citya, qui travaille de près avec InCité.

Des matériaux de premier prix Globalement, Hamid est content de son nouvel appartement et loue l’efficacité d’InCité. Mais il déplore des travaux réalisés trop vite avec des matériaux de mauvaise qualité. « Quand il pleut, il y a des infiltrations dans la maison, ça fait sauter les plombs et ça décolle le lino ». Dans le salon, de la rouille est déjà visible sur les murs. Un autre locataire, croisé dans la cage d’escalier, Abdessattar Chalfouh, est du même avis que son voisin. « Pas de double vitrage, parquet qui gondole, mauvaise isolation... Ils ont gardé l’esthétique mais ils ont oublié le pratique ». Au 39 rue de la Fusterie, l’action d’InCité semble faire des heureux. Ce qui n’est pas le cas dans tout le quartier. n Retrouvez le dossier complet « InCité » sur www.saintmich.fr

I

nCité a quasi les pleins-pouvoirs sur le quartier. Constructeur, aménageur public mais aussi bailleur social, la société a de multiples casquettes. InCité aide des propriétaires à faire des travaux, achète, préempte, ou exproprie. Elle revend ensuite les immeubles à des particuliers, à des bailleurs sociaux, ou en garde certains pour les louer. D’où la confusion dans l’esprit des riverains. Sous contrat avec la mairie depuis 2002, la société d’économie mixte In Cité a pour mission principale de restaurer les immeubles dégradés de Saint-Michel. Les objectifs affichés sont simples : favoriser l’accès à la propriété à des ménages modestes, diversifier l’offre de logements en ouvrant le parc immobilier aux familles, lutter contre le mal logement et permettre aux ménages qui le désirent de demeurer dans le centre ancien. Le tout inscrit dans un contexte national de rénovation des centres anciens de quelques 80 villes françaises, le Plan national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD). Une intention qui ne convainc pas tout à fait les habitants concernés. Ils sont persuadés qu’InCité favorise la spéculation immobilière en contraignant de facto une population défavorisée à partir en périphérie. Des événements médiatisés, comme le déménagement contraint en 2009 de deux anciens combattants marocains de la seconde guerre mondiale, ont aggravé la mauvaise image d’InCité. Au point que le maire du quartier, Fabien Robert a dû poster une vidéo sur internet en compagnie de l’assistante sociale d’InCité pour dédouaner l’aménageur. Qu’ils soient propriétaires ou locataires, tous se sentent impuissants face au géant de l’aménagement. Quand InCité décide de rénover un immeuble qu’elle juge dégradé, la société dispose de tout un arsenal juridique pour y parvenir. Plus que la mission de rénovation, ce sont les méthodes employées pour l’assurer qui sont critiquées.


12

Février 2012

Saint-Mich’ by n Vendredi, 23.00

Par Aurélie Dupuy & Agathe Goisset

Angle du cours Victor-Hugo et de la rue de la Fusterie, un jeune homme nous interpelle : « Un petit joint mesdemoiselles ? ». Non merci, nous rejoignons plutôt les quais. Comme deux vendredis par mois, c’est soirée flamenco au resto espagnol El Asador. Le groupe Los Chanquetes anime la soirée. Alejandro chante, Tito gratte sa guitare et Ingrid donne du jupon. Le tissu carmin se soulève et laisse entrevoir d’autres volants à pois blancs. Les longs cheveux bruns d’Ingrid virevoltent. Elle invite deux femmes à suivre ses mouvements. Les débuts sont timides puis les déhanchements se font moins hésitants. Quelques minutes plus tard, la salle presque entière se trémousse entre les tables, et même les costards-cravates jouent du bassin. Les traditionnels « Volare » et « Sous le soleil de Bodega » sonnent. Nous nous éclipsons.

confèrent l’allure parfaite de la danseuse de salsa. L’enchaînement de pas exécuté sous nos yeux colle à l’ambiance de la soirée. Le couple s’enlace, se déchire et se reforme. Assises sur la banquette, nos cocktails à la main, nous essayons de garder la tête haute. Autant dire que devant cette bombe latine, notre sex-appeal en prend un sacré coup.

01.15

Retour au Café des jours heureux. Les clients sont maintenant une vingtaine. Les fêtards ont eu raison du froid. Nous traversons la place pour atterrir au Boqueron, rue des Faures. Le bar aux néons jaunes est un antre masculin. Nous comptons deux femmes. L’une attablée. L’autre, Marina, la femme du patron, semble se livrer à des incantations devant une potion magique. De son verre s’échappe une fumée épaisse. La boisson volcanique porte le doux nom de « death valley ». Une pastille de gaz carbonique permet l’effet fumant « pour le style gore puisqu’on est vendredi 13 », lance Marina. Petites joueuses, nous recalons le « death valley » pour un Martini blanc et un rhum orange, sans fumée, que nous sirotons en terrasse par moins 15.

« Saint-Michel la nuit, c’est à se pendre »

Rue Camille-Sauvageau, le froid s’infiltre et glace les visages. Au Café des jours heureux, on peut compter les rares clients. « Sans doute le froid, mais il y aura peut-être plus de monde d’ici une heure », concède le patron. Quelques mètres plus loin, à l’Abreuvoir, c’est l’effervescence. L’attroupement de fumeurs devant la porte invite à s’engouffrer dans le bar. Deux places au comptoir se libèrent. Nous nous installons à côté d’un groupe de mecs qui a commencé la soirée plus tôt. De l’autre côté, un couple en pleine parade nuptiale. Une chanson évanescente de Moriarty s’échappe des hautparleurs. Jérôme ne se lasse pas de commenter la vie à Saint-Mich en renversant la

ses grands yeux bleu-vert expressifs et son visage buriné, il se fait appeler Gavroche. L’homme pratique le « close-up », des tours de passe-passe avec un jeu de cartes, sous le nez des clients. Pendant dix minutes, il nous embrouille mieux qu’un whisky-coca.

00.15

Nous rejoignons El Chuchumbe, rue Causserouge. Accueil sympa et rythmes sud-américains incitent au lâcher prise. Un petit mojito pris au bar, et direction la salle du fond où les drapeaux brésiliens parachèvent le décor. Une jeune femme virevolte dans les bras d’un homme. Sa robe moulante et ses chaussures à talons lui

01.45

Tout le monde est dehors. La musique s’arrête, les rideaux se baissent. Une voiture de police fend la foule rue des Faures. à grand coup de marche arrière, le véhicule se fraie un passage, manquant de heurter les noctambules lents à réagir. On dégage. Un homme nous siffle comme dans un

Photo Aurélie Dupuy

23.30

moitié de sa vodka sur nos collants : « Il y a six, sept ans, il y avait de quoi faire un circuit dans le quartier. On ne se posait pas la question, on allait de bar en bar. Aujourd’hui, la politique municipale a cassé l’ambiance. Saint-Mich’ est étrange, c’est le quartier le plus vivant le jour et il n’y a personne la nuit ». Ses potes quittent le bar. Il continue à nous parler, « Saint-Michel, la nuit c’est à se pendre ! » Le couple n’a pas envie d’être dérangé. Nous leur posons quand même quelques questions. Camille habite dans le quartier et pour elle, une chose est sûre : « Ici, la nuit s’arrête à 2h ! » Nous commençons à nous faire du souci pour notre mission, quand Alain débarque. Avec sa casquette,

Des rencontres, quelques pa pas mal de bars. Une nuit po que Saint-Mich’ a dans le ve soleil couché.

Photo Agathe Goisset

LE LUNDI, C’EST BALS TRADIS

Valse, tango et musette ? Rien de tout ça ! Au petit bal trad’ du Café des Moines, l’ambiance est plutôt à la musique traditionnelle. Une fois par mois, danseurs confirmés et spectateurs se pressent autour du parquet. Au son du violon et de la cornemuse, on s’amuse, en toute simplicité.


y night

SAINT-MICHEL cartoon. On le snobe. Il engage la conversation. On cherche un bar, un café, un quelconque troquet, bref n’importe quel comptoir qui pourra nous accueillir après les fatidiques deux heures du mat’. Il se moque gentiment. « Vous ne connaissez pas ? Bon si vous êtes là, c’est que vous voulez voir un truc un peu différent ». Différent, différent comment ? Plutôt secret mais connu de tous. Un lieu alternatif, réservé aux adhérents et à leurs invités. Deux de ses copains ont rejoint le siffleur. Trois quadras sympas mais insistants. On les suit. Il faut arriver avant 2h. Le prochain bar n’est pas identifiable depuis la rue. Deux euros pour une entrée dans les entrailles de Bordeaux. Quelques marches plus bas, nous atterrissons dans une cave voûtée. « D’ici quelques minutes,

lorsque l’entrée sera close, il n’y aura plus d’espace pour circuler ». Vin, bière ou punch, l’alcool n’est pas cher. Pas bon, mais pas cher. Rock and roll et soul aux platines. ça discute pas mal, s’interpelle, se présente. Beaucoup d’habitués se retrouvent. La foule arrive par grappes, se déverse dans la cave pour la remplir jusqu’à la gueule. Un flot de noctambules âgés de 25-35 ans. Parfois plus. La fumée envahit le reste de l’espace disponible, dans la lumière orangée. Ni maquillage outrancier, ni bijoux tape-à-l’œil ou tenues tapageuses. Pas de réseau non plus, donc pas de portable. Comme l’impression de s’être glissées dans une faille spatio-temporelle.

Des gens fument, ce qu’ils veulent. Nous optons pour un petit bain de foule et risquons quelques pas de danse, au milieu de la salle qui ondule. On réussit à semer nos chaperons. La masse que forment les fêtards, se balance tant bien que mal. Tenter un pas un peu plus large et c’est…aïe : la brûlure de clope ou l’engueulade. Une fille tente de se créer un espace vital : « Pardon, je me fais de la place sinon j’écrase tout le monde ». À côté, ça emballe sérieux. Tout le monde est à touche-touche. Même au cinéma on n’ose pas d’aussi gros plans pendant les baisers. Dans un couloir, une confidence : « ici, c’est un peu le triangle, avec le Saint-Ex, l’Heretic et le Wunderbar, c’est le passage obligé ».

«

Et maintenant, Mazurka ! » Plusieurs couples s’élancent sur cette danse traditionnelle polonaise. Les musiciens, solidaires, scandent quelques repères rythmiques pour faciliter les pas. Les jupes virevoltent, les pieds battent la cadence bruyamment sur le parquet vieilli. à deux ou en farandole, au bal trad’, pas de répit. La sueur commence à perler sur les fronts. Les danses traditionnelles sont pour la plupart assez exigeantes physiquement. Elles nécessitent surtout des techniques très particulières. « On ne danse pas de la même manière en Auvergne qu’en Poitou. Il y a énormément de danses, donc énormément de pas différents. Moi, j’ai vraiment appris à danser sur le tas, dans les bals ». Aymeric a 24 ans. Aucun doute lorsqu’on le voit évoluer sur le parquet, les danses traditionnelles, c’est sa passion. Lui, aime le côté fraternel de cette soirée : « Que tu saches danser ou non, on t’invite. Il ne faut pas avoir peur de se lancer même si on pense qu’on va être ridicule, on ne juge pas les gens, il faut juste prendre du plaisir ». Facile à dire pour lui qui mène sa cavalière avec agilité. Sur le trottoir, dans la fraîcheur du soir, Léa et Aurélie se tiennent loin de l’agitation. Elles misent sur les effets des bières pour dissiper leurs hésitations. Par les fenêtres embuées, l’antre de la musique trad’ s’esquisse. Ici, on rigole de bon cœur. Là, on trinque. Tout au fond, dans la petite pièce voûtée, les danseurs sont plus concentrés. Difficile de se frayer un chemin jusqu’à eux. Ils sont nombreux, le long des murs, à se contenter d’observer. « Je danse uniquement quand il n’y a pas de règles. Là, les mecs sont coordonnés. Moi j’écrase tous les pieds», confie Omar. Il

Par Agathe Goisset préfère en rire. Il est déjà venu plusieurs fois, mais ne s’est pas découvert une âme de danseur. «Quand tout le monde va à gauche et que toi tu vas à droite, tu percutes des gens. Le bal trad’, c’est un peu ça. Ou t’es en synchronisation, ou t’es à la masse et tu finis dans le décor. Moi j’ai pas encore cerné les codes. Je crois que je vais encore regarder les autres pendant quelques lundis et peut-être qu’un jour, j’y arriverai ».

Réhabiliter les danses trad’ Les musiciens accélèrent, sans s’essouffler. Difficile de suivre la trajectoire des pas dans l’embrouillamini de couples, de talons et de tenues amples. Omar observe tout ça, un large sourire aux lèvres. Lorsque Camille Raibaud a lancé les bals trad’ au Café des Moines, en septembre 2010, il ne pensait pas connaître un tel succès. « L’idée était de réhabiliter la musique et les danses trad’. On voulait vraiment que ça reste à Saint-Michel, dans une vie de quartier. Il y avait déjà une scène rock, reggae et salsa. Avec la musique trad’, il y a un côté interactif, hyper dynamique, hyper ouvert. C’est très social en fait. On n’est pas là en représentation, on est là pour jouer et partager avec des gens. La musique devient un vecteur d’autre chose. Vu comme ça marche, ça correspond, à mon avis, à un besoin. On s’attache vraiment à ce que les gens se rencontrent, dansent ensemble, apprennent simplement sans se prendre le chou et passent un bon moment ». Il paraîtrait même, selon un habitué des lieux, que le bal trad’, est un vrai rendez-vous de filles. Idéal pour faire des rencontres. Mais cette idée est un peu…traditionaliste? n

fredonnent. « La Nouvelle Star c’est lui ! ». Deux autres candidats arrosent le Crédit municipal. Trois ombres se dessinent dans la brume. Trois mecs chargés d’instruments. Voilà les Tropics and Meridians. Damien, Boris et Fabien viennent d’écouler leur rock instrumental à l’Heretic. « On avait déjà joué ici il y a deux ans. ça fait plaisir de venir dans un lieu autogéré comme celui-là. On a joué de minuit à 1h, et après on a bu un coup ». C’est con, on a loupé le concert. La fameuse faille spatio-temporelle du bar précédent. Il transportent leur matos dans un local à quelques rues de là. Plus loin, sur les pavés, deux jeunes filles jouent les équilibristes en talons aiguilles. Bras dessus, bras dessous, elles rient à gorge déployée. Un bruit de moteur. Une voiture fonce. à peine le temps d’un pas chassé, et le bolide file.

« 2 € pour les entrailles de Bordeaux »

02.00

ues pas de danse, et nuit pour découvrir ce s le ventre, une fois le

n 13

04.00

Pour sortir, il faut emprunter un escalier presque dérobé (genre échelle, carrément) le plus raide du monde. Ne pas mollir, monter vers le ciel noir. Une petite pensée pour ceux que l’alcoolémie a dû contraindre quelques fois à rester en bas.

04.15

Et quelques mètres plus haut, à la surface de la terre : rue du Mirail, deux jeunes

04.30

Nous remontons jusqu’aux « Capus », à la recherche d’âmes qui vivent. Les maraîchers commencent à s’installer. Retour vers la flèche, et trois jeunes femmes en conciliabule. «Il est quelle heure ? 4h30. Ah ben non, c’est mort à cette heure. Vous n’avez plus qu’à aller vous coucher ! Bonne nuit ! » Un gros rat file. Personne sur la place. La flèche a disparu dans la brume épaisse. Résignées et frigorifiées, nous dérivons à nouveau vers le marché des Capucins. Rue de la Porte-de-la-Monnaie, un énième rugissement automobile. à peine le temps de sauver notre peau. PAF ! Les occupants des deux véhicules ont déjà bondi : « Waouw, frère, tu conduis comme si on était dans un rallye ! ». Une plaque d’immatriculation dans une main, une bouteille d’alcool dans l’autre, en route pour le constat. Sous la halle des Capus, une quinzaine de personnes est déjà attablée. Les serveurs vont et viennent dans leur petit gilet. Pour nous, deux soupes de mamies avec croûtons. Après, on a filé se coucher. n

La recette du

Death Valley Le cocktail servi par Marina du Boqueron.

• 4 cl de Jack Daniel’s • 4 cl de jus de citron • 1 trait de sirop de caramel • 1 cuillerée à café de purée de mangue Astuce : rajouter une pastille de gaz carbonique pour l’effet fumant.

une


Photos D.R

14

Février 2012

Le mystère des momies

Depuis plus de deux siècles, l’histoire controversée des « momies de Saint-Michel » entretient mythes et légendes.

L

’histoire est bien connue des Bordelais. Elle n’a rien à envier aux histoires que l’on raconte pour faire peur aux enfants. Nous sommes en 1791 : par peur des épidémies, le Directoire ordonne la suppression des deux charniers jouxtant la basilique Saint-Michel construite sur les « vestiges d’un ancien sanctuaire chrétien carolingien devenu église paroissiale vers le début du XIIe », précise Sandrine Lavaud, maître de conférences en Histoire médiévale à l’Université Bordeaux 3. Entre quarante et soixante-dix momies sont déterrées dans un état tel de conservation que l’on décide de les rassembler dans la crypte située sous la flèche Saint-Michel. « Le nombre exact de momies retrouvées reste difficile à déterminer. Mais on sait que soixante d’entre elles étaient disposées debout, et droites, sur les six côtés de la salle basse du caveau de la flèche », expliquent Jacques et Colette Lestage, qui organisent depuis plus de 11 ans des visites de la basilique au titre des Recherches archéologiques girondines (RAG). Les momies suscitent très rapidement la curiosité des Bordelais et la venue d’écri-

Par Maxime Le Roux vains célèbres comme Gustave Flaubert et Théophile Gautier. « J’avoue que je me suis assez diverti à contempler les grimaces de tous ces cadavres de diverses grandeurs, dont les uns ont l’air de pleurer, les autres de sourire, tous d’être éveillés et de vous regarder comme vous les regardez », confie le jeune Flaubert après une visite. Mais c’est Victor Hugo qui leur assure une célébrité nationale lors de sa visite en 1843 : « Imaginez un cercle de visages effrayants au centre duquel j’étais. Les corps noirâtres et nus s’enfonçaient et se perdaient dans la nuit. Mais je voyais une foule de têtes sinistres et terribles qui semblaient m’appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes, mais sans voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux », écrit-il dans son récit de voyage entre Bordeaux et Biarritz. À ces écrits s’ajoutent rapidement l’imagination des guides qui font visiter les lieux. Résultat ? L’apparition, à travers les siècles, de véritables légendes dans l’imaginaire des Bordelais : « Il y a, par exemple, celle du portefaix de Bordeaux (homme dont le métier est de porter des fardeaux, NDLR), qui serait mort

« Un général mort en duel, une plaie sur le flanc »

sous le poids de la charge trop lourde qu’il s’était imposé lors d’un défi. Ou la mort d’un général après un duel dont la dépouille présentait une large plaie sur le flanc », raconte Jacques Lestage. Sans oublier la présence de cette mère africaine inhumée avec son enfant enterré vivant. « Il y a aussi l’histoire de cette famille entière, morte des suites d’un empoisonnement dû à l’ingestion de champignons vénéneux. Les adultes et les enfants avaient le visage déformé par la douleur. C’est ce qui faisait le sel des visites à Saint-Michel. Ces anecdotes avaient un immense pouvoir d’attraction touristique », ajoute Yves Simone, guide indépendant à Bordeaux.

Momies naturelles

Reste que les raisons de leur conservation n’ont jamais été élucidées. « Contrairement à ce que pensent certains visiteurs, rien dans leur état de préservation ne peut être attribué à quelque antique coutume d’embaumement, comme celles pratiquées dans l’Égypte ancienne », précise Colette Lestage. « Leur originalité tient au fait que ce sont des momies naturelles. Certains pensent que c’est le corps argileux ou sablonneux sur lequel le clocher Saint-Michel a été construit, qui aurait maintenu les corps en bon état », explique son mari. Des conclusions qui relèvent de l’hypothèse, car aucune datation au carbone 14, d’études scientifiques ou archéologiques n’ont jamais été réalisées sur ces corps.

Au grand dam des archéologues et des historiens comme Natacha Sauvaitre, responsable des fouilles menées pendant les travaux de rénovation de la place Saint-Michel : « On a retrouvé 156 nouveaux corps autour de la basilique au courant de l’été 2010, mais aucune momie et aucun élément nouveau sur la nature du sol qui pourraient expliquer la présence des anciennes ». Dans la revue Aquitaine historique, Abellion, administrateur du blog très actif « Les lieux secrets du pays cathare », évoque des études menées en 1837, par les médecins Boucherie, Bermont, Gaubert et Pressac qui laisseraient supposer une momification obtenue par des paramètres physiques, comme la nature du sol, l’humidité ou la température. « Aucun historien n’a jamais eu trace de ces archives, donc il ne faut pas tirer de conclusions hâtives », souligne Colette Lestage. « Seules quelques œuvres historiques ou littéraires évoquent

cette possibilité, comme les écrits d’Auguste Bordes ou Flaubert ».

Des bouts de peau volés En 1979, la crypte est fermée, officiellement à cause de leur dégrada-

Photo Bastien Deceuninck

Il retape une voiture alors qu C Dans la rue Carpenteyre, Didier retape une Citroën Traction vieille de plus de 50 ans. En effet, elle date de 1954 ! Pour l’instant, elle démarre, avance, recule, tourne, freine… mais seulement à l’intérieur de son garage. Encore quelques petites réparations, et elle sera prête pour rouler à nouveau sur les routes de Gironde, après 20 ans passés dans son paddock.

achée derrière une grande porte, elle est là, sous une couche de poussière depuis des années. On lui donnerait bien un petit coup de chiffon pour apercevoir à nouveau le brillant de sa carrosserie noire. C’est une traction, une vraie, que Didier espère bien sortir à nouveau de son garage. « Mais pas avec moi au volant ! Avec mes problèmes de vue, je ne peux plus conduire ! Et puis, c’est difficile à manier cet engin-là ! » C’est sûr : la voiture pèse une tonne et demie, n’a pas de direction assistée, et a un rayon de braquage à faire pâlir un camion poubelle. On a du mal à imaginer comment elle va pouvoir sortir de ce garage, coincée au milieu de 20 ans de bric-à-brac amassé tout autour d’elle. Didier est un kinésithérapeute à la retraite. « Cette voiture, je m’en servais tous les jours pour aller travailler. À une époque, je


ENTRéE

des artistes Saint-Mich’, repaire d’artistes ? Musiciens, peintres, sculpteurs, illustrateurs… pour rien au monde ils n’iraient habiter ailleurs. Pourquoi Saint-Michel plutôt que Saint-Pierre ou les Chartrons ? Réponse en quatre points. Par Marie-Alix Autet

Le voisinage est « friendly »

lieux plus alternatifs, aussi, que les bars du Saint-Pierre branchouille ou des Chartrons bohèmes, des quartiers où a déjà sévi la rénovation.

… où on peut se loger pour pas cher La vie est ainsi faite, tous les artistes n’ont pas forcément de quoi payer un loyer exorbitant. Saint-Mich’ est « le » quartier des bons plans. Si vous n’êtes pas très regardant au niveau de la salubrité. Fabien Robert, adjoint au maire en charge du quartier, le concède : « c’est toujours mieux d’avoir un toit sur la tête plutôt que de dormir dehors ». Le quartier a l’avantage de combiner lieu de vie, lieu d’études avec la proximité des Beaux-Arts, du Conservatoire et du Ciam (Centre d’informations et d’activités musciales), et lieu de travail. « Il y a beaucoup d’artistes dans le quartier, mais surtout beaucoup d’amateurs d’art, poursuit Fabien

n 15

Robert. Et je ne parle pas seulement des amateurs d’antiquités ! »

Libertés et petites transgressions Les tags, affiches et autres « arts urbains » sont légion à Saint-Mich’, plus qu’ailleurs. Fresques à même le sol, affichage sauvage, pochoirs, il n’y a qu’à lever un peu les yeux pour s’apercevoir que le quartier est truffé de petites œuvres spontanées à même la pierre. « Saint-Michel refuse la standardisation des modes de vie, résume Fabien Robert. Ça peut aider les artistes dans leur réflexion ». Saint-Mich’ est aussi bien connu pour ses petits trafics en tous genres, parfois à la limite de la légalité. « Ce n’est pas une vitrine, comme Pey-Berland ou Saint-Pierre, commente Maël, le plasticien. C’est un quartier populaire, tolérant, et profondément humain ». Un avis partagé par Maxime : « C’est un quartier tellement attachant qu’on n’a plus tellement envie d’en partir ». n

Depuis cinq mois, Paul a décidé d’arrêter les petits jobs. Il souhaite vivre uniquement de ses dessins.

Un quartier « brut »… Les ruelles bordéliques de SaintMich’, ses façades usées par le temps, ses pavés déglingués… Le côté non policé du quartier attire les artistes, surtout les peintres et les dessinateurs, qui peuvent y puiser une source d’inspiration. Paul, alias Taul, illustrateur indépendant est installé rue Planterose. « Saint-Mich’ n’influence pas directement mes dessins mais me conforte dans mes choix. Ici c’est pas linéaire, tout beau tout propre, il y a un côté déstructuré qu’on retrouve dans ce que je dessine ». Le quartier abrite également un certain nombre de bars

Photo Ugo Tourot

tion. Les momies sont transférées au cimetière de la Chartreuse, après décision en conseil municipal. « Avec le temps, elles commençaient vraiment à être dans un mauvais état. Et je me souviens que certains touristes volaient des bouts de peau », explique Colette Lestage. « La dernière guide qui organisait les visites était une vieille dame espagnole du quartier Saint-Michel. Les corps partaient en lambeaux, elle était obligé de les rafistoler avec du fil barbelé », ajoute Yves Simone. Jean-Luc Chadouteau, agent de conservation au cimetière de la Chartreuse, a une autre version : « Elles ont surtout été déplacées parce que des personnes menaçaient de les profaner. Il y a eu des cas de soirées gothiques où des jeunes cassaient les portes pour procéder à des rites au milieu des momies. Histoire de se faire peur ». Même sur cette question, la vérité ne semble pas encore trouvée. Aujourd’hui, les momies sont dans un reliquaire dépendant de l’ossuaire général n°3 du grand cimetière bordelais. Perdues dans l’anonymat, elles côtoient les ossements de centaines d’autres corps, eux aussi anonymes. « Ici, personne ne les demande », avoue un agent municipal chargé du cimetière. Loin de SaintMichel, les momies ont peut-être enfin trouvé le repos. n

Comme le confie Maxime, auteur compositeur interprète plus connu sous le nom de Mask, et chanteur dans la chorale pop des Crane Angels : « Il y a plus de tolérance ici que dans d’autres quartiers de la ville. Parce que du bruit, il y en a ! » Avec son coloc’ Pierre, alias Petit Fantôme, également membre des Crane Angels et du groupe folk François and The Atlas Mountains, ils habitent au-dessus du bar-tabac, sur la place Saint-Michel. « Parfois, ils organisent des concerts, on a l’impression d’avoir la batterie dans notre salon. C’est pas grave, le lendemain je vais y acheter mes clopes comme d’habitude, sans rancune. C’est comme ça, on entretient un certain vivre-ensemble ». D’autres, comme Maël, plasticien installé rue Camille-Sauvageau, parlent d’esprit « village » à Saint-Mich’ : tout le monde se connaît, et il n’est pas rare de voir des gens tailler le bout de gras, parfois en plein milieu de la rue. à la cool quoi.

et clubs très appréciés des artistes, comme le Wunderbar, El Boqueron, El Chicho, C’est chez nous ou encore le Saint-Ex, cours de la Marne. Des

SAINT-MICHEL

Par Bastien Deceuninck faisais même partie d’un club. On faisait des virées à quinze, vingt voitures. Et quand il y en a un qui tombait en panne, tout le monde s’arrêtait pour jeter un œil sous le capot, faire un diagnostic, prêter des outils ». Et puis Didier a dû arrêter de conduire, alors la Traction a fini au garage. Mais aujourd’hui, le jour de la sortie est de plus en plus proche. Pour ça, Didier a tout revu : le moteur, le système d’alimentation en essence, l’électricité, les pneus, les freins… Elle est prête, enfin presque. Elle doit encore passer un test réservé aux voitures de collection avant de pouvoir rouler. Il espère que certains points – comme l’absence de ceintures de sécurité – ne seront pas un obstacle. Didier est intarissable sur sa voiture : « La traction, c’est une voiture mythique. Avant la guerre, c’était la voiture de la police et

des bandits. Pendant l’occupation, c’est la Gestapo qui s’en servait, mais aussi la Résistance. Elle a même été la voiture du gouvernement quand René Coty était président ! » Drôle d’idée quand même de réparer une voiture qu’il ne pourra pas conduire. Mais Didier a plusieurs bonnes raisons. « Mon fils voudrait la garder. C’est avec cette voiture que je l’ai ramené de la maternité. L’ennui, c’est qu’il n’est pas du tout bricoleur, et c’est ce qu’il faut pour cette voiture. On peut presque tout faire soi-même ! » Didier a aussi répondu à l’appel d’un ami dont le rêve est de la conduire et d’aller, un dimanche matin, acheter des croissants au volant d’une Traction. Didier est motivé. En ce moment, tout son temps libre est consacré à la réparation de sa voiture. Alors peutêtre que dans quelques semaines, on la verra rouler dans les rues de Saint-Mich’… n

Photo Bastien Deceuninck

s qu’il ne peut plus conduire!


16

Février 2012

Mémoires de la guer d’Algérie, 50 ans ap A

ssis sur le boudin de la place Saint-Michel, ils observent les travaux et les passants. Ils sont Algériens, retraités, et passent leurs jours sur la place pour se retrouver. à les voir ainsi, leur complicité semble sereine, calme comme les vieux jours. Pourtant, il y a 50 ans, certains d’entre eux participaient au mouvement de libération algérienne, réunis sous la bannière du Mouvement de Libération National (FLN). D’autres, à

l’inverse, ont choisi de prendre les armes du côté de l’armée française. Beaucoup d’entre-eux, ont fait la guerre ici, à partir de Bordeaux. Aujourd’hui, indépendantistes et Harkis, ceux-là même qui s’entretuaient dans une guerre sans nom, se retrouvent, là, sur une même place, à bavarder. à Saint-Michel, territoire pacifié, on n’aime pas parler de la guerre. On préfère oublier, presque pardonner.

Autour d’un café ou au fond d’une épicerie, certains ont consenti à témoigner. Du côté de l’armée française, nous avons pu recueillir le récit troublant d’un ancien combattant. Mais aucun Harki, pourtant presque tous identifiés, acceptés, intégrés, n’a encore voulu se confier. Une drôle d’histoire sur laquelle aucun historien ne s’est encore penché et qu’il reste inévitablement à écrire.

Le rendez-vous des hommes de la libération algérienne «

à l’époque, tout Algérien digne de ce nom devait appartenir au FLN ». Salah tranche l’air avec ses mains, intransigeant. L’odeur du thé brûlant fume dans l’air. Le ton est grave, solennel. « Tous les hommes autour de cette table ont appartenu au FLN ». En 1948, Salah quitte son village près de Skikda, au nord du pays, et arrive en France. Il travaille dans la fabrication de bouchon de liège. Avant 1954, il se retrouve au sein du Mouvement National Algérien (MNA) qui milite pour l’indépendance. Pourtant, guidés par la même ambition révolutionnaire, le MNA est en guerre contre le FLN, autre front de libération qui entend gagner l’indépendance par la lutte armée. En France, les deux organisations s’affrontent et s’entretuent. En 1957, Salah rejoint le FLN. Il devient collecteur de fonds : « Tous les ouvriers algériens en France devaient payer une cotisation qui servait à aider le mouvement. J’étais chef de zone et j’avais plus de 120 cotisants sous ma responsabilité ». Chacun devait verser 10 francs mensuels. L’argent transite clandestinement par la Suisse et parvient jusqu’en Algérie où il sert à l’armement des maquisards, aux soins des combattants et aux veuves de guerre. Par mesure de sécurité, Salah ne connait pas ses responsables. Il ignore comment l’argent arrive aux mains des dirigeants du FLN. Il sait juste ce qu’il doit faire. Obéir aux ordres et se tenir prêt à rallier le pays, à gagner le maquis si l’organisation l’en juge digne : « Pendant la guerre, tout Algérien doit être disposé à prendre les armes. Être appelé par le FLN est un honneur. Nous n’avons pas été appelés. Le FLN voulait sûrement des hommes plus motivés ou plus intelligents. Et puis, surtout ils avaient besoin de la communauté algérienne en France ». Traqué par la police, Salah vit dans la crainte constante de se faire piéger par un « traître ». L’organisation grouille d’espions. Pour consolider la révolution, le moindre soupçon sur la fiabilité d’un sympathisant implique presque toujours le même verdict

Par Louisa Yousfi

« Nous l’éliminions ». Salah revendique la violence de ses propos. Le recours aux représailles était une méthode « nécessaire » pour préserver le mouvement de libération. « Tout le peuple algérien s’est sacrifié pour son pays. Depuis 1930, il n’a jamais cessé de lutter contre le colonialisme. Nous ne pouvions pas mettre en danger tout ça. La révolution tue ceux qui la font ». à 83 ans, son autorité est aussi intimidante qu’à l’époque de la guerre. Celle où il rappelait à l’ordre les Algériens qui enfreignaient la règle en buvant de l’alcool ou en fumant. Ces Algériens qui n’avaient formellement pas le droit de payer la moindre taxe française pour ne pas enrichir le camp ennemi. « Les contrevenants ? On leur donnait un avertissement la première fois puis ils devaient payer une amende de 50 francs si on les reprenait ». Il y a aussi ces Français, « les porteurs de valise », religieux ou communistes, qui aidaient à récolter de l’argent pour le FLN et à le transporter en sécurité, à l’abri des autorités françaises : « Les bonnes sœurs cachaient de l’argent sous leur robe et l’amenaient d’un point à un autre. Les curés nous ont beaucoup aidés aussi. Personne ne pouvait les soupçonner à cette époque ».

« La révolution tue ceux qui la font »

De prisons en prisons En 1959, Salah est arrêté, jugé et condamné par la Défense secrète du territoire (DST). Pendant trois ans, il est incarcéré dans les prisons françaises. Limoges, Paris, Rouen, île de Ré. Trois ans où lui et ses « compagnons » n’hésitent pas à avoir recours à des grèves de la faim pour se faire entendre : « Nous voulions rejoindre une centrale où il y avait des prisonniers politiques algériens. Je suis parvenu à ne plus manger pendant 21 jours. Les gardiens voulaient nous forcer à manger mais nous résistions. On refusait les piqûres. Grâce à la volonté humaine et l’aide de Dieu, j’ai tenu jusqu’au bout ». Depuis sa

cellule, Salah capte comme il peut les informations venues de l’extérieur. Sans jamais y croire : « Nous ne faisions plus confiance à la France qui n’a jamais respecté sa parole. La France nous avait promis l’indépendance à la fin de la seconde guerre mondiale et a toujours méprisé le peuple algérien ». Des hommes entrent dans le café. De temps en temps, Halou ponctue le récit de Salah d’un hochement de tête. Les deux hommes se sont rencontrés en prison. à l’indépendance, ils se sont retrouvés à Bordeaux, à la mosquée de Saint-Michel. Ils sont calmes, apaisés. Les Harkis, à SaintMichel, sont tenus à l’écart : « Nous n’avons rien à voir avec ces gens, rien. Nous n’éprouvons pas de rancœur particulière pour eux mais ils doivent rester à leur place, et cette place n’est pas à nos côtés. Aujourd’hui, ils sont rejetés des deux côtés. Mais c’est leur responsabilité et ils doivent l’assumer ».

« Le plus beau jour de ma vie » Ils étaient 350 prisonniers algériens à l’île de Ré, lorsqu’ils ont appris la fin de la guerre et le début de l’indépendance algérienne. « Le plus beau jour de ma vie. On savait qu’on allait sortir. Nous n’avions pas souffert pour rien. Enfin le combat de notre peuple avait abouti. Enfin nous étions libres. Dans la prison, tout le monde s’est embrassé. Tout le monde était frère, tout le monde s’aimait.» Salah se tait. Ils ne sont plus que trois assis autour de la table. Un même sourire parcourt chacun de leur visage. Le 26 mars 1962, Salah est officiellement libre. Mais l’euphorie de l’indépendance passée, il doit tout reprendre à zéro, dans un pays où il n’est pas le bienvenu : « Avoir été du FLN m’a causé beaucoup de tort pendant des années. Je ne trouvais aucun emploi. J’étais heureux mais meurtri. J’avais beaucoup souffert en prison. On ne se refait pas comme ça.» Après 5 ans d’apprentissage, il devient plombier chauffagiste et s’installe définitivement à Bordeaux. Au cours des années qui suivent, chaque fois qu’il décide de s’installer en Algérie, il se rétracte, dégoûté par la corruption et le manque de civisme qui mine la situation du pays. n

Le chant des ch

1958

Le brigadier Duc est assis en haut du poste n°506 d’Alazetta, sur un piton du djebel algérien près de la frontière marocaine. Il fait froid, il attend que son quart de garde se termine. Il appartient à la Demi-Brigade des Fusiliers Marins. Au milieu de la nuit, les hurlements des chacals percent le désert étoilé. Un récital déchirant, un bavardage sinistre qui effraie la première fois. Le chacal, c’est cette sorte de chien, qui se repait de charognes et de pourritures. C’est le « hurleur » en sanscrit, ou Anubis, le dieu de la mort égyptien. Marcel Duc fume une cigarette, l’une des seize paquets mensuels fournis par l’armée. Il écoute le chant incessant, impétueux. Soudain, une mitraillette crépite. Les chacals sont des fellagas. Le poste se réveille en sursaut, canarde à tout va. Les chacals sont rapidement abattus. Marcel Duc n’a pas tué. Ce n’était pas son rôle. Sa façon « raisonnable » de résister à la folie fut la lâcheté. à l’écouter, à le regarder, Marcel Duc est un héros célinien. à 75 ans, son dentier se casse la gueule à chaque fois qu’il peste. Il est l’un des rares anciens combattants français de la guerre d’Algérie à vivre dans le quartier. Il réside dans le foyer Sonacotra de la rue des Fours depuis treize ans. Sa seconde femme vient d’être admise à l’hôpital, « pour des troubles psychiques ». Il est seul. L’appartement est vide, la cuisine

Par Louis Sibille d’une propreté chirurgicale. Seule sa chambre abrite quelques souvenirs. Toujours soucieux de dire « la vérité », Marcel Duc reconnaît : « Je m’arrange avec ma mémoire ». « En trichant comme il faut », aurait ajouté Céline, pour qui l’être humain n’était que de la « pourriture en suspens ». « Nous étions de la vermine », raconte Marcel. En 1956, Marcel Duc a vingt ans. Après trois années à Lyon, multipliant les petits boulots sans nouvelles de sa famille, il revient à Bordeaux pendant l’été. Et retrouve sa mère qui tient un bistrot à Bacalan. Ses premiers mots pour l’accueillir sont qu’il est recherché par la police et qu’il doit partir pour l’Algérie, service militaire oblige. « Ma mère aurait voulu que je crève là-bas pour toucher une pension », s’indigne aujourd’hui Marcel, un soupçon de rancune et de dégoût dans la voix. Quand il revient en permission deux ans plus tard, elle a vendu tous ses habits: « Je lui en ai collé une en pleine poire », lâche-t-il, un peu surpris d’un tel aveu. « Non mais franchement, c’est pas digne de faire ça à son fils », s’excuse-t-il. Déserteur malgré lui, il part en urgence au centre de recrutement de Limoges. Un an après, il intègre la Marine, en tant que gamelier à bord du Surcouf. Il donne un coup de main au cuistot et sert les troupes : « On mangeait tellement mal que certains perçaient leur gamelle, en signe de contestation, parce que les officiers se mettaient


SAINT-MICHEL

uerre guerre, pas le FLN » après D

n 17

« C’est le peuple qui a gagné la

Photo Louisa Yousfi

s chacals

les bonnes denrées de côté ». Lui se comporte toujours de façon exemplaire. Une fois à Alazetta, il chasse de temps à autre un lièvre pour son officier. « Certains recevaient des colis et se goinfraient de pâté. Pas moi. J’étais le plus malheureux. Parfois, le Bosco, mon supérieur, me donnait une caisse de bières. Il était sympa, lui ». Pas comme son chef pendant une opération pour apprendre le métier. « Après trois jours à essayer de prendre un blockhaus, on crevait de soif. Il nous a amenés à un point d’eau. Surexcités, on s’est jeté dedans. Là, il nous gueule dessus et se marre. L’eau était volontairement empoisonnée. Certains l’ont quand même bue en cachette. Pas moi ». Marcel Duc est peut-être de la vermine, mais il évite la charogne. S’il glapit, c’est pour mieux montrer ses blessures. L’une d’entre elles, c’est cet annulaire perdu. « On était allé rafistoler les barbelés. Quand on a repris le 4X4, il y avait une mine dessous. Et elle a explosé. Je me suis retrouvé à l’hôpital, le doigt en moins. Un pote a eu moins de chance, il s’est pris une vis dans la colonne vertébrale ». Ce doigt manquant lui vaut d’être invalide à 10% et de toucher une « maigre pension ». « C’est dégueulasse, on risque sa vie pour la patrie et on est traité comme du guano. Vous savez combien on gagnait par mois en plus des clopes? 13 francs. C’est rien! » Là aussi, il a l’impression de s’être fait bouffer par l’état, « les charognards! »

ans une épicerie de la rue des Menuts, Abdelkader (le prénom a été changé) fait partie de ces clients dont les achats ne sont prétexte qu’à discuter en arabe. Il se tient là, au coin de l’épicerie, attentif et discret. Il parle peu, sourit beaucoup d’un air gêné et bienveillant. à la seule évocation de la guerre d’Algérie, il s’anime, agite ses mains comme pour attraper les mots qu’il se met à chercher et affirme, la carrure redressée : « La guerre d’Algérie, je peux vous en parler de A à Z ». Abdelkader a 70 ans. Il n’a que 12 ans et vit dans le village de Sidi Nassa près de Constantine quand la guerre éclate. Il ne prend pas les armes. Sa famille n’a pas été touchée directement. Mais en temps de guerre l’inaction n’existe pas : « Quand on est au milieu d’une guerre, on ne peut pas ne pas participer. Tout ce que l’on fait aide ou nuit à un camp. Nous sommes obligés de choisir. Moi j’ai aidé le Front de Libération National. On leur apportait à manger, on les protégeait ». Il s’arrête de parler, jette un coup d’œil autour de lui et propose de continuer au fond de l’épicerie. « En réalité, le FLN s’est rendu coupable de beaucoup de souffrances. Ils ne nous protégeaient pas. C’est nous qui les protégions. C’est nous qui garantissions notre propre sécurité. Je connaissais beaucoup de Harkis que j’ai protégés contre le FLN. Mon seul souci c’était de ne pas causer la mort d’un Algérien. Des Algériens qui tuent des Algériens alors que nous sommes en guerre contre la France, je trouvais ça stupide. Si un homme se présentait blessé à notre porte, on l’aidait, peu importe s’il était du FLN ou Harki ». Et de rappeler ces gens tués par le FLN parce qu’ils avaient mouchardé.

Se méfier de toutes les armées Abdelkader a appris à se méfier de toutes les armées. Lui revient cette

« La guerre, plus on croit s’en extirper, plus on s’enfonce ». Du sable mouvant. Sa permission lui offre un bol d’air, malgré ses embrouilles familiales. Le quartier Saint-Michel, notamment, exhale une douceur particulière: « C’est là qu’on allait pour sortir. Les Capus (le quartier du marché, voisin de Saint-Michel, NDLR) étaient plein de restaurants ouverts tout le temps. Pour rencontrer des filles, c’était idéal. Il y avait des bals, on mangeait souvent sur la place. Par contre, j’évitais les quais. On me disait que l’OAS réglait ses comptes là-bas. Et puis comme ma mère avait vendu tous mes vêtements, je n’avais que mon uniforme à me mettre sur le dos, j’étais facilement repérable. Je cachais souvent l’écusson de la Marine sur le côté de mon épaule ». Il trouve que le quartier Saint-Michel a changé, que l’intégration trouve ses limites. « Avec les Portugais et les Espagnols, ça se passait pas mal. Mais maintenant, les Arabes, les Nègres, c’est trop. On ne se sent plus en sécurité. Chacun chez soi et c’est très bien ». La nuit, Marcel Duc entend encore le chant des chacals. Ils sont nombreux, les fellagas, les officiers, l’état, sa première femme qui l’a abandonné avec ses trois gosses, et sa propre mère. Il donne l’impression d’être assailli, comme dans son poste 506. « On dit souvent que les gens nés sous les auspices d’une guerre sont malheureux ». En 1939, il avait deux ans. n

Photo Louis Sibille

Par Louisa Yousfi

scène où son père est battu devant lui par un membre du FLN : « à ce moment-là, si j’avais eu 18 ans j’aurais intégré les Harkis, sans hésiter ». Avoir résisté à la propagande du FLN, telle semble être sa fierté, à l’heure où les Algériens s’arrangent pour prouver leur soutien aux hommes de la libération : « Je les aidais pour se nourrir parce qu’ils sont des êtres humains avant tout. Mais je n’ai jamais voulu entrer dans leur jeu en leur livrant des hommes. Certains l’ont fait mais moi jamais ». Un homme dans l’épicerie l’interpelle : « Fais attention à ce que tu dis ! ». Menace ou conseil, il semble que la guerre soit encore là, qui palpite sous les mots. Abdelkader ne veut pas

donner son nom, ni sa photo. Comme pour s’excuser, il propose de revenir avec des photos de son village. « Je pense que c’est le peuple qui a gagné la guerre, pas le FLN, parce que sans notre soutien, le FLN n’était rien. Des gens avaient perdu de la famille, tuée par ces hommes et, en 1962, on les glorifiait comme nos libérateurs ». Un homme entre dans l’épicerie. « Lui, c’est un Harki mais il ne parle jamais de ça ». Les deux hommes se connaissent vaguement, mais ne parlent jamais de la guerre : « Il y a les bons et les mauvais Harkis. Certains faisaient leur travail sans faire de mal. J’en connais un qui me voyait amener de la nourriture au FLN et

« Sans notre soutien, le FLN n’était rien »

me laissait faire. Je sais que des Harkis ont tué des Algériens, parfois même des femmes, mais personne dans mon village n’éprouve de rancœur envers ceux qui sont restés. J’ai des amis Harkis en Algérie. Le passé c’est du passé. Je n’en veux à personne ». En 1964, le chômage amène Abdelkader de l’autre côté de la Méditerranée. Il s’installe à Bègles, travaille dans le bâtiment et élève ses enfants. Il retourne dans le village de son enfance deux fois par an. Si son épouse n’était pas malade, il jure qu’il retournerait y vivre définitivement, puis se ravise, en pensant à ses enfants dont il ne veut pas s’éloigner. Dans ce nouveau tiraillement, Abdelkader s’amuse à voir en Saint-Michel une possible échappatoire : « SaintMichel, c’est à la fois la France et l’Algérie. J’ai toujours été entre les deux. Ici, j’ai les deux à la fois ». n

Photo Louis Sibille

« La guerre, plus on croit s’en extirper, plus on s’enfonce »


18

Février 2012

Un quartier de gauche

assiégé par la droite Par Ludivine Tomasi de 20% pour Fabien Robert. Sans compter les 13,6% enregistrés par le Parti communiste. Dans le même temps, 55% des électeurs donnent leur voix à Alain Rousset contre 27% pour Alain Juppé aux municipales. Preuve que ce « vote automatique » existe ? Pas pour Matthieu Rouveyre. « Le vote de Saint-Michel est un vote conscient et sociologique. Saint-Michel est une terre d’accueil où les gens aiment s’ouvrir aux autres et ces gens sont souvent de gauche. Il y a aussi des gens fortunés qui adhèrent à ces idées de gauche car ils ont besoin de ce cosmopolitisme », argumente t-il.

Une défaite de la droite « inattendue et symbolique » Jean Peteaux rejoint le conseiller général sur l’explication sociologique. « Ceux qui votent à gauche à Saint-Michel, ce sont les chômeurs, les désaffiliés sociaux, les artistes et les bobos », énumère le politologue. Une composition incomplète puisque SaintMichel présente un taux de chômage « de 28%, le plus élevé de Bordeaux », selon Fabien Robert, auxquels s’ajoutent « les 30% de travailleurs pauvres ». Le 16 mars 2008, Matthieu Rouveyre remporte les suffrages et devient le premier conseiller général socialiste du canton. Une victoire aussi inattendue que symbolique puisque la circonscription passe à gauche pour la première fois depuis la Libération. Une défaite amère pour la droite, compensée par la victoire d’Alain Juppé aux municipales. Le maire désigne le challenger malheureux

Photo Aurélie Dupuy

à

trois mois de la présidentielle, c’est à peine plus de la moitié de Saint-Michel qui envisage de se rendre aux trois bureaux de vote des Menuts. Sur les listes électorales, ils sont tout juste 4 000 inscrits. Et dans les urnes, le 22 avril, les bulletins devraient être majoritairement roses. « Les comportements varient selon les élections, précise Jean Peteaux, politologue bordelais, mais la déconfiture d’Alain Juppé dans ce quartier en 2008 laisse penser qu’il votera à gauche ». Municipales, cantonales, régionales, présidentielles : les électeurs de SaintMichel sont les électeurs de gauche du canton 5 qui comprend également Saint-Genès et Nansouty, deux quartiers ancrés à droite. Une donne bien intégrée par l’actuel maire-adjoint du quartier. « La conscience politique de Saint-Michel, c’est cet esprit de gauche populaire, c’est un vote systématique à gauche », affirme Fabien Robert. Avant de déclarer son amour au quartier : « Ce n’est pas parce qu’on ne vote pas pour moi à Saint-Michel que je ne m’y intéresse pas ». Pour autant, le représentant Modem aujourd’hui associé à l’UMP, reste l’une des victimes de ce supposé « vote systématique ». Pour le vérifier, comparons le nombre d’électeurs socialistes aux deux scrutins du 9 mars 2008, date du premier tour des cantonales et des municipales. Verdict, chiffres à l’appui : un peu moins d’inscrits et de votants aux cantonales et une propension édifiante à voter à gauche quelle que soit l’élection. Environ 59% des votants s’expriment en faveur du socialiste Matthieu Rouveyre, contre près

Une gauche résistante a fait basculer le canton du côté socialiste aux dernières élections. Une circonscription désormais imprévisible que la mairie utilise comme un laboratoire expérimental pour ses nouveaux conseils de quartier.

«SAINT-MICHEL, CE N’EST PAS LE BRONX» Pour combattre la mauvaise image du quartier, la police accentue sa présence. Objectif : faire baisser le sentiment d’insécurité.

D

u côté des autorités policières, on confirme. Paul Bousquet, commissaire de police et responsable du commissariat du quartier, évoque « une recrudescence des cambriolages il y a deux ou trois ans. Mais ce n’était pas propre à Saint-Michel, nous l’avons constaté dans d'autres quartiers ». Si les alentours de la place sont tranquilles, ce n'est pas tout-à-fait le cas du cours Victor-Hugo et de la rue des Faures. Sur la première artère, « des problèmes liés à la présence de marginaux ou de SDF, alcoolisation, mendicité, chiens qui aboient, ou rixes sont les principaux faits constatés », selon le commissaire. Rien de majeur, mais de la petite délinquance et des nuisances à répétition. Fabien Robert, maire-adjoint en charge du quartier, explique qu’il y a « clairement un problème de deal assez important » rue des Faures. « De la cocaïne », selon Nicolas Andreotti, directeur de la police municipale et de la tranquillité publique. « Du cannabis », selon Paul Bousquet, représentant de la police nationale.

Par Agathe Goisset Depuis cinq ans, les caméras de surveillance ont peu à peu pris place dans le quartier Saint-Michel. Certaines qui ne servaient initialement qu'à actionner les bornes de régulation de la circulation ont vu leur champ de vision s'élargir pour « protéger les biens et les personnes, et pour prévenir la délinquance », selon Nicolas Andreotti. « Saint-Michel, ce n'est pas le Bronx, mais les caméras permettent en partie de faire baisser les faits de délinquance sur lesquels on travaille. Ce n’est pas un remède miracle non plus. Par exemple, la vidéoprotection a très peu d’effet sur la délinquance liée à l’alcoolisation. Par contre, elle peut permettre d’identifier des auteurs après les faits ». Il y en a huit dans le quartier. Une à chaque extrémité de la rue des Faures, et une en son centre. Une sur la place Canteloup, une sur le quai des sports, face à la rue des Allamandiers, deux sur le cours Victor-Hugo (aux angles de la rue du Mirail et de la rue de la Rousselle) et une près du Pontde-Pierre. Les caméras sont reliées au

centre de vidéoprotection urbaine 24 heures sur 24. Lorsqu'un incident est constaté, la police municipale peut intervenir, ou transmettre instantanément les images à la police nationale. En 2010, les caméras de la rue des Faures ont permis d'observer 38 faits anormaux (rixes, stupéfiants, dégradations, colleurs d'affiches…). Ce chiffre a diminué pour atteindre 29 en 2011. Quant aux interpellations permises grâce aux caméras de cette rue, il y en a eu 24 en 2010, et 15 et 2011. Monique, coiffeuse dans la rue, est aux premières loges : « Avant, les dealers restaient plantés devant nos vitrines. Ils faisaient leurs échanges devant les magasins, c'était flagrant. On leur a dit d'aller faire leurs affaires plus loin. Mais je ne pense pas que les caméras soient dissuasives. Un jour, un policier m'a dit qu'ils ne pouvaient pas être en permanence derrière leurs écrans ».

Voir et être vu

Pour Monsieur Mahdi, gérant du commerce « Le palmier de Mahdia » au n°89, ce n'est pas assez. « Je ne dis pas que la police ne fait

rien. On a demandé des patrouilles qui resteraient un moment fixe, après 17h. Or les policiers ne font que passer, ça ne sert à rien du tout. Mais ce n'est pas moi qui suis embêté. Le problème, c'est pour les clients. Ils sont insultés, on leur propose de la drogue, les filles sont abordées. Les gens ont peur, ils évitent de venir ». La peur. On y revient. Police nationale comme police municipale ont le même discours : « Il faut faire la différence entre la sécurité et le sentiment d'insécurité ». Paul Bousquet poursuit : « Le sentiment d'insécurité c'est important malgré tout, c'est la qualité de vie. Des SDF alcoolisés, un tapage nocturne ou de la mendicité, tout ceci participe au sentiment d'insécurité. Nous menons des actions pour l'améliorer ». Un mot d'ordre pour toutes les forces de police : la visibilité. En voiture, en vélo, en roller ou à pied, il faut être vu. Même les policiers en civil sont repérés. Les policiers municipaux et les "proximiers" de la police nationale patrouillent. La nuit, c'est au tour des policiers de la "mission hibou". Sans compter

les interventions ponctuelles de la Brigade de surveillance du terrain et de la Brigade anti-criminalité. La police municipale se targue de jouer une carte supplémentaire : la proximité. « Notre job, c’est que les problèmes n’arrivent pas. D’intervenir en amont du fait délictuel, de prévenir, de parler. Nous avons d'abord un travail de présence », reprend Nicolas Andreotti. D'ici quelques mois, les policiers recevront des gyropodes pour se déplacer. Ces petits véhicules à deux roues peuvent filer jusqu'à 30 km/h. « Si dans une rue, une patrouille à pied passe trois fois, en gyropode, pendant le même laps de temps, elle fera quinze passages. C'est autant de visibilité gagnée ! » Aucune modification d'effectif n'est prévue après les travaux. Il ne devrait pas non plus y avoir de nouvelle caméra de surveillance. « On espère que la “ requalification “ va pacifier le secteur. Quand vous avez des locaux plus propres, plus neufs, vous faites plus attention ». Sinon, Nicolas Andreotti avisera.n


SAINT-MICHEL

e

Se faire inhumer dans son pays d’origine est une demande encore exprimée par certains musulmans. Des entreprises se sont organisées en conséquence, des assurances aux pompes funèbres.

e

R

des cantonales, Fabien Robert, au poste de maire-adjoint de Bordeaux 5. Le canton dans lequel Saint-Michel a voté à 78% pour son adversaire, Matthieu Rouveyre. « J’ai gagné grâce à Saint-Michel, reconnaît le conseiller général. Je pense avoir réussi à mobiliser les abstentionnistes en m’intéressant à ce qui les préoccupent et notamment en me positionnant sur InCité ». Les actions menées par cette société choisie par la mairie pour réhabiliter les logements insalubres préoccupent les habitants. Plus connu sous sa casquette de conseiller municipal d’opposition, cette « petite bête politique », selon Jean Peteaux, avoue néanmoins avoir bénéficié d’une notoriété supérieure à celle de son adversaire. Aujourd’hui, il pointe la situation ambigüe de Saint-Michel: « Un quartier de gauche administré par un maire-adjoint de droite, c’est assez ubuesque. Mais comme ces mairies de quartier sont des innovations qui datent de 2008, elles ne sont pas encore vues comme un enjeu territorial ». La multiplication des initiatives municipales révèle l’intensité du combat politique mené par la droite. Avec une attention particulière accordée au canton de Saint-Michel à l’heure de la réhabilitation. Conseils de quartiers en 1995 pour relancer la démocratie participative locale, mairies-adjointes en 2008... Depuis un an, le canton de Saint-Michel sert aussi de laboratoire pour expérimenter des conseils de quartier deuxième génération . « J’ai été à l’origine de cette proposition. C’est pour aller

encore plus loin et améliorer la participation des citoyens à la décision politique que nous les avons créés. C’est une attente forte autant qu’une nécessité », justifie Fabien Robert. Pour Matthieu Rouveyre, les mairies-adjointes visent à « promouvoir l’action municipale mais aussi à coller aux basques et à mener campagne contre les conseillers généraux en place ». Quant aux nouveaux conseils, ils constituent « un déni de démocratie ». Testés stratégiquement dans un quartier en pleine mutation, les deux-tiers des sièges seraient réservés à des acteurs « choisis par la mairie ». Lors des réunions annuelles, 39 membres se répartissent selon trois collèges : 13 tirés au sort sur liste électorale, 13 candidatures et 13 nommés par le maire. L’ordre du jour ? Des questions liées à la vie du quartier. Le vote du conseil reste ensuite consultatif. « On le savait dès le départ. Par exemple, pour le prochain éclairage de la place, nous avions voté pour le projet initial de l’architecte mais ce n’est pas celui retenu », raconte M. Teste. Pioché dans les listes pour siéger avant de se retirer au bout de deux réunions. « Je n’avais pas assez de temps pour m’investir, concède-t-il, en revanche je ne suis pas persuadé que ces conseils aient une quelconque utilité. Je me demande si ce n’est pas seulement de la démagogie pour valider les projets de la mairie ». L’activisme de la mairie suffira-t-il à détourner les inquiétudes liées à la réhabilitation du quartier ? Réponse dans les urnes des Menuts en 2014 lors des prochaines municipales et cantonales. n

« Un quartier de gauche administré par un maire-adjoint de droite, c’est assez ubuesque »

ue Gaspard-Philippe, le rideau métallique est souvent baissé devant la société Maymana. Seul contact possible, un numéro de téléphone inscrit sur la devanture. à l’autre bout du fil, Noureddine Kouchi : « Je ne suis pas disponible aujourd’hui, je m’occupe d’un enterrement à Jonzac (Charente-Maritime) ». A la tête des seules pompes funèbres musulmanes d’Aquitaine, il parcourt les quatre coins de la région pour proposer ses services aux familles endeuillées. Le rapatriement de corps représente 80% de l’activité de l’entreprise Maymana, surtout des immigrés de la première génération. « Toutes les pompes funèbres se doivent de proposer ce service. Après, il y en a qui ne veulent pas, ça ne les intéresse pas », explique Armand Dubuc, responsable des Pompes funèbres régionales, qui assurent des rapatriements depuis 1992. Une seule constante, la lourdeur des démarches administratives. Comme le veut la procédure classique en France, le médecin doit d’abord constater le décès. Avec ce certificat, la mairie délivre un acte de décès et une autorisation de fermeture du cercueil. Pour effectuer un rapatriement, il faut en plus une autorisation préfectorale de transport de corps et un laisser-passer mortuaire délivré par le consulat du pays d’arrivée. Ces procédures peuvent prendre entre trois jours et une semaine suivant la complexité du cas et les exigences du pays de destination. « Généralement, c’est le vol qui retarde, ce n’est pas le volet administratif », affirme Fouad Saanadi, imam à la mosquée de la rue Jules-Guesde. Ces démarches sont accomplies par les pompes funèbres, ce qui permet

Quand le corps retourne au bled

n 19

Par Romain Barucq & Adrien Larelle aux familles de faire le travail de deuil. Selon le rite musulman, le corps doit être entièrement lavé, puis recevoir à trois reprises les ablutions traditionnelles (sur la bouche, le nez, le visage, les bras, les cheveux, les oreilles et les pieds) et être enveloppé dans un linceul blanc. Relais indispensable des familles, l’imam procède ensuite à la prière rituelle avant le départ du cercueil pour l’aéroport. Il sera ensuite scanné par les services de la douane et la Police aux frontières. « Le Iata (Association internationale du transport aérien, NDLR) recommande que le cercueil soit emballé dans une caisse ou couvert d’une toile. D’une part pour le protéger d’éventuels dommages d’autre part, afin qu’il ne soit pas reconnaissable par les passagers au moment de son chargement à bord », explique Bernadette Mongis-Lescarret, chef du pôle action économique à la Direction régionale des douanes.

Une pratique qui tend à disparaître

« On peut orienter les familles vers certaines pompes funèbres surtout quand on voit qu’ils n’ont pas forcément les moyens », poursuit Fouad Saanadi. En effet, il faut compter entre 2 500 et 3 000 euros pour un rapatriement. Un coût qui reste difficile à calculer. « Il n’y a aucun dossier pareil, ce n’est jamais le même cas, jamais le même pays, jamais les mêmes vols. Chaque compagnie aérienne a son tarif », tempère Armand Dubuc. Un avis partagé par Noureddine Kouchi qui se souvient du cas particulier d’un Jordanien dont le rapatriement a coûté 2 300 euros rien qu’en transport aérien. Pour faire face à de telles dépenses, les familles peuvent contracter une assurance spécifique. Mohamed Serbouti a installé son cabinet d’assurances au 82, cours Victor-Hugo. Il propose un produit comprenant les frais de mise en bière, le rapatriement du défunt jusqu’à son lieu d’inhumation, ainsi que le billet aller-retour pour un proche. « Il faut compter environ entre 110 et 128 euros par an de cotisation », précise-t-il. D’autres solutions s’offrent aux familles. La Maison de l’Algérie (association d’Algériens du Sud-Ouest), rue des Menuts, a également mis en place un système de solidarité. En partenariat avec la Société algérienne d’assurances et l’état algérien, elle offre à ses adhérents la possibilité d’être rapatriés moyennant la somme de 35 euros par an. Trois mille résidents du grand Sud-Ouest en bénéficieraient selon les responsables. Autre possibilité, pour les familles les plus modestes, l’organisation d’une collecte au sein de la communauté. « On demande discrètement à quelques commerçants ou à des fidèles d’apporter leur aide mais en règle générale, la famille reste très solidaire », assure l’imam. Une pratique qui tend à diminuer. Les jeunes qui sont nés en France ou n’ont plus d’attaches avec leur pays d’origine préfèrent se faire inhumer dans les carrés musulmans des cimetières français. En 1998, les inhumations en France se comptaient sur les doigts d’une main. On compte désormais une trentaine de cas par an recensés par la mosquée de la rue Jules-Guesde. n


20

Février 2012

Photo Aurélie Dupuy

Le jeudi soir, c’est Krav-maga. Frapper des sacs de sable et manier le couteau, voilà les rudiments de cet art martial israëlien.

J’ai testé un cours de

Krav-maga L

e site de l’Association de la flèche Saint-Michel est très clair sur le sujet : il s’agit « de rendre le pratiquant apte à faire face à une agression dans la rue ». Self-defense ? Pas tout à fait. Le Kravmaga, « combat rapproché » en hébreu, est un sport créé par un instructeur en chef dans l’armée israélienne. On tremble légèrement en entrant dans la salle de boxe. Les élèves arrivent, deux femmes seulement. L’une des participantes pratique un art martial vietnamien

Par Sandra Lorenzo et Agathe Guilhem depuis deux ans, l’autre est agent de sécurité et pratique le Krav-maga depuis déjà six mois. La concurrence s’annonce rude, le cours est le premier organisé dans le quartier.

Une carrure imposante et un sourire rassurant Tout en noir, carrure imposante, le pas décidé, Frédéric Bernard entre dans la salle. à 45 ans, le professeur de Krav-maga affiche un sourire rassurant : « Alors les filles, prêtes à en découdre ? ». On commence par un échauffement autour du ring. Frédéric saute, frappe

D’abord les yeux, ensuite les parties génitales

dans ses mains, court en arrière et nous, on s’accroche au ring. C’est l’heure de taquiner les punching-balls. Coups de poing, coups de pied bien placés, les sacs de sable vont passer un sale quart d’heure. « Surtout, n’oubliez pas de frapper bien droit pour protéger l’extérieur de votre main, qui est très fragile ». Frédéric nous fait une petite démonstration. Tout le monde sursaute au bruit de ses poings sur le punching-ball. à notre tour. Plus motivées que jamais, on imagine l’adversaire : « Frappez le visage », conseille Frédéric. On se lance. Premier coup de poing : le punching-ball ne bouge pas. Pourtant notre main, elle, l’a bien senti passer. On tente avec les pieds : « Maintenant, on vise les parties génitales ! », commande

Frédéric. Victoire, le punching-ball commence à tanguer ! Et nous, on se prend au jeu.

Tous les coups sont permis « Un couteau pour deux », c’est l’heure du corps à corps ! Le scénario : une personne retire de l’argent à un distributeur automatique, lorsqu’un individu malveillant la menace. On se met en situation. L’une de nous sera l’agresseur, l’autre devra parer un couteau pointé sur son ventre. La technique : un pas de côté pour esquiver l’attaque, un coup de poing dans les dents ou les yeux. Au Kravmaga, tous les coups sont permis. Blocage de l’avant-bras, coup de coude, coup de pied, l’agresseur est sonné, clé de poignet (pression sur le poignet pour faire

tomber à terre), l’adversaire est neutralisé. Les rôles s’inversent. à terre une fois, deux fois, dix fois, je fais moins la fière. Plutôt contentes de nos prouesses, on déchante quand Frédéric nous répète que la fuite reste la meilleure parade. « Il ne faut pas jouer les héros, une agression au couteau vous fait risquer la mort, mieux vaut partir en courant ! » Dehors, la pluie s’est calmée. Sur le chemin du retour, on discute du cours lorsqu’un jeune homme nous aborde. Il semble gêné, son portable ne fonctionne plus mais il a besoin de contacter ses amis. Un peu naïvement, on lui prête le nôtre. Une fois dans ses mains, le doute s’empare de nous, et s’il partait avec ? On l’encercle : pendant que je le tiens, Agathe lui règle son compte. Fausse alerte, après l’envoi de son message, il nous remercie gentiment. n

Photo Laurent Pomel

Le Parc des sport Jouer au football, au basket et même à la pelote basque c’est possible dans le quartier. Le parc des sports, situé sur les quais de la Garonne, propose plusieurs terrains de sports gratuits et libres d’accès. Ces infrastructures situées en plein centre-ville sont quasiment uniques en France.


SAINT-MICHEL

n 21

Xiradakix

O

n dirait un personnage d’Uderzo. Avenant, bonhomme, pas avare en bons mots, Jean-Pierre Xiradakis, 66 ans, est une des figures du quartier. « Sa » rue de la Porte-dela-Monnaie – renommée à l’occasion « rue gourmande » – est un des lieux de passages incontournables de Bordeaux. « Xira » est à mi-chemin entre le chef du village et le cuistot. Mais pas d’échauffourées à coups de poisson.

En hausse de 20%

Jean-Pierre Xiradakis, c’est surtout une affaire qui marche. En 2011, ses six établissements ont généré 3,6 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les gourmets ne connaissent pas la crise, puisque cette somme a augmenté de plus de 20% depuis cinq ans. Une belle récompense après des « années à découvert, où le banquier appelait presque tous les jours », se souvient le chef. « Cela m’a pris vingt ans pour faire marcher mon premier restaurant, la Tupiña », ajoute-t-il. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’il décide d’agrandir

Depuis 1968, l’appétit de Jean-Pierre Xiradakis est insatiable. Il règne en maître rue de la Porte-de-la-Monnaie. Par Guillaume Faure son empire. Aujourd’hui, ils ne sont pas moins de trente-huit à dresser les tables, faire fonctionner la rôtissoire ou veiller à la bonne tenue d’œufs parfumés à la truffe, servis le soir même. L’histoire est connue et répétée à l’envi. De la genèse de la Tupiña (le mot basque pour « chaudron »), petit local acheté 130 euros en mai 68 grâce à la bourse étudiante de sa fiancée d’alors, jusqu’aux derniers agrandissements en date. « Xira » fils d’immigrés grecs pauvres comme Job a fait du chemin. Et de nouveaux établissements à venir ? « J’ai un ancien four à pain au sous-sol de mon établissement », explique Elisabeth, l’esthéticienne de la rue, l’un des trois seuls commerces qui n’appartiennent pas au chef, avec le salon de coiffure et un cabinet d’architectes. « Ça ne m’étonnerait pas que dès mon départ, il demande à ma

propriétaire d’acheter le lieu ». Pour une future boulangerie Xiradakis ? Si l’homme s’en défend, arguant « de vouloir se consacrer à sa famille », rien n’indique qu’un septième commerce signé de son nom ne fasse pas son apparition.

Entre gêne et fascination

Comme pour toute réussite, Jean-Pierre Xiradakis fascine et dérange. Sa mainmise sur la rue ? « Il y avait des bagarres, des coups de couteau, je ne voulais pas que ma clien-

rue Camille-Sauvageau, Elsa, plus nuancée, tient une friperie. « On le voit passer, un peu en représentation. Mais avec le public que draine son restaurant, ça fait un peu de vie ». Elle déplore que les services municipaux ne daignent « jamais nettoyer sa rue », quand celle de Xiradakis est bichonnée tous les jours. Pierre, un riverain s’insurge de la tournure prise au fur et à mesure des années. « C’est la perte de l’esprit Saint-Michel. Le projet de la mairie va rendre le quartier comme cette rue, propre sur elle, sans piquant ». Et un brin bobo ? « On ne va jamais à la Tupiña, c’est beaucoup trop cher », juge Sonia, habitante de la rue. De son côté, « Xira » vante les prix accessibles de ses enseignes, en particulier le Café Tupina, qu’il a ouvert récemment. « On a une gamme de prix pour tous. Et même un menu truffé à 80€, quand on connait le prix de la matière première, ce n’est pas si rédhibitoire ». 80 euros...

Un riverain : « La mairie va rendre le quartier comme cette rue, propre sur elle, sans piquant » tèle bourgeoise ait peur de venir », expose le chef. Il y a ceux que ça contente, comme Elisabeth. « Ça donne un certain cachet à la rue. Malheureusement, les clients qui viennent chez lui ne viennent pas chez moi ! », plaisantet-elle. Dans l’artère perpendiculaire, la

Photo Guillaume Huault-Dupuy

et le chaudron

Du côté des employés, on convient qu’il y a des soirs un peu longs, « où Monsieur Xiradakis fait résonner le chaudron, car ça ne va pas comme il faut », explique Bérénice Lagrifoul. Désormais fleuriste, elle a travaillé pendant huit ans auprès de lui. Pour Frédéric Elizeon, en charge du restaurant de poissons la Kuzina, dernière-née des tables Xiradakis, le patron est dans son rôle. « Je dis toujours qu’un bon chef, c’est quelqu’un à la fois craint et respecté, et c’est totalement en accord avec l’image que j’ai de Monsieur Xiradakis ».Voiturier de la Tupiña en 2002, Frédéric doit énormément à « Xira ». Les remarques se font plus acerbes chez ceux pour qui le passage à la Tupiña n’a pas permis une véritable ascension, qui ont quitté leur ancien poste et qui s’estiment bridés par le système actuel. A 66 ans, Xiradakis tient bon. Il est toujours ce personnage haut en couleur, ambigu et patelin, attentif aux clientes. « Xira » fait visiter sa rue gourmande à ceux qui ne savent rien d’autre de SaintMichel, et c’est la bonne chère qui l’emporte à la fin. Comme chez Uderzo. n

orts fait le plein L

orsque l’on parle du quartier Saint-Michel aux Bordelais, deux lieux leur viennent aussitôt à l’esprit : la flèche bien sûr, située en plein cœur du quartier et le parc des sports. Inauguré le 1 er mai 2009, ces infrastructures étalées sur près de 5000 mètres carré en imposent. Il faut dire que la mairie n’a pas fait les choses à moitié. Un terrain de football synthétique, un terrain de basket, une aire de glisse, une aire de sable et un mur pour pratiquer la pelote basque. Le parc des sports pourrait presque être comparé à un stade. Yohan habite le quartier SaintMichel depuis tout petit. Cet étudiant de 23 ans a souvent joué au football dans la rue. Mais ça,

Par Laurent Pomel c’était avant la construction du parc des sports. « J’ai de la chance. Honnêtement, avoir des terrains d’une bonne qualité juste à côté de chez moi, c’est presque un rêve pour moi ». Du coup il en profite. Il vient toutes les semaines jouer au football ou au basket. Pour Arielle Piazza, adjointe en charge des sports à la mairie de Bordeaux, le complexe sportif est une grande réussite. Construit dans le cadre de l’aménagement des quais de la Garonne, « c’est un outil exceptionnel pour inciter les Bordelais à la pratique sportive. À l’époque on avait une devise : “ Faire du sport où je veux, quand je veux “. C’est pour ça que tous les terrains sont libres d’accès et disponibles pour tous ». Et

l’emplacement n’a pas été choisi par hasard. « Le quartier SaintMichel est métissé, populaire, confie Arielle Piazza. On voulait créer un esprit de rassemblement entre les gens du quartier, mais aussi avec le reste de la ville ». Et il n’y a pas mieux que le jeu sportif selon elle.

Un pari réussi Sur les terrains, on ne rencontre pas uniquement des habitants du quartier Saint-Michel. Que ce soit de Bègles, ou des quartiers Gambetta, Saint-Pierre et même du Grand-Parc, ils sont nombreux à venir se dépenser ici. « Même des habitants de la rive droite, de Cenon, de Lormont ou de la Bastide viennent jouer ici », assure Arielle Piazza. C’est donc un pari réussi. « J’ado-

re venir ici. Les terrains sont parfaits et il y a toujours du monde. Parfois, je viens même seul, je suis sûr de trouver d’autres personnes avec qui jouer », explique Petr, un Cenonnais de 20 ans. Et c’est ce qui attire aussi les quelques 500 personnes en moyenne qui viennent chaque jour au parc des sports. Ils sont 200 000 environ chaque année. Les terrains sont l’occasion de faire des rencontres, parfois même des amis. Peyo vient tout le temps seul pour jouer au basket, « parce que mes potes ne sont jamais très motivés pour venir. Mais ça ne me gêne pas, au contraire. J’arrive ici, et je me mets dans une équipe avec d’autres personnes que je ne connais pas. Je me suis fait plusieurs amis comme ça ». « C’est souvent les mêmes personnes

qui reviennent, explique Yohan. Donc on se connaît mieux. Souvent on va manger un morceau ensemble après un match ». Benjamin est licencié en club mais il adore venir jouer au basket ici : « Le sport c’est ça. Ce sont des rencontres, ce n’est pas que la compétition. Ici, même si on fait des matches, ça reste un bon basket de copains ». La mairie de Bordeaux ne regrette pas les 1,6 millions d’euros dépensés dans la construction des infrastructures sportives. Le parc des sports est une réussite. Il s’agit maintenant d’innover. D’ici l’été prochain, un espace de détente avec des transats devrait voir le jour à côté des terrains. n


22

Février 2012

RéNOVATION:

quelles conséquences sur les écoles ?

«

Le quartier est en ZUS (Zone urbaine sensible), mon lycée en ZEP (Zone d’éducation prioritaire) : ça fait beaucoup de qualificatifs négatifs ! », déplore Martine Sanmartin, proviseure du lycée professionnel des Menuts. Si un lycée professionnel attire les jeunes surtout en fonction de ses formations et de ses filières, l’image du quartier influe aussi sur les inscriptions. Sur les 350 élèves scolarisés dans cet établissement de la rue des Douves, seule une trentaine habite le quartier. Et l’école peut largement accueillir des élèves supplémentaires. Le lycée des Menuts profite pourtant de la vie culturelle du quartier : les élèves participent aux manifestations organisées par le centre d’animation Saint-Michel, non loin de là, rue Permentade. Le quartier foisonne de lieux de stages variés pour les jeunes, de l’association Promofemmes jusqu’au… poste de police des Capucins ! Mais l’image populaire oriente souvent le choix des élèves et de leurs parents vers d’autres écoles professionnelles. Le constat d’Olivier Cousin, sociologue à

Par Louise Wessbecher l’Université Bordeaux 2, est clair : « Plus un quartier est identifié comme populaire et ethnique, plus il y a de risque pour qu’un établissement soit connoté négativement ». Et la mauvaise réputation d’un établissement scolaire pousse les parents à sortir du secteur, « avec des domiciliations chez un autre membre de la famille ou de fausses adresses dans un beau quartier ». Alors Martine Sanmartin espère beaucoup de cette requalification.

« Une réputation difficile à reconstruire »

De sa bouche, ne sort d’ailleurs que le terme « revalorisation ». La proviseure croit en « une meilleure image du quartier » après les travaux. Entraînant des « retombées positives » sur le lycée des Menuts. Et cela devrait commencer par une meilleure visibilité de l’établissement : « Il n’y a aujourd’hui aucune signalétique. Les gens qui viennent de la gare et du cours de la Marne ne

trouvent pas le lycée ! Aux Chartrons, je suis sûre que c’est différent… » La mairie lui a promis que cela sera mis en place une fois les travaux achevés. Pour Olivier Cousin, la réhabilitation de Saint-Michel va entraîner à coup sûr « un renforcement des classes moyennes ». Mais il est moins optimiste que la proviseure. Si le visage des habitants risque de changer rapidement, l’impact sera beaucoup plus lent sur les écoles. « Une réputation est difficile à reconstruire, explique le chercheur. L’image ZEP colle aux établissements, le processus sera forcément plus lent ». Et il pourrait même ne jamais avoir lieu. « Les choses ne sont pas mécaniques, précise-t-il. D’autres facteurs entrent en compte dans la réputation d’un établissement tels que le charisme du directeur, les filières proposées… Enfin, le choix du privé (le quartier compte une maternelle, une école élémentaire et un lycée privés, NDLR) peut également ralentir le processus ». Un peu plus loin, à l’école maternelle Noviciat, les attentes sont différentes. « Depuis la rentrée de septembre 2011, le nombre d’élèves est passé de 140 à 125. Et c’est comme ça tous les ans… », confie la directrice An-

Photo Guillaume Huault-Dupuy

Logements, commerces… Les effets immédiats du projet de « requalification de l’espace Saint-Michel » se font déjà ressentir. Le secteur de l’éducation sera lui aussi affecté par cette profonde modification du quartier. Reste à savoir si les retombées seront positives ou négatives.

nie Serres. Dès qu’une famille s’agrandit, elle quitte le quartier pour la périphérie bordelaise. à Saint-Michel, les familles de plus d’un enfant ne trouvent pas d’appartement et se voient contraintes de déménager. Même au beau milieu de l’année scolaire. Fabien Robert, adjoint au maire du quartier fait le même constat : « SaintMichel est un quartier qui manque de familles aujourd’hui. Entre les écoles publiques et privées, l’offre est même trop importante ». Ainsi le projet de requalification de « l’espace Saint-Michel » prévoit une augmentation du nombre de T3 et T4 pour offrir plus de place aux familles. Prudence pourtant, car selon Annie Serres « de nombreux déménagements cette année sont dus à l’augmentation des prix ».

La mixité sociale comme moteur

En termes de réputation, la donne est tout autre à l’école maternelle Noviciat. Le groupe scolaire (avec l’école élémentaire André Meunier) n’est étonnamment pas placé en ZEP, « car notre

école élémentaire offre une filière musique avec horaires aménagés ». Pourtant l’écrasante majorité des familles des petits élèves est « en situation sociale difficile ». Elles sont parfois domiciliées au Centre d’aide, d’information et d’orientation (CAIO) de la rue Noviciat ou dans les hôtels d’urgence situés à proximité. Mais Annie Serres positivise les choses et conclue à une réelle « mixité sociale » qui attirerait même les inscriptions. « Daghestan, Georgie, Algérie, Sri-Lanka : la diversité des élèves est une richesse et l’on travaille à s’enrichir de la culture des autres ». La directrice considère même cette « richesse » comme un « moteur » d’éducation. Même si elle concède qu’une gentrification du quartier « ne serait vraiment pas un souci si elle entraîne une élévation du niveau de l’école ». Aujourd’hui, les chiffres livrent un message amer. Selon le Système d’information géographique (SIG) du ministère de la ville, en 2008, 14% des élèves de la ZUS Saint-Michel sont en retard d’au moins deux ans en sixième. C’est 12% de plus que pour l’agglomération de Bordeaux. n

L’armée des omb

Saint-Michel a une histoire commune avec l’Espagne. Celle de ces Républicains exilés loin d’un pays qu’ils ont du fuir à cause de la menace fasciste. Récit de résistants.

L

a Résistance bordelaise doit beaucoup à ces hommes. Ces combattants qui ont traversé les Pyrénées après la guerre civile (1936-1939). Une grande partie atterrit à Bordeaux dans le quartier populaire de Saint-Michel. « "Rotspanier" (« Espagnols rouges »), c’est comme cela que les Allemands nous appelaient. Peu de Bordelais savent que la Base sous-marine fut construite pendant la Seconde Guerre Mondiale par des immigrés espagnols,

Par Maxime Le Roux & Julien Vallet raconte Angel Villar, l’un des deux derniers résistants espagnols encore en vie à Bordeaux (en photo avec sa femme Juliana). On travaillait en sousmain pour la Résistance française. On profitait de ce travail ingrat pour des actions de sabotage contre les nazis ». Aujourd’hui, les Espagnols ont cédé leur place devant d’autres vagues d’immigration : portugaises, italiennes, maghrébines ou encore africaines. Mais les traces de leur passage sont toujours vivaces, un siècle après leur arrivée. Et leur rôle dans la Résistance a tendance à être un peu oublié... La première vague d’immigration date de la Première Guerre mondiale.

La France en mal de travailleurs fait venir massivement des Espagnols. Ces travailleurs échouent sur le marché des Capucins et s’usent les mains dans les métiers du bâtiment.

Un exode massif

Mais ce n’est qu’à partir de la guerre civile et dans les années qui suivront, jusqu’à la mort de Franco, que les Espagnols s’installent peu à peu à Saint-Michel. Angel Villar, agent de liaison pendant la Résistance, a vécu l’essentiel de la guerre dans une chambre qu’il partageait, dans un petit hôtel rue Hugla, à l’angle du cours Victor Hugo. « J’habitais dans

une auberge qui était tenue, comme beaucoup d’autres dans cette rue, par des femmes dont les époux avaient été déportés ». De nombreux chefs de la Résistance espagnole sont issus de la « Retirada » : l’exode massif de l’armée républicaine après sa défaite en 1939. Une colonie espagnole est déjà bien implantée à Saint-Michel. C’est donc dans ce quartier que les nouveaux arrivants, comme Carlos Enrique Guano, l’un des artisans de la Résistance espagnole, se réfugient. Carlos habitait alors rue Andronne avant d’être envoyé à Auschwitz. Il sera un des rares à s’échapper en se dissimulant parmi les cadavres destinés au four crématoire avec l’aide d’un prêtre. Angel Estop, autre chef


SAINT-MICHEL

Mariage oriental,

n 23

le juste prix Des robes dorées, rouges, turquoise. Des bijoux qui scintillent. Une odeur de miel. Les mariages orientaux rapellent les contes des Mille et une nuits. à Saint-Michel, les futurs mariés viennent de toute la région pour accomplir leur rêve. Mais au fait, combien ça leur coûte ?

«

Je préfère des nappes blanches avec des chemins de tables gris ». Salim essaie de convaincre son futur époux, Noureddine. Lui, préfèrerait du rouge. Pour leur mariage, les deux amoureux ont fait appel à Assia, « negafa » installée sur le cours Victor-Hugo. Dans les mariages orientaux, la « negafa » est une femme qui se charge de l’organisation de la cérémonie et encadre les mariés le jour J. Pour s’assurer les services d’une negafa, il faut débourser au moins 1 000 euros. Pour les deux tourtereaux, se marier est un véritable investissement, même si les parents aident au financement. Un mariage oriental peut vite coûter 10 000 euros.

Caftans et jabadors : 2 000 €

Le grand jour, « la mariée peut porter jusqu’à sept robes. Elle doit être une vraie princesse », indique Nadia de la boutique Top tissu (en photo ci-dessous), cours Victor Hugo. Ici, les clientes viennent pour du sur-mesure. Dentelle perlée,

Par Aurélie Dupuy & Nastassia Solovjovas tissu à faire broder ou mousseline de soie n’ont pas le même prix : de 15 à 280 euros de tissu pour créer une robe, une somme à laquelle il faut ajouter 160 euros de couturière. Les futures mariées n’achètent pas toutes leurs tenues. « Souvent, la mariée décide de se faire faire deux ou trois robes sur-mesure et loue les autres », précise Nadia. La robe blanche, plus longue, est la plus importante. Pour celle-ci, la mariée n’hésite pas à débourser jusqu’à 500 euros. L’homme porte deux à trois tenues, comme le jabador traditionnel (pantalon et tunique brodés). Il faut compter de 90 euros sur internet pour un modèle standard, à 1 000 euros pour un vêtement surmesure brodé de fil d’or.

Traiteur : 6 000 €

Une fois le prince et la princesse habillés, il faut s’occuper de l’estomac des invités. Un mariage peut réunir de 100 à 400 personnes. Si les mariés décident de passer par un traiteur comme celui situé 26, rue Gaspard-Philippe, il leur

faudra compter environ 30 euros par invité. Pour un mariage de deux cents personnes, cela revient à 6 000 euros. Au menu : salade de crudités (betteraves, carottes, concombres, parfois agrémentés de crevettes), méchoui (mouton cuit à la broche), tajine et pastilla (tourte à la feuille de brick), corbeille de fruits.

Pâtisseries : 200 €

Fleurs libanaises, cornes de gazelles et baklavas s’apprécient aussi à la fin du repas. Les invités dégustent ces pâtisseries traditionnelles avec du thé à la menthe. Selon Sami Fitiouri, employé à la Rose de Tunis située rue des Faures, la grande période des commandes se situe de mai à août. « Je fais 20 euros le kilo », précise le commerçant. La plupart du temps, les mariés commandent 8 à 9 kilos de pâtisseries, soit un total de 190 euros. La dernière commande de Sami s’élevait même à 320 euros. Addition : 10 000

…ou plus

Photos Aurélie Dupuy

Les futurs mariés viennent de loin pour trouver leur bonheur à SaintMichel. « Bayonne, Arcachon, La Rochelle, ils achètent ici ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs », s’exclame Nadia. Et ils n’hésitent pas à ouvrir leur porte-monnaie. Si l’on ajoute la location de matériel, le coiffeur ou encore le DJ, l’addition atteint les 10 000 euros. Pourtant, se marier à Bordeaux n’est pas ce qu’il y a de plus cher. Hakim, informaticien, s’est marié en août 2006 : « Pour mon mariage à Casablanca, dans un riad (palais oriental), j’ai dépensé 17 000 euros ». Assia, la negafa conclut : « Ici, on propose des mariages Logan, alors qu’au Maroc c’est plutôt Porsche Cayenne ». n

mbres de la Résistance, lui, habitait rue Gaspard-Philippe, l’artère qui relie les deux marchés des Capucins et de Saint-Michel. « Il était cordonnier. Issu de la première vague d’immigration, celle de 1916-17, Angel accueillait des résistants et des orphelins de républicains pendant la guerre, des amis d’amis ou de sa famille, se souvient Edouardo Bernard, président de l’Association des retraités espagnols de la Gironde. C’est souvent de cette façon que la communauté espagnole a pu se développer, grâce aux attaches familiales et à la solidarité ».

Une mémoire oubliée Épisode méconnue de l’histoire de cette période : la libération de Bordeaux doit beaucoup au sacrifice d’un jeune artificier du nom de Pablo Sanchez, engagé parmi les résistants espagnols. Les Allemands, dans leur

retraite, avaient déjà fait sauter derrière eux la plupart des ponts de la région. Le Pont-de-Pierre était miné. Place BirHakeim, un canon allemand le tient en joue. Les résistants espagnols font diversion. Pablo a le temps de couper les fils de la bombe. Les Allemands appuient sur le détonateur. Rien ne se passe. Le pont est sauvé. Pablo laisse échapper sa joie : il sort de sa cachette, lève les bras, crie : « Victoire ! ». Un tireur embusqué l’aperçoit et l’abat. à l’enterrement, une foule nombreuse viendra saluer le jeune héros. Une plaque, au 54, quai Richelieu, rappelle discrètement cet événement. La communauté espagnole ne commence vraiment à investir le quartier Saint-Michel qu’après la Seconde Guerre mondiale. « La bourgeoisie espagnole a alors délaissé ces appartements sans confort, parfois insalubres, mais à loyers modérés, idéal pour les immigrés pauvres, explique Eduardo Bernard. Dans les années 60, les Espagnols commencent à délaisser le quartier pour la périphérie, où l’on construit des HLM, plus confortables ». José-Angel Sanchez Echevarria, membre de l’Union des retraités espagnols, se souvient : « sur le cours

Victor-Hugo, là où se dresse à présent le bar à tapas “ Los Dos Hermanos ” se trouvait un autre restaurant tenu par un certain Sangüeza, responsable local du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), alors en exil. D’autres bars du quartier servent alors de Q.G. aux chefs républicains en exil. “ La Pachuca “, dans les environs du marché des Capucins, est ainsi le repère des anarcho-syndicalistes ». À 80 ans, Eduardo Bernard regrette l’oubli dans lequel sont tombés les partisans espagnols. Le Sud-Ouest, il aime le rappeler, s’est débarrassé du joug allemand pratiquement sans l’aide des Alliés. Tout comme Paris, libéré par la 9e division du Général Leclerc, composée en grande partie d’Espagnols. Ne l’oublions pas : Bordeaux doit beaucoup à la présence dans les rangs de la Résistance, d’une quinzaine de nationalités, dont un grand nombre d’Espagnols. n

Robe portée pendant la cérémonie du henné


24

Février 2012

On les a retrouvés ! Alain Dandré, 77 ans.

Alain habite tout près de la place, rue Maubec. L'enseignant à la retraite s'est installé ici après plusieurs années au Maroc. Ce qu'il aime à Saint Michel, c'est le côté village, où tout le monde s'appelle par son prénom.

Par Agathe Guilhem & Marc Bouchage

Tout le monde l’a vue, beaucoup l’ont commentée, quelques-uns l’ont même taguée. Entre la flèche et la basilique, dans la rue des Faures ou sur les barrières qui enserrent les travaux, une affiche de la mairie fait débat. Une photo qui regroupe huit « Saint-Michelois », un petit texte sur la rénovation, et un slogan : « Saint-Michel, la vie a sa place ». Saint-Mich’ Le Mag a retrouvé ceux qui ont posé pour le cliché.

L’ami fidèle d’Alain depuis quinze ans n’est pas du tout surnommé Nono, mais Chouchou. En attendant la retraite, l’ancien plaquiste surveille d’un oeil expert et amusé les travaux en cours. Il fréquente Saint-Michel depuis 1965, époque où, comme il dit, « quelques rangs de vigne parsemaient la place ».

Rabbah Maouche, 36 ans. Tout le monde connait Rabbah à SaintMichel. De son restaurant, le Marhaba, il observe la place, et rêve au Saint-Michel de son enfance. Il trouve le quartier plus triste et individualiste aujourd’hui. Il se démène pour faire bouger son quartier, organise des fêtes sur la place, veut que son image change.

Teresa Gomez Garcia, 59 ans.

Teddy et Kenny Lopez, 9 et 12 ans.

Les deux frères habitent à Bègles, mais passent beaucoup de temps à jouer sur la place. Leur grand-mère habite le même immeuble qu’Alain. Pour eux, la place va devenir un jardin public avec des toboggans pour les enfants.

Aldiambor Mbaye, 53 ans.

Photo D.R

Teresa est Espagnole et ne connaît que quelques mots de français. Arrivée il y a trois ans à Bordeaux, elle vit aujourd’hui à Pessac. Tapissière de métier, elle vient une fois par semaine à Saint-Michel avec son amie Ana. Elles aiment beaucoup chiner sur le marché. Elle ne sait rien de la rénovation et ne souhaite qu’une chose : le retour du marché sur la place.

Jean-Claude Berteau, 61 ans.

Ana Bejarano, 38 ans.

Ana, et non « Anna », connait Saint-Michel grâce à son amie Teresa avec qui elle prend des cours de français. La Colombienne a suivi son mari à Pessac il y a deux ans et demi. Ces photos, elle les croyait destinées à Sud-Ouest. Personne ne lui a expliqué à quoi servaient les travaux.

Ali est brocanteur depuis quatre ans. Il est originaire du Sénégal où il retourne vivre 3 mois chaque année. Saint-Michel est son lieu de travail. Lui, habite à Mériadeck. Il a posé sur la photo sans vraiment comprendre l’enjeu du cliché. Philosophe, il se laisse porter par les événements. « C’est les autorités qui ont décidé. Il fallait suivre... j’ai suivi ».

L’ÉTRANGE CARNET DE MISS GREEN Entre les recueils de Verlaine et des bouquins d’auteurs surréalistes, Christophe Lastécouères extrait de sa bibliothèque un carnet de notes. Un cadeau d’anniversaire qu’il avait fait le 18 décembre 2009 à sa petite copine. En ouvrant le Moleskine, une écriture calligraphiée apparait comme une formule magique : « Saint-Michel fini ».

T

anya Green est écossaise. Elle vivait dans les Highlands, à Nairn, à une trentaine de kilomètres au sud du Loch Ness. Elle était « support people », l’équivalent d’une assistante éducative auprès des personnes ayant des troubles mentaux. à 37 ans, elle décide de prendre une année sabbatique, avec l’idée d’aller faire de l’humanitaire en Inde. Elle voyage dans un premier temps en Europe. En septembre 2008, elle rencontre Christophe Lastécouères dans un bus qui relie Bordeaux à Berlin. Vingtquatre heures passées côte à côte... Elle s’installe chez lui une semaine plus tard, au 24, rue des Allamandiers. Avec vue sur la place Saint-Michel. Elle se sent immédiatement à l’aise à Saint-Mich’ : ici, on lui pardonne ses fautes de français. En décembre 2009, ils découvrent un article dans Sud Ouest : « Les habitants attentifs à la mue de leur quartier ». Il est question du projet de rénovation et du budget de 11 millions d’euros. Ils passeront leurs nuits à parler gentrification et spéculation immobilière. C’est dans ce contexte qu’elle se saisit du carnet. « Que vous inspirent les changements à venir à Saint-Michel ? » Quelques traductions

Par Julien Gonzalez griffonées en première page, elle part à la rencontre des habitants de SaintMichel. Elle recueille leurs témoignages : « Il faut que vous recurrez St Michel par ce que ses devenut tres sal et il faut quil remette la statue a sa blace » (sic). Certains défendent la fierté d’être de Saint-Michel : « Aux armes, nous faisons l’âme de cette place, la vie de ce quartier et la culture de cette ville. Ne nous emputons pas cette force et cette richesse de la mixité. à l’heure des débats sur l’identité nationale, soyons fiers de nos différences » (sic).

Faire causer les gens Ce carnet devient le moyen d’aller vers des gens qu’elle observait en spectatrice. Parfois on la traite de folle, parfois elle confie le carnet à quelqu’un qui lui rend quelques jours plus tard. Elle espère juste faire parler les gens entre eux : « Dis donc, tu connais cette écossaise bizarre avec son carnet sur Saint-Mich ? » Lors d’une réunion de concertation, elle a demandé à Fabien Robert d’y écrire un mot, ce qu’il a refusé poliment en lui demandant de prendre rendez-vous... en vain. Toujours, elle veillait à ce que ce carnet

ne soit pas instrumentalisé mais reste aux mains des habitants : « Comment tuer une place ? Une réurbanisation, des engins, des chantiers, des caméras de surveillance, une vie rendue à sa stricte nudité, se trouvant là impuissants devant la face de la métropole. Nous sommes désenchantés » (sic). Début 2011, elle repart en écosse. Christophe Lastécouères lui raconte les affiches d’InCité qui fleurissent et les Indignés sur la flèche. Avec un ami artiste, elle avait un temps songé à publier le carnet et de le distribuer gratuitement, sous une forme de publication «underground». Mais la démarche était plutôt de laisser ce carnet vivre sa vie. Avant de

le refermer, Christophe lit à voix haute le dernier témoignage. Le regret d’un Saint-Mich’ qui disparait. C’était le 17 octobre 2010 : « Je me souviens de ces

toits que je voyais de chez moi. Rouges, oranges parfois, lorsque le soleil se couche à l’Ouest. Je me souviens de toutes ces couleurs, ces bruits. De cette flèche tentant de fendre le ciel » (sic). n


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.