Les formes de l'intangible

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l e s f o r m e s d e l ’ i n t a n g i b l e [design synesthésique et matérialisation des perceptions à l’heure du multisensoriel ] ilona fioravanti

Mémoire dirigé par Alexandre Saint-Jevin imgd2 – Campus Fonderie de l’Image – Session 2014


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Les formes de l’intangible


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résumé

Les formes de l’intangible questionne la capacité du designer à matérialiser l’intangible par le biais de sa discipline. Qu’est-ce que la perception multi-sensorielle ? Peut-on communiquer l’intersensorialité par le design graphique ? à l’ère numérique, le corps et la sensorialité se trouvent au cœur des préoccupations des concepteurs et des utilisateurs du champ artistique. Pour le bon développement de dispositifs innovants, la création contemporaine et le design graphique quelque-soit le support, font appel à nos perceptions et à l’interaction de nos sens pour nous immerger, nous plonger dans des univers. Graphiste, designer graphique, designer, artiste... ? La production graphique aujourd’hui s’hybride, puisqu’en sollicitant continuellement nos modalités sensorielles par les procédés du design synesthésique, il devient alors possible de palper l’immatériel.




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ava n t - p r o p o s

avant-propos Voyez-vous des couleurs quand vous écoutez de la musique ? Les mots ont-ils un goût, et les sons, une odeur ? Les lettres, les chiffres, les jours de la semaine ont-ils des couleurs différentes ? Est-ce que de telles suites numériques sont organisées dans l’espace ? Est-ce que certaines sensations non visuelles, voire des émotions, ont des couleurs, des formes ? Les chiffres ou les lettres ont-ils une personnalité, ou au moins un genre ? Si vous répondez oui à une de ces questions, alors vous êtes sans doute synesthète π ! Mais si vous ne l’êtes pas, pas d’inquiétude, car à travers ce mémoire vous allez comprendre qu’il est possible d’expérimenter ce phénomène fabuleux grâce au graphisme, aux nouvelles technologies et à la création contemporaine. Parler des cinq sens pour mon mémoire et mon projet de diplôme a été pour moi une évidence. Les formes de l’intangible est le fruit d’une longue maturation invitant à une réflexion pluridisciplinaire. Ce mémoire se trouve en quelque sorte à l’intersection exacte de mes passions, de mes centres d’intérêts, de mes recherches et aspirations à la fois personnelles, et professionnelles. Cette réflexion s’est développée et fortifiée grâce aux conférences, aux workshops et aux cours offerts pendant ce Mastère en Design Graphique du Campus Fonderie l’Image, ainsi que par l’encadrement d’une équipe pédagogique dynamique, ouverte sur un important réseau professionnel et interactif. J’y aurais mis autant de constance que de persévérance et, j’espère, d’érudition. Ce mémoire ne fait pas l’objet d’un travail de recherche scientifique, mais tend à développer une articulation forte entre théorie et pratique du graphisme, dans un esprit transdisciplinaire, en tissant des liens entre les différentes disciplines artistiques. Il ne prétend pas à l’innovation, en π  Sujet à la synesthésie.


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revanche il part de thématiques, de constats et d’acquis et tente de comprendre et transformer un thème de départ et de se l’approprier par une série de connexions. À l’origine de ce projet, plusieurs termes émergent : les sens, la synesthésie ◆, l’expérience sensible, l’art en général. Puis, à cela se sont ajoutées des notions d’ordre plus philosophique telles que l’expérimentation de l’insaisissable ou la représentation de l’intangible. Nous pourrions nous demander comment associer tout ceci et le confronter à une discipline telle que le design graphique. Dans un premier temps, je répondrai que cela relève de l’évidence puisque la synesthésie naît de ce qu’on appelle la perception, qui elle-même relève entre autre du visuel et a fortiori, du domaine de la communication visuelle et du graphisme. Tenter de traduire cette idée de perception (notion abstraite) en visuel (notion concrète) me passionne. Cela, dans un deuxième temps, m’a ainsi amenée à me questionner sur la faculté de donner une forme à l’impalpable ›, à l’immatériel. De donner une forme à ce qui est imperceptible par les sens en général ou insaisissable par le corps. Par la suite, à force de resserrer l’étau, la question la plus à même de m’intriguer était de confronter le phénomène de synesthésie à l’interactivité des arts numériques, et de confronter le graphisme à la notion d'intangibilité. La synesthésie est abstraite : elle ne se voit pas, elle ne s’entend pas, elle se vit, elle relève de l’expérience ; et le seul moyen à mon sens de la faire exister tangiblement, était de consacrer ma dernière année de Master à l’étude des arts numériques et immersifs.

◆Du grec syn, union- et aisthesis, -sensation, la synesthésie

est un terme qui apparaît autour de 1865 dans la littérature médicale. Il désigne, en médecine et en psychologie, le phénomène par lequel une sensation normale s’accompagne automatiquement d’une sensation complémentaire simultanée dans une région du corps différente de celle où se produit l’excitation, ou dans un domaine sensoriel différent. [En ligne] <http://www.cnrtl.fr/definition/synesthésie> (consulté le 03/10/2014). En autre, c’est une expérience subjective dans laquelle des perceptions relevant de modalités sensorielles différentes se correspondent, par exemple l’audition colorée. L’audition colorée ou synopsie a été le type synesthésique de loin le plus étudié par la clinique ; les publications sur le domaine à la fin du 19e siècle sont nombreuses, notamment en France, en Suisse et en Allemagne : F. Suarez de Mendoza (1890), A. Binet (1892) J. Clavière (1898), E. Bleuler et K. Lehmann (1881), T. Flournoy (1893), E. Claparède (1900). Ce n’est que vers les années 1980 que la science moderne a réouvert le dossier. On peut citer les travaux


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ava n t - p r o p o s

portrait chinois Si j’étais une forme... ◊

« Chaque forme est aussi sensible qu’un petit nuage de fumée. » Wassily Kandinsky ▾

influents psychologie ou neuropsychologie de L. Marks (1978) et de R. Cytowik (1989 et 1993), et V. πPrénom en Nom, Titre, édition, collection, année, p. xo. ›Prénom Nom, Titre, édition, collection, année, S. Ramachandran dans les années 1900-2000. p. xo. ◊Prénom Nom, Titre, édition, collection, année, p. xo. Gentiatur, utem qui sae remporro esequas  Qu’onenihili ne peut palper, toucher ; sans consistance, de nature immatérielle, intangible. Qui est ›sequis quaero optat. Ibustem cus se nest facim aut molorepra verferia ipsundelese rerem. imperceptible aux sens en général ou insaisissable par l’esprit. [En ligne] <http://www.cnrtl.fr/definition/ ▾Prénom Nom, Titre, édition, collection, année, p. xo. Prénom Nom, Titre, édition, collection, année, p. impalpable> (consulté le 13/11/2014). xo. Gentiatur, utem qui sae remporro esequas sequis enihili quaero optat. ◆Prénom Nom, Titre, édition, ◊ Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, éd. Folio essais, 2004 (p.128). collection, année, p. xo. , sequas sequis enihili. ✦Prénom Nom, Titre, édition, collection, année, p. xo. ▾ Annexe biographies . Prénom Nom, Titre, édition, collection, année, p. xo.


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introduction

« Je m’intéresse à ce qui m’échappe, non pas pour l’arrêter dans son échappée, mais bien au contraire, pour expérimenter l’insaisissable. » Ann Veronica Janssens


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La Maison des 5 sens, Paris XIIIe

Design is thinking made visual, Saul Bass.


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introduction

révéler des formes qui n’ont pas de trait Du plus loin que je puisse me souvenir, ma première expérience immersive a eu lieu à la Maison des 5 sens dans le XIIIe arrondissement de Paris en classe de Cours Préparatoire. Cela m’a énormément marqué et j’en garde un souvenir presque intact. Depuis, la place que prennent les sens et les sensations dans mon quotidien est totale. Cela soulève probablement la question à laquelle j’ai toujours souhaité répondre : pourquoi suis-je devenue designer graphique ? Sûrement parce qu’à travers ce métier qui ne concerne pas seulement le visuel, comme on pourrait le penser (mais qui englobe tous les sens), il m’est devenu concevable de matérialiser des perceptions. Par matérialiser, j’entends prendre une apparence physique. Sujet qui devient tout de suite obscur. Il m’est donc apparu évident d’aborder dans un premier temps l’idée de matérialité. Comme disait Saul Bass : « Design, is thinking made visual ». Aujourd’hui, le graphiste évolue en la pratique de designer graphique, qui ne se cantonne pas à la simple conception de supports visuels. À l’époque où le graphiste n’était reconnu que pour son seul rôle d’affichiste, aujourd’hui il transforme des idées en images, en émotions, en sensations en se servant de tout ce que la technologie peut lui offrir. Il matérialise des éléments de pensée, appellés concepts – à la base intangibles�, donc qui échappent au monde réel, physique – en éléments perceptibles. Il donne du sens à travers les sens. En philosophie, certains constatent que le matérialisme est une doctrine qui, rejetant l’existence d’un principe spirituel, ramène toute réalité (sensible ou physique) à la matière et au monde physique ; qui ne forme qu’un tout inaliénable : le corps, l’esprit et l’âme. Pour d’autres, il est considéré que le monde résulte de mécanismes matériels et que l’esprit, est une entité indépendante du corps, et qu’ainsi, la conscience, la pensée et les émotions, (c’est-à-dire le sensible) sont les conséquences de mécanismes ou de phénomènes matériels, et sont donc immatériels.

• Annexe �

biographies .

Substance dont sont faits les corps perçus par les sens et dont les caractéristiques fondamentales sont l’étendue et la masse. [En ligne] <http://www.cnrtl.fr/definition/matière> (consulté le 25/02/2014).


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Curieuse de ces relations entre matérialité et intangible, art et science, graphisme et création contemporaine, performance ou production, visuel ou polysensoriel, cette réflexion m’a amenée à soulever la question suivante : Le designer a-t-il la capacité de matérialiser l’intangible par le biais de sa discipline ? J’ai décidé de rencontrer Nicolas Loubet (en octobre 2013), startuper français et passionné d’innovations, pour avoir les idées un peu plus claires. Il m’a immédiatement engagée vers l’analyse✦ de trois regards différents : (1) celui des acteurs au croisement art & science / philosophie & physique (2) celui des acteurs du transmédia (3) celui des acteurs du design d’interaction En effet, en questionnant dans un premier temps la nature de la perception et ses paradoxes en philosophie, puis dans l'art, j’ai compris ensuite que la notion de sensation était très présente dans les nouveaux dispositifs artistiques de la création contemporaine comme du graphisme. Plus particulièrement, dans les dispositifs à modalités sensorielles. Aujourd’hui et plus que jamais, la création contemporaine et le design, quelque-soit le support ou le médium, font appel à nos perceptions et à l’interaction de {tous} nos sens pour nous immerger, nous plonger dans des univers. Dès lors, le corps et la plurisensorialité se trouvent au centre des préoccupations actuelles des concepteurs et de leurs utilisateurs. De la peinture du mouvement moderne▾ à l’apparition des supports numériques, la métaphore synesthésique, que l’on pourrait comparer à un oxymore◆, se trouve à la croisée de plusieurs chemins : neurologie, art, science, philosophie… Elle est devenue un instrument efficace et puis✦ Annexe entretiens . ▾ Le mouvement moderne commence à la fin du XIXe siècle avec la naissance de l’art nouveau et s’étend jusqu’’àu début de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle regroupe différents mouvements et débute avec Les demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso en 1907 (qui est aussi le point de départ du cubisme). Elle s’achève avec le début de l’art contemporain à partir des années 1960 et regroupe des courants de pensée avant-gardistes tels que l’impressionnisme, le fauvisme, le futurisme, le constructivisme, l’expressionisme, le dadaïsme ou encore le surréalisme. ◆Figure rhétorique par laquelle on allie de façon inattendue deux termes qui s’excluent ordinairement, emprunté au grec oxumôron, composé de oxus « aigu, fin, effilé », et môros, « épais, sot, émoussé ».


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introduction

sant de fusion des sens. En les sollicitant tous, est-il alors imaginable de représenter et de matérialiser nos perceptions dans le design graphique, et d’autre part, de rendre perceptibles, visibles et tangibles nos modalités sensorielles ? Comment ? Comment tisser un lien entre synesthésie et graphisme ? Toute la problématique gravite alors autour des notions de perception, de représentation et d’expérience sensible. Le design, qu’il soit graphique, objet, textile, ou multimédia, est une pratique qui s’étend à tellement de champs, qu’il ne se contente pas d’appliquer une idée, une émotion, une pensée en image, mais il la traduit et réussit à l’incarner. À partir de là, le design devient un véritable outil stratégique où s’expriment une vision créative et une vision tactique définissant à la fois le contenant (l’expression visuelle et graphique : la perception) et le contenu (le propos conceptuel : l’idée). Qu’est-ce une perception sensorielle pour l’œil ? Plutôt une couleur, une odeur, une texture, des souvenirs, des images mentales ? Ce mémoire me permet de m’interroger sur la façon d’appréhender (saisir par les sens, percevoir), et de créer des dispositifs tangibles permettant de sensibiliser un public à un univers à modalités synesthésiques. Je m’interroge également sur la capacité du designer graphique à explorer des méthodes de conception peu rencontrées dans la création afin de développer des dispositifs artistiques innovants. Qu'est-ce que la perception multisensorielle ? Peut-on communiquer l'intersensorialité ? Finalement quelles sont les stratégies de l’art contemporain ? Dans quelles mesures, les approches mises en place en design et les stratégies déployées dans la création contemporaine, immergent-elles pleinement le « spect-ateur » π ? Dans quelles mesures, les approches créatives développées en design graphique peuvent-elles, elles aussi, traduire au mieux l’impalpable ? Aujourd’hui, le sensoriel se confronte à l’interactivité du numérique, où l’on ne peut exclure un travail de création graphique. Cette problématique

π Fusion des termes « spectateur » et « acteur ».


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va nous amener à nous poser d’autres questions. Nous pouvons nous demander s’il existe une transversalité des sens et par conséquent un décloisonnement des arts, et si la perception a un réel pouvoir sur le corps et les émotions comme l’avait démontré le philosophe Maurice MerleauPonty ◊.

◊ Annexe biographies .


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introduction


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sommaire 23

chapitre 1. ( im ) matérialité de la perception → De l’échappée du phénomène perceptif à son incessante métamorphose i. les paradoxes liés à la perception

1. la notion de matière en philosophie 2. quelques références cognitivo-scientifiques 3. une archéologie des concepts « merleau-pontiens » i i . p o u r u n e i n c a r n at i o n d e l a p e r c e p t i o n

1. la définition d’esthétique comme appui 2. la double nature de la perception : entre cognition et esthétique 3. les effets du numérique sur les modes de perception i i i . l a m at é r i a l i t é d a n s l ’ a r t

1. la notion de contour d’une œuvre 2. Le principe de tangibilité du support

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chapitre 2. palper l’immatériel → Un déploiement des dispositifs à modalités sensorielles i. forme et fonction du dispositif artistique

1. qu’est-ce qu’un dispositif ? 2. forme(s) d’un dispositif artistique

ii. l’art numérique et la réalité virtuelle impliqué, sens appliqués

:

corps

1. l’art numérique : un art immatériel 2. de l’art numérique aux environnements virtuels et augmentés 3. la réalité virtuelle : la perception à l’épreuve de la matérialité


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sommaire

iii. les dispositifs immersifs : entre fusion m u lt i m o d a l e e t i n t e r a c t i v i t é

1. un art de l’installation sensorielle 2. quand la couleur et la lumière deviennent palpables 3. la métaphore spatiale et sonore 4. la perte de repères au sein de l’installation interactive

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chapitre 3. le visuel au-delà du visible → Vers une hybridation du design graphique i . l e d e s i g n g r a p h i q u e a u s e r v i c e d e l a s e n s at i o n

1. une discipline transversale 2. graphisme sensoriel : de la communication visuelle à l’empire des sens ii. graphisme et synesthésie : une approche m u lt i s e n s o r i e l l e d u d e s i g n g r a p h i q u e ?

1. de la synesthésie en art 2. l’importance des sens dans la création numérique 3. le design synesthésique : communiquer l’intersensorialité par le design graphique iii. enjeux et perspectives du design synesthésique

1. l’essor d’une discipline innovante 2. un décloisonnement des pratiques artistiques

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pour conclure

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annexes

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bibliographie

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remerciements


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Les formes de l’intangible


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chapitre 1

(im)matérialité de la perception De l’échappée du phénomène perceptif à son incessante métamorphose —

1.

les paradoxes liés à la perception

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11.

p o u r u n e i n c a r n at i o n de la perception

33 i i i . l a m at é r i a l i t é dans l’art

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Les formes de l’intangible


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( i m ) m at é r i a l i t é d e l a p e r c e p t i o n Les paradoxes liés à la perception

i. les paradoxes liés à la perception Depuis la nuit des temps, on dit que percevoir est naturel, puisqu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir, écouter pour entendre, respirer pour sentir etc. La perception est une « opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel » . On parle de perception tactile, visuelle ; de perception spatiale ; ou encore de théorie de la perception✦. René Huyghe π disait que « nos perceptions du monde physique s’organisent en nous (...) sous forme d’images qui représentent avec le plus de fidélité possible ce qui se passe autour de nous. Mais perceptions, sensations, ne tombent jamais dans un terrain neutre ; elles engendrent immédiatement une réaction affective, une émotion, qui varient selon la nature de ce qui les provoque, mais aussi selon la nature de celui qui les reçoit »▾. Comment peut-on aborder une notion aussi complexe que celle de la perception ? Il paraît évident d’articuler la réflexion autour d’un terme important : la matière. Percevoir c’est par définition, saisir, prendre connaissance de la présence et des caractéristiques des objets extérieurs

[En ligne] <http://www.cnrtl.fr/definition/perception> (consulté le 11/11/2014). ✦Ibid.  π Annexe biographies . ▾ Dialogue avec le visible, Flammarion, 1958, (p.313).


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par les modalités sensorielles. C’est donc prendre conscience de ce qui nous entoure.

1. la notion de matière en philosophie

Aristote, par Ambroise Tardieu, s.l.n.d.

Afin de pouvoir répondre à la problématique de ce mémoire, en tentant de ne pas dépasser la centaine de pages, commençons par le début. Tout d’abord, qu’est-ce que la matière ? Pourquoi la rapporter à la notion de perception ? Se poser cette question, c’est déjà se demander de quoi est constitué tout ce qui nous entoure, et donc ce que l’on perçoit. En son sens premier (physique, métaphysique et classique) la matière est « une substance dont sont faits les corps perçus par les sens et dont les caractéristiques fondamentales sont l’étendue et la masse ». Qui dit substance, dirait « palpable ». Pour Aristote� et les philosophes scolastiques, la matière est un élément déterminable dont une chose est faite. Cependant, qu’en est-il des éléments infiniment petits peuplant notre univers, que l’on ne peut voir, ou toucher : in-déterminables, dirons-nous ? Pourrions-nous dire à travers cette idée que la matière serait aussi impalpable ? « À l’origine de toutes choses, il y a les atomes et le vide, tout le reste n’est que supposition. L’âme n’est elle-même qu’un agrégat d’atomes extrêmement subtils et légers », Démocrite ›.

Démocrite d’Abdère, Antoine Coypel, 1692

L’idée de matière renvoie donc à une existence qui précède celle de l’Homme, à celle de la Nature, et à celle des formes d’existence qui la constitue. La matière est donc la réalité qui nous entoure, et donc notre perception serait hypothétiquement réalité. Ce qui signifierait que la matière c’est la perception. Mais la perception relève aussi de l’esprit, qui doit lui aussi être en son genre, une substance. Cela vient donc à considérer l’esprit comme une autre forme de matière. Commençons

Annexe �  › Annexe

biographies . biographies .


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( i m ) m at é r i a l i t é

de la perception

Les paradoxes liés à la perception

peut-être alors par se référer aux premières théories liées à la perception.

2. quelques références cognitivo-scientifiques La théorie de la perception a subi de grands bouleversements tout au cours de son étude. Dans l’évolution de cette théorie, de nombreux philosophes y ont apporté de nouvelles idées, qui constituaient à chaque fois, de petites révolutions. De plus, on peut constater qu’avec l’ère numérique et les nouvelles technologies du XXe et XXIe siècle, les théories sur la perception continuent d’évoluer. Mais retour en arrière : examinons dans un premier temps ce qu’est la perception et en quoi les théories qui s’y rapportent sont en perpétuel changement. La pensée matérialiste De l’Antiquité avec la philosophie d’Aristote au monde moderne, les analyses classiques sur la matière – du latin materia – se basent sur l’idée que le matérialisme est un mouvement de pensée sur la nature de l’être, considérant qu’il n’existe pas d’autre substance que la matière. En d’autres termes, le matérialisme défend l’idée que la pensée et la conscience sont des produits secondaires de la matière et que par conséquent le psychique et le spirituel sont différents du corps, voire même inexistants. Le matérialisme rejette l’existence de l’âme, de l’au-delà et de Dieu, s’opposant en cela au spiritualisme et à l’idéalisme. Dans cette perspective, il n’existe pas d’êtres immatériels, et tout ce qui existe dans l’univers est forcément issu de la matière. Affirmer cela, c’est affirmer du même coup que tout ce qui est possiblement du « monde spirituel » est tout simplement irréel. Le matérialisme est étroitement lié au développement de la science et se nourrit de ses résultats pour évoluer et se structurer au fil des siècles. Le


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Les formes de l’intangible

matérialisme recouvre donc plusieurs formes qui vont de l’atomisme des philosophes Grecs à la science et la philosophie modernes. Ses différents courants se distinguent tout simplement par la façon dont est conçu l’esprit, la conscience ou l’entité mentale. La substance pensante et la substance étendue Des philosophes tels que René Descartes◆ ont eux par ailleurs posé la question de l’esprit, comme étant une substance existante, sinon l’idée même de penser, ou de réfléchir ne serait pas possible.

Portrait de René Descartes, Frans Hals, circa 1679-1700

Méditations métaphysiques, R. Descartes, BnF

« Je n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? J’exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ; je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres ; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et imaginer, puisque j’ai supposé que tout cela n’était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être certain que je suis quelque chose. », R. Descartes, Méditations métaphysiques✦. D’après Descartes, il existe un dualisme évident entre matière et esprit que les premiers philosophes nient entièrement. En effet, Descartes pose un nouveau problème lié à la matière et à l’esprit : l’esprit et la conscience ont leur importance. Selon sa théorie, il existe une réelle dichotomie entre le corps (la « matière », une réalité physique) et l’esprit (l’« immatière »,

◆ Annexe biographies . ✦Méditations métaphysiques (ou Méditations sur la philosophie première) sont une œuvre philosophique de René Descartes, parue pour la première fois en latin en 1641.


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( i m ) m at é r i a l i t é

de la perception

Les paradoxes liés à la perception

une réalité spirituelle et psychique). Par conséquent il existe une substance pensante qui est « une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent ». Cette substance pensante (res cogitans) se distingue radicalement du corps. Le corps est a fortiori une substance étendue (res extensa). Reste à se demander comment est possible cette union de l’âme et du corps telle qu’elle se manifeste chez l’Homme. Autrement dit, comment sont possibles des interactions entre deux substances ne partageant (soit-disant) aucune propriété ? Voici le problème que Merleau-Ponty tentera de dénouer près de trois siècles plus tard.

Maurice Merleau-Ponty, s.l.n.d.

Phénoménologie de la perception, M. Merleau-Ponty, Gallimard

La thèse du corps-propre de Merleau-Ponty En plaçant le sensible au centre de tout questionnement, le philosophe Merleau-Ponty établit la supériorité du Lebenswelt, le « monde de la vie », sur le monde de la science. En effet, pour lui, c’est toujours par la perception que les objets apparaissent pour une conscience ou un esprit. Lorsque Maurice Merleau-Ponty écrit Phénoménologie de la perception, il part de la réflexion de Descartes. À la différence que pour lui, le corps et l’esprit ne font qu’un : cette substance à la fois « pensante et étendue » (sujet percevant, sentant, et réfléchissant) est d’abord un « corps propre », un corps, qui est ce par quoi se constitue « ma » perception du monde et par lequel il existe un entrelacement entre la substance matérielle (le corps) et la substance immatérielle (l’esprit). La conscience cohabite avec le corps : en d’autres termes, le corps est l’esprit et l’esprit est le corps. D’ailleurs, Bergsonπ pensait qu’il y avait bien un échange, une réciprocité, entre perception et matière.

π Annexe biographies .


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Les formes de l’intangible

Pour Maurice Merleau-Ponty, le corps, est le moyen de communication avec le monde. Il proclame, le privilège du savoir corporel sur le savoir intellectuel au sujet de l’existence des choses qui nous entourent, et même la préséance du savoir tactile sur le savoir visuel puisque nous entretenons avec les choses un rapport de manipulation avant même les rapports de vision et d’intellection. Nous verrons donc dans la partie suivante quelles définitions MerleauPonty donne-il au terme de sensation.

3. une archéologie des concepts « merleau-pontiens » La sensation « (...) On va voir pourtant qu’elle [la notion de sensation] est la plus confuse qui soit, et que, pour l’avoir admise, les analyses classiques ont manqué le phénomène de la perception. »◊, M. Merleau-Ponty.

Selon le C.N.R.T.L. , la sensation est un phénomène par lequel une stimulation physiologique (externe ou interne) provoque, chez un être vivant et conscient, une réaction spécifique produisant une perception. « En commençant l’étude de la perception, nous trouvons dans le langage la notion de sensation, qui paraît immédiate et claire : je sens du rouge, du bleu, du chaud, du froid (...) », M. Merleau-Ponty. Selon Merleau-Ponty, la sensation pure est, dans une première définition, l’épreuve d’un choc « indifférencié, instantané et ponctuel. » Cependant, cette définition ne correspond pas à celle dont nous souhaitons faire l’étude. « Elle ne correspond à rien dont nous ayons l’expérience ». Dans un deuxième temps, l’auteur s’accorde avec la Gestalttheorie▾ (la psychologie de la forme) pour définir le phénomène perceptif comme  ◊ Phénoménologie de la perception, Collection Tel (n° 4), Gallimard (p.25). Acronyme de « Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales » et dictionnaire en ligne : <http://www.cnrtl.fr/>. ▾ La Gestalttheorie est née en Allemagne à la fin des années 1910. La notion de forme a été théorisée par Christian von Ehrenfels en 1890. C’est notamment en réaction au behaviorisme que trois psychologues fondent ensuite ce courant psychologique : M. Wertheimer, K. Koffka et W. Köhler. Le principe général de la Gestalttheorie est que « le tout est plus que la somme de ses parties ». Ainsi, les gestaltistes étudient

•  Psychologie de la forme


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( i m ) m at é r i a l i t é

L’illusion de Müller-Lyer

s.l.n.d.

de la perception

Les paradoxes liés à la perception

« une figure sur un fond » : il n’y a pas de « pure impression ». Finalement, comme le souligne l’encyclopédie Larousse, nous nous apercevons que la psychologie n’est pas parvenue à définir le terme de sensation compte-tenu du nombre d’interprétations possibles. Mais la physiologie n’en a pas davantage été capable. Le problème du « monde objectif » entre en contradiction avec l’expérience, comme on le voit par exemple avec l’illusion de Müller-Lyer �, où il existe une différence entre ce que l’on voit et ce qui est perçu. La projection des souvenirs Le souvenir, cette substance impalpable de l’esprit paraît au départ impossible à matérialiser. Se souvenir, c’est en quelque sorte se remémorer par les sens. La mémoire est ce qui construit l’individu et les souvenirs ont une valeur sociale, affective, émotive et intime puissante. Comme cette fameuse madeleine de Proust › tiré du livre à la recherche du temps perdu. Lors de son étude sur la théorie de la perception, le philosophe Henri Bergson distingua deux types de mémoire : une mémoire habitude et une mémoire pure. La première, située dans le corps, est de nature essentiellement « sensorimotrice » ; tandis que la deuxième, située plutôt dans la conscience, est d’essence « spirituelle », (indépendante du corps). Selon lui, la mémoire pure est composée de trois éléments : « le souvenir pur », « le souvenir image » et « la perception ». Dans le cas de cette analyse, notre perception arriverait directement de notre mémoire pure, et serait donc une projection subjective de nos souvenirs. La perception s’opèrerait donc uniquement grâce à notre vécu. C’est à cause de cela que les images perceptives, c’està-dire, les objets perçus, ont une subjectivité.

les phénomènes psychologiques comme des totalités, c’est à dire qu’ils étudient la façon dont nous avons tendance à regrouper les éléments que l’on perçoit en unités significatives. L’illusion Müller-Lyer est une illusion d’optique classique popularisée par Franz Carl Müller-Lyer à la fin des années 1800.  › Cette expression fait allusion à ces petits actes, petits évènements, odeurs, sensations qui, brutalement, font ressurgir des tréfonds de notre mémoire de lointains souvenirs, souvent chargés d'émotion.


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Joseph Beuys, par Laurence Sudre, s.d.

Canard ou lapin ?

Perception des fruits, Le travail des couleurs d'André Britz a une incidence directe sur la manière dont nous percevons les choses les plus banales.

Les formes de l’intangible

Nos souvenirs projetés seraient-ils donc une représentation de notre perception ? Seraient-ils alors papables par le biais de la matière, et donc par le biais de la matérialité ? Joseph Beuys › disait que « chaque homme est un artiste » – thèse poursuivant le travail de Marcel Duchamp , quand celui-ci décréta que « n’importe quel objet était une œuvre d’art ». En effet, chaque image perceptive humaine relèverait d’une création de l’esprit. De fait, une représentation (visuelle, artistique, picturale) n’existerait pas sans perception et vice-versa. Comme Bergson, Maurice Merleau-Ponty considère les sensations, les souvenirs, et donc la perception comme étant des produits d’une analyse de l’esprit.

La perception Pour Merleau-Ponty, la perception semble être plus complexe que la sensation ou le souvenir. Selon sa théorie, c’est toujours par la perception que les objets et la matière apparaissent pour l’esprit. Donc la perception ne serait ni matière ni immatière, mais plutôt un processus qui amène à visualiser la matière. D'un point de vue plus esthétique, selon Ernst H. Gombrich◊, la perception teste en fait la réalité. Selon le C.N.R.T.L., la perception est une opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles,se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel. Nous pouvons en déduire qu’elle possède alors une double nature. Mais la perception touche intrinsèquement aux émotions car par définition c’est aussi ce qui est perçu par l’intermédiaire des sens ; et serait un peu comme si le monde était notre mémoire externe. La matière n’existe en fait que par la perception que l’on en a. Et comme le montrent les images ci-contre, la perception dépend de la forme et de la couleur des éléments qui nous entourent. Pour Merleau-Ponty, la perception signifie un primat de l'expérience, de la connaissance, de la sensation et de la réalité.

› Annexe biographies .

• Marcel Duchamp (1887-1968) est un peintre, un sculpteur et un plasticien français (naturalisé américain), inventeur des ready-made (objet manufacturé, considéré comme une œuvre d’art). ◊ Historien de l'art, et auteur de l'ouvrage Art and Illusion, a study in the psychology of pictorial representation.


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de la perception

Pour une incarnation de la perception

i i . p o u r u n e i n c a r n at i o n de la perception Il semble donc que la perception se caractérise par différentes formes, mais principalement par celle du processus psychique. Mais peut-on modéliser la perception ? Peut-on donner une apparence à la perception ? Quelle analogie peut-on faire entre perception et esthétique ? Aux yeux du philosophe Emmanuel Kant✦, la perception esthétique n’est pas une chose secondaire mais constitue une dimension à part entière de la vie. Sa théorie ne traite pas seulement de la nature esthétique et de l’art, mais aussi de l’importance du beau au quotidien.

Paul Klee, 1911

L’art serait selon les artistes expressionnistesπ un moyen de traduire et de représenter de façon esthétique ce qui les entoure puisque Paul Klee◆ disait que l’art « ne reproduit pas le visible; il rend visible ». Selon Merleau-Ponty, on ne peut pas concevoir la perception sans se la représenter : la vraie réalité serait la réalité psychique, donc spirituelle.

✦Emmanuel Kant (1724-1804) est l’un des plus grands philosophes allemands, fondateur de la philosophie critique. π L’expressionnisme est un mouvement artistique où la projection d’une subjectivité tend à déformer la réalité pour inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. ◆ Annexe biographies .


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Les formes de l’intangible

En tentant de peindre la perception, ces artistes peignaient l’objet non tel qu’il est mais tels qu’ils le perçoivent.

1. la définition d’esthétique � comme appui

Æsthetica, A. G. Baumgarten, 1750

D’après le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, l’esthétique, du grec aesthesis (sensation, perception), est « la partie de la philosophie qui se propose l’étude de la sensibilité artistique et la définition de la notion de beau ». Autrement dit, l'esthétique s'attache à l’étude d’une apparence, d’une représentation, d’une incarnation et se réfère donc à tout ce qui touche à la forme visuelle. En effet, Alexander G. Baumgarten, inventeur de l’esthétique comme science du beau et du sensible, introduit son ouvrage Æsthetica avec la définition suivante : « L’esthétique (...) est la science de la connaissance sensible »◊. En revanche, science et sensible ne vont pas de pair comme on a pu le voir chez les matérialistes. C’est en ça que Baumgarten mène une révolution▾. Il réussira à démontrer que sa discipline peut penser (« l’intelligible ») la non-pensée (« le sensible »). La perception se rapprocherait-elle alors plutôt du sensible et de la pensée ? En effet, pour Baumgarten, la perception c’est la pensée et c’est l’expérience sensible. Cependant, cela faisant écho à l’école de Palo Alto , pour qui « la perception est source d’expérience, donc de connaissance sur le monde. »✦ Ce qui confère une autre nature à la perception.

2. la double nature de la perception : entre cognitionπ et esthétique par Alexander Gottlieb Baumgarten (1714-1762).   ◊  � Créé Esthétique, J.-Y. Pranchère, collection Bibliothèque Philo Esthétique, éd. L’Herne, (p. 121). .

▾ Le philosophe Jacques Rancière parle d’une révolution du régime de la pensée dans son ouvrage L’inconscient esthétique. On passe au régime esthétique de la pensée et des arts. L’École de Palo Alto est un courant de pensée et de recherche ayant pris le nom de la ville de Palo Alto en Californie à partir du début des années 1950, et basée sur la psychologie sociale et la sociologie des organisations. On le cite en psychologie et psycho-sociologie ainsi qu’en sciences de l’information et de la communication. ✦La psychologie de la perception, Manuel Gimenez, Collection « domino », Flammarion, 1997 π Processus d’acquisition de la connaissance.


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de la perception

Pour une incarnation de la perception

Le « contenu perceptif » relève-t-il davantage de la constitution du monde physique et de la connaissance que l’on en a, ou de la structure de notre esprit (le contenant) ? Le « contenu perceptif » constitue-t-il un intermédiaire entre le monde et nous, ou bien la perception est-elle un rapport causal direct ? Le mode de présentation ou de représentation du réel de la perception est si complexe, qu’une approche strictement cognitive est nécessaire afin de comprendre le « contenu perceptif ». Par « contenu perceptif », voulons-nous dire contenu perçu par l’esprit ou contenu réel du monde physique ? En mettant l’accent sur ce que l’on perçoit, on oublie de savoir comment percevoir. Or l’expérience perceptive est au fondement même de la naissance de l’esthétique, parce que la perception revêt une valeur existentielle, parce que toute perception peut s’accompagner d’un jugement de goût, et parce qu’on ne peut séparer la perception de notre imagination et de notre intuition. C’est pourquoi on assiste depuis le XIXe siècle à une intensification et à une multiplication des questionnements philosophiques mais aussi littéraires et artistiques concernant le rôle des processus perceptifs dans la configuration des rapports entre le sujet et le monde, entre l’expérience perceptive et l’imagination, ainsi que dans l’activité créatrice. Toute expérience subjective perceptive est-elle basée sur du savoir et de la connaissance, ou sur notre pure imagination (esthétique) construite par l’esprit ? « Si la perception de notre environnement détermine notre construction de la réalité, il n’est pas impossible...» selon von Foerster◆ «... qu’elle relève de notre invention ». Comme le souligne von Foerster, finalement nous ne savons pas réellement à quoi ressemble une perception.

◆ Heinz von Foerster (né en 1911) est un scientifique alliant physique et philosophie.


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Les formes de l’intangible

3. les effets du numérique sur les modes de perception

Edmond Couchot

Le tournant numérique de l’esthétique, Nicolas Thély

S’il y a bien quelque chose qui n’a pas cessé de bouleverser notre perception, en dehors des arts visuels contemporains, c’est le numérique. Aujourd’hui on constate que la perception s’incarne davantage au travers du numérique et plus précisément dans ce que nous appelons les environnements expérientiels, où réel et virtuel s’entrelacent. Edmond Couchot › disait que la technologie change notre manière de percevoir par le biais de la « technesthésie », (du grec tech « art, technique, savoir-faire » et aesthesis « sensation ») une technique sensorielle et motrice conduisant à l’état de sensation dans et par le langage. La révolution numérique n’est donc pas seulement un événement technique, il est aussi un événement philosophique majeur, qui modifie nos structures perceptives et reconfigure notre sens du réel, ou notre sens du langage. Dans Le tournant numérique de l’esthétique, Nicolas Thély, Professeur des universités en art, esthétique et humanités numériques, écrit sur les pratiques artistiques et les pratiques amateurs contemporaines en nous invitant à nous ressaisir du rôle des nouvelles technologies dans la production esthétique du regard. Selon lui, le numérique bouleverse le regard. De même pour le Docteur en philosophie et chercheur Stéphane Vial qui nous précise dans son ouvrage L’être et l’écran , la différence entre le réel et le virtuel n’existe pas.

L’être et l’écran, Stéphane Vial

« Nous vivons dans un environnement hybride, à la fois numérique et non-numérique, en ligne et hors-ligne, qu’il appartient aux designers de rendre habitable. », Stéphane Vial, 2013. Ces trois approches, nous amènent à penser que la perception s’incarne autant dans le monde réel que virtuel et remettent en cause sa matérialité.

› Annexe biographies .

• Comment le numérique change la perception, éd. Presses Universitaires de France, 2013.


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de la perception

La matérialité dans l’art

i i i . l a m at é r i a l i t é dans l’art

Sol LeWitt

Si l’on désigne la matérialité d’une œuvre c’est qu’on la perçoit par le sens de la vue. Pourtant Sol LeWitt✦ disait que ce à quoi à ressemble l’œuvre d’art n’est pas important. Dès lors qu’un de nos sens perçoit l’œuvre, c’est qu’il perçoit sa matérialité ou son immatérialité (physique). Mais tentons de comprendre ce qu’est la matérialité à proprement parler dans le champ de l’art. Notre perception de l’art est à géométrie variable. Tout comme la perception est équivoque et paradoxale, l’art relève aussi du champ de l’immatériel. C’est le cas de la musique, de la danse entre autres, perceptibles par l’ouïe, l’odorat, voire le visuel, à la différence de la peinture par exemple, matérialisé sur une toile, faisant appel au toucher et à la vue (entre autres sensations procurées par l’œuvre). Nous faisons vivre l’art en fonction des émotions que cela nous procure. L’art est soumit à notre appréciation et à notre perception. « Être, c’est être perçu ou percevoir » écrivait Georges Berkeley �, une citation que l’on peut appliquer à l’art. ✦ Annexe biographies .  George Berkeley (1685-1753) est un philosophe empiriste irlandais, étudiant également des domaines comme la physique, la métaphysique, l’optique, ou encore les mathématiques et la théologie.


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Les formes de l’intangible

« Le premier problème qui s’impose est naturellement celui des éléments de l’art, qui sont le matériau des œuvres et qui doivent être de nature différente pour chaque forme d’art. Nous devons d’abord distinguer des autres éléments les éléments de base, c’est-à-dire ceux sans lesquels une œuvre ne peut naître dans tel ou tel domaine de l’art. » W. Kandinsky, Point et ligne sur plan

Art Conceptuel, Peter Osborne, Phaidon

Comme le souligne Kandinsky, il est nécessaire de déceler dans un premier temps les composantes d’une œuvre avant d’en définir sa matérialité, sa forme physique. Un des critères important de qualification d’une œuvre d’art ou d’une création artistique est de savoir la désigner en tant que telle. Dès l’avènement de l’Art Conceptuel π – jouant un rôle prépondérant dans la question d’immatérialité artistique – l’œuvre artistique a été soumise à des formes beaucoup plus conceptuelles et donc a posteriori immatérielles ; parfois s’agissant d’illusions diverses, en particulier avec le son, la lumière et les hologrammes, les odeurs… « Ce à quoi ressemble l’œuvre d’art n’est pas très important. Dès lors qu’elle possède une forme physique, elle doit ressembler à quelque chose. Quelle que soit sa forme finale, elle doit commencer par une idée. (...) Une fois que l’artiste lui a donné une réalité physique, l’œuvre est offerte à la perception de tous, y compris de l’artiste. (J’emploie le mot “perception” pour désigner l’appréhension des données sensorielles, la compréhension objective de l’idée et, simultanément une interprétation subjective des deux). (...) L’art qui vise en premier lieu la sensation de l’œil devrait être qualifié de perceptuel plutôt que de conceptuel. Il comprendrait l’essentiel de l’art optique, de l’art cinétique, de l’art de la lumière [light art] et de l’art de la couleur [color art]. »▾ Sol LeWitt.

π Sol LeWitt publie Paragraphs on Conceptual Art en 1967, un texte qui le sépare des minimalistes annonçant un travail purement intellectuel qui ne requiert pas de réalisation matérielle. ▾Paragraphes sur l’art conceptuel, éd. Centre Pompidou, 1967.


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Point et ligne sur plan, W. Kandinsky

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de la perception

La matérialité dans l’art

Comment appréhender aujourd’hui des œuvres, questionnant la notion d’existence et se situant plus au niveau de la symbolique, que de l’objet ? Dans son essai « Matérialité et genèse des formes : le cas des N.T.I.C. » ›, la journaliste culturelle Colette Tron tente de distinguer le cas de la forme symbolique de celui de la forme organique des N.T.I.C., de dégager la façon dont émerge leurs langages et formes de représentation, ainsi que de distinguer matériel et spitrituel en considérant les réflexions de Kandinsky dans ses deux fameux ouvrages Point et ligne sur plan et Du Spirituel dans l’art. Selon Colette Tron, la matérialité de l’art ou du médium signifie sa réalité physique, puisque cette idée se rapporte directement à la notion de matière ; en d’autres termes, la réalité de l’œuvre signifie sa matérialité, donc son état matériel. C. Tron se rapprocherait donc de la pensée philosophique matérialiste. Cependant, la matérialité des N.T.I.C. (Nouvelle Technologies de l’Information et de la Communication) est difficile à définir, car elle semble « échapper à une consistance (...), ce défaut de fixité peut la rendre insaisissable ». Konstantinos Vassiliou, docteur en Arts et sciences de l’art à Paris, souligne dans son article « Le dépassement du médium et l’immatérialité : une approche symétrique entre le numérique et la création artistique contemporaine » que dépasser le médium représente immanquablement une condition d’immatérialité. De fait, comme le mentionne K. Vassiliou, un moyen de représentation d’œuvre tangible et matériel peut suggérer de l’intangible et de l’immatériel : « le médium

› Article

extrait de l’ouvrage collectif Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures, éd. L’Entretemps, 2005. Simulation technologique et matérialisation artistique, Une exploration transdisciplinaire arts/sciences, p.14, éd. L’Harmattan, 2011.


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Les formes de l’intangible

Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, F. de Mèredieu

constitue pour les applications techniques, ainsi que pour l’art, l’ancrage matériel de toute production ». Nous pourrions donc conclure en nous demandant quel est « le langage des nouveaux médias »◊ et des nouvelles technologies ? Dans la création artistique actuelle, la matière artistique a ses propres formes et ses propres comportements, comme Florence de Mèredieu◆ a pu le démontrer dans son ouvrage Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain , où elle souligne que l’apport des nouvelles technologies modifie considérablement la forme visuelle, physique et matérielle des œuvres d’art et le traitement des matériaux.

1. la notion de contour d’une œuvre Dans son introduction au chapitre sur l’Immatériel du même ouvrage mentionné plus haut, Florence de Mèredieu souligne que le point, la ligne et le plan limitent la matière (le matériau en art) et la contiennent ou l’amènent à disparaître. Les contours n’existent que si l’œil les fabrique disait Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception. Mais nous ne pouvons parler de forme dans le titre de ce mémoire sans parler de contour. L’idée dominante de ce terme est celle de la délimitation. Si l’on suit la définition du C.N.R.T.L., le contour est l’ensemble des lignes ou surfaces qui bordent et délimitent extérieurement un objet, un corps, une figure, une construction. Or, la ligne est ce qui suggère le bord – le bord étant une extrémité délimitant une surface, il est réalité. « Une ligne, on ne peut que la tracer à l’infini, en dehors de tout problème de composition ou de dimension dans l’espace total, il n’existe pas de dimensions… » Piero Manzoni π, 1960.

◊ Le langage des nouveaux médias, Lev Manovich, éd. Les presses du réel, 2010.  ◆ Annexe biographies . Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, éd. Larousse InExtenso, 1994. π Piero Manzoni (1933-1963) est un artiste italien, pionnier de l’Arte Povera et de l’Art Conceptuel.


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de la perception

La matérialité dans l’art

Le contour n’est donc pas « réellement réel »✦ et visible. Dans les deux cas ils sont ce qui termine et délimite (une figure) et donnent une forme (dé)terminée. Pourtant quelles sont les limites physiques d’une œuvre numérique ? Force est de constater que toute œuvre artistique n’est pas nécessairement délimitée par des contours. Et puisque la ligne / le contour n’est pas « réel » et visible, l’œuvre ne possède donc pas de contours réels et physique. Tout cela englobe alors la notion d’infini, qui est le propre de l’art numérique. Visualiser une œuvre intangible signifie-t-elle qu’elle est représentée de façon tangible ? La perception nécessite t-elle une représentation ?

2. le principe de tangibilité du support Selon C.N.R.T.L., le tangible est par définition « ce qui est perceptible par le toucher, et dont l’existence, dont la réalité est indéniable ». Il y a donc un réel rapport à la matière. L’intangible serait donc à l’opposé, imperceptible par le toucher et donc par analogie : impalpable, immatériel, insaisissable. À l’ère 2.0, l’œuvre numérique s’affranchit du support. En effet, si la démarche créatrice de l’artiste ne débouche pas sur la production d’un objet matériel, comment accéder à l’œuvre ? Or, vivant actuellement dans une société très tactile et donc en contact avec des supports dits tangibles, nous sommes pourtant paradoxalement autant confrontés et marqués par des principes technologiques d’intangibilité. Selon le chercheur en T.I.C. Emmanuel Mahé, notre environnement

✦Référence au philosophe slovène Slavoj Žižek qui distingue le réel / réel et le réel / virtuel.


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Les formes de l’intangible

technologique se transforme en une nouvelle forme de tangibilité, les supports intangibles « se dupliquent, se distribuent, s’interconnectent pour donner naissance à une forme d’intangibilité tangible, c’est-à-dire une nouvelle réalité ». Dans Du Spirituel dans l’art, Kandinsky l’avait anticipé : les arts, donc le sensible, se rejoindraient un jour dans le numérique « dans tout art, la dernière manifestation abstraite reste le nombre ». Comme le démontre la partie « Espace d’interaction : nouvel espace de perception »▾ de l’article L’implication du corps dans les scénographies interactives de Sophie Lavaud◊, la perception s’incarnerait de plus en plus au sein des espaces d’interaction et des environnements expérientiels.

A priori l’intangible incarné par la perception aussi complexe qu’elle soit, ne se représente pas ! Mais difficilement représentable, « elle peut être considérée comme une séquence de traitements de l’information, allant d’une “entrée” qui est appelée sensorielle à une “sortie” qui est la représentation dite cognitive. » π Nous avons vu que la perception pouvait s’exprimer à travers l’art et ses divers supports matériels ou immatériels. Nous sommes ici donc au cœur du paradoxe de la perception, qui se veut être à la fois contenu et contenant et pouvant saisir le tangible tout en étant elle-même intangible. La perception serait donc impalpable. Pourtant, nous avons vu que certaines formes supposent le contraire, comme le numérique qui, malgré sa forme insaisissable, permet d’accéder à des expériences visuelles et perceptives. L’avènement des nouvelles technologies conditionne notre façon sensible de percevoir ce qui ne se palpe pas au départ, de le comprendre, de (se) le représenter.

▾ [En ligne] disponible sur <http://www.olats.org/projetpart/artmedia/2002/t_sLavaud.html> (consulté le 08/12/2013). ◊Sophie Lavaud est conceptrice / réalisatrice indépendante, et docteure et enseignante-chercheure qualifiée en Arts et Sciences de l’Art et en Sciences de l’Information et de la Communication. C’est une artiste française dans le domaine des arts visuels et numériques interactifs qui vit et travaille à Paris. π La psychologie de la perception, de Manuel Jimènez, Collection « domino », Flammarion, 1997. [En ligne] disponible sur : <http://perso.lcpc.fr/bremond.roland/documents/psychoPerception.pdf> (consulté le 21/02/2014).


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de la perception

La matérialité dans l’art

Le rôle de la matérialité de l’art implique alors sa représentation physique. En assistant à cette « incarnation de la perception » grâce au numérique, assisterions-nous également à une matérialisation de la perception et donc des sensations ?

Peintures expressionnistes du début du XXe siècle, Macke, Van Gogh, Kandinsky, Cardoso

• Action de (se) matérialiser, de transformer en matière, de rendre visible et tangible ; résultat de cette action.


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Les formes de l’intangible


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chapitre 2

Palper l’immatériel Un déploiement des dispositifs à modalités sensorielles — i. forme et fonction du dispositif artistique

49 i i . l ’ a r t n u m é r i q u e e t l a r é a l i t é v i r t u e l l e  : corps impliqué, sens appliqués

55 i i i . l e s d i s p o s i t i f s i m m e r s i f s  : e n t r e f u s i o n m u lt i m o d a l e e t i n t e r a c t i v i t é

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Les formes de l’intangible

immatériel : Qui n'est pas formé de matière ou ne concerne pas les sens. La perception est au cœur de notre rapport au monde, mais son statut philosophique (puisqu'impalpable) reste cependant difficile à cerner. Nous avons vu dans le premier chapitre que la notion de perception était un sujet épineux et qu’il était nécessaire de consacrer un chapitre entier à cette notion afin de tenter de la comprendre. En effet, on peut concevoir la pensée, la conscience, l’esprit, comme une activité, une opération, une faculté, sans réellement soulever le problème de sa possible réalité substantielle. Si nous considérons la pensée matérialiste où la perception est matière, nous pourrions dire que nous palpons la perception au quotidien. En revanche, en nous plaçant du point de vue merleau-pontien admettant que la perception n’est pas matière et qu’elle s’entrelace à la fois par le corps et l’esprit, comment serait-il possible de la traduire, de la représenter par les arts graphiques ou plastiques ? Si la perception est une opération venant en partie de l’esprit, il apparaît ici qu’elle tend à se matérialiser au travers du corps, pour se traduire en ce qui nous entoure au quotidien, puisque que la perception c’est la matière et donc aussi la réalité. Alors pourquoi se demander si la perception peut se matérialiser dans l’art, le design ou le numérique, si elle se matérialise déjà par son propre processus ? Il semblerait que la vraie question est : peut-on se représenter et palper l’immatériel en traduisant visuellement une(des) perception(s) via le langage du design graphique et des arts visuels ? Qui dit matérialiser, dit utiliser la matière. En d’autres termes et par déduction des analyses mentionnées précédemment, la « matérialisation de la perception » serait donc l’idée de « se servir de sa matière spirituelle et psychique pour en réaliser une matière physique » par le biais du design graphique.

Couverture du catalogue de l’exposition The Responsive Eye, 1965

« La perception est le médium » L’aphorisme de la peintre Bridget Riley résume à lui seul la démarche d’exploration propre aux artistes qui se sont toujours interrogés sur la question de la perception. Il s’agit de questionner la vision, les méca-


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nismes mis à l’œuvre dans ce travail d’ « abstraction perceptuelle », telle que définie dans le catalogue de l’exposition The Responsive Eye au MoMA en 1965. Ce sont autant de moyens optiques destinés à renouveler notre approche de l’art, bousculant une conception de longue date attachée à la peinture figurative. L’œuvre se fait lumière, mouvement. Vibration, atmosphère. Dans ces environnements propices à modifier la perception, l’intangible, le fluctuant, le léger prennent le pas sur la matière. Les Immatériaux, exposition organisée par le philosophe Jean-François Lyotard au Centre Pompidou en 1985, prit en compte la manière dont les nouveaux médias et les nouvelles technologies transformaient la matière. On a pu également observer que la matérialisation scientifique d’un son en la représentant graphiquement, a toujours tenu une place importante dans la recherche artistique et scientifique, depuis la création de la partition musicale aux appareils représentant les ondes sonores. Paradoxalement, on assiste dans la deuxième moitié du XXe siècle à un art qui tente le plus possible de se passer de matière, voire même de s’en affranchir entièrement. On a pu aussi le constater par exemple, avec les différentes œuvres d’Yves Klein▾ à la fin des années 50, telles que Toiles monochromes (1955), exposition « du vide » en 1960, Zones de sensibilité picturale immatérielle, ou le projet d’une « architecture de l’air ». Il s’agit de « diminuer l’importance de la chose à regarder », disait Bruce Nauman� dans les années 70. Mais comment penser et ressentir physiquement l’immatériel alors qu’il est à la base insaisissable ? Dans quel cadre rencontrons-nous ce genre d’expérience ? Ces artistes de la scène contemporaine ont investi des territoires nouveaux en s’engageant dans l’utilisation de dispositifs.

▾ Annexe biographies .

� Artiste vidéaste et artiste peintre américain né en 1941.


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Les formes de l’intangible

« La forme, au sens étroit du terme, n’est (...) rien d’autre que la délimitation d’une surface par rapport à une autre, (...) toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. (...) La forme reste abstraite, c’est-àdire ne désigne aucun objet matériel.

»

W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art


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Forme et fonction du dispositif artistique

i. forme et fonction du dispositif artistique Selon le C.N.R.T.L., une forme est un ensemble de traits caractéristiques qui permettent à une réalité concrète ou abstraite d’être reconnue, mais c’est aussi la qualité d’un objet, résultant de son organisation interne, de sa structure et concrétisée par les lignes et les surfaces qui le délimitent, susceptible d’être appréhendée par la vue et le toucher, et permettant de le distinguer des autres objets indépendamment de sa nature et de sa couleur. Nous nous rapprochons là de la notion de contour que nous avons vu dans le chapitre précédant. La forme implique donc les notions d’apparence, d’aspect, de visible et de perceptible (ou parfois même imperceptible), puisqu’au sens figuré, la forme est la manière, l’état dans lequel se manifeste une réalité concrète ou abstraite. En d’autres termes et pour reprendre le titre de ce mémoire, l’intangible et l’impalpable peuvent parfois incarner une forme. Nous verrons que cette forme « se traduit » par le biais de dispositifs [sensoriels].


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Les formes de l’intangible

1. qu’est-ce qu’un dispositif ? Selon le C.N.R.T.L., un dispositif est la manière dont sont disposées, en vue d’un but précis, les pièces d’un appareil, les parties d’une machine. C’est également l’ensemble des mesures, des moyens, disposés en vue d’une fin stratégique. C’est donc un terme complexe qui nécessite plusieurs définitions; si complexe qu’il n’existe même pas de réelle traduction en anglais (« device »). Dans son article « écritures, dispositifs et expériences », Jean Cristofol π en expose une autre : « Le concept de dispositif s’est maintenant généralisé, en particulier dans le champ des arts plastiques, et davantage encore dans les pratiques numériques. Cela tient d’abord à des raisons “négatives” : le fait que, non seulement les œuvres d’art ne se présentent plus nécessairement sous forme d’objets, mais qu’elles se dématérialisent, qu’elles se dispersent des articulations technologiques (...). »▾ Jean Cristofol défend donc une position directement liée à l’art. Quelles sont aujourd’hui les stratégies développées dans le champ de l’art pour que le spectateur se sente entièrement diverti et troublé par le biais de ses sens ? La question est de s’interroger sur ces nouvelles formes de dispositifs de présentation de l’œuvre et sur leur capacité à affecter le spectateur. Un des autres intérêt du mot « dispositif » c’est d’ancrer la réflexion esthétique dans le champ de l’expérience (sensible) que le spectateur est amené à vivre. D’après la revue Marges ✦, la notion de dispositif est « souvent évoquée pour penser les structures visibles et invisibles que juxtaposent le pouvoir et le savoir » et est développée notamment à partir des textes de Michel

π Jean Cristofol est professeur de philosophie et d’épistémologie à l’école supérieure d’art d’Aix en Provence. ▾ Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures (p.15), éd. L’Entretemps, 2004 ✦Qu'est-ce qu'un dispositif dans l'art contemporain ?, revue d’art contemporain (n°20), née au sein de l’équipe de recherche du département Arts plastiques de l’Université Paris 8 en 2003.


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Forme et fonction du dispositif artistique

Foucault . Cependant, sa définition du dispositif reste hétérogène et difficilement saisissable ; c’est pourquoi elle est l’objet de débats et de divers prolongements théoriques. Quel est le réel fonctionnement des dispositifs dans le champ de l’art, leurs opérativités stratégiques et plus particulièrement, les effets qu’ils induisent dans la manière de percevoir et d’interpréter leurs (re)présentations ? Il y a bien là un rapport étroit avec l’idée de stratégie.

Qu'est-ce qu'un dispositif ? G. Agamben, 2007

Dans son ouvrage Qu’est-ce qu’un dispositif ? ◊ Giorgio Agamben nous offre trois caractéristiques essentielles : le dispositif est d’après Michel Foucault « un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en luimême est le réseau qui s’établit entre ces éléments. » (p.10) ; il possède une fonction stratégique et enfin, il découle du mélange des relations de pouvoir et de savoir. Mais ce ne sont pas tant ces pans là qui nous intéressent. Agamben s’éloigne en revanche de la conception politique de Foucault et ancre le concept de dispositif dans la contemporanéité. Pour lui, entrent dans la catégorie de « dispositif » toutes les médiations, matérielles et immatérielles, par lesquelles les êtres humains inscrivent leurs actions et régulent leurs relations avec et dans le monde. En interrogeant toujours davantage le dispositif même de l’exposition, l’art de Philippe Parreno› infiltre également progressivement le processus de définition du moi, déterminant le rapport à l’autre. Un artiste tel que Pierre Huyghe� faisant partie des pères du dispositif contemporain, participe dès les années 1990 à la redéfinition du statut de l’œuvre et du format d’exposition en s’inspirant forcément du mou-

• Michel Foucault (1926-1984) est un philosophe français émérite du XX siècle et professeur. e

◊ Qu’est ce qu’un dispositif ?, éd. Rivages, collection Rivages Poche / Petite Bibliothèque, 2007. › Annexe biographies . Annexe biographies .


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Les formes de l’intangible

« Mr Fluxus », Georges Maciunas, self-portrait, 1965

vement Fluxus  π qu’il superpose parfois afin de leur faire prendre tour à tour la forme d’un journal (Anna Sanders, l’histoire d’un sentiment, 1997), d’une light box psychédélique (L’Expédition scintillante, Acte 2, 2002), d’un voyage en Antarctique (A Journey that Wasn’t, 2005) ou d’un calendrier annuel en forme de jardin circulaire (La Saison des fêtes, 2010). Par le moyen du dispositif, il tente, par exemple dans sa dernière exposition au Centre Pompidou fin 2013, de rendre sensible la dimension vivante et organique de son travail en jouant avec l’aspect de l’exposition de ses œuvres. En utilisant le film, la vidéo, la photo ou la performance, Pierre Huyghe présente des visions fragmentées ou parcellaires de la réalité. Le va-et-vient entre art et vie est permanent, transformant notre relation au monde. Aujourd’hui, grâce à l’apparition du système des dispositifs, on assiste à une transformation importante des formats de présentations des œuvres et l’aspect du design d’exposition est de plus en plus important. Si pendant la période moderne, les éléments muséographiques semblaient, en apparence, transparents et neutres ; aujourd’hui, les dispositifs d’exposition prennent des formes inattendues. Les artistes contemporains prennent en compte les effets scénographiques et de décor de l’exposition. Aujourd’hui, l’aspect de l’exposition est une matière avec laquelle l’artiste produit, pouvant se manifester par la taille de l’œuvre, sa complexité ou sa forme pluridisciplinaire et / ou plurisensorielle.

2. forme(s) d’un dispositif artistique Depuis la fin du XXe siècle, les dispositifs d’exposition prennent des formes surprenantes, inattendues et plus spectaculaires, voire même parπ Fluxus est un mouvement d’art contemporain né dans les années 1960 qui touche aussi bien les arts visuels que la musique et la littérature, par la réalisation de concerts, d’events, la production de livres, de revues, la confection d’objets. Initié par George Maciunas, qui en inventa également l’appellation, Fluxus participe aux questionnements soulevés par les formes d’arts qui voient le jour dans les années 1960 et 1970 : statut de l’œuvre d’art, rôle de l’artiste, place de l’art dans la société, notamment. L’humour et la dérision sont placés au centre de la démarche et participent à la définition de Fluxus comme un non-mouvement, produisant de l’anti-art ou plutôt un art-distraction.


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Forme et fonction du dispositif artistique

fois déroutantes. Ces caractéristiques visuelles et conceptuelles cherchent à faire ressentir au spectateur une véritable expérience esthétique et parfois cérébrale. « (...) je me méfie des dispositifs qui ne sont qu’interactifs. On gesticule. On vérifie qu’ils fonctionnent et puis c’est tout. Les assembler transforme nos centres d’art en musées des sciences. Mais j’aime aussi me faire surprendre par des interactions imprévues qui me font réfléchir. »

Sur-natures, Miguel Chevalier, 2007

Par exemple, les œuvres Sur-Natures et Dirigeable de Miguel Chevalier ◊ et d’Etienne Rey sont des exemples parfaits des différentes formes que peut embrasser le dispositif ; car ils oscillent entre nature et artifice, logique et poétique, art et science. Créatures réelles et virtuelles se confondent ouvrant un processus artistique infini. Dans la création artistique actuelle, les artistes contemporains prennent en compte les effets scénographiques et de décor d’une installation artistique. L’aspect de l’exposition d’une œuvre interactive est une matière avec laquelle l’artiste produit. Ces aspects peuvent apparaître à travers la monumentalité de l’œuvre, la complexité de la mise en scène, ou la forme pluridisciplinaire ou plurisensorielle de l’installation. Les dispositifs vidéo, puis virtuels, puis numériques ont tous détenus cette part d’interaction avec le spectateur, permettant d’appréhender de façon sensible les sens. Certains agencements institutionnels et/ou discours des acteurs du champ artistique – commissaires, critiques d’art, historiens de l’art etc. – participent aussi de la mise en œuvre du dispositif. Cela nous amène à penser aussi l’analyse des traces discursives comme des formes du dispositif.

• Extrait d’une interview consacrée à Dominique Moulon, critique et directeur artistique du festival d’art numérique Show off. (Retrouvez l’interview complète dans « Annexes »). ◊ Annexe biographies .


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Les formes de l’intangible

« À la fois machine et machination (au sens de la méchanè grecque) tout dispositif vise à produire des effets spécifiques. Cet “agencement des pièces d’un mécanisme” est d’emblée un système générateur, qui structure l’expérience sensible chaque fois de façon spécifique. Plus qu’une simple organisation technique, le dispositif met en jeu différentes instances énonciatrices ou figuratives, engage des situations institutionnelles comme des procès de perception. Si le dispositif est nécessairement de l’ordre de la scénographie, il n’est pour autant pas le fait des seules installations. Dans les bandes aussi bien sont actualisés certains réglages du regard ou des modes particuliers d’implication du spectateur »✦, Anne-Marie Duguet. Autrement dit : parler de « dispositif » déplace le centre de gravité du geste artistique. En effet, cette théorie renvoie au « glissement de la représentation vers l’expérimentation » dont Mireille Losco-Léna a fait l’hypothèse de recherche lors du séminaire Représenter / Expérimenter à l’ENS de Lyon en avril 2013. Quand on appréhende les œuvres artistiques en termes de « dispositifs », on s’aperçoit finalement qu’on se pose moins prioritairement la question de leur forme physique que celle des processus qu’elles mettent en œuvre pour avoir cette forme physique. Jean Cristofol dit que le dispositif n’est jamais réductible à la somme des éléments qu’il agence, ce qui suggérerait qu’il est construit sur un modèle esthétique bien connu : le principe de la Gestalt. La forme finale du dispositif compte davantage que la somme des éléments tangibles agencés pour la composer et la représenter. Des formes que l’on retrouve principalement dans l’art numérique.

✦Déjouer l’image, Créations électroniques et numériques, A.-M. Duguet, éd. J.Chambon, coll. « Critiques d’art », 2002, (p. 21).


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ii. l’art numérique et la réalité virtuelle

L’art numérique et la réalité virtuelle

:

corps impliqué, sens appliqués Depuis les années 1980, la production artistique connaît un changement radical avec l’apparition des nouvelles technologies. On peut constater un déploiement important du principe du dispositif dans le milieu des arts numériques, incorporant la participation quasi totale du corps et des modalités sensorielles. On a pu constater que depuis les années 1990, de nouvelles formes artistiques sont apparues, toutes fondées sur le modèle de l’usage des technologies numériques. C’est un phénomène qui gagne les arts contemporains en général, incluant aussi les arts graphiques et appliqués, la photographie, le cinéma, la vidéo, le design interactif et les jeux vidéos, et même les arts vivants. Toutefois, vieux de presque 40 ans, l’art numérique est maintenu à l’écart du champ artistique officiel. Pourquoi ? Quelle est sa particularité ?


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« L’art numérique qui ne serait qu’une économie serait un art moins que moyen pour détourner l’expression de Bourdieu. L’art numérique qui ne serait qu’immatériel redeviendrait une tentative désespérée pour mimer le concept ou simuler le réel la matière en moins. L’art numérique qui ne serait qu’interactif ne serait q’un interrupteur de plaisir, un jeu le ludique en moins. L’art numérique qui ne serait qu’immersif toucherait seulement les sens qui auraient aimé qu’on leur parle. La plus grande réussite de l’art numérique serait probablement celle qui en tirerait les leçons pour tenter de changer le monde, rien qu’un peu mais à propos, au moins dans les têtes. Le numérique dans l’art n’est pas un implant binaire et alternatif. L’art dans le numérique, c’est ce qui reste quand on a coupé le courant. ». Maurice Benayoun › Cette tentative de définition de Maurice Benayoun donne à elle seule la difficulté de tenter de « positionner » l’art et la création numérique.

1. l’art numérique : un art immatériel « Quoi de plus “naturel”, si je puis dire, que d’avoir recours au programme informatique, incontournable outil pour rendre compte d’une matière instable, mouvante, en devenir. »◆, Sophie Lavaud.

Nam June Paik

L’Art vidéo constitue les prémices des Arts numériques. Les objets de prédilection d’un artiste tel que Nam June Paik � étaient les télévisions, les tourne-disques, les radios. Ces objets représentent la culture « électro-

› Annexe biographies .

◆ Citation extraite de L’implication du corps dans les scénographies interactives, [En ligne] disponible sur <http://www.olats.org/projetpart/artmedia/2002/t_sLavaud.html> (consulté le 14/12/2013). Annexe biographies .


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L’art numérique et la réalité virtuelle

nique et technologique » de l’après-guerre. De plus, il s’agit pour lui d’explorer toutes sortes d’images que produisent les télévisions et la relation entre le son et l’image. Ce qui intéresse l’artiste plastiquement, passe par les différentes sortes de « brouillage » d’images que la télévision offre. On peut faire référence à Magnet TV exposée à New York et créé en 1965. On constate dans son Œuvre l’omniprésence de liens entre les médiums traditionnels tels que la peinture, sculpture ou le dessin, avec les nouveaux médias (télévision, logiciels, programmation, vidéos, sons etc.). Paik permettait de faire participer le public en actionnant des boutons de réglage de télévision, par exemple. Et les arts numériques sont très souvent associés à l’interactivité de l’œuvre d’art avec le public. Force est constater qu’en plus de faire partie intégrante de l’histoire de l’art vidéo, Nam June Paik entre également dans l’histoire des arts numériques. Par « art numérique » nous entendrons ici alors, l’ensemble des contenus élaborés via l’usage de langages et codes informatiques, dans un souci de distinction avec les formes esthétiques globales transitant par la toile ou ses déclinaisons diverses. L’art numérique désigne un ensemble varié de catégories de création utilisant les spécificités du langage numérique. On a pu le voir se développer comme genre artistique depuis le milieu des années 1980, avec des œuvres comme le dispositif numérique de jeu musical interactif Le Pavillon Chromatique (1985) permettant au public de créer de la musique combinatoire sur un damier optique à 16 cases, ou Les Plumes, une installation interactive de Michel Bret, Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus en 1986. Il est un champ vaste : du design interactif au Net Art, de l’installation immersive au vidéomapping, il est porté par la puissance de calcul de l’ordinateur et le développement d’interfaces électroniques autorisant une interaction entre le sujet humain, le programme et le résultat de cette


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rencontre. En effet, des sous-catégories spécifiques telles que la « réalité virtuelle », la « réalité augmentée », « l’art génératif », ou encore « l’art interactif » viennent compléter les désignations techniques du Net-art. « Parler d’art numérique signifie donc entrer dans une logique complexe faite des mutations, des découvertes et des applications qui peuvent être exploitées pour arriver à découper, à partager et, en même temps, à étendre le regard sur l’art tout court, soit sur le processus artistique, soit sur l’œuvre d’art comme objet matériel. »◊

2. de l’art numérique aux environnements virtuels et augmentés « Le terme d’environnement est entré dans le champ des arts au cours des années 1960, en pleine période du décloisonnement des catégories artistiques. À l’époque, celui-ci qualifie déjà un milieu englobant et participatif au sein duquel l’expérience perceptive et critique du spectateur est vivement convoquée. », Valérie Morignat Dans les environnements interactifs et augmentés, le spectateur est invité à s’impliquer physiquement dans le processus de création numérique où la sensorialité humaine est immergée dans un monde virtuel et fictif où sa perception et ses sens sont sollicités. L’importance du corps dans les œuvres numériques Au début des années 1980, Marc le Bot pensait que l’ordinateur ne pourrait être l’instrument de la création artistique car il n’impliquait pas le corps. Pierre Lévy (Qu’est-ce que le virtuel ?) ou Jean-Louis Boissier (La Relation comme forme), à l’appui du développement d’un « art des interfaces », ont démontré que le corps était au contraire particulièrement

◊ Edmond Couchot & Norbert Hillaire, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Maria Antonia Manetta, Flammarion, coll. Champs, 2005 », ACTES SÉMIOTIQUES, 2006, n° 104-106. [En ligne] disponible sur : <http://epublications.unilim.fr/revues/as/2161> (consulté le 21/02/2014). ▾Docteur de l’Université Paris I et agrégée, designer et photographe.


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Data-gloves

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L’art numérique et la réalité virtuelle

engagé par les processus de la création numérique (capteurs de mouvement, capture de mouvement, data-gloves, etc). Au-delà de l’interface, il est essentiel de considérer l’importance de la dimension comportementale de l’art interactif, dans laquelle le corps est enclin à ressentir quelque chose amplifiant sa dimension de monde. Par exemple, l’implication du corps est très importante dans le système de réalité virtuelle accompagnée des casques virtuels, car ne percevant plus ses membres, l’utilisateur doit passer par une phase de réapprentissage de gestes élémentaires, qui une fois intégrée, procure une très forte immersion psychologique. L’interaction public → dispositif « Il s’agit d’exposer quelqu’un à quelque chose, plutôt que quelque chose à quelqu’un. », Pierre Huyghe. Élément sine qua non pour qu’une œuvre existe, le spectateur, au départ considéré comme observateur, est porté aujourd’hui dans la création numérique au centre de l’attention. L’individu et son corps deviennent ainsi objets d’observation et d’expérimentation. Tous les sens peuvent alors être sollicités (même si le goût et l’odorat restent encore largement en retrait), concourant ainsi à démultiplier les possibilités de contemplation, d’interprétation, et d’expérimentation du « spect-acteur ». « Du matériau stable dont émerge la forme selon une trilogie qui met en jeu l’artiste, le modèle et sa représentation, dans un mode traditionnel, nous passons, avec les installations et les scénographies interactives, à l’émergence d’une simulation performative mettant en jeu deux «matériaux» instables : le système artificiel et l’être biologique auxquels il faut ajouter l’espace « entre » eux, ce qui les relie et dirons-nous les intègrent l’un à l’autre. Dans ce jeu de communication qui s’établit entre le tableau


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spatialisé et l’interacteur humain, se crée un nouveau lieu de rencontre et de partage : le «champ d’interaction». L’espace advient quand un lieu est transformé par une action : le chaînage en flux des actions de l’interacteur et des réactions ou des réponses en feedback du tableau virtuel, peuplent le champ d’interactions, lui conférant ainsi, le statut «d’espace d’interaction». »π, Sophie Lavaud.

Inter Dis-Communication Machine, Kazuhiko Hachiya, 1993

Depuis les années 1960, les arts plastiques n’ont eu de cesse de sortir de l’objet d’art pour développer des situations d’expérience esthétique : installation, in situ, environnement, et aujourd’hui, dispositif. L’implication du spectateur dans l’œuvre a d’abord été une question de « co-présence » (Art Minimal), puis s’est développée avec la mise en œuvre de l’image même du spectateur. À ces principes s’ajoute aujourd’hui par l’interactivité, l’intégration des mouvements et des gestes du spectateur. Loin d’être acquises, ces formes de participation du public se déclinent suivant de nombreuses modalités à analyser autant qu’à expérimenter : il peut aisément glisser du visiteur au spectateur, du cobaye à l’usager, être acteur ou actant, pratiquant ou pratiqueur, et même, performeur.

3. la réalité virtuelle : la perception à l’épreuve de la matérialité Il fut un temps René Huygue disait que « l’esprit parvient à expliquer tour à tour la lumière, l’attraction, l’électricité, la notion d’énergie pure, jusqu’au jour où la science moderne sera tentée de réduire la matière, jadis sacro-sainte, à n’être plus qu’un aspect de cette même énergie, de ne considérer dans sa particule élémentaire, l’électron, en somme, “qu’une apparence... une localisation de cette énergie dans un espace généralement très petit”. »▾

π Extrait de l’article L’implication du corps dans les scénographies interactives de Sophie Lavaud. [En ligne] disponible sur : <http://www.olats.org/projetpart/artmedia/2002/t_sLavaud.html> (consulté le 08/12/2013). ▾ René Huyghe, Dialogue avec le visible, éd. Flammarion, 1955 (p.144).


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Rose tree, Char Davies, 1995

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L’art numérique et la réalité virtuelle

La réalité virtuelle est à la fois une technologie permettant une simulation interactive et en temps réel de la réalité et une technique de communication homme-machine consistant à immerger à l’aide de dispositifs d’entrée/sortie particuliers, une personne dans un univers sensoriel de synthèse recalculé en temps réel (images, son, sensations tactiles...). Elle est réalisée à l’aide d’images de synthèse, d’un environnement virtuel en 3D dans lequel on peut évoluer, donnant l’impression d’une immersion dans un monde réel. La question du ressenti y apparaît comme enjeu primordial ; si l’on considère un format classique, force est de constater que le retour expérientiel s’y fait unique, c’est-à-dire qu’il associe une réaction sensorielle à un stimulus précis : un tableau ou une sculpture feront appel à la vision, un concerto à l’ouïe, et ainsi de suite. Les expériences de réalité virtuelle associent l’homme réel en tant qu’être sensitif à un univers projectif élaboré. Plusieurs travaux, notamment ceux de Char Davies ›, s’interrogent quant au paradigme de ce corps numérique, désincarné puisque inséré à l’œuvre. Dès lors, on observe une propension à la fusion art/spectateur, en rupture avec la logique classique considérant l’un et l’autre de manière dissociée, parfois combinés. Les environnements de réalité virtuelle (RV) ou de réalité augmentée (RA), constituent aujourd’hui des catégories importantes de la création numérique. Des artistes comme Jeffrey Shaw, Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, Maurice Benayoun, Char Davies et Sophie Lavaud se sont efforcés de montrer qu’au-delà des enjeux technologiques et spectaculaires, un nouveau potentiel d’écriture s’offrait à l’artiste pour créer des situations complexes, conceptuelles, oniriques ou engagées. En 1994 Sophie Lavaud réalise dans Les ateliers d’art 3000 (devenus depuis le CUBE à Issy-Les-Moulineaux) une œuvre interactive en réalité

› Char Davies (née en 1954) est une artiste canadienne qui crée des œuvres d’art, dispositifs et installations utilisant les technologies de réalité virtuelle immersive.


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Centre-Lumière-Bleue, Sophie Lavaud, 1994

Les formes de l’intangible

virtuelle, Centre-Lumière-Bleue, qui fonctionne avec des capteurs selon les mouvements et déplacements des publics. En collaboration avec l’artiste Fred Forest, elle crée le Technomariage en 1999, qui constitue en première mondiale un événement utilisant Internet et un programme de réalité virtuelle. Les systèmes immersifs, comme les casques de réalité virtuelle ou les salles cubiques immersives, recourant à la réalité virtuelle à échelle humaine. Ils donnent la possibilité de mettre en situation le visiteur dans un environnement virtuel interactif, à l’aide de périphériques spécialisés et de lui faire vivre une expérience singulière, hybride, qui prend ses distances et joue avec les lois du monde physique. Cependant, les systèmes immersifs ne s’apparentent pas uniquement aux procédés de la réalité virtuelle. Il existe aussi ce qu’on appelle l’art immersif, ressemblant plutôt à une expérience sensible et délicate qu’à une expérience technologique et numérique. Nous l’avons compris, la perception, dans le cas des dispositifs à modalités sensorielles est fondamentalement d’une nature multisensorielle. Les environnements expérientiels, autrement dit, les environnements procurant une expérience sensible et les espaces d’interaction sont une simulation qui rend visible une réalité invisible.


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Les dispositifs immersifs

i i i . l e s d i s p o s i t i f s i m m e r s i f s  : e n t r e f u s i o n m u lt i m o d a l e et interactivité Il convient avant tout de s’entendre sur le terme d’immersion, employé métaphoriquement pour qualifier la sensation d’être plongé dans un monde : intangible virtuel, en trois dimensions, grâce à des moyens tangibles spécialisés. Toutefois, l’expérience immersive existe également par le biais de moyens sensoriels se rapprochant des cinq facultés d’éprouver le monde virtuel ou immergeant de l’œuvre que l’on expérimente.

1. un art de l’installation sensorielle L’immersion sensorielle est liée aux sens et rassemble tous les critères favorables à l’exploitation de nos perceptions : l’importance du visuel, mais également l’influence du toucher et du son sur l’appréhension et la perception de l’espace, ou encore l’impact de l’olfaction sur la perception avec des expériences olfactives. On a pu le « voir » dans La ville invisible, installation-spectacle de la Com-


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Pavillon de Marseille

Les formes de l’intangible

pagnie Le Bruit qu’ça coûte, présenté à la Semaine du son en janvier 2013, où les yeux bandés et les oreilles chaussées d’un casque audio sans fil, le voyageur suit la voix d’un guide et un chemin tactile au bout duquel lui seront révélés l’invisible et l’inouï de la cité. Ce voyage sonore et tactile entraîne le voyageur qui s’y aventure dans une expérience spatio-sensorielle hors du commun. Il s’avère en revanche que l’olfaction et le goût sont les modalités sensorielles les moins exploitées lors de ce genre d’installation, néanmoins on peut retrouver des expériences olfactives intéressantes sont à essayer au Pavillon de Marseille avec ses cabines olfactives, ou lors d’un voyage dans le noir avec l’expérience Les Yeux Grands Fermés au Futuroscope � proposant près d’une cinquantaine d’odeurs. L’expérience oflactive a pû également être expérimentée à Paris, pendant un concert dans le noir des artistes (non-voyants) Amadou et Mariam à la salle de spectacle la Cité de la Musique en janvier 2012. Le concert ne se regardait pas, mais s’écoutait, se ressentait uniquement, où l’ouïe et les odeurs permettaient de voir et où les sens s’exacerbaient pour mieux percevoir les moments, les événements, faisant de cette narration particulière une histoire dans laquelle les spectateurs se plongés. Pour qu’une expérience ou un dispositif soit réellement immersif, il se doit de convoquer au minimum deux sens. Tantôt certains dispositifs procurent des correspondances sensorielles dans lesquels tous les sens sont convoqués, tantôt seulement deux suffisent à nous embarquer dans une expérience, comme le propose Aptium, une installation audio-tactile de Lynn Pook .

Il est certain que les expériences immersives favorisent un réapprentissage des sens. Le Parc du Futuroscope est un parc à thèmes français, dont les attractions sont basées sur le �  multimédia et des techniques cinématographiques, audiovisuelles et robotiques innovantes. Il est situé dans le département de la Vienne, à 10 kilomètres au nord de Poitiers, sur les communes de Chasseneuil-du-Poitou et Jaunay-Clan. Lynn Pook développe des installations autour de la dimension vibratoire et tactile du son : l’audiotactile. Ses créations prennent la forme d’installations et de concerts où le public est équipé d’interfaces qui permettent de faire circuler des compositions sonores sur l’ensemble du corps.


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Les dispositifs immersifs

Dominique Moulon✦ en a d’ailleurs fait la constatation : « Les installations artistiques qui intègrent des dispositifs de captation induisent la participation des spectateurs qui sont ainsi sollicités pour souffler, toucher, entrer, marcher, regarder, courir, gesticuler, caresser, s’approcher... Tout a commencé, en ce qui me concerne, en 1990 lorsque j’ai été incité à “souffler sur une image” durant le premier festival Artifices (...). »◆ En effet, se rendre compte de l’importance des autres sens que ceux de la vue provoque une émotion. Un lieu tel que le Futuroscope nous fait voyager au travers d’histoires immersives en format géant, attractions à sensations et aux parcours interactifs grâce aux médiations technologiques des arts numériques. L’association et attraction Les Yeux Grands Fermés du Futuroscope, sans s’imprimer sur notre rétine, déconstruit nos facultés auditives, tactiles et olfactives habituelles. Elles sont appelées, attirées et convoitées autrement, nous faisant naître ou renaître des perceptions déjà vécues. L’auteur et Docteur en muséologie à l’Université de Montréal Alessandra Mariani souligne que « pour de nombreux spécialistes de la question, le mouvement, le déplacement, la marche, combinés à la captation sensorielle (dans l’optique d’une perception sensorielle et d’une émotion accrues), déterminent si une œuvre est immersive »π. En effet, les œuvres présentées lors du Festival NéMo le démontrent. L’immersion collective amène à vivre une sorte d’expérience collective, où la perception de chacun est quasiment vécue de la même manière. Cependant, les réactions provoquées ne seront différentes : certains s’enfuient tandis que d’autres s’abandonnent. Les questions fusent au sortir d’une expérience collective. On entre et

Affiche 2013 du Festival NéMo

✦Dominique Moulon (né en 1962) est enseignant, critique d’art, expert en cultures numériques et directeur artistique de la foire d’art numérique Show Off Paris. ◆ Article complet dIsponible [En ligne] sur <http://www.moulon.net/pdf/pdfli_01.pdf> (consulté le 19/01/2014).  π Extrait de l’article « Pratiques interactives et immersives : pratiques spatiales critiques », La réalité augmentée de l’exposition disponible [En ligne] sur <http://www.mediatropes.com>. Le Festival NéMo est l’un des principaux événements français dédiés aux arts numériques.


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Les formes de l’intangible

on vit l’expérience à travers notre perception, seul, tel « un voyage intérieur » π ; mais ne serait-ce que pour savoir ce que les autres ont vu, ou pour comparer nos impressions, on partage ce que l’on a vécu. Selon Oliver Grau, auteur de Virtual Art : from illusion to immersion, le processus d’immersion renvoie en définitive à une expérience intense qui se caractérise par une augmentation de l’émotion. La technologie électronique est aussi en partie responsable du phénomène de l’immersion : sa capacité de recréer des environnements virtuels a habitué les gens à se faire une toute autre interprétation de la réalité. Sans être un phénomène nouveau, cette métamorphose des concepts de l’art, de l’image et des modes de perceptions est intimement liée à l’évolution de l’art interactif, et aux concepts d’interface. L’exposition Immersions Digitales #3 qui a eu lieu en juin 2013 à Paris, proposait de découvrir œuvres et design innovant autour de la thématique de la lumière : interactivité, immersion au cœur d’un dispositif esthétique et sensoriel, performance et disruptivité sont les concepts qui portent cette programmation. La lumière fait naître le visible et structure la perception en révélant le tracé et les formes de la matière, des objets et de l’espace dans lequel ils s’inscrivent. Inspirant de tout temps les artistes, elle a souvent été détournée en objet d’étude, sujet d’observation, médium à manipuler ou matière à travailler… Désormais élément incontournable de la création artistique contemporaine et numérique, la lumière est un champ d’expérimentation qui s’élargit et se renouvelle sans cesse au gré des innovations technologiques. Immersions Digitales #3 proposait une expérience sensible à travers une scénographie originale transformant l’happen space d’Accenture en labyrinthe, avec un côté blanc et lumineux, et un autre côté composé de boîtes noires pour augmenter la perception.

π Art contemporain, nouveaux médias (p.58), Dominique Moulon, 2008, nouvelles éditions Scala.


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Les dispositifs immersifs

Dans l’exposition D-light, les artistes explorent les propriétés matérielles et immatérielles, physiques et spatiales d’une lumière re-créée. Souvent conçus en collaboration avec des ingénieurs ou scientifiques, leurs dispositifs concourent à des expériences, visuelles et physiques, qui mobilisent et stimulent nos sens (son, toucher, vue) en se combinant avec le mouvement afin de proposer de nouvelles spatialités. L’exposition D-light a été pensée comme une proposition artistique innovante invitant non seulement le visiteur à découvrir et visualiser l’imperceptible et l’invisible, mais aussi à toucher et à peindre lui-même avec la lumière.

2. quand la couleur et la lumière deviennent palpables

FLASHEZ CE QR CODE et palpez la couleur

Cet art de l’installation qu’est le dispositif immersif et sensoriel joue en premier lieu avec notre sens premier : celui de la vue. Il tente de déjouer notre perception grâce à des procédés liés à la couleur ou la lumière, aux formes visuelles, mais aussi au concept que véhicule le dispositif. Le spécialiste des couleurs Michel Pastoureau ◊ disait : « J’essaye de comprendre ce qu’est la couleur : une matière, une fraction de la lumière, une sensation, un ensemble de mots, un concept. »

Thomas Wilfred et le Clavilux, 1930

La véritable naissance de l’art de la lumière peut être placée autour des années 1930, avec les expériences pionnières de lumière mouvante de Thomas Wilfred ▾, l’inventeur de la Clavilux et de Lumia, développée par la technique des orgues de couleurs. À travers Lumia, nous entrons dans un nouveau domaine. C’est d’ailleurs probablement parce que cette performance implique qu’un artiste joue sur un clavier qu’elle a été étroitement comparée à la musique. Pourtant il s’agit d’un art silencieux.

◊ Michel Pastoureau (né à Paris 1947) est un spécialiste français de l’histoire médiévale, un archiviste paléographe, un écrivain et un professeur. ▾ Annexe biographies .


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Les formes de l’intangible

La sensation colorée est une sensation lumineuse. Les couleurs ne sont que le reflet de la lumière. En effet, en peinture – et ce depuis la naissance de celle-ci – couleur et lumière sont intimement liées.

Exposition Le Vide, Yves Klein, 1958

L’art de l’installation est proche des théories développées dans Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty (1945). L’expérience plastique du sensible s’opère à travers un premier élément déclencheur : la couleur. Une des premières installations immersives et immatérielles est l’exposition d’Yves Klein, Le vide, inaugurée le 28 avril 1958 à la galerie Iris Clert, à Paris. Cette initiation au monde « suprasensible » de l’immatériel se traduit par une imprégnation de l’espace par l’intermédiaire du bleu. En effet, l’espace extérieur de la galerie, est de part en part, orné de bleu : la vitrine est peinte en bleu, un rideau bleu accueille les visiteurs, les cartons et les timbres des invitations sont bleus, jusqu’au cocktail offert par l’artiste, teinté de bleu de méthylène, avant d’inviter à l’immersion dans une salle d’exposition de 20 mètres carrés à la blancheur immaculée. Le vide supposé est ici un espace de sensibilité accru, conduisant à une expérience incarnée et spirituelle qui fut comprise un peu trop rapidement comme un geste d’anéantissement de l’art, voire un art du rien. Yves Klein a ouvert la voie à des artistes soucieux de révéler une perception « mystique » située au-delà de l’iconographie et du visible. En 1963, La Monte Young✦et sa partenaire Marian Zazeela élaborent le concept de la Dream House, selon lequel une œuvre serait jouée en continu pour, finalement, exister dans le temps réel. Pour désigner le caractère environnemental de cette collaboration, le collectif utilise l’expression « environnement sonore et lumineux » que l’on pourrait qualifier d’im-

✦Annexe biographies .


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mersif puisqu’il y a association de son et lumière. En 1979, la mise à disposition du 6, Harrison Street, bâtiment de six étages avec une tour de neuf étages, permet la réalisation la plus évoluée de la Dream House, faites de multiples environnements sonores et lumineux, liés entre eux mais situés à différents étages. L’installation The Magenta Lights est à l’étage commercial avec son plateau d’environ 450 m2 et son plafond de plus de 9 m de haut sur lequel les sources lumineuses projetaient les ombres des mobiles.

James Turrell

L’artiste américain James Turrell ◊, lui, compose des skyspaces (« fenêtres-espace »), libérant le spectateur par une immersion rétinienne totale dans des bains lumineux et colorés. Ayant consacré tout son travail artistique à la lumière depuis le début des années soixante, ses installations explorent diversement la manière dont les propriétés physiques de la lumière peuvent être utilisées de manière à modifier notre perception de l’espace, des distances et des volumes. Dans un dispositif réduit au minimum, l’expérience des Light Spaces (depuis 1991) de Turrell offre une désorientation totale : une salle divisée en fonction d’un cadre qui laisse filtrer une lumière colorée, dense et envahissante. Jouant de la déstabilisation physique, l’installation acquiert une dimension exceptionnelle en retirant le sujet de la temporalité ordinaire de son univers. L’expérience somatique soustrait la pensée au temps présent, plongeant les sens dans un sentiment d’éternité. Dans de telles œuvres, comme d’autres artistes utilisant la lumière artificielle l’ont fait, notamment l’artiste belge Ann Veronica Janssens▾ ou la française Nathalie Junod-Ponsard , la lumière peut donc acquérir une dimension virtuellement tactile grâce à la couleur et illustrer la perception. Turrell le déclare lui-même « Perception is the medium »

◊ Annexe biographies . ▾ Annexe biographies . Nathalie Junod-Ponsard est une artiste visuelle française. Son travail repose sur la matérialité de la lumière et ses installations entraînent le public à entrer dans des lieux emplis de lumière et de variations chromatiques déterminées par certaines longueurs d’ondes, troublant les sens.


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Les formes de l’intangible

(« la perception est le medium », également communément cité par l’artiste peintre Bridget Riley).

Bluette, Ann Veronica Janssens, 2006,

Avec les œuvres d’Ann Veronica Janssens, le spectateur est confronté à la perception de « l’insaisissable » et à une expérience sensorielle où il franchit le seuil de la vision claire et maîtrisée, où il perd le contrôle de ses sens. Même s’ils induisent aussi des expériences physiologiques, les travaux d’Ann Veronica Janssens se distinguent de l’art optique des années 1950-60 et ne reposent pas sur des effets formels à décoder. S’il y a du spectaculaire chez elle, c’est celui d’une déconstruction de l’objet, « au-delà du miroir », au sens où le spectateur est ramené de façon tout à fait fondamentale à son corps et à ses émotions perceptives profondes, à une expérience active de la perte de contrôle, de l’instabilité, qu’elle soit visuelle, physique, temporelle ou psychologique. L’usage du brouillard artificiel va dans ce sens et les œuvres qui l’utilisent plongent le spectateur dans une situation où la perte de repères ouvre un espace imaginaire, vide de matière, où le corps bascule hors du temps et de l’espace. Cependant, le principe d’immersion par la couleur peut être combiné différemment, comme chez Bill Viola� avec des projections vidéos monumentales qui ont lieu dans l’obscurité ou Olafur Eliasson✦, où l’expérience collective se mêle à la contemplation. Ces méthodes rappellent celles des vitraux d’églises, où l’intérieur sombre de l’église se retrouve immaculé de lumière et de couleur grâce au verre limpide et transparent du vitrail. Dans l’installation vidéo Five Angels for the Millennium (2001) de Viola, les sens aiguisés par la pénombre, le spectateur se retrouve partagé entre cinq écrans, qui diffusent simultanément les images d’un personnage incarnant tour à tour un ange qui plonge. Nous sommes ici face

Bill Viola (né en 1951) est un des pionniers de l’art vidéo. �  ✦Olafur Eliasson (né à Copenhague en 1967) est un artiste contemporain danois. Son œuvre explore la relation existant entre la nature et la technologie, comme lorsque des éléments tels que la température, l’olfactif ou encore l’air se convertit en partie en éléments sculpturaux et en concepts artistiques.


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à un véritable dispositif de contemplation, immersif, mais dont la configuration inhabituelle de l’installation nous offre un hors-temps provoqué par des cycles d’images ralenties, ceci occasionnant chez le spectateur une sorte de flottement physique troublant. Pour The Weather project (2003), l’artiste islandais Olafur Eliasson a ainsi composé une installation géante à partir de l’architecture grandiloquente du hall principal de la Tate Modern de Londres. À un soleil de synthèse orangé (des lampes de tungstène monofréquence) disposé au sommet du mur du fond de la grande halle, Eliasson a ajouté un plafond de miroirs qui démultiplient la hauteur déjà vertigineuse de l’espace (35 m). Les visiteurs viennent y éprouver un épisode atemporel et purement artificiel, moment de communion « naturaliste ». La saturation du volume monumental par la couleur jaune provoque un changement de la perception faisant voir au sujet, son entourage immédiat en noir et blanc. Entre démonstration pseudo-scientifique et climatologie du sensible, l’œuvre d’Eliasson est devenue un événement, détournant le terme d’environnement parfois utilisé pour les installations, afin de créer un véritable environnement naturel synthétique. On retrouve aussi cette idée d’immersion dans les univers psychédéliques et organiques de l’artiste japonaise Yayoi Kusama, dont les installations sont systématiquement envahies de pois ou de points colorés, motif obsessionnel souvent allié à des architectures prismatiques en miroirs, qui sont comme autant de dispositifs de démultiplications de l’ego. L’artiste Carlos Cruz-Diez ou encore Dan Flavin que l’on a vu tous deux exposés à l’exposition Dynamo en avril 2013 au Grand Palais à Paris, ont eux aussi fait l’expérience perceptive sensible de la matérialité de la lumière par l’immersion colorée.


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La couleur est un moyen de représentation abstraite et immatérielle, mais la lumière permet d’une part de lui donner forme et d’une autre elle permet de nous plonger dans des univers par la couleur. Comme le dit Kandinsky dans son ouvrage Du Spirituel dans l’art, la couleur « n’est pas limitée dans notre représentation. » En effet, on ne représente pas matériellement une couleur, tout comme un son, ou une odeur. Mais par le biais des dispositifs immersifs il devient possible de palper la couleur. La lumière et la couleur jouent alors sur notre perception spirituelle et temporelle. Mais joue-t-elle un rôle dans notre perception sonore et spatiale ? L’idée d’associer lumière et couleur à l’espace semble inhérent puisque les rayons définissent des zones d’éclairages ou d’ombres qui marquent l’espace et sa perception par le spectateur.

3. la métaphore spatiale et sonore

The Dream House

Comme nous l’avons précisé précédemment, des artistes comme La Monte Young compositeur avant tout, et chef de file du mouvement minimaliste aux côté de Terry Riley, Steve Reich ou encore Philipp Glass et Marian Zazeela, connue pour ses travaux où elle manipule la lumière, collaborent sur des projets où la lumière, le son et l’espace, cohabitent. Le plus connu reste The Dream House, un espace unique au 275 Church St à New York où son et lumière deviennent indissociable. Il va s’en dire que espace et son vont souvent de paire, et que l’espace existe grâce aux contours que dessine la lumière. La grande exposition Son et Lumières, Une histoire du son dans l’art du XXe siècle, qui anima le Centre Pompidou en 2004 confronta images et


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sons avec le travail d’une centaine d’artistes et près de 400 œuvres. Cette exposition renvoie au spectacle, à l’expérience sensorielle et aux correspondances sonore / visuel, renouant avec l’idée romantique d’un art total, éveillant tous les sens. On s’aperçoit que les caractéristiques physiques de l’espace influencent directement l’œuvre perçue; et sans lumière, on ne pourrait pas voir les objets qui nous entourent, la matière, les contours d’un espace. Des écrans, en passant par la projection lumineuse ou holographique, sans oublier sa propre diffusion, la lumière a une part essentielle dans l’installation immersive et fait corps avec l’espace. Elle devient un repère spatial. Dans le cadre du travail de T. Wilfred, la lumière rendait la matière et l’espace palpable.

Metastasis, Iannis Xenakis, 1953-54

Dans le travail de Iannis Xenakis π, la dimension spatiale et la dimension physique de la musique sont au centre de sa réflexion. Son œuvre Metastasis (1953-1954) est décrite par Jean-Yves Le Bosseur dans Le Visuel et le Sonore comme une expérience exceptionnelle de la synthèse du son, de la lumière, et de l’architecture. Dans d’immenses structures éphémères, Xenakis développe clairement ses compositions lumineuses, donc visuelles, et sonores en parallèle dans l’espace. Pour décrire sa démarche, Xenakis dit que « tout se passe sur plusieurs niveaux, dans l’espace comme dans l’imagination ». Les systèmes choisis, les moyens adoptés, le message qu’il souhaite transmettre, dépeignent le génie de ce compositeur qui structure visuellement la pensée. Et selon Sophie Lavaud, il existe une « conscience immersive » : la véritable immersion ne nécessite pas d’éléments matériels externes comme les casques numériques ou les Kinect, mais elle a lieu grâce à des artifices immatériels externes tels que la lumière, la couleur, la projection etc. permettant de créer une émotion

π Annexe biographies .


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sensible subjective interne par la pensée. En 1960, Yaacov Agam▾ crée son premier Tactile Sonore. Il s’agit d’une surface sur laquelle sont montés des éléments métalliques que le spectateur est invité à parcourir de la main pour en tirer un effet sonore. Les éléments métalliques montés sur ressorts s’entrechoquent à la moindre vibration en émettant chacun une note différente. Ainsi, l’énergie cinétique se transforme en énergie sonore. Qui dit énergie dit importance de l’espace. On peut remarquer que dans les dispositifs interactifs, la disposition d’écrans joue la plupart du temps sur la perception de l’espace. L’installation interactive Les Pissenlits d’Edmond Couchot et Michel Bret de 2005 le montre. Dans cette œuvre interactive, neuf ombelles de pissenlit sont doucement éparpillées par une brise virtuelle correspondant au souffle réel que le spectateur dirige sur l’écran ; les graines se détachent alors, s’envolent et retombent lentement. Chacun effeuille les sphères étoilées à sa manière, rapidement ou lentement, cherchant le rêve ou l’efficacité. Certaines personnes ne comprennent pas tout de suite qu’il s’agit d’une simulation et pensent que les images sont déjà enregistrées, alors qu’en réalité, ces images sont le résultat d’une interaction par l’écran, simulant un espace réel, bien qu’il soit virtuel. Le travail de Sophie Lavaud en est aussi un exemple, puisqu’il continue d’interroger ce qu’est l’acte de percevoir par des espaces immatériels. Perpétuant ainsi l’héritage de toute une tradition picturale qui s’est interrogée sur le phénomène de la perception visuelle, son œuvre Matrice Active se propose de poursuivre la migration de la peinture avec l’installation

▾Yaacov Agam est un plasticien israélien né en 1928, établi en France à partir de 1951, et figure de l’art cinétique.


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Centre-Lumière-Bleu, à travers des espaces formalisés par le code informatique. Avec l’installation immersive Tropique, l’artiste étienne Rey lui aussi tente de rendre perceptible la structure dite « immatérielle » de l’espace. Ce type de travaux pourraient s’en tenir là et fournir matière à une étude scientifique des comportements, mais là où l’artiste entre en jeu, c’est qu’il choisit de rendre visibles ces phénomènes invisibles. étienne Rey fait partie de cette génération d’artistes qui s’impliquent sérieusement dans une recherche sur les conditions de la perception de notre environnement et, traduisant leurs résultats sous une forme sensible, non seulement renouvellent la conception que nous avons généralement de l’art, mais participent de la mise en lumière de notre écosystème. FLASHEZ CE QR CODE et projetez-vous !

→ Seventh Sense, Anarchy Danse Theatre, 2011

Encore une fois, par le biais de projections lumineuses et l’installation d’écrans, et grâce à la technologie et à la création visuelle, il est possible de se projeter dans des expériences immersives où la perception est totalement détournée (Seventh Sense d’Anarchy Dance Theatre & Ultra Combos from Taiwan, Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand pour leurs ondes sonolumineuses et environnements d’immersion sensorielles ou encore Miguel Chevalier et ses espaces en quatre dimensions). Ceci provoque donc une perte de repères évidente au sein de ce type d’expérience.

4. la perte de repères au sein de l’installation interactive L’environnement immédiat de l’installation immersive Zee, de Kurt Hentschläger est un épais brouillard artificiel effaçant toute délimitation d’un espace « réel ». Il gomme aléatoirement les murs, les sols et les plafonds afin de nous procurer une sensation de perte de repères : « Le son régulier d’un drone couvre les voix de ceux qui ont disparu virtuellement. Nos membres, tout comme les corps des autres specta-

Kurt Hentschläger (né en 1960, vit et travaille aux Etats-Unis) a présenté cette installation lors de l’édition 2009 du festival néerlandais STRP d’Eindhoven.


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teurs, se sont effacés. Des flashs de lumières stroboscopiques blanches et colorées agissent directement sur les écrans de nos rétines (...). »◆, Dominique Moulon. En impliquant le corps du participant à titre d’intervenant dans l’expérience au moyen de la mise en scène, il est espéré que celui-ci se verra plus profondément touché et se sentira davantage impliqué dans l’expérience (en se compromettant physiquement).

L'expédition scintillante, Pierre Huyghe, 2002

Lors de la rétrospective consacrée à Pierre Huygue en septembre 2013 au Centre Pompidou dans la parcelle de terrain annexée à la Galerie sud, un dispositif de modification du climat a été installé. Brouillard, neige et pluie de L’Expédition scintillante, Acte 1 (2002) vont ainsi accompagner le visiteur dont les sensations, dans leur définition la plus large, vont être mises à contribution : vue altérée par le brouillard, sensation de froid ou d’humidité… Il est conduit à ressentir physiquement les intempéries, en référence au climat fictionnel du roman d’Edgar Poe. Ce sont ses déplacements qui provoquent les changements climatiques. Outre la poésie des flocons qui tombent ou de la masse informe du brouillard, c’est aussi à une perte de repères auquel le visiteur est confronté. Comme son ami Pierre Huygue, Philippe Parreno pense l’exposition comme un objet, comme un espace-temps, une expérience dont il réévalue, sans cesse, les limites spatiales et temporelles. Lors de son exposition Anywhere, Anywhere Out Of The World en octobre 2013 au Palais de Tokyo, lieu qui lui était entièrement consacré, Philippe Parreno invite le spectateur à se laisser porter d’œuvre en œuvre et à se perdre dans le Palais. Il n’y pas là une seule et unique œuvre immersive, mais c’est en effet l’exposition entière qui nous perd, aussi bien par le manque de médiation

◆Art Contemporain Nouveaux Médias, nouvelles éditions Scala, 2011.


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muséale, par l’immensité des salles qu’une œuvre peut s’approprier, que par le titre de l’exposition. La technologie est au service de l’émotion et de la sensation. Tout comme l’art numérique en général, le spectateur n’est plus uniquement contemplateur, mais également acteur de l’œuvre au sein des dispositif immersifs. L’interactivité et la sensorialité sont devenues les clés principales de ces dispositifs. On s’aperçoit que le rôle du corps est déterminant aujourd’hui dans l’art puisque c’est par l’intermédiaire de la perception sensorielle (la vue, le toucher, l’ouïe, l’olfaction, parfois le goût) que s’effectue la transformation opérée par l’œuvre d’art interactive. Nous sommes face à une mise en correspondance des sens permanente. La notion d’immersion devient donc fondamentale dans l’œuvre immatérielle. Ce qui reste toutefois immatériel dans les dispositifs à modalités sensorielles actuels, c’est l’objet (ou sa présence); tandis que la sensation elle, est dans tous les cas bien réelle, vraie, perceptible, sinon cela relèverait de l’ordre de l’hallucination. Si cette phénoménologie « sensorielle » de l’immersion a laissé très souvent les visiteurs non rassasiés à la fin du parcours d’exposition, elle devient malgré tout particulièrement utile dans les cas où il faut mettre en montre l’intangible. La présentation de concepts intangibles et d’abstractions se révèle être un poids important dans la balance des expositions thématiques actuelles. Ces concepts gagnent de plus en plus de terrain et exigent un degré de créativité important de la part des concepteurs d’expositions qui doivent composer avec la médiatisation d’un ou de plusieurs messages qui ne possèdent pas de support matériel correspondant.


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Les formes de l’intangible

Avec l’immersion complète, on peut parler de « (ré)intégration du corps du public dans l’expérience artistique et esthétique » (Annick Bureaud, 2003). Nous avons pu démontrer dans ce deuxième chapitre qu’en fait l’intangible est matérialisable, et que les perceptions peuvent se représenter. On peut palper l’immatériel grâce au dispositif artistique, rencontré dans l’art numérique et les arts immersifs, qui ne s’arrête pas au visible, mais va au-delà. La notion d’immersion est importante car elle nous offre une autre approche de la communication visuelle. Grâce aux moyens et stratégies étudiés par le biais du dispositif il est possible d’envisager de créer des expériences multimodales et de recréer des univers qui relèvent à la base d’expériences perceptives intérieures et subjectives, donc intangibles, par la lumière, la couleur, l’espace et le son mais aussi par des textures telles que le brouillard artificiel. La pratique artistique reposant sur le dispositif permet de représenter et de matérialiser des perceptions en l’absence du tangible. Les sensations et perceptions deviennent palpables alors qu’elles ne sont pas tangibles. On peut donc rendre l’intangible palpable. Toutes ces affirmations sont basées sur des exemples de procédés artistiques existants, et ces phénomènes d’intangibilité se retrouvent également au sein du travail du designer graphique. Tout comme l’artiste plasticien ou l’artiste numérique, le designer graphique peut-il à son tour matérialiser l’immatériel ? On peut même imaginer qu’un dispositif immersif soit de l’ordre du graphisme si celui-ci a pour but de communiquer un message, de transmettre des informations.


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Conclusion

Le designer graphique est aujourd’hui un acteur hybride dans la conception d’expérimentations visuelles ; et nous allons voir qu’au-delà de sa pratique créative à proprement parler, le designer graphique expérimente sa discipline en dépassant parfois son {seul} rôle de communicant d’informations visuelles, et en tentant lui aussi de matérialiser des perceptions, de les rendre tangibles.




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chapitre 3

le visuel au-delà du visible Vers une hybridation du design graphique — i. le design graphique a u s e r v i c e d e l a s e n s at i o n

86 i i . g r a p h i s m e e t s y n e s t h é s i e  : u n e a p p r o c h e m u lt i s e n s o r i e l l e d u d e s i g n g r a p h i q u e

89 iii. enjeux et perspectives du design synesthésique

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Selon Niki Baccile, chargé de recherches au CNRS, l’invisible n’existe pas : « la notion d’invisible, dans un sens, est dépourvue de sens (...). Avant de définir l’invisible, il faut peut-être parler de visible, c’est-à-dire qui implique le sens de la vue, tout en rappelant que celui-ci n’est qu’un des cinq sens. »π Nous avons vu que l’artiste contemporain peut permettre à un public de toucher du bout des doigts la sensation d’immatériel en rendant visible des perceptions. Pourrait-on nous dire qu’il en est de même pour le designer graphique ? Avant tout qui est-il ? Et que signifie design ? Selon le psychologue de la perception américain Peter C. Dodwell, plus de 90% de notre information sur le monde passe par le nerf optique, autrement dit par le visuel. Aujourd’hui, le graphisme est une approche du design – d’où son glissement vers l’expression « design graphique » – mais également un prolongement de la création artistique puisqu’il s’agit d’un acte créatif. Cependant, le design graphique est également défini comme un traitement visuel d’informations, de messages et données le différenciant de l’art et des beaux-arts. Son objectif est de les exprimer de façon visible, intelligible voire universelle. Tout comme en anglais et en italien, le terme design trouve son origine dans le latin designare (marquer, tracer, représenter, dessiner, désigner…), qui a permis également de former en français le verbe « desseigner », d’où sont issus les verbes « désigner » et « dessiner ». À la Renaissance, disegno (en italien) est l’un des concepts majeurs de la théorie de l’art. Il signifie à la fois dessin et projet. Au XVIIe siècle en France, les théoriciens de l’art le traduisent par dessein et conservent le double sens (l’idée et sa représentation). En 1712, le concept de design fidèle au sens de disegno est introduit dans la théorie anglaise de l’art. Ainsi, nous avons « drawing » pour le dessin en tant que tracé et « design » signifiant l’idée et sa repré-

π  Invisible & Insaisissable, ouvrage de la collection écritures Numériques publié à l’occasion de l’exposition collective du même nom au Centre Des Arts d’Enghien-les-Bains du 23.09 au 19.12.2011.


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le visuel au-delà du visible

sentation, le projet et son graphisme. Néanmoins, ce double sens de design va se disjoindre rapidement pour suivre les théories de l’art dominantes de l’époque; car c’est en 1750 en France que la distinction apparaît pour donner deux champs sémantiques distincts, celui du dessin (la pratique) et du dessein (l’idée) marquant une rupture fondamentale qui n’est pas sans rappeler la dualité matière / esprit de Descartes. Mais en définitive il existe autant de définitions du mot design que d’experts pour les rédiger. Ce terme a réellement fait son apparition dans la presse au milieu des années 1960 et a été accepté par l’Académie française en 1971. Le célèbre Roger Tallon ◊ le définit ainsi : « Ce n’est ni un art, ni un mode d’expression, mais une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous les problèmes de conception. » Le design est la création d’un projet en vue de la réalisation et de la production d’un objet ou d’un système, situés à la croisée de l’art, de la technique et de la société.

Roger Tallon

Aujourd’hui, la pratique du design graphique englobe tous les design, il nous entoure, et il inclut tous les processus possible de création. Il ne s’arrête pas qu’au print ou au web. Il s’additionne de pleins de choses, et est transversal. Il touche aussi bien au numérique et aux arts visuels, qu’à l’animation et au film. De plus, le design graphique est aujourd’hui plus qu’une pratique créative visuelle, mais c’est une pratique sensible, à l’écoute des sens et des sensations. La formation du designer graphique par les arts appliqués en général lui permet d’explorer de vastes champs. Il est donc capable d’inventer des procédés de création allant au-delà du tangible, pour faire vivre des expériences.

◊ Annexe biographies .


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i. le design graphique a u s e r v i c e d e l a s e n s at i o n 1. une discipline transversale Plus connu sous le terme de graphisme, le design graphique (notion un peu plus étendue aujourd’hui, au sens propre comme au figuré) est une pratique des arts appliqués. Il est omniprésent dans notre quotidien à travers le marketing, la publicité, l’édition, la presse, la communication d’entreprise… Il est le concepteur visuel des solutions de communication visuelle : il intervient dans l’élaboration de supports très variés tels que l’illustration, l’affiche, la communication d’entreprise, la presse, l’édition, le packaging, la publicité, le design web et numérique, le motion design, la signalétique, l’identité visuelle, etc. Ces solutions peuvent être ensuite appliquées à des domaines extrêmement variés et notamment celui de la scène artistique. Aujourd’hui le designer graphique n’est plus « enfermé » dans un


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le visuel au-delà du visible

Le design graphique au service de la sensation

médium spécifique. Nous constatons une convergence entre les arts plastiques et les métiers d’art et des relations transversales entre les disciplines de l’art, ainsi qu’entre les artistes, les artisans et les designers. Des centres d’expositions ou musées parfois mélangent ou collectionnent les deux, tels que le font par exemple le Centre Pompidou à Paris, le Tate Modern à Londres, ou le MoMa à New York. Le graphisme est une discipline qui va puiser son savoir dans divers arts, l’inverse n’étant pas vérifié. Un graphiste peut en effet être amené à travailler pour des supports papier et / ou numériques en utilisant ses connaissances générales. Selon Annick Lantenois, « le design graphique peut être défini comme le traitement formel des informations et des savoirs. Le designer graphique est alors un médiateur qui agit sur les conditions de réception et d’appropriation des informations et des savoirs qu’il met en forme. » Le concept simple des designers Giorgia Nardulli et Antonio Altomare pour leur projet Peep Box consiste à regarder à l’intérieur d’une boite dans laquelle se trouve sur une affiche, des inscriptions typographiques tirées du livre de Bruno Munari▾. Grâce à la technologie Arduino ›, des lumières vertes et rouges se succèdent afin de laisser apparaître deux phrases différentes tour à tour. Par cette action, les deux italiens tentent de montrer, que l’œil, par distraction, occulte naturellement certaines choses que le design aide à voir. Un designer graphique n‘est au départ, pas un artiste (qui lui est souvent autodictacte ou a suivi une formation aux beaux-arts), car il a suivi un enseignement bien particulier dans un domaine des arts appliqués et crée sur commande. En revanche, toutes ses caractéristiques font de lui un concepteur transdisciplinaire, pouvant choisir au gré de ses envies l’application de son « art » au support qu’il souhaite.

▾ Bruno Munari (1907-1998) est un artiste et designer italien et l’un des contributeurs fondamentaux des arts visuels que ce soit en peinture, en sculpture, au cinéma et bien sûr dans les designs industriel et graphique. › Arduino est un circuit imprimé en matériel libre basé sur une interface entrée/sortie simple. Il est destiné à l’origine principalement mais pas exclusivement à la programmation multimédia interactive en vue de spectacle ou d’animations artistiques.


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Les formes de l’intangible

2. graphisme sensoriel : de la communication visuelle à l’empire des sens

Aromapoetry, Eduardo Kac

Le graphisme « sensoriel » appartient au graphisme. Mais du « graphisme qui donne à voir », il y a une évolution vers un « graphisme qui donne à percevoir ». L’artiste contemporain Eduardo Kac par exemple, explore l’invisible et l’insaisissable dans la création d’Aromapoetry (2011), un livre-objet olfactif. Eduardo Kac développe une œuvre multifonctionnelle d’un point de vue artistique et scientifique. En mettant en place une collaboration étroite entre LCMCP, l’Institut de Chimie de Nice et un parfumeur, ce projet met en jeu les sens de manière poétique en utilisant chimie des parfums et nouveaux matériaux nanoporeux à base de verre de silice. Le livre Aromapoetry est le premier livre jamais écrit exclusivement avec des odeurs, il est constitué de douze aromapoems conçus comme des expériences olfactives. À cheval entre le toucher et l’odeur, cette œuvre rompt avec le monopole de la modalité sensorielle visuelle pour s’ouvrir à d’autres modalités sensorielles. Cette rupture du monopole visuel ouvre des portes à la multisensorialité, en partie maîtrisable par le graphisme sensoriel, sans exclure la science, ou les nouvelles technologies parfois. Le graphisme sensoriel est littéralement la prise en compte du ressenti de l’utilisateur dès la conception. Il s’agit là d’une évolution du design uniquement visuel. Le graphiste ou designer graphique, est à la base, un porteur de sens. Il transmet des éléments d’informations à l’aide d’éléments graphiques et visuels. Cependant, le graphisme aujourd’hui ne s’arrête pas à la communication visuelle. Cette discipline, s’étend au-delà : elle s’hybride. Le designer ne se cantonne pas seulement à travailler le visuel sur le papier ou sur l’écran, mais il s’attaque aux perceptions en général par des supports tels que le web, le numérique, les arts visuels ou interactifs en concevant des sensations. Le design graphique devient en quelque sorte une expérience


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le visuel au-delà du visible

The Chanel Book, Irma Boom

Katsumi Komagata

Graphisme et synesthésie

sensorielle, un travail de visualisation des sens, comme ont su le faire des graphistes tels qu’Irma Boom avec son livre The Chanel Book, dont les reliefs sont révélés par la lumière, Katsumi Komagata et ses livres pour enfants ou encore, ce livre blanc 6 réalisé par Niel Caja Rubio dont la couverture indique le chiffre 6, évocateur des 5 sens auxquels il ajoute un sixième : l’intuition. Les différentes pages du livre explorent et mettent à contribution de manière ludique, la vue, le toucher, l’odorat, l’ouïe et le goût. Les papiers se touchent, se voient, se sentent, se goûtent, s’entendent et suggèrent l’intuition.

ii. graphisme et synesthésie

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u n e a p p r o c h e m u lt i s e n s o r i e l l e du design graphique Comme le mentionne le titre, nous pouvons pousser la réflexion encore plus loin. Le design graphique, nous l’avons dit, a fait naître un nouveau graphisme appelé graphisme sensoriel, un graphisme faisant intervenir les sensations, un graphisme renouvelé. En effet, selon le graphiste japonais Kenya Hara, il ne s’agit plus de produire des images percutantes pour attirer l’attention, mais de produire des objets graphiques susceptibles d’imprégner, de pénétrer nos sens. En effet à la sortie de son ouvrage Designing design✦ en 2007, on constate une philosophie renouvelée du graphisme. Mais pour une approche multisensorielle, le design graphique peut aujourd’hui également les faire se correspondre, en faisant intervenir les perceptions grâce aux nouvelles technologies. Cela s’apparente au phéno-

◆ Du grec syn (union-) et aisthesis (-sensation), ce terme apparaît autour de 1865 dans la littérature médicale. Il désigne, en médecine et en psychologie, le phénomène par lequel une sensation normale s’accompagne automatiquement d’une sensation complémentaire simultanée dans une région du corps différente de celle où se produit l’excitation, ou dans un domaine sensoriel différent. [En ligne] <http://www.cnrtl.fr/definition/synesthésie> (consulté le 03/10/2014). ✦ Lars Müller Publishers, 2007.


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mène de synesthésie, qui, conjuguée au design graphique, peut devenir une forme encore plus poussée de représentation et de matérialisation de l’intangible. Comment introduire la synesthésie dans le graphisme, les arts visuels et sonores ? Par quels moyens peut-on développer visuellement un univers abstrait simulant une perception subjective ? Le graphisme est-il une approche artistique à la hauteur de ce phénomène ?

1. de la synesthésie en art La synesthésie : une ambivalence perceptive et sensorielle Le phénomène neurologique de la synesthésie est en fait discuté depuis Aristote dont la réflexion sur les koiné aisthesis (sensibles communs) fut à l’origine, paradoxalement, non pas des développements sur la perception, mais sur la cognition (la notion « commune » de sens commun). Bien plus tard, Locke, en 1690, décrit la couleur sonore que perçoit un aveugle – il s’agit là d’un cas de d’audition colorée, exemple typique de synesthésie. La synesthésie fut l’objet de nombreuses études entre 1860 et 1930 (en particulier par l’homme de sciences Sir Francis Galton� dans son ouvrage Visualized Numerals en 1880) pendant lesquelles des conférences internationales européennes eurent lieu à son sujet, avant de sombrer dans l’indifférence, jusqu’au revival des années 1980, un siècle après sa première apparition dans l’histoire des sciences. La synesthésie est aujourd’hui définie comme un phénomène neurologique provoquant une correspondance▾ involontaire entre divers modes de perception : la stimulation d’un sens active un autre sens, sans que celui-ci ait été stimulé spécifiquement. Un mode de perception peut être activé également à partir non pas d’une perception, mais de systèmes

Sir Francis Galton (1822-1911) était un homme de science britannique. Il fut anthropologue, eugéniste, �  explorateur, géographe, inventeur, météorologue, proto-généticien, psychométricien et statisticien. À partir de 1865, il se consacre à la statistique avec l’objectif de quantifier les caractéristiques physiques, psychiques et comportementales de l’homme, ainsi que leur évolution. ▾On cite souvent comme exemples, ces poèmes bien connus de Charles Baudelaire, Correspondances (1857), ou Voyelles (1872) d’Arthur Rimbaud.


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culturels de catégorisation comme par exemple les nombres, les noms, ou jours de la semaine, etc. Il en existe plusieurs sortes : par exemple la synesthésie graphème-couleur (la plus fréquente), lorsque lettres ou nombres apparaissent colorés au sujet, ou encore celle de la visualisation des unités temporelles (jour, mois, années…) sous forme de représentations tridimensionnelles. Cette association intermodale est dite bimodale quand elle a lieu entre deux modalités sensorielles (ce qui est le cas le plus courant), elle est dite multimodale quand elle met en jeu au moins trois modalités sensorielles ou perceptives. Certaines associations sont plus courantes comme celle entre le son et la vue, d’autres plus rares avec le goût ou l’odorat. « In synesthesia two or more senses are automatically and involuntarily coupled such that a voice, for example, is not only heard, but additionally felt, seen, or tasted. Synesthesia is not imagination or learning. (...) », Richard Cytowic .

Composition VIII, W. Kandinsky, 1923

Fugue in red, P. Klee, 1921

À la suite de sa découverte scientifique, on retrouve petit à petit ce phénomène dans la poésie et la littérature, puis dans la création picturale. L’idée d’analogie musicale dans la peinture apparaît à son tour dès la fin du XIXe siècle avec le mouvement moderne et abstrait avec Kandinsky et Klee. Le cinéma hollywoodien a toujours eu beaucoup de mal à traiter de la culture « noble » (le highbrow). Mais s’il y a bien un film qui arrive malgré tout à intégrer cette notion, grâce au fil conducteur de la synesthésie, c’est Fantasia (1940) de Walt Disney. La synesthésie est présente dès la première séquence, semi-abstraite, sur les notes de la Toccata et fugue en ré mineur de Bach. On peut remarquer que chaque mouvement du chef

Richard E. Cytowic (né en 1952) est un neurologue américain et auteur qui a relancé un intérêt pour la synesthésie en l’étudiant dans les années 1980. En 1989, Richard Cytowic publie un texte pionnier Synesthesia : A Union of the Senses (<http://www.cytowic.net>).


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d’orchestre ou chaque apparition des silhouettes des musiciens est illustré par une représentation lumineuse et colorée. Le narrateur présente les familles d’instruments et l’on voit apparaître visuellement chaque tonalité musicale. De fines hachures fleurissent au son des instruments à corde, rappelant les archets, tandis que les instruments à vents sont représentés par des formes lourdes et arrondies. Le rapport à la synesthésie est donc lié au thème qu’on lui donne : le visuel correspond à ce qu’on entend. C’est d’ailleurs ce que le synesthète qu’était Kandinsky précisait lorsqu’il peignait : le son d’une flûte aigu lui faisait automatiquement penser à du jaune. Dans son traité Du Spirituel dans l’art il associe certains tons de couleur avec certains instruments. Puis de façon totalement décomplexée au milieu du XXe siècle, avec l’avènement des compositions visuelles du Pop Art (David Hockney π, luimême synesthète) et musicales du mouvement minimaliste, simulant la pureté esthétique de la musique comme l’ont fait Philip Glass, La Monte Young, John Cage ou Steve Reich. L’expérience synesthésique est ensuite en plein essor avec l’art vidéo puis numérique. Peu connue de tous, aujourd’hui la synesthésie est un concept central du multimédia, toutefois elle reste inexplorée en tant que procédé stratégique de création. L’enseignant et artiste Paul Hertz souligne que « ce qui est remarquable n’est pas que “l’art synesthésique” se révèle être une chimère, mais qu’il soit une chimère irrésistiblement utile pour la production artistique. » Fantasia, Walt Disney, 1940

π David Hockney (né en 1937) à Bradford au Royaume-Uni, est un peintre et photographe anglais et est une figure du mouvement Pop Art des années 1960.


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La synesthésie : une nécessité esthétique La synesthésie est traditionnellement traitée comme un cas particulier de notre relation sensible avec le monde. En effet, Merleau-Ponty associe cette notion à son chapitre « Le monde perçu » dans son ouvrage Phénoménologie de la perception. Selon lui « la perception synesthésique est la règle, (...) et si nous ne nous en apercevons pas c’est que le savoir scientifique déplace l’expérience » (p. 275). Dans la création artistique, la part de séduction est due à une bonne harmonisation visuelle et perceptive, ce qui nécessitera toujours une part esthétique provoquant des émotions. Et cette idée de fusion des sens est justement une métaphore esthétique très présente dans la création artistique depuis sa découverte scientifique. Entendre les couleurs, visualiser les tons acoustiques, le toucher, l’odorat, le goût, deviennent des moyens de transcender ses processus de création, comme l’ont fait les peintres expressionnistes en représentant leurs perceptions du monde qui les entoure mais également en dépassant le rôle initial du visuel. Il y a aussi comme une nécessité de donner une importance visuelle au langage, aux souvenirs, aux perceptions.

2. l’importance des sens dans la création numérique Rappelons que la métaphore des cinq sens dans l’imaginaire occidental existe depuis des siècles. Pour exemple, les Allégories des cinq sens (16171618)◊ sont une série de cinq tableaux mettant en scène les personnifications féminines des sens. L’approche pluridisciplinaire qu’incarne ces allégories (amoncellements d’œuvres d’art, d’instruments de musique, d’outils scientifiques et d’équipements militaires, accompagnés des fleurs de la terre et du produit de la chasse et de la pêche) permet de com-

◊ Peints par Jan Brueghel l’Ancien (dit Brueghel de Velours) et Pierre Paul Rubens en 1617 et 1618 à Anvers.


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Allégorie de la vue, Jan Brueghel l’Ancien & Pierre Paul Rubens, 1617

Allégorie du toucher, Jan Brueghel l’Ancien & Pierre Paul Rubens, 1617-1618

Allégorie de l’odorat, Jan Brueghel l’Ancien & Pierre Paul Rubens, 1617-1618


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Allégorie de l’ouïe, Jan Brueghel l’Ancien & Pierre Paul Rubens, 1617-1618

Allégorie du goût, Jan Brueghel l’Ancien, & Pierre Paul Rubens, 1618

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prendre en quoi les cinq sens engagent à la fois toute une poétique, une esthétique et une philosophie. Nous devrions les considérer comme « le puits dans lequel se trouve le trésor caché de notre culture » (...) à l’instar de Michel Serres✦ dans son ouvrage Les cinq sens . On peut se limiter à � l’étude de la perception ou reposer, à partir d’un nouvel horizon, la question des rapports entre les sens et la connaissance, qui ont tant occupé les philosophes depuis l’ère classique ; ou, selon la démarche anthropologique, décrire les formes que revêtent les interprétations données à nos expériences sensorielles sur les plans géographique, historique et sociologique. Depuis la naissance de l’art numérique, l’expérience synesthésique est devenue plus présente et plus importante grâce à la fusion des différents médias, et par conséquent des différentes modalités sensorielles (fusion multimodale). Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les œuvres numériques jouent de nos sens constamment. Qu’ils soient convoités lors d’expériences immersives, ou sollicités par le biais de supports numériques tactiles, la correspondance des modalités sensorielles entre elles sont la garantie de la bonne interactivité d’une œuvre ou d’une création. « Pour moi il y a une analogie entre les synesthésies et les langages numériques : être synesthète ça serait un peu comme si, en utilisant son ordinateur, on voyait en même temps sur l’écran le langage de programmation qui permet à Windows ou à IOS de fonctionner. Un synesthète perçoit en quelque sorte un autre niveau de fonctionnement de son cerveau / corps, qui utilise des éléments présymboliques qui ne ressemblent pas aux mots de tous les jours mais qui portent le même sens, qui veulent dire la même chose. » ›, Vincent Mignerot.

✦Michel Serres (né en 1930), est un philosophe, historien des sciences et homme de lettres français. Éd. Grasset, 1985, Paris. › Extrait d’une interview consacrée à Vincent Mignerot, initiateur et consultant-chercheur du projet Synesthéorie à Lyon. (Retrouvez l’interview complète dans « Annexes »).


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Richard Wagner, 1871

Graphisme et synesthésie

Le phénomène de synesthésie s’étant appliqué aux arts en général, pourquoi ne s’appliquerait-il pas au design graphique ; et pour aller plus loin à la création numérique ? Proche du concept d’Art Total ◊ du compositeur Richard Wagner (1813-1883), et grâce à la dimension émotionnelle qu’elle englobe et au lien qu’elle établit entre modalités sensorielles, art et science, il devient évident que la synesthésie puisse être un nouvel idéal de procédé de création artistique, aussi séduisant qu’il soit. Peut-on alors « créer » de la synesthésie ? Nous verrons que le design sensoriel, haptique, ou olfactif sont des formes de design trans-sensoriel et qu’en fait aujourd’hui les concepteurs et designers graphiques travaillent déjà sur des procédés de correspondances synesthésiques.

3. le design synesthésique : communiquer l’intersensorialité par le design graphique Par son caractère multisensoriel, le phénomène synesthésique paraît être un outil puissant de création. Faudrait-il alors, en plus du pouvoir visuel que le graphisme offre, aller au-delà de celui-ci ? Faudrait-il tout comme dans l’art contemporain, opter pour le multisensoriel, pour une intersensorialité des supports, des objets, des dispositifs permettant une transversalité des sens et donc une expérience synesthésique (multisensorielle), et pas uniquement graphique (visuelle) ? À partir des années soixante, des graphistes tel que Victor Vasarely émergent pour créer ce que l’on appelle l’art optique. Entre mouvement et lumière, celui-ci repose sur un graphisme distordant notre perception visuelle et exploitant la faillibilité de l’œil à travers des illusions optiques.

◊ Une œuvre d’art total se caractérise par l’utilisation simultanée de nombreux médiums et disciplines artistiques, et par la portée symbolique, philosophique ou métaphysique qu’elle détient. Cette utilisation vient du désir de refléter l’unité de la vie Annexe biographies .


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Standing Wave, construction cinétique, Naum Gabo, 1919-1920

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À l’origine : Op Art et cinétique Dans L’œuvre ouverte › (1962), l’essayiste et philosophe Umberto Eco qualifie l’art cinétique de « forme d’art plastique dans laquelle le mouvement des formes, des couleurs et des plans est le moyen d’obtenir un changement de l’œuvre d’art dans son ensemble ». Le spectateur n’est plus uniquement invité à contempler ; bien plus, à réagir à un phénomène, dans lequel l’œuvre contemporaine elle-même en tant qu’objet physique, matériel, tend à disparaître. Les limites entre l’Op Art et l’Art cinétique sont assez floues, puisque ces deux formes d’art ont non seulement un héritage commun, mais, en plus, des visées identiques. Cependant, l’Art cinétique amène pratiquement l’artiste à abandonner les limites de la peinture, trop étroites, alors que l’Op Art peut encore s’en contenter ; mieux, lui redonner un sens. D’ailleurs, lorsqu’on commence des études d’arts appliqués ou de graphisme, nous passons par l’apprentissage de l’art optique à la peinture dès la première année. Ce qui prouve l’ancrage fort de cette culture visuelle à travers le design graphique. L’art cinétique est une forme d’art contemporain issue de l’abstraction et fondée sur le caractère changeant de l’œuvre, son mouvement apparent ou réel. Les artistes Naum Gabo et Antoine Pevsner furent les premiers à employer le vocable art cinétique (dans Le Manifeste réaliste de 1920) et la première œuvre exposée sous le titre de « sculpture cinétique » fut une création de Gabo : une tige d’acier animée. Néanmoins, l’art cinétique ne prit un réel essor qu’entre 1950 et 1960. Jusqu’en 1960, le principe de l’illusion d’optique procède de l’unité plastique constituée de deux formes couleurs contrastées, le noir et le blanc. La naissance de ce nouveau mode d’expression artistique est une conséquence directe de l’accélération du développement technologique et scientifique. Le cinétisme optique a totalement renouvelé les techniques du

›Publiée au Point Seuil, la poétique de L’œuvre ouverte, permet de repenser le rapport du lecteur à l’œuvre : elle bannit la lecture de consommation, la passivité du lecteur face à l’œuvre, pour au contraire mettre en valeur l’activité et l’effort que doit fournir celui-ci.


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Série Noir-Blanc, V. Vasarely, 1954-1960.

Vasarely renoue avec ses études graphiques. Ces formes donnent parfois l’impression de sortir du cadre, donnant la sensation d’être palpées.

Vera Molnar

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Graphisme et synesthésie

langage plastique au cours des deux décennies qui suivirent la guerre de 1939-1945, en utilisant les mouvements virtuels, tout autant que le mouvement réel, les flashes, les tubes au néon, les transparences, les « effets moirés », les éclairages intermittents, les ondes lumineuses, les ondes sonores, etc. Puis, il entre dans la catégorie du cinétisme plastique, lequel enrichit notablement le champ des possibilités de l’art cinétique, en accordant une place majeure à l’emploi des phénomènes optiques et lumineux et en revenant puiser aux sources de l’illusionnisme propre à la peinture. Ses plus éminents pionniers furent, Kasimir Malevitch, Victor Vasarely, Vera Molnar, Jesús Rafael Soto, Yaacov Agam, Carlos Cruz-Diez, Gregorio Vardanega. À la fin des années 1970, la fusion de tous les arts laisse libre court à toutes formes d’hybridations. Les expériences de l’Art cinétique débouchent sur des pratiques extrêmement variées, allant de l’usage de la vidéo, à la construction d’appareils interactifs, en passant par l’emploi de néons ou de lasers dans l’élaboration d’espaces immersifs. Nous pouvons noter que le collectif G.R.A.V. (Groupe de Recherche d’Art Visuel, 196068) se passionne pour l’art construit et le cinétisme et cherchent à donner à l’art une fonction sociale. Mais, plus que les moyens, l’influence exercée par l’Art cinétique est davantage à chercher du côté de questionnements liés à la perception. Aussi, nous pouvons constater qu’actuellement de nombreuses productions contemporaines continuent de conjuguer kinesthésie π, espace et lumière dans le seul but de mettre en œuvre des phénomènes perceptifs introduisant à la fois une dimension ludique et spectaculaire. « La kinesthésie exploratrice avec les modifications synchrones des impressions cutanées, renseignant sur la forme, l’état des surfaces, le volume, le poids, etc. (...) [intervient] pour permettre l’identification. », H. Piéron, La Sensation, 1945, (p. 41).

π Sens du mouvement se distinguant des cinq sens usuels ; forme de sensibilité qui, indépendamment de la vue et du toucher, renseigne d’une manière spécifique sur la position et les déplacements des différentes parties du corps.


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Julio Le Parc, Palais de Tokyo, Paris , 2013

Les formes de l’intangible

L’art engagé de l’artiste historique et figure influente de la création la plus contemporaine Julio Le Parc π est un art d’immersion où, grâce à des recherches sur la lumière et le mouvement, le visiteur est invité à découvrir de nouvelles manières d’interagir avec le monde. À la différence de l’interactivité du cinétisme, les effets d’illusion que produisent les œuvres d’Op Art restent strictement virtuels, seulement inscrits sur la surface de la rétine. L’œil est le moteur de l’œuvre et il n’y a pas de moteur dans l’œuvre. Il existe des œuvres combinant les deux procédés (effets d’illusion et de mouvement). Pour les qualifier on parle d’« art opticocinétique ».

Continuel-Lumière mobile, Julio Le Parc , 1960-1967

Tandis que les peintres, artistes ou graphistes du mouvement Op Art et de l‘art cinétique travaillaient avec les médiums de leur époques, il n’en demeure pas moins que ceux de notre ère numérique se voient s’emparer surtout des nouvelles technologies pour produire de l’intersensorialité. Dispositifs synesthésiques, matérialisation du son et design haptique Ces courants majeurs rappellent incontestablement les analogies des perceptions synesthésiques, alliant perceptions visuelles et correspondances auditives, interactions avec l’espace ou œuvre et public, puisqu’elles permettent une expérience immersive unique où les sens sont mis à contribution. Nous pourrions donc qualifier ces systèmes immersifs de dispositifs synesthésiques. Des dispositifs synesthésiques aussi bien à échelle humaine, que sur tablette ou application mobile. D’ailleurs, il existe bien une forme d’intersensorialité qui couple vision et mouvement : la synesthésie cinétique. C’est un concept qui renvoie à l’interconnexion des perceptions visuelles et kinesthésiques. Par exemple,

π Annexe biographies .


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Graphisme et synesthésie

la combinaison de la danse et de projections vidéo dans les scénographies multimédias produit une expérience fondamentalement différente de celle de la danse sans de telles projections. L’effet résultant de leur rencontre a une composante synesthésique car il se produit une synthèse perceptuelle. Cette synthèse perceptuelle se retrouve également dans la production graphique. Aujourd’hui nous constatons que le graphisme évolue en même temps que l’avancée des nouvelles technologies. Par déduction, plus le concept d’un projet est poussé en terme de production, plus il est possible de le réaliser. Ce qui explique ainsi la recrudescence des procédés d’intersensorialité dans les applications mobiles, ou dans les lieux d’expositions, parfois même lors de performances musicales (concerts, set DJ etc.) ou encore lors de projections urbaines et architecturales (vidéo mapping) pour pousser davantage l’expérience utilisateur.

FLASHEZ CE QR CODE pour voir une de leurs projections !

Vanishing Point, U.V.A, 2014

L’artiste visuel Olivier Ratsi, au départ graphiste et membre du « label visuel » Anti VJ de mapping, travaille notamment sur l’expérience de la réalité et les représentations de la perception de l’espace et considère la réalité objective, le temps, l’espace et la matière comme des notions d’information intangibles. Par le biais de ce processus, Ratsi crée une cassure dans cette réalité objective, altérant notre perception du réel. Le processus de création basé sur la déconstruction des repères spatio-temporels et les dispositifs utilisant la technique de l’anamorphose, développée au cours de ses recherches, jouent principalement le rôle de déclencheurs d’émotions. Tout comme le studio londonien United Visual Artists (U.V.A.), sous la forme d’installations, de dispositifs scéniques, de projections sur bâtiments (à l’aide de la technique du mapping) et de spectaculaires performances audiovisuelles, les artistes d’AntiVJ incarnent le renouveau


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FLASHEZ CE QR CODE ET  vivez l’expérience !

→ The Transfinite, Ryoji Ikeda, 2011

Pissenlits, Michel Bret et Edmond Couchot, 2005

Les formes de l’intangible

d’un art numérique qui investit désormais les scènes comme les édifices de nos centres urbains. Élevés au son de la techno, venus du graphisme, de la vidéo, de la musique ou du creative coding (un terme qui désigne la conception de logiciels de création visuelle ou sonore), Simon Geilfus, Yannick Jacquet, Joanie Lemercier, Olivier Ratsi, Romain Tardy et Thomas Vaquié ont même réussi à séduire un large public, bien au-delà des seuls adeptes de l’art numérique. à l’été 2011, Ryoji Ikeda✦ présentait en région parisienne ainsi qu’à New York, The Transfinite, une installation particulièrement immersive, dont le graphisme, ses lignes et formes géométriques et aplats de lumière, mettaient à rude épreuve les sens des spectateurs, qui semblaient tous fascinés par ce paysage sensoriel abstrait. Jusqu’en janvier 2013, l’artiste japonais Ikeda présentait au prestigieux LABoral, un centre d’art et de création industrielle basé à Gijón, en Espagne, la spectaculaire installation audiovisuelle data.tecture [5 SXGA+ version] où il propose une esthétique de la data. Il met en scène la « donnée numérique » et sublime les espaces. L’œuvre, à la fois sensorielle et puissamment immersive (comme la plupart de ses pièces) se propose de matérialiser la substance invisible des données qui composent notre environnement. Dans des festivals tels que NéMo, Les Bains numériques, ou le Mapping Festival, on assiste en Europe à des spectacles d’un genre nouveau, dans lesquels la musique, les architectures d’écrans, le graphisme, la programmation numérique, les projections monumentales et la mise en scène semblent occuper une part égale. On retrouve parfois même des interactions dues au souffle comme l’œuvre numérique Pissenlits présentée lors de l’exposition Natural/Digital organisée à Paris en 2005. Il semblerait que l’on retrouve cette sensation de palpation oculaire dans ces expériences immersives ou graphisme en mouvement projetés. Nous

✦Annexe biographies .


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Graphisme et synesthésie

avons bien la sensation de palper l’insaisissable par le biais d’un sens non destiné à cette sensation. Ce qui fait du designer graphique un créateur de sensations, ce que j’appellerais un « matérialisateur » des perceptions. Dans ce type d’expérience, on retrouve une vraie équivalence graphique des sens.

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→ The Rite of Spring, Stephen Malinowski

C’est le cas du travail du studio de création américain Snibbe studio proposant des applications numériques audio-tactilo-visuelles pour tablette et mobile. En effet, le dernier album Biophilia de la chanteuse islandaise Björk a été entièrement imaginé sur application mobile, non pas seulement pour l’écouter mais également pour le contempler. Le compositeur Stephen Malinowski, connu pour ses animations de correspondances sono-visuelles, et l’équipe du Studio Snibbe, entre autres, se sont intéressés au phénomène synesthésique en recréant un univers totalement immersif de cet album sur application. En effet, ils proposent une vraie équivalence des modalités sensorielles des morceaux (le son, le toucher, le visuel se correspondent) et l’application entière est une immersion au sein du monde de Björk. On retrouve également toute une gamme d’applications ludiques du même type, c’est-à-dire des applications où l’on peut jouer avec les sons, les manier et les voir se matérialiser visuellement. C’est le cas aussi du projet interactif et ludique Rework imaginé en collaboration avec Philip Glass, le studio Snibbe et divers artistes, présentant une collection de remixes musicaux adaptés visuellement. « Essayer de représenter le son – ou plus particulièrement la musique – par une image, est toujours une sorte d’échec, parce que le son est immatériel, donc invisible ; parce que cette évocation par la vue exclura toujours l’ouïe. », Christian Marclay �

Christian Marclay, né en 1955 à San Rafael en Californie, est un musicien, un compositeur et un artiste plasticien suisse.


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D’après Christian Marclay, nous en déduisons que la production artistique ne peut pas se passer des associations sensorielles. Le numérique y apporte sa valeur ajoutée car il permet des correspondances. Nous constatons que l’association des sensations est finalement essentielle pour vivre pleinement l’expérience sensorielle.

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→ The magical wooden stick, Disney Research

À l’ère des smartphones et des tablettes, les expériences tactiles sont légion. Malgré leur facilité d’utilisation, ces écrans restent désespérément plats et sollicitent très peu notre sens du toucher. Impossible de sentir le moindre relief des objets virtuels ou des images que l’on manipule sur ces écrans. Le laboratoire Disney Research va peut être changer la donne… Les chercheurs ont mis au point un écran tactile capable de simuler, par retour haptique, la géométrie 3D des objets virtuels et des images affichés. Cette technologie permet à l’utilisateur de ressentir, par un simple toucher du doigt, des bosses, des crêtes, des sillons et des textures sur des surfaces tactiles parfaitement planes. Partant de cette hypothèse, l’équipe de recherche du laboratoire de Disney a cherché à faire varier cette friction sur un écran plat tactile afin de créer l’illusion d’une variation de la forme de la surface. Les chercheurs sont effectivement parvenus à atlérer les modalités sensorielles tactiles et à recréer la sensation du toucher en trois dimensions, comme le montre l’expérience The magical wooden stick, développée par Olivier Bau, Ivan Poupyrev, Mathieu Le Goc, Laureline Galliot et Matthew Glisson. La dimension émotionnelle est importante dans ce genre d’expérience. Si l’on arrive toucher le spectacteur grace aux expériences visuelle, tactile, olfactive ou auditive, en plus de l’immerger, la partie est gagnée. Un environnement qui laisse des traces mémorables par les sens est un environnement qui crée de l’émotion. Visible ou invisible, la matière qui nous entoure est donc fondamentalement importante. Que ce soit, la lumière, la couleur, les textures, le son, l’espace choisi.


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Comment faire pour que les supports actuels traduisent la puissance, la finesse et la poésie du souvenir ? Comment traduire sensitivement un moment émotionnel ? Jeanne Riot ◆ a su expérimenter ceci à travers son projet d’application numérique Mnésine, où elle propose de nouveaux supports de souvenirs traduisant par les sens un moment vécu. Dans son projet, elle tente de capter, restituer et représenter des ambiances particulières par des sons, odeurs, couleurs, matières, images, un objet. L’application Mnésine permet aussi de noter graphiquement ses ressentis, pour générer un fragment de souvenir et de capter une image, un son, une odeur, une matière… Jeanne Riot a su matérialiser des souvenirs par le associations et de correspondances sensorielles. Mnésine, Jeanne Riot

« Le visuel joue un rôle de reconnaissance essentiel dans l’appréhension de la musique. Associer une image à cette substance immatérielle participe à créer des correspondances mentales qui déclencheront automatiquement une forme de mémoire auditive. » (…) Nicholas Cook, musicologue Mais qu’en est-il de l’expérience haptique π ? Gilles Deleuze▾ fait référence dans son ouvrage Francis Bacon. La logique de la sensation (1981) à Aloïs Riegl qui est le créateur du terme de « haptisch » : haptique, du verbe grec aptô (toucher), ne désignant pas une relation de l’œil au toucher, mais une « possibilité du regard », un type de vision. En effet, nous avons pu le voir plus haut, cette « dépendance essentielle » nous mène au seuil d’une conception d’une certaine sensibilité esthétique, artistique même. Ainsi, insiste-il, le tableau du peintre n’est pas une réalité purement visuelle : le tableau est un espace haptique et non pas optique. Et il explique dans son ouvrage Mille plateaux › : « “Haptique” est un meilleur mot que “tactile”, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que ◆Diplômée 2012 de l’école Boulle à Paris. π Désigne la science du toucher, par analogie avec l’acoustique ou l’optique. Au sens strict, l’haptique englobe le toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement. ▾ Annexe biographies . › Éd. du Minuit, 1980, (p. 614).


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l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique ». Nous constaterons d’ailleurs, que l’art haptique connaît ses premières œuvres avec les bas-reliefs égyptiens de l’Antiquité incarnant cette « sensibilité du toucher ».

Pour une définition du design synesthésique « The term synesthetics shall herein denote the conscious design of objects with respect to connections between the modalities. This formulation was proposed by Christian Filk in the context of multisensory media aesthetic (2004). Accordingly, the term synesthetic design is derived from synesthetics (...) as the systematic design of cross-sensory relations. (...) Synesthetic design has the goal of achieving the optimal figuration of objets based upon systematic connections between the modalities. (...) Synesthetics as methodology of multisensory design encompasses all possible strategies of perceptual connections between the modalities. »�, Michael Haverkamp. Voici la définition approximative que l’auteur de l’ouvrage Synesthetic design, for a multisensory approach donne au design synesthésique. Il n’y a dans cet ouvrage pas de définition précise, mais nous pourrons dire que le design synesthésique est « un procédé de création basé sur le principe de l’expérience multisensorielle simultanée permettant de concevoir des supports, dispositifs, objets etc. qui matérialisent les correspondances sensorielles, dans un souci d’optimisation visuelle. » On parlera de design synesthésique lorsque l’expérience est au minimum bimodale. Le but du design synesthésique est de faire coïncider toutes les sensations stimulées par un objet ou support de sorte qu’il aboutisse à une apparence globale agréable et harmonieuse, tout en tenant compte des fonctions que l’on souhaite lui attribuer. L’expression « la forme suit la fonction »

• Synesthetic design, for a multisensory approach, de Michael Haverkamp, éd. Birkhäuser, 2013. � Ibid, p.14-15.


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Graphisme et synesthésie

prend alors tout son sens compte-tenu de ce principe de création. Les méthodes du design synesthésique sont basées sur la connaissance des processus perceptuels qui permettent des connexions entre les sens. Les choix créatifs deviennent alors vraiment porteurs de sens et exploitent toutes les particularités du médium choisi. Ils se matérialisent, au travers de celui-ci, de manière combinée et simultanée, via le texte ou l’image, le son, l’interaction, la texture, l’odeur ou encore le goût. D’autre part, cette orchestration synchronisée des canaux d’expression du message est à destination des cinq sens. Dans le cas de certains médiums, même en impliquant que l’ouïe, le toucher et la vue, la stimulation de tous les sens est atteinte, grâce à la mémoire et aux modalités cognitives de l’usager, faisant appel aux correspondances entre les sens. Le simple jeu graphique d’un sens suffit à en convoquer un autre. On pourrait dire qu’il existe aujourd’hui un « pseudo » design synesthésique dans les dispositifs immersifs sensoriels, car les perceptions se trouvent « travesties » par un ajout de procédés artificiels de lumière ou de brouillard comme le travail d’installations artistiques vues au Festival NéMo. La synesthésie « dans le design graphique » peut se référer à trois définitions distinctes : – Le graphisme par des synesthètes, dans lesquels ils utilisent leur propre expérience synesthésique pour créer des supports adaptés. – Le graphisme par des non-synesthètes, qui tentent de représenter ce à quoi peut ressembler une synesthésie véritable. – Le graphisme supposé provoquer des associations synesthésiques chez une audience composée de non-synesthètes. Ces deux dernières catégories sont parfois appelées « synesthésies artificielles », puisqu’on tente de reproduire le phénomène synesthésique.


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Entre design graphique et œuvre contemporaine, la graphiste Ulla von Brandenburg ◊, a contribué à la création de deux jeux de cartes chromatiques (éditions limitées) et de deux posters pour une performance sur le thème de la synesthésie. Cette performance a été jouée en collaboration avec Laurent Montaron, Julien Discrit, et Thomas Dupouy, dans le cadre du nouveau festival du Centre Pompidou à Paris, au centre d’art STUK à Louvain, et à la South London gallery .

◊ Ulla von Brandenburg (née en 1974, vit et travaille à Paris) développe un travail polymorphe (installations, films, aquarelles, peintures murales, découpages…) dont la mise en scène s’élabore en fonction des espaces d’exposition.


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Enjeux et perspectives du design synesthésique

iii. enjeux et perspectives du design synesthésique Les technologies numériques offrent de nouvelles modalités d’accès à l’œuvre, rendues possibles par sa dématérialisation. Face à une œuvre classique représentée sous forme d’un tableau ou d’une sculpture, le spectateur sollicite son seul sens visuel pour appréhender l’œuvre à défaut de pouvoir la toucher. Or, face à une œuvre numérique ou à une expérience multimodale, le spectateur peut être invité à interagir avec le dispositif, en faisant participer ses sens ou par le biais d’une interface. Nous sommes là face à une perspective démontrant qu’aujourd’hui le design est au service de la perception et des nouvelles technologies.

1. la naissance d’une discipline innovante Du design « visuel » au design « polysensoriel » Le design synesthésique traduit une évolution du design « visuel » vers un design « polysensoriel ». La perception sensorielle des objets et des œuvres picturales ne sont pas une invention contemporaine. Toutefois, ce qui est récent depuis quelques décennies, c’est la prise de conscience que la perception polysensorielle d’un objet, d’un produit, d’un médium


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ou d’une production graphique est un élément fondamental qui doit être pris en compte dès la conception de ceux-ci au même titre que leurs performances technologiques et leurs caractéristiques techniques.

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Un champ d’application illimité De toute évidence, le design synesthésique s’inscrit dans la nouveauté et dans offre un champ d’application illimité puisqu’il s’étend à davantage de médiums : du motion design aux arts graphiques, du design graphique appliqué à la création contemporaine, aux arts visuels et immersifs, en passant par le numérique, le web sensoriel ou la BD interactive, du marketing, sans oublier le domaine du spectacle. L’avancée du marketing sensoriel Le marketing sensoriel ou expérientiel est une orientation marketing qui a fait son apparition il y a quelques années. Sa particularité est de s’intéresser aux cinq sens : la vue, le toucher, l’odeur, le goût et l’ouïe. L’expérience est un vécu traversé par les sens et les affects. La consommation n’est donc plus un concept purement d’utilité, et comme le souligne Baudrillard ›, la consommation n’est pas uniquement matérielle. Le client va, au travers du produit, consommer un ensemble de symboles et de sens que dégage le concept. Le côté purement fonctionnel vient alors après l’aspect émotionnel. Au-delà de la sensation, ce type de marketing nous fait vivre une expérience. En effet, le choix d’une couleur, d’un son, ou d’une odeur peut jouer en la faveur d’un produit, d’un site internet ou d’un objet. On a pu le voir par exemple avec des entreprises comme Solist qui a développé Sol Maestro, un logiciel multimédia permettant à toute entreprise de gérer sa propre ambiance sensorielle de manière évolutive, adaptée à ses besoins et budget, et de solliciter un ou plusieurs des cinq sens afin d’influencer la perception du client, ainsi que ses pensées et ses actes liés à la consommation. La marque de parfum

› Jean Baudrillard (1929-2007) était un critique, théoricien et philosophe de la post-modernité.


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Black Box pour O.P.C., Ilona Fioravanti, 2014

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Enjeux et perspectives du design synesthésique

Jean-Paul Gaultier s’est aussi essayée à la méthode du marketing sensoriel en proposant une clé USB olfactive développée par la société Exhalia, qui reprend le design du flacon de parfum Le Mâle, car aujourd’hui, l’odeur est aussi devenue un outil de marketing. Selon des spécialistes, l’expérience la plus marquante dans le marketing sensoriel est l’expérience olfactive. Comme disait Marcel Proust : « Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, seules plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps ». C’est pourtant une expérience que très peu de designers exploitent dans le design graphique car difficile à maîtriser en termes de réalisation. Il en est de même pour l’expérience gustative. Peut-être qu’en associant les expériences les plus rencontrées dans le design synesthésique, à savoir l’expérience visuelle, tactile et sonore, à celle du marketing sensoriel, on obtiendrait une expérience synesthésique totale. En définitive, bien que celle-ci ne soit pas encore envisageable, nous remarquons que les sens sont aujourd’hui «  au cœur de l’action sociale  »▾, exercice que j’ai pu expérimenter cette année, au cours d’un projet de maquette scénographique pour une O.N.G.π en milieu urbain. Grâce à la prise en compte des sens et de leur impact sur les émotions, il devient possible de concevoir des expériences qui soient durablement mémorables. Tout comme dans la création contemporaine et d’après l’analyse de Laurence Body, spécialiste en innovation et design d’expérience, le nouveau paradigme de l’expérience client place l’individu et ses émotions au cœur du processus d’innovation, qu’elle soit graphique, technique, expérientielle ou scientifique.

▾L’épreuve des sens, Anne Sauvageot, éd. Puf, collection Sociologies d’aujourd’hui, 2003. π Le projet Black Box pour O.P.C. (Organisation pour le Prévention de la Cécité) est une installationexpérience de marketing sensoriel qui vise à sensibiliser les gens à la cécité, mais tente également de faire comprendre que l'usage de tous les autres sens est aussi important.


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2. un décloisonnement des pratiques artistiques « Le projet Synesthésie est né en 1995 (...). Je veux étudier comment l’art contemporain utilise le numérique au niveau formel, et aussi comment le numérique change notre perception du monde, au niveau conceptuel. Je ne présente pas que de l’art numérique. Je m’intéresse aux artistes qui savent créer des correspondances, qui utilisent plusieurs mediums, qui savent faire des synthèses. Le passage m’intéresse. »

Nous sommes ici face à une société contemporaine qui teste non seulement perpétuellement la question de la transversalité des sens et du décloisonnement des pratiques artistiques, mais aussi la position complexe du design au sein de la société. « Les designers se concentrent généralement sur l’usage, l’expérience de l’utilisateur, mais il est des formes de design qui se situent aux frontières des pratiques artistiques. (...). »◊ En effet, comme le signifie Dominique Moulon, aujourd’hui le design graphique oscille entre art contemporain et arts appliqués. Ces « formes de design » incluent le champ du design au sens « élargi » du terme. À savoir le design industriel, le design textile, le design objet, ou parfois même le design sonore peuvent être ces formes de design se situant aux frontières des pratiques artistiques. Comment se positionner en tant que designer ? Cette place interstitielle nous ramène à la complexité et à l’étendue de la pratique du designer, en considérant à la fois « sa double dimension créative et fonctionnelle »✦. Il n’en demeure pas moins que « le graphisme fait partie intégrante non seulement du paysage visuel, mais du paysage artistique » �.

• Extrait d'une interview consacrée à Anne-Marie Morice, directrice artistique du lieu d'exposition

Synesthésie à St Denis en région parisienne. (Retrouvez l'interview complète dans « Annexes »). ◊Extrait d'une interview consacrée à Dominique Moulon, critique et directeur artistique du festival d'art numérique Show off. (Retrouvez l'interview complète dans « Annexes »). ✦Pour une critique du design graphique, Dix-huit essais, Catherine de Smet, éd. B42, 2012 (p. 5). « Pour une histoire de l'art en zig zag » d'Anne-Marie Morice, paru dans le catalogue d'exposition Art grandeur nature (2004), Ibid (p. 11).


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Enjeux et perspectives du design synesthésique

Dans la revue BnF n° 43 Graphisme et création contemporaine (2013) aux éditions BnF, Sandrine Maillet, bibliothécaire et Anne-Marie Sauvage, conservatrice à la BnF évoquent la relation étroite qu’il existe entre le graphiste et l’artiste ▾ aussi bien au sens propre comme au figuré, et révèlent l’entremêlement des univers art contemporain / graphisme. Graphisme et création contemporaine, Revue BnF n°43

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Ainsi, tandis que le concepteur se doit de remettre en question sans arrêt le mode de bon fonctionnement d’une production, l’utilisateur se doit de jouer le jeu de l’expérience. Tout d’abord parce que lorsqu’il découvre un objet, un dispositif ou une œuvre, l’usager ou « spect-acteur » le fait avec tous ses sens, pas seulement son regard. In fine, créer un support visuel ou projet, aujourd’hui ne se résume plus seulement à sa fonctionnalité et à son esthétisme, mais sa dimension sensorielle. On peut l’observer d’ailleurs avec les études de design produit, de par leur conception industrielle (leur forme, leur texture, leur couleur…), mais également parce que parfois, ils peuvent être conçus pour une raison bien précise : c’est exactement ce qu’a fait Neil Harbissonπ. Cet artiste catalan est né sans vision des couleurs. En collaborant avec un chercheur, il s’est doté d’un Eyeborg en 2003. Il s’agit d’un dispositif fixé sur sa tête qui lui permet de percevoir les couleurs. Pour cela, les couleurs sont retranscrites en sons qu’il entend directement par conduction osseuse. Mais pourquoi s’arrêter au champ visuel humain ? Il existe bien d’autres couleurs qu’un œil électronique sait capter, contrairement à l’œil humain. Avec son équipe, Neil Harbisson a donc conçu un second Eyeborg qui lui permet cette fois-ci d’étendre son champ visuel pour percevoir également les infrarouges et les ultraviolets. Pour lui, il n’a pas été plus difficile d’apprendre à reconnaître ces nouvelles couleurs et il a aujourd’hui parfaitement intégré la correspondance entre les sons et les couleurs. À force

▾ « Le graphiste et l'artiste », p.5. π Neil Harbisson (né 1982 à Belfast) est un artiste synesthète catalan, musicien et interprète connu pour sa capacité à entendre les couleurs.


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d’entendre les couleurs il a même commencé à développer une esthétique propre qui lui fait préférer certains visages ou paysages qui « sonnent » mieux. Pour Neil Harbisson, l’Eyeborg est plus qu’un simple objet matériel, c’est un organe comme un autre, à ceci près qu’il est séparable de son corps. Les seules innovations technologiques ne suffisent plus. Elles doivent aussi être d’ordre culturel, référentiel, ergonomique, esthétique et sensoriel. Selon Anne-Marie Boutin, présidente de l’A.P.C.I.◆, « parler de sensoriel revient à parler d’émotionnel. (...) Car dès que l’on s’adresse aux sens, on touche indirectement autre chose, les références psychologiques, culturelles et émotionnelles… », et a fortiori perceptuelles. L’idéal serait d’imaginer par un moyen savant, une synthèse des arts. Nous aurons peut-être la réponse en découvrant la prochaine exposition des Arts Décoratifs de Paris, prévue du 21 mai 2014 au 9 novembre 2014 : le Musée laisse la voix à huit graphistes pour s’interroger, à travers leurs œuvres, sur le statut actuel des graphistes et de leur relation avec le commanditaire, et sur la cohabitation entre réponse artistique et attente « marchande ». Les Arts Décoratifs décryptent cette hybridation nouvelle du design graphique qui oscille entre art contemporain et communication visuelle. Des questions qui mettent en évidence les principaux enjeux de mon projet de diplôme : celui de l’immatérialité des perceptions synesthésiques et sa retranscription dans le champ du visible. Tenter d’expérimenter et de matérialiser l’intangible en créant un pont entre graphisme, art contemporain / numérique, dispositifs immersifs et synesthésie est une perspective qui m’intéresse et c’est ce que je tenterai d’explorer pour mon projet de diplôme à travers divers supports de design graphique.

◆Agence pour la Promotion de la Création Industrielle qu'elle a créée en 1983.


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Conclusion

Tout comme l’artiste, le designer graphique est capable de matérialiser des perceptions, par le biais de moyens liés à sa discipline. Le design graphique est donc un moyen de représenter et de matérialiser l’intangible, particulièrement lorsqu’il est accompagné de nouvelles technologies ; et avec une innovation telle que le design synesthésique il est possible de « jouer » avec l’immatériel. L’expérience subjective qu’est la synesthésie est communicable à travers le graphisme sur papier ou sur des logiciels de création, mais surtout grâce à l’intervention du numérique, des dispositifs sensoriels et immersifs. Le design graphique et les arts numériques sont des moyens de matérialiser l’intangible car ils vont au-delà de la simple représentation visuelle, en impliquant d'autres modalités sensorielles. L’expérience synesthésique est donc en effet communicable à travers les médiations numériques ; et on peut constater que le graphisme, l’image, les phénomènes perceptifs, et la création artistique sont tributaires des nouvelles technologies.


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pour conclure

pour conclure « En art et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est même par là qu’aucun art n’est figuratif. », Gilles Deleuze Depuis près d’un siècle, force est de constater que nombreux sont les artistes qui ont imaginé représenter, matérialiser, jouer avec les sensations et les perceptions humaines. D'ailleurs beaucoup d'artistes du XXe siècle se sont vus faire le pont entre les pratiques des arts appliqués et des beaux-arts. Nous avons pu constater que la perception aussi indescriptible et paradoxale qu’elle soit, nous entoure au quotidien, qu’elle soit invisible, intangible, matérialisée ou incarnée. Dans Les formes de l’intangible, je démontre que, comme certains artistes peintres l’avaient fait par le biais de la représentation picturale et comme certains artistes contemporains le font également, le designer ou designer graphique – appelons-le designer d’expériences – peut aujourd’hui matérialiser l’immatériel, la synesthésie et les perceptions, par le biais de sa discipline hybride, qui se nourrit de diverses pratiques artistiques. Mais surtout il se retrouve confronté à un champ d’application illimité en termes de créativité, car il conjugue à la fois art et science, technologie et production plastique, sensoriel et matériel. Le graphisme est pris dans un tourbillon incessant d’innovations technologiques qui nous situe perpétuellement à la confluence des arts et des différents sujets qui construisent notre société. Des artistes comme Iannis Xenakis ont réussi à transcender la perception humaine en faisant de la technologie le meta-art : un moyen de synthèse des arts et par conséquent de synthèse perceptuelle. Je pense donc que l'on peut communiquer l'intersensorialité par les arts, le design graphique et que finalement il est possible à des personnes non-synesthètes de jouir de cette expérience par divers moyens ou dispositifs artistiques. L’art et le design numérique font bien appel à l’interaction de tous nos sens et j’entends par là qu’une interaction est une synergie d’actions, une action réciproque de deux ou plusieurs phénomènes. En d’autres termes, interaction est synonyme d’interdépendance. Nous pourrions considérer la synes-


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thésie comme une influence, un moteur, un déclencheur de créativité des pratiques artistiques. Son étude devient nécessaire et quasi indispensable pour le bon développement de dispositifs artistiques innovants, ouvrant un champ de possibilités illimité quant à la créativité d’un designer. De plus, à l’ère 2.0, les supports numériques toujours au service de la sensation, s’en emparent et se la réapproprient. Nous avons vu particulièrement dans le deuxième chapitre que l’art immersif nous renvoie toujours à une osmose parfaite de l’espace, du son, de la lumière ou de la couleur. Ces perceptions découlent directement de nos modalités perceptives et donc créent de façon involontaire des correspondances sensorielles qui s’apparentent aux associations synesthésiques. Les technologies du numérique réalisent en fait en grande partie les espérances et les promesses des avant-gardistes du XXe siècle. Les phénomènes synesthésiques ou immersifs ne pourraient, sans l’aide des technologies, être expérimentées. Le peintre Kandinsky, a cherché à cerner, au cours de ses écrits, réflexions, recherches picturales, tous les problèmes liés à la mise en œuvre du son, du mot, du mouvement, de la couleur et de la lumière dans un espace scénique unifié. En d’autres termes, il a cherché toute sa vie à recréer des espaces (probablement aussi bien réels que virtuels) immersifs. Cependant, en l’absence d’art numérique, ses recherches ne sont restées qu’au stade de projets « utopiques ». Le design synesthésique fait probablement partie des prochaines grandes innovations artistiques et technologiques du siècle à venir, ouvrant un important champ des possibles. Le design synesthésique s’efforce de développer des procédés qui incorporent systématiquement tous les sens. La richesse actuelle d’aperçus perspicaces de l’étude de la synesthésie dans la psychologie, la physiologie ou la neurologie et le développement de dispositifs novateurs aux propriétés nouvelles stupéfiantes ouvre des occasions presque illimitées pour la créativité du concepteur. Ne devrions-nous pas nous enrichir de nos autres sensations ?


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pour conclure

Enfin, tandis qu'à l’heure du multisensoriel, tout ce qui nous paraissaît immatériel se matérialise, nous assistons simultanément à une dématérialisation de l’œuvre d’art et des supports. Pour conclure, le design numérique aussi insaisissable qu’il soit, serait, manifestement, la forme la plus innovante du design. Mais le design synesthésique ne serait-il pas à l’heure où nous parlons, la forme la plus innovante du design, permettant un pont sans frontière entre science, graphisme et art contemporain ? Par sa forme insaisissable et irrationnelle, le design synesthésique ne dépasse-t-il pas le design numérique en termes d’idéal esthétique ? Ne tendons-nous pas à une homogénéité, un décloisement des sensations et une transversalité des pratiques artistiques grâce à celui-ci ? Au XXIe siècle, nous sommes face à de nouvelles possibilités d’écritures et de scénarisations. Nous sommes dans une phase de remodelage des pratiques puisque les technologies numériques ne nous proposent pas, contrairement au cinéma par exemple, un seul type de dispositif, mais une multiplicité de dispositifs. Le décloisonnement des pratiques artistiques entraîne alors une diversification importante des contextes de l’art, du graphisme, ce qui favorise l’élargissement de la notion de perception.


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annexes

annexes 122

biographies

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entretiens

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apartĂŠ


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biographies Démocrite d’Abdère (460 av. J.-C. - 370 av. J.-C.) était un philosophe grec considéré comme un philosophe matérialiste en raison de sa conviction en un Univers constitué d’atomes et de vide.

Giorgio Agamben (né en 1942), philosophe, enseigne à l’université de Verone. Il est l’auteur de Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue (1997), Homo sacer, II, L’État d’exception (2003) et Le Règne et la Gloire (2008). Son œuvre Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2007) est traduite et commentée dans le monde entier.

Aristote (384 av. J.-C. - 322 av. J.-C.) est un philosophe macédonien de l’Antiquité. Il suit ses études à Athènes et devient l’un des principaux disciples de Platon. Grand érudit, il est nommé précepteur d’Alexandre le Grand, auquel il s’attache rapidement. Lorsque son élève prend les rênes de l’Empire,

il rejoint de nouveau Athènes et fonde le Lycée (-340). Son enseignement repose tout entier sur la logique (Organon) et l’observation de la nature (De la génération des animaux). Il est également le fondateur de la Métaphysique. Il apporte une réflexion sur la Politique et donne sa vision de la morale dans Ethique de Nicomède.

Saul Bass (1920-1996) est un graphiste américain célèbre pour son travail dans le domaine cinématographique. Il a collaboré avec les plus grands réalisateurs, à la fois pour la création de génériques et pour la conception d’affiches. Alexander G. Baumgarten (1714-1762) est un philosophe allemand, disciple de Leibniz et de Christian Wolff. Il enseigna la philosophie et les belles-lettres; mais s’occupa surtout des beaux-arts; et est l’un des premiers qui en ai présenté une théorie

générale. Auteur d’Æsthetica ou Esthétique (1750), il invente le néologisme « esthétique » qu’il définit comme « science de la connaissance sensible », devenant ainsi et de manière novatrice, une discipline philosophique à part entière.

Maurice Benayoun (né en 1958) est considéré comme un des chefs de file de la création numérique Son œuvre ne se limite pas aux pratiques technologiques. Ce qu’il classe plus volontiers dans ce qu’il appelle l’OPEN MEDIA ART, va de la photographie à la vidéo, de l’installation à la performance, de la fiction à la théorie de l’art, en passant par la réalité virtuelle, l’installation urbaine, la réalité augmentée et la scénographie d’exposition.

Henri Bergson (1859-1941) est un philosophe français. Enseignant dans les lycées, il a été accueilli par le Collège de France et a été ensuite élu au sein de l’Académie française.


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biographies

Joseph Beuys (1921-1986) est un peintre, illustrateur et sculpteur allemand. Il est également connu pour ses installations et ses performances. Inspiré par les travaux de Rudolf Steiner, il tente d’exprimer la complexité de la vie en accentuant l’expressivité des objets qu’il représente. Employant des techniques et des matériaux inédits, il réalise des œuvres dont le style s’affranchit des cloisonnements académiques.

artistique contemporaine. L’œuvre de Miguel Chevalier se révèle expérimentale et pluridisciplinaire, prenant ses sources dans l’histoire de l’art et s’articulant autour de thématiques récurrentes comme la nature et l’artifice, les flux et les réseaux, les villes virtuelles et les arabesques. Dans les années 80, Miguel Chevalier aborde les problématiques de l’image hybride, générative et interactive.

Miguel Chevalier (né en 1959) est un artiste

Edmond Couchot (né en 1932) est Docteur d’État et

visuel. Depuis 1978, Miguel Chevalier utilise exclusivement pour langage plastique les nouveaux moyens que la machine informatique lui autorise. Il s’inscrit dès lors dans une avant-garde internationale, comme un pionnier de l’art virtuel et du numérique : défricheur de territoires nouveaux, il s’est peu à peu imposé comme l’un des artistes les plus marquants de la scène

Professeur émérite français des universités. Il s’intéresse, en tant que théoricien, aux relations de l’art et de la technologie et a publié sur ce sujet une centaine d’articles et quatre livres dont Images. De l’optique au numérique, Hermès (1988), La Technologie dans l’art, J. Chambon, (1998) et L’Art numérique, en collaboration avec N. Hillaire. Plasticien d’origine, Edmond Couchot, dès les

années soixante-cinq, a créé des dispositifs cybernétiques interactifs réagissant au son et sollicitant la participation du spectateur.

Gilles Deleuze (1925-1995) est un philosophe français. Influencé par Spinoza, Nietzsche, Bergson et Leibniz, Gilles Deleuze apporte un regard neuf sur l’histoire de la philosophie et de la littérature. Il contribue avec Michel Foucault au rajeunissement de la philosophie universitaire. Collaborant à partir de 1969 avec le psychanalyste, philosophe et militant politique Félix Guattari, il aborde de manière critique tous les domaines du savoir, notamment la psychanalyse avec L’Anti-Œdipe en 1972, qui rencontre un succès considérable. Il écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire de la philosophie, la littérature, le cinéma et la peinture notamment.


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Les formes de l’intangible

René Descartes (15961650) est un philosophe, mathématicien, et physicien français, considéré comme le fondateur de la philosophie moderne. Sa méthode, exposée en 1637 dans le Discours de la méthode, est certes en rupture avec la scolastique enseignée jusqu’à présent : la réflexion cartésienne est rationaliste.

Pierre Huyghe (né en 1962) est un designer, architecte, plasticien et vidéaste de la scène contemporaine française. Construisant sa réflexion autour de la réalité et de la fiction, de la mémoire et de l’histoire, il met la société contemporaine face à ses représentations. En 2001, il représente la France à la Biennale de Venise, où il se distingue en décrochant le Prix Spécial du Jury. En 2013, il reçoit le Prix Roswitha Haftmann, pour la première fois décerné à un Français.

René Huyghe (1906-1997) était un professeur français, essayiste en philosophie et esthétique, et historien d’art.

Ryoji Ikeda (né en 1966) est un artiste contemporain et un musicien japonais. Très actif depuis 1995 sur la scène japonaise et internationale, il présente des concerts, performances visuelles et sonores, ainsi que des installations plastiques. Travaillant sur les qualités intrinsèques du son et les phénomènes de perception acoustique, ses compositions électroniques s’inscrivent dans l’esthétique de l’électronica, un genre musical apparu au tournant des années 2000, caractérisé par sa forme minimaliste et ses recherches sonores poussées en matière de timbre et de texture.

Ann Veronica Janssens (née en 1956) développe depuis la fin des années 70 une œuvre expérimentale qui privilégie les installations in situ et l’emploi de matériaux volontairement très simples, voire pauvres (bois aggloméré, verre, béton) ou encore immatériels, comme la lumière, le son ou le brouillard artificiel. à travers des interventions dans l’espace urbain ou

muséal, l’artiste explore la relation du corps à l’espace, en confrontant le spectateur (voire en l’immergeant) à des environnements ou dispositifs qui provoquent une expérience directe, physique, sensorielle, de l’architecture et du lieu, et qui renouvellent à chaque fois et pour chacun l’acte de perception. Les œuvres de l’artiste ont pour objectif de déstabiliser les habitudes perceptives, de fluidifier ou densifier la perception, en jouant avec la matérialité, grâce à la lumière.

Wassily Kandinsky (18661944) est un peintre russe et un théoricien de l’art. Considéré comme l’un des artistes les plus importants du XXème siècle à côté de Picasso et de Matisse et est le fondateur de l’art abstrait et a annoncé l’expressionnisme abstrait. Durant son existence, il participe à la formation de plusieurs groupes artistiques qui vont contribuer à nourrir son art. Le plus célèbre d’entre eux est le groupe du Cavalier


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biographies

Bleu (Der Blaue Reiter) fondé avec Franz Marc et d’autres expressionnistes allemands. Il publie quelques recueils dont l’ouvrage Du Spirituel dans l’Art en 1910 (premier traité théorique sur l’abstraction qui lui permet de se faire connaître et de répandre ses idées), et rassemble les principes qu’il enseigne dans Point et ligne sur plan en 1926.

Paul Klee (1879-1940) est un peintre suisse abstrait. En 1900, il s’inscrit à l’académie des beaux-arts de Munich où il cotoie Vassily Kandinsky. En 1911, il se rapproche du groupe des peintres du Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu). Professeur et théoricien du Bauhaus pendant les années 20, l’avènement du nazisme en 1933 met fin à sa carrière allemande. C’est là que commence la dernière phase de son art. Le format de ses œuvres s’amplifie, une extrême simplicité le pousse à éliminer tout ce qui est superflu. Paul Klee laisse un immense héritage. Il devance les surréalistes par ses visions,

son goût du rêve, son abandon à l’irrationnel, et les abstraits par ses fonds musicaux qui ne sont que taches de couleur et suggestion de mélodie.

Yves Klein (1928-1962) est un peintre français du XXe siècle. Malgré une carrière artistique assez courte (19541962), il est considéré comme un des plus importants protagonistes de l’aprèsguerre avant-gardiste. Il est notamment connu pour son bleu (IKB pour International Klein Blue) qu’il appliqua sur de nombreuses œuvres (toiles, sculptures, éponges...).

La Monte Young (né en 1935) est un compositeur et artiste américain de musique contemporaine. Young est souvent associé au mouvement de la musique minimaliste, qu’il a contribué à créer, avec notamment sa composition Trio for Strings (1958), considérée comme l’une des œuvres fondatrices du minimalisme. Il a également été proche dans les années 1960 de la

musique expérimentale de John Cage et a collaboré avec des artistes du mouvement Fluxus. La découverte de la musique de John Cage à Darmstadt influence très nettement les compositions de La Monte Young à partir de 1959, et oriente son travail vers l’art conceptuel. Young a contribué à créer le courant musical dit de drone, à partir de ses compositions statiques utilisant des sons de très longue durée.

Julio Le Parc (né en 1928) est un des précurseurs de l’art cinétique et de l’Op Art, membre fondateur du G.R.A.V. (Groupe de Recherche d’Art Visuel) et lauréat du Grand Prix International de peinture de la biennale de Venise en 1966, Julio Le Parc est un personnage emblématique de l’histoire de l’art. Ses travaux sur le champ visuel, le mouvement, la lumière ou encore sur le rapport entre l’œuvre et le spectateur, correspondent à des questionnements très contemporains.


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Sol LeWitt (1928-2007) est un plasticien américain est un artiste conceptuel et minimaliste. Il pratique plusieurs disciplines artistiques, mais est surtout connu comme sculpteur. Il révolutionna le monde de l’art, en recherchant de nouveaux concepts artistiques et particulièrement celui d’Art Conceptuel, basé sur la recherche, la réflexion, et le concept.

éditoriaux politiques. Sa pensée le situe dans le prolongement à la fois de la phénoménologie d’Edmund Husserl et de la Gestalttheorie (« théorie de la forme »). Sa plus importante œuvre a été une de ses deux thèses de doctorat Phénoménologie de la perception (1945). Il a aussi écrit et publié Structure du comportement (1942), Éloge de la philosophie (1952), Le Visible et l’Invisible (1964).

Roger Tallon (1929-2011) Nam June Paik (1932-2006)

Florence de Mèredieu (née en 1944) est une écrivain, et essayiste française, qui a longtemps enseigné l’esthétique et la philosophie de l’art à l’Université. Elle est notamment l’auteur de fictions et de nombreux ouvrages sur l’art moderne et contemporain.

Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) est un philosophe existentialiste et enseignant français. En 1945, il fonde avec Jean-Paul Sartre la revue Les Temps modernes dans laquelle il rédige des

télévision, du théâtre comme du spectacle, Philippe Parreno élabore différents dispositifs pour construire des situations, pour concevoir des lieux à traverser, pour créer des trames qui interrogent, simultanément, le statut de l’œuvre d’art et celui de l’exposition. Véritable espace expérimental, l’exposition est considérée comme un format ouvert et indéterminé.

est un artiste coréen. Sa rencontre avec John Cage et George Maciunas va être une vraie révélation qui influencera ses recherches artistiques toujours dans l’esprit Fluxus.

Philippe Parreno (né en 1964) est une figure majeure de la scène artistique française et internationale. Il doit sa renommée à une œuvre protéiforme et souvent éphémère qui remet en question les formats d’exposition et la nature des images. En s’inspirant du cinéma comme de la

est reconnu comme le père du designer indutriel français Il débute sa carrière chez Caterpillar France dans la communication graphique. En 1957, Roger Tallon instaure le premier cours de design en France à l’Ecole des arts appliqués de Paris et créera ensuite le département design de l’Ensad à Paris en 1963. Il travaille avec des artistes tel qu’Yves Klein, César, Arman, et crée en 1973 la revue Art Press. à la fin des années 1970, il est le designer de la SNCF, du TGV puis plus récemment le TGV Atlantique et l’Eurostar.


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biographies

James Turrell (né en 1943),

(1906-1997) est le fondateur

est un artiste visuel américain diplômé en mathématiques et en psychologie. Depuis la fin des années 60, ses installations, appelées également « environnements perceptuels », sont réalisées à partir d’un seul matériau : la lumière, naturelle ou artificielle. James Turrell est surtout (re)connu par rapport à son œuvre emblématique Roden Crater (1983), construite à partir d’un petit cratère acheté par l’artiste non loin de sa résidence dans l’Arizona. Ses interventions, ses installations « en chambre » ou à ciel ouvert, procèdent toutes d’une quête artistique qui déstabilise nos relations au réel. En manipulant la lumière, James Turrell sollicite les sens, il se joue de la perception du spectateur, il la bouscule, la trompe. Entre ses mains, la lumière prend une extraordinaire matérialité : création d’espaces fictifs, troublants puis fascinants.

du cinétisme. Les formes géométriques sont mises en perspectives pour créer une impression de volume concave ou convexe, de vague ou de creux. Il grave aussi sur de grands panneaux de verre agencés parallèlement ou en paravent. Le graphisme de chaque panneau varie au gré du déplacement du spectateur. En 1965, il participe à l’exposition Responsive Eye au Musée d’Art Moderne de New York, consacrée à l’Op Art. L’exposition confirme alors sa réputation internationale comme père et maître de l’Art optique.

L’artiste (peintre et graphiste) hongrois Victor Vasarely

Thomas Wilfred (1889-1968) est un pionnier américaindanois dans le développement de ce qu’il a appelé Lumia, l’art de lumière. Il était aussi musicien et inventeur mais est mieux connu pour sa musique visuelle et ses conceptions de « clavecin-oculaire » appelés Clavilux ; un peu comme le clavier à lumière d’Alexander Scriabin. Wilfred « sculptait » directement la lumière par le

biais d’un Clavilux. Lumia est une composition de lumière, dont la couleur et la forme changent lentement dans le temps.

Iannis Xenakis (19222001) est un compositeur grec considéré comme l’un des pionniers de la musique électronique et numérique. Cependant, il est à l’origine architecte et travaille en collaboration avec Le Corbusier. Sa formation scientifique et sa passion pour les arts le poussent à défendre l’idée qu’il existe une synthèse des arts selon laquelle toute intention artistique peut être réalisée à travers n’importe quel médium grâce aux mathématiques.


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Les formes de l’intangible

entretiens

Nicolas Loubet, Startuper, et fondateur de Bluenod, Knowtex et Umaps

• Startuper ? Je suis un passionné d’innovations investi dans une dizaine de communautés créatives (Medialab Session, La Paillasse, Hack Your PhD, Startup Challenge, TEDx Paris Universités, Wiki Stage, OuiShare, MakeSense...). • Travailles-tu en tant que Freelance ? Comment ta semaine est-elle organisée ? Plutôt en tant que « manager ». Mon rythme est très très variable. L’essentiel de mon temps est consacré à la rencontre de personnes (rendez-vous, réunions, événements). • Quelles sont tes influences ? Qu’est-ce qui t’inspire ? Quels sont tes centres d’intérêts ? Tes sujets de prédilection ? Mes sujets de prédilection sont tous liés, de près ou de loin, aux communautés (crowfunding, innovation sociale, etc.) • Quelles sont pour toi les qualités clés d’un bon designer ? Je ne suis pas designer... mais les meilleurs me semblent avoir une exceptionnelle connaissance de l’humain (via de l’observation, des lectures, des expériences...). • Aujourd’hui que penses-tu de la place du corps et de la sensorialité dans les nouveaux dispositifs créatifs (par ex vus à Futur-en-Seine) ? Penses-tu qu’ils sont au centre des préoccupations des concepteurs et de leurs utilisateurs ? A priori, c’est essentiel. En même temps, j’ai vu – jusque là – beaucoup de superflu. La juste immersion, c’est celle qui répond... aux besoins profonds des gens. Sans fioriture. • Donc d’après toi, le créateur de demain c’est l’UX designer et son profil hybride (à la fois ingénieur et designer) ?

Est-ce donc un métier stratégique ? L’UX EST stratégique. C’est qui conditionne l’adoption MASSIVE d’une app aujourd’hui. • Quelle est la place de la perception dans la création ? Penses-tu qu’il est possible de la matérialiser ? Excellente question. Cela rejoint les enjeux de documentation des processus créatifs. Jean-Baptiste Labrune travaille dessus. • Un portrait chinois pour finir : Si tu étais un sens ? La vision. Si tu étais une couleur / une forme ? Le bleu / Un prisme. Si tu étais une texture ? Aluminum hyper lisse. Si tu étais un son ? L’Angoisse, d’Alain Goraguer. Si tu étais un goût ? Le café crème. Si tu étais une odeur ? Pain sorti du four. (...) https://soundcloud.com/an-o-li/ rencontre-avec-nicolas-loubet (octobre 2013)


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Vincent Mignerot, Consultant chercheur pour Synesthéorie

entretiens

• Peux-tu te présenter en quelques mots ? (métier, activité(s)... etc.) Après des études en psychologie clinique et une reconversion professionnelle dans les métiers du bâtiment, j’ai choisi aujourd’hui de me consacrer à plein temps à des travaux de recherche en philosophie et sur la thématique de la synesthésie. Je suis auteur d’un recueil de nouvelles sur l’enfance, Le petit camion jaune et d’un essai : Essai Sur la Raison de Tout. • Quelle branche as-tu voulu précisément approfondir dans l’étude de la synesthésie ? la part scientifique ? artistique ? philosophique ? Le Projet Synesthéorie est presque au-delà du transdisciplinaire, je le considérerais quasiment comme a-disciplinaire. Mais si malgré tout il faut qualifier les champs d’étude liés à mon approche de la synesthésie, il s’agit bien à la fois d’un travail scientifique (exigence de réfutabilité, méthodologie la plus rigoureuse possible et appui sur des références sûres), philosophique car espérant comprendre une part de la nature humaine par le filtre nécessaire de la perception, enfin artistique par la tentative de partage de la beauté de l’expérience synesthésique. • D’après toi, le monde du numérique oscille-t-il entre les sciences et l’art ? Peut-on dire que c’est un bon compromis entre les deux ? Pour moi il y a une analogie entre les synesthésies et les langages numériques: être synesthète ça serait un peu comme si, en utilisant son ordinateur, on voyait en même temps sur l’écran le langage de programmation qui permet à Windows ou à IOS de fonctionner. Un synesthète perçoit en quelque sorte un autre niveau de fonctionnement de son cerveau /

corps (...). • Et par conséquent, les nouvelles technologies / le numérique sont-ils le meilleur médium pour immerger les utilisateurs / les spectateurs? (...) Pour reproduire ou imiter l’authentique immersion synesthésique les outils numériques sont peut-être indispensables, même si on sait qu’ils ont aussi leurs limites. Par exemple, il ne sera jamais possible de montrer l’image d’un son qui est diffusé derrière l’auditeur. Pour moi, cette image est à l’arrière de moncorps, indépendante de mon champ de vision, mais cela ne sera jamais reproductible pour un non synesthète (ou peut-être demain grâce à des implants ou des stimulations corticales très fines et complexes, mais cette technologie n’existe pas encore...). • Quand tu entends le mot « immersion » à quoi penses-tu ? Qu’est-ce qu’une bonne immersion pour toi ? à l’écoute de ce mot je ne « pense » à rien de particulier mais je peux « voir » ce mot en formes et couleurs bien difficiles à décrire ici ! • Aujourd’hui que penses-tu de la place du corps et de la sensorialité dans les nouveaux dispositifs créatifs (par ex vus à Futur-en-Seine à Paris) ? Penses-tu qu’ils sont au centre des préoccupations des concepteurs et de leurs utilisateurs ? N'étant pas depuis très longtemps informé des évolutions des pratiques artistiques, j’ai pu constater en effet un attrait plus prononcé pour les expériences participatives, immersives, mais cela est sûrement lié aussi à ce que la technologie permet de produire aujourd’hui. (...) (décembre 2013)


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Dominique Moulon, Enseignant, D.A., critique et commissaire d’arts visuels

Les formes de l’intangible

• Quelles sont les limites physiques d’une œuvre numérique ? Les œuvres qui m’intéressent, d’une manière générale, peuvent être numériques à divers degrés. Quant à leurs limites, elles sont variables selon leurs tailles et/ou leurs localisations. Une pièce en réseau, par définition, n’a pas de lieu. Elle se situe au delà de toutes les frontières. • D’après vous toute œuvre artistique est-elle nécessairement délimitée par des contours ? J’aime aussi les créations inachevées, celles qui s’élaborent lors de participations entre artistes et spectateurs. Elles sont inachevées lorsque l’artiste les active et ne seront peut être jamais véritablement finalisées. Car le process, parfois, l’emporte sur l’objet. • Quelles sont selon vous les clefs d’un bon dispositif immersif ? Il y a différent niveaux d’immersion. L’installation qui me vient naturellement à l’esprit est Zee, de Kurt Hentschlager. L’immersion est totale, on est séparé des autres, on perd son propre corps. Au point qu’il est des spectateurs qui ne le supporte pas ? C’est une expérience extrême. • J’ai lu votre article sur les dispositifs de captation. Pensez-vous qu’ils soient indispensables pour une bonne interaction public / dispositif ? C’est un article ancien. Maintenant, je me méfie des dispositifs qui ne sont qu’interactifs. On gesticule. On vérifie qu’ils fonctionnent et puis c’est tout. Les assembler transforme nos centres d’art en musées des sciences. Mais j’aime aussi me faire surprendre par des interactions imprévues qui me font

réfléchir. • Design et synesthésie : pensezvous que l’expérience subjective est communicable à travers les médiations technologiques et dispositifs sensoriels ? Je m’attache de plus en plus aux titres des œuvres, à ce qu’elles déclenchent en nous, à la façon dont elle nous font observer le monde. Même s’il m’arrive encore de me faire surprendre agréablement par des dispositifs qui s’adressent directement aux sens, sans que la pensée n’interfère. • Si oui, avez-vous des exemples ? Je pense au vertige que suscite l’expérience de la performance Hemisphere de Ulf Langheinrich, l’autre membre du duo Granular Synthesis. Au sentiment de chute sans fin qui nous envahit progressivement. L’œuvre agit sur nos sens. • Pour finir, pensez-vous que le designer a la capacité de représenter l’insaisissable et l’intangible par le biais de sa discipline ? Les designers se concentrent généralement sur l’usage, l’expérience de l’utilisateur, mais il est des formes de design qui se situent aux frontières des pratiques artistiques. Je pense notamment à ce que l’on nomme le critical design, une tendance initiée à Londres par Anthony Dunne & Fiona Raby. (février 2014)


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• Pourriez-vous vous présenter en quelques mots (votre parcours, votre travail...) ? Je pratique en priorité l'écriture. J'ai beaucoup écrit sur l'image (la photographie, la vidéo) et j'ai rencontré le numérique pendant les années 80 à Imagina. Anne-Marie Morice, • Comment est né Synesthésie ? Vos Directrice expositions sont-elles uniquement artistique du numériques ? centre d’art Le projet Synesthésie est né en 1995 à numérique la suite de l'échec de la revue papier Synesthésie Unvisible que je faisais avec Toffe et Pierre Ponant. Je veux étudier comment l'art contemporain utilise le numérique au niveau formel, et aussi comment le numérique change notre perception du monde, au niveau conceptuel. Je ne présente pas que de l'art numérique. Je m'intéresse aux artistes qui savent créer des correspondances, qui utilisent plusieurs mediums, qui savent faire des synthèses. Le passage m'intéresse. • Vous savez certainement que la synesthésie est à la base un phénomène neurologique. Pourquoi avoir nommé un centre d'art contemporain comme cela ? La Synesthésie est aussi un courant artistique qui existe depuis longtemps et a connu un grand moment de visibilité au 19e siècle avec les symbolistes, Baudelaire, Rimbaud, Edgard Poe... Il me semble que la notion convient parfaitement au développement du numérique et du multimodal. • Dans mon mémoire, je tente de savoir s'il est possible de matérialiser l'intangible en faisant un pont entre graphisme, art contemporain/ numérique, dispositifs immersifs et

entretiens

synesthésie. J'ai un projet de fin de diplôme à réaliser et je souhaiterais réussir à conjuguer tout ceci. Pensezvous que ce sont des pratiques pouvant cohabiter ? Oui, c'est un défi synesthésique! • Pensez-vous qu'aujourd'hui être à la fois artiste visuel et graphiste est une association possible ? Pourquoi ? Oui, C.f. Martin Le Chevalier, Closky, Malt Martin, Stefan Sagmeister, etc. Je pense que chacun a ses raisons ! Dans le multimédia l'interface fait partie de l'œuvre. • Quelle est la part du travail d'un designer graphique dans un centre comme Synesthésie (signalétique, interfaces numériques, médiation muséale...) ? Identité visuelle et tout le reste. (mars 2014)


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Les formes de l’intangible

aparté

« Ma synesthésie concerne les jours, les mois, les années (synesthésie dite numérique) et l’alphabet. Je crois qu’elle touche aussi aux fautes d’orthographe que j’appelle donc graphèmes « absents » ou « erronés» (chaque lettre manquante créé un vide, ex : un -s en trop ou un -er à la place d’un -é, est marqué dans ma tête par une teinte) et à la musique. À chaque son, je visualise une teinte, une forme, une onde « insaisissable », une texture, qui relève plus d’une sensation haptique que d’une vision (...). Ma synesthésie numérique concernant les dates d’anniversaire ressemble un peu aux cartes de repérage à boutons lumineuxdes stations de métro. Chaque petite lumière est une date importante ou un jour d’anniversaire et clignote lorsque je dois m‘en rappeler – ce qui explique sûrement mon aptitude à me rappeler une date, car chaque point lumineux a une place précise dans ce fameux espace (inventé par mon cerveau), qui me permet de la voir, de la situer, de la localiser. Et comme chaque jour de la semaine a sa forme et son apparence unique, le point lumineux vient se superposer à cette forme, ce qui me permet même de me souvenir si c’était un dimanche ou un mercredi. (...) Ce n’est seulement qu’aujourd’hui que je comprends pourquoi j’ai toujours eu des difficultés avec les chiffres, les maths et le calcul, qui pour moi, prennent naturellement une forme spatiale – méthode probablement mémo-technique incontrôlée. Je dois les rendre palpables, tangibles pour les comprendre. (...) » Ilona Fioravanti


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apartĂŠ

1 journĂŠe lundi

mardi

mercredi

jeudi

vendredi

1 semaine

mois en cours

1 annĂŠe

samedi

dimanche


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bibliographie livres → AGAMBEN, Giorgio, Qu’est ce qu’un dispositif ?, Rivages, collection Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2007. → BIANCHINI, Samuel, DELPRAT, Nathalie, JACQUEMIN Christian, Simulation technologique et matérialisation artistique, Une exploration transdisciplinaire arts/ sciences, L’Harmattan, 2011. → Couchot, Edmond & Hillaire, Norbert, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Flammarion, coll. Champs, 2005. → DELEUZE, Gilles, Mille Plateaux, Éd. du Minuit, 1980. → DE MèREDIEU, Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Larousse InExtenso, 1994. → DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Flammarion, 2011. → De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, Dix-huit essais, B42, 2012. → DUGUET, Anne-Marie, Déjouer l’image, Créations électroniques et numériques, J. Chambon, coll. « Critiques d’art », 2002. → ECO, Umberto, L’œuvre ouverte, Point Seuil, 1962. → GOMBRICH, Ernst H., Art and Illusion, Phaidon, 1977. → HAVERKAMP, Michael, Synesthetic design, for a multisensory approach, Birkhäuser, 2013. → HUYGHE, René, Dialogue avec le visible, Flammarion, 1958. → Invisible & Insaisissable, collection écritures Numériques, Centre Des Arts → Jimenez, Manuel, La psychologie de la perception, Collection domino, Flammarion, 1997. d’Enghien-les-Bain, 2011. → Kandinsky, Wassily, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Folio essais, 2004. → Kandinsky, Wassily, Point et ligne sur plan, Folio essais, 2004. → LEWITT, Sol, Paragraphes sur l’art conceptuel, éd. Centre Pompidou, 1967. → MAILLET, Sandrine, SAUVAGE, Anne-Marie, ouvrage collectif, Graphisme et création contemporaine, revue BnF n°43, 2013. → MANOVICH, Lev, Le langage des nouveaux médias, Les presses du réel, 2010. → MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Collection Tel (n° 4), Gallimard, 1945. → MOULON, Dominique, Art contemporain, nouveaux médias, nouvelles éditions


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bibliographie

Scala, 2008. → Piéron, Henri, La Sensation, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je, 1945. → Pranchère, Jean-Yves, Esthétique, d'A. Baumgarten, collection Bibliothèque Philo Esthétique, L’Herne, 1988. → Sauvageot, Anne, L’épreuve des sens, Puf, collection Sociologies d’aujourd’hui, 2003. → SERRES, Michel, Les cinq sens, Grasset, 1985. → TRON, Colette, ouvrage collectif, Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures, L’Entretemps, 2005. → VIAL, Stéphane, L'être et l'écran, Comment le numérique change la perception, Presses Universitaires de France, 2013.

web → Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, <http://www.cnrtl.fr/>. → LAROUSSE Encylopédie, <http://www.larousse.fr/encyclopedie/>. → LAVAUD, Sophie, L’implication du corps dans les scénographies interactives, <http:// www.olats.org/projetpart/artmedia/2002/t_sLavaud.html/> → MARGES n°20, revue d'art contemporain, ouvrage collectif, Qu'est-ce qu'un dispositif dans l'art contemporain ? <http://arthist.net/archive/6394/>. → MARIANI, Alessandra, « Pratiques interactives et immersives : pratiques spatiales critiques », La réalité augmentée de l’exposition, <http://www.mediatropes. com/>. → synesthéorie, <http://www.synestheorie.fr/> → THéLY, Nicolas, Le tournant numérique de l'esthétique, éditions Publie.net, 2011.

lieux / expositions / festivals → bill viola, Grand Palais, mars 2014, Paris. → DYNAMO, Grand Palais, avril 2013, Paris. → Festival NéMo, décembre 2013, Ile-de-France. → Futur-en-Seine, Le Centquatre, juin 2013, Paris. → IMMERSIONS DIGITALES, Happen Space Accenture, juin 2013, Paris. → la gaîté Lyrique, le lieu des cultures numériques. → LES BAINS NUMériques, juin 2013, Enghien-les-Bains. → Synesthésie, fabrique d'art et culture numérique.


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remerciements

remerciements Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidée et encouragée dans l’avancée et la réalisation de ce mémoire. Merci à mon directeur de mémoire Alexandre Saint-Jevin pour son aide, sa patience, sa compréhension et son écoute. Merci à Anthony Masure (chargé de cours référent) pour son attention et pour avoir cru en ce mémoire. Merci aussi à mes camarades d’IMGD2 et à l’équipe pédagogique du Campus Fonderie de l’image pour leur bonne humeur quotidienne. Merci à mes collègues de Bayard Jeunesse pour leur apprentissage, leur aide, leurs encouragements, et leur support durant ces deux dernières années. Merci à Nicolas Loubet, Vincent Mignerot, Dominique Moulon et Anne-Marie Morice pour leur précieux temps. Merci à mes relecteurs. Enfin, un grand merci à ma famille, pour tout le savoir qu’elle m’a transmis, pour avoir fait naître en moi autant de curiosités et pour en être arrivée là où j’en suis. Merci à mes amis et merci à Florian.





Les formes de l'intangible Design synesthésique et matérialisation des perceptions à l'heure du multisensoriel

Conception, écriture et design graphique : Ilona Fioravanti Suivi et direction de mémoire : Alexandre Saint-Jevin Ce mémoire a été composé en caractères typographiques FF Scala Sans Pro et FF Scala Pro. Papiers Antalis Paris. Achevé d'imprimer le 24/03/2014.



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