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« Il sâagit, oui, de se regarder soi-mĂȘme Ă travers lâautre : non pas tel que lâautre nous voit, mais tel que nous nous trahissons dans notre regard sur lui. » Thierry Hentsch, Avant-propos Ă LâOrient imaginaire. La vision politique occidentale de lâEst mĂ©diterranĂ©en, 1987, Les Ăditions de Minuit, p. 7.
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Introduction Confronter le regard que lâOrient porte sur lâOccident et lâOccident sur lâOrient, Ă travers des extraits littĂ©raires de rĂ©cits de voyage, tel est lâobjectif de ce dossier pĂ©dagogique. Pour faciliter la lecture, le dossier pĂ©dagogique est organisĂ© en trois parties : bb les relations de voyage de marchand ou voyageur aux XVIIe et XVIIIe siĂšcles (dossier 1)â; bb le XIXe siĂšcle, siĂšcle dâor des rĂ©cits de voyage des Ă©crivains (dossier 2)â; bb Ă lâaube du XXe siĂšcle (dossier 3). La sĂ©lection dââextraits donne la part belle aux auteurs arabes ou aux Français parfois moins connus.
Au XVIIe siĂšcle, lâOrient nâest pas encore une terre convoitĂ©e ou colonisĂ©e, câest stricto sensu lâailleurs et lâArabe reprĂ©sente lâautre, lâĂ©tranger. Câest le dĂ©but dâune vision exotique avec la mode des turqueries, qui nâĂ©pargne ni MoliĂšre ni Racine. Mais surtout, les Français sont friands des relations de voyage en Orient (au moins deux cents sont Ă©ditĂ©es au XVIIe siĂšcle). PubliĂ©es par des marchands, des Ă©missaires du roi, ou de simples voyageurs, ce sont autant de tĂ©moignages qui permettent de saisir le regard posĂ© sur lâAutre. Le rĂ©cit dâun marchand dâAlep, Hanna Dyab, embauchĂ© comme interprĂšte par un français, Paul Lucas, permet de confronter les regards. Ce dossier pĂ©dagogique comporte de courtes synthĂšses qui rappellent le contexte historique, culturel et littĂ©raire qui prĂ©side Ă lâĂ©criture des rĂ©cits sĂ©lectionnĂ©s, des extraits pertinents de ces derniers et parfois des suggestions de questionnements pĂ©dagogiques. Il se prĂ©sente comme un ensemble de pistes dont le professeur, selon sa discipline dâenseignement et sa progression pĂ©dagogique, se saisira. Il est mobilisable dans le cadre de lâenseignement du français, de lâarabe, de lâhistoire des arts et de lâĂ©ducation morale et civique. Un rappel des liens avec les programmes dâenseignement est proposĂ©.
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VOIR AUSSI : Au miroir de lâautre : rĂ©cits de voyages orientaux et occidentaux. Dossier 2 : Le XIXe siĂšcle, siĂšcle dâor des rĂ©cits de voyage des Ă©crivains. Au miroir de lâautre : rĂ©cits de voyages orientaux et occidentaux. Dossier 3 : Ă lâaube du XXe siĂšcle.
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Sommaire Lien avec les programmes scolaires .........................................................................................5 Les relations de voyage de marchand ou voyageur............................................................... 6 DâAlep Ă Paris, les pĂ©rĂ©grinations dâun jeune syrien au temps de Louis XIV, dâHanna Dyab, « ancĂȘtre » de lâOr de Paris ? ........................................................................................................ 6
bb Antoine Galland, la traduction des Mille et une Nuits
et la contribution de Hanna DyĂąb................................................................................................................... 6
bb Hanna DyĂąb....................................................................................................................................................... 6
bb Extraits de DâAlep Ă Paris, les pĂ©rĂ©grinations dâun jeune syrien au temps de Louis XIV, Hanna DyĂąb,........................................................................................................................................................... 7
Jean Thévenot, « le voyageur moyen » de son temps. ...........................................................10
bb Jean Thévenot
bb Le « voyageur moyen » ou « voyageur type » ....................................................................................... 11 bb Extraits du Voyage du Levant....................................................................................................................... 11
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Lien avec les programmes scolaires
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ollĂšge
bb Ăducation morale et civique (EMC), cycle 4
I Les sensibilitĂ©s : soi et les autres ; I Comprendre la diversitĂ© dâappartenance civiques, sociaux, culturels et religieux.
bb Histoire des arts, cycle 4, thĂšme 5. Lâart au temps des LumiĂšres et des rĂ©volutions (1750-1850) Deux thĂšmes : I Lâart, expression de la pensĂ©e politique I Foi dans le progrĂšs et recours au passĂ©
bb Français
I EntrĂ©e Se chercher, se construireâ CinquiĂšme : Le voyage et lâaventure : pourquoi aller vers lâinconnu ? TroisiĂšme : Se raconter, se reprĂ©senter I EntrĂ©e Regarder le monde, inventer des mondesâ QuatriĂšmeâ: La fiction pour interroger le rĂ©el
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bb Arabe, cycle 4 : Voyages et migrations
bb Arabe, section internationale collÚge : Regards sur le monde (dont littérature de voyage)
ycée :
bb LittĂ©rature et sociĂ©tĂ©, Seconde gĂ©nĂ©rale, thĂšme 6 Regards sur lâautre et lâailleursâ bb EMC en seconde gĂ©nĂ©rale et classe prĂ©paratoire au CAP ThĂšme ĂgalitĂ© et discriminations
bb Histoire des arts, thématique Arts, sociétés, cultures
I Lâart et lâappartenance (corps, communautĂ©s, religions, classes sociales, etc.), langages et expressions symboliques (costumes dâapparat religieux, civils, militaires)â; I Lâart et les identitĂ©s culturelles : diversitĂ© (paysages, lieux, mentalitĂ©s, traditions populaires), cohĂ©sion (usages, coutumes, pratiques quotidiennes, chansons, lĂ©gendes, etc.)â; Particularismes (arts vernaculaires, rĂ©gionalismes, folklores, minoritĂ©s, diasporas, ghettos, etc.) I Lâart et les autres : regards croisĂ©s (exotisme, ethnocentrisme, chauvinisme, etc.)â; Ă©changes (dialogues, mixitĂ©s, croisements)â; mĂ©tissages.
bb Lettres-Histoire, Terminale bac pro,
en introduction à la thématique Identité et diversité
bb Arabe, sections internationales :
I Secondeâ: Regards sur lâOccident dans la littĂ©rature de voyage et les romans I PremiĂšreâ: LâĂ©mergence de la modernitĂ© : la Nahda
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Les relations de voyage de marchand ou voyageur Aux XVIIe et XVIIIe siĂšcles, de nombreux occidentaux voyagent vers lâOrient, et certains publient leurs rĂ©cits de voyages. Parfois, les rĂ©cits sont accompagnĂ©s dâiconographies (dessins, planche). MissionnĂ©s par le roi pour rapporter dâOrient des marchandises prĂ©cieuses, marchand comme Jean Chardin ou Jean-Baptiste Tavernier (sources pour les Lettres persanes de Montesquieu), ambassadeurs, naturalistes ou encore personnages aisĂ©s qui parcourent le monde, autant de tĂ©moignages qui permettent de saisir le regard portĂ© sur lâautre. Ces relations de voyage sont rĂ©pĂ©titives : «âQui a lu deux ou trois relations de voyage du XVIIe siĂšcle en a lu des dizaines : les reprĂ©sentations se cristallisent en modĂšles1â». Des Orientaux voyagent Ă©galement et la confrontation des regards est fĂ©conde.
DâAlep Ă Paris, les pĂ©rĂ©grinations dâun jeune syrien au temps de Louis XIV, dâHanna Dyab, «âancĂȘtreâ» de lâOr de Paris ?
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Galland, la traduction des Mille et une Nuits et la contribution de H anna DyĂąb. ntoine
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Le Français Antoine Galland est le premier Ă traduire les Mille et une Nuits, Ă partir de 1704. Il travaille dâaprĂšs un manuscrit datant du XVe siĂšcle, venant dâAlep et contenant le rĂ©cit-cadre. Lâaccueil est excellent. Il est ensuite en quĂȘte de nouveaux contes pour nourrir de futures publications. En 1709, il rencontre le conteur syrien Hanna DyĂąb, de passage Ă Paris. Il dĂ©cĂšle en lui un rĂ©el talent de conteur et lui demande de raconter ses histoires et mĂȘme certainement de lui en Ă©crire en arabe. Ces contes formeront la derniĂšre partie des Nuits. On doit donc Ă DyĂąb le succĂšs auprĂšs du jeune public des histoires dâAladdin et de la lampe magique ou dâAli Baba, qui nâappartiennent pas au Alf layla wa-layla, recueil dâorigine de contes arabes. Ces « contes orphelins » feront en partie le grand succĂšs des Nuits, avec lâajout par Galland des aventures de Sindbad le marin. anna
Hanna DyĂąb est un chrĂ©tien maronite dâAlep. Il pense tout dâabord rentrer dans les ordres et effectue une retraite au Mont Liban ; il dĂ©cide finalement de rentrer chez lui, nâayant pas la vocation. Câest alors, en 1707, quâil rencontre le voyageur Paul Lucas, missionnĂ© par la France pour rapporter monnaies et antiquitĂ©s, qui lui propose de lâaccompagner dans son voyage en tant que traducteur et serviteur : Hanna parle lâarabe mais aussi le turc, lâitalien, le provençal et le français. AprĂšs Tripoli, SaĂŻda, Chypre, lâĂgypte, la Libye, Tunis, Livourne et GĂȘnes, il arrive en France Ă Marseille puis gagnera Paris oĂč il sera reçu Ă Versailles dans les appartements de Louis XIV. Il Ă©crit en arabe sa relation de voyage cinquante-cinq ans aprĂšs ĂȘtre revenu au pays, oĂč il sâinstalle finalement comme commerçant drapier. LâoriginalitĂ© du rĂ©cit de voyage dâHanna Dyab tient au fait quâil nâa pas Ă obĂ©ir Ă tous les codes du rihla (genre de la littĂ©rature arabe que lâon peut traduire par «ârĂ©cit de voyageâ»). Les oppositions entre Orient et Occident sont moins nettes et moins stĂ©rĂ©otypĂ©es. Il ne rĂ©dige pas un ouvrage de commande et il nâa point Ă justifier les dĂ©penses et le travail effectuĂ©s comme câest le cas pour les relations de voyages orientales les plus connues comme lâOr de Paris de Tahtawi. NâĂ©tant pas un lettrĂ©, Hanna ne parsĂšme pas son texte de citations de poĂštes ou dâextraits de livres. Il prĂ©fĂšre nous livrer ses sentiments avec forces dĂ©tails. Ă Paris, il rencontre Antoine Galland, qui travaille Ă la traduction des Mille et une Nuits. Câest dâailleurs Hanna qui complĂ©tera son entreprise en lui racontant douze contes, certains restĂ©s parmi les plus cĂ©lĂšbres : Ali Baba et Aladin. On retrouve dâailleurs dans DâAlep Ă Paris des marqueurs des contes avec lâinsertion de rĂ©cits secondaires dans le rĂ©cit cadre par exemple. Câest donc le tĂ©moignage dâune quĂȘte initiatique, dâun homme qui se cherche, bien loin des passages obligĂ©s de la traditionnelle relation de voyage. Thierry Hentsch in LâOrient imaginaire. La vision politique occidentale de lâEst mĂ©diterranĂ©en, 1987, Les Ăditions de minuit, P. 15.
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DyĂąb.
La traduction française est toute rĂ©cente puisquâelle date de 2015 : elle apporte un nouvel Ă©clairage sur le regard que lâOrient peut porter sur lâOccident. Extrait 1 (p. 92-94)
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DâA lep Ă Paris, les pĂ©rĂ©grinations dâun jeune syrien au temps de L ouis XIV, H anna DyĂąb. xtraits de
RĂ©cit traduit de lâarabe (Syrie) et annotĂ© par Paule FahmĂ©-ThiĂ©ry, Bernard Heyberger et JĂ©rĂŽme Lentin, Sindbad, Actes Sud, 2015.
bb Extrait 1 (p. 92-94) Hanna DyĂąb vient dâarriver Ă Chypre et demeure dans un couvent. Il vient de se faire menacer par le voisin du couvent au prĂ©texte quâen regardant par-dessus le mur, il avait regardĂ© ses femmes. Un « Grec chrĂ©tien mais catholique » vole Ă son secours et lui propose de lui montrer la ville. Puis il mâemmena faire un tour de la ville. Je vis dans les rues des femmes qui vendaient du vin. Chacune avait devant elle une petite outre de vin quâelle proposait Ă la vente, vantant sa qualitĂ© et son Ăąge. Chaque petit pot se vendait pour un âuthmĂąni 2. Dâautres femmes vendaient de la viande de porc, et dâautres encore avaient chargĂ© une outre de vin sur un Ăąne, faisant le tour des maisons pour le vendre. Toutes avaient le visage dĂ©couvert, sans voile3. Devant ce spectacle immodeste, je dis au jeune homme qui mâaccompagnait : ââQuâest-il donc advenu des paroles de cet homme qui mâa reprochĂ© dâavoir regardĂ© ses femmes ? VoilĂ maintenant leurs femmes le visage dĂ©couvert, sans honte et sans pudeur, assises dans les rues au vu de tous les passants ! ââTu as raison. Pourtant, comme je te lâai dĂ©jĂ expliquĂ©, si ce mĂ©chant homme a agi ainsi, ce nâest pas parce que tu avais regardĂ© ses femmes, mais Ă cause de la haine du Padre et du couvent. ââComment se fait-il que les musulmans qui habitent cette ville acceptent quâon vende du vin et de la viande de porc dans les rues et les ruelles ? ââIls ont obtenu cette autorisation des gouvernants du pays, me rĂ©pondit-il, afin de pouvoir acquitter lâimpĂŽt mĂźri qui pĂšse sur eux. Ce mĂźri est restĂ© le mĂȘme que celui quâils payaient lorsque le pays Ă©tait prospĂšre : il est Ă prĂ©sent ruinĂ© et on continue Ă le leur prĂ©lever au niveau dâavant. Câest pourquoi beaucoup dâhabitants de cette Ăźle ont Ă©tĂ© contraints de sâenfuir, Ă cause de lâexcĂšs dâinjustice qui les accable.
bb Extrait 2 (p. 203) Hanna DyĂąb arrive Ă Livourne, en Italie.
Ă partir de ce jour-lĂ , votre humble serviteur sortit se promener dans les rues de la ville, stupĂ©fait de ce quâil nâavait jamais vu auparavant. CâĂ©tait la premiĂšre ville en pays chrĂ©tien oĂč jâentrais. Je vis des femmes dans les boutiques, vendant et achetant comme si elles Ă©taient des hommes. Elles dĂ©ambulaient dans les rues le visage dĂ©couvert, sans voile. Jâeus lâimpression dâĂȘtre dans un rĂȘve.
SUGGESTION DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAIT 1)â: âą Quâest-ce qui Ă©tonne le narrateur dans ce premier extrait ? Expliquez.
SUGGESTIONS DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAIT 2)â: âą MĂȘme question pour le deuxiĂšme extrait. Quelle diffĂ©rence de jugement du narrateur pouvez-vous noter entre les deux premiers extraits ? Expliquez.
Monnaie de cuivre. Ici, plusieurs Ă©lĂ©ments choquants sont associĂ©s dans lâesprit du chrĂ©tien dâAlep : la vente du vin et de la viande de porc, des femmes qui vendent dans la rue, et sans porter de voile.
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bb Extrait 3 (p. 207-209)
Hanna rencontre Ă Paris un compatriote «âaleppin de la nation des maronitesâ».
Ma femme reste Ă la maison depuis trois mois, elle nâest pas allĂ©e en ville, car elle nâarrive pas Ă sortir sans voile, sans se couvrir. Moi, jâai renoncĂ© Ă la convaincre. Je te demande par faveur, puisque tu es fils du pays, de bien vouloir essayer. Elle tâĂ©coutera peut-ĂȘtre. Elle sortirait prendre lâair et sâarracherait Ă ces craintes. Je rĂ©pondis Ă cet homme : ââVolontiers, jâirai avec toi quand tu le voudras. ââDemain câest dimanche, me dit-il. Je tâattendrai Ă lâĂ©glise et nous irons ensemble Ă la maison. Ma femme acceptera peutĂȘtre de sortir avec nous se promener un peu hors de la ville. Ainsi en fut-il dĂ©cidĂ© et, le lendemain, aprĂšs avoir assistĂ© Ă lâoffice, je me rendis avec lui Ă son domicile. Lorsque jâentrai, je vis un rideau derriĂšre lequel se tenait sa femme. Je la saluai. Elle me rendit les salutations Ă travers le rideau et refusa de se montrer devant moi. Je lui dis : ââQuâest-ce que câest que cette folie ? Sors et regarde, toutes les femmes de cette ville vont et viennent dĂ©voilĂ©es et personne nâobserve personne. Nous sommes en pays chrĂ©tien et le voile de visage nây a pas cours. MalgrĂ© de longues palabres, il fut impossible de lui faire accepter de sortir dĂ©voilĂ©e. Je finis par demander : ââAs-tu un voile dĂ©couvrant les yeux ? ââOui, rĂ©pondit-elle. ââMets donc ce voile de tĂȘte et viens avec nous, lui dis-je. Elle accepta et sortit du coffre une robe prĂ©cieuse et un khimĂąr4 ornementĂ©. Elle mit la robe, se couvrit de ce khimĂąr et sortit avec nous accompagnĂ©e de ses enfants. Nous passĂąmes les portes de la ville. Ă cette heure-lĂ , il y avait beaucoup dâhommes et de femmes partis en promenade Ă lâextĂ©rieur de la ville. Lorsquâils virent cette femme la tĂȘte couverte, tout le monde sâapprocha, tendant la tĂȘte pour voir son visage, et nous demandant pourquoi elle Ă©tait voilĂ©e. Nous ne savions pas trop quoi leur rĂ©pondre, surtout aux femmes. Il sâagglutina ainsi autour de nous une telle multitude dâhommes et de femmes que nous ne pouvions plus marcher sur le chemin. Nous dĂ»mes nous en Ă©carter et nous rĂ©fugier dans une grotte, sur le flanc dâune colline proche de la mer. Lorsque nous y arrivĂąmes et que nous rĂ©ussĂźmes Ă nous soustraire au regard de ces gens, je me retournai vers la femme : ââSi tu veux que je marche en votre compagnie, lui dis-je, enlĂšve ce voile de ta tĂȘte et habille-toi comme ces femmes qui se promĂšnent. Personne ne se retournera pour te regarder. Mais elle maintint son refus et ne consentit pas Ă se dĂ©couvrir. Lorsque je constatai quâelle sâobstinait dans sa rĂ©solution, je les abandonnai et rentrai en ville, et je nâeus plus de leurs nouvelles. Jâai compris de cet Ă©pisode que les femmes de chez nous ne peuvent pas se comporter comme celles de ces pays, car elles ont Ă©tĂ© Ă©duquĂ©es Ă demeurer cachĂ©es. 4
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Foulard qui couvre la tĂȘte, le cou et les Ă©paules.
SUGGESTION DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES POUR LES TROIS PREMIERS EXTRAITSâ: âą GrĂące aux trois extraits, montrez comment le narrateur nâattend pas des femmes le mĂȘme comportement en fonction du pays dans lequel il se trouve. Quâen pensez-vous ?
bb Extrait 4 (p. 256-257)
Je demandais alors Ă mon maĂźtre ce quâĂ©taient ces lumiĂšres et ces torches. Il me rĂ©pondit que câĂ©tait les lumiĂšres de Paris. Car cette ville nâa pas de remparts qui pourraient arrĂȘter la vue. Nous entrĂąmes et parcourĂ»mes les ruelles et les rues larges et spacieuses. Je vis que toutes les boutiques, alignĂ©es des deux cĂŽtĂ©s, Ă©taient Ă©clairĂ©es par deux ou trois chandelles. Des lanternes de verre contenant une longue bougie allumĂ©e Ă©taient plantĂ©es tous les vingt ou trente pieds. Ahâ! Que dire de la ville de Paris, de son Ă©tendue et de son immensitĂ©â! On ne peut en compter les maisons, tant elles sont nombreusesâ! Ă cĂŽtĂ© de lâentrĂ©e de chaque immeuble se trouve la boutique de son propriĂ©taire et Ă lâintĂ©rieur, lâatelier, spĂ©cialitĂ© par spĂ©cialitĂ©, pour chaque mĂ©tier. De lĂ , le propriĂ©taire peut remonter au premier Ă©tage dans son logement. Car leurs maisons sont constituĂ©es de cinq Ă©tages, chacun Ă©tant cinq ou six marches au-dessus de lâĂ©tage infĂ©rieur. Lorsquâon arrive au deuxiĂšme Ă©tage, on tombe sur un seuil et une porte. Si on passe cette porte, on peut voir un espace avec des chambres, un salon et une cuisine oĂč habite une famille. Les chambres ont de grandes fenĂȘtres ouvrant sur la rue. Et si on monte au troisiĂšme, au quatriĂšme ou au cinquiĂšme, on constate quâils sont tous sur le mĂȘme modĂšle. Quant aux lanternes, elles sont installĂ©es aux frais de la ville : on offre des chandelles aux habitants du quartier, pour quâils les allument Ă leur place. Chaque lanterne est munie dâun casier fixĂ© au mur et chaque habitant du quartier a la charge dâallumer ces chandelles durant un mois complet. De mĂȘme, par ordre du gouvernement, chaque propriĂ©taire est dans lâobligation de balayer chaque jour tĂŽt le matin devant la porte de sa maison.
SUGGESTIONS DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAIT 4)â: âą Montrez comment dans cet extrait, le narrateur nous communique son admiration pour Paris. Quâobserve-t-il en particulier ? âą Quâest-ce que cela nous apprend, en creux, sur les villes arabes que le narrateur connait bien ? âą Ă quelle appellation de la capitale cela vous fait-il penser ?
Extraits 5 (p. 284)â Le narrateur dĂ©crit la procession de Notre-Dame, Ă Paris, Ă laquelle il a assistĂ©. Ce jour-lĂ eut lieu la procession de Notre-Dame, qui emprunta la rue oĂč votre serviteur rĂ©sidait. Je me mis Ă la fenĂȘtre pour regarder cette magnifique procession oĂč se trouvaient plus de cinq cents prĂȘtres et diacres. Ils avaient tous des chasubles bordĂ©es dâor et portaient des cierges camphrĂ©s et des crucifix dâor. AprĂšs le passage des prĂȘtres et des diacres, le cardinal arriva, sous un grand dais spacieux, soutenu par douze colonnes et portĂ© par douze hommes. Il portait lâostensoir qui contenait le corps du Seigneur. En scrutant cet ostensoir, je crus voir le soleil. Personne ne pouvait en soutenir la vue, tant il Ă©tait incrustĂ© de joyauxâ: diamants, hyacinthes5, Ă©meraudes et autres pierres prĂ©cieuses. Il ravissait le regard. JâĂ©tais perdu en contemplation, stupĂ©fait par ce spectacle, quand mon maĂźtre vint me demander de dĂ©chiffrer lâinscription en haut du dais. Je lâexaminai. Je vis des piĂšces dâĂ©toffe de coton de couleur rouge foncĂ© sur lesquelles Ă©taient inscrites en lettres brodĂ©es blanches : lĂą ilĂąh 5 6
Pierre fine de couleur orange Ă rouge, variĂ©tĂ© de zircon. « Il nâa pas dâautre divinitĂ© que Dieu », dĂ©but de la profession de foi musulmane.
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illa AllĂąh6 suivi du complĂ©ment de formule. Je fus Ă©bahi par cette inscription en haut du dais. Mon maĂźtre me demanda ce qui Ă©tait Ă©crit. Je lui dis. Il sâen Ă©tonna et ne me crut point. Il mâordonna alors de le prĂ©cĂ©der chez les voisins pour observer attentivement lâinscription par leur fenĂȘtre. Jây allai et, lâexaminant, je vis ce que jâavais vu la premiĂšre fois. Je revins et lui confirmai la chose, en lui disant que je ne pouvais vraiment pas mâĂȘtre trompĂ©, car la toile Ă©tait rouge et les lettres en inscription blanche. [âŠ] Sur ordre de son maitre, Hanna DyĂąb va prĂ©venir le cardinal de sa dĂ©couverte.
SUGGESTIONS DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAIT 5)â: âą Dans quel livre dit sacrĂ© trouvet-on cette citation lĂą ilĂąh illa AllĂąh. Pourquoi le narrateur ne prononce-t-il pas la phrase en entier ? (aide : quelle est la religion de Hanna DyĂąb ?) âą Montrez le comique de situation de cette scĂšne.
Il avait rapportĂ© les faits Ă son Excellence Monseigneur le cardinal qui avait immĂ©diatement fait appeler le sacristain et lui avait ordonnĂ© dâaller chercher les Ă©toffes qui couvraient les tentures du dais du Saint corps. Lorsquâil les avait apportĂ©es, il avait bien vu lâinscription en question. Le cardinal avait demandĂ© Ă cet homme dâoĂč venaient ces tentures. Il avait rĂ©pondu quâelles Ă©taient anciennes, quâil sâagissait des Ă©tendards pris aux ennemis maghrĂ©bins et dĂ©posĂ©s dans les armoires de la sacristie. ââJâen avais recouvert le dais par prĂ©caution, ajouta-t-il, pour Ă©viter que de la terre provenant des toits ne tombe dessus. Le cardinal ordonna de brĂ»ler les Ă©toffes sur lâheure. Ces Ă©tendards se trouvaient Ă Notre-Dame, car lorsque les rois de France remportaient des victoires contre les MaghrĂ©bins, ils prenaient leurs drapeaux et les dĂ©posaient dans lâĂ©glise pour la commĂ©moration et les priĂšres dâaction de grĂące. Extrait 6 (p. 334)â Un vieil homme7 nous rendait souvent visite. Il Ă©tait chargĂ© de la bibliothĂšque des livres arabes. Il lisait bien lâarabe et traduisait des livres de cette langue en français. En ce temps-lĂ , il traduisait entre autres le livre de contes des Mille et Une Nuits. Cet homme recourait Ă mon aide sur certains points quâil ne comprenait pas et je lui expliquais. Il manquait au livre quâil traduisait quelques nuits et je lui racontai donc les histoires que je connaissais. Il put complĂ©ter son livre avec ces contes et fut fort content de moi.
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SUGGESTIONS DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAIT 6)â: âą En vous appuyant sur la synthĂšse « Antoine Galland, la traduction des Mille et une Nuits et la contribution de Hanna DyĂąb », expliquez en quoi Hanna DyĂąb a contribuĂ© Ă lâĂ©laboration du recueil des Mille et une Nuits et Ă son succĂšs.
Jean Thévenot, « le voyageur moyen8 » de son temps
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ean
Jean ThĂ©venot est nĂ© Ă Paris en 1633 dâune famille aisĂ©e, prĂ©alable nĂ©cessaire Ă tout voyageur de lâĂ©poque. Son oncle MelchisĂ©dech ThĂ©venot est un Ă©diteur qui publie des rĂ©cits de voyage, ce qui donna lâenvie trĂšs tĂŽt Ă son neveu de parcourir le monde. Lors dâun voyage en Europe, Jean ThĂ©venot rencontre un amoureux du Levant qui le 7
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Thévenot.
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Il sâagit dâAntoine Galland. Lâexpression est de StĂ©phane YĂ©rasimos, dans lâintroduction de lâĂ©dition de 1980, Ădition MaspĂ©ro, La dĂ©couverte.
dĂ©cide Ă tenter le voyage en 1655. Il visite la Turquie et lâĂgypte en 1656. Il est frappant de noter que les Ă©tapes de son voyage semblent prĂ©figurer celles des romantiques orientalistes que sont Chateaubriand, Nerval ou Lamartine. Cependant ThĂ©venot se contente de dĂ©crire ce quâil voit ; câest Chateaubriand qui apportera une note sensible au rĂ©cit de voyage comme reflet dâune Ăąme.
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« voyageur moyen » ou « voyageur type ». Pour reprendre lâexpression de StĂ©phane YĂ©rasimos dans son introduction Ă Voyage du Levant, Jean ThĂ©venot nâest ni un marchand qui nous vante les mĂ©rite de telles ou telles marchandises, ni un « Ă©rudit dĂ©daigneux », ni un pilleur dâantiquitĂ© ou de manuscrit, mais bel et bien un « voyageur moyen », parfois couard, qui reprend de prĂ©cĂ©dentes relations de voyage pour sâĂ©viter le dĂ©placement. Son propre texte sera Ă son tour repris par ses successeurs : câest une sorte de « voyageur type9 ». Cependant, il fait preuve « dâun esprit dâobservation hors du commun10 » pour ce qui concerne les coutumes turques, avec des notations prĂ©cises digne parfois dâun ethnologue. Il est notable que ses observations inflĂ©chissent sa vision de lâ«âennemi hĂ©rĂ©ditaireâ» et quâil se prend, parfois Ă son corps dĂ©fendant, Ă prendre goĂ»t et admirer les petits faits de la vie quotidienne pour finalement dĂ©fendre ces «âbonnes gensâ» (cf. extrait 5).
»E
xtraits du
Voyage du Levant de Jean Thévenot
Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85317c
bb Extrait 1â: DESSEIN DE VOYAGE
Le dĂ©sir de voyager a toujours Ă©tĂ© fort naturel aux hommes, il me semble que cette passion ne les a pressĂ©s avec autant de force quâen nos joursâ; le grand nombre de voyageurs qui se rencontrent en toutes les parties de la terre prouve assez la proposition que jâavance, et la quantitĂ© de beaux voyages imprimĂ©s qui sont parus depuis vingt ans ĂŽte toute raison dâen douter. (...) Ce sont ces belles relations qui mâont donnĂ© la premiĂšre pensĂ©e de voyager.
bb Extrait 2â: PremiĂšre partie, DE LA BEAUTĂ, MĆURS
ET HABILLEMENTS DES FEMMES TURCS, CH XLII (p. 123)
En Turquie, les femmes sont ordinairement bellesâ; bien faites et sans dĂ©faut, elles sont fort blanches car elles sortent peu et encore sont-elles voilĂ©es quand elles vont dehors. Elles ajoutent lâartifice Ă leur beautĂ© naturelle, car elles se peignent les sourcils et les paupiĂšres, avec une couleur noirĂątre appelĂ© surmĂ©, qui passe chez eux pour donner de la grĂące. Elles se teignent aussi les ongles dâune couleur de rouge brun appelĂ© el hanna 11. Elles sont fort propres et nettes, car comme elles vont au moins deux fois la semaine au bain, elles nâont ni crasse ni poil sur leur corps.
bb Extrait 3â: Idem (p.124)
SUGGESTIONS DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAITS 2 et 3)â: âą Que dit Jean ThĂ©venot de lâhabillement des femmes ? Quâest-ce qui le frappe ? âą Quel dĂ©faut attribue-t-il aux femmes turques ? Cette notation deviendra-t-elle un poncif dans la description de la femme orientale ?
Quand elle vont par les rues, elles ont la tĂȘte enveloppĂ©e dâun linge qui leur couvre aussi le front jusque sous les yeux, et un autre qui les prend immĂ©diatement dessous les yeux, ne laissant absolument de tout le visage que les yeux dĂ©couverts ; et
Lâexpression est de Thierry Hentsch in LâOrient imaginaire. La vision politique occidentale de lâEst mĂ©diterranĂ©en, 1987, Les Ăditions de minuit. 10 Cf note 8. 11Le hennĂ©, appelĂ© Kina en turc. 9
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mĂȘme si elles montraient leurs mains nues, on les prendrait pour des femmes sans honneur, câest pourquoi elles ont les manches de leurs chemises, quâelles laissent pendre, et celles de leurs vestes, qui leur cachent les mains ; ce nâest que quelques fois, lorsquâelles se trouvent en un coin de rue oĂč elles croient nâĂȘtre point aperçues, elles ne lĂšvent bien le voile que pour se faire voir Ă quelque ami, ou Ă quelque jeune homme qui leur plaĂźt, mais elles y hasardent leur honneur, et encore quelques coups de bĂątons. Or, ces femmes sont superbes, elles veulent presque toutes ĂȘtre vĂȘtues de brocart, quoique leur mari ait Ă peine du pain ; cependant elles sont extrĂȘmement paresseuses, passant toute la journĂ©e assises sur un divan sans rien faire, si ce nâest quâelles brodent des fleurs sur quelques mouchoirs, aussi dâabord que le mari a un sol, il faut quâil lâemploie pour avoir une esclave. Cette grande oisivetĂ© fait quâelles sont vicieuses, et quâelles appliquent toutes leurs pensĂ©es Ă trouver les moyens de se divertir.
bb Extrait 4 : SOMMAIRE DE LâHUMEUR DES TURCS, CH XLIV
AprĂšs avoir dĂ©crit au long toutes les coutumes et habitudes des Turcs, il est bon dâen faire ici un petit abrĂ©gĂ© et de prĂ©senter en peu de lignes leur naturel et leurs mĆurs. Beaucoup croient en chrĂ©tientĂ© que les Turcs sont de grands diables, des barbares et des gens sans foi, mais ceux qui les ont connus et conversĂ©s en ont un sentiment bien diffĂ©rent ; car il est certain que les Turcs sont bonnes gens, et qui suivent fort bien ce commandement qui nous est fait de ne rien faire Ă autrui que ce que nous voulons qui nous soit fait[... ] les Turcs natifs sont honnĂȘtes gens, et estiment les honnĂȘtes gens, soit turcs, chrĂ©tiens ou juifs. Ils ne croient point aussi quâil soit permis de tromper ni dĂ©rober, non plus un chrĂ©tien quâun Turcâ; je sais bien quâon peut demanderâ: pourquoi donc font-ils tant dâavanies aux Francsâ? Mais il est certain que ce sont les chrĂ©tiens et les juifs qui leur font faire, et les gĂątent, et servent dâinstrument Ă se ruiner les uns les autres, par une envie damnable qui rĂšgne mĂȘme parmi les Francs qui sont au Levant. Extrait 5 : Seconde partie, DU CAIRE, CH IV Pour revenir Ă mon propos, je pense pouvoir dire assurĂ©ment que Le Caire nâest pas si grand que Parisâ; mais je croirais quasi quâil y a plus de peuple quâĂ Paris, car on voit de mĂ©chants trous de maisons remplis de femmes et dâenfants, qui ne sortent jamais de lĂ , parce que dans lâempire turc, les femmes ne vont ni au marchĂ© ni en aucun autre lieu dehors, mais seulement au bain, et cependant les rues sont toujours bien garnies de gens, et quand une peste tue au Caire deux cent mille Ăąmes, on ne sâen aperçoit presque pas.
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Dossier coordonnĂ© par Radhia Dziri Texte : Anne Boulanger, professeur relais de lâacadĂ©mie de CrĂ©teil Ă lâInstitut du monde arabe 12
SUGGESTIONS DE QUESTIONNEMENT ĂLĂVES (EXTRAIT 4)â: âą Pourquoi les Occidentaux assimilent-ils les Turcs à «âde grands diables, des barbares et des gens sans foiâ» ? âą Montrez comment dans cet extrait Jean ThĂ©venot inflĂ©chit son jugement prĂ©conçu sur les Turcs. Cependant, comment explique-til « les avanies aux Francs » ?