L’ÂGE D’OR DE LA BANDE DESSINÉE BELGE
La collection du Musée des Beaux-Arts de Liège
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
L’ÂGE D’OR DE LA BANDE DESSINÉE BELGE La collection du Musée des Beaux-Arts de Liège Ouvrage réalisé sous la direction de Thierry Bellefroid
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
extrait
Didier Casten, Tchantchès – Gamin des rues Scénario : Michel Dusart Mise en scène et conception graphique : François Walthéry Couleurs : Georges Van Linthout Documentation : Michel Elsdorf Planche n° 40 © Noir Dessin Production
La bande dessinée belgo-française
Un aperçu historique José-Louis Bocquet
L’encrier d’Hergé La bande dessinée moderne belge prend sa source dans l’encrier d’Hergé. En 1929, Tintin fait son apparition dans le supplément hebdomadaire pour enfants d’un très sérieux quotidien catholique, Le XXe siècle. Avatar graphique du feuilleton populaire, l’histoire en images est alors une affaire de presse, une récréation enfantine, une animation dominicale pour un public jugé peu exigeant – la plupart du temps sous la forme de textes illustrés. Ce sont Alain Saint-Ogan en France et Hergé en Belgique qui président à ce basculement moderniste qu’est l’emploi systématique de la bulle. En s’affranchissant du texte récitatif, mais en intégrant les dialogues des protagonistes dans la dynamique graphique, les créateurs de Zig & Puce et de Tintin inventent pour l’Europe une nouvelle grammaire narrative. Si Saint-Ogan ouvre les premières voies de manière empirique – en dépit du succès de ses personnages, la bande dessinée ne représente qu’une partie de ses nombreuses activités graphiques et littéraires –, c’est Hergé – plus impliqué, plus concentré – qui, le premier, explorera les possibilités du médium et les codifiera. Au sens strict du terme : il invente la bande dessinée européenne. Un inventeur, c’est un chercheur. Hergé cherche à toujours mieux raconter ses histoires. Structure, scénario, documentation, mise en scène, dialogue, dessin, design : rien n’échappe à son interrogation, à son intelligence du récit. Hergé est le premier à conceptualiser un style, au risque d’aboutir à un système graphique fermé dont l’auteur lui-même finira par se sentir prisonnier. Les Aventures de Tintin témoignent de cette recherche obsessionnelle de la perfection et formeront comme autant de leçons de bandes dessinées pour toutes les générations d’auteurs de bande dessinée à venir. L’histoire de l’édition de bandes dessinées en Belgique débute aussi avec Hergé. Dès 1930, Le Petit Vingtième publie en noir et blanc l’album Tintin chez les Soviets. Et à partir de 1934, l’éditeur-imprimeur tournaisien Casterman prend le relais, en démarrant par la publication des Cigares du Pharaon. Hergé l’a tout de suite compris : la presse est éphémère, le livre est facteur de pérennité. Si la presse sera toujours le
premier support de diffusion et de communication du travail en cours, le résultat final est pensé comme une entité : cet album que le lecteur rangera un jour dans sa bibliothèque, à côté des romans. C’est en cela qu’Hergé se révèle le premier auteur majeur de la bande dessinée européenne. Consciemment, livre après livre, il bâtit une œuvre.
Le temps de l’innocence : les pionniers La troisième date marquante dans l’histoire de la bande dessinée belge est celle de la publication du Journal de Spirou en 1938. L’idée de cet hebdomadaire de bandes dessinées pour la jeunesse est celle d’une famille d’imprimeurs de la banlieue de Charleroi-Marcinelle, les Dupuis. Ils ont aussi songé à doter leur journal d’un personnage titre, le groom Spirou, et d’en commander la création graphique à un Français, RobVel, ancien assistant du new-yorkais Martin Branner, l’auteur de Bicot et Suzy, série traduite en France dès 1926. Leur autre bonne idée est d’en rester les propriétaires. C’est ainsi qu’à la suite de Rob-Vel, les éditeurs-imprimeurs ont le pouvoir de confier leur groom fétiche à Joseph Gillain dit Jijé. Graveur, sculpteur, fresquiste, peintre, Jijé réalise des bandes dessinées parmi d’autres activités artistiques sans imaginer en faire une carrière. En ces chaotiques années 1940, c’est parce que les éditions Dupuis ont besoin de s’affranchir d’un matériel de publication importé d’outreAtlantique ou d’outre-Quiévrain qu’il est décidé de promouvoir une production domestique. Elle échoit à Joseph Gillain, quasi unique fournisseur. À la Libération, celui-ci assure la poursuite des aventures des deux héros principaux du journal Spirou : le personnage titre lui-même, ainsi que Jean Valhardi, créé avec le communiste Jean Doisy, fondateur et rédacteur en chef de l’hebdomadaire illustré. Cas rare dans l’histoire du 9e art, Jijé se révèle aussi virtuose dans le trait humoristique avec Spirou – puis plus tard Blondin et Cirage – que dans le réalisme avec Valhardi – que suivront Jerry Spring et Les Chevaliers du ciel. C’est d’ailleurs dans sa veine réaliste que Jijé donne en 1944 aux éditions Dupuis son premier best-seller en bande dessinée : Don Bosco. Avec cette vie édifiante et religieuse d’un saint catholique, Jijé invente la biographie en bande dessinée et ouvre la voie à une bande dessinée inspirée du réel. Si Jijé s’est d’abord aventuré dans le sillage d’une certaine ligne claire – Hergé était à ses débuts la seule référence pour un débutant –, en arrivant chez Dupuis, il s’en affranchira très vite pour exprimer son goût du geste, moins intellectuel, plus instinctif. Jijé est un raconteur d’histoires, mais pas un concepteur d’histoires ; c’est son empreinte graphique qui marquera plusieurs générations de dessinateurs. À cet égard, à l’instar d’Hergé, Jijé est l’autre génie séminal belge de la bande dessinée francophone. Si l’un prône le contrôle, le second revendique le lâcher prise. Deux écoles qui s’affronteront artistiquement et commercialement dans les décennies à venir, mais qui se complèteront pour ouvrir tous les champs des possibles graphiques aux générations suivantes. Après Hergé, Jijé s’avère donc le deuxième dessinateur de bandes dessinées professionnel en Belgique. Deux, c’est suffisant pour créer une profession. En moins d’une décennie, celle-ci va s’épanouir de manière exponentielle.
Un certain âge d’or 1946 est une date majeure dans l’histoire de la bande dessinée. Elle marque la reprise en janvier du journal Spirou – stoppé sous l’Occupation – et surtout la création en septembre du journal Tintin. Basé à Bruxelles, porté par l’entreprenant Raymond Leblanc et ses éditions du Lombard, ce nouvel hebdomadaire fixe les règles du jeu d’un aprèsguerre en reconstruction. La presse de bandes dessinées est désormais un marché autonome, concurrentiel et générateur de profits. Mais si les lois de l’offre et de la demande régissent ce secteur économique en pleine expansion, il reste que le succès des éditeurs passe avant tout par la qualité du produit proposé. La bande dessinée n’est pas une denrée comme les autres. Si elle n’est encore ni produit culturel ni expression artistique, elle relève d’une activité humaine bien mystérieuse : la création. Durant la décennie suivante, sous les auspices d’un essor économique historique, s’inventera en Belgique toute la bande dessinée européenne moderne. Car deux hebdomadaires en concurrence frontale, c’est plus de 150 planches de bandes dessinées à produire tous les mois. Toute la problématique des éditeurs est dans ce chiffre : comment remplir ces pages ? Chez Spirou comme chez Tintin, c’est une figure tutélaire qui procède au recrutement d’une génération à inventer. Jijé pour l’un et Hergé pour l’autre. À la différence près que le premier joue le rôle d’un conseiller amical et informel et que le second assume un réel pouvoir artistique. C’est que l’enjeu est colossal pour Hergé. Tintin n’est pas simplement une marque prêtée par contrat à un homme d’affaires avisé. C’est toute sa vie, toute son œuvre. Il ne peut pas être galvaudé. Dès lors, Hergé a un regard sur tout. Choix du directeur artistique et du rédacteur en chef du journal, mais surtout choix des auteurs. Hergé compose l’équipe originelle dans l’optique d’harmoniser les couleurs du journal. Pas de style débraillé, il veut de la tenue, un certain regard studieux ; le talent est de rigueur. Edgar Pierre Jacobs (Blake et Mortimer), Paul Cuvelier (Corentin), Jacques Laudy (Hassan et Kaddour) forment la première garde rapprochée, bientôt rejointe par Jacques Martin (Alix, Lefranc). Il n’est pas étonnant que parmi ces futurs maîtres de l’école de Bruxelles se comptent deux très proches collaborateurs d’Hergé : Jacobs et Martin. Si la constitution d’une équipe de dessinateurs s’opère de manière ordonnée chez Leblanc, elle est tout à fait empirique du côté des frères Dupuis. Avec Spirou, le benjamin Charles est en charge du plus jeune des journaux du groupe familial. Il envoie les postulants chez le premier de ses dessinateurs : Joseph Gillain. Quand les jeunes Morris, Franquin et Paape débarquent chez Jijé en 1946, ils rêvent de dessins animés, pas de bandes dessinées. À 20 ans, dans l’après-guerre, quand on dessine, on se réfère à Walt Disney. Comme Uderzo et Goscinny. Comme le très jeune Peyo, aussi, croisé dans le studio d’animation où Morris et Franquin ont débuté à la fin de la guerre. Tous vont devenir auteurs de bandes dessinées par défaut, parce qu’il s’agit de l’activité graphique la plus proche de leur désir initial. Avec le jeune Will, Franquin et Morris apprennent le plaisir de dessiner en compagnie de Jijé. Surchargé de travail, celui-ci confie très vite à ses disciples une partie de ses commandes pour
Jacques Laudy, David Balfour (1952-1953) Scénario : Yves Duval, d’après Robert Louis Stevenson © succession Jacques Laudy
Spirou. À Franquin, les personnages de Spirou et Fantasio, et à Paape, celui de Valhardi. En solo, Morris créé Lucky Luke dès 1946. Will anime Tif et Tondu à partir de 1949. Le noyau dur de l’école dite de Marcinelle est ainsi formé. Aux yeux de Charles Dupuis, il restera le modèle de l’équipe parfaite pour son journal et beaucoup des dessinateurs des deux générations suivantes auront à souffrir de cette ligne à suivre. Pour remplir son journal en toute quiétude, Charles Dupuis fait aussi appel à une jeune agence de presse bruxelloise, la World Presse, fondée par un trio de Liégeois, Georges Troisfontaines, Jean-Michel Charlier et Victor Hubinon. Le premier est l’homme d’affaires, les deux autres sont les créatifs. Pour Spirou, ils imaginent la série Buck Danny et Les Belles Histoires de l’oncle Paul. C’est aussi dans le sillage de la World Presse que se forment trois jeunes Français : Jean Graton – futur créateur du pilote Michel Vaillant dans Tintin en 1957 –, ainsi qu’Albert Uderzo et René Goscinny – dont la première collaboration importante, Oumpah-Pah, est publiée dans le même Tintin en 1958. Une seconde vague de dessinateurs à peine plus jeunes déferle bientôt sous les yeux d’un lectorat de plus en plus captif et volumineux. Dans Spirou, il y a Maurice Tillieux qui, avec Gil Jourdan, invente la comédie policière quelques années avant que Michel Audiard ne fasse de même au cinéma. Il y a aussi Peyo qui imagine avec Johan et Pirlouit un certain merveilleux moyenâgeux préfigurant les mondes de trolls à venir. Il est aussi celui qui crée, incidemment, l’une des icônes de la bande dessinée populaire : le schtroumpf. Avec Boule et Bill, Roba fait de même. Pendant que Franquin, lassé de Spirou et Fantasio, se régénère avec le prototype de l’anti-héros auquel on veut ressembler : Gaston Lagaffe. Dans Tintin, Raymond Macherot prouve avec Chlorophylle que la bande dessinée animalière peut ne pas être bêtifiante.
[…]
Regards sur la collection Des auteurs d’aujourd’hui lisent des auteurs d’hier
Comès, Silence, planche 49
vu par
Sergio Salma
Je dois avouer une chose incongrue, vu mon choix : je n’aimais pas Comès lorsqu’il publiait dans (À Suivre). L’étudiant que j’étais trouvait ça appliqué, un peu figé, jouant sur des images « faciles » : les sorcières, la guerre, la mort… Et puis, tous ces visages austères, inexpressifs. J’avais pourtant, un peu plus jeune, apprécié L’Ombre du corbeau ; j’avais aimé ce graphisme original, qui détonnait dans Tintin. Or donc, Comès qui faisait dans le sérieux, je ne l’ai pas accepté. Un jour, bien des années plus tard, j’ai eu le livre en mains. C’était un album broché, assez épais, le papier était sec, mat, un peu comme un papier dessin. À l’intérieur, un beau noir et blanc, franc, sans fioritures. J’ai mis mon rejet sur le compte de jugements arbitraires, je voulais dès lors me faire une véritable opinion et lire l’histoire d’une traite. Comès dessine les nuages, le sable, la neige d’une manière brute. Cette page, la page 70 de l’édition originale en album, est exemplaire. Regardez la première case, horizontale. Le saule à l’avant-plan, si on l’observe bien, est parcouru de courbes, de ronds. Ces formes, on les retrouve dans les nuages. Comès dessine la nature, les matières, l’organique est partout. Aucune hésitation quant aux masses, l’ombre noire souvent légère voire aérienne chez Pratt est ici compacte, toute en densité. Tachiste, graveur, affichiste… au niveau du graphisme, Comès fait des choix francs, il recherche l’efficacité maximale. Voilà pour le dessin, si tant est qu’on puisse le détacher de la narration, du récit, avec lesquels il fait totalement corps. Le découpage est fluide, rien ne vient jamais troubler le sens, la volonté, l’intention. Les images se suivent, insistant souvent par effet de zoom sur un personnage. Là aussi, Comès privilégie une efficacité maximale, une certaine frontalité. On découvre l’intrigue à mesure que se dévoilent les personnages de Silence. Il faut très peu de pages pour être pris dans les mailles du récit. Silence apparaît, change, s’enrichit. Je comprends après coup pourquoi et comment Comès en était arrivé à créer ce personnage, cette intrigue, cette façon de faire. À la lecture, je comprends, ému, que l’auteur a exprimé avec une force incroyable ce qu’il était fondamentalement. La campagne, la forêt, les clairières, les dunes, le ciel… on est dans un décor où les humains s’agitent, misérables ; ils ont construit des fermes, ils s’exploitent, se déchirent, vivent en animaux semi-civilisés. Silence, avec son handicap, n’est pas tout à fait comme les autres hommes, il est à la lisière. On a de l’empathie pour lui, on comprend son tourment. Prisonnier de cette histoire tragique, le lecteur fait défiler les cases, les séquences, les pages, il court vers la fin. Il voit les saisons, les feuilles mortes, les flocons. Toujours ce côté presque gras, épais, cette découpe de toutes les informations. Comès montre le drame dans son contexte naturel. Tous les éléments s’inscrivent dans une dramaturgie aussi claire que le dessin. Les ombres, les lumières se répondent ; la puissance du noir et blanc correspond aussi à l’exposition des sentiments ; il y a peu de nuances chez ces pauvres bons et chez ces sales méchants. On est dans une tragi-comédie aux traits précis, nets et clairs, une fable. Dans Silence, les personnages parlent la bouche fermée : la communication est malaisée, chacun est enfermé. J’étais tombé dans ce piège, je suis resté un temps en dehors. On verra par la suite comment Comès parlera sans cesse de handicap, de maladies, de mal-être, d’exclus. Toujours sur cette frontière du langage, de la langue. Toujours dans le non-dit. Toujours dans les silences. Sergio Salma propose dès 1988 les premiers gags de Nathalie, ainsi que Mademoiselle Louise, dessiné par André Geerts. Même s’il est passé par les pages du magazine (À Suivre), il est avant tout considéré comme un auteur humoristique, ce que confirme aujourd’hui sa série Animal Lecteur dessinée par Libon. Pourtant, en 2012, il rejoignait la collection « Écritures » de Casterman avec un roman graphique intitulé Marcinelle 1956. Il vient également de publier un biopic sur Gérard Depardieu.
Didier Comès, Silence (1979) Planche n° 49 © Max Comès
Franquin, Gaston Lagaffe Un Gaffeur sachant gaffer, Planche 512 vu par Yslaire Ne vous y trompez pas. Cette planche de Gaston ne me fait pas (plus) rire… mais elle m’émerveille. Bien sûr, on y retrouve la virtuosité graphique de cette « période pinceau », la parfaite maîtrise des ellipses du découpage, les inventions sémantiques ou la qualité expressive du jeu des acteurs. Mais surtout, petit maillon d’une chaîne de presque mille catastrophes, c’est une « grande » planche sous des dehors anecdotiques, exemplaire dans sa forme autant que dans sa thématique. Une planche d’Auteur. Le « gag », ici, ressemble au célèbre « MacGuffin » de Hitchcock, à savoir le prétexte à mettre en scène le petit monde intérieur de Franquin. Une demi-page aurait suffi pour amener la chute, comme aux débuts de la série. Mais Franquin dès le milieu des sixties, s’émancipe (de Spirou, de Jidéhem…), en développant sur une page entière son « gag »… Gaston a repeint le bureau de Fantasio. Ce dernier tente de contenir son irritation instinctive, jusqu’à s’enfuir pour éviter l’explosion, et se décharge sur le premier venu. Quant à Gaston, il relativise sa « faute », avec une candeur qui s’apparente à de la mauvaise foi, pas même vexé du mauvais accueil réservé à sa spontanéité généreuse… On le voit, ce sont les états d’âme des personnages qui donnent tout le sens de cette historiette. En ce sens, Gaston est l’opposé de Tintin. L’un est un anti-héros « sans emploi », rebelle, paresseux et irresponsable. L’autre, le modèle du héros au cœur noble (politiquement correct, dirait-on aujourd’hui), un reporter qui parcourt les pays, dont la psychologie est proche de l’abstraction intellectuelle pour être le témoin « transparent » du monde, celui de son créateur. Gaston, lui, ne sort pas de son bureau (ou presque) mais veut réinventer son monde, se heurtant inévitablement à ses frontières. Dans cette page, il recrée le décor avec ses couleurs à lui, provoquant la colère de Fantasio. À l’instar de son personnage, Franquin concentre son énergie sur ce qui est l’essentiel à ses yeux. Et graphiquement, sacrifie tout au profit de ses intentions. Le décor, enjeu de la transformation, est réduit à sa plus simple expression : deux ou trois objets, indispensables à la narration, aucune perspective pour les mettre en situation… Le bureau de Fantasio, sans plafond et sans sol, est défini par la couleur des murs. Ce que Gaston veut changer, justement. Et les personnages se déplacent sur la ligne abstraite du cadre, ils ne sont pas dans la réalité, enfermés dans leur case. À l’intérieur, tout est concret, investi de l’énergie du trait. Le phylactère, le papier qui traîne par terre, les points d’interrogation… rien ne peut être inanimé, tout doit être vivant. Fantasio en colère, ce n’est pas seulement des yeux agrandis, des cheveux en bataille, une bouche grand’ ouverte, ce sont aussi des petits nuages, des lignes tremblées pour simuler la force des cris, une queue de phylactère comme un éclair, etc. Autant d’incarnations graphiques de l’impalpable, de l’invisible de ces humeurs intérieures… Tout doit être vivant ! Vous voyez où je veux en venir ? Oui, l’angoisse métaphysique est palpable. Une page de Gaston, c’est d’abord un extrait du journal intime d’un petit garçon qui voulait réinventer le monde, et qui n’y arrive pas, un épisode du feuilleton de ses débats intérieurs, dont la pudeur a été de vouloir en faire rire, avant de céder à ses idées noires. C’est aussi l’histoire d’un artiste qui lutte pour ne pas se prendre au sérieux, qui s’obstine à juger ses velléités créatrices, enfantines et dangereuses pour l’adulte. Tout le contraire d’Hergé. On a dit qu’Hergé aurait qualifié un jour le dessin de Franquin d’« un peu vulgaire ». Ce n’est peut-être pas faux, et même compréhensible. Lui qui définissait son héros par son contour, d’une ligne « claire », pure et idéale, comme un géographe trace les frontières d’un pays et signifie peut-être ainsi que toute incursion étrangère s’apparenterait à une guerre, comment s’étonner de cette réticence instinctive face à l’extraversion de conflits intérieurs ? De ces deux géants du 9e art qui s’opposent, on retiendra que le génie de l’un éblouit souvent au point d’aveugler celui de l’autre, comme le Soleil chasse la Lune, et réciproquement. Celui de Franquin est d’avoir donné corps à cette part d’invisible en nous, et 50 ans plus tard de continuer à émouvoir… même quand son gag, lu et relu, ne fait plus rire. Surtout quand il ne fait plus rire. Bernard Hislaire démarre très jeune divers travaux pour le magazine Spirou avant de se lancer, en 1978, dans sa première série en solo, Bidouille et Violette. Succès d’estime plus que commercial, ce qui ne sera pas le cas pour Sambre, lancé à la fin des années 80 et qui connaîtra un très grand succès en librairie. La série existe toujours. Face à l’arborescence de ses héros, Yslaire a même choisi d’en confier certaines histoires à d’autres dessinateurs. Il publie en outre régulièrement des œuvres plus personnelles qui se distinguent par leur exigence et leur regard sur l’Histoire. Yslaire est par ailleurs un des pionniers du numérique.
André Franquin, Gaston Lagaffe – Un Gaffeur sachant gaffer (1968) Planche n° 512 © Dupuis 2015
Will, Tif et Tondu Les Ressuscités, planche 5 vu par Dany Cette planche de Tif et Tondu est un très bon exemple de ce qui caractérise le travail de Will en tant que dessinateur de bande dessinée. Et on pourrait le résumer en trois mots : lisibilité, efficacité et surtout, simplicité. Cette simplicité, qui est tellement difficile à trouver, Will en a toujours eu le secret et toutes ses planches en sont la lumineuse démonstration. Quand on regarde un original de Will, comme celui-ci, tout paraît évident. Chaque élément du décor, chaque personnage, chaque phylactère, chaque onomatopée est à la place qui lui convient. On a l’impression que c’est exactement comme ça qu’il fallait raconter l’histoire et que tout ce qu’on pourrait ajouter serait superflu. En revanche, rien ne manque, toutes les indications utiles à la compréhension du récit sont présentes ainsi que les éléments nécessaires à susciter l’émotion chez le lecteur. La première petite case est insérée dans la grande scène d’ambiance. On y voit les trois personnages, immédiatement identifiables, en gros plan, mais avec une ombre un peu dramatique sur les visages. On retrouve directement ces trois personnages dans la grande image, mais Will peut alors se permettre de les montrer en beaucoup plus petit, pratiquement en ombre chinoise, ce qui donne toute l’importance à la masse du château en ruines et à son aspect fantasmagorique. L’ambiance, assez sinistre, est accentuée par quelques détails comme les chauves-souris ou l’arbre mort. Les cases 3 et 4 complètent cette impression de peur ressentie par les héros, surtout par Tondu, mais avec un petit côté comique qui rappelle qu’on est dans une série humoristique, tout de même. Dans la case 5, il s’agit simplement de montrer les personnages qui avancent avec leurs valises ; ils vont vers la chaumière, en laissant le château sur leur gauche. Ce qui permet, à la case 6, de comprendre qu’ils ont fait un peu de chemin. Le château est assez loin derrière et on situe parfaitement les personnages géographiquement quand on découvre la chaumière. Elle aussi est assez inquiétante, avec seulement une petite fenêtre légèrement éclairée. La case 7 est un grand classique du suspense de la dernière image de la page : qu’y a-t-il derrière la porte ? Les personnages sont de dos et on est derrière eux, un peu anxieux, nous aussi… C’est terriblement efficace et d’une simplicité telle que vous pouvez contempler cette page à trois mètres de distance, elle reste parfaitement lisible. Et bien sûr, par-dessus tout ça, il y a l’esthétisme de Will. C’était un peintre merveilleux dont les toiles étaient toujours des modèles d’équilibre et d’élégance. On retrouve évidemment ce sens inné de la composition dans chaque case et chaque planche. Par exemple, ici, toutes les ombres noires sont judicieusement placées pour que la page soit idéalement équilibrée. Tout est simplement parfait. Enfant de l’âge d’or de la bande dessinée belge, formé au Studio Greg, Dany a travaillé avec Greg sur la série Olivier Rameau, mais aussi brièvement sur Bernard Prince ou encore Jo Nuage et Kay Mac Cloud. Il a aussi illustré l’un des grands scénarios de Jean Van Hamme, Histoire sans héros, pour le magazine Tintin. Il a réalisé trois albums d’Arlequin avec le même scénariste et publié plusieurs histoires seul. Aujourd’hui, il travaille avec Arleston sur Les Guerrières de Troy.
Will, Tif et Tondu – Les Ressuscités (1972) Scénario : Maurice Tillieux ; planche n° 5 © Will – tous droits de reproduction réservés
Table des matières
La naissance d’une collection Carmen Genten, Conservatrice au BAL – Musée des Beaux-Arts de Liège
7
La bande dessinée belgo-française, un aperçu historique José-Louis Bocquet 11 La BD comme art. Brève histoire de l’original et de sa valeur dans l’espace francophone Didier Pasamonik 23 Comment montrer la bande dessinée ? Thierry Bellefroid 41 Regards sur la collection Olivier Grenson Silence (planche 66), de Comès
58
Sergio Salma Silence (planche 49), de Comès
60
Thierry Bouüaert M. Rectitude et Génial Olivier – La « Coupe » de l’année (planche 1), de Devos
62
Yslaire Gaston Lagaffe – Un Gaffeur sachant gaffer (planche 512), de Franquin
64
Denis Lapière Michel Vaillant – Cauchemar (planche 46), de Jean Graton
66
William Henne Les Aventures de Tintin – On a marché sur la lune (planche 13), de Hergé
68
Sacha Goerg Les Aventures de Tintin – On a marché sur la lune (planche 35), de Hergé
70
Jean-Marie Derscheid Comanche – Les Loups du Wyoming (planche 15), de Hermann 72 Frank Pé Bernard Prince – La Forteresse des brumes (planche 7), de Hermann
74
Alain Goffin Blake et Mortimer – La Marque jaune (planche 26), de Edgar Pierre Jacobs
76
Pierre Bailly Lucky Luke – Tortillas pour les Daltons (planche 19), de Morris
78
Max de Radiguès Johan et Pirlouit – Le Sortilège de Maltrochu (planche 49), de Peyo
80
François Schuiten Les Timour – La Tribu de l’homme rouge (planche 15), de Sirius
82
Claude Renard Gil Jourdan – Le Chinois à deux roues (planche 20), de Tillieux
84
Frédéric Niffle Gil Jourdan – Popaïne et vieux tableaux (planche 42), de Tillieux
86
Renaud De Heyn Isabelle – L’Astragale de Cassiopée (planche 36), de Will
88
Dany Tif et Tondu – Les Ressuscités (planche 5), de Will
90
Table des illustrations 92 Les autres planches de Bande dessinée de la collection du Musée des Beaux-Arts de Liège 94
l’âge d’or de la bande dessinée belge JANVIER 2015
Le Musée des Beaux-Arts de Liège possède une collection de planches originales de bande dessinée recelant quelques trésors exceptionnels. Les signatures les plus prestigieuses s’y côtoient : Hergé, Jacobs, Franquin, Morris, Peyo, Tillieux, Will, Macherot, Martin, Hermann, Comès, Graton, Sirius et bien d’autres encore. José-Louis Bocquet replace cette collection dans l’histoire de la bande dessinée belge, Didier Pasamonik se penche sur la marchandisation des originaux et Thierry Bellefroid s’interroge sur le devenir de la planche lorsqu’on l’expose. Enfin, une vingtaine d’auteurs belges contemporains s’approprient la collection, jetant un regard personnel sur l’un de ses trésors. Ce livre est donc à la fois un catalogue patrimonial et un dialogue entre le passé et le présent de la bande dessinée.
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492327 ISBN 978-2-87449-232-7 96 pages – 19,50 €