La direction de spectateurs
Création et réception au cinéma Dominique Chateau (dir.)
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S Caméras subjectives
LA direction de spectateurs Création et réception au cinéma Ouvrage réalisé sous la direction de Dominique Chateau
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Dominique Chateau
Introduction
Ce livre vise à croiser des pistes de réflexion sur le cinéma qui sont la plupart du temps tenues à l’écart l’une de l’autre : celle qui prend en compte le processus de création du film et celle qui rend compte du processus de sa réception. Pour saisir la fonction à la fois anthropologique et esthétique du film, en tant que forme produite dans le cadre de cette pratique culturelle qu’on nomme le cinéma, on recourt tantôt à l’analyse du texte filmique, en faisant apparaître aussi bien ce qu’elle emprunte au réservoir de formes constitué depuis 1895 que les innovations introduites par tel ou tel auteur ou groupe d’auteurs, tantôt à diverses perspectives, historiques, sociologiques, économiques, etc., qui visent à contextualiser le film et, de ce fait, l’appréhendent comme symptôme d’un moment, d’un état de la société ou d’une atmosphère culturelle. On retrouve parfois la première perspective dans la seconde, lorsque la recherche s’appuie sur des exemplifications, envisagées dans certains détails de contenu ou de forme. On rencontre plus rarement la seconde perspective dans la première, ce que nous ambitionnons justement de faire ici ou, du moins, d’amorcer. Notre objectif est de considérer la manière dont le film inscrit dans sa textualité des adresses au récepteur, des signes ou configurations qui prescrivent des attitudes spectatorielles, en examinant ces marques de réception possible dans la création qu’attestent des films précis (Hitchcock, Oshima, Gus Van Sant,
cinéma expérimental, etc.) ; ou bien en posant la question plus générale de l’interaction de la création avec la réception, de ce que l’une anticipe de l’autre, dans la réussite comme dans l’échec. Le présent recueil contient les actes du Colloque international La « direction de spectateurs » : création et réception au cinéma, organisé par l’équipe Cinéma & Audiovisuel de l’UMR Institut ACTE (Arts, Créations, Théories, Esthétiques) les 9 et 10 novembre 2013 à la Fondation Lucien Paye (Cité internationale universitaire de Paris), à l’invitation de son Directeur, Marc Cerisuelo, puis au Centre St Charles (UFR d’arts plastiques et sciences de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) avec la participation de l’École doctorale APESA (Arts plastiques, esthétique et sciences de l’art) de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, du Birkbeck College de l’Université de Londres, de l’Université de Groningen et de la National Research Foundation of the Netherlands (NWO) 1. À l’occasion de ce colloque, lors de sa seconde journée, nous avons organisé une table ronde autour de la sortie du livre Audiences 2, dirigé par Ian Christie aux Presses Uni1. Liste des intervenants au colloque : Raymond Bellour, Marc Cerisuelo, Ian Christie, Monica Dall’Asta, Gary Dejean, Marion Froger, Renato Silva Guimaraes, Laurent Jullier, Frank Kessler, Kenji Kitayama, Martin Lefebvre, Simon Lefebvre, Sarah Leperchey, Cyril Lepot, Alexis Moreano Banda, José Moure, Roger Odin, Benoît Rivière, Céline Scemama, Daniel Serceau, Karl Sierek, Frédéric Sojcher, Katerina Thomadaki, Bruno Trentini, Hélène Vally, Annie van den Oever. 2. Tout à fait complémentaire du présent recueil, Audiences fait partie de la série « Key Debates, Mutations and Appropriations in European Film Studies » copilotée par l’Université de Groningen, sous la responsabilité d’Annie van den Oever (à l’initiative de ce projet de recherche), avec le financement de la National Research Foundation of the Netherlands (NWO), par le Birkbeck College de l’Université de Londres, sous la responsabilité de Ian Christie, et par l’équipe Cinéma & Audiovisuel de l’UMR Institut ACTE, sous ma responsabilité et celle
versitaires d’Amsterdam (Amsterdam University Press), à laquelle ont participé Annie van den Oever, Raymond Bellour, Franck Kessler et Roger Odin. L’intitulé La Direction de spectateurs est assorti d’un sous-titre Création et Réception au cinéma qui vise à clarifier d’emblée le domaine de recherche où le recueil s’inscrit. Création et réception sont, en effet, les deux thèmes centraux du processus de recherche engagé par l’équipe Cinéma & Audiovisuel ; ils sont aussi deux thèmes majeurs dans le travail des équipes qui forment l’UMR Institut ACTE, unité mixte de recherche de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) dirigée par Richard Conte. La recherche à quoi participe l’équipe Cinéma & Audiovisuel mobilise diverses démarches appartenant au domaine des sciences humaines, des points de vue historique, esthétique, sociologique, économique, poïétique, etc., ce dont on trouvera diverses attestations dans les articles qui suivent. Certes, l’axe esthétique est le mieux représenté, mais en entendant ce secteur disciplinaire au sens large qu’il a aujourd’hui dans le champ des études cinématographiques, où le discours des critiques de cinéma, des cinéastes, des techniciens est pris en compte au même titre que celui des théoriciens du cinéma ou de divers penseurs des sciences humaines (philosophes, sémiologues, sociologues, psychanalystes, etc.). On peut plus exactement parler de teinture esthétique étroitement liée à l’intérêt de l’équipe pour la création, à la fois filmique, si on considère les objets de José Moure (désormais responsable de l’équipe). Outre Audiences, sont déjà parus dans la série « Key Debates » publiée par Amsterdam University Press, Ostranennie et Technè/Technology dirigés par Annie van den Oever, et Subjectivity. Les prochains recueils s’intituleront Feminisms, dir. par Laura Mulvey et Anna Rogers, puis Screens, dirigé par José Moure et moi-même.
produits, leur poïétique et leur textualité, et cinématographique, si on regarde la chose du point de vue élargi du phénomène culturel. Il s’agit de voir le cinéma du point de vue artistique, au sens d’un objet de création, et du point de vue esthétique, au sens des diverses réponses que le spectateur apporte aux œuvres qui sont livrées à son appréciation. Dans ce contexte, l’idée de « direction de spectateurs » revêt pour nous un sens fort et précis. C’est elle qui, soufflée par Frédéric Sojcher lors d’un brain-storming d’équipe, a constitué l’étincelle à partir de quoi notre projet a commencé à prendre figure. Au cours de leur célèbre entretien, Alfred Hitchcock dit à François Truffaut : « Avec Psycho, je faisais de la direction de spectateurs… » – I was directing the viewers… Cette boutade sur la direction de spectateurs, parce qu’elle évoque la direction d’acteur, la maîtrise du director (réalisateur) sur la mise en scène, ouvre un vaste horizon de réflexion. Il faut se demander, en effet, dans quelle mesure un film peut « diriger complètement les pensées du spectateur », comme dit encore l’auteur de Psychose. Dans quelle mesure un film construit son spectateur, pour reprendre une idée que Tzvetan Todorov applique au lecteur du texte littéraire.
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Céline Scemama
You talkin’ to me ?
Sur les regards caméra de la modernité 1
Robert De Niro devant son miroir en pleine crise paranoïaque dans Taxi Driver (Scorsese, 1976) : tout le monde se souvient de ce petit morceau d’anthologie. La séquence commence par un rapide panoramique, comme un coup d’œil, qui passe du reflet de De Niro dans un miroir à De Niro se regardant. « You talkin’ to me ? » répète-t-il frénétiquement à un interlocuteur absent en le visant de son revolver. Il ne regarde pas exactement la caméra, mais presque. Scorsese crée ici un entre-deux particulier avec ce presque regard caméra. « Presque », c’est important parce que la brèche que provoque ce regard ne crée pas vraiment une déchirure dans le tissu narratif ni n’altère vraiment le récit. Cette soudaine anormalité du régime de fiction, comme un dérapage, rend compte – non sans humour – du basculement de Travis dans une sorte de démence paranoïaque ; elle participe donc pleinement au récit de ce personnage de fiction. D’où vient cette idée que le quasi-regard caméra de De Niro pourrait créer une faille dans le récit ? Parce qu’on 1. Il existe, semble-t-il depuis peu, un site SensCritique.com qui propose de participer à une liste « You’re talking to us ?! – Les regards caméra ».
pense aux regards caméra du cinéma de la modernité souvent associés à un processus de distanciation, dit-on, et à une certaine désinvolture ; ceux de la première partie de l’œuvre de Godard, en particulier dans À bout de souffle, Pierrot le fou, Une femme est une femme. Mais il n’est pourtant pas question de désinvolture dans le regard pudique d’Henriette lancé à la caméra dans Une partie de campagne (Renoir, 1936-1946) ; encore moins face aux terribles regards caméra qui irradient Nuit et Brouillard de Resnais en 1955, ou face à ces femmes japonaises irradiées qui nous regardent droit dans les yeux dans Hiroshima, mon amour, encore de Resnais, en 1959. On ne le pense pas non plus face au regard de la Monika (1953) désenchantée de Bergman, ni face à celui de Nana dans Vivre sa vie (Godard, 1962), ni face à celui d’Odile dans Bande à part (Godard, 1964), ni face à celui d’Antoine dans Les 400 coups (Truffaut, 1959). Les regards caméra du cinéma de la modernité ne sont donc pas toujours si désinvoltes, loin de là. Les regards caméra de la modernité, y compris les plus drôles, apparemment, sont même peut-être la marque d’un profond désenchantement. Ils ne viennent pas d’autre part que de Nuit et Brouillard c’est-à-dire aussi des images d’archives, c’est-à-dire aussi de l’Histoire. Les regards caméra qui se développent dans le cinéma de la modernité ont tendance – à des degrés différents – à bousculer le plaisir de la fiction, et, pour le dire simplement, à empêcher le spectateur de s’y immerger pleinement. Il y a quelque chose
qui bloque, qui fait interférence, qui rompt l’harmonie comme une soudaine déchirure dans l’écran affectant cette espèce de croyance et d’adhésion au monde filmique. Il s’avère pourtant que le regard caméra n’est pas l’apanage de la modernité. Il commence même avec le cinéma des origines, notamment avec L’Entrée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière en 1895 quand les voyageurs jettent des coups d’œil à la caméra, et dans ce célèbre plan de L’Attaque du grand rapide de Porter en 1903 quand le bandit vise directement le spectateur de son arme. L’impression de perméabilité entre l’écran et la salle de cinéma est d’ailleurs précisément ce qui a d’abord fasciné les premiers spectateurs du cinématographe. Le statut du spectateur de cinéma, son immersion dans l’image et inversement, l’impression de débordement de l’image dans la salle où il se trouve, tout cela a été engagé dès le début. Cela a commencé avec un train qui nous fonce dessus, des hommes et des femmes qui nous regardent et un bandit qui nous vise de son arme. Et même s’il en est finalement assez peu question dans les écrits sur le cinéma classique, ce jeu de perméabilité de part en part de l’écran n’a pas disparu avec le classicisme instauré par Griffith, appelé le cinéma de la transparence. Il est pourtant presque un péché dans cette conception du cinéma de déstabiliser le monde de la fiction, et de laisser transparaître la moindre marque de fabrique du film à
l’écran. Dans le cinéma classique, rien ne doit empêcher le spectateur de vivre dans le film. L’écran devient garant d’un monde autonome dans lequel on peut s’abandonner, sans risquer d’être soudainement rappelé à soi-même et extrait de la fiction. Le spectateur du cinéma classique peut se fondre dans l’écran par le seul miracle de la vue, et voilà qu’on se met à le regarder et même à l’interpeller dans le cinéma de la modernité. Les regards caméra du cinéma moderne empêchent de se projeter dans l’écran et imposent de revenir à soi. Ceux du cinéma classique nous laissent vivre momentanément dans l’écran comme le beau personnage de Keaton dans Sherlock Junior (1924). Il arrive pourtant qu’un personnage regarde la caméra – ou presque – dans le cinéma classique, mais pourquoi faut-il que la personne qui regarde la caméra semble vraiment nous regarder dans le cinéma moderne ? Techniquement, ce ne peut être tout à fait différent pourtant : des personnages regardent la caméra, voilà tout. La différence fondamentale entre classique et moderne tient peut-être ici en partie à ce « presque » regard caméra observé dès le début avec Travis dans Taxi Driver. Dans le cinéma de la modernité, il suffit de quelques centimètres d’écart et les personnages semblent vraiment regarder hors de l’écran et, alors, quelque chose du monde filmique s’écroule, on ne peut plus y croire, y adhérer, s’y fondre de la même manière. Et pourtant, les personnages du cinéma classique eux aussi regardent parfois frontalement la caméra, mais leurs regards sont immédiate-
ment absorbés par la fiction et ne « déchirent » pas l’écran comme cela peut en donner l’impression chez les modernes. L’âge classique, c’est le temps de l’innocence, le temps de la fiction pleine et sans entrave, le temps où le cinéma réfléchit et se réfléchit sans le dire. On peut y raconter des histoires dures, terribles même, on peut y être très subversif et très inventif, mais le cinéma classique livre un monde qui se donne « dans une forme qui ne se décompose pas et qui est ce qu’il est : à prendre ou à laisser », comme le dit Fritz Lang pour le monde d’Homère dans Le Mépris (Godard, 1963). La grâce du grand cinéma classique est de ne jamais montrer ostensiblement ce qu’il invente. Et, parmi ces inventions, il a excellé dans sa manière de composer avec le spectateur, de lui donner une place, de le transporter ailleurs, de lui faire vivre tout un tas de choses extraordinaires, de lui permettre de faire l’expérience d’être presque entièrement un autre le temps d’une fiction. Dans ce monde parfait inventé par le cinéma classique, il n’est pas surprenant que le regard caméra soit un interdit, presque un tabou puisqu’il risque de porter atteinte à ce qui est sacré : la fiction. Pourtant, les héros classiques nous regardent, mais sans nous déranger.
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Table des matières Dominique Chateau Introduction 5 I. Archéologie du spectateur José Moure Face aux écrans : naissance(s) du spectateur
20
Ian Christie À la recherche des publics (audiences) 42 Karl Sierek La construction du spectateur fasciste.
Sur le film d’Arnold Fanck, La Fille du samouraï, et sa fonction dans la guerre sino-japonaise 64
II. L’axiome du choix Frédéric Sojcher Les films ne naissent pas libres et égaux Kenji Kitayama Nagisa Oshima et les métamorphoses de ses spectateurs
80
107
Katerina Thomadaki Le regard activé.
Défis des cinématographies expérimentales 129
III. Le modèle du spectateur : contrainte et transgression Dominique Chateau Direction et transgression spectatorielles
Les attracteurs hollywoodiens et les détails occultés 152
Bruno Trentini Du devenir-spectateur au refus spectatoriel
À propos de la subjectivité du spectateur au cinéma 169
Benoît Rivière Psycho de Gus Van Sant Une répétition de spectateurs ?
186
IV. Les médiations spectatorielles Laurent Jullier Le personnage-médiateur
Orientations éthiques et affectives dans le film narratif 198
Céline Scemama You talkin’ to me ?
Sur les regards caméra de la modernité 226
Hélène Vally Diriger le regard, traverser le temps
Le flou dans La Vie nouvelle de Philippe Grandrieux 249
V. La direction stéréoscopique Simon Lefebvre Accessoires et accès de la 3D S’équiper pour habiter les espaces imaginaires 260 Cyril Lepot De l’ordre à l’image au regard ordonné dans le cinéma en 3D stéréoscopique
273
Dans la collection « Caméras subjectives » aux Impressions Nouvelles Cinéma et musique : accords parfaits Dialogues avec des compositeurs et des cinéastes coordonné par N. T. Binh, José Moure et Frédéric Sojcher Entretiens Musiques de films Nouveaux enjeux coordonné par N. T. Binh, José Moure et Séverine Abhervé Essais documentaire et fiction Allers-retours coordonné par N. T. Binh et José Moure Entretiens
La direction de spectateurs
Création et réception au cinéma septembre 2015 Hitchcock dit à propos de Psychose : « Je faisais de la direction de spectateur. » Cette boutade qu’on peut rapprocher du « calcul du spectateur » cher à Eisenstein, est une invitation à repenser les rapports entre création et réception au cinéma. Ce recueil de textes issus d’un colloque propose en particulier de trouver la réception dans les films (plutôt que dans l’observation sociologique). De quelle manière la réception s’inscrit-elle dans le film même, dans son texte ou sa texture ? On cherche les adresses au récepteur, les signes ou les configurations qui prescrivent des attitudes aux spectateurs. On examine ces marques dans des films précis (Hitchcock, Oshima, Gus van Sant, cinéma expérimental, etc.). On pose aussi la question générale de l’interaction de la création avec la réception, y compris pour les images 3D les plus récentes.
Ouvrage dirigé par Dominique Chateau Textes de Dominique Chateau, Ian Christie, Laurent Jullier, Kenji Kitayama, Simon Lefebvre, Cyril Lepot, José Moure, Benoît Rivière, Céline Scemama, Karl Sierek, Frédéric Sojcher, Katerina Thomadaki, Bruno Trentini et Hélène Vally
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