Extrait de "La cuisine du cahier bleu"

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Jacqueline Aubenas

La cuisine du Cahier bleu

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



extrait


Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Graphisme : Mélanie Dufour Illustration de couverture : Aude Samama

© Les Impressions Nouvelles – 2012 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com


Jacqueline Aubenas

La cuisine du Cahier bleu Illustrations d’Aude Samama

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



À Sylvie, Florence, Olivier

C

’est entourée de coriandre et de cumin que j’ai rêvé de cassoulet. Les souvenirs comme une fringale. Le couscous estival venu d’ailleurs, apporté brûlant, extérieur à la maison, a irrésistiblement convoqué mes petites madeleines. Et toutes les saveurs, les tours de main du « cahier bleu » venus des provinces de Marie, Louise, Andrée, Marthe ou Maryse m’ont rappelée à l’ordre de la daube et de la blanquette. Simples mais expertes en geste, en pratique et en accommodement, elles savaient. Ces femmes en tablier ne parlaient pas de faire la cuisine. Elles disaient « faire à manger ». La cuisine, c’était la pièce. Le manger, c’était le corps. Et il fallait qu’il soit heureux, alerté par les odeurs des marmites, mis en appétit avant d’être nourri, et rassassié sans lassitude d’une garbure qui accompagnait la semaine. Les excentricités n’existaient pas. On avait ses habitudes et la fierté de ses réussites. La petite fille gourmande regardait faire. Parfois rabrouée pour la forme – l’autorité a ses principes –, mais son attention, le doigt pourlécheur, assurait l’importance des opérations et confortait la dignité des opératrices.

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Le grand-père du Lauragais



L

es étés de ces années-là avaient été accablants. La chaleur se levait tôt et ne se couchait pas ou peu. Le vent d’autan n’arrivait pas à agiter un air plombé. La ville occupée vivait en sueur et en peur. Le pain échangé contre des tickets découpés aux ciseaux par la boulangère, les œufs rares, la viande rêvée, les gâteaux de carottes et les soupes de rutabagas devenus l’inéluctable ordinaire, il fut décidé d’envoyer à la campagne les enfants, malingres et pâlichons, les jambes comme des bâtons et les cuisses creuses. Comme la voiture, privée d’essence et les pneus réquisitionnés, restait dans le garage posée sur ses jantes comme un gros coléoptère, c’est sur le porte-bagage des parents épuisés qu’on arriva chez le grand-père. L’arrivée ouvrait le paradis. Grand-père Jules était veuf, sa femme emportée par la grippe espagnole alors qu’il rentrait des tranchées. À peine eut-il le temps de défaire ses bandes molletières qu’il fallut l’enterrer. La grande maison sur la place du village, face à la mairie, à côté de l’église et du calvaire en ciment et en plâtre était tenue depuis par deux bonnes. Marie et Louise. Marie, courte, noiraude, toujours bougonne et jamais contente, 9


aussi vieille et solide que les murs, tenait la cuisine. Le grand-père, lassé par ses jérémiades et récriminations, ses sournoiseries de méchante qui salait trop la soupe, avait engagé Louise, guère plus jeune, maigre, grande et ossue qui, pour embêter l’autre, protégeait monsieur des coups bas culinaires. La maison s’organisait autour du manger. La cuisine avec la cheminée où l’on entretenait la braise pour le pot, au milieu la grande table où l’on déjeunait et dînait tous les jours, les enfants en rang d’oignons sur les côtés, Louise et Marie à un bout pour se lever commodément, rarement assisses, et Jules, seul à l’autre bout dans un grand fauteuil d’osier rendu moins raide par les coussinsgalettes volantés et tenus par des nœuds. À côté, la souillarde, éclairée par une fenêtre haute qui donnait sur la ruelle, pour la vaisselle, les préparations et les épluchages où les femmes « ferraillaient ». Louise, question de contrarier Marie qui avait toujours mitonné sur les trépieds qu’elle bougeait sans cesse pour les éloigner ou les rapprocher du feu avec la science exacte du cuit, du brûlé ou du lent, avait exigé une cuisinière moderne. Solide et imposante, elle aussi marchait au bois mais Louise pouvait surveiller ses casseroles le dos droit, alors que Marie penchée sur la cheminée touillait ses marmites, courbée en deux, grommelante et humiliée par la « moderne » qui la toisait, gouvernant ses faitouts, comme on conduit une armée. La pièce était sombre, encombrée et l’on houspillait les enfants pour qu’ils ne traînent pas dans les pieds des personnes

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importantes et ne chapardent pas comme des chats. Elle s’ouvrait sur une pièce-placard, tous les murs garnis de haut en bas d’étagères où des dizaines et des dizaines de pots gardaient les confits d’oie et de canard, provision de l’année. Gros, ventrus, lourds, bouchés d’un rond de bois, deux petites anses comme des oreilles, ils s’alignaient magnifiques, luisaient dans l’ombre avec leurs coulées de vernis jaune. Une autre porte à petits carreaux recouverts de « vitrophanie », ce qui lui donnait un air de chapelle ou de sacristie, menait au puits. L’espace était sombre, humide et interdit. On n’y entreposait rien sauf les saladiers où reposait la pâte à beignets ou à crêpes faite la veille pour le dimanche midi. Les crêpes, c’était Marie : cuites dans une grande poêle noire, jamais lavée, essuyée après usage avec un chiffon sec et badigeonnée entre chaque louchée avec un tampon d’étoffe ficelée au bout d’un bâton et trempé dans de la graisse fondue ; juste un geste preste pour que cela n’attache pas. Les « oreillettes » c’était l’affaire de Louise, qui s’enfermait dans la souillarde et en ressortait, triomphante, portant un plat plein de ces beignets aériens, gonflés comme des ballons, dodus et transparents tels des nuages qui craquaient quand on les mordait et que l’on mangeait la main sous le menton pour ne pas perdre les miettes. La salle à manger restait fermée toute la semaine, volets clos. Elle avait la fraîcheur poussiéreuse des pièces peu utilisées, un plancher sonore et un air compassé de cérémonie. En pur « Henri II », buffets à deux

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corps et crédence. Sur le dossier des chaises lourdes et cannées, sur les pieds de la table, sur le haut des meubles s’alignaient des balustrades, des colonnades et des pommes de pin en bois. La vaisselle en lourde porcelaine blanche n’avait rien à voir avec les fleurs du « Limoges » ni la finesse du service des villes. Le dessert était attendu non avec gourmandise mais avec angoisse. Il était servi, lui, dans des assiettes « à sujet » qui racontaient la vie du Christ, de la crèche au calvaire. Si l’un d’entre nous avait fait une bêtise notable dans la semaine, sans un mot on mettait devant lui « le baiser de Judas ». Le coupable qui savait à quoi s’en tenir, ne recevait aucune autre réprimande. À celle, publique et silencieuse, il aurait préféré les cris, les vociférations de Louise et Marie et les imprécations de cuisine. Immanquablement un poulet, grosse volaille ferme et onctueuse qui avait tourné à la broche – broche que Jules, privilège du maître, installait dans la cheminée. Un mécanisme noir que l’on remontait comme un phonographe la faisait tourner avec un bruit d’horlogerie. Et Marie l’arrosait à un rythme connu d’elle seule. Sur la table apparaissait la bête dorée accompagnée de la saucière qui partageait le jus en deux. D’un côté coulait le gras, de l’autre le maigre comme l’indiquaient les deux lettres en capitale M et G inscrites dans la porcelaine. La veille on avait mangé la « sanquette », une fine crêpe noire faite avec le sang du poulet recueilli dans un bol et mélangé à un rien de persil et d’ail. Le bon sens paysan ne laisse rien perdre. Un régal de vampire.

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Les saisons amenaient de grands chambardements ménagers. Celui du confit était une affaire de premier ordre. Les bassines sortaient des placards, les « femmes » venaient aider. Les corps jaunes, gras et rectangles des canards s’alignaient, le cou pendant, contrôlés par Marie qui chassait la moindre penne qu’une feignasse aurait laissée. La souillarde suait la graisse de cuisson, la cuisinière ronflait, les écumoires rentraient en action et les pots se remplissaient. Délice immédiat – pour le reste il fallait attendre : les fritons. Dans les chaudrons étaient ramassés tous les petits rogatons qui n’avaient ni la taille ni l’allure d’un morceau présentable et qui, grillés à point, débarrassés de leur gras pour n’être plus que savoureuse croustillance faisaient nos rapides délices. Croquants, salés à point, ils disparaissaient aussi vite qu’un paquet de bonbons laissé sur la table. Dans les champs, du maïs. Dans les fermes, des maîtres-valets italiens. Avec eux, ils avaient amené la tradition de la polenta. Dans le Lauragais, elle s’appelait « Milia ». Chez grand-père Jules, posée sur les plaques, découpée en bâtonnet, frite comme des croquettes, recouverte de sucre fin elle servait de dessert… partie du diner qui n’avait rien d’indispensable. C’était un « en plus » qui faisait fête mais que personne ne réclamait. Sur la table, jamais de fruits. Ils étaient ramassés à la sauvette, dans la journée, mangés quand l’envie nous en prenait. Les figues en particulier, venues de l’arbre de l’arrière-cour, attrapées quand on voyait qu’elles « pissaient le miel », une goutte perlant sous elles.

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Inutiles d’éplucher leur peau devenue très fine, on les gobaient entières, chaudes de soleil. Grand-père Jules était un notable. Il avait des fermes et des hectares : « Cambon », « Le moulin », « Madrou », « Belesta », « La vigerie »… Il les visitait dans une carriole tirée par la jument Marquise, renonçant à tout jamais aux automobiles et à leurs embarras mécaniques. Elles lui donnaient bien du tracas, ses fermes. Plus de souci que de profit, disait-il, grugé, volé de tous les côtés par ses maîtres-valets qui devaient le payer en parts de récolte et en bêtes d’élevage. Chaque semaine, assis sur le perron derrière une petite table, il notait dans un grand registre les apports de chacun. Louise et Marie, raides sentinelles qui se tenaient à ses côtés, s’emparaient des volailles, des œufs, des légumes frais. Les femmes étaient les plus terribles. Elles arrivaient à la méditerranéenne, levant les bras au ciel qu’elle maudissaient, pleines de cris et d’histoires où il était question de renards qui avaient dévasté le poulailler, de sécheresse calamiteuse, de bêtes frappées par de mystérieuse maladies. Un chapelet de lamentations où il n’était question que de misère et de désolation – ce qui expliquait leur tribut revu à la baisse. Il écoutait, pas dupe, résigné, incapable de résister à ce flot de désastres imaginaires. Mais il y avait une chose avec laquelle il ne badinait pas, c’était le cochon. D’une ferme à l’autre, il y en avait bien pour dix jours : Maria, Anna, Ernesta et les autres rentraient dans le rang et mettaient leur point d’honneur à présenter la truie la plus grasse. Autour de la Toussaint,

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les morts au cimetière et la mort du cochon. Deux grandes affaires, avec ou sans gerbe. Nous, les enfants, nous regardions cela de loin. On ne servait à rien et on encombrait. Il y avait l’odeur de la chair fade, les vapeurs de l’étrillage, les boyaux à saucisse et à boudin lavés dans des seaux d’eau rougie, les tréteaux dressés, les haches et les couteaux qui traînaient partout, le hachoir à viande qui, dans un bruit de succion, recrachait les chairs broyées. Les hommes en sueur et les femmes qui d’un revers de bras rejetaient leurs cheveux mouillés en arrière, tous connaissaient les étapes immuables de ce grand cérémonial. Après un partage codé méticuleux et méfiant, on ramenait dans la maison du village les viandes de l’année. Les jambons et les saucissons montaient dans le grenier chaud, sec et bien aéré. Louise et Marie, les mains trempées dans l’eau, aspergeaient le plancher avant de le balayer pour faire tomber la poussière et l’on suspendait les salaisons surveillées de près, souvent tâtées, doucement mais sûrement. Il se trouvait que dans ce grenier avaient été montés les livres et les revues que les disparitions et les départs des dames de la maison avaient laissés sans lectrice ni protectrice. Des années de Femina et leurs images de tenues d’avant 14, avec des voilettes et des bottines, portées par de belles personnes les reins cambrés et l’ombrelle coquette. Des piles de Vie parisienne plus coquine avec ses grivoiseries de bon aloi et ses baigneuses en maillot de bain à jambière, l’allure charleston et l’œil

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aguicheur. Et les Lisez moi bleus et les Lisez moi rouges, les seconds publiant des textes pour personnes averties. La baronne d’Orczy, les romans de Victor Cheruliez, les adultères feutrés de Paul Bourget et d’infinies histoires dont les auteurs sont tombés dans l’oubli, pleines de coups de foudre romantiques contrariés par de terribles coups du sort, récits larmoyants et édifiants, propres à faire rêver les jeunes filles. Nous dévorions tout cela, allongés à même le plancher, loin des criailleries de Louise et Marie sans nous soucier des gouttes grasses que les jambons exsudaient, enveloppés des odeurs exquises et un peu rances que des années de séchage avaient laissées, dans le bonheur mélangé de la charcuterie et de la littérature. Nous redescendions dîner, la tête ailleurs, sentant les salaisons, écouter grand-père Jules qui racontait les bons tours qu’il jouait en tant que maire du village à des électeurs peu fiables et mauvais penseurs : il avait cloué sous son bureau un morceau de lard qu’il touchait avant de saisir les bulletins de ses administrés douteux, bulletins qu’il déclarait nuls au comptage puisque tachés. Tour de cochon qui ne faisait que nous conforter dans notre goût des jambons qui sentent la noisette, des saucissons mangés avec leur peau, des couennes à peine jaunies dégageant cette imperceptible odeur du presque trop.



Poule au pot Tout est dans la poule, une vraie poule dodue – le ventre enguirlandé de graisse jaune et parfois d’un chapelet d’œufs qu’elle n’a pas eu le temps de pondre – et non une volaille blanche et malingre qui ressemble à s’y méprendre à un poulet. Prendre une grande marmite. Il faut qu’elle y soit à l’aise, elle, son bouillon, sa farce et ses légumes. L’y mettre, largement recouverte d’eau froide. Préparer la farce. Une grosse poignée de mie de pain ramollie et émiettée dans un peu de lait. Environ 250 grammes de chair à saucisse. Une tranche de jambon cuit passé à la moulinette avec deux ou trois foies de volailles (on les trouve en barquette dans les grandes surfaces), un œuf ou deux, deux oignons, deux échalottes, deux gousses d’ail, tout haché très fin, pas mal de persil lui aussi haché, du sel, du poivre, du thym émietté. Mélanger le tout à pleine main. L’orthodoxie voudrait que l’on fourre tout cela dans le ventre de la poule fermé et cousu ensuite avec une grosse aiguille et du fil charcutier. Plus simple : prendre une large feuille de papier aluminium, mettre au milieu la

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boule de farce, bien l’envelopper comme un paquet et percer l’emballage de nombreux trous faits à la dent de fourchette afin qu’elle, la poule et le bouillon profitent les uns des autres. Les légumes Ils varient suivant les saisons : haricots verts, navets, carottes, une petite branche de céleri (pas plus, son goût trop fort envahirait le bouillon). Exclure les pommes de terre. En supplément et en option – mais cela fonctionne très bien – quelques endives et tomates cuites séparément dans une poêle graissée qui les dore. La cuisson La poule et son paquet de farce ont besoin de deux bonnes heures, parfois plus (la piquer avec la pointe d’un couteau pour voir où elle en est). Ne mettre les légumes que pendant la dernière heure sans cela ils partent en charpie. Le dressage Deux plats et une soupière. D’abord dégraisser le bouillon. Il y aura un plein bol de graisse qui, mis au frigidaire, sera un butin précieux et remplacera l’huile et le beurre pour les plats à venir. Il ne doit rester que de très petits yeux et non une large flaque. Dans un plat, la poule découpée et la farce. Dans l’autre les légumes en rangs alternés, les verts, les rouges, les blancs. Prévoir à côté de l’assiette un bol pour le bouillon. Parfaite, une mayonnaise montée moitié huile d’arachide, moitié huile d’olive, ranimée par un peu d’ail écrasé au pilon.

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[…]



Table des matières Le grand-père du Lauragais

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Poule au pot 18 Garbure 20 Haricots blancs 22 Flan au jambon 24 Parmentier de foies de volaille 25

La tante des Landes

27

La grand-mère de Franche-Comté

41

La cuisine de Maman

57

La cuisine du cahier bleu

73

« Mais qu’est-ce qu’on mange ? »

89

Piperade 32 œufs à la neige 34 Clafoutis 36 Quatre-quarts 38 Crème basquaise 39 Quiche au munster 48 Lapin 50 Lemon curd 52 Tarte au citron 53 Compotes 54 Bettes ou blettes 64 Blanquette 65 Aubergines à la tomate 66 Coq au vin 68 Bœuf gardiane 70 Pain de merlans 71 Soufflé au fromage 80 Pissaladière 82 Salade de crevettes… & autres 83 Soupes 84 Stoemp 86 Osso buco 87


EN LIBRAIRIE EN NOVEMBRE 2012

Le cahier bleu, c’est le cahier dans lequel Jacqueline Aubenas, jeune mariée, a consigné les recettes transmises par sa mère. Épaissi par les années, il a cristallisé au fil des ans les souvenirs de famille, images d’une époque révolue, d’odeurs, de saveurs et de gestes chargés de mémoire. Charnelle et évocatrice, l’écriture de Jacqueline Aubenas ouvre l’appétit et donne envie de cultiver son jardin et de se mettre aux fourneaux. Le livre compile, en plus de ces souvenirs domestiques, quelques recettes simples et traditionnelles, dont le « coup de main » a été patiné par plusieurs générations de femmes. Mais La cuisine du cahier bleu parle aussi, mine de rien, du pouvoir tout en finesse qu’exercent les femmes sur la matière et sur le monde.

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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491542 ISBN : 978-2-87449-154-2 96 PAGES - 18,50 €


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