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LES IMPRESSIONS NOUVELLES
« RÉFLEXIONS FAITES » Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos‚ cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.
Couverture : © dessin original de Mathieu Sapin Mise en page : Martine Gillet © Les Impressions Nouvelles – 2009. www.lesimpressionsnouvelles.com © Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI). www.cnbdi.fr
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Collectif
L’ÉTAT DE LA BANDE DESSINÉE VIVE LA CRISE ? Actes de la troisième Université d’été de la bande dessinée
Illustrations de Mathieu Sapin
LES IMPRESSIONS NOUVELLES / CIBDI
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La troisième édition de l’Université d’été de la bande dessinée s’est déroulée du 30 juin au 4 juillet 2008 dans l’orangerie du château de la Pouyade, en partenariat avec l’École européenne supérieure de l’Image et France Culture, avec la collaboration du Kyoto International Manga museum et de la Kyoto Seika University et le soutien technique de Ricoh. Elle a été organisée, sous la direction de Gilles Ciment, par Sébastien Bollut, Gilles Colas, Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, avec la contribution des équipes de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, et tout particulièrement Virginie Berger, Catherine Bourgouin, Frédéric Giry, Geneviève Hamel, Jean-Pierre Jimenez, Marie-Cécile Lauté, Pili Muñoz et Annabelle Peaudeau. Les textes du présent ouvrage ont été établis par Gilles Ciment, Jean-Philippe Martin, Jean-Pierre Mercier et Annabelle Peaudeau, avec la proximité amicale de Benoît Peeters. Les illustrations ont été réalisées pendant les débats de l’Université d’été de la bande dessinée par Charles Berberian, Philippe Dupuy, Mathieu Sapin et Lewis Trondheim. Si nous avons tenu à reproduire scrupuleusement les propos tenus par les intervenants, ceux-ci n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement les opinions de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image et de l’éditeur.
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INTRODUCTION
L’ É TAT D E L A B A N D E D E S S I N É E
L’ensemble des textes qui composent ce livre reprend une grande partie des communications, débats et confrontations qui ont ponctué la troisième édition de l’Université d’été de la bande dessinée, organisée par la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image 1 du 30 juin au 4 juillet 2008. Cette édition, comme les deux premières, posait une question. Après «La bande dessinée, bien ou mal culturel?» en 2006, qui interrogeait le statut même de la bande dessinée dans le paysage de la culture, puis « Quoi de neuf dans la bande dessinée ? » qui au début de l’été 2007 invitait à se pencher sur la situation de la création contemporaine en France et dans le monde, la forme interrogative de cette troisième édition revêtait une importance tout aussi primordiale. Chiffres à l’appui, de nombreux observateurs ont pu en effet constater que ces dernières années la production de bandes dessinées en France suit une courbe ascendante vertigineuse, atteignant en 2008 pas moins de 5 000 titres édités dans l’année. Une situation dont certains se félicitent, y voyant la confirmation de la bonne santé d’un secteur de l’édition, alors que d’autres s’en alarment, y détectant les signes annonciateurs d’une crise – quand ils ne déclarent pas que celle-ci est déjà survenue ! Depuis sa position d’observatoire du neuvième art, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image a voulu écouter et donner à entendre ces points de vue différents, parfois 1
Établissement public de coopération culturelle créé par le département de la Charente, le ministère de la Culture et de la Communication, la Ville d’Angoulême et la région Poitou-Charentes, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image regroupe le Musée de la bande dessinée (Musée de France), la Maison des auteurs, une bibliothèque (pôle associé de la Bibliothèque nationale de France recevant le dépôt légal des bandes dessinées), une librairie spécialisée, deux salles de cinéma classées Art et Essai et Recherche et un centre de soutien technique multimédia.
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partiaux ou parcellaires, et les confronter pour que, d’un débat préparé posé et intelligent, émergent des réponses. D’où le titre « Vive la crise ? », sous lequel étaient placés les débats de l’Université d’été 2008. Un titre plus paradoxal que provocateur, dont le point d’interrogation vise à souligner qu’il ne peut être question d’avancer ou de défendre un point de vue plutôt qu’un autre. L’ouvrage qui en est issu dresse de manière impressionniste un État de la bande dessinée aujourd’hui. Du sujet, qui encourageait l’ouverture d’un dialogue élargi à tous les pôles de l’économie de la bande dessinée, découlent les contributions ici réunies, caractérisées par la variété et la diversité que traduit la présence d’éditeurs petits et grands, celle de libraires « généralistes » ou spécialisés, et bien évidemment celle d’auteurs, journalistes, experts et autres témoins informés. Tandis que Fabrice Piault, rédacteur en chef adjoint de Livres Hebdo, dresse un bref historique et un état des lieux de l’évolution du marché hexagonal de la bande dessinée, Didier Pasamonik, éditeur adjoint du site actuaBD.com, conteste la notion de crise et rejette l’usage même d’une terminologie qu’il juge anxiogène. Comment édite-t-on la bande dessinée en temps de surproduction ? Comment la vend-on dans un tel contexte ? Est-on à la veille de l’abandon de la « loi Lang » qui garantit la variété de l’édition ? Quelles en seraient les conséquences pour les diffuseurs, les libraires et – ils ne sauraient être oubliés – les auteurs ? Voilà quelques-unes des interrogations qui sous-tendent les interventions de Jean-Louis Gauthey, responsable des éditions Cornélius, de Louis Delas, directeur général de Casterman et éminent représentant du groupe Bande dessinée du Syndicat National de l’Édition, de Grégoire Seguin, responsable éditorial chez Delcourt, ou de Sergio Honorez, directeur éditorial des éditions Dupuis, et qui sont au cœur des témoignages d’Éric Garnier, en charge de la bande dessinée pour Virgin Mégastore, de Frédéric Salbans d’harmonia mundi ou encore de Vincent Poeydomenge, libraire et membre du réseau Canal BD qui regroupe une grande partie des librairies spécialisées en France.
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INTRODUCTION - ÉTAT DE LA BANDE DESSINÉE GILLES CIMENT
Si le regard qui est porté sur la situation de la bande dessinée dans cet ouvrage est avant tout français, il ne demeure pas confiné aux frontières de l’hexagone et se tourne bien souvent vers d’autres contrées. La bande dessinée n’échappant pas au phénomène de la globalisation, il ne saurait en effet être question de se pencher sur la situation de la bande dessinée aujourd’hui sans évaluer et décrire la place toujours plus grandissante qu’y occupent les productions américaines et asiatiques. Une place qui doit sans doute être reliée à l’évolution de la notion de « bande dessinée populaire » sur le marché hexagonal, que Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image et Xavier Guilbert, animateur du site du9.org, examinent tour à tour ci-après avec force et minutie. Les mangas particulièrement, dont de récentes statistiques montrent qu’ils représentent désormais plus du tiers des bandes dessinées vendues en France, bénéficient de deux études menées par des spécialistes. Celle proposée par Jean-Marie Bouissou,
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universitaire et grand connaisseur de la société et de la culture japonaises, inventorie et analyse les raisons qui ont conduit les bandes dessinées japonaises à s’imposer dans le monde entier ; celle ensuite de Stéphane Beaujean, précise et documentée, porte sur la place du manga sur le marché de la bande dessinée français et propose des conclusions pour le moins inattendues. Ces deux textes recèlent une autre surprise, puisque l’un et l’autre évoquent le spectre d’une crise planant au-dessus de la production nippone, celle-là même qui sera souvent désignée dans ces pages comme la cause possible d’une crise dans notre pays ! Pour faire la synthèse et tirer les conclusions des points de vue parfois divergents exprimés dans ces contributions de tous horizons, nul autre que Benoît Peeters, personnalité à l’esprit indépendant endossant tour à tour le rôle d’auteur, d’éditeur, d’exégète et de théoricien, ne pouvait mieux s’acquitter d’une tâche aussi complexe, tandis que Mathieu Sapin, notre témoin graphique, suivait, crayon en main, les communications et les échanges. Ses dessins, augmentés de ceux réalisés sur place par Charles Berberian, Philippe Dupuy et Lewis Trondheim, sont repris dans les pages du présent volume. Puissent les textes – et les commentaires en mots et en images – rassemblés ici éclairer le lecteur sur un marché en pleine mutation, dont les indicateurs peuvent parfois paraître contradictoires.
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LES RAISONS D’UN ESSOR
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Le titre – « Vive la crise ? » – attribué à cette université d’été de la bande dessinée confirme qu’un spectre hante depuis deux ou trois ans le monde de la BD : celui d’une crise que les éditeurs, les libraires et les auteurs caractérisent généralement comme une crise de surproduction. Certes, en nombre de nouveaux titres publiés, la production de bandes dessinées a augmenté de manière stupéfiante au cours des douze dernières années. Elle a été multipliée par huit, quand la production totale de livres ne croissait que de 2,5% sur la même période. De quelque 500 albums en 1995, la production est passée à plus de 1000 en 1999 et plus de 3000 en 2005. En 2007, d’après les données Livres Hebdo / Électre, elle s’est fixée à 3959 nouveautés et nouvelles éditions, dont 1563 mangas (39,5 %), représentant 6,56 % de l’ensemble de la production éditoriale, qui a atteint, cette année-là, 60 376 nouveaux titres. Cette très forte hausse présente des inconvénients importants. Elle suscite un encombrement des librairies dont les surfaces de vente sont loin de progresser au même rythme. Elle fait naître une certaine confusion dans l’esprit d’un public qui peine à se retrouver parmi les nouvelles parutions dont la qualité ne progresse pas forcément au même rythme que la quantité. Elle complique les efforts des éditeurs et des auteurs pour rendre visible leur production et lui permettre d’atteindre son public. Pourtant, on ferait fausse route en analysant l’évolution de l’édition et du marché de la bande dessinée au seul prisme de la « surproduction ». À ce compte-là, l’édition toute entière connaîtrait depuis l’origine une crise chronique. Dès la fin du XIXe siècle en
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effet, des libraires stigmatisaient la « surproduction », quand n’étaient encore produits que quelques milliers de titres par an. Cette plainte n’a quasiment jamais cessé depuis. Cela n’a pas empêché le livre de devenir la première industrie culturelle, loin devant le cinéma et la musique, avec la diversité d’offre qu’on connaît aujourd’hui, et de générer des chefs d’œuvre. La surproduction éditoriale est toujours un phénomène relatif, qui se lit par rapport à la capacité des réseaux de distribution et du lectorat de l’absorber à un moment donné. Elle conduit assez naturellement à des réajustements périodiques d’autant plus nécessaires qu’ils constituent souvent une occasion d’assainissement qualitatif. Mais il n’existe évidemment pas de niveau de production idéal. Aussi, à la question «Vive la crise?», on est très tenté de répondre, de manière un peu provocatrice: oui. Et même trois fois oui : oui parce que la nature de la « crise » souligne à quel point le marché de la bande dessinée a changé d’échelle, pour le meilleur ; oui parce qu’on assiste à un élargissement sans précédent de l’offre et à un déploiement inédit de la créativité; oui parce qu’elle oblige toute la chaîne de conception et de diffusion de la bande dessinée à se professionnaliser, qu’elle est un facteur de requalification générale. UNE NOUVELLE ÈRE DE CONSOLIDATION DU 9 E ART
La dramatisation de l’état actuel de la bande dessinée repose souvent sur une vision illusoire du supposé « âge d’or » des années 1970-1985 qui, aujourd’hui, prête à sourire. Les années soixantedix, c’était plutôt l’époque héroïque, celle où la bande dessinée est sortie du seul univers de l’édition pour la jeunesse où elle restait pour l’essentiel confinée dans les années cinquante et soixante. Dès la fin des années soixante et le début des années soixantedix, on avait vu, avec Charlie, Hara Kiri, le Barbarella de JeanClaude Forest ou même Blueberry et Valérian, émerger une bande dessinée qui voulait s’émanciper des cadres établis.
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Mais ce sont les années soixante-dix qui marquent son inscription dans le domaine adulte avec des magazines (Métal Hurlant, L’Écho des Savanes, (À Suivre), Fluide Glacial ou même Circus et Vécu), des éditeurs (Dargaud et Casterman qui ouvrent leur catalogue, Les Humanoïdes Associés, Futuropolis, Glénat, Vents d’Ouest, pour ne parler que de ceux qui existent encore, fût-ce sous des formes différentes) et bien sûr des auteurs qui se sont imposés comme les « monstres sacrés » d’aujourd’hui : Giraud/Mœbius, Hugo Pratt, Gotlib, Bilal, Tardi, Druillet et beaucoup d’autres. Incontestablement, il a régné alors une effervescence extraordinaire. Et, sur le plan créatif au moins, les bases de la bande dessinée contemporaine pour adultes ont été posées. Cependant, on a un peu oublié aujourd’hui la fragilité économique de l’édifice. La bande dessinée demeurait alors un mouvement largement « underground », qui surfait sur l’après-Mai 68. La diffusion et la distribution des albums, encore marginale et aléatoire, reposait sur des entreprises instables. On peut encore s’en rendre compte avec les récits récemment publiés de Serge Clerc sur l’aventure de Métal Hurlant et des Humanoïdes Associés (Le Journal, Denoël Graphic), et de Florence Cestac sur Futuropolis (La Véritable histoire de Futuropolis, Dargaud). Il y avait un espace bouillonnant de création, mais pas de marché structuré ni même de production structurée, dans le domaine de la bande dessinée d’auteur comme dans la BD de série – une distinction qui était d’ailleurs encore embryonnaire. Symptomatiquement, à part chez Casterman, qui produisait aussi des livres pour la jeunesse, la production de bandes dessinées était alors essentiellement l’apanage de maisons d’édition spécialisées. Si Hachette a été un temps propriétaire des Humanos au milieu des années quatre-vingt, cela a été pour s’en débarrasser aussi vite qu’il les avait acquis. Aussi, si la bande dessinée a subi une vraie crise, c’est du milieu des années quatre-vingt au début des années quatre-vingt dix, en parallèle avec la fin de la traîne post-68 qui a aussi frappé durement l’édition de sciences humaines et sociales. La production, qui n’avait
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de toute façon jamais dépassé les 800 titres par an, s’est effondrée à 400 ou 500 nouveautés et nouvelles éditions. L’édition a connu un mouvement de concentration spectaculaire avec le rachat du Lombard et de Dargaud, la reprise de Vents d’Ouest par Glénat, l’acquisition de Futuropolis par Gallimard, la crise chronique des Humanos, les faillites et rachats d’Aedena, Magic Strip, Novedi, entre autres. Delcourt constitue, en 1987, la seule création marquante de cette époque, et encore la maison a-t-elle mis une bonne décennie pour commencer à percer. Dans cette période enfin, on a assisté à une quasi disparition de la bande dessinée d’auteur pour adultes. Ce n’est pas un hasard si c’est ce moment qu’ont choisi Bilal pour s’intéresser au cinéma, Druillet pour développer son œuvre artistique ou artisanale (meubles), et d’autres pour se tourner vers le journalisme ou la publicité. Il faut se souvenir de l’état de la bande dessinée dans la première moitié des années quatre-vingt dix. La production se limitait à quelques 500 nouveaux titres par an. Il y avait au total moins de vingt éditeurs actifs, dont essentiellement l’ensemble Dargaud-Lombard affaibli ; Dupuis arc-boutée sur sa puissante force de frappe dans la bande dessinée pour la jeunesse ; Glénat recentré sur ses séries, notamment historiques, avant de se lancer de manière prémonitoire dans le manga ; Casterman ; Albin Michel (seul généraliste à l’époque présent dans
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le secteur) ou Les Humanoïdes Associés. Et la production était largement recentrée sur la jeunesse, les séries et quelques auteurs phares. La «bande dessinée d’auteur» relevait alors essentiellement de Casterman, des Humanos et dans une certaine mesure d’Albin Michel. Le renversement de tendance remonte au milieu des années quatre-vingt dix avec, depuis 1995, une croissance forte et continue des ventes, qui accompagne la hausse plus forte encore de la production. Si son essor est aujourd’hui plus lent, le marché de la bande dessinée vient tout de même de connaître douze ans de progression à grande échelle, et sans doute cet « âge d’or » que d’aucuns croyaient discerner vingt ans plus tôt. Plusieurs facteurs de nature très diverses se sont combinés pour sortir la bande dessinée de la marginalité et permettre son essor historiquement sans équivalent. L’édition s’est rationalisée et professionnalisée, en assainissant son offre. Les groupes ont investi massivement dans la promotion et le marketing. Les éditeurs se sont appuyés sur leurs valeurs sûres, qu’ils ont revitalisées comme Dargaud avec Blake & Mortimer. Une nouvelle génération d’auteurs et de « produits » a émergé, qui ont déterminé un élargissement considérable de l’offre avec l’irruption de nouvelles séries phares (XIII, Thorgal, Titeuf, Lanfeust…) ; le développement de la BD de genre, dont la fantasy sous l’influence des jeux de rôles et des jeux vidéo ; l’importation des mangas ; l’essor de nouveaux formats du type « romans graphiques », etc. Et ces évolutions sont intervenues parallèlement à un profond renouvellement du lectorat, y compris adulte avec la remotivation d’un public nourri à la bande dessinée des années soixante et soixante-dix quand il était enfant et adolescent. Début 2008, 164 éditeurs annonçaient des nouveautés pour le premier semestre, dont 41 des mangas. La concentration du secteur est non négligeable mais relative, les cinq principaux groupes (Média-Participations, Glénat, Flammarion, Delcourt et Soleil) représentant plus de 75 % des ventes en exemplaires (Source : Ipsos). L’édition généraliste est beaucoup plus présente dans le secteur que par le passé, comme distributeur (Hachette, Éditis) mais aussi
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comme éditeur avec entre autres Flammarion (Casterman, Fluide Glacial, Jungle), Hachette (Astérix, Pika), Gallimard (Gallimard Jeunesse, Denoël Graphic, Futuropolis en partenariat avec Soleil), Éditis (Kurokawa). De nouvelles maisons sont apparues comme Bamboo ou Carabas. Et les ventes au détail ont encore progressé de 3 % en euros courants en 2007 (Source : Livres Hebdo / I+C). On mesure ainsi le chemin parcouru en peu de temps. Certes, aujourd’hui, le secteur a atteint une certaine maturité. Il ne dispose plus des mêmes réserves de croissance qu’il y a dix ans. Mais ce qui frappe, c’est d’abord sa solidité, qui exclut une nouvelle crise de l’ampleur de celle qui a presque tout balayé à la fin des années quatre-vingt. L’ÉLARGISSEMENT SANS PRÉCÉDENT DE L’OFFRE ET DU LECTORAT
Dans l’analyse de l’évolution de l’édition et du marché de la bande dessinée, il n’est pas anodin de noter que la hausse de la production ne se réduit pas au panurgisme traditionnel des éditeurs, toujours prompts à copier les produits porteurs. Elle relève avant tout de l’émergence de nouvelles tendances et de nouveaux acteurs. Le développement de nouveaux formats dits de « romans graphiques », qui représentaient selon l’enquête annuelle de Gilles Ratier 9,6 % de la production en titres en 2007, marque l’appropriation à grande échelle d’une démarche initiée en son temps par Futuropolis « première période ». Il a accompagné l’émergence des « labels indépendants » comme L’Association, Cornélius, ego comme x, Les Requins Marteaux, flblb, Frémok, Çà et Là, avant d’irriguer la quasi totalité de l’édition «classique» de bandes dessinées, en commençant par Casterman et Delcourt, puis Gallimard et Futuropolis « deuxième période ». Porté par le succès de quelques œuvres emblématiques au premier rang desquelles le Persepolis de Marjane Satrapi, il traduit à la fois l’apparition d’une nouvelle génération d’auteurs et l’élargissement du lectorat, l’une et l’autre plus féminins que par le passé.
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Dans le même mouvement émerge une bande dessinée d’enquête et de reportage, avec des auteurs comme Joe Sacco, Étienne Davodeau, Philippe Squarzoni, qui portent le potentiel de la bande dessinée vers de nouvelles dimensions. Les blogs, avec 226 blogs d’auteurs enregistrés l’an dernier par Gilles Ratier, contribuent eux aussi à un rajeunissement et à une féminisation du genre. Parallèlement, les mangas initialement introduits par Glénat et Tonkam se sont développés jusqu’à représenter en 2007 39,5% de la production (Source : Livres Hebdo / Électre), 35 % des ventes en nombre d’exemplaires et 25 % des ventes en valeur (Source : Ipsos). Ils ont suscité la création de nombreuses nouvelles maisons d’édition dont Tonkam et Pika, rachetées ensuite par Delcourt et Hachette, ou encore Kurokawa (Éditis). L’offre d’abord dominée par les séries populaires s’est diversifiée, notamment sous l’impact des politiques d’auteur déployées en particulier par Casterman, Delcourt et Cornélius. Plus généralement, les traductions ont représenté l’an dernier, selon Gilles Ratier, 41,4 % des parutions, soit 31,8 % pour l’Asie, 5,9 % pour les États-Unis, 3,7 % pour l’Italie, pour ne citer que leurs principales origines. La BD de genre a également connu une explosion sans précédent, en particulier la fantasy à l’initiative de Soleil, mais aussi le fantastique, la science-fiction, le polar et le thriller, l’histoire, l’humour adulte, etc., alors que les années soixante-dix faisaient surtout la part belle à la science-fiction, au western et à l’humour. Les éditeurs, en particulier Casterman, Delcourt, Futuropolis, Gallimard ou Vents d’ouest, ont enfin considérablement développé les adaptations littéraires (près de cent titres l’an dernier), multipliant les passerelles avec la littérature, comme par ailleurs avec le cinéma, la télévision, la musique (voir les « CD/BD » de Nocturne) ou les jeux vidéo. Toutes ces évolutions de l’offre constituent d’importants facteurs de stabilité pour l’édition et le marché de la bande dessinée, d’autant qu’elles correspondent à une diversification du lectorat et de ses attentes.
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La diversification de la production vaut d’autant plus ancrage qu’elle s’accompagne d’une reconnaissance et d’une institutionnalisation croissante de la bande dessinée, qui accompagne le renouvellement générationnel, comme par exemple pour le rock. Si l’ouverture des bibliothèques à la bande dessinée jeunesse n’est pas nouvelle, elle est renforcée désormais par un intérêt massif pour la bande dessinée adulte. La presse, où la critique BD reste indigente, a pourtant investi avec un réel succès public dans les prépublications d’albums. Les adaptations de bandes dessinées au cinéma, et pas seulement pour des films d’animation, se sont également développées, même si les résultats sont souvent décevants, au demeurant comme souvent les adaptations cinématographiques de la littérature. L’usage pédagogique de la bande dessinée s’est aussi répandu à l’initiative de services publics comme d’entreprises, qui investissent sur l’image de personnages de bande dessinée reconnus. La bande dessinée apparaît parallèlement de plus en plus souvent comme une référence culturelle (enquêtes sur « les patrons qui aiment la bande dessinée », etc.). Enfin, à l’université, si la « bédéologie » n’a pas encore ses chaires comme la littérature, un nombre croissant de mémoires et de thèses sont réalisés, notamment dans les secteurs de l’économie et du marketing, mais aussi de la sociologie ou de la sémiologie, qui témoignent d’une lente transformation des mentalités. La sortie de la marginalité se concrétise pour la bande dessinée dans les réseaux de vente par une pénétration croissante dans les librairies générales. Les librairies spécialisées, les grandes surfaces culturelles et les hypermarchés ne sont plus les seuls à s’intéresser à la bande dessinée. S’il marque un tournant, l’ancrage de la bande dessinée dans la société a pour corollaire un éclatement de son image qui peut se révéler salutaire. L’idée d’un genre homogène, de « la » BD, avec ses fans monomaniaques, est aujourd’hui battue en brèche. Désormais on peut aimer un certain type de bande dessinée sans fétichiser le
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genre dans son ensemble, tout comme on n’aime pas forcément le roman « en général ». LA PROFESSIONNALISATION DE LA CHAÎNE DU LIVRE
Avec l’expansion de la production, les éditeurs sont conduits à mieux justifier leurs choix éditoriaux pour assurer leur identification sur un marché plus encombré. Le développement d’un panurgisme souvent accablant pour le lecteur, et la multiplication des titres dont la justification n’est pas toujours avérée, se heurtent à la sanction d’un marché qui ne peut accepter un large éventail de « produits » que si se démontre leur adéquation avec un public, quel qu’il soit. Les tensions enregistrées récemment sur le marché de la bande dessinée viennent généralement de l’abondance d’albums conçus comme des produits populaires, voire «industriels», mais qui se révèlent incapables de générer plus de 5000 ou 6000 ventes, voire 1500; ou de la multiplication de petits tirages prétendant au statut d’œuvres d’auteur, voire d’art, mais qui apparaissent à la lecture qualitativement bancals et décevants. Mais on atteint aujourd’hui en France un niveau global de production tel que les erreurs éditoriales pardonnent de moins en moins, incitant à une meilleure régulation. De fait, l’obligation croissante pour les éditeurs de mieux respecter les lecteurs pour les fidéliser se concrétise déjà dans l’édition de romans graphiques, de plus en plus édités sous forme de gros volumes de cent, deux cents pages ou plus, même si certains continuent d’être malheureusement découpés en deux ou trois tomes publiés à plusieurs mois, voire un an de distance. De même, les éditeurs déploient de gros efforts pour faciliter l’accès au fonds et aux classiques du genre à travers l’édition d’intégrales, parfois en petit format, dont on doit encore espérer que les libraires assurent une présence pérenne dans leurs rayons. De leur côté, les détaillants sont amenés à mieux faire le tri pour composer leur assortiment, ce qui implique un changement d’approche pour de nombreux libraires spécialisés longtemps habitués à proposer « toute la BD ».
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Alors que l’amélioration de l’organisation de la distribution du livre, de même que les services en ligne, permettent de répondre plus facilement que par le passé à toutes les demandes des consommateurs sans pour autant surcharger les stocks présents en magasin, les libraires sont avant tout confrontés à la demande de repères et d’aide de leurs clients. Au temps où l’on mettait tout sur la table sans distinction se substitue un temps où il faut pouvoir faire apparaître la singularité et la cohérence des choix qualitatifs. Cette approche suppose aussi une adaptation des méthodes de promotion et de vente aux différents produits, en ne confondant pas les choix qui s’articulent avec des opérations commerciales et les choix purement qualitatifs. L’enjeu est le même pour les libraires que pour les éditeurs : respecter le lecteur pour acquérir une forte crédibilité, en suivant l’idée qu’à chaque livre correspond son lecteur. Au total en tout cas, en cette fin des années 2000, la bande dessinée apparaît comme un secteur en pleine puissance, avec encore un fort potentiel d’évolution même si cela n’exclut pas les errements ou les incidents de parcours. «Vive la crise!» si elle permet au monde de la bande dessinée de s’ouvrir, de ne pas jouer la stratégie de la forteresse assiégée. Certes, la bande dessinée constitue encore un médium jeune, insuffisamment reconnu et compris. La culture de la bande dessinée n’est pas assez répandue. Beaucoup de gens ne savent pas la lire. Mais il s’agit là d’autant de défis. En effet, en une douzaine d’années, la bande dessinée est, définitivement à mon avis, sortie du ghetto. C’est ce que prouve d’ailleurs le fait que la majorité des défis auxquels elle est confrontée sont désormais les mêmes que ceux qui s’imposent aux autres secteurs de l’édition, notamment la littérature. Comment faire sa promotion quand la presse est en crise ? Comment toucher son lectorat quand il est de plus en plus éclaté ? Face à ces questions, la bande dessinée ne peut plus passer aujourd’hui pour le parent pauvre de l’édition.
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INTRODUCTION - L’ÉTAT DE LA BANDE DESSINÉE GILLES CIMENT
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LES RAISONS D’UN ESSOR L’ÉDITION ET LE MARCHÉ DE LA BANDE DESSINÉE EN FRANCE : UN ÉTAT DES LIEUX FABRICE PIAULT
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DE QUOI LA CRISE EST-ELLE LE NOM ? DIDIER PASAMONIK
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LA « SURPRODUCTION », UNE SITUATION DE CRISE POUR QUI ? GRÉGOIRE SEGUIN
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ÉDITEURS OU PUBLIEURS, LA FACE CACHÉE DE LA CRISE JEAN-LOUIS GAUTHEY
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LE GRAND ÉCART LOUIS DELAS
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LE POINT DE VUE DE L’ÉDITEUR EXTRAITS DU DÉBAT ENTRE LOUIS DELAS, JEAN LOUIS GAUTHEY, GRÉGOIRE SEGUIN, ANIMÉ PAR STÉPHANE BEAUJEAN
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PETITS RIENS DE LEWIS TRONDHEIM
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« VIVE LA CRISE ? » OU « VIVE LA CRISE… » BENOÎT PEETERS
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NOUVEAUX VISAGES DE LA BANDE DESSINÉE POPULAIRE PERMANENCE ET RUPTURES DU RÉCIT DE GENRE JEAN-PIERRE MERCIER
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VOUS AVEZ DIT « POPULAIRE » ? XAVIER GUILBERT
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LIFTING D’UN HÉROS : LE CAS SPIROU UNE COURSE-RELAIS EN CONFIANCE SERGIO HONOREZ
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FAIRE UN TRAVAIL D’AUTEUR ÉMILE BRAVO
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CARNETS DE CHARLES BERBERIAN
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DE QUELQUES MUTATIONS BENOÎT PEETERS
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ETAT BD SNEL lundi 2/12/08 9:49 Page 224
SUR LE TERRAIN HARMONIA MUNDI, OU COMMENT DIFFUSER DES ŒUVRES ORIGINALES DE FAÇON INDÉPENDANTE FRÉDÉRIC SALBANS
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VIVE LA SURPRODUCTION !? ÉRIC GARNIER
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LE POINT DE VUE D’UN LIBRAIRE SPÉCIALISÉ VINCENT POEYDOMENGE
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VENDRE LA BANDE DESSINÉE AUJOURD’HUI EXTRAITS DU DÉBAT ENTRE ÉRIC GARNIER, XAVIER GUILBERT, VINCENT POEYDOMENGE, FRÉDÉRIC SALBANS, ANIMÉ PAR GILLES COLAS
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CARNETS DE PHILIPPE DUPUY
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LE TERRAIN ET LA CHAÎNE BENOÎT PEETERS
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MANGA : POUR COMBIEN DE TEMPS ENCORE ? LES RAISONS DU SUCCÈS DU MANGA EN FRANCE ET EN EUROPE JEAN-MARIE BOUISSOU LA PLACE DU MANGA EN FRANCE SON MARCHÉ, SES ENJEUX, SES INFLUENCES SUR LA BANDE DESSINÉE FRANCO-BELGE STÉPHANE BEAUJEAN
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EN GUISE DE CONCLUSION BENOÎT PEETERS
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LES AUTEURS
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Achevé d’imprimer en décembre 2008 sur les presses de Snel-Grafics - Liège - Belgique ISBN 978-2-87449-061-3 - EAN 9782874490613 Dépôt légal : janvier 2009
OUVRAGE PARU EN JANVIER 2009
Depuis 1995, le marché français de la bande dessinée connaît une progression continue du nombre de titres publiés. Cette situation a changé les stratégies des éditeurs et les pratiques professionnelles des diffuseurs et des libraires, dans le sens d’une industrialisation des pratiques. S’adressant à la fois aux amateurs de bande dessinée, aux bibliothécaires, libraires, éditeurs et auteurs, L’État de la bande dessinée aide à mieux comprendre les enjeux actuels de la bande dessinée : pourquoi les éditeurs semblent-ils éditer tout ce qui bouge ? les libraires et bibliothécaires croulent-ils vraiment sous le poids de la nouveauté ? comment savoir, en tant que lecteur, à quel album se vouer ? Des éditeurs, diffuseurs, libraires, universitaires, journalistes, spécialistes et auteurs pénètrent au cœur du volcan.
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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874490613 ISBN : 978-2-87449-061-3 224 PAGES - 19,50 €