André Sarcq
AUX HOMMES TUÉS DEUX FOIS (La guenille)
extrait
LES IMPRESSIONS NOUVELLES « TRAVERSES » Littératures d’aujourd’hui Romans, récits, fragments ou poèmes, les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire et celle-ci est à réinventer sans cesse.
Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique
Graphisme : Millefeuille
© Les Impressions Nouvelles - 2010. www.lesimpressionsnouvelles.com
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André Sarcq
AUX HOMMES TUÉS DEUX FOIS (La guenille)
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
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AUX HOMMES TUÉS DEUX FOIS
Aux hommes tués deux fois se pose comme le très simple constat de ce qui fut : chaque assassinat d’un homosexuel par les nazis s’est doublé d’un assassinat (occultation/ négation) de sa mémoire par les familles, les politiques, l’histoire officielle. Il y eut bien pour chaque homme deux meurtres. Comment distinguer lequel l’emporta dans l’ignoble ?
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À Jo et à Pierre Seel.
Aux homosexuels massacrés par les nazis, dans et hors des camps.
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LA GUENILLE
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Prie, Seigneur, prie-nous, nous sommes proches. PAUL CELAN, Tenebrae (Grille de parole).
Un rien nous étions, nous sommes, nous resterons, en fleur : la rose de rien, de personne. PAUL CELAN, Psaume (La Rose de personne).
Quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ce qu’ils ont fait tous deux est une abomination ; ils seront mis à mort, leur sang retombe sur eux. Lévitique, XX, 13.
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Et ne nous prie plus Dieu ne nous prie plus Ne tourne plus vers nous ta prière autistique car nous sommes coulés dans le non encastrés dans l’a privatif de nom de linceul et de mémoire Notre mode n’est pas d’être n’a pas d’être Notre mode est l’apnée perpétuelle d’une falaise de larmes pétrifiées l’apnée perpétuelle d’un bloc brûlant de basalte sans bouche l’apnée tombeau du cri jamais jailli jamais
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Ne nous prie plus Car nous n’avons que faire de ta prière car ton Amour nous indiffère Oui nous sommes là bloc de bannis de la mémoire des justes neige étrangère sous la neige des Juifs neige noire noire neige noircie des cendres de la honte neige salie de la grenaille de l’offense Nous sommes là qui n’occupons nul espace ne pesons rien dans nul espace sous la neige vénérable des Juifs des Tziganes et des Débiles la neige retombée priante ou non la neige mêlée de fins cristaux de chaircharbon la neige lente et lourde infiniment la neige lente et lourde éternellement la neige lente fusillée aux champs de tourbe noire-allemande
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Ne nous prie plus Ne nous prie plus c’en est assez Amants des hommes effacés des longs registres du martyre nous piétinons dans un non-être couvert des flots de notre sang Notre sang monte à nos chevilles Interminable troupe muette pressée jusqu’à la résorption nous migrons vers le point sans nom qui abolira tous les noms Et le chiffon non la fleur le lambeau non la rose la guenille la guenille souillée la guenille d’une flaque d’âmes la guenille agonie de personne et de rien la guenille couronne notre piétinement
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Notre avenir parmi les hommes est de n’être pas advenus Notre avenir parmi les hommes est le mutisme de la couche supérieure des Juifs et des Tziganes (fleuris au chaud entre nos ombres O mémoire abolie du tendre peuple des Débiles) notre avenir a privatif est dans notre absence de fils et la honte des survivants est dans ce silence qu’on garde comme un fourreau froid au vacarme sur notre triangle de sang Nous fûmes les vivants du Livre nous fûmes les honnis du Livre où racine la flétrissure rameau honni fûmes broyés avec notre racine dure même chair et même hachis mais dans la cendre et dans la neige les cristaux furent bien triés la séparation restaurée l’honneur bibliquement compté
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Quels fils prendront quelle parole prendront la sente d’une langue greffée dans notre bouche vide Quels fils et sinon quelle trace de notre ossuaire quelle empreinte innombrable à nos corps dévastés Note charnier rayonne d’un silence insatiable Amants des hommes amants des hommes levez-vous Et Dieu peut-être nous prie Dieu heureux de l’ordre qui règne dans les familles peut-être vers nous penche sa Trinité Trois fois niés nous le nions Nous nions sa prière nous la nions et renions enrochés dans Schirmeck
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Ici Schirmeck Alsace Ici abattoir éponyme Ici éternellement un enfant de dix-huit ans hurle la tête dans un seau de fer-blanc hurle nu au centre d’un carré d’esclaves Un chien fou 20
lui a arraché le sexe D’autres le déchirent de tous côtés L’enfant hurle et son amant parmi les esclaves supplie détruit supplie qu’il meure et l’emporte en sa mort loin du rire
des bourreaux
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Ici Schirmeck Éternellement Ici Êternellement Jo.
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[…]
OUVRAGE PARU EN MAI 2010 Ce livre est de ceux, rares, qui ne doivent leur écho qu’à euxmêmes. Publié pour la première fois (sous le titre de La guenille) en 1995, chez Actes Sud, il a connu depuis lors une diffusion (près de 1500 exemplaires) lente et discrète, mais constante, portée par son seul poème. S’appuyant sur le livre-témoignage de Pierre Seel, en un temps où la reconnaissance de la déportation homosexuelle relevait encore du combat, Aux hommes tués deux fois s’est imposé comme le poème de cette déportation – « hommes tués deux fois » parce qu’annulés par l’Histoire officielle, après avoir été massacrés par les nazis. Ce crime bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance officielle, et la « compétition des mémoires » a trouvé les voies de son apaisement. Demeure la magnifique puissance tragique de ce poème, présenté dans cette nouvelle édition accompagnée de commentaires que les progrès de la recherche historique imposaient de reprendre et d’augmenter significativement.
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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874490934 ISBN : 978-2-87449-093-4 64 PAGES - 9 €