Extrait temps des siestes

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extrait








j i m m y b e au l i e u

l e t e m p s d e s s i e st e s


j i m m y b e au l i e u

l e t e m p s d e s s i e st e s


« Maybe that’s how books get written Maybe that’s why songs get sung Maybe we owe the unlucky ones »

crédits

— Nick Hornby


« Maybe that’s how books get written Maybe that’s why songs get sung Maybe we owe the unlucky ones »

crédits

— Nick Hornby


« Vouloir, c’est pas avoir. »

J’ai commencé à remplir des carnets de dessin à vingt ans, en 1994. Mon ex-copine, qui dessinait cent fois mieux que moi, avait insisté pour que je m’en achète un. À moins qu’elle ne me l’ait offert ? Je ne sais plus. Elle trouvait que je ne dessinais pas assez, que je perdais mon temps à essayer de faire de la musique. Je n’avais jamais dessiné dans un beau livre relié. C’était intimidant, mais je l’ai plus ou moins rapidement rempli. Juste à temps pour l’anniversaire de cette ex, qui, par ailleurs, venait de rompre avec celui pour qui elle m’avait laissé. Ça nous amène en février 1995, soit un peu plus de deux ans après notre rupture. Ce soir-là, je me doutais qu’elle irait à un concert au d’Auteuil, à Québec, et j’ai décidé d’aller l’y rejoindre. Une fois arrivé dans le bar, la cervelle comme du 7up, je l’ai rapidement repérée. Elle était accompagnée d’un nouveau petit ami. La rencontre a duré deux minutes. Je lui ai offert le carnet. Elle était émue, et bien sûr embarrassée. J’ai vite compris que le nouveau avait déjà entendu parler de moi, assez pour m’identifier comme ce copain d’adolescence que la rupture avait rendu fou. Je ne sais plus trop ce qui s’est passé ensuite, mais je me suis retrouvé en larmes. Dans les bras du nouveau. Non, mon heure de gloire, c’était pas celle-là. Un mois plus tard, j’ai commencé un second carnet. Que je n'ai pas donné. Collée sur la page de garde, au début, il y a une note : «Vouloir, c’est pas avoir !!!», en référence à l’affreux dicton «Vouloir, c’est pouvoir !», dont je découvrais progressivement toute la portée mensongère. J’ai rempli plus de quarante carnets jusqu’en 2007, où j’ai commencé à préférer dessiner sur du papier libre, souvent pendant que mon ordinateur me fait poireauter devant une image animée de sablier ou de ballon de plage (il est intéressant de noter que plus le travail que je suis en train de faire à l’ordi est chiant, plus les dessins sont cochons). Je les remplis de dessins, mais aussi de notes pour des histoires, de phrases incongrues, de bouts de journal et de nanonouvelles. Le sujet féminin occupe probablement 75% de ce qui s’y trouve. Pas d’inquiétude, je n’ai aucunement l’intention de 11


« Vouloir, c’est pas avoir. »

J’ai commencé à remplir des carnets de dessin à vingt ans, en 1994. Mon ex-copine, qui dessinait cent fois mieux que moi, avait insisté pour que je m’en achète un. À moins qu’elle ne me l’ait offert ? Je ne sais plus. Elle trouvait que je ne dessinais pas assez, que je perdais mon temps à essayer de faire de la musique. Je n’avais jamais dessiné dans un beau livre relié. C’était intimidant, mais je l’ai plus ou moins rapidement rempli. Juste à temps pour l’anniversaire de cette ex, qui, par ailleurs, venait de rompre avec celui pour qui elle m’avait laissé. Ça nous amène en février 1995, soit un peu plus de deux ans après notre rupture. Ce soir-là, je me doutais qu’elle irait à un concert au d’Auteuil, à Québec, et j’ai décidé d’aller l’y rejoindre. Une fois arrivé dans le bar, la cervelle comme du 7up, je l’ai rapidement repérée. Elle était accompagnée d’un nouveau petit ami. La rencontre a duré deux minutes. Je lui ai offert le carnet. Elle était émue, et bien sûr embarrassée. J’ai vite compris que le nouveau avait déjà entendu parler de moi, assez pour m’identifier comme ce copain d’adolescence que la rupture avait rendu fou. Je ne sais plus trop ce qui s’est passé ensuite, mais je me suis retrouvé en larmes. Dans les bras du nouveau. Non, mon heure de gloire, c’était pas celle-là. Un mois plus tard, j’ai commencé un second carnet. Que je n'ai pas donné. Collée sur la page de garde, au début, il y a une note : «Vouloir, c’est pas avoir !!!», en référence à l’affreux dicton «Vouloir, c’est pouvoir !», dont je découvrais progressivement toute la portée mensongère. J’ai rempli plus de quarante carnets jusqu’en 2007, où j’ai commencé à préférer dessiner sur du papier libre, souvent pendant que mon ordinateur me fait poireauter devant une image animée de sablier ou de ballon de plage (il est intéressant de noter que plus le travail que je suis en train de faire à l’ordi est chiant, plus les dessins sont cochons). Je les remplis de dessins, mais aussi de notes pour des histoires, de phrases incongrues, de bouts de journal et de nanonouvelles. Le sujet féminin occupe probablement 75% de ce qui s’y trouve. Pas d’inquiétude, je n’ai aucunement l’intention de 11


m’expliquer, de me justifier, d’analyser ou de tomber dans la vase des généralisations sur le beau sexe. Ça gâcherait tout. Je dirai seulement qu’il est question d’expression, d’apaisement et de fascination. Et progresser entre ces balises m’occupera certainement jusqu’à ce qu’on m’enterre. C’est une drôle de pratique. Autonome, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un exercice, ou d’échafaudage, mais d’une discipline en soi. Ce n’est ni une démarche de plasticien, ni une démarche d’illustrateur, ni d’écrivain, ni de poète, ni de musicien, ni d’auteur de bande dessinée. Quoique. Ayant longtemps travaillé en librairie, j’ai pu constater que pour la grande majorité, la publication de ce travail équivaut à la publication des gammes d’un pianiste. Et ce, même en ce qui concerne les Grands Maîtres. J’étais déprimé de voir mes bons clients regarder avec dédain de beaux livres comme Moments de lassitude, de Claire Bretécher (à compte d’auteur, 1999) ou Carnet no1, de Tardi (JC Menu, éditeur, 2001). Deux livre qui ont d’ailleurs été soldés… Malgré cette preuve par ricochet qu’ils n’intéressent que moi, j’ai toujours considéré ces carnets comme ma production principale. Les bandes dessinées que j’en tire en étant quasiment des produits dérivés. C’est dans les carnets que se trouvent les vraies étincelles. À partir de 2001, internet m’a donné l’occasion d’enfin publier ce travail. J’ai toutefois longtemps regretté que ça ne puisse pas vraiment être reproduit sous forme de livre, l’objet le plus intime qui soit. Le véhicule parfait pour ces chuchotements visuels. Je l’ai fait à quelques reprises (Des aliments en 1996, Appalaches en 2007, Demisommeil en 2008), mais en tirages minuscules, parce que, peut-être à cause du soupçon de prétention qui plane sur ce type de livres, je croyais ne pas être celui qui devait les éditer. Bref, quand Antoine Tanguay m’a proposé de publier un livre de dessins, il m’offrait de réaliser un vieux rêve auquel j’étais lentement en train de renoncer. Ainsi s’est conçu ce drôle de livre, qui a peut-être plus en commun avec un album de musique ou une séance de kung-fu qu’avec de la bande dessinée. Quoique.

Jimmy Beaulieu Montréal, le 22 janvier 2012

Ne t’en fais pas. Ce n’était pas méchant. C’est juste sa manière de dire les choses. 12

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m’expliquer, de me justifier, d’analyser ou de tomber dans la vase des généralisations sur le beau sexe. Ça gâcherait tout. Je dirai seulement qu’il est question d’expression, d’apaisement et de fascination. Et progresser entre ces balises m’occupera certainement jusqu’à ce qu’on m’enterre. C’est une drôle de pratique. Autonome, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un exercice, ou d’échafaudage, mais d’une discipline en soi. Ce n’est ni une démarche de plasticien, ni une démarche d’illustrateur, ni d’écrivain, ni de poète, ni de musicien, ni d’auteur de bande dessinée. Quoique. Ayant longtemps travaillé en librairie, j’ai pu constater que pour la grande majorité, la publication de ce travail équivaut à la publication des gammes d’un pianiste. Et ce, même en ce qui concerne les Grands Maîtres. J’étais déprimé de voir mes bons clients regarder avec dédain de beaux livres comme Moments de lassitude, de Claire Bretécher (à compte d’auteur, 1999) ou Carnet no1, de Tardi (JC Menu, éditeur, 2001). Deux livre qui ont d’ailleurs été soldés… Malgré cette preuve par ricochet qu’ils n’intéressent que moi, j’ai toujours considéré ces carnets comme ma production principale. Les bandes dessinées que j’en tire en étant quasiment des produits dérivés. C’est dans les carnets que se trouvent les vraies étincelles. À partir de 2001, internet m’a donné l’occasion d’enfin publier ce travail. J’ai toutefois longtemps regretté que ça ne puisse pas vraiment être reproduit sous forme de livre, l’objet le plus intime qui soit. Le véhicule parfait pour ces chuchotements visuels. Je l’ai fait à quelques reprises (Des aliments en 1996, Appalaches en 2007, Demisommeil en 2008), mais en tirages minuscules, parce que, peut-être à cause du soupçon de prétention qui plane sur ce type de livres, je croyais ne pas être celui qui devait les éditer. Bref, quand Antoine Tanguay m’a proposé de publier un livre de dessins, il m’offrait de réaliser un vieux rêve auquel j’étais lentement en train de renoncer. Ainsi s’est conçu ce drôle de livre, qui a peut-être plus en commun avec un album de musique ou une séance de kung-fu qu’avec de la bande dessinée. Quoique.

Jimmy Beaulieu Montréal, le 22 janvier 2012

Ne t’en fais pas. Ce n’était pas méchant. C’est juste sa manière de dire les choses. 12

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Elle disait : «On dirait qu’ils ne voient pas l’obscénité dans leur frénésie de l’enrichissement. Ils vivent comme dans un rêve de cocaïne de publicité américaine des années cinquante. Ils croient qu’ils ne font que réussir. Comme si les excessives sommes dont ils se saisissent n’enlevaient rien à ceux qui ne sont pas d’un naturel combattif. Ou tricheur. » 14

Sur l’air connu. 15


Elle disait : «On dirait qu’ils ne voient pas l’obscénité dans leur frénésie de l’enrichissement. Ils vivent comme dans un rêve de cocaïne de publicité américaine des années cinquante. Ils croient qu’ils ne font que réussir. Comme si les excessives sommes dont ils se saisissent n’enlevaient rien à ceux qui ne sont pas d’un naturel combattif. Ou tricheur. » 14

Sur l’air connu. 15


Nous sommes les piétons. 16

Ayant grandi avec quatre frères, elle savait se défendre. 17


Nous sommes les piétons. 16

Ayant grandi avec quatre frères, elle savait se défendre. 17


Je restais souvent planté, dans une position pourtant inconfortable, devant une photo de sa mère accrochée près de la porte de la cuisine. Elle y apparaissait à vingt ans, beatnik, avec de grosses lunettes à montures noires et une bouche carnassière (plus encore que celle de sa fille), dans un café du Vieux Québec, vers la fin des années soixante. C'est une époque que je mythifiais beaucoup, la soudaine intellectualisation de la révolution tranquille. J'étais amoureux de cette représentation de sa mère, et j'étais curieux de la rencontrer en personne, mais je n'ai jamais eu l'occasion. 18

J’ai envie qu’il pleuve. 19


Je restais souvent planté, dans une position pourtant inconfortable, devant une photo de sa mère accrochée près de la porte de la cuisine. Elle y apparaissait à vingt ans, beatnik, avec de grosses lunettes à montures noires et une bouche carnassière (plus encore que celle de sa fille), dans un café du Vieux Québec, vers la fin des années soixante. C'est une époque que je mythifiais beaucoup, la soudaine intellectualisation de la révolution tranquille. J'étais amoureux de cette représentation de sa mère, et j'étais curieux de la rencontrer en personne, mais je n'ai jamais eu l'occasion. 18

J’ai envie qu’il pleuve. 19


Malgré les efforts déployés par sa mère pour lui faire perdre ce tic, elle mâchouillait tout le temps le bout de ses cheveux. 20

«Je suis toute cassée. Rien de peut me réassembler. Pas même toi.» «Tout le monde est tout cassé.» «Je sais bien. Les autres ont la force de le cacher. Pas moi... Et toi, tu m’aimes quand même.» 21


Malgré les efforts déployés par sa mère pour lui faire perdre ce tic, elle mâchouillait tout le temps le bout de ses cheveux. 20

«Je suis toute cassée. Rien de peut me réassembler. Pas même toi.» «Tout le monde est tout cassé.» «Je sais bien. Les autres ont la force de le cacher. Pas moi... Et toi, tu m’aimes quand même.» 21


J'étais comme les garçons introvertis, je ne pouvais m'exprimer que par le biais de cassettes où je compilais des chansons à son attention. J'en choisissais certaines pour leur atmosphère, d'autres parce que je l'avais vue taper du pied en l'entendant, d'autres parce que les textes reflètaient ce que je voulais lui dire. D'encombrants débordements. Des aveux cachés dans la trivialité. Je concevais les pochettes avec le plus grand soin. J'avais le temps. Je le prenais. Selon les regards que nous échangions les jours qui suivaient le don d'une cassettes, je savais qu'elle l'avait écoutée dans sa chambre, en s'y consacrant, et qu'elle captait ces messages secrets. Enfin, c'est ce que je pensais. Aujourd'hui, je me demande si je ne me faisais pas encore des idées. 22

Je me disais athée, mais j'avais la manie de juger le monde selon des valeurs binairement catholiques. Ce qu'elle trouvait hautement soupirigène. 23


J'étais comme les garçons introvertis, je ne pouvais m'exprimer que par le biais de cassettes où je compilais des chansons à son attention. J'en choisissais certaines pour leur atmosphère, d'autres parce que je l'avais vue taper du pied en l'entendant, d'autres parce que les textes reflètaient ce que je voulais lui dire. D'encombrants débordements. Des aveux cachés dans la trivialité. Je concevais les pochettes avec le plus grand soin. J'avais le temps. Je le prenais. Selon les regards que nous échangions les jours qui suivaient le don d'une cassettes, je savais qu'elle l'avait écoutée dans sa chambre, en s'y consacrant, et qu'elle captait ces messages secrets. Enfin, c'est ce que je pensais. Aujourd'hui, je me demande si je ne me faisais pas encore des idées. 22

Je me disais athée, mais j'avais la manie de juger le monde selon des valeurs binairement catholiques. Ce qu'elle trouvait hautement soupirigène. 23



[…]


OUVRAGE PARU EN JUIN 2012

Le temps des siestes est le nouvel album de Jimmy Beaulieu, qui prolonge sa Comédie sentimentale pornographique et À la faveur de la nuit, deux albums qui lui ont valu un beau succès en 2011. Il s’agit d’un carnet d’esquisses inédites, où Jimmy Beaulieu se laisse aller à son sujet préféré : les femmes. Excitées, excitantes, à demi nues, confidentes… mais toujours libres et conquérantes. Le temps des siestes offrira l’occasion de découvrir toute la sensibilité du créateur à travers plusieurs dizaines de dessins parfois osés, parfois touchants, accompagnés de très courts textes qui sont autant de micro-nouvelles. Un moment de repos dans une carrière déjà riche, un ouvrage tout en finesse qui, nous le promettons, sera beau et troublant comme une femme endormie au petit matin.

RETROUVEZ-NOUS SUR : http://www.lesimpressionsnouvelles.com http://jimmybeaulieu.com/

DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491443 ISBN : 978-2-87449-144-3 112 PAGES - 17,50 €


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