LE MODèLE a bOugé
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Sommaire ESSAIS 9 L’incertitude du modèle Duchamp, Giacometti, Picasso Raphaël Pirenne
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À tous ces fantômes anonymes, égarés sur l’épreuve photographique Xavier Canonne
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Actrice Fétiche Olivier Mignon
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CATALOGUE 45 Le peintre et son modèle
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Peinture et photographie : une question de mise au point
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L’atelier : mise en situation du modèle
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Des corps en mouvement
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Différence et répétition : l’identité du modèle
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ANNEXES 151 Inventaire 153 Colophon 157
LE MODèle a bougé
Gerhard Richter Eugène Atget Eugène Carrière O t t o H u go W i l h e l m S t e i n e r t F e lt e n - M a ss i n g e r
Peinture et photographie : une question de mise au point L’émergence de la photographie au XIXe siècle conduit à une question en apparence anodine mais qui s’avère essentielle et féconde pour l’histoire de l’art moderne et contemporain : qui, de la peinture ou de la photographie, est la légitime dépositaire de l’utilisation du flou ? D’une part, alors qu’une certaine histoire de la photographie s’est caractérisée par la tentative d’élimination des effets de flou et de bougé de l’image, considérés comme des indices d’une défaillance technique, les photographes pictorialistes, usant des mêmes effets de flou et de bougé, durent leur dénomination de la descendance picturale de ces effets obtenus, plus que d’une quelconque spécificité photographique. D’autre part – et ce dans la droite lignée d’un usage concerté du flou de et dans l’image, grosso modo de Leonard de Vinci à Whistler –, ces effets recherchés par les artistes, entre autres impressionnistes, étaient l’indice d’une forme d’irréductibilité de la peinture à la technique, l’indice de sa capacité de résistance à l’instantanéité et à la netteté photographique, ce dont témoignent, parmi d’autres, les textes que laissa Charles Baudelaire à ce sujet. L’histoire se faisant, il s’avère pourtant, comme en attestent les œuvres d’artistes plus récents, que ce jeu de chassé-croisé entre peinture et photographie ne s’est nullement arrêté. Question de temps de pose, question de mise au point, le flou parfois quasi imperceptible de ces œuvres témoigne en effet de la volonté de laisser apparaître, que ce soit dans l’épaisseur de la peinture ou dans la définition de la photographie, la trace d’une forme de passage du temps faisant vibrer l’image.
Gerhard Richter (Dresde, 1932)
Gerhard Richter, dont le travail s’est amorcé dans les années 1960, est la figure de proue de ceux qui ont entrepris de repenser dans la seconde moitié du XXe siècle le rapport de la peinture à la photographie ; lequel rapport s’était joué dans des termes subits, dans la foulée de la popularisation de cette invention, et avait donné lieu à des transformations radicales de la création plastique, s’émancipant d’un enjeu proprement pictural. En usant d’une technique particulièrement virtuose, Gerhard Richter a développé une œuvre confrontant habilement les artifices propres à la peinture et à la photographie (la netteté, le flou, le coup de brosse, le grain) et sondant profondément leurs effets psychologiques sur le regardeur. Dans le même temps, il fut aussi question pour lui de faire se chevaucher des iconographies, allant de la plus intime (l’image familiale) à la plus universelle (l’image historique), au point de confondre les imaginaires individuels et collectifs. Et ce, afin également de penser le temps de l’histoire : un temps fondamentalement abstrait que seule semblait pouvoir rendre une œuvre intégrant en son sein les vitesses radicalement opposées de la peinture et de la photographie. Entre 1964 et 1966, Gerhard Richter réalisa plusieurs toiles sur le thème des pyramides ou du Sphinx de Gizeh en les représentant dans des teintes noires, grises et blanches, rendues troubles par des passages répétés de pinceau. L’aspect achromatique de cette peinture et le halo entourant les volumes des pyramides laissent ainsi sourdre du fond de la toile le fantôme d’une photographie ancienne qu’un amateur de passage aurait prise, dans le désir innocent de conserver une image de cet édifice venu du fond des âges. Celui-là que la photographie, dès son invention, s’était empressée d’immortaliser au vu des nombreux daguerréotypes que l’on en conserve. Cependant, le regard que Richter pose sur une telle image au travers de sa peinture se fait bien moins naïf en ce qu’il semble sonder le destin de ce monument, de cette éminence grise. Destin au filtre duquel on perçoit les lointains échos de la brutale dictature qui a présidé à son édification et des luttes qui se sont déroulées à ses pieds.
GERHARD RICHTER, Pyramide, 1966, huile sur toile, 210 x 260 x 23 cm. Collection SMAK, Stedelijk Museum voor Actuele Kunst, Gent.
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Eugène Atget (Libourne, 1857 / Paris, 1927)
Après avoir passé deux années comme mousse sur un navire marchand, Eugène Atget entre au conservatoire d’art dramatique de Paris, puis débute une carrière d’acteur, qu’il poursuit pendant près de quinze ans, sans se voir offrir l’opportunité de jouer de grands rôles. Une affection aux cordes vocales précipite la fin de son parcours dans le milieu théâtral, et il se tourne vers la peinture et le dessin à la fin des années 1880. Ne rencontrant pas non plus le succès escompté, il se lance alors dans la photographie, en ayant pour but premier de réaliser des images destinées à servir de modèles pour les peintres, dessinateurs, graveurs. Il commence ainsi à photographier la ville de Paris sous toutes ses coutures et vend ses clichés au tout-venant pour une somme modique, s’adressant aux commerçants désireux d’obtenir une image de leur devanture comme aux artistes intéressés par cette documentation visuelle, parmi lesquels on compte André Derain, Maurice Utrillo, Maurice de Vlaminck. Des institutions comme la Bibliothèque Nationale de France perçoivent bientôt l’intérêt de ces images, qui dans leur ensemble constituent une archive précieuse du développement urbanistique de la cité, et s’en portent également acquéreuses. La situation financière d’Eugène Atget demeure néanmoins précaire, tout au long de sa vie. Les sujets qui intéressent Atget sont multiples : outre l’architecture qui constitue l’essentiel de son œuvre, il photographie des colporteurs, des marchands ambulants, des chiffonniers, des prostituées ainsi que des fêtes populaires. L’un de ses sujets de prédilection est le cœur historique de Paris, la vieille ville qui tend à disparaître en ce passage des siècles, sous l’effet des transformations urbanistiques. Dès 1897, il s’emploie à en relever les traces subsistantes dans des images non dénuées de nostalgie. Il travaille d’ailleurs volontiers aux premières lueurs de l’aube ou le dimanche, dans le but de réaliser des images dénuées de toutes traces de flou qui seraient provoquées par le passage intempestif des piétons ou de carrioles. Son but est de valoriser un certain état originel de la ville et les longs temps d’exposition auxquels il soumet ses plaques de verre donnent du reste incidemment la primauté à ce qui est immobile, plutôt qu’à ce qui est fugace. Les images qui en résultent livrent un portrait intemporel de Paris, faisant se superposer, dans une séquence située hors du temps, ses différents états archéologiques et sociologiques.
EUGÈNE ATGET, Rouen, circa 1900, épreuve sur papier albuminé, tirage d’époque. Collection Musée de la Photographie à Charleroi. Centre d’art contemporain de la Communauté française.
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Eugène Carrière (1849, Gournay-sur-Marne / 1906, Paris)
Des accents conjointement modernes et classiques animent l’œuvre singulière du peintre français Eugène Carrière, qui se développe à la croisée du romantisme et du symbolisme, en privilégiant certains sujets allant du portrait de ses proches ou de personnalités artistiques de son temps comme Paul Verlaine, Alphonse Daudet, Auguste Rodin, à des scènes allégoriques d’allaitement et de maternité. Né en 1849, il grandit à Strasbourg où il apprend la lithographie : travail de l’encre, de la révélation de l’image, du clair-obscur, qui nourriront ultérieurement sa peinture. Il part ensuite à Paris où il s’inscrit à l’École des Beaux-Arts dans l’atelier d’Alexandre Cabanel, peintre néoclassique célébré à l’époque, et se forge également une culture visuelle en autodidacte en arpentant les musées et en dessinant abondamment. Marié à Sophie Desmouceaux, avec qui il aura sept enfants, il est contraint de travailler intensément pour subvenir aux besoins de sa grandissante famille. Côtoyant les Impressionnistes, les Symbolistes, exposant à leurs côtés au Salon, il va cependant persévérer dans un style très personnel dominé par des effets de sfumato, faisant émerger de masses grises ou sépia des figures semblant baignées dans un mystérieux brouillard. Les tableaux résultant de la mise en œuvre de cette technique particulière de peinture semblent rétrospectivement posséder des affinités avec la photographie que l’on découvrait à l’époque. Ils paraissent en effet être tributaires d’un même procédé de révélation et de mise au point, sans que l’on ne puisse affirmer que c’était là l’objet véritable de la quête de l’artiste, plus fondamentalement anachronique et concernée par la confession d’une certaine mélancolie à laquelle était opposée la douceur du foyer. Eugène Carrière est resté quelque peu incompris de ses pairs, à commencer par Edgar Degas, qui ne manquait pas de se moquer doucement de lui, comme en témoigne une réflexion qui lui est attribuée, par laquelle il aurait fait remarquer ironiquement à Carrière que « son modèle avait dû bouger ». Référence manifeste, pour le coup, à la photographie dont Degas faisait un usage concerté dans le cadre de sa propre pratique. Mais Carrière fut célébré par d’autres tels que Maurice Denis, Paul Gauguin et Octave Mirbeau. Et des artistes plus jeunes se réclamèrent de lui, comme Henri Matisse, qui étudia au sein de l’académie qu’il avait fondée à la fin de sa vie, ou encore Pablo Picasso dont on dit qu’il influença sa période bleue.
EUGÈNE CARRIÈRE, Madame Eugène Carrière, non daté (entre 1849 et 1906), huile sur toile, 46,3 x 38 cm. Collection Paris, Musée d’Orsay, donation de Louis-Henri Devillez, 1930.
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Otto Hugo Wilhelm Steinert (1915, Saarbrücken / 1978, Essen)
Après avoir subi l’expérience traumatisante de la seconde guerre mondiale, Otto Steinert se détourne de la carrière médicale dans laquelle il s’était initialement lancé pour se consacrer avec passion à la photographie. Au début des années 1950, il prend part à la constitution du groupe Fotoform, aux côtés de Peter Keetman, Siegfried Lauterwasser, Wolfgang Reisewitz, Toni Schneiders et Ludwig Windstosser. Ce groupe entend alors renouer avec les expériences artistiques polymorphes menées par les tenants de la Neue Sachlichkeit des années 1920 et des artistes du Bauhaus. Ses membres promeuvent une conception élargie de la photographie affirmant sa dimension subjective, sa potentialité à exprimer des idées abstraites, audelà de sa valeur de témoignage réaliste. Au même titre que la peinture ou le dessin, cette photographie se veut être une pratique d’auteur, à vocation artistique. Le groupe organise une série d’expositions influentes réunissant des images réalisées par de nombreux photographes, qu’ils placent sous la bannière de leur nouvelle conception de la photographie. Fidèle à ce principe d’ouverture, Otto Steinert crée une œuvre perméable à toutes les catégories de l’image, et engageant une multitude de techniques de prise de vue, de développement, de tirage. Il se consacre également à l’enseignement de la photographie, en occupant différents postes à l’École d’Art et d’Artisanat de Saarbrücken, puis plus tard à l’École Folkwang de Essen. Il sera également à l’origine de la constitution de la collection photographique du musée Folkwang de Essen, qui rassemble d’impressionnants ensembles de photographes d’avant-garde du XXe siècle, dont de nombreux tirages de László Moholy-Nagy. La présente image nous donne à voir un bouquet d’arbres agités par le vent et qui forment une sorte d’écran, empêchant le regard de plonger dans la profondeur du paysage. Elle conduit à faire l’expérience d’un certain aveuglement, où le réel, plutôt que d’apparaître au travers de figures et de teintes définitivement identifiables, se distribue en des zones claires et des zones obscures, en des masses successivement immobiles et mouvantes. L’image reflète un espace mental. Elle exprime l’activité, le tumulte de l’esprit.
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OTTO STEINERT, Sans titre, 1956, épreuve à la gélatine argentique, tirage d’époque, 29,9 x 40 cm. Collection Musée de la Photographie à Charleroi. Centre d’art contemporain de la Communauté française.
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Felten-Massinger (1989, Bruxelles)
Pendant plus de 20 ans Christine Felten (née en 1950 à Mouscron) et Véronique Massinger (née en 1947 à Bruxelles) ont développé une œuvre photographique commune sous le nom de Felten-Massinger, en créant leurs images au moyen d’un improbable appareil à sténopé : une caravana obscura. Le sténopé est une technique rudimentaire de photographie qui consiste à confectionner une boîte en recouvrant ses parois intérieures d’une couleur noire opaque, et de la percer ensuite d’un petit trou par lequel pénètre la lumière extérieure. Lorsqu’on dispose du papier photosensible au cœur de cette boîte, en vis-à-vis du rai de lumière, on obtient par réflexion une image immédiate du réel, cependant renversée et inversée. En appliquant ce principe ancestral de photographie (il aurait été à l’origine des premières photographies de l’histoire produites par Joseph Nicéphore Niépce) à une échelle aussi imposante que celle de cette boîte ménagée dans une simple caravane de tourisme et en usant d’un papier couleur inversible grand format (nécessitant d’être développé en laboratoire après la prise de vue), le duo a réalisé un saisissant ensemble
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d’images, baignant dans une atmosphère étrangement anachronique, à la fois picturale et photographique. Au cours des années, elles se sont essentiellement consacrées à représenter des paysages de ville et de campagne, en se faisant incidemment les témoins des modifications qui les traversaient, des changements dont ils étaient l’objet. Dans leur choix de sujets, elles ont savamment joué de ce que l’œil et l’esprit associaient spontanément à la période contemporaine ou au contraire à une époque oubliée, à laquelle faisaient songer ces images fantasmagoriques surgissant de l’obscurité. Cette expérience temporelle se traduisait aussi dans la seule réalisation concrète de chaque image, qui passait par de longues périodes de repérages, de discussions et de croquis préalables, ainsi que par des négociations avec les autorités locales dans le but d’obtenir les autorisations nécessaires à stationner une caravane dans l’espace public, chose qui s’est révélée de plus en plus difficile avec les années, en regard de l’urbanisation croissante de tous les territoires, y compris de la campagne, multipliant les trottoirs, piliers, bas-côtés... Elles ont fait de leur technique elle-même une forme de témoignage sur la façon dont on peut aujourd’hui vivre le présent et le passé. Au travers d’une image consacrée à Paris, elles sont par exemple parvenues à faire surgir du tumulte de la métropole l’urbanisme latent de Haussmann, structure interne déterminante mais devenue avec les années presque invisible. De même, elles ont dédié une série d’images à la région de Tourcoing, située dans le nord de la France à la frontière belge, en relevant les stigmates d’une industrie fluviale autrefois florissante, aujourd’hui massivement remplacée par le transport routier. Ce thème de la transformation radicale du paysage à l’aune des révolutions industrielles que l’Europe du nord a traversées au cours des XIXe et XXe siècles constitue d’ailleurs un fil rouge au sein de leur travail. À contrario, l’œuvre de Felten-Massinger nous montre la manière dont nous avons converti la nature qui nous entourait autrefois librement en une succession de zones bâties, d’autoroutes ou de surfaces agraires intensivement cultivées. Une conversion irréversible qui a eu lieu sous la course impassible du soleil, sous le regard du temps contemplant sans frémir nos agissements, et ici au miroir de l’image. CHRISTINE FELTEN et VÉRONIQUE MASSINGER, Europa II, 2002, sténopé, 100 x 265 cm. Collection IDEA, Mons, Belgique.
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P h i l i pp e D e G ob e r t G e r t Rob i j n s P e t e r F i s c h l i & D a v i d W e i ss Co n s t a n t i n B r â n c u s i Léo n V r a n k e n E a dw e a r d M u y b r i dg e Cl aude Cattel ain
L’atelier : mises en situation du modèle L’histoire de l’art a laissé bon nombre de représentations d’ateliers d’artistes, parfois réels, souvent fantasmés. Qu’il soit officiel, comme dans le cas des Ménines de Diego Vélasquez (1656), où c’est la cour même qui est le lieu de réalisation de la peinture, avec tout son apparat et son cortège de suivantes. Qu’il soit privé, comme dans le cas de L’Atelier du peintre de Gustave Courbet (1854-1855). Dans le tableau de Vélasquez, le spectateur assiste à un jeu, sans cesse mouvant, d’entrecroisement de regards, entre le peintre, les modèles de la peinture et ses spectateurs, réels ou représentés. Qui sont réellement les modèles de la peinture ? Ils se déplacent dans l’expérience que nous en faisons. Dans le tableau de Courbet, l’artiste se peint peignant un paysage, environné d’un condensé, plus précisément d’un montage allégorique de sa vie artistique et morale, avec à sa droite « les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art », et à sa gauche le monde des « exploités » et des « exploiteurs ». Derrière lui, figure un de ses modèles nu, regardant le peintre peignant, au-dessus de son épaule. Le modèle se déplace, assistant ici à la mise bout à bout des modèles du peintre, son monde, sa réalité. Ces deux tableaux nous donnent de la sorte à voir le contexte d’expérimentation du regard des artistes sur une réalité, mais également le contexte de conversion de cette expérimentation en œuvre d’art. L’atelier est en effet ce lieu singulier où les modèles se déplacent, se figent par moments, pour se redéplacer. Ce que les œuvres rassemblées ici mettent directement en jeu, et ce, par des opérations de déplacements et de mises en rapport d’objets (parfois construits, parfois trouvés à même l’atelier), par des expérimentations de type photographique et filmique réalisées pour la plupart en dehors des limites physiques d’un atelier qui, tout en mettant en évidence que tout lieu peut faire office d’atelier de la réalité, témoignent souvent du caractère ténu de ces déplacements et mises en rapport.
Philippe De Gobert (1946, Bruxelles)
La position que Philippe De Gobert occupe dans le champ de la création actuelle a quelque chose de singulier en ce que sa production se subdivise en deux domaines qui tendent à se rejoindre subtilement : celui qui réunit des maquettes et des photographies réalisées en son nom d’artiste et celui qui rassemble des photographies qu’il crée généralement sur commande pour des musées et des galeries et qui documentent des expositions ou des œuvres d’autres artistes. Mettre en valeur une partie de son travail au détriment de l’autre serait sans doute incomplet puisque c’est précisément cette réunion de la création et de sa documentation qui suscite ici une rencontre fertile. Cette friction entre deux modes de représentation (l’un supposé être empathique, l’autre neutre) est parfaitement prise en compte par De Gobert qui joue poétiquement des principes de la mise en abîme, du trompe-l’œil, de la démultiplication de l’espace dans le temps. Une de ses séries les plus emblématiques est ainsi faite de photographies en noir et blanc, prises frontalement (paramètre de frontalité, d’orthogonalité, que l’on retrouve fréquemment dans ses photographies documentaires), qui donnent à voir des intérieurs dénués de toute présence humaine mais contenant cependant des indices de récents passages, comme si quelque mystérieux visiteur venait à peine de quitter les lieux. Ces photographies, pour réalistes qu’elles semblent être au premier regard, sont en fait des vues rapprochées de minutieuses maquettes soigneusement assemblées par l’artiste. Si l’effet mimétique est dans la plupart des cas saisissant, et si dans d’autres l’image fait volontairement moins de mystère de son artifice, on se laisse volontiers gagner par un frisson d’incertitude quant à la réalité de ce qui nous est donné à voir, ainsi que l’on tremble avec plaisir au cirque devant celui qui fait mine d’avaler un sabre, sachant que derrière cette apparente prouesse se cache quelque savante astuce. Cet élégant jeu d’illusionniste, qui rappelle lointainement les malicieuses expériences photographiques menées par René Magritte et ses amis dans le confinement d’appartements bruxellois, s’incarne ici dans une maquette en bois et en plexiglas représentant non sans humour « l’atelier de Fontana ». Philippe De Gobert nous fait pénétrer dans l’intimité du célèbre artiste italien, connu pour ses toiles éventrées. Et ce faisant, il prend au pied de la lettre l’expression voulant que l’art de peindre consiste à ouvrir une fenêtre sur le monde. De fait, ici la fenêtre est grande ouverte et on imagine que le peintre (et son hypothétique modèle) se sont évaporés dans la nature…
PHILIPPE DE GOBERT, L’atelier de Fontana, 1985, boîte en bois et plexi, différents éléments en bois, paille, tissu (voile), toile, plastique, plâtre, système d’éclairage, 49,5 x 39 x 32 cm. Collection Communauté française Wallonie Bruxelles.
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Gert Robijns (1972, Sint-Truiden)
Les propositions du jeune artiste belge Gert Robijns sont des plus passionnantes et ne cessent d’étonner. La dernière en date, réalisée en 2011, a consisté pour lui à créer une sculpture publique reproduisant à grande échelle deux bâtiments de son village natal de Gotem, situé près de Saint-Trond, et à placer ensuite ces mystérieux et imposants monuments dans une proche campagne du Limbourg, au bout d’une piste d’aviation militaire, à Brustem. Ces deux modèles réduits, figurant une église et la maison d’enfance de l’artiste, sont entièrement réalisés en bois peint en blanc, comme s’il s’agissait de maquettes abstraites conçues au moyen d’un logiciel d’architecture, et semblent surgir au milieu de cette rase campagne flamande comme des fantômes venus d’un temps indéterminé, situé à la croisée du passé et du futur. Leur localisation en bout de piste d’aviation paraît également suggérer que ces improbables vaisseaux spatiaux seraient en passe de décoller, de quitter le sol, auquel pourtant, en leur qualité de symboles de l’immuable vie villageoise, ils seraient à priori fermement accrochés. Le travail de Gert Robijns se joue intimement dans cet écart entre ce qui pèse, ce qui est ancré, et au contraire ce qui est infiniment volatil, susceptible de bouger. Et à fortiori entre le local et le global, entre le physique et le métaphysique. Il procède fréquemment par de radicaux déplacements, suggérant que tout monument peut se voir potentiellement couper l’herbe sous le pied. Les deux œuvres qu’il expose en attestent, puisque l’on découvre d’une part un socle minimaliste en bois sous lequel a été glissée une paire de baskets, et de l’autre une curieuse bandelette faite de lamelles de sachets de chips au paprika, mises bout à bout. Dans le contexte de la présente exposition, la première de ces deux œuvres propose une variation sur la figure historique de la statue publique érigée sur un socle. Elle laisse penser que tel éminent personnage pétrifié aurait décidé un beau matin de se mouvoir, de mettre la clef sous le paillasson, laissant là sa pose, ses obligations. Quant à la seconde œuvre tenant en cette bandelette qui tombe du plafond ou y monte, c’est selon, elle postule également un mouvement de balancier allant de la légèreté à la gravité. En effet, si elle évoque d’une part quelque chose d’aussi fugace et libre de toute attache que la traînée d’un feu d’artifice, tout en renvoyant au plaisir candide de consommer un en-cas qui se présente à nous dans son séduisant emballage, que l’on achète pour le jeter aussitôt (emballage qui constitue une sorte de modèle sculptural fantasmé, aussi volumineux que léger, à l’instar des ballons argentés autrefois plébiscités par Andy Warhol), elle peut aussi être vue comme un trait sans appel tiré par-dessus une marée de déchets. Celle qui se forme par exemple à mesure que ces innocents sachets de chips au paprika s’accumulent dans les endroits de la planète où on les délaisse : décharges qui constituent les assises les plus pesantes qui soient.
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Page suivante : GERT ROBIJNS, New Balance, 2008, technique mixte (module de bois peint, paire de chaussures), 87,5 x 50 x 90,5 cm. Courtesy Gert Robijns.
GERT ROBIJNS, Paprika, 2011, technique mixte (bandelettes de sachets de chips), dimensions variables. Courtesy Gert Robijns.
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Peter Fischli (1952, Zürich)
& David Weiss (1946, Zürich) Avec un peu d’imagination – celle-là même que leurs désarmantes propositions stimulent sans cesse – on pourrait comparer l’œuvre du célèbre duo d’artistes suisses Peter Fischli & David Weiss à quelque classique du Western. C’est en effet une œuvre qui met en présence de façon rocambolesque le bien et le mal, l’idéal et le trivial, le physique et le métaphysique. C’est une œuvre de genre(s), passionnément populaire, qui se joue sciemment des stéréotypes (l’attaque de la diligence, l’enlèvement de la fille du capitaine, la mort digne du chef apache, le cow-boy solitaire au soleil couchant) pour mieux les redistribuer, de manière magistrale. Les trois photographies présentées ici sont issues d’une série intitulée Quiet Afternoon qui date des années 1984-1985. Ces images donnent à voir d’improbables sculptures faites d’objets éminemment familiers associés les uns aux autres en des équilibres aussi vaillants que précaires : des chaises, un pot en grès, un tuyau en carton, une courgette, une louche… Chacune de ces combinaisons d’objets se voit attribuer un titre, qui vient les couronner comme le ferait la conclusion d’une charade. L’une s’appelle Hors-la-loi, l’autre Après-midi tranquille (du nom général de la série), la troisième Grâce Naturelle. Et ce sont là autant de noms affectueux que les deux artistes donnent à leurs créations qui sont, comme le veut l’expression, « leurs bébés ». Sous ces dehors cocasses, Fischli & Weiss nous offrent une méditation d’un instant, relative à la nature sociale de l’activité artistique : celle-là même qui est censée avoir lieu, aux yeux de l’opinion publique, dans un contexte d’atelier. Ce lieu par excellence de la rencontre entre un artiste et son ou ses modèle(s). Ce lieu où on demande au modèle de prendre la pose, en restant surtout immobile. Et c’est alors qu’une angoisse étreint lentement mais sûrement le spectateur de bon aloi, à l’idée que des individus de notre époque soient capables de passer leur temps à ne pas travailler (pour le bien de tous et du futur de l’humanité) et à ne rien faire de plus intelligent de leurs journées que des empilements innocents de coquetiers, d’oignons, d’assiettes et de bouteilles de vin… PETER FISCHLI et DAVID WEISS, Die gesetzlosen, 1984-1985, épreuve à la gélatine argentique, 40 x 29,7 cm. Collection Ludwig Forum für Internationale Kunst, Aachen. Pages suivantes : Stiller Nachmittag, 1984-1985, épreuve à la gélatine argentique, 40 x 29,7 cm. Collection Ludwig Forum für Internationale Kunst, Aachen. Natürliche Grazie, 1984-1985, épreuve à la gélatine argentique, 40 x 29,7 cm. Collection Ludwig Forum für Internationale Kunst, Aachen.
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Colophon Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition Le modèle a bougé présentée au BAM du 10 septembre 2011 au 5 février 2012. Cette exposition est placée sous le patronage de la Ministre de la Culture et de l’Audiovisuel de la Communauté française de Belgique et d’Elio Di Rupo, Bourgmestre de Mons et Ministre d’Etat.
CATALOGUE : Auteurs essais : Raphaël Pirenne, Xavier Canonne, Olivier Mignon Auteurs catalogue : Yoann Van Parys, à l’exception de la notice Paul Cézanne et des textes d’introduction, Raphaël Pirenne Mise en page : Martine Gillet Coordination : Alice Cantigniau, Chargée de mission culturelle (BAM)
EXPOSITION : Comité organisateur Anne-Sophie Charle, Chef de Cabinet du Bourgmestre Xavier Roland, Chargé des Affaires culturelles pour le Cabinet du Bourgmestre Coordination générale Françoise Foulon, Directrice des expositions Pierre Urbain, Chef de Bureau administratif Commissariat général de l’exposition Raphaël Pirenne, Yoann Van Parys Coordination de l’exposition Alice Cantigniau, Chargée de mission culturelle
Graphisme et signalétique : OKIDOKI design Traduction : Right Ink Collaborateurs, équipe du BAM : Michel De Reymaeker, Conservateur en chef Sophie Simon, Conservateur – adjoint Camille Brasseur, Chargée de mission culturelle Secrétariat : Cathy Lambert Administration : Marie-Christine Simon, Marie-Paule Urbain et Sandra Urbain Equipe technique : Joanna Karcher, régisseur, Mario Lunetta, assistant régisseur, Yves Gobert, Djilali Moulay, Azzeddine Krilou Restaurateur : Paul Duquesnoy Accueil et gardiennage : Henri Avereyn, Thierry Blondiau, Rosario Buscemi, Jean-Mary Delvigne, Christophe De Wispelaere, Bernard Dosin, Roger Dufour, Emile Futerko, Philippe Gicart, Marjorie Godart, Nora Hamache, Jean-Pierre Hennequin, Michele Roulez, Didier Siraut, Jonathan Wallez Dynamusée France Auquier, Delphine Dupont, Joëlle Laurant, Benoît Rousseau, Olga Wajda
REMERCIEMENTS : Cette exposition bénéficie du soutien de la Communauté française de Belgique. À ce titre, nous remercions la Ministre de la Culture et de l’Audiovisuel de la C ommunauté française de Belgique. Nous tenons également à adresser notre reconnaissance aux collectionneurs, galeristes, artistes et directeurs d’institutions qui ont contribué, par les prêts consentis, à la réalisation de l’exposition : Agence Magnum Photos, Paris Hélène Amouzou Argos Centre for Art and Media, Bruxelles Orla Barry Claude Cattelain Centre Pompidou, Paris Communauté française de Belgique Lili Dujourie
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Christine Felten FRAC Picardie - Fonds régional d’art contemporain de Picardie, Amien FRAC Rhône Alpes / Institut d’Art contemporain, Villeurbane Galerie Art : Concept, Paris Galerie Berès, Paris Galerie Berthet-Aittouares, Paris Galerie Marian Goodman, Paris Galerie Guy Pieters, Sint-Martens-Latem Galerie Vilenne, Liège Galerie Xavier Hufkens, Bruxelles Bernard Gaube IDEA, Mons Suchan Kinoshita Ludwig Forum Aachen, Aix-la-Chapelle Chantal Maes Véronique Massinger M KHA, Anvers Musée d’Orsay, Paris Musée de la Photographie, Charleroi Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam Gabriel Orozco Province du Hainaut Gert Robijns SMAK, Gand Van Abbemuseum, Eindhoven Ulla Von Brandenburg Léon Vranken Gillian Wearing
Ainsi que les prêteurs qui ont souhaité garder l’anonymat.
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OUVRAGE PARU EN NOVEMBRE 2011
« Le modèle a bougé » : c’est en ces termes, empreints d’ironie, qu’Edgar Degas qualifia un jour les protraits réalisés par son contemporain Eugène Carrière, dont la pratique picturale se caractérisait par un certain flou. Etrange confusion entre la réalité du modèle et le procédé interprétatif de l’artiste... Au-delà de la dérision, Degas pose deux questions, étroitements liées l’une à l’autre : celle du rapport de l’artiste à son modèle et celle de sa relation au mouvement et à l’image.
RETROUVEZ-NOUS SUR : http://www.lesimpressionsnouvelles.com http://www.bam.be
DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491269 ISBN : 978-2-87449-126-9 160 PAGES - 29 €
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