Extrait "Tournant des années 70, Liège en effervescence"

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Le TournanT des années 1970 Liège en effervescence



extrait


« RéFLEXIONS FAITES » Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos, cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique et grâce au concours de l’Institut du Patrimoine wallon, du Service Culture de la Province de Liège et de l’Université de Liège.

Illustration de couverture : Représentation de théâtre-action, avec Francis D’Ostuni (Théâtre de la Renaissance), lors de la manifestation des Femmes Prévoyantes Socialistes pour l’avortement (Liège, 24 mars 1979) (© Fonds Desarcy-Robyns / Province de Liège). Graphisme : ???

Les Impressions Nouvelles 84 avenue Albert – 1190 Bruxelles – Belgique www.lesimpressionsnouvelles.com


Sous la direction de Nancy DELHALLE et Jacques DUBOIS avec la collaboration de Jean-Marie KLINKENBERG

Le Tournant des années 1970 Liège en effervescence

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



Génie du lieu, génie du temps Dans une célèbre série d’essais du même nom, Michel Butor a développé la notion de « génie du lieu ». « Par Génie du lieu, écrivaitil, il faut entendre ce pouvoir singulier qu’exerce une ville ou un site sur l’esprit de ses habitants ou de ses visiteurs1. » L’adjectif « singulier » souligne le caractère étrange de ce pouvoir, qui tient de la fascination autant que du mystère ; il met également l’accent sur le côté « unique », « original » et « inédit » que peut revêtir un lieu. Quelque chose s’est passé à Liège entre 1970 et 1980 – qui ne pourra se reproduire et qui tient de la magique conjonction d’événements tantôt malheureux tantôt heureux. Car le génie du lieu est aussi celui du temps, d’une époque particulière qui a permis qu’éclose, sans concertation parfois, un esprit tout aussi particulier et qui, avec le recul, s’appréhende au rythme d’une mémoire aussi sensible que sélective, quand elle ne se perd pas dans la nostalgie. Une première remarque s’impose ici. Si effectivement la décennie 1970 a été le creuset d’un bouillonnement intellectuel et artistique sans commune mesure dans l’histoire de la ville, cette effervescence était comme préparée de longue date. Ainsi que l’a écrit Jean-Marie Klinkenberg ailleurs2, tous les ingrédients d’une possible avant-garde étaient rassemblés à Liège dès la fin du XIXe siècle : une vaste agglomération, un centre comparable numériquement du moins au centre bruxellois, une concentration humaine et cosmopolite à même de produire un vaste débat d’idées sur la question sociale, avec la succession de mouvements que l’on sait dans le sillage d’une industrie qui ne cessait de prospérer. Si jusqu’au moment qui nous occupe, « la modernité culturelle fut relativement modeste », les années 1970 ont été comme le précipité de cette avant-garde refoulée par l’histoire, un moment d’accomplissement en quelque sorte. 1  Michel Butor, Le Génie du lieu, Grasset, 1958, p. 5. 2  Jean-Marie Klinkenberg, « Particules captives et électrons libres. Le champ culturel liégeois », Marc Renwart, Libres échanges. Une histoire des avant-gardes au pays de Liège de 1939 à 1980, Éditions Yellow Now, 2000, pp. 11-16. 5


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Liège, dans les années 1970, tient de ce génie du lieu – le nom même de la cité en est comme l’anagramme élidée. L’objet du présent ouvrage consiste à donner quelques éléments d’explication à cette extraordinaire concentration de projets et d’idées, d’œuvres et de combats qui se sont fait jour sur fond de crise économique et sociale. Un lien est peut-être déjà à dégager de cette situation inédite : l’effervescence culturelle qu’a connue la cité ardente au cours de cette décennie est-elle liée à la dépression économique qui va sortir ses effets ? L’inventivité exceptionnelle qui s’est développée bien au-delà des lieux créés à son usage – dans les usines en grève, par exemple – a-t-elle à voir avec la fermeture progressive du bassin sidérurgique et la fin de la prospérité industrielle de la région ? Sans doute y a-t-il un lien de causalité, mais il tient lui aussi de l’époque et de l’air du temps. En effet, sur fond de misère sociale, s’est mis en place, contrairement à ce qui adviendra dans la décennie suivante et jusqu’à aujourd’hui, un principe d’espérance folle redevable de la pensée ’68. Alors que l’avenir semble bouché pour des milliers de travailleurs – ouvriers, employés ou intellectuels –, on se met à croire, à Liège comme ailleurs, à des lendemains qui chantent. En cela, la crise fut à la fois, comme le disait Mallarmé à propos de tout autre chose, « exquise et fondamentale ». La foi dans le progrès, qui a mobilisé les principaux acteurs sociaux de l’époque, a ceci de particulier, comme on le verra dans les chapitres du livre, qu’elle a touché l’ensemble des secteurs d’activité, en éveillant en eux un génie créateur étourdissant qui tient tout ensemble d’un goût très prononcé pour l’expérimentation et de la recherche d’une vie nouvelle. Que ce soit à l’atelier, dans les centres culturels, au bistrot, à l’université, au conservatoire, on fait preuve, en effet, de la même énergie pour changer le monde et on s’essaie à des formules qui ont en commun de déplacer la pertinence de l’ordre établi, de le mettre en question et de le porter à la limite. Un symbole de ce souci de faire du neuf est probablement la Tour cybernétique qui s’est érigée dans le parc de la Boverie près de dix ans avant la période qui nous occupe. C’est véritablement dans les années soixante-dix que ce phare moderniste de la cité a pu donner la pleine mesure de son message : faire voir et entendre tout au long du fleuve ce qu’une ville peut apporter dans un monde en pleine mutation technologique ; si, à la fin de la décennie, un slogan proclamait qu’il fallait « rendre la Meuse aux Liégeois », la Tour de Schöffer de son côté rappelait, en vigie de la modernité, la nécessité d’aller de l’avant et de regarder vers le haut. 6


GÉNIE DU LIEU, GÉNIE DU TEMPS

À Liège, dans ces années-là, s’inventent ou à tout le moins s’éprouvent comme dans d’autres lieux des modes d’expression, de communication et d’action totalement neufs. En musique, « la bande à Pousseur », comme l’appellent ses détracteurs, font du Conservatoire et de ses annexes un haut-lieu de recherches, à l’égal de ce qui se produira à l’IRCAM et dans d’autres studios avant-gardistes européens et américains. L’université met à l’honneur des savoirs qui sapent les fondements de la philologie : la rhétorique, la sémiologie, la sociologie, le structuralisme. Le théâtre explore de nouvelles formes de participation du public tout en redéfinissant son espace. Des lieux se créent qui rassemblent avec une « certaine gaieté » tous ceux qui de près ou de loin se sentent engagés dans la voie d’une vie qui se réinvente au quotidien : le Cirque divers est l’expression la plus aboutie, mais pas l’unique, d’un mode de vie qui réconcilie les arts majeurs et mineurs et estompe les frontières entre les pratiques – on y défend avec la même vigueur les happenings et les chômeurs. La télévision même s’en mêle : vecteur social particulièrement fécond et idéologiquement sensible, elle se met à Liège au service de la diffusion d’un savoir pointu et de pratiques artistiques avant-gardistes, comme si elle avait trouvé la formule d’une information rigoureuse et populaire, savante et divertissante, à destination de tous, avec une créativité aussi audacieuse qu’artisanale, qui ferait pâlir les producteurs d’Arte. Du coup, c’est notamment grâce à la télévision que la ville principautaire se démarque de la capitale, devenant ainsi le laboratoire d’une politique des médias qui assumera le devenir fédéral de la Belgique. Que dire aussi de l’inventivité spectaculaire des travailleurs en grève, qui occupent les usines et redéfinissent leur relation au patronat ? De Seraing à Herstal, en passant par Chênée, le mot d’ordre se répand de mener autrement la lutte de classes, notamment en chevillant le projet autogestionnaire sur une stratégie de médiatisation ; il n’y a pas que Lip qui ait fait parler d’elle à l’époque. À chacun de prendre la parole, d’où qu’il soit et quel qu’il soit : à l’usine, au grand magasin ou à l’université, femme, immigré, ouvrier. Le cinéma, la vidéo, mais aussi les ondes qui bientôt seront « libres » sont à leur disposition, ainsi d’ailleurs qu’un certain théâtre qui fait siennes les revendications sociales. Ce qui frappe en ces années d’effervescence, c’est la porosité des acteurs et des lieux qu’ils occupent, condition sine qua non d’un véritable engagement intellectuel. On est ainsi fasciné par la rencontre au sein des nombreuses associations de personnalités venues d’horizons très divers. L’Association pour le Progrès Intellectuel et Artistique de la Wallonie, l’APIAW, au sortir de la guerre, avait donné le ton : à côté des 7


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artistes et des penseurs se retrouvaient des scientifiques purs et durs, et dans les années soixante-dix il semble que ce soit la règle de compter dans les associations sur tous ceux qui les feront vivre, quels que soient leurs titres. Cet esprit de décloisonnement est bien de l’époque ; il est assurément le gage de la réussite des très nombreux projets qui ont éclos et qui ont véritablement fait avancer les choses, que l’on songe à la cause des femmes et notamment au combat pour une libéralisation de l’avortement. À lire les portraits et tableaux qui se succèdent dans le livre, du mouvement social à la télévision en passant par les différentes formes d’expression artistique, on a l’impression qu’un même projet de liberté – celui d’une ville, en fait ; « l’air de la ville rend libre », disaiton au Moyen Âge – essaime partout sous la forme d’un contre-champ du pouvoir. Mais ce contre-champ, comme par miracle, n’est pas resté dans les marges ; il semble que son extraordinaire inventivité, fût-elle la plus subversive, ait été jusqu’à contre-balancer l’équilibre des forces en présence. En effet, ce n’est pas un hasard si de grands chantiers, qu’ils soient urbanistiques ou culturels, ont pris rapidement, dans le chef des édiles, la mesure de l’effervescence qui animaient les lieux marginaux. L’aura-t-on changé, néanmoins, ce monde ? C’est une autre question, mais il est clair que ce moment si particulier de l’histoire de Liège constitue un héritage qui se vit encore de nos jours, même si la donne a changé, même si, comme l’expriment ici même plusieurs acteurs des seventies, tout cela est irrémédiablement derrière nous. Dans l’ensemble, on a l’impression qu’une utopie a bel et bien eu lieu à Liège entre 1968 et 1983. Que l’art, qu’on ne cesse de penser en dehors de la vie, n’a jamais été aussi près des gens. Un paradoxe du moment est probablement le fait que l’expérimentation tous azimuts que tentent les arts se fait avec la complicité, du moins conceptuelle, du plus grand nombre : que d’œuvres écrites et réalisées au nom de ce qu’on aurait encore appelé au XIXe siècle le peuple ! Si l’on sait que cette alliance de l’avant-garde avec le peuple est une constante de la modernité artistique, on sera surpris d’apprendre qu’à Liège elle n’a pas été qu’un mot d’ordre ou qu’un vœu pieux. Un mot encore sur le présent ouvrage, sa conception. Le titre et le sous-titre l’indiquent : il y est question de Liège, certes, mais avant tout du « tournant des années 1970 ». Ou, plus exactement, c’est dans une relation à la fois dialectique et métonymique qu’il convient d’aborder le double objet des études ici réunies. Leurs auteurs n’ont pas eu pour objectif de dresser un tableau complet des activités et pratiques culturelles de la période envisagée. Leur intention commune est de dégager des 8


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tendances, de s’arrêter à des cas singuliers et d’analyser un mouvement d’ensemble. Leur travail ne se veut donc ni palmarès des auteurs et des œuvres ni classement des légitimités. Face à la matière effervescente qu’il prend en charge, il rétablit certes des cloisonnements entre arts et disciplines en fonction des spécialités des chercheurs. Mais, sensible à la façon dont l’époque transgressait les frontières, il vise tout autant à reconstituer les ponts qui, d’une rive à l’autre, unissaient acteurs, entreprises, institutions. Cela ne signifie pas qu’une autre ville aurait pu être choisie, ce qui aurait supposé qu’une époque se reflétait dans un lieu, alors que les auteurs ici rassemblés croient fermement que la ville génère tout autant, par ses spécificités irréductibles, un imaginaire urbain singulier. La proposition théorique qui sous-tend l’ensemble des études tient d’un autre rapport entre une ville et son époque, qui entend mieux faire apparaître ce que nous appelions, d’après Butor, le « génie du lieu ». En effet, en partant d’une analyse minutieuse de toutes les facettes de la culture à Liège dans les années 1970, en historiens, sociologues et analystes des discours, les collaborateurs ont cherché non seulement à dresser une topographie intellectuelle et culturelle d’une ville, mais aussi à déterminer les interactions qui sont apparues entre la cité et le mouvement d’idées et d’actions qui sont le fait d’une époque. Liège constitue ainsi un laboratoire privilégié de l’expérience avant-gardiste, poussée très loin dans sa logique puisqu’elle a été le lieu d’un dialogue inédit entre des franges de la population qui jusqu’alors ne se parlaient pas ou guère. C’est cette histoire-là qui se raconte dans les chapitres consacrés aux conflits sociaux, à la musique, au théâtre, aux arts plastiques, aux spectacles, aux médias, à la vie quotidienne. Et comme toute histoire, elle a un début mais aussi une fin. Jean-Pierre Bertrand

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FRAGMENTS d’une époQUE

Le mai 68 liégeois Un grand thème mobilise la jeunesse étudiante en maints endroits du monde occidental à la fin des années 1960 : la contestation. Le mot désigne la résistance à différentes formes d’oppression et définit, par exemple, les mouvements qui s’opposent à la guerre au Vietnam sur les campus américains. Mais, de façon plus large, cette contestation, quand elle est de Berlin ou de Paris, devient synonyme d’une remise en cause globale des relations de pouvoir et de domination dans la société ; elle est aussi une attaque du système économique marchand, considéré comme aliénant. La déstalinisation, ainsi que les débuts, en août 1966, de la « révolution culturelle » chinoise contribuent au rejet de l’orthodoxie communiste, ainsi qu’aux dissidences d’extrême-gauche, dans une grande partie de l’Europe de l’Ouest. Traversées par cette forte poussée critique, la Belgique comme la France sont encore interpellées par les écrits situationnistes extrêmement virulents quant à cette société d’abondance qui pousserait, selon eux, à un besoin effréné de consommer aux fins de masquer à chacun ses vrais désirs. Globalement, une énorme aspiration à « changer le monde » s’exprime dans la jeunesse universitaire, qui revendique par la même occasion une ouverture des facultés à des jeunes gens qui ne sont pas des « fils à papa ». Ce puissant mouvement international refuse de s’inféoder à des partis et se garde avant tout de prendre des formes institutionnalisées. Ses inspirateurs se nomment Marx et Marcuse, Althusser et Foucault, Debord et Vaneigem. On a dit que les étudiants belges avaient suivi le mouvement et n’avaient guère fait qu’imiter Nanterre ou Berkeley. S’en tenir à ce point de vue serait cependant ignorer que, dans les universités belges, la contestation eut ses spécificités. Si le climat culturel est du même tissu que celui de la France, le climat social n’est pourtant pas comparable. En Wallonie, existe, en effet un fort hiatus entre l’étalage des biens de consommation et la frustration d’une grande partie de la population. Les grandes grèves de l’hiver 1960 ont cependant amené une vraie concertation sociale et des conventions collectives, le tout soutenu par des revendications de nature quantitative et qualitative comme le montre la grève des ouvrières de la F.N. en 1966, dont un des mots 11


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d’ordre était « À travail égal, salaire égal ». Mais l’économie wallonne est en crise (perte de 15 000 emplois entre 1960 et 1968, tandis que la Flandre et Bruxelles en gagnent 25 000), avec fermeture des charbonnages et graves inquiétudes pour la sidérurgie. Un courant majeur de propositions critiques est alors porté par la FGTB liégeoise, dont le leader André Renard lance le double mot d’ordre du fédéralisme et des réformes de structures pour faire pièce à une Flandre dominatrice, et créer les conditions d’une autonomie de la Wallonie dans un cadre fédéral. Renard décède prématurément en 1962, laissant aux côtés des partis et syndicats de gauche un Mouvement Populaire Wallon, chargé de propager ses idées à travers le journal Combat. Responsable syndical et militant en vue, Jacques Yerna tend à radicaliser le courant renardiste en fondant avec d’autres l’hebdomadaire La Gauche. À ce moment toutefois, le Parti Socialiste demeure hégémonique en Wallonie, mais est secoué par des débats qui aboutiront à la création du Parti Wallon des Travailleurs, lui-même divisé entre une aile trotskiste et une aile fédéraliste (qui allait donner naissance au Rassemblement Wallon). Le Parti Communiste n’a pas encore perdu toute vigueur et est très présent dans les syndicats d’enseignants, où il est travaillé par un fort courant maoïste. À l’Université de Liège, « La Garde rouge » en est un exemple : séduits par la révolution culturelle chinoise, des étudiants finiront par rejoindre le PC de Belgique, d’obédience maoïste, que dirige Jacques Grippa et collaboreront à son organe La Voix du peuple. Le temps des groupuscules est venu. Dans d’autres universités belges, la problématique communautaire recoupe l’action étudiante. À l’Université de Louvain, c’est le règne du « Walen buiten » et, à l’Université de Bruxelles, les étudiants demandent la création de deux universités unilingues. À Liège, l’Union Générale des étudiants (U.G.) a, depuis les années 1960, toujours associé véritable syndicalisme étudiant (voir les congrès où l’étudiant est défini comme « un jeune travailleur intellectuel ») et attention soutenue à la situation économique de la région (chômage et paupérisation des non-qualifiés). C’est au sein de cette fédération des cercles d’étudiants, qui se veut très responsable, que la contestation s’organise. Il faut dire que l’U.G. fonctionnait avec des représentants élus et comme un petit gouvernement fait de différents « délégués » – aux affaires sociales, à la culture, etc. – ; elle avait ses locaux loués par l’Université (place Cathédrale au début, puis rue Saint-Remy), un journal et une centrale d’achats, où l’on pouvait se procurer du matériel de bureau et de labo à prix coûtant. 12


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L’U.G. sera en contact permanent avec le groupe d’extrême-gauche « Boule de neige » (fondé en plein Mai 68), qui va jouer un rôle capital dans les options prises alors : ses membres les plus remuants sont Ludo Wirix, Jean-Marie Roberti, Philippe Gibon, Guy Quaden, Paul Thibaut et Pierre De Meyts. On les voit à la tête de toutes les manifestations anti-autorité(s) en 1968 et 1969, et l’on trouve certains d’entre eux (Wirix, Toussaint…) à Paris en mai-juin, tandis que Roberti couvre les événements pour Combat. Le mouvement contestataire s’amplifiant dans toute la France et gagnant l’ULB, qui proclame « l’Université ouverte », le conseil d’administration de l’ULg propose une participation à ses débats aux étudiants sous forme de « conseil consultatif », mais ces derniers refusent, exigeant un véritable « contrôle étudiant » sur l’Institution. Le fossé entre autorités académiques et étudiants se creuse… Tout débute vraiment avec l’occupation de l’Académie des BeauxArts, le 3 juin 1968, et se poursuit plus durement à la rentrée d’octobre, avec le boycott de la rentrée académique par les étudiants, avec un meeting organisé par l’U.G. (alors présidée par Thierry Grisar), au cours duquel Jacques Sauvageot, président de l’Union nationale des étudiants de France, débat avec Guy Quaden sous les fenêtres du rectorat sur le thème « Quel enseignement, quelle société ? ». Il s’agit là d’une riposte à l’interdiction, par le Recteur, de tenir ce débat dans une des salles de l’Université. Les deux mille étudiants rassemblés entendront ces propos : « Je suis pour la sélection si elle permet d’éliminer de l’université un certain nombre de bourgeois qui s’y trouvent parce que papa y était. L’Université doit être la maison du peuple et non celle du Recteur ». Avec l’aide de la FGTB, d’un Luc Toussaint à la tête du syndicat liégeois des étudiants FGTB, et des presses du journal La Wallonie, les étudiants en colère (Wirix, Quaden, Roberti) avaient déjà tiré, le 21 mai, une édition pirate du quotidien La Meuse, intitulée La Gueuse, au ton libertaire et critiquant nombre d’institutions, dont l’appareil judiciaire. Ils rééditent l’opération le 22 octobre en donnant une nouvelle réplique de La Meuse, journal censé chloroformer les consciences. On peut y lire ce slogan : « Les étudiants français : un mois de violence = la réforme universitaire ; les étudiants liégeois : 151 ans de patience = RIEN ». Pendant l’automne et au-delà, assemblées générales et occupations diverses des locaux se succéderont, de même que plusieurs grèves des cours (le 4 novembre 1968, les 12-13 décembre 1968 ; elles seront suivies à 80 %). Dans les manifs et les assemblées, on chante « We shall overcome », des graffitis fleurissent dans les amphis et les couloirs : l’effervescence est à son comble. 13


Si les affrontements avec les forces de l’ordre sont moins brutaux et moins fréquents qu’à Paris, ils sont cependant bien réels. Ainsi, le 30 novembre, 400 étudiants protestent par un sit-in devant un cinéma du centre ville contre la projection du film Les Bérets verts de John Wayne et Ray Kellogg, dans lequel ils voient l’apologie de la guerre du Vietnam et du machisme. Et la police de disperser durement les manifestants. Dès février 1969, les actions recommenceront avec, cette fois, occupation de la Salle académique, à la suite du refus du Recteur d’accueillir des observateurs étudiants au conseil d’administration. Car l’attitude intransigeante du recteur Marcel Dubuisson (surnommé « le Tsar Tilman ») fut pour beaucoup dans le durcissement d’un mouvement encore flottant. À toute revendication étudiante, le Recteur opposait une fin de non-recevoir, se comportant de façon particulièrement cassante. Son intransigeance était d’ailleurs à l’image d’un corps académique imbu de lui-même et contribuant largement à cette sacralisation du pouvoir qui était devenue la cible principale de la contestation. À partir du 19 février et pendant toute une semaine, l’occupation de la Salle devient permanente, avec débats ouverts, séances d’information sur l’enseignement et l’économie wallonne, réalisation d’affiches et de tracts, ainsi que spectacles théâtraux improvisés et audition de chansons de luttes. Quant à la vie universitaire, la revendication est double : participation à la gestion et information sur tout ce qui concerne celleci. Le 25 février, le Recteur cède sur le second point après que quelques professeurs aient joué les bons offices, à la suggestion du ministre de l’Éducation nationale et surtout de son chef de cabinet, le Liégeois Fred Dethier : la salle académique est rendue aux autorités et le mouvement s’exténue. Mais ce sont désormais les grandes écoles, les lycées et les collèges qui vont prendre le relais. Si tout cela peut objectivement paraître pauvre en regard de ce qui se joue ailleurs, il faut néanmoins le resituer dans un contexte particulier : celui d’une région liégeoise nourrie de traditions ouvrières et internationalistes. La politisation assez forte d’une minorité (jeunes gardes socialistes, jeunesses ouvrières chrétiennes, étudiants communistes) qui se retrouve pour des débats autour des deux lieux de restauration étudiante d’alors, la Mâson et l’Union des Étudiants catholiques, toutes deux situées rue Sœurs de Hasque, éclaire la teneur de discussions qui portent essentiellement sur la démocratisation des études, comme sur l’action à envisager en faveur des pays pauvres, qui forment désormais le Tiers Monde. On est convaincu par la justesse de la parole de Paolo Freire : « L’éducation est toujours un acte politique » et par la nécessité 14


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Avant de négocier, le Recteur Dubuisson entendait que cesse l’occupation de la salle académique (couverture de Chuck pour L’Œil écoute ; coll. J.-M. Klinkenberg).

de sensibiliser à la reproduction des savoirs et des hiérarchies de classes telle que l’ont décrite Bourdieu et Passeron. On ne cesse de s’autoformer en lisant, en groupes de réflexion, Jacques Lacan ou Ronald Laing. On soulignera aussi le fait qu’à l’intérieur de certains enseignements de sciences humaines, les étudiants obtiennent progressivement la suppression des cours ex cathedra et engagent avec les enseignants des débats sur de grandes questions à partir des lectures faites fiévreusement par les uns et les autres. Cela vaudra surtout pour l’année 1970-1971 durant laquelle la contestation pénètre les salles de cours. En Romane, 15


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La salle académique occupée en février 1969. On reconnaît, au premier rang des fauteuils, Léon Ernest Halkin et Lucien François ainsi que, tout à droite, André Racelle (coll. IHOES / don Paul Gruselin).

par exemple, de jeunes trublions comme Jean-Renaud Seba, Claude Bouché, Odette Goffard, Vincent Herla et André Stas poussent leurs camarades à lire les auteurs sulfureux. Dans la foulée, nombreux sont ceux qui prennent la résolution de ne pas s’engager dans des carrières reproduisant l’ordre du monde et les formes de la domination. Il en est qui tiendront parole, comme il en est pour qui la contestation fut une école d’apprentissage de la vie sociale, et l’on retrouvera ceux-là plus tard à des postes de commande ou de gestion. Mais les étudiants liégeois concernés ne s’interrogeaient pas seulement sur leur avenir ou leur cursus scolaire, ils étaient d’abord des militants « tout terrain ». Ainsi, le périodique de l’UG, Perspective, titrait, en octobre 1969, « La Wallonie sur la voie du sous-développement » et manifestait la conscience du déclin annoncé d’une région : « Le problème wallon est un problème structurel. Il appelle des solutions en profondeur, une redistribution du pouvoir politique et économique. Il réclame une politique d’ensemble et de longue haleine et non plus une politique au jour le jour, abandonnée « au bon cœur » des investissements étrangers. (…) Nous avons besoin d’un nouvel État plus entreprenant, de partis rénovés, car les hommes (et les idées) sont plus 16


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vieux ici que partout ailleurs. Mais pourquoi les jeunes seraient-ils ici plus résignés qu’ailleurs, alors que leur avenir est plus sombre que partout ? ». Ceux qui eurent la chance d’être là se souviendront longtemps du débat extraordinaire qui opposa, à l’institut de Zoologie, François Perin à Ludo Wirix. On peut dès lors soutenir que parler de son vécu universitaire était aussi une façon d’être politique et que le regard ne s’arrêtait pas aux seuls bâtiments facultaires. La contestation étudiante fut à Liège, comme à Paris ou à Berlin, une irruption de la parole des jeunes dans le champ politique, alors même que ce discours – marqué par le maoïsme et le situationnisme – rejetait les systèmes de représentation et les appareils des partis, au profit d’actions plus directes. Avec l’U.G. se faisait entendre la voix de Thierry Grisar, étudiant en Médecine, des frères Ylieff, de jeunes assistants proches encore du mouvement étudiant (Jean Gol, Jean-Maurice Dehousse, Guy Quaden, Paul Martens) ; avec le MUBEF (Mouvement des universitaires belges d’expression française), celle de Ludo Wirix, de François Martou, de Michel Quévit. Dans les diverses publications (revues, tracts, affiches), on remarquait aussi des dessinateurs politiques acides : Chuck (Pierre De Meyts), Gibbon. Ils sévissaient dans l’hebdomadaire L’Œil écoute, publié par l’U.G. avec un subside de l’Institution et sorti à 4 000 exemplaires. Selon le contrat, le journal n’était qu’un organe d’association, qui se devait de rester « neutre », mais on imagine bien qu’il se mua en journal satirique, impertinent, voire franchement agressif à l’égard de l’autorité universitaire. L’U.G. demeura ainsi porteuse d’une culture de lutte, et non de réconciliation ou de négociation : les attaques contre le pouvoir universitaire se voulaient sans concession, et toute proposition de compromis était vite taxée de « réformette ». L’idée-choc était de « demander l’impossible », non pas pour en obtenir des bribes, mais, tout au contraire, pour mieux accuser la faillite d’un système fondé sur le paternalisme, l’autoritarisme, le mandarinat d’une caste considérée comme coupée des réalités de « la vraie vie ». Au même moment, la contestation rendait un son différent à l’Université de Bruxelles. Là-bas, les occupations de locaux et les débats furent de bien plus grande ampleur qu’à Liège. Mais le dialogue s’établit aussi plus aisément avec les autorités et les étudiants se muèrent plus facilement en interlocuteurs participant à une redéfinition de la gestion universitaire. À Liège, la co-gestion de l’enseignement supérieur ne fut pas la priorité pour les plus actifs. Pour eux, l’important résidait en « quelque chose qui avait à voir avec ce que l’on nomme ordinairement révo17


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lution » et qui « surgissait d’un corps autre que celui du prolétaire, de celui des appareils ou institutions à vocation “révolutionnaire” ou dans le corps économique » (Dominique Grisoni). Toujours est-il qu’à Liège comme ailleurs, des affirmations politiques à caractère radical ont sans doute, et de manière éphémère, porté l’espérance à son plus haut enjeu. Qu’également cet espace collectif de luttes a nourri une étonnante expérience du vivre-ensemble de jeunes qui se sentaient requis par des forces auxquelles ils ne pouvaient éthiquement se soustraire. Il n’est donc pas question, aujourd’hui, de rendre tout cela insignifiant ou « d’endormir » une fête et une force de l’utopie qui doivent continuer à interroger fondamentalement le temps présent… Grâce à ce séisme, les rapports entre désir et pouvoir, le statut des femmes, les hiérarchies sociales, l’altermondialisme en régime capitaliste sont devenus objets d’un incessant questionnement – à Liège comme ailleurs, mais autrement qu’ailleurs. Danielle Bajomée

Bibliographie Philippe Artièves, Michelle Zancarini-Fournel, 68. Une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008. Richard Paulissen, La Contestation à l’Université de Liège.1967-1971, Mémoire de licence en Histoire (inédit), Université de Liège, 1991-1992. Jean-Marie Roberti, « Un exemple de contestation étudiante : l’occupation de l’Académie des Beaux-Arts à Liège », Combat, 13 juin 1968. Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005. Luc Rowies, Louis Cruz, « Mai 68... et vingt printemps de plus », Espace Synthèse, n°3, Bruxelles, Communauté française de Belgique, 1988. Ludo Wirix, « Policiers de tous les pays, unissez-vous », Perspective, n°2, Liège, décembre 1968. 18


L’occupation de la salle académique de l’Université (1969) stimule la création : affiche de Gibbon (coll. J.-M. Klinkenberg).



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OUVRAGE PARU EN MARS 2010

Durant les années 1970, la vie culturelle connaît à Liège une ébullition extraordinaire en divers domaines. Du Conservatoire à la RTB-Liège, du Cirque Divers aux Grignoux, des « lieux » polarisent cette effervescence. Des personnalités marquent l’époque de leur empreinte, telles qu’Henri Pousseur, Jacques Charlier ou les frères Dardenne. Collectif, le présent ouvrage se veut une histoire vivante de cet épisode foisonnant. Mais il rend aussi compte de ce que l’ébullition décrite est inséparable de divers événements sociaux qui ont préparé ou marqué l’époque. La décennie 1970 s’inscrit à Liège dans la mouvance des grèves de 60, dans celle de mai 68 et dans tout un mouvement de luttes auquel artistes et intellectuels de l’époque ont su s’associer. Le mouvement décrit appartient au passé. Mais, à Liège aujourd’hui, ses héritages sont nombreux et vivifient la vue culturelle en plusieurs secteurs. Ce sont aussi ces transmissions actuelles que l’ouvrage interroge.

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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874490880 ISBN : 978-2-87449-088-0 336 PAGES - 29,50 €


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