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« Traverses »
Littératures d’aujourd’hui Romans, récits, fragments ou poèmes, les livres de la collection « Traverses » poursuivent résolument l’exploration des chemins les moins balisés. Les Impressions Nouvelles parient ainsi sur un renouveau qui est à la base de leur projet éditorial. Mais ce renouveau est moins une question d’innovation à tout prix que de qualité littéraire, et celle-ci est à réinventer sans cesse.
Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique
Graphisme : Tanguy Habrand / Mélanie Dufour Photo de couverture : © Tatiana Bohm, extrait de la série Retardateur, 2009.
© Les Impressions Nouvelles – 2011 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com
Emmanuelle Lambert
Un peu de vie dans la mienne
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
Allez, rien n’est meilleur à l’âme Que de faire une âme moins triste ! Paul Verlaine, Sagesse Le plus grand poète possible – c’est le système nerveux. Paul Valéry, Mélange
1. Pause 1. Interruption momentanée d’une activité, d’un travail. 2. Temps d’arrêt dans les paroles, le discours. 3. Mus. Silence correspondant à la durée d’une ronde ; figure, signe qui sert à le noter.
Ici, tout se joue. Assis dans l’herbe, j’attends que le temps s’écoule en espérant demeurer seul. Elle s’approche en silence, on dirait qu’elle s’assied en pensée, j’ai pu l’imaginer, mon esprit aura métamorphosé un pétale, une libellule, un brin d’herbe en une idée de femme et ma méfiance choisit d’ignorer cette apparition. Nous demeurons silencieux. Elle a les jambes nues et porte des sandales en cuir noir qui laissent dépasser la rangée de ses orteils miniatures, on les voit tous, du premier au cinquième, comme s’il s’agissait de postiches collés sur la large bride. Elle remue les jambes, parfois les pieds et même les orteils, sans rien dire, et fouille l’herbe de ses mains d’enfant. On la croirait animée d’une cruauté désinvolte, inattentive au vert mutilé par ses ongles courts, tout entière à la contemplation de ses tibias. Plus tard je comprendrai qu’elle ramassait son énergie pour mieux éprouver la mienne, concentrée sur ses doigts de pieds presque sortis de mon imagination. À la fin de la pause, je ne connaissais pas son visage, mais ses orteils, ses pieds, ses jambes et ses mains. Désormais son odeur se confond avec celle de l’herbe lorsque ses petits pieds parcourent les chemins de mon esprit.
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Ce jour-là, Jean-Luc battait le rappel pour l’atelier de lecture. Jean-Luc est mon infirmier. Je précise. Il est infirmier en chef et j’aime le considérer comme mon infirmier. Non que je l’aie choisi. J’ai davantage le sentiment qu’il a reconnu chez moi de l’appétit pour les choses qui le travaillent. Comme la lecture. En fait je pense aider Jean-Luc plus qu’il ne me soigne, aussi parce que, soyons clairs, comment pourrait-il me soigner quand on ne peut guérir de soi-même ? L’atelier est l’une de ses initiatives ayant reçu la bénédiction des médecins. Au début j’y allais parce qu’on avait le droit de fumer, ce qui devient difficile, même dans ce type de lieu. Vous pourtant devriez savoir que nos vies y tiennent à peu de chose. Je soupçonne les autres de s’y être rendus pour la même raison. Peu à peu j’y ai pris goût, sans doute grâce au nuage de fumée qui, nimbant l’ensemble, nous donnait l’impression d’être suspendus entre ciel et terre. Je précise, Entre ciel et terre pensé par moi en italiques car écrit par un autre, Monsieur Henri Michaux. Il a dû, un temps, partager mon état d’unicellulaire microscopique, pendu à un fil. Ce poème, je l’ai trouvé dans le recueil intitulé La vie dans les
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plis. Le plus beau titre jamais inventé. Je l’ai contemplé quelques heures avant d’oser ouvrir le livre. J’étais concentré sur mon poète de la semaine. Il fallait résumer le texte de mon choix pour les autres. J’avais eu beau expliquer à Jean-Luc qu’il est impossible de résumer un livre, quel qu’il soit, et encore moins un poème, il y tenait. Selon lui, il fallait varier les types de discours pour fixer l’attention des gens dont la plupart, persiflait-il, étaient bien plus malades que moi. Il m’a toujours soupçonné de feindre mes difficultés, me voit en imposteur et m’a un jour lancé « Si on devait enfermer tous les obsessionnels seuls les vrais malades mentaux resteraient à l’extérieur ». Enfin je choisis de présenter à mes semblables Monsieur Charles Péguy. Résumons. Un athée recouvre la foi et décide d’écrire des poèmes religieux. Là j’ai un peu honte de mon résumé, disons que j’en attribue l’entière responsabilité à Jean-Luc. Il ne faut pas vous fier au titre impossible dudit poème, Le porche du mystère de la deuxième vertu, ni vous méprendre sur le bonhomme, qui nous ennuie un peu avec la Lorraine ce qui est normal en 1912, même Jean-Luc en convient. En mystique, ce qu’il préfère, comme Dieu, c’est la deuxième vertu théologale. Pour lui c’est la plus petite, cachée dans l’ombre de ses deux sœurs qu’elle tient par la main et qui n’a l’air de rien du tout. C’est l’espérance.
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Un peu plus tôt j’avais reçu La Lettre. Elle portait mon ancienne adresse. Quelqu’un l’avait fait suivre. Elle m’était donc arrivée avec un léger retard, ce que Lili n’a pu savoir. J’avais reçu La Lettre après trois ans, trois ans sans elle, mes vinyles muets, mes livres refermés, mon appartement désert. Chez moi, si cela signifie encore quelque chose, chez moi, donc, la poussière s’était établie comme je me retirais du monde pour entrer au milieu de nulle part. Je précise. L’hôpital privé, ou la clinique ou tout aussi bien la maison de repos où j'étais arrivé grâce ma mutuelle avant d'y prendre mes aises, prospérant sur les revenus du placement de mon héritage, cet endroit, donc, était un hors cadre vide d’événement. Même, nous vivions dans un territoire vague où nous n’étions personne, à peine des individus, et encore, pas nettement. Des individus en sécurité, enfin pour certains d’entre nous, pour les autres on dira sécurisés. Parfois il s’agira des deux ensemble. Protégés de l’extérieur, ou bien cessant d’en incarner la menace latente.
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L’enveloppe était constellée de gommettes. Ce feu d’artifice suscitait des sentiments confus. J’entendais maintenir le brouillage de cette écume intérieure, dont le seul visage de Lili émergeait avec netteté. Le papier était translucide, sans doute du papier calque teinté. Quant au papier à lettres, solide, épais, c’était du Canson®. Depuis quelque temps j’appose en pensée le ® signalant les marques déposées à côté des mots référant aux marques. Ainsi les vocables de mon esprit ne se mélangent-ils pas en des catégories impures. Le Canson® était jaune, jaune canari. D’emblée j’en souris, elle a prévu la chose, elle savait que j’allais prendre quelques secondes pour nommer la couleur de sa lettre. Elle devinait que je me promènerais d’une nuance de jaune à l’autre, tâche inutile à ses yeux et indispensable aux miens. J’ai déplié La Lettre et su qu’une chose n’allait pas. Ça n’avait pas l’allure pleine de son écriture étale, ça débordait de blanc et de trous. Cela m’a inquiété. Je n’aurais pas dû l’ouvrir, cette lettre, je voulais appeler pour qu’on la brûle. Il était trop tard, le papier jaune – jaune canari – m’avait intrigué donc contraint à la lire. Comme avant, elle ne l’avait pas datée. Il s’agissait d’une liste. Chaque mot s’en est depuis aggloméré à mon esprit. Chaque phrase, chaque consonne et chaque voyelle en forment le tableau confus. Si je plisse les yeux, il prend sens par l’empilement des petits signes épars devenus, par l’action simple de ma pensée, cohérents. Il me suffit alors de lire pour savoir qu’elle a listé ses souvenirs de moi donc de nous. Elle nous a listés à la va-vite, presque
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sans y penser, comme ça venait. Elle me demande de tout remettre dans l’ordre, puisque j’aime ça, et de ne pas l’oublier. Voyant mal pourquoi remettre cette liste absurde à l’endroit, et voyant mal comment j’aurais pu oublier Lili, j’ai caché la lettre dans le tiroir de ma table de nuit, à l’abri avec les autres. Mon indécision perpétuait notre relation d’automates. À une action de Lili répondait, comme avant, mon absence de réaction. Toujours elle m’avait demandé d’agir, sans résultat. Elle m’écrivait tous les billets doux de son amour bavard, sans réponse. Trop tard j’ai su combien elle m’était indispensable. Elle avait décidé pour moi que j’étais vivant. Être ainsi confirmé dans son existence est un luxe que je vous souhaite si vous ne l’avez jamais éprouvé. Ma journée s’en est trouvée perturbée. Jean-Luc l’a perçu sans m’interroger pour autant. Contrairement à Lili, ça le fatiguait que je ne réponde jamais. Il me l’avait signifié d’un « Paul, vous m’emmerdez » qui avait le mérite de la clarté.
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Tout bien réfléchi, l’atelier de lecture tombait à pic pour quelqu’un d’aussi méthodique que moi. J’aime à me définir comme un être périodique, mon inscription dans le temps constituant la seule manifestation indiscutable de mon individualité. Les périodes rythmant mon existence s’incarnent dans des rituels incontournables. Elles se déploient sur deux niveaux, la continuité (si un goût prononcé pour quelque chose s’avère continu, eh bien, c’est une période) et l’épisode (par épisode j’entends la manifestation cyclique de ces périodes continues à ma conscience). C’est un peu abstrait, cette répartition entre la structure et la modalité. Je précise. Les périodes, souterraines, durent toute la vie, et leurs manifestations cycliques se déplient sur des laps de temps isolés et récurrents. Si l’on empile les périodes elles forment quelque chose comme mon moi. Elles sont parfois difficiles à voir, et encore plus à comprendre. Des exemples. Ma période poésie, la plus importante de mon existence consciente avec ma période musique, est repérable. Plus difficile, la période identification, soit l’exactitude poussée jusqu’à vouloir nommer les choses telles qu’elles sont. Jaune n’est pas jaune canari, etc. Je
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crois savoir quand cela a commencé mais n’ai pas très envie de m’en souvenir. Elle est moins ancienne que les périodes musique et poésie, donc moins constitutive de mon moi, et pourtant bien plus spectaculaire. Il y en a beaucoup d’autres qui ont régalé la psychiatre pendant nos premières séances. Au début je donnais le change et lui parlais. Depuis elle semblait s’ennuyer un peu, mais après tout elle était payée pour m’écouter ne rien dire. Ne confondez donc pas les périodes continues avec leurs incarnations épisodiques. Si la période musique est constante, l’obsession pour les vies de musiciens sera cyclique. Ces actualisations prennent des formes variées. Apprentissage de poèmes. Lecture de biographies des grands musiciens. Constitution de discographies complètes, par interprète ou par auteurs ou par maison de disques ou par collection ou par genre ou encore chronologique. Écriture de poèmes (incarnation pathétique de mon moi s’il en fut). Prosélytisme poétique aggravé. Nommage exacerbé de toute couleur ou toute matière rencontrée, mesure de tout objet du réel, décompte de pas ou de secondes systématique. Et j’en passe. Pour résumer, les périodes, structurelles, sont l’ADN de mon moi. Les manifestations cycliques sont les malformations induites par ce code génétique maladif, et qui ont fini par me conduire à la clinique.
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OUVRAGE PARU EN AOÛT 2011 « Elle ne sait pas qu’au moment où elle m’écrit, je suis assis dans le noir et la sais m’écrivant. J’ai fait mes courses quotidiennes. Je n’ai acheté que du blanc car c’est ma semaine blanche. Elle connaît mes semaines monochromes, blanches, rouges, vertes, qui donnent sens à mon frigo devenu cohérent. Elle sait que j’ai aligné chacun des aliments à équidistance l’un de l’autre, qu’après avoir cuit les blancs d’œuf, j’ai mangé du fromage en m’autorisant cette petite impureté qu’est le pain de mie, puis un yaourt. Elle ne sait pas que toute la nuit j’ai tremblé du baiser qu’elle m’a donné. » Il y a trois ans que Paul s’est retiré dans une maison de repos, assumant son incapacité à vivre sa vie, plus à son aise avec les fous qu’avec les gens dits normaux. Il y trouve une forme d’harmonie, tout entier absorbé dans sa grande passion, la poésie, et dans des rituels ponctués par les visites de son infirmier. Un jour il reçoit la lettre d’une femme qui l’a aimé. Il lui faut affronter une dernière fois ses souvenirs, et retrouver le monde du dehors.
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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491153 ISBN : 078-2-87449-115-3 288 PAGES 20 €