Jean-Christophe Cambier
FIN MOT
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Jean-Christophe Cambier
FIN MOT Les Maîtres Mots III
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Transparence du mystère L’univers de l’écrit correspond à la lecture, diaprée de différences, commençant à la refléter, offrant l’image de l’inconscience que je verse en lui, désignant un lien réel de lire à écrire, identifiant l’un à l’autre, au point que je cherche dans un livre l’âme qu’il recèle et que je ne peux expulser de l’écrit dont il n’est plus que la preuve d’identité, se faisant entendre d’un timbre particulier, séparé de l’une à l’autre par les rêves de voir signifier un instant tout autrement les syllabes identiques, portant au silence une attention douloureuse, les marques de considération nécessaires pouvant seules les comprendre. Si les lectures m’étaient extérieures, je n’en pourrais rien apprendre ; alors je sens leur entité initiale prendre forme et ciselures au sein de mots menacés de mort, passé sur lequel je cherche à revenir, sans suspendre le mouvement perpétuel où je suis entraîné ; peu à peu je vois réapparaître l’écrit, juxtaposé mais entièrement distinct, fécondé de part en part par tel ou tel mot sur-entendu qui modifie la donne, forcée par la réalité d’abandonner sa position intenable, se retranchant de nouveau, un peu en deçà jusqu’à ce que je sois obligé de
lire encore, sans qu’aucun élément matériel ne vienne interrompre ou aveugler la transparence, pénétrant dans ses secrets en agrandissant et en prolongeant le mystère, protégé par un vaste halo d’œuvre, soit-il provisoire. La constante préoccupation d’écrire excite le plus vivement l’intérêt, me donne le plus de satisfaction que nul ne pourrait effacer, me commettant en pure perte d’inconvenance, offrant à tout propos un texte de circonstance, d’une façon peu ou prou déchiffrable, un long mémoire de mots dont les signes restent modestes, évasifs ou ravis, en toutes ces singulières transpositions, sachant qu’il y va de répondre à l’écrit d’un coup d’oeil désintéressé, mettant chacun des traits à sa place dans un ordre improvisé et feint dont je devine la pureté, sachant comment je vais pouvoir en répondre. Je discerne en moi une intelligence littéraire, procédant ou m’étant assimilé par pure comparaison certains livres hâtivement parcourus, les séparant de peu, relevant les tours les plus ingénieux de leur langue, finissant par leur prêter leurs qualités respectives et par exiger certain confort dans la lecture, à reconnaître quelque chose d’édifiant dans l’écriture, distinguant le prix qui est dans les mots sans rapport avec la suite du propos, lancés avec force par quelqu’un que je sais auteur, les traits de ce genre pouvant me réjouir sans me garder de leur prêter une apparence de justificatif qui donne de l’estime pour le parti qui triomphe, celui de mon langage, comme de la langue elle-même à faire réponse.
Je suis frappé d’invraisemblance, toujours à mes dépens, avec cette criminelle exactitude des sujets qui peuvent intéresser chaque fois que je cherche à me rendre compte subjectivement de l’importance qu’ils peuvent avoir pour les autres, le plaisir qui me concerne mettant dans la possibilité de réussir s’il vient à sentir qu’il est pour moi ce qu’il n’est pas pour les autres, retrouvant en eux beaucoup de lui-même si je leur trouve de l’esprit. Je m’approprie le souvenir de son visage, lui rendant tout d’un coup sa propre matière, son individualité, différenciation secrète aux reflets évanouis, allant jusqu’au bout de l’acte que je lui demande, la regardant avec admiration, comme sans trouble, lorsque je pense l’apercevoir devant sa glace, jouant avec conviction le dédoublement dans l’oubli et le masque de beauté native, semblant un mystère des plus obscurs, la ligne de démarcation du reflet semblant plus que réelle, l’imagination et la croyance différenciant le visage de son être, créant une atmosphère faite d’instants identiques à des instants déjà vécus d’une matière précieuse, votive. Je me mène en laisse tout en songeant à mon travail et désirant éviter toute rencontre ; ce n’est pas sans mélancolie que je constate que la foi intérieure et personnelle devient indifférente à ce que j’ai naguère préféré à la santé comme au repos, contemplant dans mon désir les parcelles précieuses de réalité que j’entrevois dans mon imaginaire crevant telles des bulles d’air à
la surface de l’eau, sans plus d’irréductibles aspérités, anéanties magiquement, ne faisant que changer de mystère, sans laisser rien évaporer du mien que je peux étendre sur tout le monde, le souvenir comblé étant une raison d’en être pour s’en abstenir à l’égard des autres. Se déplaçant lentement dans la lumière transparente, la ligne inachevée de sa silhouette amorce une figure invisible en laquelle l’œil ne peut que prolonger le regard autour d’elle, telle un spectre idéal projeté sur fond de ténèbres, ses traits certifiant l’authenticité d’un tableau d’une élégance nullement conventionnelle, par là d’autant plus mystérieuse, sachant quelle est la forme sublime qui la résume, présentant la valeur d’une écriture qui en donne à lire le tempérament, ce qu’il fait là n’étant qu’un jeu au fur et à mesure que la soirée avance, peignant dans ses yeux les différentes parties d’une réalité extérieure, analogues à son âme, jugeant d’adresser ou non un sourire ou un regard, la réverbération de son visage ressemblant à la tenue d’un rayon dont la section serait pratiquée dans la matière parallèle, claire, éblouissante de son eau.
Vice de langue Empreint d’étrangeté, tel les lois d’un art secret en ses harmoniques, ce que je viens d’écrire est ce que je ne dois comprendre que beaucoup plus tard par la possibilité miraculeuse de le conjoindre à des comparaisons multiples, cessant de ne répondre par aucun signe, semblant avoir pour but de conduire à quelque partie inconsciente de l’œuvre, de peur de manquer si le hasard vient à se produire, presque impossible à espérer tant en adhère à la réalité des propriétés restant invisibles à travers tant d’obstacles, de distances, de risques contraires jusqu’à ce que la circonstance de l’écrit le dépouille d’eux. J’en ai fini avec ces crises qui m’ont obligé à rester plusieurs jours sans dormir ni manger, forçant à la souffrance et à l’épuisement, ayant à répondre d’un tribunal imaginaire, usant à l’occasion de phrases propres à convaincre de ce que mon tempérament suggère ; les choses de ce genre, auxquelles j’assiste autant que j’y participe, ont toujours dans leur mise en scène un caractère impudent et invraisemblable, inconsciemment déterminant, dont les révélations compensent des
actes pleins de risque, leur exemple me rendant espoir et chassant les moments à se décourager. Selon la théorie que j’esquisse alors, les phrases n’offrent aucun sens tant qu’elles restent décomposables ou livrées au hasard, plaçant les caractères dans l’ordre qu’il faut, des pensées que l’on ne pourrait plus oublier, tracées dans une encre sympathique restant invisible pour d’aucuns, les mots n’ayant pour se persuader que leur apparaître, d’où le premier élan de confiance et de sincérité les tenant d’un esprit impartial, l’abstrait s’étant matérialisé, l’être étant enfin compris, peut-être moins en manière d’avertissement que de conclusion, une feinte indifférence produisant malgré tout l’effort directement contraire, le vice de langue propre au génie ignoré en présence, telle erreur dissipée donnant un sens en plus ou en moins. Obligé de protéger mes secrets, comme dépeint malgré moi dans un miroir, sauvés par l’aveuglement ou la fausseté de ceux des autres, relativement en apparence, en vertu de dispositions tellement spéciales, je me repose sur une identité de goûts, de besoins, de savoir, de culture, d’habitudes ; j’ai toujours à la bouche les mots rituels, annexant en jouant avec eux la poésie, la peinture, la musique, appuis de mon existence, relevant la seule originalité vivace et despotique, appliquant à leur objet la distraction d’un même instinct, d’un même esprit, versant dans un autre monde sous d’autres symboles et signes extérieurs dont la différence induirait en erreur.
Saturé par la rêverie où elle est réduite, son défaut d’expérience marque plus violemment en elle des caractères particuliers de féminité qu’elle cherche à effacer avec ces exutoires que la contrainte mentale exerce, m’épouvantant des confidences faites par ses regards, plus vraies que des paroles, les actes même ne pouvant manquer de les confirmer s’ils ne le faisaient déjà tant son expression est générale et symbolique à la fois, sans l’apprendre de personne, relevant les aspects différents d’une même réalité, tentatives inavouées pour échapper à une erreur initiale, passant l’âge adulte à effacer la peine de son affectation par un maintien sévère, emportant le tort qu’elle se fait par les mêmes démons. Incapable de mentir aux autres comme de me mentir à moi-même, ne parvenant jamais à la maturité authentique, je sombre dans la mélancolie sans comprendre ou imaginer les plaisirs nécessaires quelles que soient les précautions, arrivant à revenir à quelque chose d’aussi clairement atroce que le suicide, tentation apparaissant dans des habitudes où rien ne se perd, tenant plus à garder l’estime de l’autre que sa possession, l’autre ayant le tact de le pressentir, se résignant par le besoin du désir à d’étranges consentements, l’amour mutuel se jouant de difficultés apparemment insurmontables. Purgé de mon inquiétude, calmé par de simples paroles, la conjonction entre nous pouvant se produire par un phénomène de correspondances et d’harmonies comparables, je me sens attiré par une force à la ruse extraordinaire, d’abord incompréhensible pour
moi, n’ayant plus besoin d’exagération et n’éprouvant d’ailleurs plus aucune envie, concession liée au souvenir, aux possibilités de la vie, devant une révélation du caractère électif choisi avec un être d’exception. Mes rencontres ont une incandescence propre, l’esprit d’initiative et la supériorité intellectuelle restant au secret que je suis coupable de surprendre, d’oublier par distraction, soutenant mon inquiétude de parler, décidé à dévoiler l’incognito de ma pensée, risquant un air respectueux, engageant, avec un à propos relatif, guidé chaque fois par improviste et prédilection, constatant même après un instant de pénible hésitation, que je ne dis rien, établissant que je n’ai qu’à parler de tout dès qu’on s’adresse à moi, comme si je n’étais bon qu’à interrompre vainement et sans arrêt la conversation.
[…]
Index Les mots menacés de mort (5) – Les singulières transpositions (6) – La figure invisible (8) – Le tribunal imaginaire (9) – Les mots rituels (10) – Les harmonies comparables (11) – Les mots fondus (13) – Les lignes invisibles (14) – La jurisprudence de l’interprétation (15) – Les réponses folles, maniaques mais authentiques (17) – La recommandation bénévole (18) – L’esprit répandu (18, 19) – Le sommeil interposé (22) – Le dialogue intérieur (22) – Le relevé tactique (24) – L’extase idéale (25) – Le plaisir abstrait (26) – Les sacrifices exagérés (29) – La souffrance immatérielle (29) – Le fantôme impalpable (30) – La transparence des souvenirs (32) – La vacuité de toute expression (33) – Le vrai semblant (35) – Les tours de langue (36) – Le sentiment unique (38) – La ligne de conduite (39) – Les choses sibyllines (40) – Le défi naïf aux autres et à soi-même (42) – La femme spéciale (43) – Le reflet de l’âme (45) – Le manifeste artistique (46) – L’arbitraire insaisissable (47) – La synthèse douloureuse (48) – La modalité de la torture (49) – L’attrait particulier (51) – Les nuances imperceptibles (52) – La qualité de l’impression (53, 54) – Le moindre signe (55) – Les vastes phrases (56) –
Le vœu secret de l’indifférence (57) – Les mots inimitables (59) – Le malaise pénible (60) – Le reflux d’un snobisme (62) – Le vrai critique (64) – Les questions d’essence ou d’existence (64) – L’abnégation sublime (66) – L’authentique poétique (67) – L’attention différente (70) – La sincérité du témoin (71) – Les doutes maladifs (72) – La tonalité du bonheur (73) – Le verbe affecté (74) – L’effet de surprise (76) – La dignité glacée (78) – La rareté d’évidence (79) – Les données rationnelles (80) – Le principe d’autorité (81) – La notion relative (83) – L’adhésion de l’éclat de rire (84) – L’échange de bons procédés (85) – Les allusions sans appuis (87) – Le don d’elle-même (88) – La cure radicale (89) – Le dévouement explicite (90) – Les émotions frissonnantes (92) – L’idée fixe (93) – La transposition en règle universelle (95) – Le traitement spirituel (96) – La forme sans paresse (98) – Les idées préconçues (100) – Les affirmations psychologiques (100) – L’arbitraire du souvenir et l’absolu de l’imagination (101) – Les projections fantasques (103) – La correspondance menteuse (105) – Le procédé réversible (106) – Les idéaux mélancoliques (107) – L’illusion volontaire (109) – La section de temps (110) – La vie dormante (111) – Le scandale de religiosité (112) – La rumeur incertaine (115) – Les quotients de l’espace/ temps (116) – L’atmosphère close d’un roman (117) – La vie irréelle (119) – Les illusions d’optique (120) – Le double imbroglio (121) – Les scrupules de conscience (123) – L’intonation de la tendance (124) –
Le spleen intolérable (125) – Le changement d’attitude (126) – L’acuité des souffrances (127) – Les occasions données (129) – L’élégance excessive (131) – Les variétés verbales (132) – La plaisanterie stupide (133) – La vraie sensation (135) – L’avantage de l’attitude (137) – La créance à part (138) – La liaison inévitable (139) – La liaison elle-même (141) – La triste pensée (142) – Le malentendu (143) – La qualité du rôle social (145) – Le moi brusque, convulsif et rétréci (146) – L’aréopage rutilant (147) – La musique diaphane (149) – L’identité des choses (149) – L’inscription d’un état intérieur (151) – Les particularités du délire (152) – Le serrement de cœur (154) – L’organisme inconscient de l’idée (155).
du même auteur Aux Impressions Nouvelles Les Maîtres mots I. Temps mort (2010) II. Appels d’air (2013) Hors sujet. Journal d’une auto-analyse (2011) Aux Presses du Réel Abstracts (2011)
FIN MOT JUIN 2015
Fin Mot est le troisième et dernier tome du cycle « Les Maîtres Mots », où Jean-Christophe Cambier revient de manière très personnelle sur deux genres établis : l’autobiographie, l’essai littéraire sur les mystères de l’écriture. Dans un langage rigoureux, qui explore jusqu’au vertige les moindres confins de la prose d’art, l’auteur nous fait participer à une nouvelle expérience du langage. À l’instar de la poésie selon Paul Valéry, « hésitation prolongée entre le son et le sens », le récit de Cambier parachève la coïncidence d’une langue à la beauté classique et d’une perturbation de nos repères traditionnels. Fin Mot croise moments de sidération et plages d’élucidation. L’équilibre incertain de ces pages n’est cependant pas un piège tendu au lecteur, mais le miroir qu’on tend à une nouvelle fascination née du geste d’écrire.
Jean-Christophe Cambier est né en 1956. Il vit à Paris. Il a déjà publié aux Impressions Nouvelles Temps mort (2010), Hors sujet (2011) et Appels d’air (2013).
Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492501 ISBN 978-2-87449-250-1 160 pages – 14 €
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