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Viralité et contre-viralité de la zombification

VIRALITÉ ET CONTRE-VIRALITÉ DE LA ZOMBIFICATION

PAR BENOÎT LAMY DE LA CHAPELLE

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Vue de l’exposition de Christophe de Rohan Chabot, «BRITNEY/SKULL», 2020, Gaudel de Stampa, Paris. Courtesy de l’artiste et de Gaudel de Stampa ©Aurélien Mole

« La pensée d’un monde où l’organisation artificielle assurerait la prolongation de la vie humaine évoque la possibilité d’un cauchemar1 . »

Lors de la dernière Biennale de Lyon (2019), une membre du comité éditorial me faisait remarquer son exaspération face à la fascination actuelle pour les zombies dans l’art contemporain. Cette atmosphère de zombification généralisée revenait selon elle à une mortelle acceptation de l’état social d’un capitalisme en fin de vie et d’une certaine délectation esthético-romantique au lieu d’y réagir artistiquement. Je soutenais cependant que la figure de zombie est plutôt équivoque et ambiguë dans son traitement par les artistes, les zombies pouvant aussi être vus comme des mort·e·s revenant se venger d’une «vie» qui leur a été volée. À l’heure où la menace de la contamination plane et continue de hanter le monde, il est temps de discuter de l’ambivalence de cette figure dans le cadre de notre société globalisée. Désormais, nous sommes environné·e·s par une grande variété de ce que l’on appelle communément «zombie», ou mort-vivant, tel que l’imaginaire culturel occidental a bien voulu nous le transmettre à travers la littérature, le cinéma, les clips et les séries. Pourtant, les zombies existent par-delà ces récits populaires et, bien que s’éternisant dans cet état intermédiaire entre la vie et la mort, c’est davantage entre la vie et l’exploitation, la manipulation ou l’esclavage, bien réels, que ces derniers rôdent: «suivant les origines haïtiennes de cette figure maudite, le zombie désigne le corps d’un individu sans âme, placée en état de mort artificielle par le sorcier vaudou, le “boko”. En ce cas l’individu est exhumé quelques jours après son inhumation par le boko, qui lui administre une drogue annihilant toute volonté, afin de transformer ce faux mort vivant en esclave docile. La figure du cadavre zombie est intimement liée à la religion vaudou (et à ses racines africaines) dont elle réfléchit de l’intérieur la hantise de l’esclavage2 .» Convoquant explicitement cette pratique, Zombi Child (2018), réalisé par Bertrand Bonello, vient replacer celle-ci dans l’histoire récente et contemporaine. Le cinéaste établit un lien étroit entre cette tradition haïtienne (dont le rendu visuel pourrait lui donner une apparence un peu désuète), et notre présent globalisé dans lequel de jeunes filles de différentes nationalités peuvent se côtoyer à la Légion d’honneur, entre sororité, smartphones et fascination pour l’occulte: s’il ne s’agit pas nécessairement du constat principal de ce film, celui-ci nous rappelle que la zombification est un mal qui ne se limite ni dans le temps, ni dans l’espace. Car il serait erroné de s’imaginer cet état de dépossession de soi comme une lointaine et exotique curiosité, dont les démocraties occidentales seraient exemptées. Des phénomènes tels que l’hypnose ou le somnambulisme, en vogue à la fin du XIXe, en passant par toutes les manœuvres médiatiques visant à faire des masses des «cerveaux disponibles» et téléguidés pour alimenter une société économique fondée sur la consommation de tout, la zombification depuis les années 1930-1940 trouve de multiples avatars dans les sociétés régies par le spectacle et le contrôle. La culture occidentale a progressivement construit un maillage de stratagèmes et de méthodes scientifiques visant à un contrôle total des êtres humains dont les révélations des lanceur·euse·s d’alertes ou de #MeToo sur Hollywood ne seraient que la partie émergée d’un sordide iceberg.

La vague de prises de parole dans le sillage de #MeToo a également dévoilé certaines pratiques obscures ayant possiblement nui à la santé mentale de nombreuses superstars du show-business, en cela proche de la zombification: usage de drogues ou persuasions psychologiques à des fins de contrôle sur des enfants, de jeunes femmes et hommes, aussi affaibli·e·s par des expériences traumatisantes (viols, incestes, humiliations, emprisonnements précoces...) qu’ayant soif de succès, et considéré·e·s comme pouvant avoir une grande influence sur la jeunesse globale. Aussi, les sorties récentes de chanteuses ou hit-girls telles que Britney Spears, Paris Hilton ou encore Lady Gaga laissent entrevoir, à qui veut bien lire entre les lignes, un processus de zombification classique ayant pour but la propagation, via les canaux des médias de masse, d’une substance de contrôle des populations : « au même titre que la zombification d’un sujet auquel le boko subtilise son âme afin de soumettre son corps à sa volonté et en faire un esclave docile et économiquement rentable, l’état de somnambulisme artificiel est provoqué au cours d’une mise en scène qui implique un rapport de domination et de contrainte, pouvant aller jusqu’à la mort ou à la possession érotique3 .» Probablement issues du projet MK Ultra, secrètement mené par la CIA entre 1953 et 19734 et dont le but initial était d’expérimenter des méthodes de modification comportementale à des fins d’espionnage dans le cadre de la guerre froide (usant de drogues, harcèlements psychologiques, abus physiques…), ces pratiques et connaissances se seraient étendues par la suite dans le civil, et plus précisément dans la nébuleuse du show-business, afin d’utiliser la personnalité des stars comme support de diffusion efficace et massive de contenus idéologiques, d’archétypes reproductibles et d’injonctions subliminales. Le pacte faustien s’avère alors toujours aussi opérant lorsqu’il s’agit de pousser des enfants, des hommes ou des femmes aux actes les plus ignobles, et à vendre leur âme à des fins de reconnaissances suprêmes, pendant que des entités telles que l’industrie de la mode et du spectacle restent toujours à l’affût de ce type de cas. De nombreux récits dans la littérature ou le cinéma relatent ces manœuvres comme dans Glamorama (1998) de Bret Easton Ellis, Lost Highway (1997) de David Lynch ou encore L.A. Confidential (1990) de James Ellroy, faisant le lien direct entre show-business et esclavage humain, abus sexuel, contrôle et destructions mentales. Encore très débattues, ces pratiques nous intéressent dans la mesure où de nombreux·euses artistes intègrent la figure du zombie dans leurs œuvres de manière assez flagrante pour constater qu’il ne peut s’agir d’une coïncidence, l’art ayant de tout temps réfléchi l’atmosphère politique, économique et sociale d’une époque. Or, le zeitgeist actuel d’un indéniable néo-gothique5 , la fascination pour la mort, les rituels occultes et les imaginaires apocalypticoromantiques d’une génération d’artistes marquée par le star-system et la culture mainstream – bien que consciente du mal que ces médias peuvent générer sur leur audimat – nous semble refléter cette possible réalité de l’état du monde demeurant encore trop ambiguë et gênante pour sortir totalement de l’ombre. Dans son exposition intitulée « Britney/Skull » (2020), Christophe de Rohan Chabot revenait sur le thème de la dépossession de soi à travers un ensemble d’images type gif, extirpées du visage de la pop star, et de crânes synthétisés alors que de tristes perruques blondes, rappelant la couleur de ses cheveux, gisaient sur des socles au ras du sol. Cette présentation sans équivoque quant à l’exploitation des données des célébrités ou demi-célébrités sur internet,

Jimmy Beauquesne, Starstruck, 2017, broderie sur sweatshirt, bronze, plastique, maquillage, parfum Radiance ®, 163 × 30 cm. Courtesy de l’artiste

Vue de la performance, Anne Imhof, SEX, 2019, Tate Modern, Londres, Royaume-Uni. Courtesy de l’artiste et de la galerie Buchholz, Cologne, Berlin, New York

l’image de la chanteuse réduite à une surface quasi robotique – peut-être retouchée bien qu’encore réaliste –, pénètre dans la zone obscure de nos relations aux images, celles que nous consommons sans nécessairement prendre conscience de la zombification à l’œuvre dans leur production. Nous trouvions déjà Britney dans Starstruck (2017) de Jimmy Beauquesne, une tête sculptée et maquillée à l’image de la chanteuse après qu’elle s’était rasée le crâne, pensant pouvoir par ce geste symbolique, mais vain, se réapproprier son image en détruisant celle, sexualisée, exploitée par les médias. L’artiste ayant eu par le passé une expérience de mannequin, il est intéressant de constater combien ce type de zombification à l’occidentale apparaît dans les œuvres d’artistes ayant pratiqué ou pratiquant encore ce métier dans lequel l’exploitation est une règle bien connue (les séances photo sont rarement rémunérées par exemple). Certainement le mannequin le plus célèbre du monde de l’art, l’artiste Eliza Douglas s’est récemment travestie en zombie à l’occasion d’une exposition en duo avec Puppies Puppies (Jade Kuriki Olivo) à la galerie Francesca Pia à Zurich (2019). Performant devant un écran diffusant des extraits de la série The Walking Dead dans lesquels n’apparaissent plus que les zombies, elle s’expose comme une des leurs, tombée de l’écran. Mais il s’agit d’Eliza Douglas – avec ses attributs (elle porte un t-shirt Balanciaga) et son style bien reconnaissable –en zombie, se traînant par terre, reproduisant leur gestuelle codifiée par l’industrie du spectacle: profitant d’une présentation personnelle, l’artiste se pose à la fois comme sujet et objet de cette performance, en usant d’auto-réflexivité pour signifier la zombification à l’œuvre sur sa personne. D’abord en tant qu’objet de consommation rentable pour l’industrie de la mode, puis en tant que performeuse-star d’Anne Imhof, l’artiste primée à Venise au profit de laquelle Eliza Douglas s’est dépossédée de son image pour devenir la marque de ses performances wagnériennes. De même que les pop stars, les artistes doiventil·elle·s vendre leur âme au diable et devenir des zombies pour accéder (rapidement) au succès? Lors des différentes performances présentées par Anne Imhof depuis 2014, se trouvent rassemblés les corps impassibles de jeunes créatif·ive·s errant et ne semblant plus vouloir accéder à quoique ce soit. Durant sa dernière performance intitulée SEX (2019), il·elle·s adoptaient également les codes du déplacement groupé des zombies; et si l’artiste ne tient pas à y limiter son œuvre, elle reconnaît «qu’il y a certainement un peu du zombie dedans, quand ils dansent la valse comme des morts-vivants, mais de même que nous sommes environnés d’actes décérébrés, alors pourquoi ne pas s’en servir comme toile de fond et venir s’y placer6 ». Le statut du zombie demeure cependant ambigu dans ces mises en scène puisque sans cesse les performeur·euse·s d’Anne Imhof donnent l’impression de résister à leur condition, de s’insurger, bien que l’on ne sache jamais vraiment contre quoi. Il·elle·s révèlent en cela l’équivocité du zombie qui, s’il symbolise communément l’aliénation et la manipulation, peut aussi agir – grâce à son apparence abjecte et la frayeur qu’il provoque – sur le pouvoir en place: parce que le pouvoir issu de la modernité se pense immortel et rejette vers les périphéries tout corps putride, étranger ou mourant, après l’avoir utilisé économiquement, le retour du zombie au centre incarne une forme effective de refus du statu quo, l’exigence d’un contre-don social. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’autres artistes utilisant les mêmes codes ne voient plus chez le zombie la manifestation de l’exploitation humaine mais celle de l’affranchissement. C’est le parti-pris de Mati Diop pour

Atlantique (2019), dans lequel la cinéaste franco-sénégalaise s’inspire de la légende islamique des djinns, ces esprits prenant possession des vivant·e·s afin de les influencer spirituellement et mentalement. Sur fond de crise des migrant·e·s, de spéculation immobilière et d’une jeunesse africaine globalisée, le film met en scène de jeunes ouvriers du bâtiment ayant vainement tenté d’émigrer vers l’Europe. Après leur disparition en mer, ils habitent les corps de leurs petites amies pour récupérer leur salaire auprès de leur exploiteur, qui se retrouve chaque nuit envahi par ces jeunes femmes-zombies le sommant de rendre l’argent. Deux registres d’émancipation apparaissent alors: celui des jeunes hommes pauvres s’appuyant sur leurs petites amies pour reprendre ce qui leur appartient, à savoir le résultat de leur force de travail; celui de jeunes femmes victimes de règles traditionnelles archaïques (mariage arrangé) venant prendre au patriarcat traditionnel africain cette part de liberté qui leur revient de droit. Dans un autre genre, le purgatoire mis en scène par Wu Tsang et Tosh Basco dans The Show Is Over (2020) ne se préoccupe plus de la division binaire des genres et concentre des êtres androgynes errant dans l’obscurité. Psalmodiant un texte dans lequel il est question d’aliénation des corps et d’émancipation, c’est notamment grâce au mouvement fluidique du corps dansant, exécutant une chorégraphie et glissant sur la viscosité des surfaces de territoires encore partagés, que ces zombies comptent sur l’imagination et la création pour s’extraire de leur condition. En clamant que «le spectacle est terminé», l’œuvre affirme dans un sens qu’il est dorénavant temps de dépasser cette forme de diffusion culturelle ayant jusqu’à maintenant fait tant de mal aux êtres vivants. La figure du mort-vivant est autrement centrale dans Ditch Plains (2013) de Loretta Fahrenholz, un pseudo film de science-fiction reprenant les codes du récit post-apocalyptique (l’œuvre a été filmée dans le quartier dévasté de Far Rockaway, New York, peu de temps après le passage du cyclone Sandy). On y suit des membres du Ringmasters Crew, un groupe de danse hip-hop ayant la particularité de se contorsionner comme s’il·elle·s se déboîtaient les os, interprétant d’étranges chorégraphies dans un cadre urbain sombre et désertique. Ces dernier·ère·s errent sans but apparent, tel·le·s des zombies, tout en affichant une forte appartenance communautaire résistant aux effets du cataclysme ambiant, celui de la surveillance technologique globale, de la violence du quotidien, de l’individualisme normalisé, de l’affaiblissement des êtres. La forte présence esthétique du Ringmasters Crew au cœur de ce récit ténébreux, rappelle que «le maintien de la communauté, faite d’un assemblage de différences, est un tampon qui protège des effets déshumanisants du dispositif techno-social de plus en plus présent7 », comme le faisait remarquer la critique Annie Godfrey Larmon dans une très bonne analyse du film. Aussi, le zombie est-il ici encore admis tel une entité socialement résistante, parce qu’effrayante, parce qu’inexpugnable; et si certain·e·s se permettent de jouer avec les faiblesses et la vulnérabilité propres à la condition humaine, on ne peut en revanche rien contre un zombie. La période actuelle, particulièrement sombre à tout point de vue, qui semble engager les artistes à renverser la sémiotique traditionnelle du zombie pour en faire une figure de lutte. Alors que toute notre société humaine se serait peu à peu zombifiée, à mesure que la révolution industrielle a versé dans la société du spectacle, elle-même dans la société de contrôle maintenant société de surveillance mondiale, reste à tous ces zombies que nous sommes de choisir laquelle de ces deux options nous souhaitons voir proliférer.

1 — Georges Bataille, L’érotisme, Paris: Éditions de Minuit, 1957 2 — Olivier Schefer, «Fabrique du zombie ou l’errance des morts vivants» dans le dossier «Le cinéma surpris par les arts», in Les cahiers du Musée national d’art moderne, no 112/113, été-automne, Paris, 2010, p. 108 3 — Ibid., p. 111 4 — Lire à ce propos les résultats de la commission d’enquête du Congrès des États-Unis du 3 août 1977, Project

MKUltra, the CIA’s Program of Research in Behavioral Modification [DOI: https://babel.hathitrust.org/cgi/ pt?id=mdp.39015013739290&view=1up&seq=33] 5 — Lire par exemple le dossier «GOTHIC REDUX», in Kaleidoscope, no 35, automne-hiver 2019-2020, p. 106 -185. 6 — Elizabeth Fullerton, «Zombie Expressionism: A Conversation with Anne Imhof», in Art in America, 19 avril 2019 [DOI: https://www.artnews.com/art-in-america/features/zombie-expressionism-a-conversation-with-anneimhof-60165] 7 — Annie Godfrey Larmon, «Sur Loretta Fahrenholz, Ditch Plains à Reena Spaulings Fine Art, New York», in MAY, no 12, Paris, avril 2014

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