Les plages du Débarquement en vue de l’inscription au Patrimoine Mondial de l’Unesco
J. BILLEY, P. POINTEREAU, L. POIRIER-CHRISTIAN encadrées par C.CHAZELLE, en collaboration avec la région Basse-Normandie ENSP Versailles, 2013-2014
Notre démarche tend à prouver que seul le paysage est aujourd’hui capable de transmettre cette mémoire universelle aux générations futures, comme étant LE monument de la mémoire collective. Ce travail a pour but de faire apparaître ce Paysage Monument dans les yeux de ceux qui le regardent par la définition et l’affirmation de ses qualités formelles, physiques mais aussi émotionnelles, et de trouver un moyen de le communiquer. Dans un premier temps, nous avons élaboré un argumentaire, centré sur “le paysage”, pour le dossier soumis par la région à l’inscription sur la liste indicative de l’État français, demande qui a été acceptée en janvier 2014. La deuxième phase de notre travail fut d’élaborer des outils d’actions afin de valoriser cette démarche ancrée dans les valeurs de l’Unesco. Nous proposons une ébauche du dossier «Paysage Culturel» à soumettre au Centre du patrimoine mondial pour y inscrire définitivement le Paysage des Plages du Débarquement dans les années à venir. ci-dessus : carte de la structure du Paysage Monument ci-contre : photographie prise depuis les dunes d’Utah Beach
SWORD BEACH
JUNO BEACH
GOLD BEACH
Batteries de Longues
Port en Bessin
OMAHA BEACH
Pointe du Hoc
UTAH BEACH
La région Basse-Normandie souhaite inscrire les plages du Débarquement au Patrimoinde Mondial de l’Unesco dans la catégorie «paysage culturel». Ce désir laisse transparaître la peur d’une perte, celle de la mémoire collective d’un événement décisif pour l’humanité : le Débarquement des forces alliées le 6 Juin 1944.
PAYSAGE DE MONUMENTS COMMéMORATIFS Jusqu’à aujourd’hui, le besoin humain de se souvenir de l’événement s’est manifesté par des de monuments commémoratifs tels que les musées, les stèles, ou autres éléments de guerre restaurés,…parsemés le long des plages. Disposés dans des lieux stratégiques du Débarquement, ces objets contraignent l’émotion par un vocabulaire formel du monument commémoratif. Dans leur matérialité comme dans leur forme et leur positionnement dans l’espace, ils sont en rupture violente avec leur contexte. Ils évoquent le souvenir par des inscriptions, des symboles (comme des drapeaux, ou la croix de Lorraine). Ces objets ont figé le temps et, aujourd’hui, ils ne nous font pas ressentir les émotions et les tensions du JourJ: ils confèrent aux plages l’atmosphère d’un paysage accessoirisé, décomposé et ponctué par divers objets théoriquement culturels. La plupart des visiteurs n’a pas vécu l’événement. Nous questionnons donc la place de ces objets de mémoire au coeur d’un paysage aux valeurs exceptionnelles et universelles.
ci-dessus : photographies: sculpture érigée sur le Pointe du Hoc, musée de Utah Beach (métaphore d’une moule échouée sur la plage au bord de l’effondrement à cause de l’érosion), couronne de commémoration à Vierville-sur-Mer ci-contre : photographie du monument aux morts de Vierville-sur-Mer, Omaha Beach
Ruine à greffe commémorative Ruine avec équipement public
Ruine fossilisée
Ruine détournée
Ruine décontextualisée
Ruine polymorphe
la Ruine vivante
Ruine restaurée
PAYSAGE DE RUINES Au delà d’un «paysage de monuments commémoratifs», le paysage des plages du Débarquement est un «paysage de ruines». Nous les avons répertoriées. Uniquement la ruine vivante, celle qui s’use dans son contexte d’origine, est un monument en soi. Elle fait paysage. Ici, elle rend présent un ailleurs dans le temps en exprimant la durée qui nous sépare de l’événement du 6 juin 1944. Elle possède une forte capacité à émouvoir et à susciter certains sentiments, en particulier celui de la fragilité de l’existence. L’effacement inéluctable de la ruine vivante fait naître une appréhension chez l’homme. Cependant, ce phénomène de dissolution nourrit le paysage en chargeant, à jamais, la géographie du sens et de la mémoire du Débarquement. Nous avons appelé ce nouvel état du paysage le Paysage Monument: c’est un paysage où l’écho du passé résonne à toutes les échelles. Ruine : La ruine est un état d’une construction anthropique que l’on peut percevoir aujourd’hui. L’état initial de la construction a disparu, elle est quasi-détruite, mais ses restes sont encore visibles, sinon perceptibles. Elle est physiquement présente dans l’espace et exprime une durée par un processus de dégradation, d’écroulement pouvant aboutir à une destruction complète. C’est inévitablement le travail de dissolution de la ruine par la nature qui s’effectue. En cela elle n’est pas seulement rattachée au passé, mais elle s’attache au présent et au paysage actuel. Elle n’est pas juste un témoin, elle est le révélateur du temps qui nous sépare de l’événement. Relique : Le sens commun de relique est ce qui provient du corps saint, des personnages sacrés ou objet leur ayant appartenu, qui fait l’objet d’un culte. Cette définition est très axée sur la religion. Au sens littéraire, la relique peut être un objet témoin du passé auquel on attache le plus grand prix, dans le sens où il fait l’objet d’un culte. Trace : La trace est, dans le sens commun, une emprunte, matérielle ou immatérielle. Elle n’est pas uniquement le propre de l’humain, elle peut être animale, ou autre. Elle évoque la petite quantité, et donne un aspect temporaire dans le sens où elle tend à s’effacer. Dans un sens familier, il est possible d’utiliser le mot « trace » pour désigner un vestige d’une civilisation, d’une bataille, ou d’un événement violent. Vestige : Littéralement, un vestige est une marque laissée par quelque chose qui a été détruit. Le vestige serait alors un témoin, un des seuls, d’une chose inexistante actuellement car détruite dans le passé. Au sens littéraire, on définit le vestige comme ce qui reste du passé, d’un sentiment, d’une idée. Le vestige peut être matériel ou immatériel, et dans tous les cas quelque chose d’unique et rare qui rappelle ce qui n’est plus.
ci-dessus : schémas des différents types de ruines découvertes et répertoriées ci-contre : photographies extraites de l’inventaire des ruines produit afin d’exposer les différents types de gestion des ruines
LE PAYSAGE MONUMENT De par sa culture, le visiteur-promeneur, touriste de mémoire, ou l’habitant, possède déjà des images et une représentation de l’événement qui lui sont propres. Sa perception du lieu in-situ, mêlée de réalités appréhendées et d’imaginaires suscités par ce qui est sous ses yeux, donne naissance au Paysage des Plages du Débarquement. Ce paysage est une construction sans cesse renouvelée de l’Histoire à travers le regard de chaque visiteur qui vit une expérience solitaire sur ces plages infinies. C’est ici que naît l’espace de la commémoration à grande échelle, l’espace du recueillement. C’est grâce à son pouvoir de commémorer dans toutes ses dimensions : dynamiques, spatiales, formelles, matérielles, que le paysage devient alors un monument de mémoire collective. Par des modifications naturelles et/ou humaines sur le territoire, le culte de la commémoration par le paysage prétend à l’immortalité par sa géographie imprégnée à jamais des ruines vivantes du Débarquement. Être dans le Paysage Monument permet de s’éloigner peu à peu de ce que l’on sait pour ressentir les forces de l’événement portées par le paysage. Pouvoir rejouer mentalement et physiquement le JourJ est une forme de réactivation perpétuelle de la mémoire qui fait du Paysage Monument un éternel présent (selon Brinckerhoff Jackson, écrivain philosophe), autrement dit un guide pour les générations futures.
ci-dessus : croquis illustrant la déambulation sans but parmis les ruines ci-contre : photographie de Gold Beach à Arromanches-les-Bain: ressenti du Paysage Monument à toutes les échelles
Grâce à la ruine vivante, le Paysage des Plages du Débarquement présente des caractères exceptionnels et peut prétendre à la dimension universelle de ses qualités car, elle est au cœur d’un dispositif paysager en tant que motif fédérateur entre l’événement historique (qui a imprégné les lieux grâce à elle) et les structures paysagères. Les rapprochements entre des photographies historiques et actuelles nous démontrent que ce paysage existe, mais pas systématiquement. Des dynamiques naturelles comme l’immensité des espaces ensablés, la gamme des météores qui les affectent, les fluctuations de l’estran au gré des marées, le levé du jour, sont des mouvements qui préparent les regards à l’émotion par la mise en scène des lieux et des ruines qui ont vu, et vécu le Débarquement. Lorsque l’enchaînement des trois espaces géographique: mer, estran (plage), et côte, s’articulent étroitement avec ces motifs, c’est l’Histoire du Débarquement qui se révèle. Cette mécanique fait émerger trois effets majeurs propres au théâtre des opérations que nous avons nommés ainsi : «l’effet de franchissement», «l’effet de surprise» et «l’effet de monumentalité». Ces effets ont toute leur importance dans le Paysage des Plages du Débarquement car ils constituent les émotions ressenties face au paysage du JourJ.
ci-dessus : rapprochement de deux photographies, une ancienne et une récente prouvant l’existence de similitudes spatiales qui peuvent nous replonger dansl’atmosphère du Débarquement ci-contre : photographie de Gold Beach à Arromanches-les-Bains: la ruine vivante est au coeur du dispositif paysager. Elle crée l’émotion par sa position et son rapport de force à la falaise au second plan. Effet de monumentalité
Aujourd’hui des éléments contemporains coexistent avec les ruines vivantes contribuant à faire revivre les trois effets majeurs du Débarquement. Ils sont, eux aussi, pris dans des dynamiques scénographiques et ont une capacité à s’effacer, à surgir, qui leur permet de devenir des motifs du Paysage du Débarquement malgré leurs finalités et leurs usages contemporains. Par leur puissance évocatrice, des lieux de production agricole, comme les parcs à huîtres, situés sur une partie de l’estran (couverts puis découverts par la mer), font liens, à une échelle intermédiaire, entre l’homme, l’Histoire et le grand paysage. ci-dessus : Gold Beach au crépuscule, rapport d’échelles et de matérialités ci-contre : Port artificiel d’Arromanches vu depuis la batterie de Longues à quelques instants d’intervalle: les météores agissent comme un rideau qui voile et qui dévoile les ruines, créant l’effet de surprise
EFFET DE FRANCHISSEMENT
MUR INSURMONTABLE
un coteau écrasant
préconisations - conserver la ligne de crête dégagée et que rien ne dépasse
e s p a c e suffisant entre les deux villas pour les isoler
30 mètres de hauteur
seule au pied du coteau, la villa se miniaturise et le coteau décuple de hauteur
- maintenir l’habitat peu dense et aligné en pied de coteau
camping situé sur le plateau et qui dépasse de la falaise: atténue toute sensation de monumentalité de la falaise qui se trouve colonisée par l’homme
EFFET DE SURPRISE
ENTREVUE SOUDAINE préconisation dégager la vue sur l’horizon maritime depuis le haut des vallons jusqu’au cœur du village
des haies au bord de la route trop hautes cachent
un sursaut avant de plonger
panneau publicitaire qui obstrue la vue sur le port
EFFET DE MONUMENTALITÉ
LA VASTE ENVOLÉE préconisations
large ouverture vers la mer
- privilégier les haies perpendiculaires à la route, parallèles à la pente
ruines port artificiel d’Arromanches parc à huîtres
haies d’arbres parallèles à la pente qui font glisser le regard vers l’estran
- maintenir la vue sur l’estran à tout instant depuis la D514 entre Asnelle et Ver-sur-mer
coteau dénudé
bombé
- préserver la vue sur le coteau bombé, dénudé
s’élever et surplomber le marais avec la D514
D’autres éléments n’ont pas cette capacité car ils entravent nos émotions et ils brouillent notre perception des trois effets majeurs du Débarquement. C’est pourquoi nous avons décelé, pour chaque effet ressenti sur chacun des lieux du JourJ, «en quoi» et «pourquoi» les dynamiques actuelles mettent en danger et risquent de dégrader cette sensation. En vue du plan de gestion nécessaire pour être inscrit à l’Unesco, nous avons justifié l’importance de préserver ces effets majeurs, voir même de les accentuer en vue de les rendre plus intenses, et perceptibles par tous. C’est en cela que le Paysage des Plages du Débarquement reste «à inventer», afin que chaque personne qui s’y trouve puisse le percevoir et, ainsi, le faire exister à travers son regard. Nous avons donc établi des préconisations pour orienter les futures transformations spatiales ou maintiens d’espaces existants. Chaque lieu, et ses composants, doit pouvoir offrir aux visiteurs le Paysage des Plages du Débarquement: justifiant son caractère universel et exceptionnel. Ces préconisations sont un moyen de fixer, sur l’étendue des cinq plages, des conditions et des critères qui préfigurent une ligne de conduite pour les différents projets sur le territoire en évitant de figer le développement d’un paysage de production. ci-dessus et ci-contre : trois exemples de préconisations proposées afin de préserver et d’intensifier trois effets ressentis sur le site.
Chacune est mise en relation avec une photographie historique qui fait référence à l’effet pressenti lors du Débarquement
13 000 000 m3 de béton pour le Mur de l’Atlantique
une ruine vivante
«The Mulberries» 100.000 véhicules 600.000 hommes
tapis de récifs à l’entrée de l’exposition
opus. 19h23, 6 Novembre 2013, Gold beach, 82dB
morceau de rouille 150 mm TK C/363 Torpedobootkanone
80 km de sable
estran rugueux 5km 2
coordonnées géographiques : 49°19’60’’N
filet d’huîtres 7,9km
0°24’0’’W
opus. 11h47, 5 Novembre 2013, Pointe du Hoc, 32dB film #02 la nuit qui tombe, 10min23 Asnelles, Gold beach - l’effacement des ruines
EXPOSITION DU PAYSAGE MONUMENT Les ruines vivantes des plages du Débarquement invitent à la déambulation. Dispersées sur 128 km de plage et sans information de localisation, on ne les aperçoit pas du premier coup d’oeil. C’est donc notre curiosité qui se charge de nous guider. Ce mystère nous propose les ruines comme des découvertes, et renforce leur effet d’apparition. Nous invitons les visiteurs à sillonner le site des plages et à déambuler sans but parmis ces ruines pour faire exister le Paysage Monument. En prévision de l’inscription au Patrimoine Mondial de l’Unesco, il nous paraît nécessaire d’offrir la possibilité de s’investir au plus grand nombre. Une exposition nous semble un média pertinent pour produire, générer, et diffuser cette création du Paysage des Plages du Débarquement: elle est la première étape d’une prise de conscience des enjeux qui peuvent exister entre paysage et préoccupations de mémoire. Pour cela, nous proposons de donner à vivre l’expérience telle que nous l’avons vécue au travers de diverses installations. Par ce partage, nous invitons le public à sillonner le site. Un projet d’inscription de cette envergure s’établit à l’échelle d’un territoire. Ainsi, le Conseil Régional ne peut décider seul du sort de ces paysages et des transformations à apporter sur toute la côte. Chaque commune doit se sentir concernée et prendre part au projet, afin de travailler ensemble dans une même direction. ci-dessus : photographie de la carte du Paysage Monument, faite à la main, 5,5m x 2,5m ci-contre (haut) : éléments récoltés sur le site et légendés à l’échelle du Paysage Monument ci-contre (bas) : film sur le Paysage Monument
initial.paysagistes@gmail.com